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Colloque international “Les frontières de la question foncière At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 1 Pression foncière et différenciation sociale au Nord-Ouest de la province de Kompong Cham – Cambodge Land pressure and social differentiation in North-West province of Kompong Cham, Cambodia Cécile Jacqmin, CNEARC et Eric Penot, CIRAD-TERA, Montpellier Résumé. Au Cambodge, les plateaux des terres rouges de la province de Kompong Cham sont connus pour leur haut potentiel agricole et leur mise en valeur date du début du 20 ème siècle avec le développement de plantations hévéicoles industrielles puis celle des plantations familiales La période Khmère Rouge (1975-79) de collectivisation des activités et des productions agricoles a complètement désorganisé les systèmes agraires en place dans les années 60. Depuis 1979, les dynamiques agraires dans les districts de Chamkar Leu et de Stueng Trang, sont marquées par la question du foncier. La redistribution des terres dans les années 1980 avec la reconnaissance du droit à l’occupant en 1983, l’arrivée de migrants et une forte augmentation démographique aboutissent aujourd’hui à une situation de très forte pression foncière. Un diagnostic agricole a été réalisé en 2004 qui a permis de comprendre les dynamiques agraires passées et présentes de la région Si la Banque Mondiale, suite au colloque sur le foncier en Asie du Sud Est de Phonm Penh en 2003, préconise la création d’un marché de la terre et le cadastrage ou l’enregistrement des droits, il apparaît illusoire de voir une telle politique se mettre en place dans un futur proche. Le foncier reste un problème central dans un contexte où les plus pauvres (parmi les plus petites exploitations) disparaissent rapidement dans une dynamique qui rappelle celle des années 1960.Installées à des époques différentes et dans des conditions inégales à partir de 1979, les exploitations agricoles ont évolué de façon très différenciée depuis le retrait des Khmers Rouges. La question foncière se retrouve ainsi au premier plan dans un contexte de privatisation de l’économie où la question environnementale, les fondements d’un développement durable, et la lutte contre la pauvreté se semblent pas être prioritaires dans la plupart des politiques publiques officielles.

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Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 1

Pression foncière et différenciation sociale au Nord-Ouest de la province de

Kompong Cham – Cambodge

Land pressure and social differentiation in North-West province of

Kompong Cham, Cambodia

Cécile Jacqmin, CNEARC et Eric Penot,

CIRAD-TERA, Montpellier

Résumé.

Au Cambodge, les plateaux des terres rouges de la province de Kompong Cham sont connus

pour leur haut potentiel agricole et leur mise en valeur date du début du 20ème siècle avec le

développement de plantations hévéicoles industrielles puis celle des plantations familiales La période

Khmère Rouge (1975-79) de collectivisation des activités et des productions agricoles a complètement

désorganisé les systèmes agraires en place dans les années 60.

Depuis 1979, les dynamiques agraires dans les districts de Chamkar Leu et de Stueng Trang,

sont marquées par la question du foncier. La redistribution des terres dans les années 1980 avec la

reconnaissance du droit à l’occupant en 1983, l’arrivée de migrants et une forte augmentation

démographique aboutissent aujourd’hui à une situation de très forte pression foncière. Un diagnostic

agricole a été réalisé en 2004 qui a permis de comprendre les dynamiques agraires passées et présentes

de la région

Si la Banque Mondiale, suite au colloque sur le foncier en Asie du Sud Est de Phonm Penh en

2003, préconise la création d’un marché de la terre et le cadastrage ou l’enregistrement des droits, il

apparaît illusoire de voir une telle politique se mettre en place dans un futur proche. Le foncier reste

un problème central dans un contexte où les plus pauvres (parmi les plus petites exploitations)

disparaissent rapidement dans une dynamique qui rappelle celle des années 1960.Installées à des

époques différentes et dans des conditions inégales à partir de 1979, les exploitations agricoles ont

évolué de façon très différenciée depuis le retrait des Khmers Rouges.

La question foncière se retrouve ainsi au premier plan dans un contexte de privatisation de l’économie

où la question environnementale, les fondements d’un développement durable, et la lutte contre la

pauvreté se semblent pas être prioritaires dans la plupart des politiques publiques officielles.

