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L'IMPOSSIBLE AMOUR

Titres dejà parus dans cette collection

I

T O I , M A F O L I E

par LUCIENNE ROYER

II

LA REVANCHE DU PASSÉ par ANNE DUFFIELD

traduction de CLAUDE PORTALÈS

RENÉ GLATIGNY,

L ' I M P O S S I B L E

AMOUR

ROMAN

N O U S D E U X E D I T I O N

3, Rue Taitbout - PARIS IXe

Copyright by Nous Deux Edition 1949

CHAPITRE PREMIER

Les jardins inondés de soleil, de joyeuses allées et venues de jeunes filles et de jeunes gens, l'éclat d'une chaude journée d'été. Et lui restait là, au bord de la terrasse, saisi d'une inexplicable anxiété, d'une inquiétude proche de l'angoisse.

Une jeune fille, petite, menue, rondelette, les cheveux ébouriffés, un gros livre sous le bras, passa :

— Hé ! Guy ! que fais-tu là ? Il y a au moins une heure que tu fais le poireau ! On t'a engagé pour jouer les cariatides ?

Comme son visage restait de glace et qu'il ne répondait rien, mali- cieuse, elle insista :

— Je parie que tu attends Hélène ?... Je viens de la voir. Elle est encore en train de « plancher ». Mais, n'aie pas peur, elle se tirera d'affaire. C'est un génie, la princesse !... Et sans doute que ses che- veux couleur de cuivre ont un pouvoir magique.

— Hélène a les cheveux blonds et non roux, répondit-il tran- quillement.

La jeune fille rit, mais son rire ironique avait quelque chose d'acide et même de méchant. Elle n'était pas la seule à tourner autour de Guy, et depuis longtemps. Presque toutes les étudiantes avaient vainement tenté, en ces quelques mois, de conquérir ce jeune premier ténébreux, bourru, orgueilleux.

Nombre de jeunes filles n'avaient pu taire leur dépit, quand elles avaient vu naître et se développer entre Hélène de Champs et lui une si étroite amitié.

— Oh ! je ne touche pas à ton idole, va !... Mettons qu'elle soit blonde, très blonde. Couleur de miel, si tu veux. N'empêche que c'est

une grande cruche !... Toi, après tout, on comprend, tu as besoin de gagner ta vie... Tandis qu'elle ! je ne vois pas quelle nécessité l a pousse à bûcher pareillement. Elle est riche à millions ! Qu'est-ce qu'elle en fera de sa science ?

Guy haussa les épaules. La jeune fille s'éloignait. Une soudaine tristesse, un sentiment d'amer découragement envahit

l'âme du jeune homme. « Riche à millions... Riche à millions !... »

Il regarda ses pauvres chaussures qui tentaient vainement de cacher leur décrépitude ; il sentit la misère de son vieux veston de flanelle.

« Riche à millions... Et après ?... Est-ce qu'une tendre amitié ne peut pas fleurir entre deux êtres qui appartiennent à des classes sociales différentes ?... »

C'était étrange comme les mots « tendre amitié » sonnaient faux à son oreille ! Quelle ironie ! A la veille de la séparation, Guy Lessard osait enfin regarder loyalement en lui.

« Je ne sais rien d'elle. Elle ne m'a jamais rien dit... Elle est si discrète, si timide, et souvent il y a tant de tristesse dans ses yeux; elle est si loin de moi !... J'ignore tout d'elle. Et je ne la connais que depuis trois mois.

Et pourtant ce sentiment était né au premier instant, il en était sûr. Dès le premier regard, ce jour de pluie où il avait franchi pour la première fois les grilles de l'Université. Elle s'était avancée vers lui, vêtue de clair, un léger capuchon sur ses cheveux d'or. Elle était venue à sa rencontre comme un rayon de soleil. Et aussitôt il lui sembla l'avoir toujours connue, l'avoir toujours attendue. Elle venait à lui par la porte du destin, vivante et lumineuse.

I l l'avait saluée comme malgré lui et, incertaine, un peu confuse, elle avait répondu à son salut, cherchant visiblement à se rappeler où elle avait bien pu déjà le voir. Deux jours plus tard, ils s'étaient de nouveau rencontrés dans la cour et ils avaient bavardé, tout naturelle- ment, sans aucun embarras. La voix de la jeune fille avait bouleversé Guy. C'était une voix chaude, profonde, émouvante. II eut l'impression, à l'entendre, qu'elle avait déjà beaucoup souffert, malgré sa jeunesse.

Parfois il réussissait à la faire rire; et, pour quelques minutes, elle paraissait oublier le lourd secret qui la rendait toujours grave et sérieuse.

Une tendre amitié ? Mais, à la seule pensée de la quitter, main- tenant et peut-être pour toujours, il sentit son cœur défaillir.

C'est à ce moment qu'elle parut. Illuminés par le soleil qui décou- pait sa silhouette, ses cheveux semblaient une auréole de lumière autour du beau visage pur. Elle avait une de ces robes de toile qu'elle aimait porter, une robe très simple en apparence, mais, en réalité, un modèle de haute couture, qui mettait en valeur cette grâce et cette désinvolture qui ne s'acquièrent que par l'habitude vraie de l'élégance.

Elle descendait lentement les marches, ses petits pieds délicats et parfaits chaussés de sandales bleues; le cœur de Guy bondit de joie en lui, à la fois martyr et heureux : « Je l'aime... Je l'aime... »

Quand Hélène l'aperçut, son visage s'illumina, et elle sourit, ten- dant les mains vers lui en un geste d'offrande.

— Ah ! Guy ! tu es vraiment l'ami fidèle... Tu n'es pas fatigué de m'attendre ?...

— Je saurais t'attendre même toute la vie, s'il le fallait...

