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L'anthropologie et les sciences du langage au service du développement de Téducation Unesco

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L'anthropologie et les sciencesdu langage au servicedu développementde Téducation

Unesco

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French Edition ISBN 92-3-201095-X

English Edition ISBN 92-3-101095-6Spanish Edition ISBN 92-3-301095-3

Composé et imprimé dans les A teliersde l Organisation des Nations Uniespour l'éducation, la science et la culture,7, Place de Fontenoy - 75700 Paris, France

©Unesco 1973

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Préface

Le présent ouvrage rassemble des communicationsprésentées aux réunions de deux groupes consulta-tifs qui se sont tenues à l'Unesco, à Paris, du 21au 25 juin et du 19 au 23 juillet 1971, pour étudierles moyens d'améliorer, dans les Etats membresde l'Unesco, la planification et l'exécution intégréesdes programmes d'éducation.

Un certain nombre de consultants de réputationinternationale, qui ont fait oeuvre de pionnier dansleur spécialité, et qui ont acquis de l'expériencedans diverses régions du monde, ont été invités àaider le Secrétariat de l'Unesco à mettre au pointun programme d'adaptation socio-culturelle et lin-guistique du contenu et de la méthodologie del'enseignement.

Les consultants qui participaient à la réunionsur La contribution de l'anthropologie éducative etde la sociolinguistique au développement de l'édu-cation, ont défini les domaines de l'anthropologieet de la sociolinguistique, analysé certaines deleurs applications actuelles à la planification et audéveloppement de l'éducation et proposé des mé-thodes nouvelles auxquelles ces deux disciplinespeuvent servir de base.

Au cours de la seconde réunion, sur Le rôle dela linguistique et de la sociolinguistique dans l'en-seignement lié au langage et dans la formulationd'une politique en matière de langues, les consul-tants ont traité de l'enseignement donné dansla langue maternelle et en plusieurs langues, sou-lignant combien il importait d'étudier l'emploi etlerôle des diverses langues dans chaque contexteculturel ; ils ont invité instamment les Etats àdonner priorité à l'établissement d'un programme

national portant sur la politique, la planification etl'enseignement linguistiques.

Les auteurs des communications regroupées iciétudient dans le détail certaines des questionsabordées lors de ces deux réunions et illustrent pardes exemples concrets des problèmes socio-culturelset linguistiques complexes qui se posent et les so-lutions que l'anthropologie et la linguistique peuventy apporter.

Nous espérons que ces communications donnerontau lecteur une vue plus claire et plus étendue dela nature des travaux de recherche et développe-ment entrepris par de nombreux spécialistes dansdivers domaines et encourageront les échanges etla collaboration avec des éducateurs du mondeentier.

La présente publication s'adresse donc aux en-seignants, aux planificateurs et aux responsablesde l'éducation, ainsi qu'à tous ceux qui s'intéressentau rôle de l'éducation dans le développement natio-nal. Il pourrait être utile de rapprocher le présentouvrage des rapports des deux groupes consultatifsmentionnés ci-dessus/1.

Les communications ci-après expriment l'opi-nion des auteurs et non pas nécessairement cellesde l'Unesco.

1. On peut se procurer ces rapports en s'adressantau Département des programmes, structures etméthodes d'éducation, Division des programmeset structures, Unesco, Place de Fontenoy,75700 Paris, France.

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Table des matières

INDRODUCTION 7

PREMIERE PARTIE : ANTHROPOLOGIE ET EDUCATION 9

1. "Vers un programme empirique d'enseignement sur l'homme"Frederick O. Gearing, Département d'anthropologie,State University of New York, Buffalo (Etats-Unis d'Amérique) 9

2. "La culture de l'école : Outil conceptuel de recherche etd'explication dans le domaine de l'éducation"Jacquetta Burnett, Université de l'Illinois (Etats-Unis d'Amérique) 14

3. "La comparaison entre cultures dans les recherches relativesà l'éducation des groupes minoritaires"John Singleton, Université de Pittsburgh (Etats-Unis d'Amérique) 19

4. "Programme visant à mettre au point un processus didactiqued'observation directe et de raisonnement par induction pour leperfectionnement professionnel des enseignants et administrateursde l'enseignement"Frederick O. Gearing et Frederick P. Frank 25

5. "Contribution de l'anthropologie éducative et de la sociolinguistiqueà l'éducation : Réflexions d'un planificateur de l'éducation"Gilda de Romero Brest, Instituto Torcuato di Telia,Buenos Aires (Argentine) 28

DEUXIEME PARTIE : LA LINGUISTIQUE ET LA SOCIOLINGUISTIQUE DANSL'ENSEIGNEMENT DES LANGUES ET LA POLITIQUELINGUISTIQUE 31

6. "Linguistique et enseignement des langues : Problèmes et perspectives"Ayo Bamgbose, Département de linguistique et des languesnigérianes, Université d'Ibadan (Nigeria) 31

7. "La linguistique et la sociolinguistique dans leurs rapports avecl'enseignement des langues et la politique linguistique dansles Caraïbes anglophones"Dennis R. Craig, Département de l'éducation,University of the West Indies 35

8. "Quelques réflexions sur les programmes d'enseignement bilingue"G.R. Tucker et Alison d'Anglejan, McGill University (Canada) 41

9. "Stratégies verbales et plurilinguisme"John J. Gumperz, Université de la Californie, Berkeley (Etats-Unis d'Amérique) . 44

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10. "Politique linguistique et principes d'une définition de l'utilitérelative des langues"Professeur Y. D. Decheriev, Institut de recherches linguistiques,Académie des sciences de l'URSS, Moscou (URSS) 52

11. "Le choix d'une langue standard dans une série de dialectes"Dr Miklôs Hutterer, Université de Budapest (Hongrie) 55

12. "Une méthode de recherche multifactorielle à plusieurs niveauxappliquée à la sociologie du langage"Joshua A. Fishman, directeur de la Section de recherches linguistiques,Université hébraïque de Jérusalem (Israël) 57

13. "Vers un modèle général de planification linguistique"Anwar S. Dil, directeur du Groupe de recherches linguistiques du Pakistan . . 60

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Introduction

Partout, sous toutes les latitudes, l'éducation con-naît crise sur crise et les éducateurs sont contraintsde remettre en question bon nombre des hypothèseset des méthodes sur lesquelles ils croyaient pouvoirtabler ; réformer l'enseignement dans son contenucomme dans ses méthodes, voilà, dans un mondeen mutation, l'un des grands défis que nous réserventles décennies avenir. Mais avons-nous consciencedès à présent de la complexité de la tâche qui nousattend sur le plan social et culturel? Peut-être faut-il remettre en question les définitions selon les-quelles développer l'éducation, c'estatteindre cer-tains objectifs d'ordre quantitatif ou économique.Nombreux sont les planificateurs de l'éducation,dont certains ont une formation d'économiste, quiappliquent des critères trop étroitement économiquespour faire une place aux dimensions sociale, cultu-relle et linguistique de l'éducation.

Les organisations internationales, à qui il in-combe de mettre à la disposition des pays en voiede développement des conseillers, des boursesd'études, des moyens de formation et du matérield'enseignement, ont reconnu depuis longtemps lanécessité d'apporter des réformes radicales àl'éducation en général et à l'enseignement deslangues en particulier. Malheureusement, la ma-nière dont elles définissent les problèmes à ré-soudre est souvent trop superficielle et bon nombred'efforts se sont soldés par des échecs onéreux.Il faut donc revoir le concept même d'avancementde l'éducation et poser des questions fondamen-tales, comme : "la croissance - pourquoi faire ?","au profit de qui ?" et "par quels moyens ?".

La seule croissance quantitative ne suffit paset ne pourra jamais suffire ; une améliorationd'ordre qualitatif est également indispensable. Or,il ne faut guère s'attendre à une amélioration sen-sible tant que les facteurs socio-culturels et lin-guistiques n'auront pas été analysés et étudiés pardes experts compétents.

Ces experts existent : anthropologues de l'édu-cation, linguistes, sociolinguistes, spécialistes del'enseignement des langues ou de la planificationlinguistique, et autres spécialistes des sciences

sociales. Aucun ne propose de panacée pour ré-soudre les problèmes complexes liés au rôle del'éducation dans le développement. Ils tentent dedégager des données scientifiques sur différentsprocessus éducatifs en appliquant les résultats deleurs travaux à des programmes de réforme édu-cative et de développement linguistique.

Les facteurs sociaux et culturels revêtent uneimportance cruciale pour l'enseignement et l'ap-prentissage des langues, comme pour le choix dela langue dans laquelle l'enseignement général doitêtre donné. Les enseignants reconnaissent de plusen plus souvent qu'il est impossible d'analyser àl'aide de la seule pédagogie les difficultés fondamen-tales que soulève l'apprentissage d'une langue. Leslangues ne sont pas confinées entre les quatre mursde la classe, et le succès ou l'échec dans l'acqui-sition'linguistique est souvent déterminé par le mi-lieu social.

Il importe de renouveler la perspective dans la-quelle nous envisageons les éternels problèmesfondamentaux : échecs scolaires et déperdition d'ef-fectifs ; programmes d'études dépassés par la réa-lité d'un monde en rapide évolution, surtout lors-qu'il s'agit de milieux multiculturels et multilingues ;méthodes et moyens d'instruction mal adaptés àl'objectif cherché ; formation initiale et recyclagedes maîtres perpétuant des pratiques de caractèrediscriminatoire, etc.

Consciente de ces problèmes, l'Unesco se pro-pose, au titre d'un programme qui vise à mettrel'anthropologie et les sciences du langage au ser-vice du développement de l'éducation (ALSED), destimuler, de coordonner et de faire connaître l'ac-tion menée en faveur du développement linguistiquepar les experts en anthropologie éducative, les lin-guistes, les sociolinguistes, les professeurs delangues et les spécialistes de la planification lin-guistique. L'ALSED, en ce sens qu'il montrera dansquels domaines des solutions neuves s'imposent,apportera un soutien intellectuel et matériel à l'ac-tion menée et facilitera les échanges d'informationsentre chercheurs, institutions et responsables despolitiques de l'éducation.

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Ce programme prendra appui sur un réseau in-ternational d'institutions et de spécialistes et sonorientation et sa coordination seront assurées parun Comité consultatif international composé de spé-cialistes nationaux expérimentés. Un Bulletin se-mestriel fournira des indications sur le dernierétat des recherches menées dans les contextes édu-catifs les plus divers ; un Répertoire internationalsera publié et distribué, ainsique d'autres publica-tions d'intérêt pratique portant sur les techniquesde recherche les plus récentes, des enquêtes réa-lisées sur des sujets tels que les options fondamen-tales de la planification et de la politique linguis-tiques, et une série de bibliographies analytiques.Dans chaque pays, des chercheurs et des groupe-ments seront appelés à exécuter des travaux de re-cherche et développement sur l'adaptation des pro-grammes et des moyens d'enseignement, sur l'étudecomparative des processus éducatifs fondamentauxdans plusieurs cultures, sur les aspects complexesdes situations multilingues, etc. Ces activitéss'inspireront largement des conclusions formuléespar les deux groupes de consultants mentionnésdans la préface.

La première partie du présent recueil contientdes communications qui viennent s'ajouter aux tra-vaux de plus en plus nombreux sur l'anthropologieet l'éducation. Elle commence par une étude deFred Gearing qui donne un aperçu du rôle de l'an-thropologue et de la place qui peut lui être faite àl'école ; un enseignement sur l'homme porteraitsur les données empiriques relatives aux originesde l'homme, à l'évolution des cultures et aux élé-ments communs à toutes les cultures. Dans de nom-breux pays, les éducateurs sont d'ores et déjà con-vaincus qu'un enseignement de ce genre est trèsutile et de nature à favoriser une meilleure com-préhension internationale. Jacquetta Burnett montreensuite comme exploiter l'analyse ethnographique dela communauté scolaire et de son milieu socialet ethnique lorsqu'il y a enseignement et apprentis-sage interculturels, dans une communication inti-tulée "La culture de l'école : outil conceptuel derecherche et d'explication dans le domaine de l'édu-cation". Il existe de très nombreux modes et pro-cessus différents de transmission culturelle,c'est-à-dire d'éducation, selon les cultures ; dansune étude intitulée "La comparaison entre culturesdans les recherches relatives à l'éducation desgroupes minoritaires", John Singleton rattachel'étude et la comparaison de ces processus auxproblèmes particuliers des groupes minoritaires,notamment aux objectifs et aux besoins éducatifsqui leur sont propres dans les systèmes scolairesdominés par d'autres groupes. Fred Gearinget Frederick P. Frank expliquent comment, avecl'aide de moyens d'enseignement modernes,l'ethnographie peut concourir à la formation desmaîtres. Dans leur article intitulé "Programmevisant à mettre au point un processus didactiqued'observation directe et de raisonnement par induc-tion pour le perfectionnement professionnel des

enseignants et des administrateurs de l'enseigne-ment", ils décrivent une série de techniques tiréesde la méthodologie de la recherche ethnographiquedont les enseignants pourraient s'inspirer pour ob-server et analyser le comportement de la classede façon à aménager et à améliorer leurs méthodespédagogiques.'Cette première partie s'achève avecl'étude d'un spécialiste qui se trouve "de l'autrecôté de la barrière" : dans sa communication, in-titulée "Contribution de l'anthropologie éducativeet delà sociolinguistique à l'éducation : Réflexionsd'un planificateur de l'éducation" Gilda de RomeroBrest donne une vue d'ensemble qui est celle d'unéducateur confirmé et demande des mesurespratiques.

La deuxième partie du recueil, contient des com-munications sur la linguistique et la sociolinguis-tique. Leurs auteurs insistent tous sur la nécessitéd'étudier l'emploi et le rôle des langues dans chaquecontexte culturel et préconisent le recours aux mé-thodes les plus modernes de la recherche linguis-tique et sociologique ainsi que de la planification.Ayo Bamgbose s'appuie sur la longue expériencequ'il a acquise au Nigeria pour étudier "La linguis-tique et l'enseignement des langues : problèmes etperspectives". Dennis Craig étudie les problèmesparticuliers du créole dans une communication sur"La linguistique et la sociolinguistique dans leursrapports avec l'enseignement des langues et la po-litique linguistique dans les Caraïbes anglophones"etproposedes méthodes et des programmes d'ac-tion remaniés à partir de la recherche linguistique.Dans "Quelques réflexions sur les programmesd'enseignement bilingue", G. Richard Tucker etAlison d'Anglejan étudient l'infrastructure de larecherche et les procédés d'évaluation indispen-sables aune rénovation fructueuse des programmesd'enseignement bilingues. Dans son étude : "Stra-tégies verbales et plurilinguisme", John Gumperzanalyse l'emploi de divers "codes" de telle ou telleautre langue.

Les questions de choix et de politique linguis-tiques dans une nation multilingue, ont marquél'expérience soviétique, que Y. D. Decheriev dé-crit dans une étude intitulée "Politique linguistiqueet principes d'une définition de l'utilité relativedes langues". Dans une étude sur "Le choix d'unelangue standard dans une série de dialectes",Miklds Hutterer précise les considérations quipeuvent inspirer de tels choix dans les cas où lesdialectes sont nombreux - en Europe centrale parexemple. Joshua Fishman expose "Une méthodede recherche multifactorielle à plusieurs niveauxappliquée à la sociologie du langage", et étudiecertaines tâches et utilisations fondamentales d'une"sociologie appliquée au langage" en indiquantquelques grandes orientations de recherche. Enfin,dans la dernière communication qui s'intitule "Versun modèle général de planification linguistique",Anwar S. Dil montre par des exemples à quellesapplications éventuelles se prête ce domaine nou-veau et important.

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Première partie Anthropologie etéducation

1. VERS UN PROGRAMME EMPIRIQUE D'ENSEIGNEMENT SUR L'HOMME

Frederick O. Gearing

La structure du comportement quotidien est à biendes égards dictée par les diverses identités que touthomme assume publiquement. Dans les sociétés ur-baines, ces identités reposent sur la classe, la "race",le groupe ethnique, l'âge, le sexe, la religion, lanationalité, etc. ; le plus souvent, l'homme agit envertu de l'impulsion donnée àl'une ou l'autre de cesidentités et la plupart des tensions psychologiqueset des maladies mentales sont les résultantes despressions contradictoires s'exerçant entre ces mul-tiples identités.

Parmi celles-ci, il en est une dont la faiblesseestnotoire - l'identité d'homme, c'est-à-dire l'iden-tité de l'individu se voyant lui-même et tous lesautres comme appartenant à une seule et même es-pèce, homo sapiens. Que tout homme soit l'Homme,est une vérité universellement admise, mais dansle comportement cette identité-là paraît insigni-fiante, alors que les identités particulières ont ungrand poids. Pourquoi ? C'est que les identités li-mitées, qui sont plus fortes, juxtaposent des caté-gories d'individus socialement définies et, de cefait, sont ressenties comme "réelles", tandis quel'identité universelle, l'appartenance à l'humanité,ne crée aucune juxtaposition de ce genre et appa-raît donc irréelle en ce sens qu'elle n'est pas vécuedans l'expérience quotidienne. '(

De ce fait, la formule "tout homme est l'Homme"est aujourd'hui à peu près aussi chargée de sensqu'une formule comme "les Nations Unies" ou "unseul et même monde" ; en tant que concept, l'Hommeest considéré comme entrant en concurrence, surle plan éthique, avec d'autres notions idéologiquesabstraites telles que le nationalisme.

On voit bien alors où est le problème. Commentfaire de l'Homme une réalité vécue ? Autrementdit : comment peut-on inciter les hommes à consi-dérer simplement et empiriquement non pas seule-ment des individus mais l'homo sapiens^ ? C'est là

un objectif très ambitieux qui ne peut être atteintqu'avec le concours des anthropologues.

La tâche pédagogique qui revient à l'anthropolo-gie n'est pas théorique mais empirique ; il s'agitde veiller à ce que la réalité de l'Homme soit per-çue et bien comprise par les hommes. Pour lamener àbien, il faut intervenir à l'école. Les an-thropologues auront atteint leur but quand leursélèves auront pris l'habitude de réagir devant uncomportement apparemment insolite en se disant :"il y a quelque chose que j'ignore, qu'est-ce quec'est ?". Le meilleur moyen d'atteindre ce but estde transformer le cours d'"études sociales", del'école maternelle à la fin du second degré, en unenseignement concerté sur l'homme, en un véri-table "programme d'études sur l'humanité". Celui-ci porterait sur le mode d'existence d'un grandnombre d'êtres humains, choisis dans des milieuxproches aussi bien que lointains, et représentanttoute la gamme des traditions et des situations pos-sibles, et toutes les étapes delà vie humaine. De cetteétude empirique se dégageraitle concept d'Homme.

Les questions qui doivent constamment orientercet enseignement sont celles-ci : quel est l'élémenthumain commun à tous les hommes ? Comment telou tel individu, exprime-t-il, sous une formeunique, cet élément commun d'humanité, quel qu'ilsoit, à quelque moment que ce soit ? Ce sont là desquestions empiriques à traiter comme telles. Maisil faut encore se poser celle-ci : Comment tel outel individu insulte-t-il et fait-il échec, sous uneforme unique, à sa propre humanité ou à celle deson prochain ?

Un enseignement sur l'humanité vise à uneétude sans fioritures de cette entité qu'estl'Homme. C'est, de surcroît, pour l'élève, unexercice de comparaison empirique. Pour appré-hender rhomo_sapien£, le plus facile consiste à re-pérer dans son comportement ce qui le rapproche

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et ce qui le différencie d'autres espèces - des pri-mates surtout - et de considérer tout particulière-ment l'apprentissage (notamment cette faculté queseul l'homme possède d'apprendre en se servant desymboles). En comparant les sociétés humainesentre elles, l'élève observera des individus qui luisont culturellement étrangers et, notant les diffé-rences, il se verra lui-même : je ne suis pas lui.En outre, par un travail empirique, l'élève pourraconstater qu'un comportement apparemment inso-lite prend finalement pour lui un sens. Il découvriraalors qu'il peut, par substitution, entrer d'une fa-çon ou d'une autre dans l'expérience de ces étran-gers ; il s'identifiera - je suis lui simplement parceque je peux entrer dans son expérience.

C'est là un travail qui n'a rien à voir avec lesgénéralisations abstraites sur la nature humaine.L'approche empirique exige une certaine aptitudeà manier des concepts comme ceux d'espèce, desélection naturelle, de symbole, de rôle, de cul-ture, etc.

Ce programme sur l'homme ne se prête pas auxformes d'enseignement classiques. Ce n'est pasqu'une pédagogie sera en soi meilleure qu'uneautre ;leproblème est plutôt de trouver la pédago-gie qui convient le mieux au but cherché - fairedécouvrir que "tout homme est l'Homme". Il fautque tout élève et tout enseignant se reconnaisse lui-même dans ce concept, et non qu'ily perçoive quel-qu'un d'autre. Cela suppose une information abon-dante diffusée par différents moyens, un fort cou-rant d'échange entre les élèves eux-mêmes, commeentre ces derniers et l'enseignant, et des questionsempiriques bien conçues, appelant des réponsesnécessairement aussi diversifiées que la question :"qui suis-je ? "

Dans les classes primaires, le programme d'en-seignement sur l'humanité s'appuiera sur la facultéd'émerveillement de l'enfant devant la diversité del'univers humain tel qu'il s'exprime dans les chan-sons et les danses populaires, les contes, lesmythes et les belles images. L'ingénuité qui permetàl'enfantdeprendre plaisir à écouter un conte tirédu folklore de populations très éloignées de lui,comme si elles vivaient, tels les dinosaures, dansun univers coupé du temps et de l'espace, estunatout précieux qui ne tarde pas à se perdre. Dansce contexte, l'auteur du programme pourrait seposer les trois questions fondamentales suivantes :

1. Qu'est-ce qui intrigue beaucoup d'enfantspendant la scolarité primaire (par exemple, lesrègles et la perception de la nature de celles-ci) ?

2. Etant donné ces questions que se pose l'en-fant, quelles sont les études du comportement ani-mal qui pourraient, par comparaison, l'aider àcomprendre (par exemple, les querelles de ratsblancs dans une cage, la hiérarchie du becquetagechez les oiseaux de basse-cour, la hiérarchie dansune bande de babouins, phénomène qu'il est possiblede lui faire connaître par le film, notamment) ?

3. Quelles sont les études du comportement hu-main qui, par comparaison, aideraient l'enfant à

percevoir le caractère particulier des règles quil'intriguent et à reconnaître que les règles sont gé-néralement établies par l'homme (il existe, à cesujet, un grand nombre d'histoires, de films etc.pertinents) ?

L'étude d'autres domaines àl'aide d'un matérielpédagogique analogue est également possible. Tou-tefois, l'établissement d'un programme d'enseigne-ment, reste ici limité au minimum parce que lacapacité d'émerveillement des enfants est relative-ment non structurée.

Lorsqu'il s'agit d'établir un programme pourles classes intermédiaires et les classes supé-rieures, on serait malavisé de se contenter au dé-part d'un cadre général ; il faut une véritable base,un support, qui ne peut être fourni que par un en-seignement existant. Il est très coûteux de mettreau point un bon programme - il l'est bien moinsd'aménager et de compléter un bon enseignement déjàexistant, et les dépenses peuvent alors être éche-lonnées ; créer de toutes pièces un bon programmeprend du temps, tandis que les aménagementspeuvent se faire à mesure que l'enseignement sepoursuit ; dans ce domaine particulier, la mise aupoint d'un programme requiert le concours d'anthro-pologues et d'enseignants dotés de connaissancesthéoriques particulières, alors qu'il n'y a rien àcraindre d'un aménagement ou d'une extensionparce qu'un bon programme constitue en soi un en-seignement pour les enseignants.

Le programme mis au point par l'Educational Dé-veloppement Centre de Cambridge (Massachusetts)/*et intitulé "L'homme : programme d'études",pose expressément la question essentielle : Quelest l'élément humain commun à tous les hommes ? "L'élève est introduit dans une petite communautétrès différente de la sienne, celle des EsquimauxNetsilimint, à l'aide de films sans narration ac-compagnés de sons naturels. Le cours dure touteune année, et débute par une série d'études compa-rées du comportement animal, chez le saumon, lamouette, le babouin, mettant l'accent sur l'organi-sation en bandes et les échanges vocaux chez lesbabouins ; vient ensuite l'étude de la vie des Es-quimaux. Il s'agit essentiellement de faire saisirla nature de l'adaptation chez l'animal (au moyende la sélection naturelle) et chez l'homme (par laculture, elle-même rendue possible parle langage).Les éléments d'information qui sont communiquésaux élèves sont très nourris, évocateurs, attachants,présentés àl'aide de supports judicieusement choisis,et des "jeux stratégiques" (une chasse au caribou,une chasse au phoque) aident l'élève à saisir del'intérieur les manoeuvres du chasseur esqui-mau, tel qu'il est formé par sa culture, lors-qu'il se livre à ces activités indispensables à sasurvie. Iln'est pas nécessaire qu'un tel programmeremplace des programmes existants. Il suffira au

1. Avec le concours financier de la NationalScience Foundation.

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besoin de les aménager, ce qui permettra d'inté-grer à ces niveaux des cours qui sans cela demeu-reraient disparates.

Dans le cadre de son "Anthropology CurriculumStudy Project" (Projet visant à la mise au ooint deprogrammes d'études anthropologiques), l'AmericanAnthropological Association, a établi un programmede cours intitulé Patterns in Human History (Thèmesde l'histoire de l'homme), qui est destiné auxclasses du second degré. Là aussi, il s'agit d'étu-dier analytiquement toute une gamme de sociétésqui ont été choisies pour les contrastes qu'ellesprésentent. Les élèves suivent l'évolution biolo-gique et culturelle de l'homme, depuis les âges lesplus reculés et apprennent à manier le concept derôle, qui est le principal instrument d'analyse uti-lisé. L'étude comparative de certaines sociétésmet en lumière le profil général de l'histoire hu-maine, ses moments critiques et la variété destypes culturels contemporains à laquelle elle aabouti. Le programme s'achève avec le problèmedu "développement économique", vu dans la pers-pective du paysan. Là encore, ce programme per-met l'aménagement et au besoin l'enseignement si-multané déprogrammes d'études sociales existants,et il facilite l'intégration de cours qui, autrement,demeureraient disparates.