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L’exception notable est celle du projet hévéaculture familiale où l’introduction de l’hévéa peut

apporter une solution économique réelle et durable.

Mots clés : Cambodge, hévéaculture , différenciation sociale, pression foncière, dynamiques agraires.

Abstract

In Cambodia, the red soil plateaux of Kompong Cham province have been well-known for their high

agricultural potential. The beginning of the 20th century saw the establishment of private rubber

plantations estates as well as a smallholders With a total collectivisation of activities including

farming, the Red Khmers regime disorganized completely the agrarian systems of the 60’s during the

period 1975-1979.

Since their fall in 1979, the agrarian dynamics in Chamkar Leu and Stueng Trang districts were deeply

marked by land issues. At the beginning of the 80’s, land division, migrants and high demographic

pressure induced the current land scarcity.

A diagnostic on local agricultural systems explain actual agrarian dynamics based on diversification

with perennial crops. After a workshop on land issues which took place in Phnom-Pen in 2003 the

World Bank advocated the creation of a land market and land registering or property recording. But in

the near future, it seems quite unrealistic to implement such policy. In this context, the poorest rapidly

disappear remembering that of the 60’s. Smallholdings evolved differently due to unequal conditions

of emergence since 1979.

Debts of a large part of the rural population is actual that lead to a rapid trend of land concentration.

The global strategy of smallholders is based on diversification where risks are lowered in a context of

very volatile commodity prices.

The optimisation of family-labour and off-farm activities remains the priority for most smallholders.

Thus, land is found in the foreground in a context of economic privatisation where environmental

issues, foundations of a sustainable development and the struggle against poverty don’t seem to have

the right in the major official public policies.

The outstanding exception is those of the family rubber tree project where the introduction of rubber

tree can bring a real and sustainable economic solution.

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INTRODUCTION

Au Cambodge, les plateaux de terre rouge de la province de Kompong Cham sont connus

depuis longtemps pour leur haut potentiel agricole. Leur mise en valeur date du début du 20ème siècle

avec le développement de plantations hévéicoles industrielles mises en place par les français.

L’agriculture familiale, essentiellement constituée de culture de vente, s’est ensuite progressivement

développée autour de ces grandes plantations.

La période Khmère Rouge (1975-79) de collectivisation des activités et des productions

agricoles a complètement désorganisé les systèmes agraires en place dans les années 60.

Depuis 1979, date officielle du retrait des Khmers Rouges, les dynamiques agraires dans les

districts de Chamkar Leu et de Stueng Trang, situés au Nord-Ouest de la province de Kompong Cham,

sont marquées par la question du foncier. La redistribution des terres dans les années 80, l’arrivée de

migrants, et une forte augmentation démographique aboutissent aujourd’hui à une situation de

pression foncière. La séparation sociale et économique actuelle entre les exploitations agricoles en

résulte.

Devant la baisse de fertilité des sols qui accompagne cette pression sur le foncier, les

agriculteurs mettent en place des systèmes de cultures à base de pérennes (anacardier et hévéa), moins

sensibles aux aléas climatiques et assurant un revenu sur le long terme.

Notre analyse diagnostic de l’agriculture des districts de Chamkar Leu et de Stueng Trang a

permis de comprendre les dynamiques agraires passées et présentes de la région, qui résultent de

différentes stratégies d’occupation du foncier.

1 Un diagnostic régional pour le projet « Hévéaculture Familiale »

Au début des années 1970, l’hévéaculture cambodgienne était considérée comme l’une des

plus performantes au monde, tant en terme de rendement qu’en terme de qualité du caoutchouc. Les

petites exploitations familiales et les moyennes plantations privées composaient une partie importante

du secteur hévéicole à coté des grandes sociétés agro-industrielles.

Les troubles graves qui ont perturbé le pays au cours des 30 dernières années sont à l’origine

de la destruction du secteur hévéicole. Aujourd’hui, comparé aux trois pays asiatiques leaders en la

matière (Thaïlande, Indonésie et Malaisie), le Cambodge ne représente qu’une faible superficie et une

faible production. Le secteur villageois, en pleine restructuration est encore peu représenté.