Elle lui lança un bref regard, profond, pénétrant; mais, tout de suite, elle reprit, avec légèreté, comme si elle voulait atténuer l'impor- tance de ces paroles, prononcées pourtant avec tant de chaleur :

— J'aurais pu récolter un vingt, je connaissais la question sur le bout du doigt, mais, à un moment donné, je ne sais pourquoi, j'ai été distraite. U n grand vide s'est fait dans mon cerveau... et je ne m'en suis tirée que par miracle...

— Pourquoi étais-tu distraite ? A qui pensais-tu ?

Elle tenait ses longs cils baissés. Elle répondit, hésitant légèrement:

— Curieux ! T u veux toujours tout savoir de ce qui se passe dans mon cerveau ! Mais tu sais très bien qu'il y a toujours en chacun de nous un secret, un coin inconnu des étrangers.

— Des étrangers ? dit-il vivement. Je suis donc un étranger pour toi ? Pour moi, il n'en est pas de même, vois-tu, Hélène. Il n'est rien en moi qui ne t'appartienne...

C'en était fait, les mots imprudents avaient jailli spontanément presque malgré lui. Il trembla, attendant une réaction moqueuse, un sourire de mépris. Hélène ne dit rien; elle posa seulement sa main sur son bras et demanda à voix basse :

— Où allons-nous, maintenant ?

— Tu es libre ? T u ne rentres pas tout de suite chez toi ?...

— Non, j'ai dit qu'on ne m'attende pas pour le thé... parce que je voulais rester un peu avec mes camarades...

— Alors, Hélène... aujourd'hui... aujourd'hui, je suis riche... Je peux t'offrir une promenade et le thé...

(Il avait vendu exprès deux dictionnaires ce matin-là.)

— Oh ! chic !... Oui, je veux bien, Guy... Mais pas le thé... Je n'ai pas d'appétit. Comment peux-tu penser à manger un jour comme celui-là. Si tu ne me trouves pas trop romantique, j'aime mieux me contenter de l'azur du ciel, du parfum des fleurs, du chant des oiseaux...

Il comprit sa délicatesse; elle ne voulait pas l'humilier en n'accep- tant pas.

Il prit une de ses mains et la baisa, doucement :

— Si tu me le permets, comme dessert, je t'offrirai aussi quelque nuage rose. Je suis sûr qu'ainsi tu garderas ta ligne !

Un bonheur sans partage l'inondait.

Il lui sembla que toute la beauté du monde, toute la splendeur de cette émouvante journée avaient été créées pour eux seuls, pour servir de cadre à cette heure.

Arrivés au parc, ils s'appuyèrent un instant à la balustrade; silen- cieux, ils contemplèrent le spectacle de la ville étendue à leurs pieds, le fleuve scintillant, les collines estompées dans la brume bleue.

— Hélène, dit Guy, c'est pour moi la plus belle ville du monde. C'est ici que je suis né... Oui... N'est-ce pas lorsqu'on commence à aimer qu'on naît seulement à la vie ?...

Elle ne répondit pas; le vent soulevait légèrement ses cheveux cuivrés autour de son visage ; ses yeux erraient au loin.

— Hélène, je t'aime, je t'aime de tout mon cœur. Depuis trois mois que nous nous sommes rencontrés, je ne sais rien de toi, mais mon âme est à toi, je ne peux pas imaginer vivre sans toi, je ne peux pas comprendre comment j'ai vécu sans toi jusqu'à présent. Toi, sans doute, as-tu déjà deviné : mais, ce que tu ne peux pas avoir compris, vois-tu, c'est la profondeur de mon sentiment.

Elle se tourna vers lui et le regarda longuement. Puis, de sa voix douce et profonde, elle dit :

— Moi aussi, je t'aime beaucoup, Guy... Je t' aime depuis le premier moment où nos yeux se sont rencontrés.

« Oh ! se dit intensément Guy, si cet instant pouvait s 'arrêter ! Il est trop beau pour le laisser s'enfuir... »

Son bonheur était tel qu'il pensa vraiment que son cœur allait éclater. Hélène, qui le fixait intensément, vit perler quelques larmes dans ses yeux. Et ces larmes de bonheur lui parurent le don le plus magnifique qu'il pût lui faire.

Elle posa ses mains légères sur ses épaules ; lentement, elle s'appro- cha de lui jusqu'à l'effleurer de sa poitrine palpitante et, pour la pre- mière fois, doucement, longuement, elle l'embrassa sur les lèvres.

Les bras de Guy l'étreignirent passionnément...

— Oh ! Hélène, peut-être que des millions d'êtres se sont déjà aimés avant nous, mais il me semble qu'aucun n'a pu s'aimer comme nous nous aimons... Hélène...

— Ne disons rien, Guy...

Ils s'assirent sur un banc de pierre.

— Je suis heureuse, dit Hélène à mi-voix, heureuse que tu m'aies dit aujourd'hui ton amour. Je n'aurais pas pu me décider à partir sans te dire la vérité...

— Partir ?

Le mot le frappa douloureusement.

— Oui, demain, je vais à Fronsac. Nous y resterons trois mois, Maman est délicate, elle a besoin de beaucoup de soins, et le docteur veut qu'elle reste dans notre maison de campagne pendant tout l'été...

— Trois mois... trois mois séparés ! Mais sais-tu ce que cela signifie, maintenant...

— Fronsac n'est pas loin, objecta-t-elle faiblement.

— Mais je suis si pauvre, Hélène, tu le sais. Il me faudra rester ici à me morfondre de jalousie, à penser à toi, si belle, si désirable, aux fêtes, aux bals, où tu iras, où tu seras courtisée par tous...

Elle sourit de son étrange sourire mélancolique.

— Quel fou tu es, Guy ! Je ne danserai pas. A Fronsac, je mène une vie très retirée, je suis toujours avec maman...

Elle se tourna vers lui, et il remarqua combien ses yeux scin- tillaient, combien son expression s'était modifiée.

— Cela te fait rire que ce soit moi qui parle d'accompagner maman, n'est-ce pas ? Mais elle est si belle et si jeune encore... tou- jours une petite fille... Elle ne peut rien faire sans moi...