Il reste encore aux anthropologues à participerà la formation des enseignants. Si, de leur côté,les établissements se dirigent peu à peu, en tâton-nant, vers un programme d'enseignement surl'homme, l'organisation pratique de cet enseigne-ment effraie le personnel scolaire. On pourrait doncenvisager, pendant l'année scolaire, des séanceshebdomadaires d'initiation pour les maîtres en exer-cice, suivies, pendant l'été, d'un stage d'une quin-zaine de jours ; ce serait là un programme de for-mation suffisant. Les anthropologues ne devrontpas négliger le fait que les enseignants peuvent exé-cuter certaines tâches dès le début, mais ils nedoivent pas non plus en faire des "anthropologuessubalternes".

L'adoption de ce programme d'enseignement surl'homme entraînera de profondes modificationsd'ordre institutionnel à l'intérieur des établisse-ments. Nous laisserons de côté les classes pri-maires pour envisager des réformes qui ne sontplausibles que dans l'enseignement intermédiaireet secondaire. L'étude des transformations institu-tionnelles en général et des transformations de l'en-seignement en particulier montre que, dans un cadreinstitutionnel organisé, les comportements cons-tants des acteurs sont inextricablement liés l'un àl'autre et renforcés par certains systèmes de sanc-tions, tout aussi inextricables et généralement im-plicites. Quand on cherche à modifier le comporte-ment dans un tel cadre, il n'est pas possible d'ex-traire quelques éléments d'un secteur particulier,pour les modifier, puis les remettre en place, etcompter qu'ils transforment l'ensemble ; en fait,ces éléments modifiés retrouveront leur forme ini-tiale, faute de quoi ils se trouveront isolés ou rejetés

du système. Le nombre minimum d'agents de trans-formation correspond à un microcosme représenta-tif de tous les grands secteurs : les élèves, les ensei-gnants, l'administration, les parents, la commissionscolaire. Ce microcosme doit être structuré de tellesorte que chacun de ses éléments renforce le com-portement des autres; et c'est le secteur qui exercele pouvoir et l'influence la plus étendue sur lesautres qui doit occuper la position centrale. Enl'occurrence, dans un établissement scolaire, cesont les élèves.

Dans ce contexte, il s'agit non seulement detransformer certains modes de comportement,mais aussi de faire passer dans ces derniers lesentiment concret de l'humain. Est-ce possible ?Et comment ? Pour le savoir, il faut mener desrecherches actives sur trois fronts.

Dans une classe, les acteurs - c'est-à-dire lesenseignants et les élèves - savent tous depuis leurplus jeune âge que grand égale fort, égale expéri-menté, et que petit égale le contraire. Cette équa-tion contribue à former et à renforcer l'image po-pulaire du maître et de l'élève respectivement con-sidérés comme le transmetteur et le récepteur del'information. Ces images populaires sont en grandepartie implicites et ne correspondent que de trèsloin au discours des milieux professionnels surl'enseignement, mais il ne fait pas de doute queces images agissent fortement sur les comporte-ments en dépit de diverses réformes de la profes-sion enseignante et de certaines rébellions appa-rentes des élèves.

Comme on l'a vu plus haut, l'enseignement surl'homme ne peut, étant donné son caractère très par-ticulier, se faire sous une forme didactique maisdoit mettre les élèves à même de découvrir lesfaits. Toutefois, les images populaires du maîtreet de l'élève s'imposent au point que la plupart desenseignants tendent à faire des cours ex cathedra ;Les élèves trouvent cette façon de procéder nor-male" et, de ce fait, l'encouragent. On peut doncêtre à peu près sûr qu'au bout d'un certain temps,l'objet fondamental d'un programme d'enseignementsur l'homme aura été dénaturé.

La question se pose alors de savoir par quelsmoyens les enseignants et les élèves pourraientétablir entre eux, en classe, des relations d'untype radicalement nouveau. On pourrait répondrequ'en premier lieu, l'enseignant devrait bénéficierd'une formation particulière qu'il acquerrait lui-même en observant et en analysant le comportementde sa classe selon une méthode précise et bien struc-turée. Il existe heureusement aujourd'hui des ins-truments qui rendent cette autoformation possible.Pour des raisons qui se conçoivent aisément, l'en-seignant doit avoir la possibilité de se former ainsitout seul, dans le secret de son Cabinet. 11 disposeactuellement d'un excellent instrument d'autoforma-tion, mis au point par Théodore W. Parsons, le"Guided Self-Analysis System for ProfessionalDevelopment : Teaching for Inquiry" (Commentanalyser sa performance professionnelle pour

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l'améliorer : apprendre à chercher)/1 que 2. 000 en-seignants environ mettent actuellement à l'essai, àtous les niveaux, y compris celui des "communitycollèges" (établissements d'enseignement propédeu-tique). Il s'agit d'un enregistrement magnétosco-pique, de vingt minutes sur un aspect du compor-tement d'une classe, et d'un cadre programmé pourune série de projections. Pour chacune d'entreelles, l'enseignant exécute une seule tâche de codage,axée très précisément sur un aspect particulier ducomportement présenté. A la suite de chaque pro-jection, l'enseignant fait une analyse programméedes résultats. Commeles projections s'enchaînenten séquence, ces analyses sont cumulatives, et, àla fin du cours constituent une analyse globale ex-trêmement riche et nuancée qui rend parfaitementcompte de la complexité de la réalité vécue dans laclasse elle-même. La série en question se composede six projections portant sur certains types dequestions posées par l'enseignant et de certainesde ses réactions devant les élèves, sur ses habi-tudes d'expression orale et sur les niveaux de laréflexion cognitive enseignant-enseigne. 1_,e désirde modifier son enseignement apparaît dès lors qu'ens'observantl'enseignant constate un écart entre cequ'il souhaitait faire en classe et ce qu'il a réelle-ment fait. L'enseignant répétera l'opération detemps à autre, et pourra suivre ainsi l'évolutionde son comportement. Sur le plan pratique, ce sys-tème n'exige qu'un apprentissage assez bref (4 à5 heures), du matériel vidéo-portatif, et une heureenviron pour chaque séance de codage et d'analyse.Il n'y aurait pas grand chose à faire ni de compli-cations pratiques à craindre pour l'aménager demanière que les élèves observent et analysent eux-mêmes leur comportement.

Dans les cours d1 "études sociales", comme dansla société en général, la perception et la discussiondépendent des rôles que les enseignants et les élèvess'attribuent à eux-mêmes et les uns aux autres.Comme dans la société en général, ce sont les rôlesparticuliers, plus que l'identité universelle, quidéterminent la matière de la réflexion et de ladiscussion.

Puisque l'objet même d'un programme d'ensei-gnement sur l'homme est dénaturé s'il ne s'établitpas de relations nouvelles entre l'enseignant etl'élève, il faut adapter les méthodes de l'observa-tion de soi. Au moyen de toute une série de projec-tions, de codages et d'analyses programmées cu-mulatives, les enseignants devraient mettre aupoint des séances permettant de répartir les rôlesattribués pendant la discussion en classe selon cer-tains types définis : "les autres", "nous dans notreidentité particulière",, "nous dans notre identitéuniverselle".

Pour que ce programme d'enseignement surl'homme atteigne son but, il faut que les élèvespuissent d'abord appréhender les codes culturelsde populations qui leur sont étrangères, se recon-naître dans ces populations et avoir ainsi une per-ception concrète de l'Homme, en faisant du fait

empirique une réalité vécue. Cette identité doitensuite renforcer le comportement quotidien entransformant sans les supplanter d'autres identitésparticulières. L'évaluation de l'identité universellene doit pas, en principe, poser de gros problèmesde recherche : la psychologie sociale dispose d'ins-truments permettant de mesurer l'absence ou ledegré de présence de cette identité universelleavant, pendant et après le cours. Mais il est plusdifficile d'évaluer le pouvoir de l'identité univer-selle sur le comportement. Il faut alors observersystématiquement comment les élèves agissent lesuns vis-à-vis des autres. Onpeut, à cette fin, en-courager les élèves qui suivent cet enseignementà essayer, lorsque l'année est déjà très avancée,de "rendre le cours plus proche de la réalité vécue",compte tenu des facteurs sociaux, "raciaux", etc.particuliers à leur école et à leur communauté.Les élèves pourraient, par exemple, refaire lecours à l'intention des élèves de l'année suivante.Les adultes, de leur côté, devraient être prêts àfournir, "du jour au lendemain", les données, lesindications ou les matériaux demandés par lesélèves. Il faudra bien entendu, vérifier qu'au boutde plusieurs "générations" d'élèves, le programmed'enseignement ne se sera pas écarté de son objetcentral, qui est le fait humain empirique.

Pour que ce processus de transformation globalesoit politiquement viable, il faut lui associerd'autres éléments du système ; par exemple, lesparents, les administrateurs et les membres dela commission scolaire compétente, pourraientêtre invités à assister à ces séances d'établisse-ment du programme et à y participer (sur l'initia-tive des élèves) ; les élèves pourraient être appelés,àla fin de leurs travaux, àprésenter et à "défendre"leur programme sous une forme plus systématique.

L'application du projet ci-dessus, permettracertainement de recueillir un grand nombre d'indi-cations d'ordre ethnographique sur ces institutionsclés de nos sociétés que sont les écoles et, parextension, sur toutes les institutions du mêmeordre, jusque sur le plan international. Mais plusfondamentalement encore, il paraît évident que cequi est en cause, c'est la notion de culture conve-nant à des sociétés très vastes. Pour certains,toute culture ou sous-culture est le résultat momen-tané d'un mouvement ininterrompu d'opérations.Selon la formule de Parsons/2 qui s'inspire beau-coup des travaux de Wallace, de Festinger/3 et

1. T.W. Parsons "Psychocultural Déterminantsof Teaching Behaviour", (Facteurs psychocul-turels déterminants du comportement de l'en-seignant), inProceedings, National Conférenceon Anthropology and Education, publié sous ladirection de F. Gearing, University Microfilms,1971.

2. T.W. Parsons, Op. cit.3. L. Festinger, A Theory of Cognitive Dissonance,

Row, Peterson, 1957.

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d'autres, les individus se construisent leur laby-rinthe personnel, en assignant certains rôles auxautres et à eux-mêmes ; c'est ce que Parsons ap-pelle l'équation du moi et d'autrui. De plus, cesindividus, essentiellement sous l'impulsion de ladissonance cognitive, s'efforcent constammentd'établir un rapport avec certains autres qu'ils ontchoisis, en s'efforçant de réaliser une certaineconcordance entre ces labyrinthes personnels ; lerésultat, incomplet et imparfait, obtenu à un mo-ment donné, constitue leur culture.

La recherche envisagée icipermet de déterminer

comment ces processus culturels fonctionnent,et d'essayer de modifier et d'infléchir le fonction-nement de cette équation du moi et d'autrui.

Tout cet ensemble - les fondements empiriquessolides dus aux deux cours dont nous avons parlé,l'auto-observation du comportement dans la classe,l'aménagement permanent du programme par lesélèves, l'accent mis constamment sur l'Homme entantquefait empirique, plus les effets positifs en-registrés sur les "moi" organisés des élèves - cons-titue le programme d'enseignement empirique surl'Homme.

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•2. LA CULTURE DE L'ECOLE : OUTIL CONCEPTUEL DE RECHERCHEET D'EXPLICATION DANS LE DOMAINE DE L'EDUCATION

Jacquetta H. Burnett

Les cultures scolaires ne sont qu'un cas particu-lier de la culture des institutions organisées. Leconcept est particulièrement utile pour le type d'ins-titutions dites "organisations complexes". La notionde culture scolaire découle de l'idée qu'un ca'dreorganisationnel type se compose d'un ensemble destructures culturelles autour desquelles s'articulentles activités qui caractérisent l'organisation enquestion. Toutefois, il faut se garder de confondrela culture d'une école avec celle d'une tribu, d'ungroupe ethnique, d'une communauté, voire peut-êtred'une classe sociale.

Pour être plus précis, s'il s'agit de définir unecommunauté par ses activités, il convient d'envisa-ger l'ensemble des activités indispensables à lasurvie du groupe social dans son milieu et à l'ex-pression du style et du mode de vie particuliers qui,après un certain temps, ont fini par caractériserle groupe considéré. Toute organisation complexecaractérisant une communauté constitue un sous-ensemble par rapport à la totalité des activités decette communauté. L'organisation a un rôle fonc-tionnel à jouer dans la communauté, elle a, diraitMalinowski/1, une fin "statutaire". Certaines desfins vers lesquelles tendent l'ensemble des activitésseraient donc rattachées à cette fonction statutairede l'organisation intéressée.

La culture d'une institution quelconque se com-pose d'une série incomplète de structures, sérietrop limitée pour servir de système de principesdirecteurs et de fonctions applicables à la totalitéde l'existence ou pour fournir les règles de baseconcernant les activités qui englobent cette totalité.On peut supposer que les communautés ethniquespossèdent, elles, la série complète de ces struc-tures. Au cas ou la superstructure nationale oumême la superstructure urbaine immédiate dispa-raîtrait, cette communauté pourrait, au prix dequelques aménagements, continuer d'exister entantqu'unité structurale et culturelle indépendante. Uneenclave ou un quartier ethniques sont probablementdéjà moins à même de fonctionner avec cette auto-nomie ; ils ne constituent donc pas une culture uni-taire. Sil'onva plus loin encore sur l'axe indépen-dance-dépendance, on constate qu'une culture sco-laire est parfaitement incapable de procurer lesactivités, les modes opératoires, le personnel, etc.indispensables à tous les aspects de l'existence. Ence sens, par conséquent, on peut dire que la cultured'une école ne correspond qu'à un sous-ensemblede l'ensemble constitué par la totalité des formesculturelles qui caractérisent une communauté.

Dans un cadre culturel complexe, tel qu'un Etatnational ou un cadre urbain pluriculturel, plusieursensembles d'activités peuvent théoriquement

constituer l'ensemble culturel dont l'école, surle plan local, constituera un sous-ensemble. C'estce que nous appellerons la culture de référencede l'école.

La notion de culture de référence implique unconcept de culture qui non seulement englobe lesactivités dont nous avons parlé plus haut, maisaussi fait valoir l'importance des règles de basequi récapitulent ces activités en éléments ordonnés.La culture revêt alors deux aspects fondamentaux- l'aspect symbolique, correspondant à des règleset à des normes, et l'aspect concret, celui du com-portement, qui se manifeste sous la forme d'actes,de sentiments, d'interactions et d'éléments maté-riels, tous situés dans l'espace et dans le temps.A"ux fins delà description scientifique, il est essen-tiel de faire la distinction entre ces deux aspects.Pour voir comment fonctionne une règle de base auniveau des phénomènes, il faut se rapporter aucomportement et à la situation dans laquelleil s'inscrit. Une règle de base renvoie gé-néralement à des ensembles d'actes simplesou à des fractions de comportement ; leterme de structure renvoie à un ensemble complexede comportements constitués d'ensembles de règles.On peut, à partir des règles, construire un modèlequi montre comment les membres du groupe orga-nisent leur expérience du point de vue de la percep-tion, de la prévision, du jugement et de l'action.C'est ainsi que la culture de référence d'une culturescolaire est la culture dont l'école et tout son per-sonnel tirent les règles de base, les normes decomportement et les types de relation applicablesaux activités qui caractérisent l'école. Pour pré-ciser rapidement ce point, disons que cette culturede référence fournit les normes qui permettent dedécider ce qui est (les objets perçus et les concepts),ce qui peut être (les propositions et les croyancespar lesquelles expliquer les événements et conce-voir des modes d'action) ; et ce qu'il y a lieu defaire (les modes d'action à adopter à l'égard desêtres et des choses)/^.

Jusqu'ici, notre réflexion s'est largement ap-puyée sur des modèles, et nous nous sommes

MALINOWSKI, Bronislaw. A scientific theoryof culture, New York, Oxford University Press,1944 ; nouvelle édition 1960. Traduction fran-çaise : Une théorie scientifique de la culture,François Maspero, 1968.Voir GOODENOUGH, Ward H. Coopération inChange. Russel Sage Foundation, New York,1963.

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inspirés delà théorie linguistique parce qu'il existecertaines analogies de structure entre le langage etd'autres types de phénomènes de comportement re-couverts par le concept de culture. Cependant, celan'implique pas qu'il y ait isomorphie entre les struc-tures de ces types subsidiaires de phénomènes cul-turels et la théorie linguistique, au sens ou l'onpeut dire que la structure d'une théorie et celle d'unsystème mathématique ou logique sont isomorphes.Ce serait pousser l'analogie plus loin qu'il nesemble encore permis. Suivant l'exemple de Goode-nough, nous prenons simplement ici la théorie lin-guistique pour modèle d'une théorie de la cultureà des fins heuristiques. Dans une réflexion axéesur un modèle, une fois connus les rapports entreles éléments d'un secteur de recherche déterminé,et les propositions qu'on peut en tirer, il est pos-sible de les appliquer à des domaines moins connuspour découvrir des relations, des constantes et deslois nouvelles, qui s'appliquent mais demeurentignorées/1.

Poursuivant cette réflexion, nous dirons que laculture de référence est celle dont est tiré le sous-ensemble de règles de base régissant les activitésde l'école. Si, les différentes catégories de person-nel d'un établissement donné empruntent leurs règlesde base à des cadres culturels ou ethniques diffé-rents, c'est que, dans cet établissement, il y a àla fois contact de cultures et conflitde cultures. Dureste, en tant qu'organisation sociale, l'établisse-ment scolaire ne fonctionne vraiment bien qu'à lasimple condition que le personnel et les élèves ap-partiennent ou puissent faire appel à la même cul-ture de référence, indépendamment des différencesqui pourraient correspondre aux variantes de cetteculture imputables au sexe ou à l'âge.

Là où le contrôle politique le permet, les ensei-gnants sont recrutés en fonction de leur conformitéculturelle, c'est-à-dire de leur aptitude à se con-former à la culture de la communauté locale danslaquelle s'insère l'établissement scolaire intéressé.C'est ainsi que dans un bon nombre des banlieuesles plus avantagées, dotées d'un système scolaireindépendant, l'homogénéité peut être préservée parle recrutement des enseignants. Ce système de re-crutement préférentiel est favorisé de surcroît parun curieux système de passage des établissementsscolaires vers l'enseignement supérieur. Parexemple, dans l'Etat de l'Illinois, les banlieues lesplus aisées ont une préférence marquée pour lesenseignants diplômés des "meilleures" universitésde l'Etat, tantpubliques que privées. Même là, lesrecruteurs veillent très soigneusement à choisirdes enseignants dont les caractéristiques corres-pondent à celles de leurs futurs élèves. En revanche,les écoles rurales recrutent leurs enseignants dansdes établissements d'enseignement supérieur plusmodestes, qui ne se classent, parle prestige, qu'endeuxième ou troisième position. A la sortie del'école secondaire, c'est dans ces établissementsque s'inscrivent les élèves qui poursuivent leursétudes et c'est là qu'ils acquièrent leur diplôme

(à certaines exceptions près, bien entendu, maisne concernant généralement pas les étudiants quise destinent à l'enseignement). Quant aux écolesde la ville même de Chicago, elles recrutent lamajeure partie de leur personnel enseignant dansles collèges universitaires municipaux, où ellesenvoient elles-mêmes leurs élèves poursuivre leursétudes.

Pour qu'il y ait un contrôle sur le recrutementdes enseignants, il faut que l'unité politique à la-quelle appartient le district scolaire soit soumiseà un contrôle politique et économique. Si celui-cine relève pas des organisations permanentes dela circonscription électorale dont est issue laclientèle scolaire, il arrivera souvent que lesélèves aient une culture de référence différente decelle des enseignants, et surtout de celle desadministrateurs.

En pareil cas, la culture dominante de la viequotidienne de l'école sera probablement celle quidomine la vie politique dans l'unité considérée- comté, ville, région. Etat - et l'école est un liende contact entre deux cultures. C'est ainsi qu'uneécole de Chicago, dont la clientèle est, dans sagrande majorité, portoricaine, ne sera cependantpas de culture portoricaine. Les enfants de foyersportoricains doivent à la fois apprendre à lire età compter et faire un effort d'adaptation culturellepour assimiler de nouvelles méthodes d'apprentis-sage de la lecture et du calcul et pour exécutertoutes les autres tâches que l'école leur demande.Bref, ces enfants se trouvent dans une situation decontact culturel.

La notion d'individu culturellement défavoriséou culturellement démuni est exactement le typede concept ethnocentrique que l'on va fabriquer pourexpliquer les résultats inattendus qu'on enregistrequand les activités scolaires et celles du foyer nese complètent pas et ne se conditionnent pas lesunes les autres, ne présentent pas d'analogie oune se recoupent pas.

Depuis un certain temps, on soutient très sou-vent que l'école ne peut pas faire grand chose pourapprendre aux enfants à lire et à compter. L'ap-prentissage se ferait en réalité hors de l'école,dans la famille, encore que ce soit à l'école qu'onen attribue le mérite. Certains enfants apprennentà lire ou à compter à l'école, d'autres, en dehorsdel'école. Cependant, les opérations fondamentalesqu'il faut avoir assimilées pour savoir comments'acquitter d'un bon nombre d'activités scolairessont apprises en dehors de l'école et le personnelenseignant les tient pour "données" au départ. Lesmaîtres comptent sur cette assimilation, et ils ledisent, même si ce n'est généralement pas dansces termes. Si les enfants n'apprennent pas à

1. TEUNE, Harry. "Models in the study of Politi-cal Intégration", in The Intégration of PoliticalCommunities (Publié sous la direction de PhilipE. Jacob et James E. Toscano), Lippincott,Philadelphia, 1964, p. 282-303.

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emporter un livre chez eux et à le rapporter sansfaute le lendemain, en bon état, il est probable quele maître ne leur donnera pas de leçon à apprendreet à réciter. Il hésitera à leur faire lire un texteà la maison et à leur demander de rapporter le len-demain des livres en bon état et de réciter ce qu'ilsauront appris. Il semble que les enfants soient in-capables de rapporter leur livre le lendemain si lefoyer n'y veille pas attentivement et intelligemment.La répartition complémentaire des tâches entre1 ' école et la famille explique pour une bonne part quel'école n'atteigne pas ses objectifs fondamentauxauprès des enfants là où il y a des différences deculture. Pour le personnel de l'école, il s'agit d'en-fants culturellement désavantagés, tandis que pourle groupe ethnique, c'estlepersonnel de l'école quiest incompétent. Or, même s'il y a effectivementparfois incompétence et désavantage culturel, cen'est pas là la raison principale de l'échec. Mêmequand ils sont techniquement compétents, et ont étéimpeccablement formés, les maîtres échouent au-près d'une bonne partie de leurs élèves lorsque dif-férentes cultures entrent en contact, tandis que cer-tains enfants n'ont reçu de formation sérieuse dansaucune culture, et ont besoin d'un apprentissage etd'une "culturation"complémentaires. Mais le manquede concordance entre la socialisation et l'éducationscolaire est un tout autre problème.

Un rapport très pessimiste a été publié récem-ment sur l'aptitude générale des programmes "HeadStart" (programmes d'éveil précoce) à inculquerdes connaissances durables/*. Ce rapport a été vi-vement critiqué, mais les critiques eux-mêmes re-connaissent que, d'après les indications recueillies,l'avance qu'on enregistre effectivement jusqu'àlafin de la première classe primaire est perdue parlasuite. Il y a plusieurs années, avant l'adoption desprogrammes "HeadStart", on soutenait que certainsprogrammes d'enseignement préscolaire, s'ilsétaient bien conçus et bien exécutés, relevaient leniveau de l'acquisition cognitive des enfants défavo-risés. Il existe un programme de ce genre dont,paraît-il, les résultatsne s'effacent pas, etqui rap-pelle les opérations "TESL" dans les classes oùl'anglais est enseigné comme une langue étrangère.Le point de vue adopté est voisin, c'est-à-dire quel'enseignement repose sur des préceptes et des ac-tions simples, et sur des exercices associés à destechniques d'enseignement soigneusement mises aupoint.

Nous savons aujourd'hui que, lorsque nous appre-nons une seconde langue, il faut au début, se recon-ditionner, prendre de nouvelles habitudes, acquérirune nouvelle façon de parler au niveau le plus élé-mentaire - ce qui fait intervenir toutes sortes demécanismes pavloviens. Nous savons aussi que lanécessité d'en passer par là ne tient nullement àune sorte d'infériorité intrinsèque, génétique, chezl'individu qui apprend cette seconde langue ; et ilne faut pas non plus se figurer qu'il y a une inadé-quation linguistique du système de la premièrelangue et qu'il faut le reléguer définitivement

àl'arrière-plan. En fait, la première langue appriseestun système qui diffère de la nouvelle langue, etdont certaines caractéristiques sont en opposition,coïncident plus ou moins ou sont sans rapport avecelle. L'apprentissage d'une seconde langue est fa-cilité par l'enseignement de la première tout autantque par les connaissances acquises sur la languenouvelle. Certaines méthodes linguistiques appli-quées aux techniques d'enseignement aident à inté-grer la connaissance de l'une et l'autre langue dansun programme plus efficace.

Nous n'avons pas de mal, semble-t-il, àacceptercette conception de l'apprentissage d'une secondelangue. Nul besoin, apparemment, d'invoquer desdifférences génétiques ou la pathologie sociale pourexpliquer qu'il faille retrouver les balbutiementsdu premier âge pour bien apprendre une secondelangue. Et pourtant, c'est peut-être là le modèlequi nous permet le mieux de saisir à quoi tient lesuccès des meilleurs programmes préscolairesdestinés à des groupes de culture différente.