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Un projet pour relancer l’hévéaculture familiale

Afin de rétablir son secteur hévéicole, l’Etat cambodgien, avec les financements de l’Agence

Française de Développement (AFD) et de la Banque Mondiale, met en œuvre un Programme de

Développement de l’Hévéaculture Familiale à l’échelle nationale. Il vise à la fois la réhabilitation des

anciennes zones hévéicoles, l’implantation de nouveaux sites et la diversification agricoles de ces

zones hévéicoles.

Le diagnostic, un outil de décision et d’action

Dans le cadre du démarrage de sa composante « diversification », le projet Hévéaculture

Familiale a effectué des diagnostics agraires en vue d’acquérir une connaissance plus approfondie de

l’agriculture et des agriculteurs de ses zones d’intervention.

La démarche méthodologique se base sur des entretiens avec les agriculteurs. La phase

exploratoire a aboutit à un zonage agro-écologique, à l’analyse historique et sociale de la région ainsi

qu’à une première description des principaux systèmes de cultures, d’élevages et d’activités. L’étape

de caractérisation des structures a permis d’aboutir à une typologie construite sur l’accès aux moyens

de production, notamment le foncier qui conditionne les systèmes de productions adoptées par

agriculteurs. La construction et l’analyse des modèles ont été facilitées par l’utilisation du logiciel de

simulation tchnico-économique de l’exploitation agricole « OLYMPE »1 .

2 Une agriculture conditionnée par un environnement écologique diversifié

Située au Nord Ouest de la province de Kompong Cham, à cheval sur les districts de Chamkar

Leu et de Stueng Trang, la zone d’étude, d’environ 700 km2, est composée de deux plateaux séparés

par une petite plaine rizicole (carte 1).

Une mise en valeur agricole fonction de la morpho-pédologie

Les plateaux constitués de sols rouges argileux, très profonds, sont mis en valeur par des cultures de

ventes : sésame, soja, haricot mungo pour les cultures annuelles ; bananier, anacardier, hévéa et

fruitiers pour les cultures pérennes.

L’anacardier, culture peu exigeante, s’adapte aussi bien aux riches terres rouges des plateaux qu’aux

sols bruns moins riches en argile et contenant plus d’éléments grossiers. Ces sols se retrouvent sur les

zones de piémont où l’anacardier est dominant.

1 Le logiciel OLYMPE est un logiciel de simulation et de modélisation économique de l’exploitation agricole conçu

par INRA/CIRAD/IAMM.

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A l’est de la zone, le plateau de Stueng Trang est parsemé de bas fonds. Composés de terres noires

correspondant à la décomposition de matériel basaltique en milieu humide, ces bas fonds sont

favorables à une riziculture pluviale car proche de l’horizon imperméable.

La plaine alluviale séparant les deux plateaux est une ancienne plaine d’épandage des crues du

Mékong. Les sols du centre de la cuvette sont limono-argileux. Le taux de sable est croissant en ce

rapprochant des plateaux. La riziculture de cette plaine est pluviale, à un cycle par an à l’exception de

petites zones où le réseau hydrographique permet deux cycles de riz par an.

Les contraintes du climat cambodgien

Les rizicultures et autres cultures annuelles sont fortement dépendantes des précipitations, en

particulier au moment des semis. Le climat cambodgien est un climat de mousson à deux saisons bien

marquées. La caractère aléatoire de l’arrivée des premières pluies (avril-mai) est une réelle contrainte

pour les agriculteurs qui, en cas de retard, sont souvent obligés d’effectuer un double semi pour leur

pépinière de riz ou leur premier cycle de cultures annuelles. A cette première contrainte se rajoute

celle de « la petite saison sèche » qui intervient entre juillet et août : les pluies se font plus rares

pendant une quinzaine de jours. De même la période de transition entre saison des pluies et saison

sèche représente un risque, notamment si elle apparaît trop tôt, provoquant par exemple l’échaudage

du riz. Les systèmes de cultures annuelles sont donc développés en prenant compte le risque

climatique au moment de la période des semis.

