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    ANNIE LVESQUE

    LA PROBLMATIQUE DE LA DMOCRATIE DANS LES MDIAS

    ANALYSE SELON LA THORIE DE CORNLIUS CASTORIADIS

    Mmoire prsent

    la Facult des tudes suprieures de l'Universit Laval

    dans le cadre du programme de matrise en philosophie

    pour l'obtention du grade de Matre es arts (M.A.)

    FACULT DE PHILOSOPHIE

    UNIVERSIT LAVAL

    QUBEC

    2008

    Annie Lvesque, 2008

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    RSUM

    Ce mmoire a une double finalit. Il traite la fois d'un sujet d'une importance non

    ngligeable dans notre socit savoir la dmocratie dans les mdias par les

    significations qu'ils prnent, tout en approfondissant un auteur trop peu connu dans le

    milieu intellectuel qubcois, Cornlius Castoriadis. Ainsi, ce qui nous intresse c'est la

    question de la dmocratie dans les mdias en utilisant comme base et mthode de

    recherche, la thorie castoriadienne. Ce mmoire nous montre que des mdias privatiss

    comme les ntres font obstacle la dmocratie. Bien sr ce rsultat est toujours bas

    selon la pense de l'auteur que nous tudions. Il semble possible de percevoir les mdias

    comme une sorte de baromtre social nous indiquant l'orientation politique de la socit

    qu'ils reprsentent. L'hteronomie et l'incapacit de recrer un espace dmocratique de

    nos propres mdias tlvisuels nous dmontrent ainsi l'importance et surtout l'urgence de

    rflchir sur l'tat de la dmocratie librale au sein de la socit capitaliste

    contemporaine.

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    REMERCIEMENTS

    Un remerciement tout spcial au meilleur professeur que j'ai eu la chance de connatre

    Monsieur Gilbert Boss qui a cru mon projet et qui m'a aid m'exprimer librement et

    de faon originale sur un philosophe qui me passionne. Merci de votre soutien, de votre

    patience, d'tre l'coute de vos tudiants et d'tre un vrai philosophe. Merci de votre

    incroyable ouverture d'esprit qui m'a appris plus en trois ans que pendant tout mon

    parcours acadmique.

    ma fille Jade qui est le point central de ma vie, ma mre et ma sur qui m'ont

    encourage et soutenue pendant les moments difficiles. Merci d'tre dans ma vie.

    Et un remerciement spcial tous mes amis qui me font grandir intellectuellement et qui

    m'aident croire qu'un autre monde est possible.

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    TABLE DES MATIRES

    RSUM 1

    REMERCIEMENTS 2

    TABLE DES MATIRES 3

    INTRODUCTION .'. 4

    PREMIRE PARTIE : 10

    LE PROJET D'AUTONOMIE SOCIALE DE CORNLIUS CASTORIADIS 10

    CHAPITRE UN 11LA POLITIQUE DE CORNLIUS CASTORIADIS 11

    Qu'est-ce qu'une socit htronome ? / /La civilisation grecque vue par Castoriadis 16La renaissance des ides dmocratiques avec l'mergence de l'Europe occidentale du XVIIIe sicle

    19CHAPITRE DEUX 22LE PROJET D'AUTONOMIE D'UNE PRATIQUE DMOCRATIQUE 22

    L'ide du projet d'autonomie 22L'auto institution explicite de la socit autonome 27La culture et ses significations dans une socit autonome 32La question de l'autolimitation sociale 40La vritable dmocratie pour Castoriadis 42

    Le peuple par oppositionauxreprsentants 45Le peuple par oppositionauxexperts 46La collectivit paroppositionl'tat 47

    Comment Castoriadis voit le systme capitaliste 48Rinventer leprojet dmocratique 55

    CONCLUSION DE LA PREMIRE PARTIE 57

    DEUXIME PARTIE : 61

    L'ANALYSE CASTORIADIENNE DES MDIAS TLVISUELS 61

    CHAPITRE TROIS 62L'INS TITUT ION SOCIALE DE LA TECHNOLOGIE CAPITALISTE ET SES CONSQUENCES 62

    EXE MPL E CONCR ET : LES MDIAS DE MASSE TLVISUELS 62

    PREMIRE P AR TE DU DIALOGUE , 65

    mission 1 : La technique des mdias 65mission 2 : Le fonctionnement interne des mdias 82

    DEUXIME PARTIE DU DIALOGUE 93

    mission 3 : L'analyse de la finalit mdiatique et ses consquences surleprojet dmocratique ..93mission 4 : Sur la culture mdiatique 109

    CONCLUSION 122

    BIBLIOGRAPHIE 129

    3

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    INTRODUCTION

    Qu'est-ce que la politique ? Qu'est-ce que la philosophie ? Ce sont les toutes

    premires questions se poser lorsque l'on veut approfondir sa rflexion philosophique.

    La politique est la pratique du pouvoir social permettant aux individus de vivre et de se

    construire ensemble. C'est pourquoi de tous temps, dans toutes les socits ayant exist

    dans l'histoire, la pratique politique fut au centre des intrts humains. Cette pratique

    demeure, au premier abord, la dimension instituante de la socit. Elle dirige l'orientation

    des institutions sociales qui forment l'individu. C'est par l'action politique que sera dirig

    tout pouvoir social. Demeure-t-elle le seul outil de l'agir de la socit sur elle-mme ?

    La philosophie et le questionnement s'y rattachant ne vont pas de soi dans la

    socit, qu'elle soit historique ou traditionnelle. La rflexion, le questionnement,

    l'ouverture de la pense ne sont que quelques manifestations marginales au sein des

    socits historiques. La plupart des collectivits n'ont pas la possibilit d'lucider, c'est-

    -dire de rflchir, de dlibrer et de questionner leurs propres institutions, ces dernires

    les saturant entirement de significations prtablies. Ces socits s'auto-constituant, nele font pas de faon lucide ou consciente mais davantage de faon htronome, c'est--

    dire en s'appuyant sur des croyances et des pratiques auxquelles s'aline la socit.

    L'homme en tant qu'tre institu, ayant un langage, une culture, des traditions,

    des habitudes et des mythes particuliers, a toujours t form par sa socit. Un tre

    humain sans socit n'est pas un individu mais un tre quelconque parmi la nature. La

    personne humaine se distingue donc de l'animal principalement par sa force sublimatoire(les valeurs institues par sa collectivit), son pouvoir imaginaire et les institutions

    sociales la formant. L'humain vit dans une socit s'auto-instituant elle-mme mais de

    faon souvent htronome ; en s'appuyant sur des croyances niant son action cratrice et

    se basant sur des forces extra sociales inventes par son propre pouvoir instituant. Les

    significations qui dcoulent de ses crations imaginaires animent ses institutions sociales.

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    Les individus demeurent ainsi sous le joug de ces croyances et restent incapables de se

    questionner sur les diffrentes institutions en place. Dans ce sens, l'homme invente, il

    cre des institutions et imagine des assises fictives qu'il croit externes sa socit. Il les

    dtermine comme relles et constitutives, en niant sa propre force cratrice. Ainsi, ces

    institutions se retrouvent intouchables et incontestables malgr le fait qu'elles demeurent

    ses crations, et qu'elles soient parfois dans l'erreur ou nuisibles pour la collectivit tout

    entire. C'est cette pernicieuse tendance sociale que tentera de briser la philosophie. Elle

    fut une cration marginale de la socit grecque antique et de l'Europe moderne. Elle

    demeure une qute de la vrit manifeste par la pense se questionnant et qui remet en

    question ses fondements afin de connatre son monde et la ralit. La philosophie est une

    invention de l'homme qui tente, par lui-mme et avec sa propre force de raisonnement, de

    se penser, de se comprendre, de s'ouvrir la rflexion. Ce n'est que par cette pratique

    qu'il pourra devenir autonome, capable de dicter ses propres lois et ses actes sans besoin

    d'assises externes et que ses actions, ses penses ou crations seront considres comme

    les siennes. Cette lucidation lui permettra une rflexion et une prise de conscience de ses

    responsabilits et des consquences de ses propres agissements.

    La philosophie reste une initiative consciente, ouverte aux questionnements

    illimits de l'homme sur lui-mme et sur son monde. Les mythes, les croyances de toutes

    sortes, les dieux ou les lois historiques sont principalement des manifestations

    htronomes de la socit instituante envers ses propres institutions. Cette pratique a pour

    but principal la constitution d'un sens et d'une fondation solide pour les institutions

    donnant l'homme une place particulire dans ce monde incomprhensible et chaotique.

    La philosophie viendra donc briser cette clture de la signification pour remettre

    l'individu et sa socit sa place ; c'est--dire comme seul matre de ses actions et de ses

    penses.

    Mais comment dfinir si une socit a des institutions philosophiques ? Le rgime

    dmocratique s'expose comme un prcieux indice. Seule une socit qui possde en son

    sein des institutions ouvertes et qui reconnat l'universalisme pourra crer une pratique

    humaine rellement autonome. Ainsi, l'individu pourra donner un sens au concept

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    d'galit grce auquel tous les individus auront accs au pouvoir politique et pourront,

    en toute connaissance de cause, exercer une influence dterminante au sein de leur

    collectivit. La dmocratie constitue le seul rgime du questionnement et de la pratique

    philosophique. L'institution de la raison est donc primordiale, mais galement peu

    prsente dans notre domaine social-historique tel qu'il s'est form travers l'histoire des

    socits occidentales. Ainsi, la pratique philosophique et rflexive en politique et dans

    tous les domaines humains, s'avre trs rare au sein des socits. La plupart des

    collectivits faisant partie du domaine social-historique occidental furent htronomes,

    c'est--dire eurent des croyances et des pratiques fermes et dogmatiques envers

    l'institution mme de la socit et des activits en dcoulant.

    Dans ce cadre, il reste trs difficile pour la socit et pour ses individus d'orienter

    leur vie et d'ouvrir leur pense des questions telles que qu'est-ce que la justice ? .

    Les individus vivant dans un tel contexte n'ont tout simplement pas les moyens ou les

    outils pour donner sens de telles questions. Comment contester une justice divine ?

    Comment s'riger contre l'autorit de Dieu ? Comment contester la loi lorsque le langage

    ne le permet pas ? Pour comprendre toute socit ou simplement l'tre humain, nous nous

    devons de toujours nous questionner, c'est--dire comprendre et approfondir notre

    hritage social-historique que seules les socits grecques et celles de l'Europe moderne

    ont rendu possible. Ce questionnement constant se retrouve au cur d'une philosophie,

    d'une politique active et surtout, dmocratique.