— Et tu me sacrifies, dit-il avec tristesse.

Mais, tout de suite, il sentit qu'il l'avait blessée par cette remarque. Il l'embrassa impétueusement.

— Pardonne-moi, Hélène... Je suis méchant. Mais je préfère que tu le saches, tout de suite. J'ai un caractère affreux, je suis violent, impulsif, jaloux, coléreux, soupçonneux. Quand j'aime, je suis... comment dirai-je, trop exclusif...

— Quand tu aimes ? dit-elle doucement, caressant de sa main le visage de Guy. As-tu donc aimé tant de fois ?

— C'est la première, Hélène, je te le jure.

— Alors comment sais-tu que tu es jaloux, soupçonneux, exclusif... ?

Il rit.

— Oh ! tu as raison... Tu es adorable, Hélène. Il baisa ses cheveux.

Le visage d'Hélène était redevenu grave :

— Ecoute, Guy, dit-elle. Ecoute-moi bien. Je ne sais pas ce qu'il adviendra de nous dans l'avenir, je ne sais pas si le destin nous per- mettra de nous revoir, mais souviens-toi que, quoi qu'il arrive, je t'aimerai toujours. Il n'y aura qu'un homme dans ma vie, Guy. Moi aussi, je me connais bien. Et je peux te dire que, lorsque j'aime, c'est pour toute la vie...

Il recueillit ces dernières paroles sur ses lèvres, et, encore une fois, ils furent dans les bras l'un de l'autre, étroitement enlacés, et ces baisers avaient comme une saveur aiguë de désespoir.

Puis elle se détacha de lui. Elle pleurait.

— Pourquoi pleures-tu ?

Elle sourit, un peu honteuse.

— Je ne veux pas que tu pleures, je veux te donner tout le bonheur de la terre, Hélène... Comme il est étrange que nous ayons pleuré tous les deux aujourd'hui, pour notre premier jour d'amour...

Elle évita son regard et dit, en hâte :

— Guy, veux-tu m'accorder une faveur ? Séparons-nous ici... là même où nous nous sommes dit que nous nous aimions...

Il éprouva un serrement de coeur :

—- Hélène, nous avons tout le temps... Pourquoi veux-tu que nous nous quittions déjà ? Ne pouvons-nous partir ensemble ?

— Il faudra retourner au milieu de la foule, nous séparer dans une rue quelconque, dans le bruit et la laideur... Je t'en prie, Guy. Embrasse-moi encore, fort, très fort...

Il l'embrassa, passionnément, sur les lèvres.

— Ne dis pas « la dernière fois », Hélène. Nous ne nous sépa- rerons plus jamais...

— Alors, au revoir, mon amour. Ne disons pas « Adieu »...

Brusquement, elle s'arracha à ses bras. Il la vit courir, se retourner encore une fois, faire un grand signe et disparaître enfin derrière un buisson rose.

Et, quand elle ne fut plus avec lui, il eut l'atroce sensation que la journée avait perdu tout son éclat; que la beauté du monde s'était tout entière obscurcie.

Pendant quelques secondes, il resta ainsi, immobile, fixant le point où elle avait disparu. Il avait dans les yeux un halo rose qui dansait, éblouissant, créant en lui une sorte de vertige. Ce n'est que peu à peu qu'il retrouva un semblant d'équilibre. Des enfants passèrent en criant, soulevant un nuage de poussière. Leurs cris s'apaisèrent plus loin. Ensuite, ce fut une jeune femme au visage triste, dont le regard le fixa, étonné. C'est seulement alors qu'il s'aperçut qu'il pleurait...

« Je vais rester trois mois sans la voir... Je ne la reverrai peut-être plus jamais... C'est impossible, je ne peux pas. Je préfère mourir. »

Il fut tenté de courir derrière elle, de la rattraper, de lui crier qu'ils ne pouvaient pas s'abandonner ainsi sans une promesse sûre, sans fixer le jour, l'heure exacte, de leur prochaine rencontre...

Puis il se domina, vainquit ses inquiétudes.

— Est-ce sa faute si je ne peux pas la revoir ? C'est celle de ma pauvreté damnée.

Il retourna vers le banc. Il lui semblait qu'elle était encore là. Il entendait de nouveau dans l'air cette voix profonde, mélancolique. Pourquoi était-elle si triste ? Pourquoi avait-elle dit « quoi qu'il arrive » ? Les paroles qu'elle avait prononcées revenaient toutes, obsé- dantes, et chaque mot lui semblait empreint de tristesse, de renonce- ment, comme alourdi du poids d'un secret. « Il y a quelque chose dans sa vie qu'elle n'ose pas m'avouer; je le sens... J'en suis sûr... »

A ce moment, son regard fut attiré par un objet. A ses pieds, il y avait un portefeuille de maroquin rouge. Il le ramassa, l'examina.

« Il est tombé, pensa-t-il aussitôt, du sac d'Hélène quand elle a tiré son mouchoir pour s'essuyer les yeux. »

Mais pourquoi ses mains tremblaient-elles ? Pourquoi était-il si effrayé ? « S'il est à Hélène, je ne dois pas l'ouvrir. Je le lui rendrai... » Le lui rendre ? Comment ? Il ne possédait même pas son adresse. Il se souvenait l'avoir accompagnée une fois sur les quais, et elle lui avait dit qu'elle demeurait dans un hôtel particulier dont les fenêtres donnaient sur le fleuve.

« Peut-être l'adresse se trouve-t-elle dans le portefeuille ?... »

Il l'ouvrit. Il contenait de l'argent, une carte de visite : Marianne Laurent, 18, rue des Remparts.