Récemment, Stephen et JoanBaratz ont dit qu'in-tervenir ainsi très tôt auprès des enfants c'était"donner une assise de sciences sociales au racismeinstitutionnel", parce que la plupart des programmesse sont inspirés d'une théorie de la pathologie so-ciale et se sont soldés par un échec/2. Cet échecouvre la voie aux explications qui font appel auxdifférences génétiques entre les races. Or, d'aprèsles Baratz, la théorie culturelle est viable et four-nit le cadre explicatif nécessaire. A leur avis, leséducateurs qui ne songent pas à la culture (ni à laleur ni à celle des enfants)/3 et ne songent pas nonplus, par conséquent, au cadre conceptuel différentqu'elle propose, ont suivi "des méthodologies et desthéories ethnocentriques qui n'accordent aucune va-leur aux facultés cognitives et intellectuelles del'enfant"/4.

A l'heure actuelle, il existe fort peu d'étudesaxées sur la culture qui cherchent à montrer ce quise passe en fait dans les foyers où le désavantageculturel entraînerait des retards. Il existe encoremoins d'études micro-ethnographiques qui coor-donnent les recherches sur les cultures scolaireset sur la culture du foyer familial.

Pour nous placer dans l'optique de la culture,revenons brièvement à l'idée d'une communautéenvisagée comme un ensemble d'activités systéma-tiquement rattachées les unes aux autres. Dans lacommunauté idéale, fonctionnant parfaitement, lesactivités de toute organisation institutionnelle com-pléteraient les activités d'autres éléments de cette

3.4.

CICIRELLI, VictorG. "The impactofheadstart :A reply", in Harvard Educational Review,Vol. 40, 1970, p. 105-129.BARATZ, Stephen S. ; BARATZ Joan C. "Earlychildhood intervention : the social science baseof institutional racism", in Harvard EducationalReview, Vol. 40, 1970, p. 29-50.Note de l'auteur.Baratz, op. cit. , p. 47.

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communauté et leur seraient reliées de diversesmanières. On peut concevoir avec une certaineprécision que ces activités : (1) ont nécessairementune dimension temporelle et une dimension spa-tiale ; (2) ont l'occasion de se dérouler ; (3) fontappela un personnel et à une certaine organisationsur le plan social ; (4) se déroulent suivant cer-taines procédures ; (5) ont un objet/1. Tout cela sesitue sur le plan concret ; sur le plan des phéno-mènes, il existe des normes appliquées à la per-ception, à la prévision, au jugement et à l'action(c'est ce que nous appelions plus haut les règlesde base). Donc, comme nous venons de le dire, lesactivités peuvent être en rapport les unes avec lesautres de plusieurs manières : certaines de leurscaractéristiques peuvent coïncider, c'est-à-direqu'elles sont semblables sous certains aspects.Deux activités peuvent avoir le même objet et rem-plir en principe la même fonction, tout en supposantdes procédures différentes ; ou bien l'objet seradifférent mais les dimensions temporelles et spa-tiales seront identiques ; ou encore le personnelnécessaire à deux activités différentes sera lemême, c'est-à-dire qu'il y aura coïncidence quantà l'ensemble permanent d'agents, de personnesresponsables de cette activité. La fusion d'activités,ou la relation de fusion, est importante parce qu'ellerenvoie à une activité à plusieurs fins. C'est ainsiqu'une collecte dans les écoles au profit de laCroix-Rouge peut être envisagée à la fois comme uneactivité socialisante et comme une activité charitable.

Il peut y avoir un rapport de complémentaritéparticulier entre les activités des différentes ins-titutions d'une communauté. Entre la maison etl'école, les activités sont souvent complémentairesdans le temps et dans l'espace, et du point de vuedes agents. La mère travaille en dehors de la mai-son tandis que les maîtres surveillent les enfantspendant la journée scolaire. Des modifications del'horaire scolaire risquent souvent de bouleversertotalement l'emploi du temps de la mère. Enfin, lelien qui unit les activités est une relation très im-portante : elle signifie que l'activité "B" supposel'activité "A". Les activités sont donc reliées l'uneà l'autre de telle sorte que l'objet ou le résultatd'une d'entre elles crée les conditions voulues pourl'exécution d'une autre. Il pourrait être extrême-ment fructueux, si l'on veut replacer la culture sco-laire dans son contexte culturel, de procéder àl'étude ethnographique des cultures scolaires et dela culture du foyer du point de vue des activités encause et de leur complémentarité. Mais il faut lefaire au niveau de la micro-analyse et non à celuide la "structure globale".

Par exemple, l'absence de coïncidence entre denombreuses activités se fait sentir jusque dans lesmoindres détails de la perception et de la conceptua-lisation. Prenons un exemple linguistique : d'unelangue à l'autre, la perception peut varier au niveaudes phonèmes. C'est ainsi que nous distinguons entrele "v" et le "b", tandis que pour le sujet de langue ma-ternelle espagnole, l'articulation labio-dentale et

l'articulation bilabiale ne produisent pas de sonssensiblement différents de telle sorte qu'il entendla même chose dans "beau" et "veau".

Il en est de même pour le comportement : sup-posez que vous fassiez cours à un groupe d'enfantsde cinquième, par exemple, et que vous constatiezque l'une des élèves n'a pas de livre. Vous lui de-mandez : "Eva, où est ton livre ?". Eva détournelégèrement la tête, pince les lèvres et baisse lesyeux. Pourvous, la mimique signifie qu'on essayede vous tromper (les yeux baissés), que l'élève veutvous narguer (la moue des lèvres pincées) et qu'ellevoudrait fuir ses responsabilités ou, pis encore,qu'elle aune réaction d'arrogance (la tête tournée).Or, pour Eva, si elle est portoricaine, la mimiquen 'a pas du tout cette signification. Les Portoricainsmontrent souvent avec les lèvres, de telle sortequ'Eva, en fait, désigne le ou la condisciple qui ason livre. Mais, avec la disposition des pupitresd'école primaire, il faut qu'elle se détourne un peupour désigner l'élève qui détient son livre. Quantaux yeux baissés, c'est une attitude de respect, unmode d'expression que ses parents lui ont soigneu-sement inculqué : c'est être affreusement mal élevéque de regarder droit dans les yeux ! Et pourtant,combien d'enseignants nord-américains - les plusstricts sur le maintien - prennent souvent brutale-ment l'enfant portoricain par le menton pour luiparler. D'autres - ce seront les plus sociables,ceux qui veulent se mettre à la portée des élèves -essayeront, s'accroupissant, de se placer dansle champ visuel de l'enfant. L'exemple porte,dira-t-on, sur une nuance infime ; et pourtant cettenuance culturelle particulière, cette absence decoïncidence dans un mode de comportement donné,est une source permanente de difficultés à l'école,pour les élèves comme pour les maîtres. De sur-croît, et c'est l'ironie de la chose, il se crée unesorte de cercle vicieux : le maître s'efforce tou-jours davantage de faire comprendre aux parentsportoricains qu'il faut inculquer à l'enfant "lesbonnes manières", etles parents portoricains s'at-tacheront davantage à inculquer en effet les bonnesmanières, mais les bonnes manières portoricaines,qui consistent, par exemple, à baisser les yeuxquand on parle à un adulte ; et plus l'enfant voudraêtre poli, comme on le lui apprend, plus il s'ex-posera à se faire relever brutalement le visagepour regarder le maître en face.

L'assimilation de l'enfant exige des parents qu'ilsapprennent les structures nouvelles ; mais c'est làdemander aux individus qui ont précisément lemoins de ressources financières et éducatives etle moins d'expérience de faire le travail d'adap-tation interculturelle. Cette technique est manifes-tement la moins efficace et la moins fructueuse.La meilleure solution consiste, semble-t-il, à pré-parer les enseignants et les administrateurs desécoles à travailler dans des contextes interculturels.A titre complémentaire, il faudrait constituer des

1. Voir Goodenough,

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groupements de parents, non pas en vue de réu-nions de parents et d'enseignants du type classique,mais en vue de réunions destinées à leur faire con-naître la culture scolaire locale qui doit être poureux une seconde culture, laquelle n'a pas à rem-placer la leur mais doit s'ajouter à leur répertoirepersonnel de systèmes culturels.

Il faut dans une certaine mesure ménager descompromis, et accepter des concessions réciproquesde manière à savoir quelle règle de base l'empor-tera en cas de conflit, de façon que la culture sub-sidiaire ne cède pas toujours le pas à la culture do-minante. Il y a lieu de se demander, à ce propos,et c'est fort important, si l'on peut vraiment tra-vailler dans le sens du pluralisme culturel lorsqueles établissements scolaires sont soumis à un con-trôle politique et économique fortement centralisé.L'attitude adoptée récemment par les syndicatsd'enseignants ne peut que renforcer les doutes àce sujet. Les syndicats, en effet, se sont opposésà la décentralisation du contrôle politique en sou-tenant que les problèmes techniques de l'éducationdoivent rester l'affaire des spécialistes. Mais sion part de l'idée que les écoles ont une culture, ilest clair que la question ne relève plus guère de latechnique pédagogique au sens psychologique tradi-tionnel ; c'est un problème culturel. Insister surle caractère technique de l'éducation, c'est dans cecontexte, commettre une erreur analogue à cellequia voué à l'échec un grand nombre de programmesd'assistance technique à l'étranger. Il est apparuque ces projets n'étaient pas seulement une affairede changements techniques, mais qu'ils appelaientaussi un changement culturel, ou en tout cas, uneadaptation culturelle. Or, il est impossible de réa-liser des changements culturels sans établir uncontact direct avec les membres de la culture quidoit faire l'objet d'innovations et sans les associerdirectement àl'expérience. Bien entendu, ce seraitégalement une erreur de croire que la compétencetechnique est inutile. L'expérience des "volontairesde la paix" ("Peace Corps") a montré que c'était làtomber dans l'excès contraire.

Il faut pouvoir exercer, politiquement, assezd'influence pour assurer, comme disent le s Baratz,"l'acculturation du plus grand nombre tout en pré-servant l'identité individuelle et le patrimoine

culturel/del'enfant/" - et en tirant parti des compé-tences techniques disponibles. En l'absence de pro-grammes qui tiennent compte delà culture, la seulefaçon de se défendre avec succès contre la distan-ciation qui s'opère actuellement dans les écoles oùdifférentes cultures sont en contact, consiste àfaire en sorte que la culture de référence des ensei-gnants soit la même que celle des élèves, en lesrecrutant dans le même groupe ethnique. Sans doute,est-il indispensable que les Noirs, les Portoricains,les minorités d'origine mexicaine etc. , soient mieuxreprésentés parmi les enseignants et les adminis-trateurs scolaires, mais c'est une solution à courtterme pour beaucoup d'écoles locales. Dans les zonesurbaines, les enclaves ethniques sont fluides et lesgroupes ethniques ne font que passer dans les écoles.C'est ainsi que, dans un quartier portoricain, mêmesi la moitié du personnel enseignant et administra-tif était constituée de Portoricains, comme plus de75 % des élèves actuellement, il faut bien voir qued'ici cinq à sept ans, 30 à 50 % des élèves serontnoirs et l'on se retrouvera une fois de plus devantla même distanciation culturelle.

Mais, pour résoudre le problème de la doubleculture, à savoir permettre aux différents groupesethniques de préserver leur identité au moyen d'uneculture préférentielle, tout en apprenant à êtrenéanmoins à l'aise au sein des institutions qui ré-gissent l'emploi et la politique et dont les formesculturelles s'inspirent d'autres cultures de réfé-rence, il faut procéder à une micro-analyse minu-tieuse des règles de base et des procédures qui ca-ractérisent la culture de ces organisations, la cul-ture de l'école et la culture du foyer. Il faut aussi,de ce fait même, développer un enseignement et unmode d'apprentissage qui soient plus profondémentinter culturels, àpartir de l'idée qu'enseignants etenseignés évoluent dans un contexte interculturel.Peut-être serons-nous un peu réconfortés d'ap-prendre que les problèmes évoqués ici ne seli-mitentpas à la situation de crise créée aux Etats-Unis par la misère et le pluralisme. Beaucoupd'autres Etats où coexistent plusieurs cultures etqui ont essayé de faire de leurs écoles des instru-ments de développement économique et politiqueconnaissent, sous une forme ou sous une autre, lesmêmes problèmes.

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3. LA COMPARAISON ENTRE CULTURES DANS LES RECHERCHESRELATIVES A L'EDUCATION DES GROUPES MINORITAIRES*

John Singleton

Si, depuis une époque récente, les anthropologuess'intéressent déplus en plus aux institutions et auxprocessus d'éducation, c'est dans une certaine me-sure, sous l'influence de l'idée que l'enseignementde type classique peut aider à apporter une certainejustice sociale à la jeunesse des groupes minori-taires défavorisés. Nous savons cependant que lascolarité accentue souvent l'inégalité dont souffrecette jeunesse au lieu de l'atténuer/ . Il convientpar conséquent d'étudier attentivement les institu-tions et les processus par lesquels nous cherchonsà atteindre nos objectifs de justice sociale. La pré-sente étude a pour objet de proposer quelques stra-tégies de recherche sur les institutions et les pro-cessus d'éducation qui intéressent directement lesmembres des groupes minoritaires dans les sociétésmodernes complexes. Ces suggestions sont tiréesde comptes rendus et de modèles de recherchesanthropologiques, et sont fondées sur des valeurset des points de vue jugés comme particulièrementreprésentatifs de l'opinion des spécialistes/2.

Trois de ces points de vue méritent notammentd'être relevés :

1. Dans tous les groupes humains en interaction,l'expérience etla connaissance du milieu s'intègrentsystématiquement selon des voies qui leur sontpropres.

2. Il convient de tenir dûment compte de la diffé-rence culturelle en dépit des coups sérieux portésau relativisme culturel.

3. Les missionnaires totalitaires, qu'ils se pré-sentent sous une apparence religieuse traditionnelleou sous un masque laïque moderne, sont inévitable-ment suspects.

Il convient de remarquer que ces valeurs sont enparfaite harmonie avec celles dont se réclameraitun éducateur qui accepterait la thèse de Dewey surl'éducation en tant qu'expérience. Comme l'a écritce dernier,

L'histoire de la théorie de l'éducation est mar-quée par l'opposition entre l'opinion selon laquellele processus éducatif est épanouissement de l'in-térieur et celle qui l'identifie à une formationdonnée de l'extérieur, la première fondant l'édu-cation sur les dons naturels tandis que la secondela considère comme un effort visant à surmonterune tendance naturelle pour la remplacer par leshabitudes acquises sous la contrainte/3.

De toute évidence, Dewey fait sienne la thèse se-lon laquelle l'éducation se fonde sur les dons natu-rels tant du groupe que de l'individu. Il est regret-table que ce modèle n'ait pas été généralementadopté dans les écoles destinées à des enfants issusdégroupes minoritaires. Les expériences d'ensei-gnement bilingue et biculturel de Rough Rock et les

tentatives faites avec des enfants de langue espa-gnole dans le sud-ouest des Etats-Unis et avec desenfants noirs à Washington (D. C) sont, il faut l'es-pérer des exceptions importantes à cette règle.

Dans les études qu'ils ont récemment consacréesaux concepts utilisés par des ethnographes et desspécialistes des sciences sociales pour décrire lessous-cultures pauvres de la société urbaine amé-ricaine, Valentine, Liebow, Hannerz et d'autresauteurs/4 mettent en lumière la façon dont ces con-cepts influent sur les recommandations visant àl'adoption de programmes de développement conçuspour atténuer les effets de la pauvreté, et ils sou-lignent l'importance de ces concepts pour la com-préhension de l'organisation sociale des sociétésmodernes complexes. L'idée de Valentine selonlaquelle il conviendrait de soumettre systématique-ment les divers concepts en question à l'épreuved'une recherche ethnographique menée sur le ter-rain dans plusieurs communautés pauvres paraîtexcellente. Il suggère une typologie axée sur trois

* Communication présentée au colloque organisésur le thème : "Théorie et méthode des re-cherches anthropologiques relatives à l'organi-sation de l'éducation", lors de la 68e réunionannuelle de l'American Anthropological Associa-tion, New Orléans, 21 novembre 1969.

1. KOZOL, Jonathan. Deathatan Early Age, Bos-ton, Houghton-Mifflin Company, 1967 ; et WAX,Murray;WAX, Rosalie ;DUMONT, Robert V. Jr."Formai Education in an American Indian Com-mun ity". Su£pj£m£ntjtc^ocial£roblems_J vol. 11,n° 4, 1964.

2. Certains de ces modèles et stratégies s'inspirentdes points de vue et des communications présen-tés àla Conférence sur l'étude du Japon dans lessciences du comportement, organisée parEdward Norbeck à Rice University les 11 et 12avril 1969. Le modèle de socialisation à troisdegrés et le modèle d'organisation de la diver-sité ont été l'un et l'autre suggérés par DavidPlath. Kazukimi Ebuchi a participé à l'élabora-tion de certaines des approches proposées dansle présent article.

3. DEWEY, John. Expérience and Education, New¥0^1938; traduction française : Expérience etéducation, Paris, Bourrelier, 1947, p. 1.

4. VALENTINE, Charles. Culture and Poverty,Chicago, University of Chicago Press, 1968 ;LIEBOW, Elliot. Tally's Corner : A StudyofNegro Streetcorner Men, Boston, Little, Brownand Company, 1967 ; HANNERZ, Ulf. "Roots ofBlack Manhood". Trans-Action, vol. 6, n° 11,p. 12-21, 1969 ; et al.

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modèles : la sous-société qui se perpétue spontané-ment et qui est dotée d'une sous-culture médiocreet déficiente ; la sous-société opprimée par unepuissance extérieure et dotée d'une sous-cultureimposée et exploitée ; la sous-société hétérogèneaux sous-cultures variables et adaptables/1.

L'école et l'enseignement scolaire auront unrôle particulièrement important à jouer dans la vé-rification ethnographique des modèles, ceux-ciétant différenciés selon les modes de transmissionde la culture. Non seulement ces recherches vien-dront infléchir notre politique éducative et socialemais leurs résultats nous amèneront à réviser nosmodèles et notre conception des processus, de latransmission, de la continuité et de l'évolution dela culture. Dans ce domaine, l'anthropologie del'éducation peut enrichir la théorie anthropologiqueainsi que la pratique d'une pédagogie éclairée. Nousavons en particulier besoin d'études ethnographiquessur l'éducation, la discrimination et la pauvretédans toutes les situations où des groupes minori-taires socialement défavorisés se trouvent englobésdans des systèmes sociaux modernes et complexes.

L'expression "groupe minoritaire socialementdéfavorisé" désigne les groupes socialement iden-tifiés qui font l'objet d'une discrimination systéma-tique dans leurs rapports avec la société globale.Nous nous intéressons ici non pas au concept de"privation culturelle" mais à une méthode de re-cherche qui permette de mettre en lumière ce quece concept peut avoir de pernicieux.

L'intérêt que nous portons aux comparaisonsentre cultures en tant qu'elles constituent à la foisune méthode de recherche et un cadre pour l'étudedes rapports entre groupes minoritaires et majori-taires dans les sociétés urbaines modernes, nousamène à suggérer quelques applications et quelquesexemples empruntés à deux sociétés modernes- celles du Japon et des Etats-Unis - et à concevoirun projet de recherche aux termes duquel des an-thropologues japonais et américains étudieront sys-tématiquement dans les deux pays l'interaction cul-turelle entre les établissements d'enseignementet certains groupes minoritaires socialementdéfavorisés/2.

Dans une perspective historique et sociale, detelles études comparatives pourraient porter surdivers groupes minoritaires des Etats-Unis et duJapon. Les tribus Aûious du Japon septentrionalforment un contraste particulièrement intéressantavec les Amérindiens, bien qu'elles aient été sou-mises à une acculturation plus intense au cours decontacts prolongés avec la société dominante. Lesimmigrants coréens du Japon sont comparablesaux Portoricains des Etats-Unis puisqu'à l'origineils sont venus au Japon quand leur terre nataleétait une colonie japonaise et qu'ils se distinguentpar leur langue et par une légère différence derace. Les régions minières et économiquementdéfavorisées du Japon méridional rappellent cer-taines régions semblables des Appalaches.

Il serait intéressant de comparer les burakumin,

communautés réprouvées du Japon, et la popula-tion noire des villes et des campagnes américaines.Cette comparaison est particulièrement instruc-tive parce qu'au Japon, l'état de réprouvé n'estpas lié aune différence de race, bien que les prin-cipales caractéristiques sociales de la discrimina-tion soient tout à fait analogues. Dans le contexteactuel, l'action menée par les deux groupes pourlutter contre la discrimination qui s'est établieentre eux et la société globale est particulièrementintéressante. Dans une étude ethnographique ré-cente d'une communauté burakumin, Brameld/3décrit la situation de ce groupe minoritaire vis-à-vis de l'éducation à l'échelon local et national.Wagatsuma/4 a analysé les efforts déployés pardes groupes de pression burakumin pour modifierles programmes scolaires.

Nous pourrions également comparer les Amé-ricains d'origine japonaise avec leurs parentsrestés au Japon (encore que nous ne puissions lesmettre en parallèle de façon significative avec desimmigrants américains au Japon). Cette étude pré-senterait un grand intérêt pour la compréhensiondes rapports entre groupes minoritaires et sys-tèmes d'éducation parce que l'expérience des Ja-ponais aux Etats-Unis contraste avec celle de laplupart des autres groupes minoritaires de cepays. Les Nippo-Américains ont régulièrementréussi à battre le groupe majoritaire sur son ter-rain scolaire, de même que des écoliers japonais,soumis à des tests comparables de connaissancesen mathématiques, ont obtenu des résultats sensi-blement meilleurs que de jeunes Américainsou d'autres enfants appartenant à dix nationseuropéennes/5. Ainsi, ona constaté que les Nippo-Américains sont très fortement représentés dansl'élite du système très stratifié de l'enseignementsupérieur public de l'Etat de Californie et leur pro-gression constante dans l'enseignement public àHawaii est un véritable phénomène de masse. Sefonder sur ces constatations ou sur des faits d'unautre ordre pour proclamer l'origine héréditaireou raciale de l'intelligence est manifestementsuspect : un anthropologue doit examiner la signi-fication et la fonction des résultats scolâ-ires dansles communautés auxquelles appartiennent cesélèves.

1. VALENTINE op. cit. p. 141-144.2. Projet conçu par l'auteur du présent article.3. BRAMELD, Théodore, Japan : Culture, Educa-

tion and Change in Two Communities. New York,Holt, Rinehart and Winston, 1969.

4. WAGATSUMA, Hiroshi, "The use of schools inbringing about social change", dans Japan'sInvisible Race, George DeVos, Hiroshi Wagat-suma (dir. publ. ) Berkeley, University of Cali-fornia Press, 1966.

5. HUSEN.Torsten (dir. publ. )International studyof achievement in mathematics, New York,Wiley, 1967.

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En vue de faciliter les recherches ethnogra-phiques proposées, nous suggérons ici sept straté-gies ou modèles sur lesquels axer les travaux fu-turs. Bien que ces stratégies soient toutes appli-cables à n'importe quelle étude d'anthropologie del'éducation, elles semblent répondre plus particu-lièrement à notre besoin de mieux comprendre lesstructures et les processus de l'éducation dansleurs rapports avec les groupes minoritaires socia-lement défavorisés.

L'éducation en tant qu'instrument de socialisation.En mettant l'accent sur les processus de socialisa-tion vécus par les enfants, à l'école et hors d'elle,nous sommes amenés à esquisser une distinctionentre la socialisation primaire (adaptation des en-fants aux rôles familiaux, sexuels et communau-taires dans le cadre des groupes familial et pri-maire), la socialisation secondaire (le développe-ment d'attitudes et de comportements définis, dansles sociétés modernes, comme étant ceux des en-fants d'âge scolaire et transmis par l'école, leurspairs, les organisations religieuses et d'autres ins-titutions sociales dont ces enfants font partie et ausein desquelles ils apprennent àjouer leur rôle dansla communauté tout entière) et enfin, la socialisa-tion tertiaire, qui est une initiation aux rôles pro-fessionnels, religieux et sociaux de l'adulte.

L'étude approfondie de la socialisation secon-daire et tertiaire dans les établissements scolairesfréquentés par des enfants appartenant à des groupesminoritaires devrait également porter sur les di-verses façons dont l'école amène ces enfants às'identifier à leur groupe ainsi que sur les conflitsavec la société dominante qui sont perpétués direc-tement ou indirectement par les programmes sco-laires, le matériel d'enseignement, les professeurset les autres élèves. C'est ainsi que Spindler/1 adécrit la façon subtile - qui, bien qu'involontairen'en était pas moins fortement discriminatoire -dont un conseiller scolaire a inculqué à des élèvesaméricains d'origine mexicaine, au moment de leurorientation dans l'enseignement du second degré,une optique restrictive liée au statut de groupe mi-noritaire. Il importe de ne pas partir du postulatselon lequel l'éducation est une forme institution-nalisée de socialisation préparant au rôle d'adulte/2,car il y a tout lieu de penser que l'intensificationdes efforts scolaires contribue davantage à formerde "bons élèves" que de "bons adultes".

Cette typologie nous aiderait à donner un sens àdes affirmations comme celle de Fisher qui voitdans l'école "le principal mécanisme de socialisa-tion de l'élément urbain et industriel de la popula-tion canadienne"/^, ce qui signifie que l'école estle principal instrument d'une socialisation secon-daire généralement acceptée et implique que lesprocessus de socialisation tertiaire s'y amorcentdans une grande mesure. Comme le souligne Fisher,cette affirmation ne vaut pas de la même façon pourla population indienne du Canada. La socialisationsecondaire par l'école n'est pas acceptée parles

Indiens de l'Alberta comme elle l'est dans lesgroupes culturels majoritaires du pays.

L'étude de la socialisation secondaire et ter-tiaire pourrait fort bien être menée sous desformes aussi structurées que les études intercul-turelles sur la socialisation primaire effectuéespar Whiting et ses collaborateurs, mais elle de-vrait inclure des comparaisons entre les modèlesculturels des groupes minoritaires et ceux desgroupes majoritaires.