    Cornlius Castoriadis a fait de l'action politique et philosophique le centre de sa

    pense. Ce n'est que par la pratique politique et philosophique que l'individu peut

    transformer sa socit et ses significations qui permettront aux concepts de libert et

    d'autonomie d'avoir un sens pour lui. Pour l'auteur de L'institution imaginaire de lasocit, toute libert passe par la souverainet politique du peuple. Seule la libert

    politique peut assurer une relle dmocratie et une lutte active contre l'ordre tabli. Sa

    philosophie et sa pense rvolutionnaire lui permettront d'analyser ce monde de faon

    profondment critique afin de se questionner constamment sur l'ensemble de la socit.

    Le moyen pour y arriver, c'est le projet rvolutionnaire d'autonomie de la socit qui

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    concret, les mdias de masse tlvisuels. Ce bref survol servira donc de fondement

    critique pour analyser le concept de dmocratie et ce, autant au niveau tymologique et

    politique que philosophique. Qu'est-ce que la dmocratie pour Castoriadis ? Et qu'en est-

    il de l'ide d'autonomie sociale et individuelle ? Font-elles partie des conceptions

    idologiques de la socit capitaliste ? Comment peut-on les mesurer dans notre propre

    socit ?

    Deuximement, afin de saisir de manire plus significative les concepts de

    dmocratie et d'autonomie sociale propres Castoriadis, je tenterai de comprendre nos

    institutions sociales. Pour ce faire, j'analyserai les mdias de masses, toujours en restant

    l'intrieur d'une perspective castoriadienne. Cette analyse se fera sous forme d'une

    interview fictive. D'une part, il y aura le discours d'un auteur philosophique, personnage

    fictif mais ayant des ides qui sont elles-mmes consubstantielles aux ides du

    philosophe qu'tait Castoriadis. D'autre part, le philosophe discutera avec un journaliste

    galement fictif qui prendra position et montrera davantage le point de vue mdiatique.

    Cette interview sera spare en quatre missions distinctes. Une premire approfondira

    ce qu'est en elle-mme la technique des mdias de masse, une deuxime portera sur le

    fonctionnement interne des mdias, une troisime se penchera sur une analyse des buts du

    mdia et de leur impact sur la socit et l'individu, et la dernire analysera le contenu etla culture reflte par les mdias tlvisuels. Ces quatre missions rsumeront bien la

    thorie du penseur, qui sera applique l'tude de cette technique particulire qu'est le

    mdia. La forme mme de l'interview fut choisie afin de rendre l'exercice de l'analyse

    des mdias plus rigoureuse au niveau intellectuel et galement afin de rendre le mmoire

    plus intressant au niveau littraire.

    tant donn le statut et le rle primordial qu'ont, dans la socit, les mdias demasse, il apparat intressant d'approfondir et de critiquer cette institution qui prend

    chaque jour davantage d'expansion dans la vie publique et prive des individus.

    L'analyse de la dmocratie au sein des mdias de masse permettra, selon moi, un survol

    trs intressant de notre propre socit ainsi que l'tude critique de nos institutions

    dmocratiques et de l'influence relle de ces dernires sur notre structure sociale. Par les

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    mdias, il sera possible de faire une approche comparative entre l'volution de notre

    dfinition de la dmocratie et celle des premires manifestations dmocratiques

    l'intrieur de la sphre social-historique. Nos institutions mdiatiques sont-elles

    rellement dmocratiques ? C'est cette question cruciale que ce mmoire tentera de

    rpondre.

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    Premire partie :

    Le projet d'autonomie sociale de Cornlius

    Castoriadis

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    CHAPITRE UN

    La politique de Cornlius Castoriadis

    Qu'est-ce qu'une socit htronome?

    Depuis la naissance de l'humanit l'homme vit dans des socits dogmatiques. Il

    croit ainsi aux pouvoirs surnaturels de forces mystiques le gouvernant. Ces socits,

    caractrises principalement par leur imaginaire ferm sur lui-mme, refoulent leur

    pouvoir de cration, s'occultent en tant que socits auto-instituantes et cratrices. Ces

    socits ignorent que leurs coutumes, leurs langages, leurs dieux demeurent leurs propres

    inventions. Sachant que chaque institution reprsente une cration de la socit en place,

    il apparat important de rflchir sur le concept d'htronomie afin d'approfondir nos

    propres institutions. Qu'est-ce que l'htronomie signifie ? Notre socit cre-t-elle des

    dogmes ou reste-t-elle ouverte ? Et ses individus sont-ils des tres endoctrins ? Il semble

    que la pratique philosophique soit le contraire de l'htronomie institue. Encore faut-il

    que cette ouverture philosophique soit effective. Alors comment la rendre efficace ? Peut-

    tre la cration d'institutions sociales qui permettent une rflexion critique et ouverte

    pourra-t-elle former adquatement la pense philosophique ? Permettrait-elle alors de

    faire apparatre les cts subtils de l'htronomie de chaque socit, constituant ainsi une

    relle activit d'lucidation des individus ?

    La socit s'auto-institue, c'est--dire qu'elle cre elle-mme des significations

    qui animeront ses institutions. Ces dernires orienteront donc la socit entire sous

    toutes ses formes. Telle est la ralit sociale selon Castoriadis. L'htronomie reprsente

    l'alination du rapport entre la socit et ses institutions. Une socit htronome est

    incapable de prendre conscience d'elle-mme et de son rle crateur dans ses propres

    institutions. Selon le philosophe, ces socits htronomes forment la majorit de toutesles socits existantes. Mais qu'est-ce qu'une socit pour Castoriadis ? Comment

    s'est-elle compose ? Quelles sont ses particularits ?

    Ces questionnements furent au centre des rflexions philosophiques de notre

    auteur pendant la majeure partie de sa vie. Dans la thorie castoriadienne, la socit reste

    I I

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    irrductible aux individus qui la composent. Pour le psychanalyste, elle n'est pas qu'une

    simple collection d'individus: [...] le social est tout autre chose que beaucoup,

    beaucoup, beaucoup de sujets [...] Le social est collectif anonyme toujours et dj

    institu, dans et par lequel des sujets peuvent apparatre, qui les dpasse

    indfiniment...1Castoriadis semble comprendre le social comme untout.La socit est

    compose d'individus institus pralablement par l'lment social. Ce qui implique

    qu'ils sont dj eux-mmes des individus sociaux. Comment des tres non sociaux

    pourraient-ils construire une socits'ilsne sont pas dj eux-mmes tre social ? Mais

    que veut-on dire par ce terme ? Socit et psych sont insparables, et irrductibles

    l'une l'autre...2 Il ne peut donc pas y avoir d'individu sans socit et inversement.

    Pour Castoriadis, chaque socit est un amalgame d'institutions et de significations qui

    forme l'individu dans un but ultime : en faire un tre social et institu.

    Dfinissons ce que signifie l'institution pour Castoriadis. Dans sa pense,

    l'institution demeure le fondement de l'agir humain, ...les institutions remplissent des

    fonctions vitales sans lesquelles l'existence d'une socit est inconcevable '

    L'institution forme l'tre humain : elle donne l'individu les outils ncessaires au bon

    dploiement de sa pense et de ses actions. Castoriadis divise les institutions en deux

    catgories : l'institution premire de la socit (socit instituante ; la socit qui se cre

    elle-mme, crant ses institutions) et les institutions secondes. L'institution premire se

    matrialise par les institutions secondes qui ne sont pas moins importantes. Ces

    institutions secondes sont galement divises en deux instances soit : les institutions

    transhistoriques qui reprsentent par exemple le langage ou les individus et les

    institutions spcifiques qui, elles, reprsentent davantage les crations moins abstraites,

    sorte de matrialisation des significations imaginaires sociales telle que l'entreprise

    prive dans la socit capitaliste.4

    Castoriadis dfinit ainsi l'institution social-historique comme institution premire car elle est institution des socits par et pour

    1CASTORIADIS, C. (2000) CL3Le monde morcel. Paris, Points Essais p. 832CASTORIADIS, C. (1999)L'institution imaginaire de la socitParis, Points Essais p. 4663Jbid.p. 1734 L'explication complte de ce que reprsente l'institution pour Castoriadis se retrouve dans :CASTORIADIS, C. (1999) CL6 Institution premire de la socit..., Paris, La couleur des ides,

    pp. 124-125.

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    elles-mmes5. Le social-historique est l'institution du rel pour l'humain ; c'est--dire son

    monde de signification. Par l'institution social-historique, l'auteur imagine la socit et

    l'histoire comme insparables. Les socits crent l'espace historique instituant certaines

    significations particulires cet espace. Le social-historique est une sorte de dimension

    (est en fait l'histoire) cre par l'activit des socits et des ruptures de celles-ci qui

    permirent l'mergence d'autres socits dans le temps. Cette institution primordiale

    forme l'individu de faon alatoire mais unique par ses diffrentes significations. Ainsi

    l'institution du langage est cre par et dans l'institution social-historique. Celle-ci

    permet la formation d'individus qui perptuent leur culture et leurs traditions. Ces

    individus institus de manires distinctes seront originaux face aux individus des autres

    socits. L'institution, qu'elle soit premire ou seconde, transhistorique ou spcifique,

    fait partie de la ralit humaine ; elle est temps, langage, code, normes, rgles, figures,

    reprsentations, etc. Elle est une cration sociale immotive et spontane. Ceci demeure

    l'lment essentiel pour comprendre Cornlius Castoriadis. Pour lui, l'institution est

    constitutive de la pense et de l'agir humain mais reste imaginaire, donc sans causalit

    rationnelle. Ce n'est quepar et dans l'institution sociale qu'un tre humain peut tre

    dfini comme individu et que les objets de sa pense peuvent sestructureret devenirsens

    ousignification .

    L'individu est form en grande partie par ses propres institutions sociales qui sont

    des crations qui dcoulent de l'imaginairecollectif.Les institutions sont l'incarnation de

    significations imaginaires sociales. Ces significations imaginaires sociales sont trs

    importantes dans la thorie de Castoriadis car ellesoriententles comportements humains

    de manire ni compltement dtermine ni compltement alatoire. Ce qui tient une

    socit ensemble, c'est le tenir ensemble de son monde de signification. Les

    significations imaginaires sociales animent les institutions. Par exemple, l'ide principalequi anime les institutions du capitalisme moderne est celle de la croissance illimite.