Il y avait encore d'autres papiers : deux lettres sans enveloppe; il les ouvrit en hésitant. Une phrase lui sauta aux yeux : « Aucune femme, jamais, ne m'a donné le plaisir que tu sais me donner... »

Il lut alors au hasard, avec, grandissant, un sentiment indéfinissable de dégoût. Des phrases passionnées, des phrases presque vulgaires dans leur ardeur sans retenue. « Depuis que tu es à moi... », « Je n'ai jamais aimé personne de cette manière, même pas ma femme, je te le jure. »

Ecriture masculine, sans signature, l'aveu brûlant d'une liaison, tout un étalage impudique et sensuel.

Mais Dieu merci, il ne s'agissait pas d'Hélène !...

Pa r contraste, son imagination passionnée lui représenta l'image d'Hélène, si fine et si claire, se détachant sur le fond ocre de la vieille église, encadrée par les vols de colombes et le ciel bleu. La poésie et la pureté qui émanaient d'elle lui donnèrent un sentiment de paix, un besoin de tendresse infinie.

— Oh ! je saurai bien écarter d'elle tout le mal du monde par mon seul amour.

Il remit l'argent dans le portefeuille. Un sourire ironique parut sur ses lèvres.

« Dire que cela me suffirait pour un voyage à Fronsac..., le prix d'une heure de bonheur. »

Il examina encore la carte de visite, relut le nom : « Marianne Laurent ».

« Qui sait combien elle donnerait pour récupérer ses lettres, cer- tainement plus de quatre mille francs... En ce moment, elle doit déjà

être en proie au désespoir, elle croit sans doute que tout est perdu... Mais vous avez de la chance, madame Laurent... Vous avez affaire à un pauvre garçon stupide et honnête qui rapportera lettre et argent. Et vous n'imaginerez jamais qu'il le fait seulement pour épargner un peu de peine à un mari trop crédule... »

I l mit le portefeuille dans sa poche, mais ne bougea pas. Oh ! il avait bien le temps. Il se proposait d'aller à cette adresse demain matin. Il pensa que la dame à cette heure serait seule. Actuellement, il voulait encore rester là, tranquillement, béatement, baigné dans ses souvenirs.

Mais, c'était étrange, il ne réussissait plus à penser à Hélène avec le même abandon... Ce maudit portefeuille de maroquin rouge pesait dans sa poche, comme une pierre, alourdissait son cœur comme un cauchemar.

CHAPITRE II

Sa nuit fut troublée de cauchemars pendant ses brefs moments de sommeil, mais aussi enjolivée par l'image suave de celle qu'il aimait, si vive et si proche de ses yeux, même quand ils étaient clos, comme s'il l'avait recueillie dans son âme et la retenait prisonnière.

Et petit à petit, il évoquait les paroles prononcées, les instants divins, prenait une décision, absolument nécessaire pour calmer son esprit : « Je dois la revoir. Je ne peux pas rester longtemps sans elle. Il faut que je trouve un moyen. Je travaillerai, je prendrai n'importe quel emploi, même le plus humble, qui me permette de ramasser l'argent suffisant pour aller là-bas. » Il lui semblait déjà la voir se détacher sur le fond de la mer, lumineuse et claire, créature d'azur et de soleil.

Il se leva tôt le lendemain, et, tandis qu'il s'habillait, il sentit dans sa poche le portefeuille rouge et en éprouva de nouveau un sentiment de gêne.

— Il faut que je le rapporte, que je m'en débarrasse au plus tôt. Il regarda l'adresse et sortit presque tout de suite. La matinée était

fraîche, mais tout ce qui était sur terre ne l'intéressait plus. Le monde est vide quand la personnel qu'on aime est au loin.

Le numéro 18 de la rue des Remparts était taillé à même la pierre du portail d'une maison ancienne, avec de vieux murs et de grandes fenêtres de style ogival.

« Ce sont généralement les femmes riches, les femmes qui habitent dans des maisons comme celles-là, qui vivent d'intrigues et d'amours éphémères », pensa-t-il en garçon romanesque.

— Laurent ?... demanda-t-il au concierge.

— Première porte à droite.

Un petit escalier couvert d'un tapis rouge, une porte en chêne, avec une plaque de cuivre.

Un sourire ironique flottait sur les lèvres de Guy, tandis qu'il

appuyait fermement sur la sonnette. « U n valet de chambre, en gilet rayé, m'interpellera avec mépris, ira avertir sa patronne, me laissera sur le seuil. Mais nul doute qu'après quelques minutes il me fera passer dans le salon avec les plus grands égards ! »

L a porte s'ouvrit. Un homme grand et svelte, aux cheveux lustrés, vêtu d'un complet clair, accueillit Guy très cordialement...

— Ah !... Vous êtes le premier... Le plus chanceux, donc... Venez avec moi.

Les meubles de l'antichambre étaient recouverts de housses; la

tapisserie des murs laissait apparaître, plus clair, l'emplacement des tableaux qui y étaient auparavant accrochés.

« Ces gens sont sur le point de partir. Cet homme a tout l'air d'être le maître de la maison. Je ne lui demanderai rien au sujet de sa femme, elle ne le mérite certes pas, mais je ne veux pas le boule- verser, lui... Mais que signifie : « Vous êtes le premier ? » Pour qui me prend-il ? »

Embarrassé et confus, Guy suivit l'homme dans un petit bureau où tout était encore en ordre. Cet homme désinvolte, pas encore rasé, aux superbes yeux intelligents, lui inspirait de la sympathie, et il se demanda comment une femme pouvait penser à le trahir...

— Je suis Laurent, dit l'homme, en montrant un siège.

Il parut remarquer l'embarras du jeune homme. Vite, il demanda :

— Vous êtes bien chauffeur, n'est-ce pas ? Vous êtes venu à la suite de mon annonce dans le journal ?

Et, sans lui donner le temps de répondre :

— Je suis très content que vous soyez venu rapidement, parce que j 'ai absolument besoin de partir tout de suite. Le chauffeur que j'avais jusqu'à maintenant m'a quitté l'autre jour, parce que je me suis permis de lui faire observer que dix litres par jour d'essence... volée... étaient plutôt énormes...