3 Un développement agricole interrompu par la période Khmère Rouge

Au début du XIXème siècle, la densité de population au Cambodge est faible relativement à

l’abondance des terres disponibles dans le pays. La sécurité alimentaire du pays est assurée par

l’exploitation des terres de plaines les plus propices à la riziculture. Avant 1920, les plateaux du Nord-

Ouest de la province de Kompong Cham sont inexploités, à l’exception d’une modeste colonisation

paysanne à l’ouest, sur le bas des piémonts, sous la forme d’abattis-brulis. Cette agriculture est

pratiquée par les paysans de la grande plaine désireux d’obtenir un surplus financier grâce à des

cultures de vente telles le soja et le haricot mungo.

Un peuplement tardif des plateaux

Dès 1920, les sociétés privées françaises hévéicoles, à qui le royaume du Cambodge concède

de larges surfaces, vont être à l’origine de la mise en valeur et du peuplement de ces terres vierges. En

permettant l’ouverture du territoire, l’hévéaculture est le principal moteur de l’expansion agricole sur

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les plateaux de terres rouges. Progressivement, une petite agriculture familiale s’organise aux

alentours des plantations hévéicoles industrielles, notamment le long des principaux axes routiers.

L’indépendance du Cambodge, en 1953, change peu de chose. La révolution verte ne se

diffuse pas : l’Etat cambodgien ne dispose pas des moyens pour mettre en place le réseau hydraulique

et le système de crédit nécessaire à l’introduction de variétés sélectionnées.

Une différenciation socio-économique apparaît entre exploitations agricoles. L’endettement d’une

partie de la paysannerie, provoquée par la taxe foncière, est renforcé par la pratique d’un crédit

usuraire par les plus riches.

La période de l’Angkar

En 1969, la guerre américaine au Vietnam s’étend au Cambodge principalement dans la zone

frontalière. Les bombardements à l’est du pays provoquent de graves pertes humaines auxquels

s’ajoutent les destructions physiques des terroirs et du cheptel. Une partie de la population rurale fuit

vers les villes et l’agriculture des terres rouges s’effondre. Le coup d’Etat du général Lon Nol contre la

monarchie fait basculer le Cambodge dans la guerre civile en 1970. Les Khmers Rouges qui luttent

contre le nouveau régime se réfugient dans les campagnes. En 1975 leur contrôle du pays est total.

S’ensuit la restructuration la plus brutale et la plus radicale qu’une société ait jamais tentée, l’objectif

des Khmers Rouges étant de transformer le pays en une immense coopérative agricole maoïste,

dominée par les paysans. La collectivisation est totale.

Bien qu’ils restent la seule classe socio-économique libre, les paysans perdent rapidement le contrôle

de la production qui leur est confisquée. Les Khmers Rouges exportent le riz en Chine en échange

d’armes et autres matériels, privant ainsi la population d’une alimentation suffisante. L’affaiblissement

général qui en résulte, auquel se rajoutent de nombreuses exécutions, participent au génocide

cambodgien avec la disparition de près du tiers de la population de 1975. Le cheptel, regroupé en

grands troupeaux collectifs, se déplace dans tout le pays. Ce brassage d’animaux entraîne le

développement d’épizooties décimant une grande partie du cheptel bovin.

Lors de son intervention en 1979, le Vietnam trouve un Cambodge complètement ravagé. La

population est épuisée. Les hommes ne représentent plus que 40% de la population adulte.

L’agriculture est en piteux état, manquant de tout : intrants, semences, outils, animaux de traction…

La réforme agraire et la libéralisation de l’économie

Face au manque de moyens de production (population affaiblie, terre en friche, absence

d’outillage et de matériel végétal), la république Populaire du Kampuchéa, installée par les

vietnamiens en 1979, organise une nouvelle mise en commun des moyens de productions sous la

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forme de « groupe de solidarité ». La production est redistribuée en fonction du travail investit par

chacun.

Le réel redémarrage de l’agriculture intervient avec le partage des terres au début des années

80. En fonction du finage, chaque famille reçoit une surface à cultiver avec un titre provisoire de

possession qui correspond à un droit d’usage à long terme mais n’est en rien un titre de propriété.

Cette décollectivatisation foncière est en grande partie à l’origine de la différenciation sociale

et économique qui s’installe progressivement. Malgré une apparente équité lors de la distribution

foncière, certains agriculteurs sont, dès le départ à l’avantage. Grâce à des terres mieux situées, plus

fertiles, ces agriculteurs s’enrichissent progressivement. Dans de nombreux villages, seules les terres

de rizière ont été partagées, les terres exondées, de plateaux ou de piémonts étant librement défrichées.