    5Pour comprendre davantage et approfondir ce thme trs difficile et trs abstrait lire : CASTORIADIS, C.(1999) L'institution imaginaire de la socit. Paris, Points Essais, p. 251.6 L'individu concret demeure dpendant, pour sa libert et sa pense, de ses propres institutions. Ceciexplique l'insistance de Castoriadis sur l'autonomie sociale : afin d'aider l'individu devenir libre on doitinstaurer des institutions sociales lui permettant de le devenir (le formant la libert)...1 Ibid.p. 519

    13

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    Cette ide est une signification imaginaire sociale animant les institutions capitalistes et

    qui sera un moteur essentiel dans l'activit humaine de cette socit. Cette signification

    imaginaire sociale est le noyau constitutif de l'agir collectif : Lui correspondent de

    nouvelles attitudes, valeurs et normes, une nouvelle dfinition sociale de la ralit et de

    l'tre, de ce qui compte et de ce qui ne compte pas 8

    Ainsi, le concept de la croissance illimite sous le capitalisme constitue une

    signification imaginaire sociale qui forme un type anthropologique spcifique. Ce dernier

    (et sa socit par la mme occasion) aura sa propre dfinition du concept de croissance

    illimite ou de rationalit . Selon l'conomiste, cette signification telle qu'elle

    apparat dans le systme capitaliste, engendre un rapport particulier entre les besoins

    sociaux rels et ceux qui sont motivs par la signification imaginaire sociale. Ces besoins

    imaginaires crs essentiellement par la signification de l'illimit instaureront alors une

    (sur)production ainsi qu'une (sur)consommation sociale. Ces besoins restent imaginaires

    car ils ne sont pas ncessaires en soi. Le fait qu'on exploite sans cesse les ressources

    naturelles ou qu'une grande partie de la population mondiale meurt de faim tandis qu'une

    autre tend l'obsit expose un paradoxe intressant et soulign par Castoriadis.

    Ces institutions et les significations imaginaires qui les animent, forment des tres

    compltement asservis leurs propres institutions. Dans la thorie castoriadienne,

    l'asservissement aux institutions est l'htronomie. Une socit htronome est une

    socit sature par ses propres significations et institutions. Dans le cadre htronome,

    ces institutions seront dtermines par une assise extra-sociale imaginaire, hors de toute

    porte humaine et indiscutable. La plupart des socits furent htronomes. Nous

    pouvons prendre comme exemple toutes les socits religieuses o Dieu reprsente la

    loi qui sera une loi statique et inchangeable. En dfinissant les lois institues commedivines, nous levons ces dernires un niveau o elles demeureront incontestables pour

    les humains s'y soumettant. Dans ces socits historiques ou traditionnelles, il est

    impensable pour l'individu htronome de contester ou d'interroger une loi ou une

    CASTORIADIS, C. (1999) CL2 Les domaines de l'homme Paris, Points Essais p. 171

    14

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    institution car il ne possde tout simplement pas lessignifications imaginairesde ce type

    d'interrogation :

    La signification constitue le monde et organise la vie sociale de faon

    corrlative, en asservissant celle-ci chaque fois des fins spcifiques : vivre comme

    les anctres et les honorer, adorer Dieu et accomplir ses commandements, servir le

    Grand Roi, tre kalos kagathos, accumuler les forces productives, construire le

    socialisme. Toutes ces fins sont surnaturelles ; elles sont aussi indiscutables...9

    Pour qu'une socit puisse s'interroger sur l'origine et la lgitimit de ses

    institutions sociales, il faut au pralable qu'elles aient parmi leurs significations la

    recherche de la vrit : une ouverture permettant un questionnement constant sur

    elles-mmes. Seule l'institution grco-occidentale ouvre ses significations imaginaires

    sociales afin d'interroger constamment ses propres institutions et celles des autres

    socits.

    La socit htronome n'est pas un mal en soi. Elle constitue plutt un obstacle important

    au projet castoriadien, celui d'une socit autonome. C'est pour cette raison qu'il est

    primordial d'approfondir le concept d'htronomie qui est pour Castoriadis le contraire

    de celui d'autonomie. Grce la socit autonome, la loi n'apparat plus comme sacre

    ou extrieure l'homme ; elle se dfinit davantage commenomos,c'est--dire une rgle

    qui reste humaine et contestable, et sujette une modification constante et une rvision

    ncessaire.

    Pour Castoriadis, le dterminisme historique est absurde. Il s'opposera, par le

    dveloppement de sa thorie sur l'lment imaginaire de la socit, au dterminisme

    hglien et marxiste. Ainsi l'histoire humaine est un parcours dtermin par les

    vnements historiques mais aussi et surtout, par l'lment imaginaire qui caractrise lessocits et l'tre humain. L'histoire n'est donc ni rationnelle ni volutive car elle cre

    des ruptures inexplicables et impossibles prvoir. Ce qui justifie la thorie des

    significations imaginaires. L'histoire, pour Castoriadis, est le rsultat de l'activit

    9 CASTORIADIS, C. (1999) CL2 Les domaines de l'homme in Institution de la socit et religionParis,Points Essais p. 458

    15

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    imaginaire collective qui cre la socit et ses individus de faon alatoire et non

    dtermine. C'est pourquoi le philosophe critiquera tant les thories hglienne et

    marxiste qui peroivent, dans la totalit de l'histoire humaine, une base rationnelle en

    constante volution et qui contrle tous les vnements historiques. Notre histoire n'est

    pasrationnelle; elle est mergence immotive de nouveaut, de cration ontologique qui

    invente, cre sans cesse de nouveaux paradigmes recrant ainsi chaque fois de

    nouvelles socits. Les socits constituent l'histoire, ce qui exclut la fatalit d'une

    rptition constante. Ayant compris cela l'homme devient libre car rien ne se trouve au-

    dessus de sa socit. Il est ainsi libr d'une ritration des vnements historiques qu'il

    pensait perptuels dans la socit htronome. L'homme ne peut tre autonome qu'en

    s'ouvrant au chaos qui l'entoure et lui montre qu'il n'y a de sens que dans sa propre

    activit cratrice et qu'ainsi il doit prendre la responsabilit qu'implique la libert afin de

    contrler son destin d'homme libre qui peut tout moment sombrer dans l'hubris, la

    dmesure.

    La civilisation grecque vue par Castoriadis

    Pour Cornlius Castoriadis, n Constantinople, l'influence de sa culture apparat

    dans ses crits et dans sa pense philosophique. Mais la Grce antique demeure une

    composante importante dans son travail pour plusieurs autres raisons. Elle a invent

    l'autonomie politique. En effet, pour la premire fois se cre une scission entre la

    politique et les croyances religieuses. Elle sera galement la premire civilisation crer

    une dmocratie caractrise par un questionnement illimit, une ouverture d'esprit et par

    la remise en question de toutes les institutions. Ces significations imaginaires

    caractrisent la socit de la Grce antique qui est la toute premire civilisation

    rellement philosophique. Pour comprendre l'ide d'autonomie et celle de dmocratie ausens castoriadien, il est primordial d'expliquer sa vision de la Grce antique.

    Pour comprendre la signification profonde du concept dmocratique de la

    civilisation grecque on doit d'abord se demander : quelle Grce ? Pour Castoriadis,

    l'poque significative ayant introduit l'idologie dmocratique est celle qui va du VIII eau

    16

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    Ve sicle avant J.C. C'est l'intrieur de cette courte phase que se constitue l'ide de

    polis10. La dmocratie grecque est un projet fondamental pour nous. Mais la politique

    grecque n'est pas unmodlemais plutt ungermesur lequel il est possible de s'appuyer

    afin de poursuivre notre rflexion philosophique et politique. La socit grecque est loin

    d'tre un modle parfait car elle abrite en son sein plusieurs incohrences pour notre

    propre socit. En effet, elle s'appuie sur plusieurs ingalits dont celle de l'esclavagisme

    et sur l'ingalit entre l'homme et la femme. Leur contestation fut l'uvre de l'Europe

    occidentale du XVIIIe sicle et celle des luttes ouvrires du XIXe sicle. En effet, il y a

    plusieurs ingalits au cur de la constitution dmocratique de l'poque : femmes,

    esclaves, mtques ne pouvaient exercer le pouvoir politique librement. C'est pourquoi il

    est important d'insister sur le fait que la socit grecque ne doit tre perue que comme

    un germe pouvant nous aider approfondir et questionner le fonctionnement de la

    dmocratie moderne. La dmocratie athnienne doit tre comprise comme le point de

    dpart d'une nouvelle forme de pense. L'tre humain n'est plus institu en tant que

    crature soumise une force mystique divine, mais plutt comme un philosophe

    recherchant la vrit et n'ayant pas peur de se remettre en question. Certaines institutions

    grecques sont assujetties un examen rigoureux et une rflexion constante. Il y a

    dsormais des rflexions critiques sur des sujets sociaux tels que l'ducation, la politique

    et lajustice. La civilisation grecque est la premire socit de philosophes dans l'histoireoccidentale. La collectivit n'est pas une socit compltement htronome car partir

    du Vile sicle av. JC, la mythologie devient dpersonnalise et neutralise. Il y a ainsi

    possibilit de critiquer les mythes, et les croyances spirituelles n'ont plus d'influence

    politique.

    Dans la cit grecque, on peut penser et rflchir les lois que les citoyens se

    donnent en sachant trs bien que c'est eux-mmes qui se les donnent. La consciencecritique des Grecs face leurs institutions et leurs lois est primordiale afin d'instaurer la

    dmocratie. C'est d'ailleurs cette ouverture qui permet aux plus grands philosophes de

    Pour Castoriadis, lapolisgrecque ne reprsente pas l' tat mais la souverainet du peuple. Le peuple,la collectivit qui participe aux affaires publiques et la politique. Castoriadis sera grandement contest

    pour cette vision d'une Athnes sans tat.

    17

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    l'poque tels que Platon (dans laRpublique)et Aristote (qui parle de l'importance de la

    paideiagrecque)11, de penser librement la remise en question des lois, du fonctionnement

    de la politique athnienne et de toutes les institutions grecques de l'poque.