Langage, conceptualisation et apprentis sage. Dansune étude du plus haut intérêt, Rosalie Cohen/4

éclaire d'un jour nouveau les formes systématiqueset organisées de la discrimination qui s'exerce ac-tivementdans les écoles à l'encontre de nombreuxenfants en raison des formes conceptuelles selonlesquelles ils réagissent aux stimuli de leur envi-ronnement. Les modes analytiques et relationnelsde cognition qu'elle décrit semblent être liés à desdifférences d'ordre linguistique et culturel, encorequ'elle mette l'accent sur leur corrélation aveccertaines caractéristiques de l'organisation de lafamille et du groupe d'amis.

Il existe un tel écart entre les cadres de réfé-rence analytiques et relationnels qu'un élève dontle mode d'organisation cognitive est fortementrelationnel n'a guère de chances d'être récom-pensé dans le milieu scolaire, ni socialementni par les notes obtenues, quels que soient sesdons naturels et même si ses connaissances etson champ d'expérience sont suffisants/5.

Rosalie Cohen souligne également qu'une concep-tualisation de type relationnel n'a pas seulementpour effet de créer chez l'enfant des dysfonctionne-ments dans le milieu scolaire, mais qu'en outrel'expérience de l'école perturbe l'enfant quand ilrentre dans sa famille et dans sa communauté. Lefait ne manque pas de piquant si nous songeons quele mode dépensée relationnel découragé par l'écoleest étroitement lié aux aptitudes créatrices.

D'autres études ont fait ressortir entre lesmodes de cognition des différences analogues quidevraient appeler l'attention des spécialistesde l'ethno -pédagogie sur certains problèmes.

SPINDLER, George (dir. publ. ) Education andCulture, New York, Holt, Rinehart and Winston,1963, p. 153-155.International Encyclopedia of the Social Sciences(IESS), p. 509.FISHER, A.D. "White Rites Versus IndianRights",dans Trans-Açtion, vol. 7, nc 1, 1969, p. 30.COHEN, Rosalie. "ConceptualStyles, CultureConflict, and Nonverbal Tests of Intelligence",dans American Anthropologist, vol. 71, 1969,p. 828-856.Ibid. , p. 830.

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Maccoby et Modiano/1 ont décrit les différentsmodes cognitifs utilisés respectivement dans deuxcommunautés mexicaines, l'une rurale et l'autreurbaine. Gay et Cole/2 se sont principalement in-téressés aux différences conceptuelles dans le do-maine des mathématiques et ont indiqué l'intérêtqu'elles présentent pour l'établissement de pro-grammes scolaires en fonction de plusieurs cultures.

Dans le contexte de l'éducation des groupes mi-noritaires, il serait important d'établir dans quellemesure l'identification au groupe minoritaire influesur les modes de cognition, de déterminer les diffé-rents modèles de participation et de réussite sco-laires qui semblent correspondre à ces modalitésconceptuelles et la façon dont les écoles pourraients'adapter pour développer ces aptitudes au lieu deles décourager.

L'étude systématique des structures linguistiquesdes groupes minoritaires est, de toute évidence,une façon essentielle d'aborder ceile du mode decognition ou de conceptualisation. Comme le sug-gère Valentine,

Etant donné l'intérêt que soulève, tant dans lesmilieux universitaires que dans l'opinion publique,l'inaptitude supposée des pauvres à s'exprimeret les nombreuses conséquences politiques decette hypothèse, surtout dans le domaine de l'édu-cation, l'ethnographie des couches défavoriséespourrait apporter sur ce point une contributioncapitale/3.

Les différences de conceptualisation impliquent desmodes d'apprentissage différents. Selon Cohen/4,les écoles doivent abandonner l'hypothèse selon la-quelle il n'existe qu'une seule méthode d'acquisi-tion des connaissances et chercher à concevoir desmilieux éducatifs mettant enjeu plusieurs méthodes.

Il semble que les modes culturels d'apprentis-sage mériteraient également des recherches pous-sées. Dans la comparaison suggérée entre les Etats-Unis et le Japon, les modes culturels selon lesquelsse fait l'acquisition des connaissances dans la so-ciété majoritaire et dans les groupes minoritairesauraient une grande importance.

Initiation, identité et éducation de l'adolescent.Hart/& a montré que l'éducation, dans certainessociétés primitives, obéit à des schémas sensible-ment différents selon qu'elle est dispensée avant ouaprès la puberté. Des oppositions marquées en ma-tière de réglementation, de personnel, de climatet de programmes d'études, font ressortir le faitque l'initiation des adolescents par l'école consis-tait essentiellement à leur enseigner "l'ensembledu système de valeurs de leur culture, ses mythes,sa religion, sa philosophie et la justification de sonexistence en tant que culture"/6. L'instruction ci-vique avait le pas sur la technique et tendait à remo-deler l'identité de l'initié à le faire passer de l'en-fance à l'âge adulte. Certaines sociétés primitives,comme nos systèmes modernes d'enseignement,

étendaient la période d'initiation sur de nombreusesannées. La différence réside en ce que, pour nous,cette formation est plus professionnelle queculturelle.

Quand on étudie la participation de la jeunessedes groupes minoritaires à l'enseignement dispensédans les sociétés modernes après la puberté, ilfaut tenir compte de la diversité et de l'intensitédes conflits d'identité qu'elle provoque commel'ont fait Wintrob et Sindell/7 au Canada à proposdes enfants des Indiens Crée.

Une place importante doit être réservée à l'étudedu conflit d'identité culturelle auquel se heurtentles adolescents des groupes minoritaires au coursdes années d'études qui suivent l'époque de leurpuberté et de la façon dont ils résolvent ce conflit,quand ils y réussissent. L'étude approfondie menéeil y a quelques années par Bennett, Passin etMcKnight/8 et portant sur des étudiants japonaisayant fréquenté des établissements d'enseignementsupérieur des Etats-Unis, s'est finalement orga-nisée autour de l'idée de la recherche d'une iden-tité par l'étudiant.

L'absence de continuité de leurs études, les at-tentes liées aux définitions sociales du passage àl'âge adulte et celles qui sont associées au statutdes groupes minoritaires doivent créer pour lesadolescents issus de ces groupes des situationsparticulièrement complexes.

Modes particuliers de participation. Certainsgroupes minoritaires, comme les Noirs aux Etats-Unis et les burakumin au Japon, sont toujours sous-représentés à partir du moment où l'enseignementcesse d'être obligatoire. Il est à prévoir, cepen-dant, même lorsque la scolarité obligatoire se tra-duit par une scolarisation totale, que l'interactionentre les enfants des groupes minoritaireset l'école revêt des formes systématiquement diffé-rentes. Une ethnographie de l'éducation des groupes

1. MACCOBY, M. ; MODIANO, Nancy. "CognitiveStyle in Rural and Urban Mexico", dans HumanDevelopment, vol. 12, 1969, p. 22-2.3.

2. GAY, J. ; COLE, Michael. The new mathema-tics and an old culture.. New York, Holt, Rine-hart, and Winston, 1967.

3. VALENTINE, op. cit. p. 185.4. COHEN, op. cit.5. HART, C.W.M. nContrasts betweenprepubertal

and postpubertal éducation", dans Spindler,op. cit.

6. Ibid., p. 419.7. WINTROB, Ronald, M. ;SINDELL, Peter, Edu-

cation and identity conflict among Crée Indianyouth : A preliminary report. Etude présentée àTARDA, Department ofForestry and Rural De-velopment, Ottawa, Ontario, Canada, 1968.

8. BENNETT, John ; PASSIN, Herbert ; McKNIGHT,Robert. In Searchof Identity. Minneapolis, Uni-versity of Minnesota Press, 1958.

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minoritaires devrait s'efforcer de rendre comptede ces dernières, de leurs effets sur l'exis-tence de l'élève et de leurs incidences surla définition sociale des normes de réussiteet dans la communauté minoritaire et dansla communauté tout entière. On trouvera un excel-lent exemple de ce type d'étude dans le compterendu préliminaire que Gallimore, Boggs et Mac-Donald/'- ont fait de leurs travaux. Ces auteurs,étudiant l'éducation dans une communauté pauvre deHawaii, se sont essentiellement intéressés aux effetsde la particularité culturelle du groupe minoritairesur le travail scolaire des élèves.

Dans ce contexte, il importe également de déter-miner ce qui distingue la participation des maîtresdu groupe minoritaire au système et les relationsdes parents du groupe minoritaire avec l'école,ainsi que de préciser l'influence des administrateursde l'enseignement appartenant à ce même groupe.Même l'étude de groupes ethniques distincts maisnon défavorisés aura son importance. De même queSpindler a comparé les valeurs traditionnelles etles valeurs nouvelles des enseignants, des élèves,des administrateurs de l'enseignement, des commu-nautés et des commissions scolaires/2, nous devonsrechercher les systèmes de valeurs de groupesethniques ou minoritaires qui ont un effet sur l'in-teraction, dans le milieu scolaire, entre les rôlesdes élèves, des maîtres, etc. Il est évident, parexemple, que l'interaction entre professeurs juifset enfants noirs et portoricains dans des «lassesde Harlem met en jeu les modèles culturels de troisgroupes minoritaires américains au moins, en in-teraction avec les rôles scolaires des participants,et une idéologie culturelle dominante représentéepar le système scolaire. Nous ne pourrons dégagerces modèles qu'en explorant ces ensembles com-plexes à l'aide de tous les instruments ethnogra-phiques que nous pourrons utiliser.

Enseignement extrascolaire. Etant donné que notreétude porte sur l'éducation des groupes minoritairesauxEtats-Unis etau Japon, il importe particulière-ment de ne pas nous en tenir aux écoles publiques(ou d'Etat). Les membres des groupes minoritairesparticipent à divers types d'instruction ou de pro-grammes d'enseignement et d'apprentissage. Lesprogrammes de lutte contre la pauvreté sont souventfondés sur un enseignement orienté vers l'accessionà de nouveaux emplois. Les partisans du "BlackPower" ont organisé des programmes pour ensei-gner aux enfants une identité ethnique noire d'untype nouveau. Les églises, les unions chrétiennesde jeunes gens et de jeunes femmes (YMCA etYWCA), les associations de scoutisme et d'autresorganisations caractéristiques de la société majo-ritaire enrôlent des membres des groupes minori-taires dans leurs programmes éducatifs. Un exempleparticulièrement remarquable est celui de l'UrbanYouth Action, dont le programme, financé par unefondation, est conçu pour les jeunes du ghetto noirde Pittsburgh, et qui a réussi à grouper des élèves

de l'enseignement secondaire pour les chargerd'activités rémunérées de développement commu-nautaire en leur confiant l'administration et la di-rection même du programme.

Si l'on s'intéresse à l'histoire des programmeséducatifs spécialement destinés aux Amérindiens,il importe de remonter au Civilian ConservationCorps de la grande crise économique, expériencequi semble avoir donné de bons résultats mais n'ajamais été renouvelée.

Au Japon, de même, l'éducation extrascolaireà structure sociale est très courante, comme entémoignent les écoles spéciales d'art traditionneljaponais, de conversation anglaise, d'enseignementfamilial et ménager ainsi que les établissements depréparation intensive aux examens d'entrée dansl'enseignement secondaire etl'enseignement supé-rieur. L'éducation sociale ou éducation des adultesy est bien organisée et le perfectionnement profes-sionnel revêt un intérêt particulier pour les membresdes groupes minoritaires, de la même façon que lesprogrammes de formation professionnelle, commele "Job Corps" organisé sous l'égide de l'OEO/3,ont joué un rôle important auprès des groupes mi-noritaires des Etats-Unis.

L'enseignement de type scolaire et extrascolaireà orientation professionnelle tel qu'il est dispensépar les syndicats de travailleurs, les employeurs,les organismes de l'emploi ou les associationsprofessionnelles, doit être étudié de l'intérieur.Certains groupes minoritaires étant défavoriséspar leur exclusion systématique de tels programmes,il convient d'étudier également les limitations ap-portées à leur admission ainsi que l'expérience deceux qui y sont acceptés.

Toute étude d'ethnographie de l'éducation portantsur une communauté donnée devrait réserver uneplace importante à l'éventail et à la diversité destypes d'enseignement offerts aux jeunes des groupesminoritaires. La description systématique de cespossibilités et des modes de participation du groupeminoritaire pourraient également faire l'objetd'études spéciales.

Organisation de la diversité. C'est la diversité etnon l'uniformité qui caractérise la société moderne.Il devient par conséquent opportun et intéressant,lorsqu'on examine l'intégration et l'isolement desgroupes minoritaires au sein de la société domi-nante, d'étudier l'organisation sociale de ladiversité.

1. GALLIMORE, Ronald ; BOGGS, Stephen ;MACDONALD, W. Scott. "Education"dans Stu-dies in a Hawaiian Community. Ronald Galli-more ; Allen Howard, (dir. publ. )_, Pacific An-thropological Records No. 1, Honolulu, BerniceP. Bishop Muséum, 1968.

2. Voir Spindler, op. cit. p. 132 à 146.3. Office of Economie Opportunity.

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Les structures de l'enseignement jouent évidem-ment un rôle dans l'organisation de la diversitétout comme elles transmettent certains des sym-boles de l'unité culturelle. En étudiant l'éducationdes groupes minoritaires nous pourrions fort bienaccepter le modèle scolaire d'organisation de ladiversité et décrire de façon systématique les mé-thodes suivies pour communiquer aux enfants lesoptions et les impératifs de la diversité. Les ser-vices d'orientation, la discipline et la distinctiontranchée entre l'enseignement de type classique etla formation professionnelle sont autant de mé-thodes traditionnellement suivies pour organiser ladiversité. Le système d'éducation des Etats-Unismet à l'essai de nouveaux modèles d'enseignementbilingue et biculturel conçus pour transmettre ladiversité.

Des études ethnographiques axées sur une com-munauté et portant sur ces innovations seraientindispensables pour mieux comprendre leur rôledans la stabilité et l'évolution de communauté. Lesanthropologues ont loué les modèles mais, dans untel contexte, peut-on parler d'ethnographie systé-matique ? Qui va apprendre le Navajo pour étudierRough Rock ?

L'éducation en tant que problème social. Si l'étudedes problèmes sociaux relève traditionnellementde la compétence du sociologue, l'intérêt nouveaude l'anthropologie pour les aspects sociaux nousporte àpenser que nous pourrions essayer une telleapproche.

Aborder l'étude de l'éducation sous l'angle so-cial revient à considérer, non plus l'élève du groupeminoritaire, mais l'établissement scolaire. C'estl'échec de l'école et non celui de l'élève qui inté-resse désormais l'ethnographe. Un tel modèle doittenir pour acquis les buts sociaux explicites assi-gnés à l'école - par exemple, aux Etats-Unis et auJapon, l'égalité d'accès àl'éducation. L'ethnographe

doit s'efforcer de déterminer dans quelle mesurel'école atteint ces objectifs. Américains et Japonaissont également connus pour leur foi quasi religieuseen l'éducation, c'est-à-dire en l'enseignement pu-blic seul capable de résoudre certains problèmessociaux dans leur société et ailleurs. En inversantle modèle, on pourrait percevoir les limites del'école sur le plan social. Certains porte-paroleactifs des groupes minoritaires des deux pays ontdéjà fait valoir ce point de vue. Nous pourrionspartir de là.

En résumé, il paraît évident que l'étude compa-rative de l'éducation, de la discrimination et de lapauvreté dans un contexte pluriculturel devraitpermettre de mieux comprendre la nature socialede la pauvreté ainsi que les processus complexesde la transmission, delà continuité et de l'évolutionde la culture.

Lorsque nous ferons porter nos recherches surles problèmes posés par les responsables de lapolitique de l'éducation, nous ne devrons, pas nousborner à dénoncer les conséquences pour l'éducationde slogans comme "privation culturelle", "handi-cap culturel" ou "culture du pauvre", utilisés pourjustifier les échecs de l'enseignement dispensé auxmembres des groupes minoritaires socialementdéfavorisés. Nos travaux devraient permettre :

1. de mieux comprendre les avantages d'ordresocial de la différence culturelle ;

2. d'être mieux à même de faire de l'enseigne-ment commun une entreprise multiculturelle des-tinée à tous les élèves, et non pas seulement auxmembres des groupes minoritaires ;

3. de se faire une idée plus réaliste de ce quepeut faire l'école pour atteindre des objectifssociaux ;

4. de procéder à des analyses rigoureuses etsans complaisance des innovations pédagogiques envue de déterminer si elles répondent effectivementaux objectifs qu'elles prétendent viser.

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4. PROGRAMME VISANT A METTRE AU POINT UN PROCESSUS DIDACTIQUED'OBSERVATION DIRECTE ET DE RAISONNEMENT PAR INDUCTION POUR LE

PERFECTIONNEMENT PROFESSIONNEL DES ENSEIGNANTS ET DES ADMINISTRATEURSDE L'ENSEIGNEMENT

Frederick Q. Gearing et Frederick P. Frank

Les activités résumées dans le présent article ontpour objet de développer la faculté fondamentaled'observation ou, plus précisément, de créer unprocessus didactique qui, par une série d'observa-tions directes et de raisonnements inductifs. est denature à guider les éducateurs, il ne s'agit en réa-lité que d'une simulation du processus ethnogra-phique même : une observation du type le plus largeet le plus général amène à se poser des questionssur certains problèmes ; après avoir été préciséesà la lumière des phénomènes réels, ces questionsservent à améliorer la base de l'observation elle-même, et à provoquer une nouvelle série de ques-tions qui mèneront à des découvertes sur le com-portement et sur les moyens qui permettraient dele modifier. Cette technique, introduite dans lesprogrammes normaux de formation pédagogique etde perfectionnement en cours d'emploi développerala capacité des enseignants à observer le comporte-ment dans les classes et les écoles et leur donneraune confiance raisonnée dans leur aptitude à recon-naître les questions qui ont une véritable portéeprofessionnelle, etnotamment celles qui sont inha-bituelles, à y répondre et à agir en conséquence,ce qui les aidera donc à mieux remplir leur missionauprès de tous les enfants.

Il s'agit d'un processus circulaire : didactiqueau départ, il s'intègre ensuite à l'exercice mêmede la profession pour devenir enfin un instrumentd'adaptation au changement.

Les enseignants et les administrateurs possèdent- comme tout le monde - des dons d'observation quisont en fait neutralisés par des "oeillères" qu'onpeut identifier et dont la société est elle-même enpartie responsable. Citons à titre d'exemple le casd'une institutrice d'école maternelle que l'on a obser-vée quotidiennement dans sa nouvelle classe. Au boutde trois semaines, elle a constitué des groupes enfonction des aptitudes des élèves. L'observateur ex-térieur a rassemblé tous les éléments d'informationdont l'institutrice disposait alors, et il a constatéque ces éléments étaient presque tous du mêmeordre et ne révélaient que la classe sociale à laquelleappartenait chaque enfant. L'institutrice avait enfait réparti exactement les enfants d'après leur ori-gine sociale, quelles que fussent les aptitudes qu'elleimaginait avoir décelées. Deux ans plus tard lesmêmes enfants, alors en deuxième année d'étudesprimaires et ayant reçu l'enseignement de deuxautres maîtres, se trouvaient toujours, presque sansexception, groupés selon les mêmes critères.

Lorsque des hommes regardent et ne voient pas,c'est qu'ils ont des oeillères. Toute culture aveugle,et cette sous-culture particulière qu'est la

"culture des écoles" n'échappe pas à la règle.Le besoin se fait impérieusement sentir de

mettre au point une série d'activités didactiquespour supprimer ces oeillères et mobiliser l'apti-tude de chacun à observer, à réfléchir correcte-ment et à agir judicieusement. Il est possibled'aborder les problèmes fondamentaux en recourantà une forme modifiée du processus ethnographiquefondée sur la compression, c'est-à-dire en choi-sissant et en échelonnant minutieusement des acti-vités didactiques pouvant être menées à bien en unminimum de temps.

Outre qu'elle est un instrument de perfectionne-ment professionnel, cette méthode offre une possi-bilité réelle de mieux doser, dans les systèmesd'information sur lesquels repose le fonctionnementde l'école, les mesures instrumentales et l'obser-vation directe. Jusqu'à présent, les établissementsscolaires ont assez facilement recours à la mesureindirecte, avec toutes les limites qu'elle comporte,tandis que l'évaluation plus qualitative par l'obser-vation reste rare, occasionnelle, et soulève desproblèmes d'ordre pratique. Le processus inductifproposé aboutit néanmoins à la mise au point deprogrammes de contrôle notamment pour la prisede décision. Il est dès lors possible de résoudrele problème important que pose la déterminationde l'équilibre à réaliser entre la mesure à l'aided'instruments et la mesure par l'observation : dansquel cas ces deux modes d'évaluation sont-ils com-plémentaires, quand sont-ils en concurrence oufont-ils double emploi, et quel est le plus efficace ?

Les activités qui composent ce processus induc-tif sont les suivantes :

PREMIERE PHASE - L'observation initiale de toutsystème complexe de comportement, une classe ouune école par exemple, est toujours sélective, tou-jours déterminée parles "oeillères" de l'observa-teur. Cette phase initiale d'observation doit donccomprendre une série d'activités qui contribuerontà écarter ces oeillères afin que la conscience del'observateur perçoive un plus grand nombre dephénomènes. Ces activités s'ordonnent de la façonsuivante :

1. Journal : L'observateur note de façon aussi com-plète que possible les faits (concernant sa propreclasse ou celle d'un autre enseignant) constatés aucours d'une brève période. Le compte rendu dé-taillé de ce qui est entendu, vu, remarqué d'unefaçon ou d'une autre est l'un des fondements duprocessus ethnographique qui intervient ensuite,mais n'en est aucunement le signe distinctif.

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2. Questions : Au cours de la rédaction du compterendu et ultérieurement, l'observateur note à me-sure qu'elles lui viennent à l'esprit toutes les ques-tions que lui suggèrent les événements rapportés.

3. Questions sur les questions : Après avoir rédigéle journal et les premières questions, l'observa-teur doit s'interroger au sujet des questions dontil a pris note - quelles sont ses formes d'attentionet d'inattention sélectives ? Cette recherche doitrévéler les intentions sous-jacentes, conscienteset inconscientes de l'observateur (par exemple,quelle est selon lui "l'école idéale"). En outre, àquels cadres de référence cognitifs correspond telou tel point aveugle ?

4. Comparaisons heuristiques : On utilise alors àdes fins de comparaison des documents (films,comptes rendus etc. ), choisis pour leur valeur heu-ristique, afin de faire tomber les oeillères de l'ob-servateur en l'incitant à jeter un regard neuf sur leschoses. La pratique actuelle veut en général quetoutes ces lectures soient largement contrastées ;on sait en effet que l'analyse de la similitude et dela différence a une grande valeur heuristique : c'estla base même de l'anthropologie.

5. Retour à l'observation : A ce stade du processusl'observateur récapitule une fois, éventuellementdeux, les opérations 1, 2 et 3 ; il ressort de l'ex-périence acquise jusqu'à présent que les donnéesrecueillies s'accroissent et se diversifient ; par ana-logie, l'éventail des questions s'élargit égalementet l'observateur commence à les classer approxi-mativement par ordre décroissant d'importance etd'urgence.

DEUXIEME PHASE - Six semaines environ aprèsles premières observations, il apparaît à la foisopportun et nécessaire d'inverser le sens du pro-cessus inductif. L'opération avait jusqu'alors pourbut de recueillir des données aussi nombreuses etvariées que possible, celles-ci engendrant un largeéventail de questions relatives aux comportementsobservés. Or il s'agit maintenant de redonner uncaractère sélectif à l'observation ; autrement ditl'observation systématique devient possible, lesréactions provoquées par les interrogations pré-cédentes ayant permis de limiter le champ d'inves-tigation. Les opérations se déroulent alors dansl'ordre suivant :

6. Nouveau retour à l'observation : L'observateurpasse en revue à deux reprises les opérations 1,2 et 3, mais à l'aide cette fois d'une nouvelle sé-rie de questions sur les questions. Chacune de cesdernières est examinée séparément ; l'observateurcommence par se demander s'il est réellementpossible d'y répondre de façon empirique (il s'in-terroge sur l'"unité" appropriée, du point de vuedes individus, du temps et de l'espace, sur l'utili-sation de termes clés à des fins opératoires ou sur

les divers comportements de nature à fournir uneréponse). Il tente également de déterminer si lesréponses seront significatives. Déplus, ces ques-tions sur les questions doivent guider l'observateurdans le choix etle classementdes questions àposer.

7. Interrogatoire des acteurs : A mesure que ledomaine d'intérêt se précise et se resserre, il estpresque toujours nécessaire de solliciter "l'aide"des acteurs eux-mêmes. Jusque-là, l'observateurs'est borné à regarder, à écouter et aussi à "par-ticiper" en exerçant un certain rôle traditionnel.Il doit, maintenant, en fonction des nouveaux su-jets d'interrogation, parler aux acteurs pour ob-tenir confirmation de structures mentales capitales.Celles-ci pourront lui être révélées par des con-versations et des interrogatoires soigneusementpréparés.

8. Instruments d'analyse : Parallèlement aux opé-rations 6 et 7, il peut être utile d'examiner certainsinstruments d'analyse conçus par des scientifiquespour l'étude des phénomènes et des questions quiretiennent l'attention de l'observateur.

9. Elaboration de programmes de contrôle : Douzesemaines environ après les observations initiales,le champ d'investigation est bien délimité et la na-ture des données nécessaires est bien établie.L'étape finale de ce processus inductif consiste àdresser un ou plusieurs plans d'observation stricteet précise des comportements pertinents, ce quifaciliterait ultérieurement le rassemblement éco-nomique et systématique desdites informations.L'expérience montre qu'on peut obtenir des instru-ments sûrs pour effectuer cette opération à partird'un ensemble bien choisi d'enregistrements ma-gnétoscopiques dont certains servent à la mise aupoint de catégories d'observations et de procéduresd'interprétation tandis que d'autres sont utiliséspour vérifier, en le confrontant à la réalité, la va-leur pratique du programme définitif. L'observa-teur doit, avec l'aide d'un ou plusieurs de ses col-lègues, participer à titre indépendant à cette véri-fication, car l'utilité du plan arrêté dépend engrande partie de la mesure dans laquelle les caté-gories d'observations se révéleront opératoires etde la clarté des méthodes d'interprétation. Il con-vient de souligner, même si cela va de soi, quel'une des conséquences les plus utiles de cette étapefinale est d'amener l'observateur à rabattre sesprétentions et à donner à ses efforts d'investigationdes dimensions plus modestes.