Il rit; son rire était franc, loyal.

« Il n'est pas jeune, mais il est fascinant », pensa Guy, et pen- dant ce temps il cherchait à s'accrocher à ce prétexte pour expliquer sa présence en ce lieu...

— Oui, je suis chauffeur... Ou, pour mieux dire, j'ai mon permis tourisme, et même poids lourds... Je dois cependant dire que ce serait mon premier... emploi, parce que, jusqu'à maintenant, je travaillais chez mes parents.

Il parlait avec embarras, mais c'était justement cet embarras qui inspirait confiance à Laurent, qui, d'un geste affectueux, lui frappa sur l'épaule :

— Entendu, jeune homme... Ce que je veux, c'est un chauffeur habile et prudent. Je crois que vous êtes le type qu'il me faut. Je vous dis tout de suite que j'ai l'intention de vous attribuer le même salaire qu'à votre prédécesseur, qui, lui, était presque trop habile ! Vingt mille francs par mois... Cela vous paraît beaucoup ?... Oui, je sais, dit-il en riant, ce n'est guère courant, mais je vous ferai travailler beaucoup, je suis toujours en voyage et aux heures les plus sur- prenantes...

Un tumulte de pensées agitait Guy.

« Vingt mille francs, défrayé de tout... Je pourrai économiser, même le mois tout entier que m'envoie mon oncle... Il me sera possible d'aller la trouver, la voir. Mais comment pourrai-je m'éloigner, mon jour de congé ? Et s'il s'en va loin d'ici ? »

— Je vois que vous réfléchissez, dit Laurent. Cela vous semble effrayant ? Qu'est-ce qui ne va pas ?

— Tout... tout va très bien... Mais...

— Je vous avoue, interrompit l'homme de ce ton plein de jovialité qui était le sien, que j'aurais plaisir à vous avoir à mon service. Avant tout, parce que votre figure me plaît. Une femme est toujours heureuse d'avoir un chauffeur d'aspect, disons... sympathique. Et puis... parce que j'ai hâte de partir. Je voudrais être à Fronsac avant le déjeuner, en outre... Dites-moi ce qui ne va pas et je...

Il fut stupéfait de voir le changement d'expression du visage du jeune homme. Il ne pouvait pas supposer que Fronsac était pour Guy un mot magique !

— Ah ! monsieur, moi aussi... Je suis également heureux d'entrer à votre service... Je... je... je ne pouvais pas imaginer que...

S'il avait eu la possibilité de parler, il aurait crié qu'il était disposé à payer même, pour accompagner tout de suite cet homme à Fronsac mais heureusement, trop ému, il ne put le faire.

— Disposé à partir tout de suite ?

— Immédiatement.

Le bonheur brillait dans ses yeux d'une manière si évidente que son patron s'en divertit :

— Je vous donne une belle preuve de confiance, n'est-ce pas ? Je ne vous demande même pas votre nom, ni vos références !

— Guy Lessard. J'ai longtemps habité avec mon oncle à Avi- gnon, je peux vous donner l'adresse... Pourtant ne leur dites pas en quoi consiste mon travail, ils auraient voulu que je reste, que je me consacre...

— Très bien, très bien, jeune homme. Ne vous préoccupez pas de cela. Avez-vous des papiers ?

Guy fouilla dans la poche intérieure de son veston. Ses doigts rencontrèrent le portefeuille de maroquin rouge. Joli document à pré- senter ! Il trouva son permis depuis longtemps inutilisé et le tendit, triomphant :

— Voici, je crois que c'est celui qui vous intéresse le plus, n'est-ce pas ?

M. Laurent y jeta un coup d'œil distrait. Sa décision était déjà prise.

— Très bien, mon garçon. Venez, nous allons voir dans la chambre du chauffeur si nous trouvons une tenue qui vous aille. Vous me paraissez plus robuste, plus vigoureux que mon vieux voleur, mais, par bonheur, ses vêtements étaient toujours trop larges.

Guy suivit son patron. La bizarre aventure l'avait rendu tout joyeux, et il était disposé à tout prendre avec bonne humeur.

« Celle qui sera la plus surprise, pensait-il, c'est ma patronne, quand elle verra le nouveau chauffeur lui remettre des documents si précieux. La première chose qu'elle fera sera certainement de se débarrasser de moi ! Mais cela m'importe peu. J'aurai vu Hélène, et ce sera déjà tant pour moi... »

Mais. toute sa joie s'évanouit quand il eut endossé la veste blanche avec un sentiment de répugnance. Il pensa à l'humiliation qu'il éprou- verait si Hélène le voyait dans cet accoutrement.

— Eh bien, rit Laurent, vous n'avez pas l'air enchanté !... Il est vrai que ce n'est visiblement pas à votre taille !

« Hélène ne me verra jamais comme cela, pensa-t-il. J'aurai bien une heure à moi dans la journée et, à ce moment, je cacherai casquette et veste... »

Ils descendirent ensemble au garage, et, avec beaucoup d'esprit, M. Laurent présenta la belle machine comme s'il avait présenté une jolie femme, en vantant les qualités et en dévoilant des défauts.

Guy se mit au volant avec un peu d'appréhension, mais le plaisir de conduire était tel et la machine si légère et si maniable qu'il s'en sentit le maître absolu presque immédiatement.

M. Laurent s'était assis à côté de lui et lui parlait amicalement.

— Ecoute, dit-il, le tutoyant pour la première fois, je t'accorde une prime si nous arrivons à Fronsac avant une heure. J'ai promis à ma femme d'être à la villa à midi et demi...

Laurent continua, et son visage reflétait une expression tendre et joyeuse :

— Ma femme est adorable, mais un peu extravagante... Je n'ai pas encore réussi à la convaincre qu'il lui est possible de vivre quelques minutes sans moi...