    Pour Castoriadis, Athnes reprsente le lieu o, pour la premire fois dans

    l'histoire humaine, la pense autorflexive (ie. la pense qui rflchit sur elle-mme)

    devient une possibilit et o l'interrogation illimite devient ralit. Pour d'autres

    penseurs tel Jean-Paul Brisson, le citoyen grec, qu'il soit riche ou pauvre, peut galement

    gouverner: Le dmos athnien n'tait pas en effet une classe de privilgis [...] la

    grande masse du dmos tait forme de travailleurs, paysans, artisans....12Comme pour

    Castoriadis, ce qui est essentiel pour Brisson ce sont les concepts d'galit et de libre

    participation politique. Ceux-ci caractrisent la dmocratie athnienne. L'ide que le

    dmos,le peuple, peut lui-mme gouverner, que la politique (les affaires de lapolis) n'est

    pas une affaire, d'expert ni de science rserve une minorit mais qu'elle appartient

    tous et la conception essentielle que tous peuvent participer activement la politique

    reprsente un premier pas vers l'autonomie sociale. Une composante essentielle et trs

    souvent occulte dans les milieux intellectuels contemporains est l'invention de

    l'individualisme dans la Grce antique. Castoriadis l'voque dans plusieurs textes car

    c'est une notion essentielle pour une socit autonome au vrai sens du terme. Bien sr, le

    philosophe semble conscient de l'existence de plusieurs exclusions institues au sein de

    la socit de l'poque (elle ne doit donc pas tre un modle). Ces exclusions ne font pas

    partie, selon lui, du concept dmocratique mais sont plutt des composantes inliminables

    de l'autoposition sociale de l'poque. Il faut tout de mme rester conscient que ces

    dfauts seront critiqus grce des acquis qui seront invents seulement quinze sicles

    "il faut cependant noter que Platon et Aristote n'taient aucunement des philosophes dmocratiques, etqu'ils avaient une aversion entire envers cette conception. Castoriadis le dit clairement dans ses crits.(Castoriadis, C.Imaginaire et imagination au carrefourin CL6, p. 111) Il insiste sur le fait que ces auteursont encore la possibilit de rflchir et de critiquer la dmocratie athnienne, ce qui montre par le fait mmel'ide que la dmocratie est encore effective. Castoriadis met l'accent sur la rflexion grecque qui resteouverte l'interrogation constante, sans recourir l'institution par des dogmes.12BRISSON, J-Paul. (2000) Dmocratie citoyennet l'hritage grco-romain Paris, ditions Liris p. 6013 Castoriadis dfinit l'individu grec comme individualit au sens moderne n'tant pas rsorb par lacollectivit : c'est la question de l'individu dans la socit grecque ancienne [...] pris dans un sens fort,dans un sens moderne... in CASTORIADIS, C. (2004) Ce qui fait la Grce 1 - Sminaires Paris, Lacouleur des ides, p.51.

    18

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    plus tard et que certaines de ces ingalits existent encore pour notre propre socit

    contemporaine.

    Ainsi il est primordial de saisir les conceptions dmocratiques de l'Athnes

    antique afin d'approfondir davantage notre propre rflexion philosophique. Pour

    comprendre notre dfinition de la dmocratie, il est important d'accorder une attention

    particulire aux significations de la dmocratie de cette priode. Il ne faut pas oublier que

    la socit grecque n'est aucunement un modle calquer pour redfinir notre propre

    systme, ce qui serait une ide absurde. Elle doit plutt susciter une rflexion approfondie

    afin qu'il soit possible de redfinir la dmocratie pour nous. En fait, il s'agit de se

    demander simplement si notre propre dmocratie librale constitue rellement une

    ouverture la rflexion, la dlibration, et surtout la participation active de la

    population.

    La renaissance des ides dmocratiques avec l'mergence de l'Europe occidentale

    du XVIIIe sicle

    Pour Castoriadis, le germe dmocratique grec s'effacera pendant environ quinze

    sicles avant que renaisse une nouvelle manifestation autonome de la socit. Larenaissance des ides dmocratiques produira ainsi un clivage de la clture de la

    signification mdivale.14 Les significations mdivales et religieuses du Moyen ge

    sont synonymes d'htronomie. Lorsque la signification est ferme sur elle-mme,

    l'humain ne peut pas rflchir ni questionner les institutions en place15. Ainsi pour la

    deuxime fois dans l'histoire de l'Occident, une rupture du sens institu se produira.

    Cette seconde rupture crera l'ouverture d'esprit ncessaire la dmocratie et sera

    dterminante pour notre socit contemporaine dans sa pratique politique.

    L'poque moderne reprsente une priode trs importante dans le domaine de la

    pense occidentale. C'est au sicle des Lumires que fut introduite une ouverture

    14Se situant, pour notre auteur, dans la premireRenaissance soit au XI e- XIIesicle15 CASTORIADIS, C. (1996) CL4 La monte de l'insignifiance in Imaginaire politique grec etmoderne Paris, La couleur des ides p. 159-182

    19

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    significative de la critique du pouvoir institu (fond principalement par l'glise et le

    dogme religieux). cette poque, plusieurs penseurs se mirent questionner les dogmes

    tablis, brisant ainsi la clture de la signification. Ce que les modernes recrent,ce sont

    les moyens de penser et de questionner les institutions en place. Ces institutions de

    l'poque sont essentiellement religieuses ; les philosophes critiquent ainsi l'ordre du

    monde tel que dcrit par le dogme religieux. La critique de la monarchie divine est une

    rupture essentielle. Ce n'est que par des philosophes remettant en cause les lois divines

    que la socit moderne russit cet exploit formidable de rinventer le projet d'autonomie

    sociale.

    Castoriadis constate que les modernes ont galement cr la notion de

    souverainet du peuple. Cette cration ne s'appuie pas sur elle-mme mais se manifeste

    plutt partir d'assises imaginaires telles que le droit naturel, la raison, les lois de

    l'histoire. Ces bases sont une faiblesse de la priode moderne pour Castoriadis car une

    socit autonome ne doit pas s'appuyer sur un fondement extra social mais doit plutt se

    fonder sur elle-mme pour voluer dmocratiquement. Ledroit naturel, la raisonou les

    lois de l'histoireapparaissent comme des assises extra sociales en tant qu'ils reprsentent

    les principaux supports des actions sociales et individuelles. Ceci implique que tout

    mouvement social se rvle directement dpendant de ces bases qui sont hors d'atteintepour tous les individus. Une composante qui apparat aux yeux de Castoriadis comme une

    faiblesse mais non comme une fatalit car elle permet tout de mme la rupture des

    significations sociales du Moyen ge qui permettra de redfinir les institutions au

    pouvoir.

    Pour notre auteur, la priode moderne fut l'investigatrice d'une autre composante

    essentielle l'ide dmocratique qui se nomme l'universalit ; on invente les droitshumains et ont recre la notion mme d'individu. L'tre humain moderne existe comme

    une entit de substance-essence qui deviendra une notion essentielle pour dfinir les

    droits humains. Toutes ces conceptions rinventes la modernit reprsentent ainsi des

    acquis normment importants qui auront une influence considrable sur notre propre

    socit.

    20

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    Pourquoi voquer ces deux priodes ? Tout simplement parce qu'elles font partie

    de notre institution social-historique et qu'elles sont des fondations de notre propre

    pense philosophique et politique. Pour Castoriadis, ces deux priodes sont dterminantes

    dans l'orientation de nos propres socits contemporaines. Pour l'auteur, ces deux phases

    de l'histoire sont comme des ruptures qui permettent la cration d'une philosophie

    nouvelle et d'un exercice dmocratique renouvel, impliquant une rflexion intensive,

    cratrice et critique. Cette scission historique : implique le refus d'une source de sens

    autre que l'activit vivante des humains Elle implique donc le rejet de toute

    autorit16. Cette remise en question suppose de reconnatre la responsabilit de nos

    actes et elle exige le rejet, essentiel pour l'ide d'galit, de la hirarchie que l'homme

    s'est lui-mme impos. Les rflexions primordiales amenes par ces deux priodes de

    l'histoire occidentale nous font rflchir sur l'importance de la dmocratie comme rgime

    pour responsabiliser l'individu. Ceci implique sa formation en tant qu'tre autonome par

    et pour lui-mme, par la critique et la transformation consciente de ses propres

    institutions. Cette pratique permettra ainsi l'ouverture de la clture de la signification qui

    instituera un questionnement et une rflexion utile pour saisir l'ide d'autonomie de

    Castoriadis.

    CASTORIADIS, C. (1996) La monte de l'insignifiance la dmocratie comme procdure et commergime CL4, Paris, La couleur des ides, p. 225

    21

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    CHAPITRE DEUX

    Le projet d'autonomie d'une pratique dmocratique

    L'ide du projet d'autonomie

    Pendant des sicles de nombreux philosophes se questionnrent sur ce que pouvait

    tre une socit parfaite . Pour chaque penseur, l'interrogation politique fut un point

    central de sa rflexion philosophique et ce, dans toutes les poques. La politique se

    dfinit essentiellement comme l'activit humaine et sociale par excellence. Ce n'est que

    par l'exercice politique que peuvent se construire l'identit collective, un questionnement

    effectif ou encore les limites de la libert individuelle. La vie entire d'un individu sera

    influence par l'exercice politique d'une manire ou d'une autre.

    Pour Castoriadis, la pense politique reste au cur de sa rflexion philosophique.

    Mais qu'est-ce que la politique signifie pour lui? Marxiste dans l'me, il considra

    longtemps la thorie de Karl Marx comme une pense rvolutionnaire. Cependant, aprs

    quelques annes de rflexion sur les implications sociales et philosophiques du marxisme,

    il modifia ses conclusions. Cette philosophie lui paraissait maintenant htronome. Le fait

    qu'elle s'appuyait sur une croyance dogmatique en une nature humaine inaltrable et surune histoire rationnelle, dtermine principalement par les seules catgories du

    capitalisme dvelopp, lui montrait clairement qu'elle ne pouvait tre dfinie comme

    rvolutionnaire. Cette idologie tait trop dterministe pour l'auteur qui se mit la

    critiquer ouvertement. Pour Castoriadis, le projet rvolutionnaire qu'avait annonc la

    thorie de Marx n'tait tout simplement plus valide. Mais pourquoi une thorie qui se

    prtendait rvolutionnaire tait-elle rendue inadquate pour le projet de transformation

    sociale que visait Castoriadis ? Tout simplement parce qu'elle ne modifiait absolumentrien. Le marxisme n'empruntait que les schmes dj existants des significations

    imaginaires sociales du capitalisme et les transformait selon sa propre logique. Ce qui

    apparaissait un changement radical pour les partisans du marxisme, n'tait en fin de

    compte que les mmes significations du capitalisme bureaucratique totalitaire.