TROISIEME PHASE

10. Utilisation des programmes de contrôle : ré-ponses aux questions posées : Les programmesde contrôle ainsi obtenus peuvent naturellementêtre utilisés non seulement par leur auteur maisaussi par d'autres spécialistes de l'éducation et,selon les interrogations auxquelles ils répondent,

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nombreux sont ceux dont l'usage pourra probable-ment se répandre plus largement.

Parmi les tâches auxquelles l'observateur devrafaire face, la "compression" pose un problème dé-licat. Il semble, d'après les premières expériencestentées dans ce domaine, que cette opération soitpossible dans le sens latéral mais pratiquementexclue dans le sens longitudinal. En d'autres termes,il est probable que l'exécution d'un bon nombred'opérations peut être accélérée (et ne demanderen tout que 75 heures environ), mais la du-rée totale de l'ensemble du processus inductifreste invariable.

L'adaptation du processus, quel que soit son de-gré de "compression", aux diverses populationspour lesquelles il est conçu pose un second pro-blème difficile. A l'avenir, les membres du per-sonnel enseignant et les administrateurs qui re-çoivent une formation préalable et ceux qui suivent

des programmes de perfectionnement subventionnéshors de leurs établissements d'origine auront leloisir de participer à l'ensemble du processus in-ductif. Toutefois, il est compréhensible que lesenseignants et les administrateurs qui sont trèsoccupés s'emploient à utiliser au mieux le tempsdont ils disposent. Leur premier contact avec leprocessus se fera par l'utilisation de programmesde contrôle mis au pointpar d'autres, dans la mo-deste mesure où ces programmes seront compa-tibles avec leur emploi du temps. Cette utilisationaura également pour effet de leur démontrer qu'ilest possible, et bon pour leur perfectionnementprofessionnel, de recourir à l'observation directe ;elle permettra en fait de gagner leur adhésion auprocessus global quand les circonstances et l'occa-sion s'y prêteront (c'est-à-dire quand il existeraun programme de formation en cours d'emploiétendu sur un an).

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5. CONTRIBUTION DE L'ANTHROPOLOGIE EDUCATIVE ET DE LASOCIOLINGUISTIQUE A L'EDUCATION : REFLEXIONS D'UN PLANIFICATEUR

DE L'EDUCATION

Gilda L. de Homero Brest

L'accélération et l'institutionnalisation du change-ment sont aujourd'hui irréversibles dans la plupartdes pays. Ce phénomène implique de multiples mo-difications des systèmes de valeurs, de connaissanceet de croyance qui forment le cadre symbolique au-quel se réfère toute culture et engendre la dispari-tion, la transformation ou le remplacement de sec-teurs plus ou moins importants de ce cadre deréférence.

En corrélation avec ces processus, les catégo-ries de biens culturels créés par les sociétés ainsique les valeurs relatives attribuées à ces biens su-bissent de profondes modifications. On constate demême, une évolution considérable dans la manièredont l'homme perçoit le milieu naturel et se com-porte à son égard, dans la façon dont il manipuleles biens culturels, et dans son attitude vis-à-visdes autres et de lui-même.

A l'heure actuelle, on admet généralement quel'action de l'homme peut non seulement tendre àmodifier l'ordre concret des choses mais égalementinfluer sur l'orientation, la nature et la cadence deschangements sociaux, culturels et économiques.

Ainsi, l'idée qu'il est possible de planifier l'évo-lution a fini par s'imposer.

Les plans actuels prévoient et organisent degrandes entreprises de transformation, dites de dé-veloppement ou de modernisation. Ces entreprisess'appuient le plus souvent sur des processus extrê-mement divers - industrialisation, sécularisation,mobilité sociale, participation etc. - dans les do-maines économique, social, culturel et politique.L'importance attribuée à chacun de ces domainespeut varier mais, d'une façon générale, les préoc-cupations économiques semblent l'emporter.

Dans tous les cas la planification de l'éducationfait nécessairement partie intégrante de la planifi-cation générale du développement national quelleque soit l'importance accordée au secteur de l'édu-cation dans le processus global de transformation.

Planifier c'est prévoir des aspirations futureset évaluer les moyens de les satisfaire en fonctiondes possibilités et des limites de chaque situationhistorique.

Si l'on considère différentes sociétés, les butsauxquels elles aspirent et ceux qu'elles semblentpouvoir atteindre couvrent un assez large éventailde possibilités.

Quel que puisse être l'avenir envisagé, il sembleque dans toutes ces prévisions le changement soittoujours placé au centre des préoccupations et quela rationalité soit un élément constant des diversesconstellations symboliques.

Il résulte de ce qui précède que la science et latechnique continueront à dominer le domaine des

biens culturels. En outre, la science et la tech-nique seront de plus en plus considérées commeles meilleurs instruments permettant d'organiseret de gérer les divers domaines du monde réel, deconcevoir des comportements attendus et de lessoumettre à des règles. On constatera égalementun gonflement croissant de l'information, accom-pagné d'un développement des méthodes nouvellesde codification, d'enregistrement et de diffusion del'information à l'aide de langages et de moyensmultiples.

Il semble que l'un des modèles le plus souventretenus par les pays relativement industrialiséssoit une société axée sur la personne humaine. Lesystème préféré de symboles, les biens culturelset les institutions sociales ainsi que les modes decomportement attendus dans ce genre de sociétéimpliquent que les membres de celle-ci soient desindividus autonomes et indépendants, capables defaire des choix et de construire leur existence, leursociété et le monde dans lequel ils vivent.

Quel que soit le type d'avenir assigné pour butala planification, il faut prendre des décisions pourorienter le comportement de la population, c'est-à-dire pour organiser l'éducation.

La planification de l'éducation doit aller dans lesens des buts principaux que la société s'est fixéset faire partie de l'avenir auquel celle-ci aspire.Elle doit également tenir compte des possibilitéset des limites passées, présentes et futures carl'éducation, comme tout autre phénomène social,se situe dans un contexte culturel, socio-économiqueet géographique donné.

Compte tenu des formes très diverses que peutprendre la planification de l'éducation dans diffé-rentes sociétés et malgré le vaste éventail de dif-ficultés qu'elle soulève, il est un problème parti-culièrement délicat que tous les pays doiventrésoudre : la nécessité d'assurer l'éducation per-manente de la population tout entière. A l'heureactuelle, le système d'enseignement non seulementn'est pas assez étoffé pour s'acquitter de cette tâchemais il n'y est pas toujours bien adapté.

De nouveaux établissements d'éducation extra-scolaire font leur apparition et, par voie de consé-quence, les institutions dispensant un enseignementde type scolaire prennent davantage d'importance ouviennent à assumer des fonctions différentes en vuede répondre à une demande croissante. C'est ainsique les moyens d'information et les techniques mo-dernes permettent de diffuser des programmeséducatifs jusque dans les foyers. Tout au long deleur vie, les individus seront appelés à faire usageaussi bien du système scolaire que des nouveauxservices d'éducation extrascolaire et à tirer parti

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personnellement et de leur propre chef des innova-tions allant dans le sens d'une "éducation itérative".Il faut s'attendre, dans le domaine de l'éducationpermanente, à une véritable "explosion" de la de-mande qui nous imposera la tâche considérable derefondre le système actuel d'éducation non seule-ment pour tenir compte du volume de la nouvelleclientèle mais aussi pour l'adapter à des besoinsimmenses et changeants.

Il convient de souligner que l'éducation est, fon-damentalement, un processus de communicationgrâce auquel l'individu parvient à assimiler le cadrede référence symbolique de la culture à laquelle ilappartient. Muni de ce bagage, il élabore son proprecadre de référence et adopte un comportement enharmonie avec les structures sociales dominantes.La communication se fait à l'aide de langages ver-baux qui codifient les systèmes symboliques appar-tenant à des cadres de référence communs et sontla base de l'organisation du comportement. Le lan-gage est ainsi un instrument essentiel d'éducation.

Les changements qu'il est nécessaire d'appor-ter à l'éducation pour faire face aux situations ac-tuelles et prévues exigent de toute évidence la par-ticipation de spécialistes de l'anthropologie éduca-tive et de la sociolinguistique. Ils apporteront unecontribution indispensable à la définition, à la des-cription et à l'explication de l'avenir souhaité etcontribueront à fournir les instruments nécessairespour le façonner. Les recherches menées à cettefin par des anthropologues et des sociolinguistesdevraient permettre d'élucider un certain nombrede questions importantes telles que : les caracté-ristiques fondamentales des changements culturelsprésents et prévus ; le contexte d'ensemble ; lessous-cultures et les domaines culturels. Chaqueanalyse devrait être faite à trois niveaux fondamen-taux : (a) le cadre de référence symbolique ; (b) lesbiens et institutions culturels concrets ; (c) lesmodes de comportement correspondants.

Dans l'étude des transformations globales des

structures culturelles et de leurs composantes,cinq points principaux retiendront l'attention :

- la portée et les limites des changements, le momentoù ils doivent intervenir et leur fonctionnalisme oudysfonctionnalisme par rapport à l'ensemble ;

- les points critiques ou goulets d'étranglementdans les processus de changement ;

- les tendances internes à la transformation op-posées aux orientations souhaitées du dévelop-pement ; les moyens éventuels de les concilier,au besoin par une action sociale concertée ;

- les méthodes, voies, stratégies et mécanismespouvant être utilisés pour agir sur le changement ;

- l'identification de codes, langages, thèmes,voies, modes et systèmes nouveaux de commu-nication dans la société globale et au sein de di-vers groupes socio-culturels et sous-cultures.

Les recherches que pourront mener les spécialistesde l'anthropologie éducative et de la sociolinguistiquedans les domaines que nous venons de mentionnerseront d'une importance capitale pour arrêter lesnouveaux buts et objectifs de l'éducation actuelleet future, pour détecter et prévoir les aspirationset espérances complexes de la population en ma-tière d'éducation, pour déterminer les programmesscolaires appropriés et assurer un apport perma-nent de nouveaux biens culturels, évaluer le pro-duit de l'éducation, énoncer d'une manière géné-rale les principes de base d'une innovation perma-nente et garantir la valeur de l'organisation, dela gestion et du fonctionnement des servicesd'éducation.

Enfin, leur participation doit permettre de ras-sembler des données pertinentes concernant lesprocessus de base de la socialisation et de la "cul-turation", le programme social - déclaré ou non -le système de promotion sociale et les pratiquessur lesquelles repose l'enseignement systématiqueou de type scolaire.

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Deuxième partie La linguistique etla sociolinguistique dansl'enseignementdes langues et la politiquelinguistique

6. LINGUISTIQUE ET ENSEIGNEMENT DES LANGUES : PROBLEMES ET PERSPECTIVES

Ayo Bamgbose

Depuis des années que les linguistes multiplientles avertissements, on serait tenté de croire quela plupart des spécialistes de l'enseignement deslangues sont convaincus de l'importance de la lin-guistique, et que l'utilité de cette dernière n'estplus à démontrer. Cet optimisme n'est malheureu-sement pas de mise : les professeurs de langues,pour ne citer qu'eux, se montrent de plus en plussceptiques sur l'utilité de la linguistique, allantjusqu^à douter qu'elle ait quoi que ce soit Avoiravec l'enseignement des langues.

Sans doute pareil désenchantement n'est-il passans motif. On retiendra, notamment :

La multiplicité des théories et leur complexitécroissante : Les théories linguistiques sont,paressence, abstraites et difficiles à comprendre.Au cours de ces dernières années, le professeurde langue a dû faire de sérieux efforts pour suivreles nouveaux modèles d'analyse. Il a commencépar apprendre que les grammaires traditionnellesétaient insuffisantes et inférieures aux grammairesstructurales ; à peine converti à ces dernières, ildécouvrait qu'elles étaient, elles aussi, insuffi-santes et très inférieures aux grammaires trans-formationnelles. Ayant finalement assimilé ce quipasse pour le meilleur modèle qui soit, il s'aper-çoit que ce modèle n'est même pas homogène.Pour ajouter à sa perplexité, de nombreux lin-guistes utilisent couramment quantité d'autresthéories. Certaines se forment si vite que leslinguistes professionnels eux-mêmes ont du malà se tenir au courant des innovations et à enassimiler la complexité. En outre, les contro-verses abondent entre tenants d'une théorie donnée,même sur les questions les plus fondamentales.Dans ces conditions^ il n'est pas étonnant que cer-tains auteurs considèrent la linguistique commeune discipline particulièrement subversive. C'estainsi que Moody voit dans la linguistique une "zoneparsemée de périls inconnus et traversée de cou-rants contraires apparemment favorable aux pires

débordements intellectuels et universitaires"/ .Face à une telle situation, le professeur de

langue est nécessairement amené à se demander sila peine qu'il doit se donner pour continuer à uti-liser la linguistique est bien justifiée. Il est trèstenté de se limiter à ce qu'il sait déjà, quitte si l'onattaque ses conceptions, à contester l'utilité d'uninstrument aussi incertain.

Les divergences de vues sur le rôle de lalinguistique dans l'enseignement des langues. Siles linguistes sont nombreux à soutenir que la lin-guistique est importante pour l'enseignement deslangues, certains affirment qu'il est prématuré dese prononcer sur cette question. Depuis quelquetemps, cependant, on se demande si la théorie lin-guistique ne pourrait pas nous renseigner sur la"perception et l'acquisition du langage" (voir parexemple, Chomsky/2). Que doit en penser le pro-fesseur de langue ?

Le manque de prestige de la Linguistique appli-quée : Le développement spectaculaire de la linguis-tique théorique au cours des dix dernières annéesfait ressortir l'importance de la théorie. Il a mal-heureusement discrédité du même coup, l'applica-tion de la théorie aux faits du langage. Tout se passecomme s'il y avait hiérarchie des linguistes avec,au sommet, le théoricien qui serait le linguiste parexcellence. Immédiatement après vient celui quiapplique la théorie à la description de données lin-guistiques particulières ; même lui s'efforce derendre son travail "intéressant" en cherchant à dé-gager les implications théoriques de ses descrip-tions ; souvent d'ailleurs il y réussit. S'il échoue

MOODY, H. L.B. "Englishas aUniversity Disci-pline in Nigeria", in Journal of the NigeriaEnglish Studies Association, Vol. 2, n° 2, 1968,p. 123-127.Noam CHOMSKY. Current Issues in LinguisticTheory, La Haye, Mouton, 1969 (quatrièmeédition ; première édition : 1964).

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et ne peut que donner une vulgaire description desfaits, il risque de voir ses travaux considérés parcertains comme "dénués d'intérêt", et de descendreencore de quelques degrés dans la hiérarchie. Aubas de l'échelle, se situe l'auteur d'un manuel des-tiné à l'enseignement d'une langue particulière. Ilen est qui doutent qu'il ait même sa place dans lahiérarchie des linguistes.

Au niveau de l'enseignement des langues, celasignifie que celui qui souhaiterait appliquer lesrésultats de la recherche fondamentale à la pro-duction d'un matériel pédagogique n'est que fai-blement motivé. Ces résultats ne filtrent que len-tement jusqu'au martre. Aussi est-il indispensablequ'une équipe de spécialistes de la linguistiqueappliquée repense les découvertes delà recherchefondamentale pour les transmettre sous une formeaussi peu technique que possible aux enseignants.

Il convient de souligner la nature complémen-taire des rôles dévolus aux personnes qui travaillentaux divers niveaux. Ce point de vue est bien exprimépar Halliday, Mclntosh et Strevens, lorsqu'ilsévoquent l'"unité et l'interdépendance essentielles"des niveaux et soulignent qu'"il devrait y avoirentre eux un processus constant de rétroaction",car, pour ne prendre qu'un exemple, "le maîtrequi enseigne leur langue maternelle, en l'occurrencel'anglais, à des enfants de 7 ans pourrait savoirpar expérience une grande partie de ce qui nousest nécessaire pour comprendre dans le détaillesmécanismes de la langue anglaise"/ .

Sur un tout autre plan, quantité de languesparlées dans les pays en voie de développement,n'ont pas encore été bien décrites, et il est indis-pensable que des linguistes dotés d'une solide for-mation théorique consentent à faire le travail desimple description. Les en détourner, considérerque leur travail est dénué d'intérêt, revient à di-minuer le rôle de la linguistique dans l'enseigne-ment des langues et augmente davantage encore lescepticisme des professeurs de langue à l'égardde la prétendue utilité de la linguistique dans l'en-seignement des langues.

L'échec des études contrastives dans l'ensei-gnement des langues : L'analyse contrastive est leseul secteur de la linguistique qui ait paru de natureà aider les professeurs de langues étrangères.Malheureusement, l'analyse contrastive de type"classique", qui semble impliquer la possibilitéde prévoir à quelles difficultés linguistiques seheurteront les élèves qui apprennent une langueétrangère une fois que l'on aura mis en regard lastructure de leur langue maternelle et celle de lalangue cible, s'est révélée stérile, et d'un piètresecours pour les professeurs de langues. C'est àce type de modèle que songe Fishman lorsqu'ilécrit :

"le linguiste a traditionnellement abordél'étude du bilinguisme avec une mentalitécomparable à celle d'une maîtresse demaison qui cherche à détecter les tachesde peinture fraîche. Il demande : quelles

sont les structures (phonétiques^ lexicalesou grammaticales) de la langue X qui ontdéteint sur la langue Y et vice versa ? " / ^

Sans doute l'analyse contrastive de tvpe clas-sique est-elle aujourd'hui en discrédit, cédant laplace à un nouveau type d'analyse qui fait partirtoute l'étude d'interférences des résultats obtenuspar l'élève dans la langue cible mais l'ancien mo-dèle a largement alimenté le scepticisme du pro-fesseur de langue à l'égard de la valeur de la lin-guistique dans son enseignement.

Cela dit, si critiquable que soit l'utilisationfaite de la linguistique dans le passé, le rôle quilui revient dans l'enseignement des langues est in-contestable. Cet enseignement a pour objet lalangue, et comme la langue ne peut être décrite quepar la linguistique, celle-ci doit intervenir dans sonenseignement. Comme l'écrivent Halliday, Mclntoshet Strevens :

"Telle est donc la principale contribution dessciences du langage à l'enseignement deslangues : elles permettent de faire une bonnedescription de la langue enseignée. Qu'il s'a-gisse d'une langue étrangère ou de la languematernelle de l'élève, une bonne descriptionest indispensable". / *

Même si nous limitions le rôle dévolu à lalinguistique dans l'enseignement des langues à laproduction de matériel pédagogique, nous constate-rions que ce rôle revêtirait des aspects multiples.La langue que l'on se propose d'enseigner doit êtredécrite. S'il s'agit d'une seconde langue, ilfaudraétudier les problèmes qui se posent à l'élève etcette étude influencera aussi bien les connaissancesde base que devra posséder le professeur que l'or-ganisation et le contenu des manuels. S'il s'agitd'une langue maternelle, le matériel pédagogiquedoit reposer sur une bonne description de cettelangue, et le professeur doit lui-même avoir uneformation qui lui permette d'utiliser la descriptionqu'on lui propose.

En Afrique, où de nombreux pays sont multi-lingues, la linguistique joue un rôle encore plusimportant dans l'enseignement des langues. Lesspécialistes sont formels : l'enseignement doitcommencer et se poursuivre aussi longtemps quepossible dans la langue de l'enfant.

"Pour des motifs d'ordre pédagogique, nousrecommandons de prolonger le plus possiblel'emploi de la langue maternelle dans l'édu-cation. Il convient, en particulier, que lesélèves reçoivent leur première instructiondans leur langue maternelle parce que c'est

1. HALLIDAY, M.A.K. ; McINTOSH, A. ; STRE-VENS, P. The Linguistic Sciences and LanguageTeaching, Londres, Longmans, 1964, p. 2 34.

2. FISHMAN, Joshua A. "SociolinguisticsPerspec-tive on the Study of bilingualism", Miméogra-phié, s.d.

3. Voir Halliday, Mclntosh et Strevens, op. cit.p. 170.

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la langue qu'ils comprennent le mieux et quela brèche entre le foyer et l'école sera aussiréduite que possible si on leur fait commencerla vie scolaire dans leur langue maternelle"/*.

"Il est évident que le véhicule idéal de l'ensei-gnement est la langue maternelle de l'enfant.Du point de vue psychologique, elle repré-sente un système de symboles qui fonctionneautomatiquement dans son esprit lorsqu'ilveut s'exprimer ou comprendre. Du point devue sociologique, elle le rattache étroitementà la collectivité dont il fait partie. Du point devue pédagogique, elle lui permet d'apprendreplus rapidement qu'il ne ferait dans une autrelangue mal connue de lui. " / 2

L'adoption d'une telle politique a d'impor-tantes conséquences sur le rôle que la linguis-tique est appelée à jouer. Lorsque la langue n'apas encore été étudiée, il faut la décrire, en fixerl'orthographe, choisir le dialecte qu'on utiliseraet produire un matériel pédagogique. Ces opéra-tions font appel aussi bien à la linguistique des-criptive qu'à la sociolinguistique. Quant à la pro-duction d'un matériel pédagogique, elle fait éga-lement appel à la méthodologie. Un programme dece genre est en cours au Nigeria, dans le RiversState ; des éducateurs et des linguistes y colla-borent activement. Ce programme, intitulé "Ri-vers Readers Project", a pour but de "produiredes textes de lecture destinés aux élèves des écolesprimaires dans les langues et dialectes principauxde l'Etat de telle sorte que tous les enfants puissentapprendre à lire dans leur langue maternelle avantde passer à l'anglais"./3 Ce projet bénéficie del'appui du gouvernement de l'Etat, de l'Unesco etde la Fondation Ford. Pour qu'il puisse démarreril a fallu faire des recherches fondamentales surles langues et les dialectes, mettre au point desorthographes appropriées, les faire assimiler auxmaîtres de l'enseignement primaire, produire destextes de lecture élémentaire et complémentaireet compiler des dictionnaires.

Lorsqu'on se propose d'utiliser pour une bonnepartie de l'enseignement primaire une languequi a été bien étudiée, il se pose d'autres problèmesque la linguistique peut encore aider à résoudre.Pour les notions et les idées nouvelles, il faudrachoisir entre l'emprunt de mots et de termes nou-veaux et l'extension du sens de mots existants.C'est ainsi que dans une langue où des mots dis-tincts désignent des collections d'"ignames" de"moutons" ou de "personnes", il faudra, pour ex-primer l'idée d'"ensemble", trouver un mot qui seprête à tous les usages que font de cette notion lesmathématiques modernes enseignées à l'école pri-maire. Le processus de modernisation enrichitobligatoirement le vocabulaire de la langue : on adonc besoin de dictionnaires monolingues et bi-lingues complets. Il faut parfois réformer l'ortho-graphe lorsqu'elle n'est pas uniforme ou quand lesconventions en vigueur ne sont pas satisfaisantes.Enfin il faut produire des manuels et d'autres

matériels pour toutes les disciplines qui étaientauparavant enseignées dans une seconde langue.Ces problèmes exigent la collaboration de linguisteset d'éducateurs. Le Projet relatif aux six annéesd'enseignement primaire exécuté à l'Universitéd'Ife, au Nigeria, illustre bien cette nécessité. Ils'agit d'une expérience qui consiste à instruire lesenfants dans leur langue maternelle, en l'occurrenceleyorouba, durant les six années d'études primaires,l'anglais étant enseigné comme matière distincte.En vue de résoudre le problème que posera le ma-tériel pédagogique, des groupes de travail composésde linguistes et d'éducateurs travaillent déjà à laproduction de manuels, de livres de lecture complé-mentaire et d'autres auxiliaires de l'enseignement.

Il est clair que dans les pays africains, enparticulier dans ceux où la politique linguistiques'oriente vers l'emploi de la langue maternelle dansl'enseignement, le rôle de la linguistique (y comprisla sociolinguistique) est déterminant pour la réussitede la politique éducative. Le fait est reconnu et lesdiverses commissions, conférences et réunionsd'experts sur le problème et le rôle de la languedans l'enseignement en Afrique ont toutes soulignél'importance de la linguistique et la nécessité delàrecherche linguistique tant fondamentale qu'appli-quée. Voici, à titre d'exemple, une série de recom-mandations sur la linguistique et l'enseignementdes langues en Afrique qui ont été adoptées au coursde diverses réunions tenues entre 1952 et 1970 :

(i) Les participants à la "Réunion d'expertssur l'emploi des langues africaines dansl'enseignement lorsque la seconde langueadoptée est la langue anglaise", qui s'esttenue à Jos (Nigeria) du 17 au 29 novembre1952, ont déclaré qu'il était urgentd'effectuer des recherches sur des pro-blèmes linguistiques et autres. Ils ontégalement souligné la nécessité d'unifor-miser l'orthographe/ .

(ii) "La conférence Leverhulme sur les uni-versités et les problèmes linguistiquesd'Afrique tropicale", qui s'est tenue àIbadan (Nigeria) du 29 décembre 1961 au6 janvier 1962, a recommandé d'effec-tuer des recherches sur divers aspects

1. Unesco. L'emploi des langues vernaculairesdans l'enseignement. Monographies sur l'édu-cation de base-VIII, Paris, Unesco, 195 3,p. 53-54.

2. ibid.. p. 15.3. Rivers Readers Project : Annual Report 1970.4. Voir Unesco Les langues africaines et l'anglais

dans l'enseignement, Etudes et documents d'édu-cation, n° II, Paris, Unesco, 1953 ; voir aussiTIFFEN, Brian : "Language and Education inCommonwealth Africa", in Language in Educa-tion, par J. Dakin, B. TiffenetH.G. Widdowson.Londres, Oxford University Press, 1968 (Con-tient un résumé des recommandations de laConférence).