La récupération d’animaux de traction (il n’y a pas eu de redistribution du cheptel), ou encore une

main d’œuvre familiale plus nombreuse permettaient alors de défricher des surfaces importantes de

plateaux.

Les fonctionnaires et les militaires ont également reçu des surfaces cultivables, souvent plus

importantes que celles des simples paysans. Grâce à leurs revenus non agricole, ils vont être les

premiers à accumuler du foncier en rachetant les terres des agriculteurs endettés.

L’Etat opte pour la politique du droit à l’occupant en 1983/84 afin de stabiliser le foncier,

seule mesure réaliste possible devant le problème insurmontable laissé par la période khmer rouge.

De nombreuses familles originaires des provinces voisines sont attirées par le haut potentiel de

production des terres rouges et migrent dans le district de Chamkar Leu. A la fin des années 90 le

foncier est totalement occupé dans ce district. Ce processus de saturation foncière, aujourd’hui

alimenté par l’augmentation démographique, se déplace vers l’est au travers de la plaine de Speu et

dans le district de Stueng Trang. La pression foncière qui en résulte entraîne l’évolution du système

agraire vers une plus forte intensification et le développement des cultures pérennes.

4 De nouvelles stratégies agricoles orientées vers le long terme

Suite à la redistribution des terres, les agriculteurs mettent en place des cultures de vente telles le soja,

le sésame, le haricot mungo. Ces cultures à cycle court permettent de dégager rapidement un surplus

financier. La riziculture, quant à elle, tient toujours sont rôle de culture vivrière. Les systèmes de

cultures annuelles avec soja peuvent avoir de hautes productivités de la terre et une valorisation élevée

de la journée de travail (6$/Hj/ha en moyenne). Le nombre d’Homme jours de travail nécessaires au

bon fonctionnement de ces systèmes est deux fois plus important que pour le bananier, l’hévéa ou

l’anacardier. De plus, ces besoins en travail sont très localisés et provoquent donc des pics de travail.

Les deux cycles de cultures par an sont considérés comme un atout par les agriculteurs car cela permet

d’avoir deux revenus par an. Ces systèmes sont cependant à risque car les cultures sont très sensibles

aux aléas climatiques.

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Des systèmes de cultures qui s’essoufflent…

Ces cultures annuelles de ventes demandent une main d’œuvre nombreuse pour les travaux de

semis, de désherbage et de récolte. De plus ce sont des cultures très sensibles aux aléas climatiques. Le

caractère aléatoire de l’arrivée des premières pluies oblige souvent les agriculteurs à pratiquer un

double semis, sans toujours obtenir une récolte. Enfin, les agriculteurs n’apportant pas ou peu

d’engrais, ces cultures finissent par affaiblir les sols, même les riches plateaux de terre rouge.

Devant ces contraintes et dans l’objectif d’améliorer les productivités de la terre et du travail,

les agriculteurs optent progressivement pour des cultures plus extensives en travail et permettant de

maintenir la fertilité des sols.

Le rapide déploiement de l’anacardier

L’anacardier, nouvelle culture de rente dans les années 1980, fait son apparition dans la région

dès 1994. Sa mise en place demande peu de capitaux et de travail. Cet arbre rustique s’adapte à de

nombreux terroirs. Il remplace les cultures annuelles dont les rendements diminuent faute d’une

gestion de la fertilité des sols. Cependant, les premières années, les lignes intercalaires supportent des

cultures annuelles. L’anacardier surplante également le bananier : cette culture, pouvant être très

rémunératrice, voit ses surfaces diminuer car les plantations sont de plus en plus touchés par fusarium

oxysporum.

La possibilité d’exporter des noix brutes pour approvisionner le Vietnam ou existe un marché

important et organisé génère un large mouvement de plantation, renforcé par la création dans la région

d’une usine de transformation en 2002.