    22

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    Pour Castoriadis, deux rgimes furent dterminants dans la priode contemporaine

    soit : la bureaucratie totale (communisme) et la bureaucratie fragmente (capitalisme).

    Ces deux rgimes ne peuvent instaurer une rvolution efficace. La thorie marxiste qui se

    base essentiellement sur ces deux systmes ritrait ainsi les mmes apories du

    capitalisme. Mais alors quelle thorie pourrait s'avrer efficace pour l'instauration d'un

    projet rvolutionnaire ? Pour Castoriadis, l'analyse philosophique et psychanalytique tait

    une premire rponse. Seules ces analyses pourraient amener la socit et l'individu

    pousser plus loin leur rflexion sur les institutions capitalistes. Il devenait essentiel

    d'approfondir le questionnement de la pense politique et philosophique afin de devenir

    indpendant des discours dominants et des dogmes sociaux de l'ensemble de l'hritage

    social-historique17qui peut ainsi crer une relle rvolution du ct des ides.

    Lorsqu'il est question de l'autonomie au sens castoriadien, il y a toujours une

    double composante; soit l'individu et le social. Qu'est-ce que signifie le concept

    d'autonomie pour un individu ? Ce dernier se dfinit principalement par sa propre

    allocution : mon discours doit prendre la place du discours de l'autre, d'un discours

    tranger qui est en moi et qui me domine : parle par moi. 18 Castoriadis dcrit ici

    l'autonomie individuelle comme un discours du je. Cette allocution, malgr qu'elle

    prenne une distance face au discours de l'autre (le monde extrieur, la famille et lecontexte socioculturel), doit l'intgrer galement. Pour le philosophe, la parole du je

    est un discours d'lucidation et de volont. Cependant, il prend en compte invitablement

    le propos extrieur car tout individu est invariablement influenc par les autres qui

    l'entourent et form essentiellement par les diffrentes institutions sociales.

    L'autonomie n'est donc pas lucidation sans rsidu et limination totale du discours de

    l'Autre 19 Pour Castoriadis, l'individu autonome est celui qui intgre le discours de

    l'autre et le transforme dlibrment pour en faire sa propre allocution. Ils'agiten fait dechanger le rapport entre conscient et inconscient, lucidit et imagination, afin que le sujet

    17 Social-historique : toutes les socits humaines ayant exist sont une fabrication historique. Dans lesocial-historique se perptuent des ides, des significations imaginaires sociales et des socits diffrentesles unes des autres (ruptures) malgr une certaine continuit qui demeure alatoire et impossible dterminer rationnellement. Selon Castoriadis, cette influence et ces ruptures ne sont nullement dtermineset dterminables car ces socits ne sont le produit que de l'imaginairecollectif.18CASTORIADIS, C. L'institution imaginaire de la socit Paris, Points Essais, p. 152l9Ibid. p. 155

    23

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    humain pntr de part en part par le monde et par les autres instaure une

    transformation active lui permettant de rendre vivant pour lui et pour les autres, son

    propre discourssubjectif.

    Pour l'autonomie sociale, il semble que ce soit plus complexe que le rapport

    d'individu individu. Une socit autonome doit crer des institutions flexibles ; des

    institutions pouvant tre tudies, critiques et videmment, questionnes. Pour ce faire,

    il doit y avoir une auto-institution consciente permettant l'lucidation de ces mmes

    institutions et significations. Elles ne formeront alors que des individus analysant eux-

    mmes constamment leurs institutions et les significations qui en dcouleront. Pour

    Castoriadis, la solution au problme se trouve principalement dans les rapports

    qu'entretiennent les individus avec les diffrentes institutions constituant leur socit. Ces

    rapports doivent avoir un certain fondement rationnel, c'est--dire qu'ils doivent tre

    bass sur un questionnement constant. Ces institutions devront tablir la critique,

    favorisant le questionnement illimit et balayant le dogmatisme et les certitudes dans le

    monde humain. Pour Castoriadis, l'autonomie ne peut passer que par les institutions

    sociales et leur type de rapports avec les individus.

    L'autonomie sociale suppose qu'une collectivit ne s'asservisse pas compltement

    ses propres institutions et significations imaginaires. Cette socit doit comprendre que

    les institutions sont les siennes. Ainsi, dans une socit autonome, les institutions ne

    devront jamais tre sacralises mais toujours sujettes critiques et interrogations

    constantes. Seule une socit avec de telles institutions pourra, selon le philosophe, crer

    un individu rellement autonome qui saura penser et agir de faon consciente. Une

    socit autonome ayant en son sein des individus autonomes, pourra instaurer la

    souverainet populaire. Des individus lucides et impliqus dans la vie politiqueinstaureront l'autonomie et du mme coup, la pratique dmocratique.

    Les individus, dans les socits htronomes, ignorent leur rle dans l'institution

    sociale. L'occultation de l'origine des institutions et des significations imaginaires tablit

    20DAVID, G. (2000) Le projet politique de Cornlius Castoriadis.Paris, ditions Michalon p. 79

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    l'hteronomie. Le projet rvolutionnaire plit donc cette impasse. Le problme de la

    rvolution est de parvenir contrer l'hteronomie et faire que la socit se sache et se

    vive comme auto institution, source de sa propre altrit...21 Ce projet rvolutionnaire

    sera donc le milieu propice o se dveloppera cettepraxis22, c'est--dire ce faire dans

    lequel l'autre et les autres sont viss comme tres autonomes et considrs comme l'agent

    essentiel du dveloppement de leur autonomie. 23 Le contenu substantif d'une pratique

    de l'autonomie pourrait tre celui-ci ; le projet d'autonomie possde en lui-mme une

    valeur car il vaut pour lui-mme... Ces contenus sont essentiellement la libre

    participation de tous la lgislation amenant une libert individuelle et l'galit des

    individus. On veut l'autonomie pour pouvoir dcider par soi-mme. L'autonomie n'est

    pas une utopie pour l'auteur puisqu'elle a t dj partiellement ralise par des acteurs

    individuels et collectifs dans l'histoire humaine (modernes et grecs). Elle permit des

    ruptures historiques importantes en crant ces nouvelles significations d'autonomie. Les

    contenus de la Grce antique et ceux de la modernit reprsentent bien le projet

    d'autonomie que vise Castoriadis.

    Contrairement plusieurs philosophes avant lui, Castoriadis ne promet pas le

    bonheur avec son projet politique d'autonomie. Pour ce dernier, la promesse du

    bonheur en politique apparat absurde et dangereuse. Cette notion doit tre rserve

    la sphre prive des individus. Contrairement la conception d'une libert qui peut tre

    mesure concrtement (participation au pouvoir, action, galit, etc.), le bonheur, lui,

    n'est pas mesurable. C'est une dfinition davantage individuelle. Unleaderpolitique qui

    devrait instaurer le bonheur de ses citoyens, devrait invitablement rentrer dans leur

    sphre prive et y instaurer sa propre conception de ce que peut tre le bonheur. Il

    apparat vident qu'une telle vise ne peut mener qu' une idologie totalitaire. Pour

    Castoriadis, l'autonomie est un excellent moyen d'instaurer la libert pour tous. Cettelibert ne peut se dfinir que par les institutions sociales et les significations qui les

    animent. Ainsi, la politique ne peut viser qu'une certaine libert et c'est la premire

    21DAVID, G. (2000)Le projet politique de Cornlius Castoriadis. Paris, ditions Michalon p. 12722Praxis : est ce faire dans lequel l'autre et les autres sont viss comme des tres autonomes et considrscomme l'agent essentiel du dveloppement de leur autonomie inlbid.p.60-6623lbid. p. 127

    25

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    finalit du projet d'autonomie. Cette conception requiert donc la libert effective de

    l'individu social, c'est--dire une libert qui existe concrtement et qui se mesure par

    rapport l'action, la participation et la rflexion autonome des individus. Ces

    composantes sont matrialises par l'action politique et la remise en question des

    institutions sociales (la possibilit de les changer).

    L'autonomie ne peut tre matrialise que par des institutions et des tres

    autonomes. Cependant, il serait contradictoire d'esprer une socit libre et autonome

    constitue seulement de personnes enchanes et dpendantes24. Mais qu'entend-t-on par

    autonomie individuelle ? Ce concept signifie-t-il qu'un humain n'a besoin de personne ?

    Aucunement rpondrait Castoriadis. Un tre humain autonome est un individu capable

    d'lucidation. Il a accs la rflexion et il a le pouvoir de critiquer dlibrment. Prenons

    comme exemple la notion de solidarit. Une socit solidaire est une preuve d'autonomie

    car le fait qu'un individu prenne conscience qu'il a besoin des autres implique qu'il

    souhaitera pour eux ce qu'il dsire pour lui-mme. S'il ne peut se passer des autres pour

    son propre confort, alors il devra faire en sorte que ces derniers, dont il a besoin, aient un

    minimum confortable. Le concept de solidarit exprime ici une lucidation du rapport

    entre la socit et les individus la constituant. Celui-ci vit l'intrieur d'un systme

    social. Cela implique qu'il a besoin des autres pour survivre. Prendre conscience de cefait signifie transformer, par l'lucidation de la ralit sociale, l'institution qui modifiera

    l'orientation de la socit, retransformant ses individus et la socit dans laquelle ils sont.

    Ces individus restent avant tout des types anthropologiques autonomes et des sujets

    connaissants ; ils connaissent leur monde et tentent de le comprendre et de le questionner

    lucidement pour ainsi pouvoir l'amliorer de faon efficace.

    C'est peut-tre une des plus grandes antinomies constates par notre auteur propos de la socitcontemporaine celle qui tente de faire croire la libert individuelle alors que tous ses individus sonttotalement asservis leur travail, leur revenu et dpendants des technologies et besoins invents par lesystme. Notre priode est caractrise non par l'individualisme mais plutt par un conformisme global.Les individus contemporains sont alins leurs institutions sociales, qu'elles soient ducationnelles,conomiques ou technologiques.

    26

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    Ce n'est que par les institutions que la socit pourra former des tres autonomes

    qui inventeront des lois, des normes permettant en retour une autonomie concrte des

    individus et une socit tendant sans cesse l'amlioration, grce aux questionnements,

    la rflexion et aux diffrentes critiques instaures par l'institution sociale. Ce n'est que

    par cettepraxis que l'individu et la socit seront, pour Castoriadis, rellement libres.