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des "langues véhiculaires" (c'est-à-diredes langues utilisées par des individusdont la langue maternelle est différente),l'emploi de la langue, le développementlinguistique, l'orthographe, et diversautres problèmes connexes/ .

(iii) Au "Colloque sur le multilinguisme",qui s'est tenu à Brazzaville (Congo) du16 au 21 juillet 1962, on a recommandéd'effectuer des études détaillées sur lesemprunts lexicaux dans les langues degrande diffusion, de rédiger des diction-naires détaillés et des grammaires des-criptives, de faire une enquête sur lasituation linguistique de chaque pays,d'effectuer une étude sur la politiquelinguistique et de développer l'emploide secondes langues comme l'anglais etle français en Afrique/ .

(iv) Les participants à la "Réunion d'expertssur l'emploi de la langue maternelle pourl'alphabétisation", qui s'est tenue à Iba-dan (Nigeria) du 13 au 23 décembre 1964,ont recommandé d'effectuer des descrip-tions linguistiques détaillées des languesnon écrites dont l'emploi est envisagépour l'alphabétisation, et de composerdes dictionnaires et des grammairescomplets de toutes les langues déjà uti-lisées à cette fin. Ils ont aussi instam-ment prié l'Unesco d'apporter son appuià la collecte et à la publication d'oeuvrestransmises par la tradition orale, demême qu'à la compilation et à la publi-cation de "fiches signalétiques" sur leslangues africaines.

(v) La "Réunion d'experts sur la contributiondes langues africaines aux activités cul-turelles et aux programmes d'alphabéti-sation", qui s'est tenue à Yaoundé (Ca-meroun) du 10 au 14 août 1970 a adoptéune recommandation aux termes de la-quelle "l'université doit entreprendreles études linguistiques nécessaires àl'utilisation des langues africaines pourl'éducation" ; elle a insisté sur la néces-sité "d'élaborer et de publier des-gram-maires systématiques et modernes, deslexiques de base, des lexiques de corres-pondances dialectales, des lexiques tech-niques et scientifiques, . . . des diction-naires généraux orientés vers l'unifica-tion du lexique des variantes d'une mêmelangue, des dictionnaires monolingues etmultilingues-" ; elle a également insistésur la nécessité de collecter et de publierles traditions orales/3.

Les mêmes thèmes se retrouvent dans ces re-commandations. Il faut mener des travaux de re-cherche fondamentale et appliquée sur les languesafricaines. L'objectif ultime de ces recherchesdoit être d'améliorer l'enseignement des langues

en produisant un meilleur matériel pédagogiquefondé sur une description scientifique des langues.Ce matériel doit comprendre des grammaires des-criptives, des dictionnaires, des textes littéraireset des manuels fondés sur des descriptions moderneset sur les méthodes les plus récentes de l'enseigne-ment des langues.

Il est, dans une grande mesure, exact quel'on sait assez bien ce qu'il faut faire en linguis-tique pour l'enseignement des langues en Afrique.Il est également vrai que des institutions et des or-ganismes publics et privés font des recherches etdes expériences pour apporter les améliorationsindispensables. En Afrique de l'Ouest, par exemple,les universités et divers autres établissements ac-complissent un travail considérable. Dans les dé-partements de linguistique et les instituts d'étudesafricaines, de nombreux travaux de recherche fon-damentale sont en cours sur les langues africaines.Les centres de linguistique appliquée rattachés àcertaines universités et divers autres instituts derecherche combinent les travaux sur les languesafricaines avec des études consacrées à l'enseigne-ment du français et de l'anglais comme secondeslangues. Certains d'entre eux ont produit un maté-riel pédagogique destiné aux établissements sco-laires. Des organismes privés comme la WestAfrican Linguistic Society et l'Institute of Linguisticsont tout fait pour encourager l'étude des languesafricaines. En particulier la West African LinguisticSociety réunit périodiquement depuis des années,des linguistes et d'autres spécialistes ayant à s'oc-cuper de langues, pour leur permettre d'échangerleurs vues sur les problèmes d'intérêt commun etde collaborer à certains travaux particuliers. Lecongrès qu'elle a tenu à Accra (Ghana) au printemps1972, a eu pour thème principal "les problèmeslinguistiques en Afrique de l'Ouest", sujet qui per-mettait un large débat sur les politiques linguistiques,l'emploi et l'enseignement des langues et leur déve-loppement dans les situations de multilinguisme.

Etant donné que les besoins sont relativementbien connus et qu'en divers endroits et à différentsniveaux on s'efforce d'y faire face, il devient néces-saire d'être bien informé de ces efforts et de leursrésultats. Nous avons besoin de ces renseignementspour être à même de recommander des mesuresultérieures. En outre, une bonne information éviteles doubles emplois et facilite la collaboration et lacoordination. Peut-être faudrait-il orienter danscette direction les conférences qui seront organiséessur ce problème.

1. SPENCER, John (éd.) Language in Africa,Cambridge, Cambridge University Press, 1963.

2. CCTA/CSA Publication n° 87, 1964.3. Unesco. "Réunion d'experts sur la contribution

des langues africaines, aux activités culturelleset aux programmes d'alphabétisation : Rapportfinal", Paris, Unesco, 1970.

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7. LA LINGUISTIQUE ET LA SOCIOLINGUISTIQUE DANS LEURS RAPPORTSAVEC L'ENSEIGNEMENT DES LANGUES ET LA POLITIQUE LINGUISTIQUE

DANS LES CARAÏBES ANGLOPHONES

Dennis R. Craig

Les territoires dont il est question ici comprennentla Guyane et la région de Belize ainsi que les fiesBahamas, la Jamaïque et les petites Antilles delangue anglaise (Barbade, Trinité, fies du Vent,îles Sous-le-Vent, Iles Vierges).

Dans tous ces territoires, la langue officielleest une forme d'anglais internationalement accep-table, mais dans la vie courante l'immense majo-rité de la population parle une sorte de créole oude parler bâtard. Les habitants de la plupart desterritoires parlent un créole anglais ; dans certainscas, cependant, la majeure partie de la populationparle en outre une langue indigène ou étrangère(le maya et l'espagnol dans certaines parties duterritoire de Belize, le créole français à Sainte-Lucie et à la Dominique).

Là où la langue vernaculaire est soit unelangue étrangère, soit une langue indigène, soit uncréole fondé sur une autre langue que l'anglais, lalangue officielle - l'anglais - doit être considéréecommeune seconde langue ; les problèmes que celapose pour l'enseignement sont ceux qu'il faut s'at-tendre à rencontrer quand il s'agit d'enseigner etd'apprendre une deuxième langue dans un contexteoù la première est traditionnellement considéréecomme allant de pair avec une position sociale in-férieure, mais où, inversement, l'éveil récent dusentiment national a eu tendance à susciter des atti-tudes plus favorables à l'égard de la premièrelangue jadis peu considérée et, inversement, desattitudes moins favorables à l'égard de la langueofficielle. Rice/1 et Le Page/2 étudient des situa-tions linguistiques qui présentent des caractéris-tiques analogues.

Lorsque, au contraire, la majeure partie dela population parle un créole anglais, le problèmeque pose l'enseignement/tout en présentant de fortesanalogies avec ceux que soulève l'enseignementd'une deuxième langue, se caractérise par d'impor-tants traits spécifiques. Ces particularités tiennentà ce qu'entre n'importe quelle variété territorialede l'anglais standard et le créole anglais corres-pondant, on peut toujours trouver dans la commu-nauté linguistique intéressée toute une série de va-riantes qui, en pratique sinon en théorie, interdisentde voir une solution de continuité entre les struc-tures de la langue créole et celles de l'anglais stan-dard. Il existe, en fait, un continuum linguistiqueoù l'on a, d'un côté, un segment qu'on peut quali-fier de créole, au milieu une zone de mélanges etde variations linguistiques, et de l'autre côté, unsegment qui peut être considéré comme une variétéde l'anglais standard. La nature de ce continuum aété décrite par de nombreux auteurs qui ont étudiéles langues de la région des Caraïbes, notamment

par Le Page et Decamp/3, Steward/ et Bailey/5.Plus récemment, des linguistes comme Decamp/"et Bickerton/ ont entrepris de montrer non seule-ment les aspects linéaires du continuum, mais lefait que la variation qui s'y manifeste est régie pardes lois et que les choix des locuteurs se rattachentindirectement à d'autres choix.

L'existence de ce continuum qui va du créoleanglais aux variétés locales de l'anglais standardest liée à deux grandes séries de facteurs qui ontleur importance pour l'enseignement des langues etla politique linguistique dans les Caraïbes. La pre-mière série de facteurs se rapporte au contexte so-cial qui est à l'origine du continuum et qui le per-pétue, et la seconde aux relations entre le continuumet le comportement des locuteurs. Nous allons ana-lyser brièvement ces deux séries de facteurs.

La population des Caraïbes n'a jamais considéréle créole anglais comme une véritable langue,mêmeà l'origine, autrement dit à l'époque où l'on supposequ'il était le plus différencié ; cela vient en grandepartie de ce que la politique suivie dans cette régionpar la Grande-Bretagne a traditionnellement feintd'ignorer les formes linguistiques indigènes et consi-déré l'anglais comme la "langue maternelle" de tousles habitants des territoires britanniques. Cettepolitique a eu pour effet de soumettre, jusqu'à unedate toute récente, la grande majorité des écoliersà un enseignement dispensé dans une langue qui neleur était pas familière et qui les déconcertait ;

1. RICE, F. (dir. publ. ) Study of the Rôle of SecondLanguages in Asia, Africa and Latin America,Washington, Centre for Applied Linguistics,1962.

2. LE PAGE, R. The National Language Question,Royaume-Uni, 1964.

3. LE PAGE, R. et DECAMP, P. Jamaican Créole- Créole Language Studies I, Londres, Macmillan1960.

4. STEWART, W. (dir. publ. ) Non-standard speechand the teaching of English, Washington, Centrefor Applied Linguistics, 1964.

5. BAILEY, B. "Some problems involved in thelanguage teaching situation in Jamaica", in SocialDialects and Language Learning, Shuy, R.W.(dir. publ.) Champaign, N.C.T.E., Vol. III,1964.

6. DECAMP, D. A generative analysis of the post-Creole continuum (Conférence onPidginizationand Creolization of Language), University of theWest Indies, 1968.

7. BICKERTON, D. , The nature of a Créole Conti-nuum (Conférence on Caribbean Linguistics),University of the West Indies, 1971.

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d'autre part, on ne cherchait pas systématiquementsauf par l'enseignement de la grammaire tradi-tionnelle et par des programmes d'anglais calquéssur ceux des écoles anglaises, à donner une bonneconnaissance de la langue. Aujourd'hui, onestplusconscient de la situation difficile dans laquelle setrouve l'enfant d'expression créole mais on ne peutpas affirmer que la manière de faire la classe aitbeaucoup changé.

Cela dit, dans la société des Caraïbes, indé-pendamment de l'enseignement traditionnel et dece qu'il est devenu, la majorité créole a toujoursaspiré à se rapprocher du modèle constitué parl'anglais standard de Grande-Bretagne, quiestlaclef de l'ascension sociale. A cet égard, l'ana-lyse que Bailey a faite de la situation à la Jamaïquevaut pour toutes les parties anglophones de la ré-gion des Caraïbes, aujourd'hui comme hier :

"II est possible, écrit Bailey, de passer desa classe sociale à une autre en changeantde norme linguistique. Cela s'explique, bienentendu, par un autre facteur, à savoir lacorrélation entre la bonne éducation et lefait de parler un anglais acceptable, ce quipermet de supposer que l'aptitude à manierl'anglais standard (de la Jamaëque) dénoteune bonne éducation, et, bien entendu, unenaissance dans une caste ou une classesupérieure."/*

Les personnes d'expression créole qui lientla réussite sociale à leur connaissance de l'anglaisjustifient malgré elles la règle qui s'observepresque toujours lorsque des gens apprennent unelangue pour des raisons d'ordre social et qui pour-rait s'énoncer ainsi : toute personne qui vise à pro-duire un système linguistique qui est loin de lui êtrefamilier mais qui est socialement nécessaire tend àproduire un système intermédiaire entre le sys-tème familier et le système cible. Depuis troiscents ans que des populations vérifient cette règleelles ont produit le continuum linguistique que nousévoquions plus haut de même que les variétés localesde l'anglais standard (qui se distingue essentiel-lement de l'anglais standard de Grande-Bretagnepar des différences d'ordre phonologique) que l'onparle aujourd'hui dans les différents territoires.

Le désir d'ascension sociale par la connais-sance de l'anglais est souvent éprouvé dès un trèsjeune âge. En maints endroits, il est de règle,depuis longtemps, de gronder les enfants qui "nes'expriment pas comme il faut" ou qui "parlentmal" pour les amener à s'exprimer "mieux", etbeaucoup de parents qui parlent normalementcréole mais qui sont capables de passer du créoleà un segment du continuum un peu plus proche del'anglais adoptent habituellement cette attitude.De ce fait, certains enfants deviennent capables,lorsqu'ils atteignent l'âge scolaire, de passer àun type de parler intermédiaire entre le créole etl'anglais standard local, même si le milieu familialest plutôt d'expression créole. Quant aux autresenfants, qui sont les plus nombreux, c'est par

l'école et les moyens d'information qu'ils sont con-duits à adopter un parler se situant dans une zone"intermédiaire". De nos jours, il semble que lelangage spontané comme le langage soutenu de lamajeure partie des enfants d'âge scolaire appar-tiennent à cette zone intermédiaire. Les exemplesprésentés ci-dessous sont caractéristiques desréponses que les enseignants obtiennent de leursélèves lorsqu'ils essaient de leur faire corrigerleurs énoncés spontanés. Chacune des huit sériesa été obtenue auprès d'enfants différents, généra-lement dans des lieux différents (l'auteur les anotées au hasard à l'occasion de visites effectuéesdans les écoles de la Jamaïque, de la Trinité et dela Guyane). Les observations portent sur des en-fants âgés de 7 à 12 ans. (voir tableau page suivante)

II est à noter que les tentatives pour passerd'un niveau à un autre s'accompagnent parfois,comme on pouvait s'y attendre, d'une réduction del'expressivité (exemples (iv) (vii) et (viii). Néan-moins l'aptitude dont la plupart des enfants fontpreuve dans les exemples cités ne se développepas, ce qui aboutit à une situation suprenantecar. dans leur grande majorité, les jeunesgens quittent l'école et atteignent l'âge adulte sansêtre capables de passer de la zone intermédiaire àl'extrémité du continuum c'est-à-dire à la languestandard. La facilité apparente avec laquelle cesjeunes locuteurs manoeuvrent dans la zone inter-médiaire semble incompatible avec la barrièreapparemment insurmontable qui sépare cette faci-lité de l'objectif si prisé que constitue l'anglaisstandard. Nous reviendrons sur les raisons pro-bables de cet échec et sur les conséquences impor-tantes qui en découlent pour l'enseignement.

L'âge précoce auquel les enfants apprennentà passer d'une forme linguistique à une autre enprésence d'adultes (qu'il s'agisse d'enseignants oud'étrangers en général) dans la situation des Caraïbesoù, de toute évidence, la langue a une impor-tance sociale capitale, semble indiquer que lesstades de la "perception sociale" et de la "varia-tion stylistique" dans l'acquisition de l'anglais,décrits par Labov/ , commencent beaucoup plus t8tet se prolongent beaucoup plus tard pour les enfantsdes Caraïbes, que pour les petits New Yorkais.Cependant, de plus amples recherches s'imposentsi l'on veut pouvoir se prononcer en toute connais-sance de cause.

Il résulte de ce qui précède que l'enfant d'ex-pression créole qui apprend l'anglais est placé dansla situation décrite par Steward/3 où l'anglais n'estni la langue maternelle ni une langue étrangère.

D'autres auteurs ont montré que cette situationd'apprentissage linguistique très particulière est

1. Voir Bailey, op. cit. p. 106.2. LABOV, W. "Stages in the acquisition of stan-

dard English", in Social Dialects and LanguageLearning, Shuy, R.W. (dir. publ. ), Champaign,N.C.T.E., Vol. III, 1964. p. 91

3. Voir Steward, op. cit.

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Enoncé spontané et tentatives de l'enfant pourle remplacer par un énoncé "soutenu" en anglaisstandard.

Versions créoles et standardsauprès de l'enfant.

non recueillies

(i) /a mi buk dat//iz mi buk//iz mai buk/

(ii) /a bin tu di stuor//ai did guo tu di stuor/

(iii) /we i de//wier hi iz/

(iv) /shi brokop di pliet//shi briek di pliet/

(v) /a waan letout//ai waant tu letout/

(vi) /a in get non//ai didn get non/

(vii) /iz kot yu waan kot it//yu waan kot it/

(viii) /yu in si yu a mash mi fut//sii yu mash mai fut/

/a fi mi buk dat/"It's my book".(C'est mon livre)

/mi bin a stuor/"I went to the store".(Je suis allé au magasin)

/a we i de/"Where is he ?".(Où est-il ? )

(Ceci paraît bien Être déjà la forme créole)"She's broken the plate".(Elle a cassé l'assiette)

/mi waan (fu) letout/"I want to be let out" i. e.. . . to be allowed to go outside.(Je veux être autorisé à sortir)

/mi na bin get non/"I didn't get any".(Je n'en ai pas eu)

/a kot yu waan (fu) kot i/"Do you want to eut it ? "(Veux-tu le couper ? )

/yu na bin, si se yu amash mi fut/

"Dont you see you are mashing (stepping on)my foot ? "

(Tu ne vois pas que tu me marches sur lepied? )

directement liée à la zone de variation linguis-tique intermédiaire décrite plus haut et que, parconséquent, l'anglais standard qu'il s'agit d'ap-prendre peut se décrire théoriquement commeconstitué par les strates suivantes/ 1 :

Catégorie A :Les structures dont l'individu a une connaissanceactive, autrement dit celles dont les personnesqui parlent soit le créole soit une langue autre quel'anglais standard se servent spontanément dansleur parler quotidien.

Catégorie B :Les structures uniquement utilisées avec uneattention soutenue ; elles peuvent avoir été acquises,sans devenir des habitudes solides, grâce àl'enseignement scolaire, à de brefs contactsavec des personnes qui parlent l'anglais stan-dard, à des contacts intermittents avec les moyensd'information, etc.

Catégorie C :Les structures dont les gens ont une connaissancepassive, autrement dit que les individus employantle créole ou une autre langue que l'anglais standardcomprennent, en raison du contexte, si elles sont uti-lisées par d'autres locuteurs, mais qu'eux-mêmesne peuvent pas produire, sauf sous forme de mu-tations à l'intérieur de la zone intermédiaire ou de"fautes" par rapport à l'anglais standard.

Catégorie D :Les structures inconnues.

Pour les enfants concernés, apprendre

1. CRAIG, D.R. "Teaching English to JamaicanCréole Speakers", in Language Learning (Jour-nal of Applied Linguistics), Vol. 16, n° 1 et 2,University of Michigan, Ann Arbor, Michigan,1966 ; et An Experiment in Teaching Englishx

Londres, Caribbean University Press, Ginnand Co., Ltd., 1969.

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l'anglais consiste à faire passer une structure an-glaise qu'ils ne connaissent pas de la catégorie Dà la catégorie A ; autrement dit, les structures an-glaises décrivent dans la compétence de l'enfant,le mouvement suivant :

Ai B< C< DCe changement de catégorie des structures an-glaises signifie aussi que l'enfant qui apprend l'an-glais fait glisser son répertoire formel le long ducontinuum signalé plus haut en l'éloignant du seg-ment créole et en le rapprochant, au-delà de lazone intermédiaire, du segment correspondant àl'anglais standard.

Nous avons vu que la barrière linguistiqueapparemment infranchissable qui, pour certains,s'élève entre la zone intermédiaire du continuumet l'anglais standard paraît Être en contradictionavec l'aptitude précoce de la plupart des enfantsà utiliser un parler appartenant à la zone intermé-diaire. Cette situation tient aux particularités queles structures de la catégorie C possèdent par rap-port aux structures des autres catégories. Il sembleque pour certains locuteurs, l'apprentissage del'anglais standard s'arrête au stade où les struc-tures de la catégorie D deviennent négligeablespar rapport à leurs besoins sociaux, tandis queles structures de la catégorie C restent relative-ment nombreuses et importantes. Dans cette situa-tion, le locuteur "reconnaîtrait" correctementl'anglais standard et serait persuadé qu'il le sait.Ces dispositions réduiraient à la fois la motivationqui le pousse à modifier sa manière de parler, etson aptitude à percevoir les différences entre lalangue qu'il parle effectivement et celle qu'ilcherche à parler. Il ne serait sensible qu'aux con-séquences sociales des efforts qu'il faitpour s'ex-primer en anglais standard. Que beaucoup de per-sonnes dont l'anglais standard n'est pas la languematernelle et qui s'efforcent de l'apprendre setrouvent dans cette situation frustrante, cJest ceque prouve abondamment l'examen des travauxsur le degré de connaissance de l'anglais qui pa-raissent chaque année dans les Caraïbes.

Etant donné que les personnes qui apprennentl'anglais parviennent à un degré élevé de recon-naissance, comme nous l'avons vu plus haut, etque le contexte du discours, en tant qu'élémentvariable, peut toujours faire passer une structurede l'anglais standard de la catégorie D à la caté-gorie C, l'élève réagit de la façon suivante auxméthodes\habituelles d'enseignement des languesétrangères :

(i) II est fréquent que, dans la situation sco-laire, l'élève ne réussisse pas à percevoir de nou-veaux éléments cibles.

(ii) La satisfaction que l'élève éprouve àmaîtriser un nouvel élément et à se rendre comptequ 11 est parvenu à le maîtriser, se traduit par unrenforcement minime de l'apprentissage.

(iii) En raison de l'aisance avec laquellel'élève passe de l'anglais standard au créole ou àune autre forme non standard et vice versa, l'élève

résiste à toutes les tentatives faites pourqu'ils'entienne aux structures enseignées à l'école quand ilemploie l'anglais standard.D'autre part, les méthodes utilisées pour l'ensei-gnement de la langue maternelle, parce qu'ellesreposent sur l'hypothèse que l'élève connaît déjàla langue qu'on lui enseigne, ne réussissent pas àlui inculquer une connaissance active des structureslinguistiques des catégories C et D. Or, les écolesdes Caraïbes ont été vouées à ces méthodes pourdes raisons historiques et sociales. Les résultatsapparaissent abondamment, tant sur le plan linguis-tique que sur le plan social ; sociologiquement, leproblème se traduit par des plaintes concernant leniveau des élèves en fin de scolarité et par une in-quiétude sociale généralisée.

Les méthodes qui conviennent pour enseignerl'anglais dans la situation linguistique analysée iciont été exposées de façon plus détaillée dans destravaux déjà mentionnés. Nous nous bornerons àen résumer les traits saillants

(i) La gradation et les exercices sur les struc-tures sont des techniques d'enseignement deslangues étrangères qui donnent de bons résultatsavec les structures de la catégorie D et, dans unemoindre mesure, avec celles de la catégorie C.

(ii) Comme dans la vie quotidienne la languematernelle de l'élève coexiste avec l'anglais stan-dard, et que l'enseignement de l'anglais - à ladifférence de ce qui se passerait s'il s'agissaitd'enseigner une langue véritablement étrangère -a pour objet de le substituer à la langue maternellede l'enfant, dans l'espoir que celui-ci l'adopteradans la plupart des situations sociales, la gradationet les exercices sur les structures doivent êtrebeaucoup mieux adaptés aux besoins d'expressioncourants de l'élève que dans le cas d'une langueétrangère ordinaire. En d'autres termes, la grada-tion doit être conçue beaucoup plus en fonction dela maturité, des centres d'intérêt et de l'expériencede l'élève et, d'une manière générale, l'enseigne-ment doit être beaucoup plus axé sur le contexte del'élève que pour une langue étrangère ordinaire.

(iii) Pour les motifs évoqués au paragraphe(ii) et en raison aussi du degré élevé de re-connaissance que nous évoquions plus haut, lesexercices sur les structures jouent un rôlebeaucoup moins important que dans l'enseigne-ment traditionnel des langues étrangères. Laprincipale méthode d'enseignement doit donc con-sister à faire répéter un énoncé de façon si-gnifiante par la répétition délibérée de situa-tions qui appellent tout naturellement cet énoncé.Des méthodes comme celles de Hornby/ \ quiplacent l'élève "en situation", et comme l'ap-plication qui peut être faite de la théorie des

1. HORNBY, A. S. "The situational approach inlanguage teaching", in Teaching English as aSecond Language, H.B. Allen, (éd. ), New York,McGraw Hill, 1965.

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rôles/1, paraissent très importantes dans l'en-seignement des langues.

(iv) Etant donné la division en quatre couchesdu répertoire de l'élève, il est nécessaire, si l'onveut utiliser avec succès les méthodes fondées surla situation évoquées au paragraphe (iii), dégrouperles structures de l'anglais standard en séries di-dactiques dont chacune se compose d'un élémentcible de la catégorie C ou D et d'éléments de lacatégorie A ou B suffisamment nombreux pourcréer une "situation" linguistique simulée.

Lorsqu'on applique les méthodes évoquéesci-dessus à des enfants d'expression créole dontle parler se situe à l'extrémité du continuum oudans la zone intermédiaire et qui apprennent l'an-glais standard, les résultats obtenus paraissentconfirmer les propositions que nous avons analy-sées ici à propos de la nature de la zone intermé-diaire qui sépare le créole de l'anglais standard,et à propos de la stratification qui en découle dansle répertoire anglais de l'élève/^.