Une nouvelle l’hévéaculture

L’hévéaculture se redéploie progressivement au début du XXIèmesiècle Suite au régime de Pol

Pot, durant lequel toutes les plantations d’hévéa sont exploitées par les Khmers Rouges, les anciennes

plantations paysannes sont redistribuées tandis que les plantations industrielles restent sous le contrôle

de l’Etat. Jusqu’en 1999, les nouveaux propriétaires n’ont pas l’autorisation de couper leurs

plantations vieillissantes, malgré l’âge et leur mauvais état. Mais avec la crise mondiale du prix du

caoutchouc naturel en 1999, la majorité des vieilles plantations est coupée en moins de 3 ans. La vente

du bois permet aux agriculteurs d’investir dans le foncier, dans le matériel agricole ou encore dans une

activité off-farm. L’hévéa est alors, au départ, remplacé par des cultures annuelles qui bénéficient de

sols fertiles puis ensuite par de l’anacardier ou des fruitiers.

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Récemment les agriculteurs investissent de nouveaux dans l’hévéaculture qui représente une

solution aux problèmes de la baisse de fertilité des sols. Cette culture pérenne est également très

rémunératrice par rapport à l’anacardier. Le nouvel essor que connaît l’hévéaculture paysanne est

cependant freiné par les disfonctionnements de la filière hévéicole dans les districts de Chamkar Leu et

de Stueng Trang. Malgré le soutien du projet « Hévéaculture Familiale » qui apporte crédits, matériel

végétal, engrais et conseils techniques, seuls les agriculteurs possédant plus de 2 ha/actif ou un revenu

non agricole conséquent investissent dans une plantation d’hévéa. La confiance dans l’Etat, qui

possède le monopôle de la commercialisation du latex, est faible. L’Etat, à travers les 5 plantations

gouvernementales pratique une politique d’achat exclusif à bas prix et interdit la vente du caoutchouc

aux usines privées qui proposent pourtant des prix du kilo de latex plus rémunérateurs (ou bien encore

l’exportation sur le Vietnam proche).

Les productivités du travail (8,5$/Hj total) et de la terre (770$/ha) du système de culture hévéa

en !monoculture clonale sont très intéressantes et proches de celles du bananier qui reste la spéculation

la plus rémunérative en 2005 (9,1 $/Hj total et 843$/ha). Si l’extension du bananier est très limitée et

son avenir assombri par le développement des maladies, l’hévéa reste extrêmement prometteur

d’autant qu’un titre de propriété est attaché aux parcelles développées dans le cadre du projet.

Des stratégies agricoles liées au foncier

La surface et la nature (ou localisation) du foncier ont été et sont les déterminants essentiels

dans la différenciation économiques et sociales des exploitations agricoles. Elles définissent les

stratégies qu’adopte chaque agriculteur. Les agriculteurs qui, au court de l’histoire, ont réussi une

accumulation conséquente de foncier choisissent des stratégies à long terme qui se traduisent par la

mise en place de systèmes de cultures à base de pérennes (hévéa, fruitiers dont le durian…), dans

l’objectif de limiter l’emploi de main d’œuvre et de sécuriser le foncier. Ainsi plus la superficie

agricole cultivée (SAU) de l’exploitation est grande, plus le pourcentage de cultures pérennes qui

l’occupent est élevé.

Une stratégie à court terme vise tout simplement à obtenir le plus rapidement possible des

revenus pour survivre. Elle se traduit donc par des systèmes de cultures annuelles avec deux cycles par

an, qui peuvent être aussi en intercalaire des plantations pérennes en période immature. Ces stratégies

à court terme se retrouvent dans les exploitations où la SAU par actif familial est faible. Ces stratégies

sont dangereuses car très sensibles aux aléas climatiques. De même, ces cultures annuelles sont de

moins en moins rentables (prix faibles et baisse de fertilité des sols avec des itinéraires techniques peu

intensifs).

L’élevage bovin reflète également cette grande disparité entre exploitations agricoles. Les

bœufs sont utilisés comme force de tractions sur les exploitations modestes tandis que l’élevage de

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« bovins viande » est en général la propriété des riches propriétaires terriens qui confient leurs

animaux en gardiennage.