    Mais comment peut-on tablir une socit qui instituera ses propres individus en tres

    autonomes ? Quelles en sont les conditions ncessaires ? Que signifie-t-elle pour les

    humains ?

    L'auto institution explicite de la socit autonome

    Autonomie et auto-institution sociale sont des termes synonymes, sinon

    tautologiques. En effet, l'autonomie signifie avant tout l'lucidation de la socit et de

    son auto-institution. Mme une socit htronome s'auto-institue implicitement. Pour

    Castoriadis, l'auto-institution sociale est le niveau le plus complexed'tre-pour-soi .Ce

    pour-soi, constitu par l'ensemble de l'entit sociale, cre ses propres significations et

    institutions. Ainsi, l'autonomie permet l'individu d'lucider26 l'auto-institution de sa

    socit. Cet claircissement implique la responsabilisation des individus face leurs

    institutions et leurs actions.

    Chaque socit cre en son sein un double dploiement imaginaire, dcrit par

    Castoriadis comme la socit instituante et institue. La socit est uvre de

    l'imaginaire instituant. Les individus sont faits par, en mme temps qu'ils font et refont la

    socit chaque fois institue :en un sens, ils la sont 27. La collectivit se fonde

    elle-mme : les significations imaginaires sociales et les institutions proviennent de

    25L'tre-pour-soi est une thorie psychanalytique de Castoriadis sur la stratification (couches) de la

    complexit vivante ; i.e. l'ide que le vivant se complexifie jusqu' l'homme : le vivant est avant tout dupour-soi qui commence par la cellule (le pour-soi simple), l'espce, la psych et finalement la socit.CASTORIADIS, C. (2000) CL3 Le monde morcel in L'tat du sujet aujourd'hui Paris, PointsEssais pp.233-28026 Le travail d'lucidation pour Castoriadis : c'est un claircissement qui permet l'accs plusd'autonomie, rflexive et dlibrative, ce qui rend davantage compte du processus vis que la notion deconscience GUIST-DESPRAIRIES, F. (2003)L'imaginairecollectif,Ramonville, ditions Eres p. 2827CASTORIADIS, C. (2000) CL3Le monde morcel, Pouvoir, politique, autonomie Paris, PointsEssais p. 139

    27

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    l'imaginaire social formant les individus. L'institu signifie tout ce qui est form et

    dtermin28 par les significations imaginaires sociales. La socit se retrouve ainsi la

    fois l'instituant et l'institu. Pour tablir l'autonomie, il faudra crer des institutions qui

    formeront l'individu dans ce sens ; ce qui veut dire un tre capable de se remettre en

    question. Mais quelle est cette machine, cette institution permettant la formation

    d'individus en tres sociaux ? Pour Castoriadis, cette institution retrouve la dimension

    mme de l'ducation : lapaideia.

    L'ducation reprsente une notion essentielle pour la socit dmocratique car elle

    forme la psych humaine en individu social (par la sublimation) et elle permet sa

    constitution en tant que citoyen. L'ducation permet l'individu d'apprendre

    apprendre et peut lui donner les outils ncessaires pour critiquer, participer la vie

    politique, rflchir et dlibrer. L'enseignement dans un but dmocratique constitue la

    vraie paideia. Ce terme grec, principalement utilis par Aristote, signifie une forme

    d'ducation particulire29. Celle-ci n'est pas une institution ordinaire ; elle est avant tout

    la famille, les rites, l'cole, les coutumes, la culture, les lois, bref tout ce qui faonne

    l'humain en individu social. Cettepaideia demeure l'institution primordiale cre par

    l'tre humain afin de se transformer en individu autonome. En effet, elle constitue le

    vecteur essentiel la socialisation de chaque individu. Cette institution a une finalit,celle de pousser l'individu la rflexion. Elleforme, dresse l'individu afin d'en faire un

    tre qui sait rflchir, qui dlibre et qui critique ; un tre rellement autonome.

    L'ducation de l'tre social commence la naissance et ne s'achve jamais tout

    fait : c'est la mort de l'individu qui l'arrtera. Lorsque la mre apprend parler son

    enfant, lorsqu'elle le nourrit, elle lui enseigne dj quelque chose de social30. Pour tre

    mre,elle doit devenir elle-mme un tre social" . L'ducation est dicte davantage par

    Dtermin veut dire, identiquement, limitou [...] spcifique CASTORIADIS, C. (2000) CL3 Lemonde morcel in L'tat du sujet Paris, Points Essais p.246

    ARISTOTE (1992) thique Nicomaque Paris, GF Flammarion, voir le livres I et II.30CASTORIADIS, C. (1999) CL6Figure du pensables in Psych et ducation Paris, La couleur desides, p.20931CASTORIADIS, C. (2003) CL3Le monde morcel L'tat du sujet Paris, Point Essais, p.256-257

    28

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    la socit instituante que par les institutions scolaires telles que nous les connaissons.

    L'ducation demeure avant tout une affaire publique, se concrtisant travers le filtre de

    la culture, des regroupements sociaux, des mouvements de lutte ou de solidarit

    populaire.

    Lapaideia est ainsi une activit primordiale pour la socit. Elle doit assurer la

    mdiation entre les deux ples essentiels de la socialisation : le ple individuel et le ple

    collectif.Le ple individuel concerne avant tout lapsych.Le noyau psychique de chaque

    sujet humain est essentiellement asocial. La psych l'tat initial ne connat que la toute-

    puissance et que sa propre existence. C'est pourquoi elle doit tre l'objet d'un travail de

    socialisation,ce qui signifie que c'est par la sublimation que l'individu esttransformen

    individu social32. Par ce travail de sublimation, l'tre humain socialis se pliera aux

    demandes et significations sociales et ainsi prendra conscience de l'autre dans son

    univers immdiat. Il y a possibilit, pour le sujet individuel, d'atteindre une certaine

    autonomie: Le sujet autonome n'est donc pas une donne de nature, il se construit

    dans et par sa propre activit L'autonomie est dfinie comme unactesocial car il est

    appris.L'autonomie n'est possible que par l'institution qui donnera l'individu les outils

    ncessaires afin de rflchir, de critiquer et de questionner son monde et sa propre

    pense. De son ct, le ple collectif est l'action de la socit sur elle-mme. Ce pleforme des institutions sociales qui retransformeront la socit. Le ple collectif organise

    l'action instituante de la socit qu'elle cre et s'impose elle-mme par l'acte politique

    et par la culture instituante.

    Revenons la question de la sublimation qui est une question capitale dans la

    thorie castoriadienne et que l'on doit ncessairement analyser pour l'tude mene dans

    ce mmoire. Terme psychanalytique trs peu explicit par Freud, la sublimation incarnela capacit d'changer le but sexuel originaire contre un autre but, qui n'est plus sexuel

    La sublimation est le transfert de la pulsion sexuelle un acte socialement valoris comme latransmission du langage ou celle du savoir. Ce concept sera explicit plus en dtail un peu plus loin.33CASTORIADIS, C. (2000) Cornlius Castoriadis, le projet d'autonomie Paris, ditions Michalon

    p.79

    29

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    mais qui lui est psychiquement apparent... Dans la psychanalyse freudienne, la

    sublimation constitue l'investissement de l'nergie psychique d'autres fins que celles

    des pulsions sexuelles. Il y a ainsi investissement de reprsentations ou d'objets

    strictement sociaux. La sublimation permet la psych, qui se trouve au dpart

    compltement asociale, de se plier aux exigences de la socit et de reconnatre l'autre

    comme une entit part entire. Pour Castoriadis, la sublimation est la chose centrale

    dans la vie de l'individu et de la socit. Tous les actes sociaux, en particulier le savoir et

    le langage, sont des formes sublimatoires. La sublimation est un plaisir de reprsentation

    qui prvaut sur le plaisir libidinal. Dans l'acte sublimatoire, le plaisir de reprsentation est

    dirigvers le ple social. L'image ou la reprsentation qui donne du plaisir n'est pas un

    phantasme personnel mais plutt un symbole socialement valoris qui deviendra alors le

    but atteindre pour la psych. Cette finalit devient galement un plaisir psychique. La

    sublimation reste le lien essentiel entre psych et socit. Par la sublimation, l'nergie

    sexuelle sera canalise dans l'acte social qui permettra l'individu de valoriser (en

    ressentant une certaine forme de plaisir) et d'intgrer des reprsentations et significations

    sociales. Sans sublimation, il ne peut donc plus exister d'tres sociaux35.

    Pourquoi voquer la sublimation pour comprendre le terme depaideia? Parce que

    cette dernire reprsente une activit sublimatoire qui est, pour nos propos, essentielle. Lasublimation demeure une activit qui tablit un lien entre l'tre humain et la socit. Sans

    la sublimation, il ne peut y avoir d'tre humain institu, donc socialis. Elle signifie un

    investissement de la psych dans des objets reconnus socialement. Apprendre est

    l'activit de sublimation par excellence. L'apprentissage demeure un acte social vital et la

    sublimation reste indispensable dans une socit o l'on se veut libre et autonome. Ce

    n'est que par l'apprentissage que l'on peut apprendre rflchir, critiquer et se

    questionner.

    Lapaideiaest comme une forme d'institution permettant une certaine ouverture

    la rflexion, la critique et une participation politique. Cette institution s'oppose la

    34LAPLANCHE, J. (2004) Vocabulaire de la psychanalyse Ramonville, ditions rs p. 46535 Pour un approfondissement de la question de la sublimation dans la thorie castoriadienne lire :CASTORIADIS, C. (1975) L'institution imaginaire de la socit Paris, ditions du Seuil, pp.448-460.