Les mains de Guy se crispèrent nerveusement sur le volant. A son esprit, revenaient les paroles vulgaires et brûlantes des lettres du por- tefeuille.

— Peut-être, poursuivit Laurent, presque comme s'il se parlait à lui-même, peut-être sent-elle... d'une manière fort différente de la nôtre. Elle est Sud-Américaine. Il faut la prendre comme elle est, ajouta-t-il après une pause, et l'adorer.

Guy sourit légèrement.

Ils conversèrent ensemble pendant tout le parcours, jusqu'à ce qu'apparût la ligne bleue de la mer et la tache verte et sombre de la pinède de Fronsac.

La voiture ralentit un peu le long de la grand'route du littoral, grouillante d'une foule en fête.

« Trouver dans toute cette foule ma chère Hélène, pensa Guy, ce ne sera vraiment pas simple ! »

Laurent fit signe à Guy de freiner devant une grille fermée.

— Sonne trois fois avec le klaxon, dit-il, au rythme de la première mesure de la Cinquième Symphonie de Beethoven..., si tu la connais. C'est notre signal... Et ma femme se tranquillisera.

Guy obéit.

Presque tout de suite un petit homme âgé se hâta d'ouvrir la grille. Une avenue longue et droite entre deux haies de rosiers conduisait à

la villa. Le long de cette allée, une femme arrivait en courant. Brune, petite, les cheveux réunis au sommet de la tête et parée d'une robe légère, jaune à fleurs rouges, des sandalettes rouges à talons bas, elle parut tout d'abord à Guy n'être qu'une enfant.

Mais, quand elle sauta sur le marchepied de la voiture qui mar- chait lentement, il se rendit compte que c'était une femme d'environ trente-cinq ans. Ses yeux noirs, extrêmement doux, reflétaient une certaine lassitude. Sa bouche épaisse, sensuelle, révélait par contre un peu de morbidité.

Avec un accent légèrement étranger, elle adressait mille paroles affectueuses à son mari, tandis que saisissant son visage, elle l'embras- sait goulûment.

— Mon amour, mon trésor, tu es très méchant, il y a une heure que je t'attends, tu me fais mourir de peur...

— Mais, mon trésor, on croirait qu'il y a mille ans que nous ne nous sommes pas vus !

— Oh !... Toute une nuit sans nous voir...

« Comme les femmes sont habiles comédiennes, pensait amère- ment Guy. »

M. Laurent ouvrit la portière et descendit de la voiture, ou pour parler plus exactement, fut happé par sa femme.

A droite de la villa, il y avait un énorme massif de lauriers-roses fleuri comme un bouquet fantastique.

Une jeune fille se leva, grande et mince, vêtue d'une robe de lin rose.

Ces cheveux cuivrés, si lumineux dans le soleil, cette figure harmo- nieuse, cette allure pleine de fierté et de dignité !

Hélène !... Hélène !... Guy la reconnut, honteux, joyeux, déses- péré... Hélène !... Pourquoi le destin l'avait-il amené justement là ? Pourquoi l'avait-il conduit près d'elle, pour la rencontrer tout de suite, au premier moment ?

Soudain il rougit de sa tenue, et il désira qu'elle ne le vît pas.

Hélène d'ailleurs ne regardait pas la voiture; elle s'était approchée de M. Laurent et de sa femme.

— Bonjour, papa, dit la douce voix grave. Maman commençait à s'inquiéter, bien que je lui aie affirmé qu'il n'y avait vraiment aucun motif sérieux...

« Papa... et maman », pensa Guy, consterné.

— Cette pauvre enfant, dit tendrement Laurent, a toujours été obligée de faire la morale à sa mère...

Il alla pour la caresser, mais, à la grande surprise de Guy, elle se retira et s'enfuit.

Laurent se tut, et il y eut un instant d'embarras et de gêne, mais, presque tout de suite, il se reprit avec son ton assuré et désinvolte :

— Oh ! Miri, Hélène !... J'oubliais que j'ai une surprise à vous faire. Un nouveau chauffeur, un garçon épatant...

« Guy, viens que je te présente ! »

En entendant prononcer ce nom, Hélène avait légèrement sursauté et s'était tournée vers la voiture.

Guy vit ses yeux se dilater de surprise, puis ses joues se teinter d'un rouge chaud jusqu'aux tempes.

« Pourvu qu'elle ne se trahisse pas, pensa-t-il avec peine. Je ne voudrais pas lui créer d'ennuis, mon pauvre amour. »

Hélène s'était reprise, tendait la main d'un geste cordial et, tandis que Guy mourait de honte et tremblait d'humiliation, elle lui sourit avec une telle tendresse et le regarda avec des yeux brillants d'une joie si confiante qu'il comprit que la surprise l'avait envahie de bonheur...

— Ah ! gazouilla Miri, voici enfin un chauffeur décoratif. Il est très beau.

Guy sourit. Laurent lui mit une main sur l'épaule.

— Rentre la voiture au garage, dit-il, et puis qu'on le fasse servir à la cuisine. Tu es libre jusqu'à cinq heures.

Guy remonta dans la voiture. Il se sentait suivi par le regard d'Hélène, tendrement anxieux, attentif. Il se retourna un instant pour la regarder, et il sembla qu'elle se divertissait de tout cela, contente comme une petite fille.

Soudain sa pensée retourna vers le portefeuille de maroquin rouge, et une indicible angoisse lui serra le cœur.

Donc, la maman qu'Hélène adorait, la maman dont elle avait parlé avec une si intense et désespérée tendresse était la femme indigne qui trahissait son mari, qui recevait des lettres aussi compromettantes et si effrontément audacieuses de son amant !