L'intérêt que portent les spécialistes à l'in-teraction du créole et de l'anglais standard, et auxeffets que nous avons indiqués, va bien au-delà dusouci de perfectionnement de la théorie sociolin-guistique. Dans les Caraïbes, ce travail de ré-flexion est nécessaire pour orienter l'action socialeet plus particulièrement la politique de l'enseigne-ment des langues, puisque la situation linguis-tique de cette région est étroitement liée au déve-loppement économique et social. De vastes couchesde la population qui ne parle pas l'anglais standard(évaluée à 70 % environ de la population totale)doivent être rapidement instruites pour s'adapterà l'économie moderne ; la langue utilisée pour cetenseignement, celle des manuels, des instructeurs,des examens, etc., est l'anglais standard. En unsens, les sociétés de tous ces territoires sontprises au piège de leurs traditions anglophones ;une partie importante de la population étant inca-pable de parler l'anglais standard, l'expansion dusystème d'enseignement se traduit par un gaspil-lage de plus en plus considérable,hors de propor-tion avec les faibles moyens dont disposent leséconomies des pays pauvres. Dans tous les terri-toires de la région, les prises de position offi-cielles témoignent d'une méconnaissance insignedu problème. Elles se bornent à insister toujoursdavantage sur la valeur de l'anglais comme facteurde mobilité sociale et à déplorer les résultats desexamens (le taux d'échec aux examens d'anglais,à tous les niveaux, atteint souvent de 60 à 85 %dans certains territoires).

La situation évoquée plus haut montre à quelpoint certains besoins en matière d'enseignementdes langues et de politique linguistique sont im-périeux ; ces besoins sont particulièrement sen-sibles dans le premier et le second degré. Lesclasses y sont surpeuplées, et le matériel d'en-seignement très insuffisant. Ce qui fait le plusdéfaut c'est un matériel pour l'enseignement deslangues qui soit adapté aux enfants des Caraïbes

qui réponde à leurs besoins et dont la méthode et laconception tiennent compte des faits linguistiqueset sociolinguistiques que nous avons signalés. Lesurpeuplement des classes et le manque de matérielseraient peut-être plus supportables si les ensei-gnants eux-mêmes étaient bien préparés à travaillerdans cette situation particulière. Malheureusementdans la plupart des territoires intéressés, la moitiéau moins des enseignants n'ont aucune formation ;quant aux autres, ils ont reçu une instruction géné-rale assez limitée (la plupart des élèves-maîtresn'ont même pas passé avec succès cinq épreuvesde niveau "O" du certificat de fin d'études secon-daires (General Certificate of Education - G. C. E. )/3 .En outre, si cette formation n'est pas conçue dansun esprit traditionnel, elle n'est cependant pasadaptée à la nature de la situation linguistique auxCaraïbes et aux besoins qui la caractérisent.

Sans doute y a-t-il dans cette région à tousles niveaux, des personnes qui comprennent bienles besoins des élèves et qui possèdent des connais-sances suffisantes pour travailler en conséquence ;elles sont malheureusement trop rares et leuraction ne s'organise pas en programmes régionauxou locaux cohérents.

Si la classe est le lieu où les besoins se mani-festent de la façon la plus criante, ce n'est pas néces-sairement à ce niveau qu'il est le plus indiqué d'injec-ter directement des ressources dans un programmed'action. En effet, les améliorations du matériel.desméthodes et du personnel directement apportées auniveau delà classe n'ont aucune chance d'atteindre etd'imprégner le système d'enseignement ; les réformesde ce genre se font généralement en dehors des inspec-teurs de rang divers, des administrateurs de l'ensei-gnement et des professeurs d'école normale quirestent étrangers aux progrès même s'ils en sontinformés ; cette situation créé souvent, au moinsau niveau de l'inspection et de l'enseignement normallocal (sinon au niveau où se décide la politique à suivre)une certaine défiance,voire de l'hostilité,à l'égard deces améliorations ; toute amélioration qui ne passe paspar les voies normales de l'inspection et de la forma-tion pédagogique que prévoient les institutions localesavant d'atteindre la classe, est donc presque certaine-ment vouée à n'avoir que des effets temporaires etentraîne un gaspillage de ressources.

RôleBIDDLE, B. ; THOMAS, E. (dir. publ. ;Theory, New York, Wiley, 1966.CRAIG, D. R. "Some early indications of lear-ning a second dialect", in Language Learning(Journal of Applied Linguistics), Vol. 17, n° 3 et 4,University of Michigan, Ann Arbor, Michigan,1967 ; An experiment in teaching English, op. cit.Le G. C. E. est un certificat du Royaume-Uni quicomporte des épreuves de deux niveaux. Lesépreuves de niveau ordinaire, "O", sont en règlegénérale des épreuves écrites ; les candidats nepeuvent s'y présenter avant l'âge de 16 ans. Cinqépreuves de niveau "O" ne sont pas suffisantes pourêtre admis dans une université du Royaume-Uni.

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Dans ces conditions, un programme d'actionvisant à appliquer la linguistique et la sociolinguis-tique à l'enseignement, devrait, semble-t-il com-mencer au niveau des responsables de l'élabora-tion des programmes scolaires, de l'inspectiondes écoles et de l'enseignement normal. Une foisces personnes dotées des connaissances et descompétences nécessaires pour atteindre les objec-tifs du programme, elles devraient jouer le rôlede conseiller auprès des établissements scolaireset assurer la formation et le perfectionnement desmartres. A ce stade, le programme d'action doitviser directement à former ou à recycler lesmaîtres pour les initier aux applications scolairesde la linguistique et delasociolinguistique. On peutdans le cadre du programme, compléter le corpslocal d'inspecteurs et de directeurs par du person-nel supplémentaire, mais il faut auparavant infor-mer et mobiliser de façon active les administra-teurs de l'enseignement, les maîtres de l'ensei-gnement normal et les inspecteurs. Ensuite, leprogramme est institutionnalisé, de sorte qu'ilest régulièrement reconduit avec un taux de crois-sance proportionné à l'expansion de l'enseignementlocal. L'enseignement, la préparation et l'utilisa-tion du matériel sont les éléments décisifs du pro-gramme dès ses débuts, avec la participation desinspecteurs et des professeurs d'école normale ;ces facteurs gardent de leur importance dans la for-mation et le perfectionnement des maîtres. L'in-fluence immédiate du programme, sur les établis-sements d'enseignement, dépend alors de l'inten-sité qui peut être donnée à la formation des maîtresen exercice, ainsi qu'à la préparation et à la dif-fusion du nouveau matériel didactique.

Les mesures que nous avons sommairementindiquées ne comportent ni enquête ni rechercheset laissent en suspens quantité de questions rela-tives au contenu du programme. L'une de ces ques-tions concerne les connaissances linguistiques né-cessaires aussi bien pour décider de l'orientationgénérale à donner au programme d'action que pourdéterminer les activités quotidiennes et arrêter lecontenu des programmes scolaires. Etant donnéqu'aucun des pays des Caraïbes auxquels nous nousintéressons ici n'a fait l'objet d'une enquête lin-guistique complète, certains linguistes seraientpartisans de commencer par là avant de mettre enoeuvre un programme linguistique. C'est uneerreur. Les enquêtes linguistiques exhaustivessont effectivement nécessaires pour remédier àl'ignorance des "experts" étrangers ; elles le sontmoins lorsque l'"expert" doit mettre le programmeen oeuvre avec l'aide des inspecteurs et des en-seignants locaux qui ont une connaissance intuitivede la langue et des situations linguistiques locales,à condition bien entendu que l'expert accepte detravailler d'une façon qui lui permette de découvriret d'utiliser cette connaissance intuitive que pos-sèdent les personnes de la région. Un seul pro-fesseur autochtone expérimenté peut, s'il fait uneannée de linguistique, fournir à l'expert étranger,

au moins à titre provisoire et sous réserve de véri-fications ultérieures, une information linguistiquesûre qui demanderait autrement des années d'en-quêtes et d'analyses. A l'heure actuelle, dans lesCaraïbes d'expression anglaise, ilya encore beau-coup d'investigations et de recherches à faire ;néanmoins on a suffisamment étudié les créoles dela Jamaïque, de la Guyane, de Sainte-Lucie et delàDominique pour en tirer des conclusions sur lasituation linguistique dans l'ensemble de la région.Il n'y a aucune raison d'attendre les résultats denouvelles enquêtes linguistiques pour montrer auxprofesseurs de chaque territoire comment fairel'analyse comparée de l'anglais standard et desautres parlers, analyser les fautes de langue queles enfants commettent à l'école, évaluer leurbesoin d'utiliser des langages différents selon leurâge et leur expérience de la société (et les consé-quences qui en découlent pour des programmesscolaires), appliquer des conceptions nouvellesà l'élaboration du matériel destiné à l'enseigne-ment des langues, etc. Il est à la fois urgent etparfaitement possible d'exécuter un programmed'action qui comporte ces éléments.

Loin de nous cependant l'idée de minimiserl'intérêt des enquêtes et plus généralement de larecherche linguistique. Il est indispensable au con-traire de poursuivre les études linguistiques pourcompléter, améliorer, codifier et préciser lesdonnées à partir desquelles on peut entreprendreun programme d'action. Ces études doivent se pour-suivre concurremment avec les travaux de linguis-tique appliquée dont il a été question plus haut, etnous fournir, à la longue, le genre d'informationlinguistique et sociolinguistique qui permettrad'orienter de façon permanente les méthodes de lalinguistique appliquée en enrichissant les connais-sances des enseignants, en donnant une évaluationplus précise des usages linguistiques, des niveauxd'acceptabilité, des attitudes àl'égard de la langueet des corrélations entre la langue et les situationssociales. Il conviendrait d'étudier les processusd'apprentissage linguistique ainsi que les effets desdifférentes méthodes et des différents types dematériel didactique.

De cette manière, le programme d'action per-mettrait de communiquer une connaissance élé-mentaire des techniques et des méthodes fondées surnos connaissances linguistiques et sociolinguis-tiques actuelles ; les enquêtes et les recherchesqui sont à poursuivre simultanément, commence-raient à porter leurs fruits après la phase initialedu programme d'action et quand les personnes quiparticipent à l'exécution du programme auraientdéjà acquis les connaissances de base indispen-sables et commenceraient aies utiliser. En principeil eût mieux valu commencer par achever les enquêteset les recherches, mais dans une situation en pleineévolution comme celle que connaissent les Caraïbes,où certains travaux de linguistique et de sociolin-guistique ont déjà été entrepris, il paraît préférablede mener les diverses activités de front.

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8. QUELQUES REFLEXIONS SUR LES PROGRAMMES D'ENSEIGNEMENT BILINGUE/

G. R. Tucker et Alison d'Anglejan

1

Depuis 1968, le corps enseignant et les fonc--tionnaires de l'administration scolaire du Canadaet des Etats-Unis préconisent le renouvellement etla diversification des méthodes employées pourassurer un enseignement bilingue. Au Canada,legouvernement fédéral a alloué 5 0 millions de dollarspour l'exercice budgétaire 1970 aux ministèresprovinciaux de l'éducation, afin de financer le lan-cement d'actions pédagogiques faisant effectivementappel aune deuxième langue et, par là, défavoriserla diffusion d'un bilinguisme etd'unbiculturalismefonctionnels. Ces actions revêtent essentiellementdeux formes. La première, inspirée des méthodestraditionnelles, fait du français ou de l'anglais unematière enseignée pendant un nombre déterminé deminutes par jour. La seconde repose surune nou-velle conception impliquant l'emploi à l'école, pourla totalité ou une partie du programme, d'une languedifférente de celle parlée dans la famille de l'élève.Les deux expériences se limitent actuellement àl'anglais et au français.

Aux Etats-Unis, le vote du Bilingual Educa-tion Act (titre VII de l'Elementary and SecondaryEducation Act) et des crédits correspondants afourni l'impulsion et les moyens financiers néces-saires au lancement des 130 programmes "modèles"d'enseignement bilingue actuellement encours. Laplupart de ces programmes se caractérisent par lefait que l'enseignement est donné en anglais pendantune partie de la journée et dans la langue vernacu-laire locale (français, espagnol, navajo, par exemple)le reste du temps. Plusieurs études approfondiesportant sur divers aspects de l'enseignement bi-lingue ont récemment été publiées en Amérique duNord/2. Ces monographies devraient être consultéespar tous les éducateurs qui envisagent de mettresur pied un système d'enseignement en deux langues.

Plusieurs méthodes nouvelles d'enseignementbilingue ont été expérimentées dans de nombreuxétablissements d'Amérique du Nord et d'ailleurs,mais rares sont celles qui ont fait l'objet d'unedescription ou d'une évaluation systématique/ 3.L'absence d'évaluations portant sur une périoderelativement longue est particulièrement notable.Selon certains spécialistes des sciences socialesayant acquis aux Etats-Unis et à l'étranger uneexpérience personnelle des programmes bilingues,il est indispensable qu'éducateurs et administra-teurs de l'enseignement se soucient désormaisdavantage de définir avec précision les caractéris-tiques et les objectifs des programmes et de mettreen place un système d'évaluation à long terme deleurs résultats. Les organismes de financement etles administrations publiques, notamment dans lespays en voie de développement devraient insisterpour que ce genre de renseignements leur soientfournis.

Les quatre postulats suivants, largement admis,pourraient servir d'hypothèses de travail auxchercheurs chargés d'effectuer une évaluation :1) Les enfants ayant suivi très tôt un enseignementbilingue ne souffriront d'aucun retard cognitif ouintellectuel par rapport à ceux qui ont reçu une ins-truction dans une seule langue. 2) Ils assimilerontle contenu du programme aussi bien que ces derniers.3) Ils acquerront une connaissance acceptable deleur langue maternelle et de la seconde langue.4) La plupart ne deviendront pas des individus ano-maux, mais adhéreront aux groupes de contact desdeux ensembles ethnolinguistiques.

L'expérience personnelle et les travaux des au-teurs du présent article/4 confirment ces hypothèses.

Une version remaniée de cet article a été publiéedans le numéro de janvier 1972 du ModemLanguage Journal.ANDERSSON, T. ; BOYER, Mildred(dir. publ. )Bilingual Schooling in the United States, Washing-ton, D. C, Government Printing Office, 1970;JOHN, Vera P. ; HORNER, Vivian M. EarlyChildhood Bilingual Education, New York, ModemLanguage Association, 1971 ; SA VILLE, Muriel;TROIKE, R.A Handbookof Bilingual Education,Washington, TESOL, 1971 ; ULIBARRI, H.Bilingual Education : AHandbookfor Educators,Dallas, Southern Methodist University Press,1970.Canada : LAMBERT, W.E. ; JUST, M. ; SEGA-LOWITZ, N. "Some cognitive conséquences offollowing the curricula of the early school gradesin a foreign language", in Georgetown MonographSéries on Language and Linguistics, Vol. 23,1970, p. 229-279.Irlande : MacNAMARA,Primary Education, Chicago, Aldine,Philippines : DAVIS, F.B.

J. Bilingualism and1966 ;

(dir. publ. ) Philip-pine Language-Teaching Experiments, QuezonCity, Philippines, Alemar-Phoenix, 1967, etTUCKER, G.R. ;OT ANES, F. T.; SIBAYAN, B.P."An alternate days approach to bilingual éduca-tion", in Georgetown Monograph Séries onLanguage and Linguistics, Vol. 2 3, 1970,p. 281-299.Union sud-africaine : MALHERBE, E.G. Thebilingual school, Londres, Longman's, 1946 ;Etats-Unis d'Amérique :RICHARDSON, Mabel, W."An évaluation of certain aspects of the acadé-mie achlevement of elementary pupils in a bi-lingual program". Thèse de doctorat en pédagogie,Université de Miami, 1968.D'ANGLEJAN, Alison ; TUCKER, G.R. ; "TheSt. Lambert Program of Home-School LanguageSwitch", in Modem Language Journal, Vol. 55,1971, p. 99-101.

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Dans de nombreux pays, toutefois, chacune d'ellespréoccupe sérieusement les profanes et les spé-cialistes de diverses disciplines. Aussi est-il sug-géré que les responsables des programmes actuel-lement expérimentés dans plusieurs régions dumonde rassemblent systématiquement des donnéessur les questions.

Il faudrait prendre immédiatement des dis-positions pour donner aux expériences d'enseigne-ment bilingue actuelles et à venir la forme dépro-grammes modèles. Pour cela, il faudra mettreen place une solide infrastructure de recherchereposant sur un ensemble de projets pertinents,d'intérêt suffisamment général et faisant appel àune équipe d'administrateurs, d'éducateurs et dechercheurs compétents et enthousiastes. Appa-remment, une telle infrastructure ou tradition derecherche n'est pas très répandue à l'heure ac-tuelle, encore que bien des pays en voie de déve-loppement semblent plus avancés à cet égard queles pays "développés".

L'emploi de méthodes novatrices impliqueet même exige que l'on procède à des comparai-sons entre la nouvelle et l'ancienne organisationdes études. Il est essentiel que les éducateurs, neperdent pas de vue les objectifs et les fonctionsdes programmes scolaires lorsqu'ils mettent enplace un nouveau système. Le succès d'un pro-gramme d'enseignement bilingue qui met l'accentsup/ les études linguistiques et les sciences so-ciales ne doit pas avoir pour contrepartie des in-suffisances autres que momentanées dans des ma-tières ou des techniques importantes. Aussi doit-on mettre fin à l'expérience si, au terme d'unepériode raisonnablement longue, il n'est pas clai-rement démontré qu'eu égard aux quatre hypothèsesde travail susmentionnées tel ou tel modèle d'ins-truction bilingue (par exemple, en espagnol et enanglais pour des enfants chicanos, en tagal et enanglais pour des Philippins) permet de former desélèves d'un niveau équivalent sinon nettement su-périeur à celui de leurs condisciples qui font desétudes traditionnelles (enfants chicanos ou philip-pins suivant un enseignement en anglais seulement).

La brève description ci-après d'un projethypothétique qui serait réalisé en Amérique duNord vise à donner quelques indications concernantl'évaluation des programmes bilingues. Un travailde recherche et d'évaluation comportera normale-ment plusieurs types d'essais préalables, une ana-lyse de la mise en oeuvre du projet, des vérifica-tions aposteriori, une étude portant sur une longuepériode et une synthèse prudente des donnéesrecueillies.

Prenons le cas d'un programme bilingue des-tiné à des enfants chicanos et supposons que sesrésultats seront évalués à la fin delà premièreannée d'études. L'idéal serait de pouvoir fairealors le bilan de leurs progrès par rapport à ceuxaccomplis par des groupes : 1) d'enfants chicanossuivant un enseignement traditionnel en anglais,2) d'enfants anglophones recevant une instruction

bilingue du même type, et 3) d'enfants anglophonesfaisant des études traditionnelles. Tous les élèvesdoivent, si possible, appartenir à des milieux socio-économiques identiques. On ne pourra sans doutepas réunir quatre groupes de ce genre pour tous lesprogrammes ; du moins est-ce le but qu'on doit viser.

Il est difficile de considérer que des objectifsglobaux du genre "à la fin de l'année, 75 % des en-fants de la classe expérimentale sauront répondrecorrectement à 90 % des questions des 12 premierschapitres du manuel X", constituent des critèresvalables pour apprécier le succès ou l'échec d'unprogramme. Il est préférable d'employer un sys-tème d'évaluation plus précis pour comparer lesprogrès des élèves en question avec ceux de leurscondisciples qui font des études traditionnelles. Lapremière étape de ce travail devra consister en uneenquête sociolinguistique d'échelle restreinte por-tant sur la communauté où le programme sera misen oeuvre/1.

Les points étudiés pourront être la pratiquelinguistique et la condition économique et socialedes parents, leurs ambitions quant à l'éducation età l'avenir professionnel de leurs enfants/^, et leurattitude envers les principaux groupes de contactethnolinguistiques. Les informations obtenuesserviront à établir un signalement très précis desparticipants au programme, tandis que les réponsesfournies à une ou deux des questions posées pour-ront aussi être utilisées ultérieurement comme co-variables pour analyser statistiquement les perfor-mances des élèves.

La deuxième étape pourrait consister à fairesubir à tous les enfants des tests non verbaux deQ. I. (par exemple, les matrices progressives deRaven), des tests de vocabulaire par examend'images ou divers tests d'aptitude, en vue de dé-terminer des points de référence à partir desquelson pourra éventuellement établir des parallèlesentre les groupes ou procéder à des comparaisons.Pour pouvoir tirer des conclusions valables, desrésultats fournis par tel ou tel test, il imported'avoir le maximum de données objectives sur lesenfants participant au programme, sur le pro-gramme lui-même et sur les performances réali-sées pendant son déroulement.

Au cours de l'étape suivante, on pourraitutiliser une batterie de tests - collectifs ou indi-viduels, normalisés ou empiriques - choisis defaçon à évaluer la performance cognitive et lin-guistique des élèves eu égard aux quatre hypo-thèses mentionnées plus haut. Si on a pris soinde choisir des groupes témoins suffisammentcomparables, il sera possible de porter des

1. FISHMAN, J.A. ;COOPER, R.L. ; MA, Roxanaet. al. Bilingualism in the Barrio. Rapport finalàl'adresseduU. S. Department of Health, Educa-tion and Welfare^ New York, YeshivaUniversity,1968.

2. BLOOM, B.S. Stability and Change inHuman Cha-racteristics, New York, Wiley, 1964.

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jugements autorisés sur les progrès relatifs desenfants qui suivent le programme expérimental.

Enfin, les données recueillies seraient ré-capitulées dans un rapport de recherche destinéaux responsables du projet. Ceux-ci devraient lecommuniquer aux autres éducateurs et pourraientmême inciter les chercheurs à le faire publierdans un bulletin ou une revue appropriés. Ensei-gnants et chercheurs doivent en effet avoir cons-cience de l'intérêt présenté par une large diffu-sion de ce genre de rapports. Les leçons tiréesdes expériences malheureuses peuvent en effet serévéler très utiles en empêchant la poursuite deprogrammes mal conçus.

L'évaluation du projet peut souvent être menéeàbienpar une équipe de chercheurs universitaires,laquelle comprendra en général un professeur etun ou deux assistants ou étudiants de troisièmecycle. Une équipe de ce genre peut assurer, habi-tuellement pour un coût minimal, la coordination

et la continuité indispensables à une étude portantsur une période assez longue. Elle apporte auxresponsables du projet la compétence techniquedont ils ont besoin pour évaluer celui-ci et, enretour, l'administration locale de l'enseignementpourra lui offrir la possibilité de poursuivre desrecherches connexes dans un autre de ses services.

Au stade actuel où, si l'on dispose de l'ar-gent et des compétences nécessaires, on a en re-vanche très peu d'indications concrètes sur lesrésultats obtenus, il paraît indispensable que toutprogramme d'enseignement bilingue fasse l'objetd'une évaluation détaillée. Souvent pessimistes, lesexécutants de ces programmes prétendent qu'il estimpossible de procéder aune évaluation significativeou que cela n'est pas vraiment nécessaire. Nous pen-sons bien au contraire qu'une évaluation est non seu-lement possible, mais indispensable, etqu'ilne fau-drait pas financer des programmes qui ne contiennentpas des éléments suffisants à cette fin.

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9. STRATEGIES VERBALES ET PLURILINGUISME

John J. Gumperz/

Les recherches systématiques récemment consa-crées aux quartiers urbains pauvres ont infirméla thèse selon laquelle les couches défavoriséesdelà population parleraient un idiome dégénéré etmal structuré. En fait, tout indique qu'indépendam-ment de leur langue maternelle, de leur dialecteou de leur origine ethnique, les enfants des classesmoyennes comme des autres classes disposentd'un système grammatical parfaitement formé àl'âge où ils entrent à l'école (5 ou 6 ans). Le faitque ce système diffère parfois de celui du martrene signifie pas que leur langage est dépourvu derègles. Les traits linguistiques que le professeurperçoit comme des écarts traduisent non une inca-pacité de se conformer à quelque norme anglaiseuniverselle, mais plutôt l'existence de règles syn-taxiques propres à la langue ou au dialecte considé-rés et tout aussi complexes que celles de l'anglaisstandard/2.

En outre, il est évident que ces écarts sontle reflet de différences culturelles profondes etliées à des systèmes. Comme les sociétés plura-listes d'Asie et d'Afrique, la société urbaine amé-ricaine se caractérise par la coexistence de cul-tures diverses. Chaque grand groupe ethnique aun patrimoine culturel, des traditions, des valeurset des idées morales qui lui sont propres. Trans-mises d'une génération à l'autre, ces traditionssont un élément du processus de socialisation em-pirique qui s'opère au sein de la famille ou dugroupe d'âge et sont fixées dans l'art populaire etla littérature orale ou écrite.

Pour comprendre ce système complexe, ilfaut commencer par identifier et décrire ses élé-ments constitutifs. L'analyse grammaticale doitêtre complétée - dans une certaine mesure, c'estdéjà le cas - par la description ethnographique,l'ethnologie historique et par l'étude du folklore/ .Toutefois, la simple description des sous-systèmesconstitutifs ne suffit à faire comprendre ni le fonc-tionnement du pluralisme culturel dans les inter-actions quotidiennes, ni la manière dont il affectela qualité de la vie des individus. Les groupes mi-noritaires des sociétés urbanisées ne sont jamaistotalement isolés de la majorité dominante. Uneétude de leur mode de vie qui ne tiendrait pascompte des populations environnantes donneraitde celui-ci une image déformée. Tous les habitantsdes villes industrielles modernes sont soumis auxmêmes lois, reçoivent le même type d'éducationscolaire et subissent l'influence des mêmes moyensd'information. Les membres des collectivités mi-noritaires passent ainsi une grande partie de leurtemps dans un cadre régi parles normes delà po-pulation majoritaire. Bien que le degré d'assimi-lation varie sensiblement d'un individu à l'autre,presque tous les membres des groupes minoritaires

et même ceux dont la conduite est apparemmentdéviante, ont une connaissance au moins passivede la culture dominante. S'ils tranchent sur le restede la population, ce n'est pas seulement parce qu'ilssont différents ; c'est aussi parce que leur facondeparler et leur genre de vie se trouvent juxtaposésà ceux de la majorité.