    30

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    passivit et au conformisme constat par notre auteur. Cette ducation unique dtermine

    le meilleur moyen afin de pousser efficacement chaque citoyen lucider son propre

    monde pour qu'il puisse le saisir par son propre discours et sans prendre appui sur des

    certitudes. Cependant, il semble qu'actuellement cette forme d'ducation soit

    difficilement ralisable. De nos jours, aurait-on oubli la notion d'enseignement qui fut la

    proccupation centrale de grands philosophes tels Aristote ou Rousseau ? Castoriadis

    observe une perte de profondeur et de rflexion dans notre ducation. On prsuppose que

    les enfants sont des tres libres naturellement. Or sans institution leur ayant appris ce

    qu'tait la libert, ils ne peuvent tre libres. Castoriadis constate ainsi une crise des

    significations imaginaires sociales contemporaines : La philosophie politique parle

    maintenant en prsupposant que des individus libres ont t donns [...] la seule

    question est d'arranger leurs rapports. Mais ces rapports ne seront que ce que seront ces

    individus Si l'individu n'apprend pas tre autonome, son rapport la socit ne sera

    que ce qu'il est lui-mme : un tre alin ses propres institutions. L'auteur analyse la

    libert ou l'autonomie comme dcoulant d'institutions autonomes. Il est intressant ici de

    se poser la question : est-ce que le concept d'autonomie ou de libert est ncessairement

    form par des institutions qui sont elles-mmes parfaitement autonomes ? Un contre-

    exemple de cette thse pourrait tre le surgissement de la dmocratie ou de la science.

    Comment la dmocratie (invention de la Grce comme le soutient l'auteur) a-t-elle pu

    surgir si elle n'tait pas une signification imaginaire animant les institutions dj

    prsentes dans la Grce antique36?

    L'lucidation du rapport entre individu et institution est invitable pour l'auteur car dans

    sa logique, il est ncessaire de prsupposer que la socit doit prcder l'individu (au sens

    social). Pour qu'il y ait formation d'un individu au sens fort, il faut qu'il y ait une

    institution antrieure l'individu37. Cependant, les individus sociaux (la collectivit quiconstitue ainsi la socit) sont ensemble les seuls crateurs des significations imaginaires

    36 La rponse cette question se trouve dans l'imaginaire radical et dans le questionnement reli cetimaginaire. Lire le sminaire du 26 nov.pp.15-39.37

    En fait, Castoriadis voque le paradoxe de l'institution de l'tre humain en tant qu'tre social. L'institutionsocial-historique reste donc un lment dterminant la formation d'individus en tant qu'tre sociaux. Lesinstitutions ne sont pas plus importantes que les tres humains mais elles les dtermineront. Les individussont (en quelque sorte) pour Castoriadis, leurs institutions.

    31

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    sociales et des institutions qui les matrialisent. Ainsi, il y a toujours un rapport

    dialectique entre l'individu et sa socit ou l'un prsuppose l'autre et vice versa. La

    paideiademeure ainsi une formation essentielle qui cre un lien concret entre l'individu

    et la socit par laquelle il reste imbib. Elle est une institution sociale permettant une

    rflexion dlibre et ayant comme but de pousser l'individu se questionner et

    critiquer sa socit. Elle est avant tout une ducation publique qui donne au projet

    d'autonomie un contenu substantif38; c'est--dire des valeurs, du sens, des attentes. La

    paideia implique l'activit collective et elle reste le principal support du lien entre la

    culture et la socit.

    La culture et ses significations dans une socit autonome

    Lors des pages prcdentes, il fut question du rapport entre les individus et les

    institutions dans la socit autonome. Cela signifie que la socit (et ses individus) se

    donne elle-mme ses propres lois, institutions et qu'elle peut les remettre constamment

    en question. Rflchir l'auto-institution sociale, c'est avant tout discuter du rle

    primordial de l'ducation dans la socit autonome. La culture dans une socit

    dmocratique (et autonome) est cruciale pour sa constitution. Pourquoi parler de la

    culture ? travers les crits de Castoriadis, la culture est vitale pour la socit dans son

    ensemble. Elle peut apparatre sous deux formes. La premire forme culturelle est de

    nature instituante. C'est la paideia et l'ducation qui dcoulent des significations

    imaginaires sociales. La seconde dpasse la dimension ensembliste-identitaire (qui

    signifie tout ce qui existe en dehors de l'tre humain ; la dimension relie au fonctionnel-

    instrumental) et elle est forme gnralement par les valeurs et les orientations d'une

    socit. Elle est reprsente principalement par toutes les formes de crations culturelles

    ; arts, spectacles, associations, etc. La culture est donc la fois cration potique del'homme et matrialisation des significations sociales. Elle reprsente [...] tout ce qui,

    38 Terme castoriadien qui signifie : donner du sens. Substantifier quelque chose c'est lui donner unesignification propre. Lire ce propos : CASTORIADIS, C. (1986) CL2 La logique des magmas et laquestion de l'autonomie in Domaines de l'homme, Paris, Points Essais, p.481. Pour approfondirl'importance pour Castoriadis d'une dmocratie substantive et non seulement procdurale voir :CASTORIADIS, C. (1996) CIA La dmocratie comme procdure et comme rgime Paris, La couleurdes ides, p.221-241.

    32

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    dans le domaine public d'une socit, va au-del du simplement fonctionnel ou

    instrumental et qui prsente une dimension invisible [...] positivement investie par les

    individus de cette socit 39 La culture d'une socit dpend de ses significations

    imaginaires sociales. Une socit htronome aura plutt tendance crer des uvres

    rptitives, reproduisant de manire ferme ses significations imaginaires sociales. Ainsi,

    la clture de la signification restera ferme. La socit dmocratique crera des uvres

    plus ouvertes, brisant la signification institue et permettant la cration de significations

    nouvelles comme celles qu'inventrent les philosophes des Lumires au XVIIIesicle.

    Castoriadis constate, dans la culture contemporaine, une crise des valeurs. Cette

    crise se manifeste surtout par une grave perturbation des institutions sociales. Par

    exemple, le travail est dtruit dans ses significations les plus profondes. Castoriadis

    constate un clivage de plus en plus bureaucratis entre l'ordre tabli (la couche

    dirigeante) et l'excution (les ouvriers), de sorte que le travail devient en lui-mme

    alinant pour celui qui doit aveuglment excuter. Ainsi toute vocation se retrouve,

    l'intrieur du systme, compltement vide de sens et d'intrt. Castoriadis constate

    galement une apathie constante (cre principalement par les couches bureaucratiques)

    de la population envers l'activit politique. En effet, des instances oligarchiques

    convainquent la population qu'il existe des experts devant s'occuper de la question

    politique. Par une organisation de plus en plus bureaucratique des institutions politiques,

    le peuple se retrouve contraint dlaisser la vie publique au profit d'une direction qui est

    spare de la ralit des travailleurs et dsorganise. Cette direction demeure incapable

    de rgler les diffrents problmes relis l'organisation de la socit. Le fait que les

    relations familiales soient galement marques par l'incertitude et le dsinvestissement

    des rles, des comportements et de l'identification des acteurs familiaux, cre

    invariablement une dcomposition sociale de la culture contemporaine40

    et unchangement observable dans son orientation.

    CASTORIADIS, C. (1996) CL4 La monte de l'insignifiance, in La culture dans une socitdmocratique Paris, La couleur des ides p. 195-19640 Castoriadis voque comme principale manifestation de la crise de la culture contemporaine le couranthgmonique qui englobe l'ensemble de l'activit intellectuelle, celle de l'hermneutique : elle [l'activitintellectuelle] devient de plus en plus interprtation, interprtation qui semble du reste dgnrer vers le

    33

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    en est insparable Selon Castoriadis, l'art reprsente une dimension importante de la

    culture. Cette manifestation crative est une forme prcise donne au non-sens,

    l'incertitude de l'tre humain afin qu'il puisse saisir et donner une signification tout ce

    qui n'en a pas pour lui. Par l'art, la socit se donne une identit collective. Ainsi, la

    cration culturelle permet non seulement de montrer les dimensions autonomes au sein

    d'une socit mais engendre un questionnement et une rflexion ncessaire pour toute

    socit autonome.

    La culture est une forme de paideia. Elle est un vecteur entre la socit et

    l'individu. Par la cration, elle institue de nouvelles significations. Elle peut tre aussi

    reprsentative d'une contestation sociale. Dans une socit dmocratique, la cration

    devient une partie importante du projet d'autonomie car elle est la dimension active de

    l'mancipation de la pense imaginative humaine. Dans un contexte htronome, la

    cration artistique est extraordinaire mais demeure homogne aux significations sociales.

    Ces uvres restent rptitives des institutions sociales. Contrairement ce qui a lieu dans

    la socit htronome, l'individualit artistique devient manifeste dans les collectivits

    autonomes. Ces artistes se dmarqueront les uns des autres (tout en se compltant parce

    que les uvres sont en elles-mmes sens collectif), car l'autonomie permet la

    personnalisation42. Par exemple, il demeure possible de diffrencier Picasso des autrespeintres de son poque seulement par une vague connaissance de son style. En ce qui

    concerne l'imaginaire htronome, la pense et la cration restent uniformes et satures

    par les significations institues socialement. La puissance cratrice est toujours vivante

    mais ne dpasse gnralement pas la clture de la signification43 sociale. Et qu'en est-il

    de l'art d'une socit htronome ? La plupart du temps, ces uvres restent absolument

    magnifiques et immortelles (elles peuvent avoir du sens mme pour d'autres socits

    41Ibid.p. 6542 Une socit autonome personnalise ses individus en les formant de manire semblable mais toujoursdiffremment les uns des autres. Tandis que dans une socit htronome, les individus demeurenthomognes les uns aux autres. Ils dtiennent un potentiel crateur formidable mais restent saturs par lessignifications imaginaires de leur socit. CASTORIADIS, C. (1996) CL4La monte de l'insignifianceParis,La couleur des ides p. 99

    Dans la thorie castoriadienne, la clture de la signification est la limite des notions sociales ; elle est lesens institu (donc impos) qui, dans une socit htronome, reste difficile dpasser. Elle est aussi biensens politique, qu'esthtique et thique. Elle est la signification tablie une fois pour toute.Ibid.p. 197

    35

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    compltement diffrentes) car elles sont significations vivantes. Il n'est pas ncessaire de

    rejeter les uvres provenant de socits hetronomes. Elles font partie d'un contexte et

    d'un horizon social-historique donns. Elles deviennent ainsi des significations

    importantes pour toute socit voulant se saisir elle-mme l'intrieur de son propre

    contexte social-historique.

    L'uvre artistique se dfinit par la cration permettant surtout une recration :

    Et j'ai toujours insist sur le fait que la vraie rception d'une uvre nouvelle est tout

    aussi cratrice que sa cration 44L'art est une activit oppose la passivit, elle n'est

    comprhensible que par larecrationde son observateur. L'uvre d'art, parce qu'elle est

    signification vivante, n'est jamais chose donne mais toujours uvre recrer. Elle peut

    tre vue comme la matrialisation d'une tendance autonome. La recration apparat

    lorsque le sujet humain tente de recrer le discours de l'autre ou celui de l'extrieur,

    toujours sa propre faon. L'uvre d'art est un rapport entre le sujet humain et l'objet

    qui lui est inconnu. Elle ne peut donc jamais tre cration ou rception passive, mais

    toujours active. Une uvre reue dans la passivit serait, pour Castoriadis, une uvre

    tout simplement vide de sens.