Hormis les exploitations de très faibles SAU qui n’ont guère le choix, rares sont les exploitants

qui adoptent une stratégie unique. Etant très réactif aux variations de prix des produits agricoles, les

agriculteurs mettent en place des stratégies de diversification des productions qui leurs permettent de

se réorienter rapidement en cas de baisse des prix sur un ou plusieurs produits afin de minimiser les

risques

La nécessité des activités off-farm

Ainsi le fossé s’élargit entre les exploitations agricoles à « forte SAU » qui dégagent un

revenu agricole conséquent grâce à leurs stratégies à long terme, et les « petites » exploitations, très

fragiles. Le foncier a donc bien un rôle tampon tant comme réserve pour de futures plantations dans un

objectif d’augmentation substantielles des revenus que comme outil productif plus ou moins extensif

selon la main d’œuvre disponible Celles-ci supportent souvent des familles nombreuses et se

maintiennent grâce à la location de la main d’œuvre familiale. Cependant cette activité reste

saisonnière car liée aux travaux agricoles.

Entre ces deux extrémités, une multitude de systèmes de production émergent dans un

continuum de situations possibles. Le revenu familial est constitué à la fois par l’activité agricole et

par une ou plusieurs activités non agricoles de complément plus ou moins saisonnières : commerce,

transport, location de matériel agricole, journalier…Dans le district de Chamkar Leu, ces activités off-

farm se développent de plus en plus face aux limites de l’activité agricole provoquées par la saturation

du foncier et le manque de capital et d’information technique pour intensifier les productions.

5 Pression foncière et différenciation sociale

Depuis la redistribution des terres datant du début des années 80, la question foncière est un

sujet particulièrement sensible aux niveaux économique, politique et social. La propriété privée fut

réintroduite en 1989 mais la loi foncière de 1991 confirme la mainmise de l’Etat sur le foncier. Il

apparaît aujourd’hui que seule une infime partie de la population rurale possède des titres de propriété.

Les paysans cambodgiens peuvent exploiter, vendre ou donner en héritage la terre qu’ils cultivent mais

celle-ci reste intrinsèquement à l’Etat. Cette insécurité foncière est renforcée par la précarité

économique qui nourrit le sous investissement rural et donc la fragilité de la propriété foncière..

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Le marché du foncier

La vente de terre se fait essentiellement pour rembourser les dettes, alimentant ainsi la

concentration du foncier au profit des classes moyennes ou riches. Une fois vendue ou très largement

hypothéquées l’agriculteur a peu de chance de récupérer sa terre. Les paysans qui se dépossèdent de

leur terre en période de crise la relouent en général l’année suivante, à leur propre acheteur, à des

loyers énormes. Le processus d’endettement, classique, prévalait déjà dans les années 50/70. Il était

nourri par les taxes foncières alors qu’aujourd’hui il est favorisé par un système d’accès au crédit peu

efficace.

Ce processus de différenciation sociale et économique est accéléré par la pression

démographique. L’accroissement de la taille des familles favorise le morcellement des propriétés au

moment des successions, encourageant ainsi la fragilité de la situation foncière de nombreux

agriculteurs. La concentration foncière est dans une large mesure à l’origine de la progression du

nombre de sans-terres.

Dans un contexte de spéculation foncière et d’accroissement démographique le prix de la terre

connaît une envolée.

Depuis le début des années 90 on assiste à une accélération des dynamiques de différenciation des

exploitations agricoles. Ce processus est accéléré par la pression démographique qui se traduit

notamment par le morcellement des exploitations lors de la transmission du patrimoine aux enfants.

Aujourd’hui, la moitié des exploitations agricoles possèdent moins de 1 ha de SAU/actif. Une partie

des agriculteurs a, au contraire, plus de 5 ha de SAU/actif. Ce développement découle d’une

succession de phases d’accumulation du foncier pour une partie des agriculteurs et, en parallèle, d’une

phase de décapitalisation foncière pour une autre partie des agriculteurs. Installés à des époques

différentes et dans des conditions inégales, les unités de production ont évolué de façon très

différenciée entre 1980 et 2004. En moins de 25 ans, des situations très diverses se sont créées, dans

un contexte global de recolonisation du foncier et de développement des cultures pérennes.

6 Une reconversion pour la population agricole ?

Le système agraire actuel au nord-ouest de la province de Kompong Cham résulte de

différentes phases et stratégies d’occupation du foncier. Installées à des époques différentes et dans des

conditions inégales, les unités de productions ont évolué de façon très différenciée entre le retrait des

Khmers Rouges et aujourd’hui. En moins de 25 ans, des situations très diverses se sont créées, dans un

contexte global de recolonisation du foncier et de développement des cultures pérennes.