« Si elle le savait, elle en mourrait de douleur, pensa-t-il avec peine. Il faut absolument que je me taise sur tout cela. »

Il s'attarda un peu dans le garage, examinant la voiture. Il lui sembla qu'un pneu avait légèrement perdu, et il pensa le remettre en état. Il n'avait aucune envie d'affronter les plaisanteries et les indiscré- tions des gens de la cuisine. Ils l'interrogeraient, ils allaient le mettre au courant de toutes les intrigues de la famille, et lui, franchement, ne voulait rien savoir de la bouche des serviteurs, souvent prêts à jeter le discrédit sur leurs maîtres. Il irait plutôt manger dehors, dans quelque restaurant anonyme donnant sur la mer, seul avec ses pensées, son inquiétude et son bonheur.

Soudain, il entendit un léger bruit de pas et une voix l'appeler tout doucement :

— Guy...

Avant qu'il ait pu répondre, Hélène était dans ses bras, parfumée de soleil et de mer, fragile, adorable. Il la sentit passionnément liée à lui, tandis que ses bras lui entouraient le cou et qu'elle se blottissait au creux de son épaule, dans un geste plein de tendresse et d'abandon.

— Guy, chéri... Mon amour... Je ne sais comment tu as fait pour monter toute cette comédie, je ne sais comment tu as découvert ma maison et mon père, mais je sais que tu as fait tout cela pour moi... pour me revoir.

— Ma chérie, je crois que le mérite en revient surtout au Dieu qui protège les amoureux. J e voulais gagner de l'argent pour venir te retrouver et j'ai répondu à l'annonce d'un journal : on demandait un chauffeur. N'est-ce pas simplement miraculeux ?

Elle rit, battant des mains comme une petite fille.

— C'est en effet miraculeux, mon chéri. Il me semble que c'est bon signe pour notre amour.

— Tu n'as pas honte d'aimer un chauffeur ?

Elle le regarda gravement, prenant sa tête entre ses mains.

— Sot ! Je n'aurai jamais honte de toi, quelque métier que tu exerces, parce que je t'aime et que je sais ce que tu vaux...

Guy chercha les lèvres fraîches, les baisa longuement.

— Je t'aime, Hélène. Tu peux rester un instant ici avec moi ?...

— Oui. J'ai dit que j'avais un léger mal de tête et que je montais à ma chambre. Du reste, ajouta-t-elle avec une étrange expression de mélancolie, papa et maman préfèrent rester seuls...

— Hélène, demanda-t-il timidement, pourquoi ne portes-tu pas le même nom que ton père ?

— Parce qu'il n'est pas mon père, mais mon beau-père... Mon père est décédé... Mais je ne le regrette pas. Maman et moi, nous l'avions quitté plusieurs années avant sa mort. J'avais alors dix ans... Il fit beaucoup souffrir maman, qui a manqué mourir par sa faute; et je ne le lui ai jamais pardonné.

— Mais comment pouvais-tu comprendre tout cela, à ton âge ?

— J'ai grandi depuis, dit-elle gravement. Ce que la vie m'a appris, la douleur et la peine que j'ai éprouvées, m'ont mûrie, Guy. Je me souviens de tout, tu sais, de tout... comme si c'était hier. Nous vivions en Argentine, dans une ferme que mon père, qui était venu de France tout jeune, y possédait. Nous avions des centaines de chevaux, des milliers de vaches. C'était le paradis pour moi. Mais j'avais peur de mon père. Maman sans doute aussi. Il l'avait épousée à quinze ans ! Elle l'adorait. Quand elle aime, tu sais, elle aime de tout son cœur, elle se donne tout entière... Mais il y avait dans la ferme une métisse qui n'était guère plus qu'une servante. Elle s'occupait de tout, parce que maman était trop jeune et plutôt nonchalante... Cette femme avait les cheveux crépus, qu'elle huilait pour les rendre plus lisses et plus brillants... J'éprouvais une véritable nausée quand elle m'embrassait... Je t'ennuie avec tout ça, mon amour ?

— Non, non, ma chérie. Je veux tout savoir de toi, de ton enfance.

— C'est la première fois, dit Hélène, que je parle de mon passé. Je n'en ai jamais rien dit à personne. Pour revenir à cette femme, je la trouvais horrible et répugnante. Sa peau était grisâtre et ses lèvres trop épaisses... Une nuit, je m'éveillai, en entendant crier. Il me sembla reconnaître la voix de maman, et je me précipitai, pieds nus, en chemise, dans sa chambre. Papa était tout près d'elle et la battait en hurlant. « Il m'est bien égal que tu l'aies découvert ! Oui, je la préfère à toi. Elle, c'est une femme, une vraie, toi, tu n'est qu'une stupide gamine sans cervelle. Et si tu veux rester ici, il faudra bien que tu en passes par là... » Je m'élançai à son secours et enfonçai mes dents dans le poignet de mon père...

Vaincue par l'émotion, elle se tut un instant. Guy embrassait ses cheveux et ses tempes, doucement, comme pour apaiser l'amertume de ce souvenir.

— Il saisit la cravache qui se trouvait près de lui, et je hurlai de peur... Alors maman se jeta à genoux à ses pieds et cria : « Si tu laisses tranquille la petite, je ne dirai rien, je supporterai cette femme