    La culture dans une socit autonome est souvent une critique de son propre

    espace social. Castoriadis prend comme exemple Shakespeare. Vivant dans un contexte

    religieux, il remet constamment en cause l'lment religieux dans ses uvres. L'art, dans

    un contexte dmocratique, doit demeurer le lien nvralgique d'une critique de l'ordre

    tabli. Cet espace cratif tablit la possibilit, pour tout observateur, de recrer son

    propre monde partir d'une contestation sociale ou d'une rflexion de son univers. Mais

    au-del de l'art, la culture est avant toutpaideia par excellence. Pour comprendre ce

    point, nous pourrions prendre l'exemple de la culture grecque qui critique l'ordre tablidans une trs large mesure. Les uvres d'Euripide sont de bons exemples de rflexions

    critiques. En effet, cet auteur questionne le rle de la femme dans plusieurs de ses pices.

    La culture commepaideia est un acte public, une affaire collective qui est dirige vers

    l'action. Que la culture institue soit dans un contexte autonome ou encore qu'elle fasse

    44lbid. p. 63

    36

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    partie d'une socit htronome, la culture en gnral demeurepaideiapour le peuple et

    cela, de sa naissance jusqu' sa mort45.

    Ainsi, Castoriadis constate une crise significative l'intrieur de l'espace cratif

    de notre socit. Les contenus de la culture artistique tendent de plus en plus vers

    l'uniformisation et la rptition. Celles-ci font partie de la crise de la socit

    contemporaine qu'il dnonce. Qu'en est-il de nos manifestations artistiques et de notre

    culture ? Le philosophe remarque, l'intrieur de l'espace culturel de notre poque, une

    passivit, un conformisme et une rptition digne des plus grandes expressions

    htronomes. Je m'attarderai brivement sur le plaisir du tl-consommateur

    contemporain. l'oppos de celui du spectateur [...] d'une uvre d'art, ce plaisir

    comporte qu'un minimum de sublimation [...] il est reu dans la passivit, dans l'inertie

    et le conformisme 46 La culture n'est plus une notion permettant la redfinition

    substantive de l'tre humain. Elle ne devient que rptition des significations

    imaginaires du systme capitaliste. Ainsi, la culture n'a de sens que pour autant qu'elle

    rapporte le plus de profit, qu'elle soit le plus mdiatise pour tre ainsi consomme. L'art

    d'aujourd'hui se fait, tout comme les autres objets sociaux investis, consommer et

    annihiler. Les artistes contemporains ont les mmes contenus, les mmes significations et

    les mmes attraits physiques. Ceci montre bien l'orientation sociale actuelle.L'uniformit de notre culture et de ses artistes serait-elle un indice du courant

    conformiste et htronome de la socit occidentale contemporaine ?

    Dans des contextes autonomes, l'art donne une signification particulire aux

    objets obscurs pour l'tre humain. Cependant, cette signification ne pourra se crer que

    sous forme ouverte par et dans une volont d'lucider, changeant ainsi le rapport de la

    socit avec ses objets. Par exemple, l'homme qui rflchit sur sa condition de mortel estun tre plus autonome47. Une socit ne regardant pas sa mort en face ne peut se

    considrer comme lucide. Pour Castoriadis, lorsque l'tre humain occulte sa mortalit, il

    45Pour approfondir le thme de l'ducation voir : CASTORIADIS, C. (1999)CL6 Psych et ducation Paris,la couleur des ides,p.19746Ibid. p. 20447L'homme qui fait face au chaos ne peut occulter le nant qui l'entoure et lui rappelle qu'il est un trefragile et limit par l'arrive tt ou tard de la mort.

    37

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    se ment lui-mme et doit alors imaginer une autre condition (la forme ici importe peu)

    qui sera invitablement htronome.

    Sans tre compltement htronome, notre socit dveloppe cependant des

    composantes dogmatiques. Elle repose sur un imaginaire se recroquevillant sur lui-mme,

    vitant ainsi toute critique et rflexion. Par exemple, la science conomique ne semble

    plus rflchir sur elle-mme et sur ce qu'elle peut impliquer. Selon Castoriadis,

    l'conomie ne devrait mme pas tre considre comme une science car elle ne repose

    sur rien de tangible. Malgr les apparences, plusieurs lments dans notre propre

    imaginaire se voulant rationnels ne sont pas l'objet de rflexion et de questionnements

    dans la ralit. Il est donc ncessaire de retourner dans ces coins obscurs afin de les

    questionner et ainsi, d'ouvrir notre pense sur certains dogmes qui furent malgr nous,

    institus.

    Lapaideia reste une forme particulire d'ducation qui s'incarne dans toutes les

    sphres actives de la socit telles que la culture et les communications en tous genres.

    Elle peut tre comprise comme une sorte de support du lien entre socit, culture et

    socialisation. Elle est une forme de sublimation ; c'est--dire qu'elle demeure le lien

    primordial, pour la socialisation psychique, entre la mdiation des deux ples humain etsocial de la thorie castoriadienne. Ainsi, les ples individuel et collectif assureront le

    pont entre l'individu et la socit dans l'acte sublimatoire. En assurant la mdiation

    ncessaire entre les deux ples o l'autonomie est enjeu [...] elle vhicule et renforce de

    faon vidente la totalit de sa culture 48 Comme le constate Castoriadis, si la culture

    subit prsentement une crise de ses significations, alors il faut se demander si le problme

    ne serait pas reli son principal support; l'ducation propose aux citoyens. Par quels

    moyens cette institution publique vhicule-t-elle les contenus substantifs de la cultureet de la socialisation et que peuvent tre ces contenus ? Ceux d'une socit aveugle par

    sa (surproduction et sa (sur)consommation ou encore, ceux d'une socit raisonnable qui

    s'autolimite constamment, qui s'interroge sans arrt sur ses institutions et qui rflchit

    aux consquences de ses actions ?

    48DAVID, G. (2000) Cornlius Castoriadis, le projet d'autonomie . Paris, ditions Michalon p. 78

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    Castoriadis nous explique que lapaideia n'est pas seulement une ducation

    mais qu'elle est aussi le support de la culture et de la socit. Ainsi, elle reste une

    composante vitale dans le projet d'autonomie du philosophe. L'institution de lapaideia

    oriente les actes humains vers l'autonomie. Elle se concrtise gnralement par une

    culture qui encourage l'interrogation et la rflexion pour l'individu. Ce qui peut lui

    permettre d'lucider son rapport ses institutions. Cette lucidation cre du mme coup

    une ouverture transformant la pense et la cration culturelle. Elle pourrait ainsi instituer

    une signification approfondie des lments obscurs qui entourent l'tre humain et qui

    pntrent sans cesse son existence. Le projet d'autonomie reprsente ainsi un processus

    de construction culturelle49 qui influence l'enfant afin de se dbarrasser de toute

    influence 50. Mais pouvons-nous vraiment dbarrasser l'individu de toute influence ?

    Comme le soutient Castoriadis, l'individu n'est qu'un amalgame abstrait des

    significations, vnements, symboles et croyances de sa socit. Mme si la paideia

    influence l'individu se dbarrasser de toute influence, ce dernier restera invitablement

    domin par cette instance.

    Lapaideia dmocratique est une institution pratiquement inexistante dans nos

    socits contemporaines. Il est important de se demander si les institutions scolaires51

    d'aujourd'hui sont une forme de paideia' et si, au cur de nos collectivits, existe

    toujours un domaine rellement public. Par ce concept, j'entends surtout un lieu o la

    population peut se runir, discuter et avoir accs un enseignement politique gratuit et

    clair. Cet espace public devrait contenir une formation qui les aiderait comprendre la

    complexit de leur socit et qui reste accessible tous. Au contraire Castoriadis dplore

    une dgradation de ces lieux l'intrieur de la sphre publique. La cration d'une

    mIbid. p. 7850Ibid.p. 8251 Castoriadis voque la question de l'ducation dans : CASTORIADIS, C. (1999) CL6 Psych etducation Paris, la couleur des ides, p.208-20952II apparat peu probable qu'une paideia au sens castoriadien existe dans notre socit tant donn quecettepaideia se dfinit essentiellement par la formation d'individus qui intriorisent la fois la ncessitde la loi et la possibilit de la mettre en question, l'interrogation, la rflexivit et la capacit de dlibrer, lalibert et la responsabilit. L'institution scolaire d'aujourd'hui semble plus tendre vers une pratiqueinverse...DAVID, G. (2000) Cornlius Castoriadis, le projet d'autonomie Paris, ditions Michalon, p.74

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    technologie telle que le tlphone ou la tlvision isole l'individu et lui donne

    l'impression qu'il accde au monde l'intrieur de sa sphre prive. galement, la

    tendance croissante la bureaucratisation de toutes les institutions sociales (tat,

    entreprises) mine l'autonomie et empche toute forme depaideiaou de lieux rellement

    publics. Le capitalisme moderne divise la population entre dirigeants et dirigs. Cette

    division, alimente par l'ensemble de la dynamique sociale (les rapports de production,

    l'conomie, les rapports des individus entre eux et avec leurs institutions) et les

    institutions imaginaires (les symboles, langages, croyances, etc.) crent une bureaucratie

    institutionnelle qui s'tend l'ensemble de la socit. Elle empche l'autonomie

    individuelle et l'implication politique de la population. Plus les individus sont dpendants

    d'une bureaucratie, moins ils auront la volont et le pouvoir de s'impliquer politiquement

    car la bureaucratie signifie la dpendance d'un systme d'experts. Ce systme est

    oppos la pratique dmocratique et l'autonomie des individus. Ainsi, ceux des

    couches infrieures, considrs comme inexperts n'auront plus aucun intrt

    s'occuper de la chose politique qui sera prise en charge par le sommet des dirigeants de la

    pyramide bureaucratique. Qu'est-ce qui permettrait la cration d'un espace public incitant

    la rflexion, au questionnement et la dlibration qui aide l'individu se questionner

    sur sa propre socit ? Selon Castoriadis, une d-bureaucratisation et