Le déplacement du front de recolonisation du foncier (occupation totale de la SAU) se déplace

de l’Ouest (district de Chamkar Leu) vers le Nord-Est (district de Stueng Trang). Ce mouvement ne se

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traduit pas obligatoirement par une augmentation de la densité de population à l’Est car les terres

nouvellement acquises appartiennent à des propriétaires absentéistes ou à des grands producteurs de

l’Ouest de la zone.

La part importante de grandes exploitations agricoles et la présence de l’hévéaculture

considérée comme une culture de riche au Cambodge donne l’impression d’une certaine prospérité

dans la région. Mais derrière cette richesse potentielle, l’endettement d’une large partie de la

population rurale est bien réel.

Les différences de taille d’exploitations se traduisent par des différences encore plus

importantes en terme de revenus agricoles. Ainsi alors que le coefficient de différenciation est de

l’ordre de 10 pour la SAU/actif, il est de 100 en ce qui concerne les revenus agricoles.

Actuellement, la stratégie globale est celle de la diversification sur la base d’une minimisation des

risques liés à la volatilité des prix des produits agricoles. Les exploitations qui ne peuvent se permettre

cette stratégie par manque de foncier sont axées sur l’optimisation de la main d’œuvre familiale.

En effet, le foncier de plus en plus rare, oblige les agriculteurs à adopter des activités non-

agricoles. Les objectifs ne sont pas les mêmes en fonction de la catégorie socio-économiques à

laquelle appartient l’agriculteur. Les plus démunis veulent valoriser une main d’œuvre familiale et

diversifier les activités de la famille pour limiter les risques et assurer un revenu proche du seuil de

survie. Les plus riches souhaitent également diversifier leurs activités et surtout placer leur capital. Ces

activités extérieures restent cependant très liées au domaine agricole.

Malgré des secteurs secondaire et tertiaire trop peu développés dans la région, un scénario

prévoyant une augmentation de la part non-agricole dans le revenu familiale est plausible dans les

années à venir, notamment pour la petite paysannerie.

La privatisation des plantations industrielles actuellement réalisée par l’Etat et la redistribution

de parcelles aux plus démunis en foncier permettrait de ralentir le processus de décapitalisation

foncière qui touche de nombreux agriculteurs. Cette privatisation n’engendrerait pas de conséquences

négatives pour les plantations hévéicoles famililales actuelles comme ce fut le cas dans certains

situations en Afrique de l’ouest où ce processus s’est accompagné d’un désengagement de l’Etat par

l’arrêt des financements et des programmes en cours. Au Cambodge, l’implantation de l’hévéaculture

familiale se fait indépendamment des plantations industrielles d’Etat.

L’obtention de titres de propriété reste également une priorité pour beaucoup mais cela

demanderait un effort colossal que les services de l’Etat ne peut pas mettre en œuvre dans les zones

rurales.La corruption des services est également un frein puissant. Cette situation se traduit par un

manque général de confiance des agriculteurs qui ont toujours peur que l’Etat d’une manière ou d’une

autre reprenne leurs terres. La génération actuelle des chefs d’exploitation qui sont les décideurs a

connu la période de collectivisation et celle qui a suivi (période dite « vietnamienne ») … Assurer la

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sécurité foncière est nécessaire pour permettre un bon redéploiement de l’hévéaculture par exemple

qui reste la spéculation phare en 2006. Cette sécurisation du foncier est d’ailleurs une composante du

projet qui facilite l’obtention d’un titre de propriété pour les parcelles plantées en hévéa.

A l’avenir, la mise en place d’un réseau de fermes de référence (avec une modélisation

fonctionnelle du type de celle développée avec le logiciel Olympe) permettrait un suivi en temps réel

de l’évolution de ce système agraire et d’observer l’évolution des exploitations de faible SAU afin de

valider avec plus de précision la cause de leur endettement ou bien, au contraire, de mesurer

quantitativement leur niveau de capitalisation afin d’apporter des solutions adaptées.

Colloque international “Les frontières de la question foncière – At the frontier of land issues”, Montpellier, 2006 14

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