et tout ce que tu veux... » A ces mots, mon père me laissa et sortit de la pièce. Maman me rapporta dans mon lit et me couvrit de baisers et de larmes. Le matin suivant, une servante qui lui était entièrement dévouée me dit que maman désirait que j'aille dans sa chambre. Elle gisait dans son lit et était terriblement pâle. Elle me dit : « Hélène, mon trésor, je suis sur le point de m'endormir, reste près de moi et donne-moi ta petite main. Je dormirai longtemps si tu tiens ta main dans la mienne, et je serai tranquille et heureuse. » J'obéis, et, en effet, elle s'endormit peu après. Le temps passait et elle dormait toujours. J'avais la main enkylosée, et mon bras jusqu'aux épaules me faisait mal, mais je ne voulais pourtant pas desserrer l'étreinte. Au bout de quelques heures, la vieille servante pénétra dans la chambre. Elle se pencha pour regarder la dormeuse et se mit à crier. Maman avait tenté de s'empoisonner. Ce fut la vieille servante qui la sauva avec de vieux remèdes indiens. Cependant, elle resta encore longtemps entre la vie et la mort. Elle gardait constamment le lit, blanche comme un lys. Et il semblait qu'elle se faisait chaque jour plus petite. Je ne quittais plus sa chambre. J'avais peur de rencontrer mon père dans la maison, ou la métisse. U n soir, la vieille servante dit à ma mère : « Il faut que tu partes, sinon ce que tu n'as pas réussi, eux, ils le feront. » Je compris très bien qu'ils voulaient tuer maman, et je commençai à pleurer et à supplier : « Partons d'ici, maman... Partons tout de suite. » Enfin elle accepta : « Oui, ma chérie, pour moi, la vie n'a plus d'attrait, mais je le ferai pour toi. » Le lendemain à l'aube, la vieille nous cacha dans un chariot plein d'herbe et nous sortit de la ferme. A la première gare, maman prit le train pour Buenos-Ayres, où nous accueillirent mes grands-parents, le père et la mère de maman.

Je recommençai à vivre, à jouer avec des enfants de mon âge. Mais quelque chose était changé en moi, Guy. Je ne pouvais plus être insou- ciante, je ne pouvais plus rire. A tout instant, résonnaient à mes oreilles les cris de maman et il me semblait voir tournoyer la cravache de papa, le visage gris et méchant de la métisse. Maman reprenait peu à peu ses forces, mais, elle non plus, n'était plus comme auparavant. Je crois que mes grands-parents accomplirent toutes les formalités pour le divorce, parce qu'un an plus tard, quand maman connut M. Laurent, j'entendis dire qu'elle était libre.

Hélène se tut un instant.

— Ma chérie, dit Guy, excuse-moi si ce que je vais te dire te choque. Il me semble que tu n'aimes pas beaucoup ton beau-père.

Elle ne répondit pas. Son visage s'était comme raidi dans une

expression dure et ses yeux regardaient dans le vide.

— Il a sauvé la vie de ma mère, dit-elle. Je ne peux pas l'oublier.

El le était comme morte et, quand il la connut, elle commença à chanter

d e nouveau, à vivre et à rire. Il était en voyage d'affaires en Argentine

et était sur le point de rentrer en France. Q u a n d il demanda à maman

si elle voulait l 'épouser, je l 'entendis; j 'étais sur le balcon à regarder

la lune qui courait entre les nuages. Ils étaient dans le salon. M a m a n

sanglotait, mais il me semblait que ses pleurs étaient heureux. « J ' a i

tant souffert, disait-elle, et, si je dois souffrir encore, j 'en mourrai.

Q u a n d j 'aime, j 'a ime pour la vie et je me donne tout entière. Les

hommes ne sont pas capables d 'ê t re fidèles.» Laurent lui répondait

d ' u n air joyeux : « Mai s je désire vous rendre heureuse, Miri, et je

n 'a i pas la moindre intention de vous faire souffrir. Ce que je veux,

c 'est une affection toute sincère qui remplisse ma vie... et je vous jure

que j ' y serai fidèle. » Cette nuit-là, maman vint dans ma chambre et

me parla :

« Serais-tu contente, ma petite chérie, d 'avoir un autre papa. . .

un papa qui soit bon, joyeux, aimable, qui fasse tout pour te rendre

heureuse ? Il t 'emmènera dans un pays merveilleux qui s 'appelle la

F rance et tu seras la petite fille la plus aimée de la terre. Cepen-

dant, si tu ne veux pas, dis-le moi, Hélène, je ferai ce que tu

désires... » Mais je sentais, je comprenais que maman avait une envie

folle d'épouser M . Laurent. J ' en éprouvais un peu de tristesse et de

jalousie, mais en même temps, je lui était reconnaissante d 'a imer ma

maman. Aussi je répondis que je voulais seulement qu'elle soit heureuse

et que j 'acceptais volontiers M . Laurent comme papa. C'est ainsi que,

quinze jours plus tard, nous partîmes pour la France.

El le l 'embrassa :

— Sais-tu, mon trésor, pourquoi nous partions pour la France ?

— Mais. . . oui... Pourquoi ?

— Uniquement pour que je te rencontre !

Il baisa avec délicatesse la petite main blanche, doigt par doigt.

— Chérie, dit-il, il me semble que tu n'as plus aucune raison de

craindre maintenant. J ' a i compris que M . Laurent aimait beaucoup ta

mère. Il m ' a parlé d 'elle avec tant de tendresse, dix minutes seulement

après m'avoir connu ! N'est-ce pas la preuve de son amour ?

Elle regardait devant elle, les yeux fixes ; il semblait qu' elle parlât

davantage pour elle que pour G u y :

— Papa est comme un Dieu pour elle, elle l'a placé sur un piédestal, elle l'adore.

Il l'attira à lui très doucement.

— Hélène chérie, j'ai peur de ne pas mériter ton amour... Je suis... trop peu pour toi.

— Trop peu, que veux-tu dire ?

— Je suis si pauvre, Hélène ! Hélène mit une main sur sa bouche.

— Je t'interdis de parler de cela. D'abord, moi aussi je suis très pauvre. Mon vrai père était très riche, mais je ne voudrais pour rien au monde recevoir un centime de lui. Mon beau-père est également très riche, mais, même de lui, je ne veux absolument rien accepter, jamais. Voilà donc la légende de ma richesse évaporée, et évanoui l'obstacle qui, selon toi, nous séparait... Je sais que tu auras des années difficiles avant cfe commencer à gagner ta vie, avant d'être médecin. Mais nous sommes jeunes tous les deux, Guy, et je me sens de taille à t'attendre... même toute là vie...

Il baisa ses lèvres longuement.

— Merci, mon amour... Maintenant, je me sens capable d'affron- ter n'importe quel obstacle.