Illustrée par un constant va-et-vient entreles modes d'action et d'expression propres augroupe et ceux qui sont étrangers au groupe, cettejuxtaposition imprègne le comportement quotidien.Des dirigeants politiques célèbres ont tiré de cephénomène bon nombre d'effets oratoires. Dansune récente enquête ethnographique sur la commu-nication verbale au sein d'une communauté afro-américaine, Claudia Mitchell-Kernan rapporteque la conversation quotidienne de ses informateursles révèle soit favorables, soit hostiles à la culturemajoritaire, mais en tout cas profondément pré-occupés par elle/4.

N'ayant jamais éprouvé pareille rupture entrecomportements public et privé, les membres dugroupe majoritaire ont souvent du mal à en mesurerles effets. En règle générale, ils se bornent à per-cevoir les membres des collectivités minoritairescomme différents, sans se rendre compte des ré-percussions que cette différence peut avoir sur lacommunication quotidienne. Cette méconnaissancedes comportements minoritaires semble être enpartie à l'origine de la notion souvent contestée decarence linguistique. Or, après la lecture des

1. L'auteur remercie EduardoHernandez et LouisaLewis de l'aide qu'ils lui ont apporté au coursde l'enquête et lors de l'analyse des résultats.Le point de vue exposé ici doit beaucoup auxtravaux de Claudia Mitchell-Kernan.

2. LABOV, William. "The logic of non -standardNegroEnglish", in Linguistics and the Teachingof Standard English, Monograph Séries on Lan-guages and Linguistics, N° 22, Washington, D. Cv

Georgetown University Press, 1969.3. HANNERZ, Ulf. Soulside, New York, Columbia

University Press, 1968 ; STEWARD, W. "Conti-nuity and change in American Negro Dialects",in The Florida FL Reporter, Printemps 1968 ;ABRAHAMS, Roger D. Deepdown in the Jungle,Hatboro, Pennsylvania, Folklore Associates,1964; KOCHMAN, Thomas. "'Rapping', in theBlack Ghetto", in Transaction, février 1969,p. 26-34.

4. MITCHELL-KERNAN, Claudia. "Languagebehavior in a black urban community", Thèsede doctorat non publiée, University of CaliforniaBerkeley. Working Paper N° 23, Language-Behavior Research Laboratory, University ofCalifornia, Berkeley, 1969.

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romans afro-américains des dix dernières annéeset des études récentes sur le folklore noir, il de-vient impossible de soutenir que les Noirs pauvressont inaptes à l'expression verbale. L'importanceque la culture afro-américaine attache à l'art deparler est attestée par l'existence d'un systèmeterminologique exceptionnellement riche et varié.C'est ainsi que les termes populaires sounding(provoquer, insulter), signifying (faire semblantd'être "dans le coup"), rapping (reconnaître), run-ning it down (raconter en détail), chucking (setaire), jiving (faire des phrases), marking (trom-per), etc., renvoient tous à des stratégies ver-bales (c'est-à-dire à divers moyens d'atteindrecertains objectifs de communication)/ '•. Pourtantles enfants des quartiers urbains noirs passentsouvent pour incapables de s'exprimer correcte-ment, du fait qu'ils s'adaptent mal à la situationscolaire. D'autre part, s'ilest vrai que les enfantsdes classes pauvres obtiennent difficilement desrésultats satisfaisants aux tests psychologiques oudans les entretiens de type traditionnel, il faut direque ces épreuves ont fréquemment lieu dans desconditions qui leur paraissent peu familières,voire menaçantes. Quand on modifie le mode d'ad-ministration du test, il n'est pas rare que les ré-ponses s'améliorent du tout au tout/2.

Le fait que le bilinguisme et le bicultura-lisme soient devenus des objectifs majeurs dansles écoles urbaines constitue un progrès impor-tant. Toutefois, pour atteindre ces objectifs, ilfaut comprendre la nature de l'alternance entrecodes linguistiques qu'ils impliquent, et la signi-fication de celle-ci au niveau des interactions quo-tidiennes. Après tout, le bilinguisme est une no-tion essentiellement linguistique puisque les lin-guistes, en étudiant le comportement verbal d'unepopulation donnée, ont mis en évidence des alter-nances significatives d'ordre phonologique, mor-phologique et syntaxique. Toutefois, les traitslinguistiques communs que présentent les phéno-mènes de bilinguisme peuvent avoir des significa-tions sociales très différentes.

Dans la mesure, en outre, où les conditionssociales influent sur le comportement verbal, lesrésultats des recherches relatives à telle ou tellesituation de bilinguisme ne sont pas nécessaire-ment applicables à une autre dont le contexte so-cial serait différent. Une grande partie de ce quenous savons des mécanismes d'acquisition d'uneseconde langue ou des faits d'interférence linguis-tique vient de l'observation d'étudiants unilinguesapprenant une langue étrangère. D'autres étudesont été faites sur des individus bilingues des classesmoyennes dont le domicile était situé dans unquartier unilingue, et sur des paysans immigrésou leurs descendants. Le type de situation quenous connaissons le moins est celui de commu-nautés comme celles des afro-américains ou deschicanos des grandes villes, où le bilinguismepersiste depuis plusieurs générations et où de vigou-reux préjugés de caste limitent ou canalisent

les communications entre groupes. Chose plusgrave encore, nous connaissons très mal la ma-nière dont la pratique du bilinguisme reflète le sys-tème de valeurs des locuteurs et les conditionssociales dans lesquelles ils vivent.

Le modèle habituellement utilisé pour l'étudelinguistique du bilinguisme est celui de l'alternancedes codes. Une fois observée l'existence déformesphonologiques et syntaxiques commutantes, il con-vient de se demander à quel moment et dans quellescirconstances de la vie sociale, telle ou telle formeest employée. On peut considérer le comportementhumain comme un flux qui s'analyse en un certainnombre de situations sociales, de séquences d'inter-actions ou de faits de parole. On suppose queces faits sont associés à des normes spécifiquesde comportement culturel qui, à leur tour, déter-minent les formes verbales à utiliser. Dans unecertaine mesure, tel est effectivement le cas.

Dans toute société, il y a un certain nombrede circonstances - cérémonies, audiences de tri-bunaux, salutations et présentations, etc. - où laforme verbale à employer est fixée de façon sirigide que toute déviation modifie le caractèremême de l'événement/ . Interrogés sur leur usagelinguistique, la plupart des locuteurs ont tendanceà se conformer à des schémas de ce genre. Ainsi,aux Etats-Unis, les recensements linguistiqueseffectués dans les quartiers urbains indiquent habi-tuellement que les idiomes minoritaires sont em-ployés dans la vie courante, à l'intérieur du groupeet de la famille, tandis que la langue majoritairesert à la communication avec l'extérieur. Toute-fois, les enregistrements de conversations réaliséssur le vif révèlent souvent une situation très dif-férente. Dans une récente étude du bilinguisme auTexas, par exemple, on peut lire de nombreux ex-traits de conversation où l'alternance des languessemble se faire presque au hasard/ .

1. Te digo que este dedo (je te dis que cedoigt) has been bothering me so much.

Se me hace que (il me semble que) I hâveto respect her porque 'ta (parce qu'elleexiste).

1. KOCHMAN, op. cit.2. MEHAN, B. Conférence sur les tests et le bilin-

guisme au sein de la communauté chicano,donnée le 2 5 avril 1970 devant la Kroeber Anthro -pological Society (non publiée) ; et LABOV,op. cit.

3. BLOM, Jan Petter ; GUMPERZ, John J. "Socialmeaningin linguistic structures", in Directionsin sociolinguistics (John J. Gumperz and DellHymes (dir. publ. )), New York , Holt, Rinehartand Winston, 1970.

4. LANCE, Donald M. A Brief Study of Spanish-English Bilingualism, Research Report, TexasA. and M. University, 1969.

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But this arthritis deal, boy you get tohurting so bad you can't hardly even. . .'cer masa pa tortillas (faire de la pâtepour les galettes).

Au Texas, un tel mélange de langues est géné-ralement mal vu et on le désigne par des termespéjoratifs comme Tex Mex. Il est rarementsignalé dans les ouvrages spécialisés et souventpurement et simplement négligé comme anormal.Néanmoins, ce genre d'amalgame linguistique estun trait courant de la conversation familière dansles communautés urbaines bilingues.

Quand on lui demande pourquoi il emploie l'an-glais dans des sifuations où de son propre aveu,l'idiome minoritaire serait normal, le sujet par-lant répond en général que les termes considé-rés sont des mots d'emprunt pour lesquels salangue maternelle n'a pas d'équivalents. Ce n'estpourtant pas toujours le cas. Ainsi, à Jersey City,on a entendu à plusieurs reprises, des mèresportoricaines appeler leurs enfants de la manièresuivante :

2. Ven aquf, yen aquf.

Puis, si l'enfant ne venait pas immédiatement :

Corne hère, you.

Il serait évidemment difficile d'expliquer cettealternance par la facilité d'expression qu'offretelle ou telle langue. Les études de fréquence nerendent pas compte de la complexité de ce genrede message. L'utilisation de l'anglais est un pro-cédé stylistique qui facilite la transmission del'énoncé. Dans des circonstances analogues, unemère anglophone pourrait interpeler en ces termesson enfant désobéissant.

3. John Henry Smith, you corne hère rightaway.

La mère anglaise et la mère portoricaine exprimentleur irritation à l'aide de stratégies verbalesdifférentes.

Je voudrais illustrer cette idée au moyen dequelques autres exemples tirés de conversationsenregistrées en Californie au sein de communautéschicanos et afro-américaines/ *. Les enregistre-ments ont été réalisés par les participants à unediscussion collective et analysés avec leur aide.Les bandes ont été transcrites par un linguiste, quia utilisé une transcription phonétique détaillée làoù elle était nécessaire pour repérer les change-ments de code. La signification contextuelle de ceschangements a ensuite été déterminée par une pro-cédure inspirée des méthodes mises au point pardes ethnologues pour l'analyse des conversations/2.En ca^ de doute sur le sens, nos hypothèses ontété vérifiées auprès d'autres participants à laconversation.

Dans les deux premiers exemples, les inter-locuteurs sont un enseignant de l'Université de Cali-fornie (E) et une assistante sociale (M) d'une gar-derie d'enfants où E travaille comme volontaire.Les deux sont d'origine mexicaine et nés aux Etats-Unis. La conversation porte sur un certain nombrede sujets tirés de l'expérience personnelle dulocuteur.

4. E What do you dream in ?

M I don't think I ever hâve any conversa-tions in my dreams. I just dream. HaI don' hear people talking ; I jus' seepictures.

E Oh, they're old-fashioned, then. They'renot talkies yet, huh ?

M They're old-fashioned. No, they're nottalkies yet. No, I'm tryin1 to think.Yeah, there too hâve been talkies.Différent. In Spanish and English both.An' I wouldn't be too surprised if I evenhad some in^hinese. Yeah. De veras(Vraiment) /_ M offre à E une cigaretteque celui-ci refuse_7. Tu no fumas,verdad ? Yo tampoco. Dejé de fumar(Tu ne fumes pas, n'est-ce-pas ? Moinon plus, j 'ai arrêté de fumer) and I'mback to it again.

M passe à l'espagnol au moment où elle est sur lepoint d'offrir à E une cigarette. Ce changements'accompagne d'un abaissement de la voix du genrede celui qui précède les confidences chez les locu-teurs unilingues. M continue de parler de son habi-tude de fumer, explique qu'elle a cessé pendant uncertain temps et qu'elle a recommencé aune époqueoù elle rendait visite à une amie hospitalisée. Achaque visite, elle achetait un paquet de cigarettes ;son amie en fumait quelques-unes et elle rapportaitle reste chez elle pour le fumer. Le passage suivantest particulièrement révélateur.

5. E That's ail you smoked ?M That's ail I smoked.E An' how about . . . how about now ?M Estos . . . me los halle . . . estos Pall

Mails me los. . . me los hallaron.(Celles-ci . . . je les ai trouvées. . . cesPall Mails, je les . . . on me les a

GUMPERZ, John J. ; HERNANDEZ, Edward,"Cognitive Aspects of Bilingual Communication",Working Paper N° 28, Language-BehaviorResearch Laboratory, University of California,Berkeley, décembre 1969.SACKS, Harvey, " Onthe Analyzability of Storiesby Children" et SCHEGLOFF, Emmanuel,"Sequencing in Conversational Openings" inGumperz and Hymes, op. cit.

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trouvées) No, I mean . . . that's ailthe cigarettes . . . that's ail. They'rethe ones I buy.

Un peu plus loin, M analyse ainsi ses efforts pourcesser de fumer.

6. M Mm-huh. Yeah. An1 . . . an1 . . . an1

theytellme, "Howdidyouquit, Mary?"Idi'n'quit. 1 . . . I just stopped. Imeanit wasn't an effort that I made. Quevoy a dejar de fumar porque me hacedano o (je vais arrêter de fumer parceque c'est mauvais pour moi, ou) thisor tha', uh-uh. It just . . . that . . . ehI used to pull butts out of the . . . the. . . _the wastepaper basket. Yeah/_ ellerit_y I_used to go look in the / . . . inau-diblej' Se me acababan los cigarros enla noche (J'étais à court de cigarettesla nuit) . I'd get desperate, y ahi voyal basurero a buscar, a sacar, youknow ? l_ Elle rit_/ (et j'allais fouillerdans la corbeille à papiers pour entrouver quelques-unes, tu sais ?) Ayerlos l_ • • • inaudible . . .~Jno habfa queno trafa cigarros Camille, no trafaHelen, no trafa yo, el Sr. de Léon,(hier . . . il n'y en avait pas. Camillen'en avait pas, ni moi, ni Monsieur deLéon) and I saw Dixie's bag crumpledup, so I figures she didn't hâve any,y_ahi ando en los ceniceros buscando averdonde estaba la . . . (et me voilàen train de fouiller dans les cendrierspour voir où était la . . . ) I din' carewhose they were.

Ici aussi, le va-et-vient entre les langues qu'uneétude phrase par phrase pourrait faire attribuer auseul hasard, est en réalité hautement significatifdans le contexte de la conversation. M a une atti-tude ambiguë à l'égard du tabac et cela apparaîtdans sa manière de s'exprimer. Le choix des formesverbales illustre son oscillation entre l'embarraset le détachement scientifique. Les phrases en es-pagnol ont un ton très personnel (au moins danscette conversation), tandis que les phrases en an-glais correspondent à des énoncés plus générauxou plus objectifs.

L'exemple suivant est tiré d'une discussion en-registrée à Richmond (Californie) par un assistantsocial noir, avec la participation de sa femme etde plusieurs adolescents. Il fait apparaître une al-ternance entre une façon de parler très proche del'anglais standard et des traits linguistiques typi-quement noirs comme l'absence de "r" post-vocalique, la double négation et l'omission descopules.

7. You can tell me how your motherworked20 hours a day arid I can sit hère and cry.

I mean I can cry and I can feel for you.But as long as I don't get up and make cer-tain that I and my children don't go throughthe same, I ain't did nothin' for you, bro-ther. That's what I'm talking about.

8. Now Michael is making a point, wherethat everything that happens in that houseaffects ail the kids. It does. And Michaeland you makin' a point, too. Kids supposeto learn how to avoid thèse things. Butletme tell you. We're ail in hère. We talkin'but you see, . .

Remarquez dans l'exemple 7 l'expression typi-quement noire ain't did nothin, qui vient au milieud'une séquence en anglais normal. Dans notre enre-gistrement, le changement de registre n'est ni pré-cédé d'une pause ni signalé par un accent d'intensitéou une intonation spéciale. Une s'agit donc pas d'unecitation empruntée à un autre code : le choix de cetteforme verbale choisie est un procédé d'insistance.L'exemple 8 commence par un énoncé de caractèregénéral destiné à toutes les personnes présentes.Le locuteur s'adresse ensuite à une personne pré-cise, Michael, et signale ce changement en omet-tant la copule "is" et en utilisant la phonologie noire.

Dans tous ces cas, il semble certain que là oùle linguiste voit une simple alternance entre deuxsystèmes, il y a en fait une volonté d'atteindre desobjectifs de communication bien définis et facile-ment compréhensibles. En effet, les locuteursn'abandonnent pas un registre pour un autre, maisjouent sur la coexistence de formes commutablespour créer des significations. Assurément, l'alter-nance des codes n'est pas toujours pertinente. Nosenregistrements contiennent plusieurs exemples oùl'emploi du dialecte noir ou d'un mot espagnol nepeut être interprété que comme un lapsus souventcorrigé dans la phrase suivante ou comme la consé-quence du manque de familiarité du sujet parlantavec le style qu'il utilise. Mais, indépendammentde ce genre d'erreurs, il reste que l'alternance descodes est bien une technique de communication, unestratégie verbale employée par les locuteurs d'unemanière très proche de celle dont un écrivain ha-bile varie les styles dans une nouvelle.

Par quel mécanisme le choix entre telle ou telleforme verbale peut-il revêtir un sens ? Il s'agitd'un procédé métaphorique assez semblable à celuique les stylisticiens ont baptisé "actualisation"/1.Dans son acception la plus générale, cette notionrepose sur l'idée que les mots ne renvoient pasuniquement à des objets, mais aussi à une foulede connotations, d'attitudes et de valeurs carac-téristiques d'une culture déterminée. Ce contenuculturel est fonction du contexte où les mots sonthabituellement employés et des activités auxquelles

1. GARVIN, Paul (dir. publ. ) A Prague SchoolReader, Washington, D.C., Georgetown Uni-versity Press, 1969.

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ils sont associés. Quand un mot est utilisé dansun contexte inhabituel, ses sens connotatifs sontpotentialisés, actualisés. Pour reprendre unexemple fameux de Léonard Bloomfield/1, le termerenard appliqué à un homme évoque l'idée de ruseet de sournoiserie que notre culture associe auxrenards.

On peut supposer que ce qui est vrai pour lesunités lexicales le reste au niveau phonologique ousyntaxique. Quand une variété de langue est asso-ciée à une catégorie sociale donnée ou à certainesactivités, elle finit par symboliser les valeursculturelles particulières à ces éléments de l'envi-ronnement extralinguistique . Ainsi, tant que lavariété en question est employée dans son contextenormal, elle a une fonction purement référentiellemais utilisée dans un contexte différent, elle prendune coloration sociale déterminée du fait même queles valeurs associées au contexte habituel se re-trouvent en filigrane dans le nouveau message.

La signification des changements de codes sedéduit au moyen d'un processus de traitement del'information qui tient compte du locuteur, du des-tinataire du message, de la catégorie sociale àlaquelle on peut les rattacher, du thème de la con-versation, etc. /2 . Outre ces éléments d'informa-tion, l'emploi du "nous" inclusif ou du "ils" exclu-sif est porteur de nombreuses significations con-textuelles. Ces significations sous-jacentes sontalors réinterprétées à la lumière des facteurscontextuels concomitants : ce qui permet de perce-voir la plus ou moins grande subjectivité des réac-tions (exemples 4 et 5), la colère (exemples 2 et 3),l'insistance (exemple 7), le changement d'interlo-cuteur (exemple 8). Dans l'exemple suivant enre-gistré par un étudiant dans une famille américano-coréenne, le coréen paraît être seulement utilisécomme moyen de sélectionner un interlocuteurparmi plusieurs possibles.

9. A. No, theladyused toknowus. Ka mirrisaram ya, ku wife-uga, mariji, odeUniversity . . . yoginga, odinga . . .(Vous savez, cet homme, sa femme,je veux dire, quelle université. . . Ici,ou à quel endroit . . . ).

U. Tokaebbi katchi saenging saram ?(Oui, celui qui ressemble à unfantôme ? )

A. Unn, Dr Kaeng katchiin saram (Oui,celui qui ressemble au Dr Kaeng).

L. Do teachers that teach in Japan hâveto hâve teaching credentials ?

C. Well, it dépends. If you're going toteach in a military installation.

A et U appartiennent à l'ancienne génération d'im-migrants qui est un peu plus imprégnée de culture

coréenne. L et C sont des étudiants qui se sententprobablement plus à l'aise en anglais. Ainsi, l'em-ploi du coréen par A est interprété par U commeune invitation à répondre dans la même langue,tandis que l'utilisation par L de l'anglais, de mêmeque la nature de sa question indique qu'elle s'ad-dresse à C.

Dans d'autres occasions, la commutation peutsimplement servir à indiquer que le locuteur citeune autre personne :

10, Because I was speakin' to my baby . . . myex-baby sitter, and we were talkin' aboutthe kids you know, an' I was tellin' her.uh, "Pero, como, you know . . . uh . . . la_Estela y la Sandi. . . relistas en elteléfono(Mais comment vous savez . . . Estela etSandi se débrouillent très bien avec letéléphone).

Nous avons pris nos exemples dans plusieurs languesou dialectes pour bien montrer que la significationdes changements de code est indépendante de lastructure phonologique ou de l'origine historiquedes formes commutantes. En effet, la relation entrela forme et le sens est, en l'espèce, parfaitementarbitraire. Deux formes ayantlemême sens réfé-rentiel peuvent toujours devenir porteuses d'unesignification sociale.

L'aptitude à comprendre un message est fonctiondu milieu familial, du groupe d'âge et du niveaud'instruction du destinataire. Les différences d'ap-partenance sociale peuvent entraîner des erreursd'interprétation. Ainsi, l'énoncé "he is a fox" (c'estun renard) qui évoque la ruse pour un Blanc appar-tenant aux classes moyennes, signifie "c'est un belhomme" pour les Américains de culture noire. Au-trement dit, le processus de communication exigenon seulement une grammaire mais un usage lin-guistique commun. Deux sujets peuvent parler desvariétés de langue étroitement apparentées et super-ficiellement intelligibles pour chacun, tout en secomprenant mal en raison d'habitudes verbales dif-férentes liées à leurs milieux respectifs. Il importedonc de savoir, d'une part, quel est l'usage normaldes locuteurs, c'est-à-dire quelles sont les formesstylistiques non marquées associées à tel ou teltype d'activité ou de relation et, d'autre part, quellessont les possibilités de commutation dans un con-texte donné et quelle est leur signification culturelle.

On notera que la conception de la culture qui sedégage de ce genre d'analyse n'a rien à voir avecla conception traditionnelle. Les linguistes désireuxde tenir compte des données culturelles dans leursdescriptions ont tendance à considérer la culturecomme un ensemble de croyances et d'attitudes quipeut se mesurer indépendamment des processus decommunication. Même les travaux récents, qui

1. BLOOMFIELD, Léonard. Language. New York,1936.

2. Voir BLOM et GUMPERZ, op. cit.

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utilisent des échantillons linguistiques réels obtenusen provoquant des "réactions subjectives" auxformes et aux appréciations culturelles et qui vontbeaucoup plus loin que les recherches antérieures,ne rompent pas complètement avec la tradition,puisqu'ils continuent de faire appel au jugementexprimé ou conscient. Il résulte des documentsque nous avons nous-mêmes réunis que la culturetient dans la communication un rôle assez sem-blable à celui que joue la connaissance de la syn-taxe dans le décodage des significations référen-tielles. Autrement dit, les différences culturellesinfluencent le jugement aux niveaux conscient etsubconscient. En superposant inconsciemment sapropre interprétation au comportement verbal deses interlocuteurs, une personne qui se veutexempte de préjugés culturels risque néanmoins deporter des appréciations déformées sur leurs apti-tudes ou leur efficacité, en général.

Nous connaissons très mal la répartition desrègles de l'usage linguistique dans une populationdéterminée. En effet, il ne semble pas y avoir decorrélation directe entre usage linguistique etappartenance ethnique et il n'est pas toujours pos-sible de prédire le premier en se fondant sur lesindicateurs socio-économiques. Revenons à notrequartier portoricain de Jersey City : si la plupartde ses habitants ont des habitudes verbales iden-tiques à celles que nous avons décrites, d'autresont une pratique linguistique sensiblement diffé-rente. Par exemple, un étudiant portoricain a en-registré pendant plusieurs jours les conversationsde sa famille : on a pu ainsi constater - et il l'aconfirmé au cours d'entretiens ultérieurs - quel'anglais est le véhicule normal de la conversationfamiliale courante, tandis que l'espagnol est socia-lement marqué et a une conotation d'intimité oude colère.

Par conséquent, bien qu'il existe une certainecorrélation entre les indicateurs sociologiquesclassiques (groupe ethnique, classe sociale, résul-tats scolaires, etc. ), et l'usage linguistique, ilsne permettent cependant pas de prévoir avec exac-titude le comportement verbal d'un sujet dans descirconstances données. Au contraire, les considé-rations sociologiques, quand elles se fondent surdes données insuffisantes ou sont plaquées sur despopulations différentes de celles auxquelles elless'appliquent habituellement, peuvent être elles-mêmes la cause d'une prévention culturelle. L'em-ploi de tests ou d'interviews de type traditionnelpour évaluer l'aptitude verbale de sujets bilinguesdes classes pauvres soulève précisément un pro-blème de ce genre. Rosenthal a montré que le com-portement des élèves dépend pour une part appré-ciable de ce que le maître attend d'eux/ 1, et lesexpériences psychologiques de Williams et Henrie/2ont révélé combien l'emploi d'un dialecte par lesenfants peut influer sur l'attitude du professeur.Quand celui-ci a non seulement une vision défor-mée par les stéréotypes relatifs aux dialectes,mais encore se fonde sur des constatations

sociologiques inexactes ou appliquées hors de pro-pos les résultats scolaires de ses élèves risquentfort de s'en ressentir.

Notre dernier exemple concerne l'apprentissagede la lecture dans des écoles primaires de Cali-fornie qui pratiquent l'intégration raciale. Lesécoles en question comprennent environ 60 % d'en-fants blancs et 40 % d'enfants chicanos, noirs etasiatiques. Les étudiants qui ont réalisé l'enquêteont remarqué que dans la plupart des classes delecture, les élèves sont répartis entre un groupede lecteurs rapides et un groupe de lecteurs lentsauxquels sont appliquées des méthodes pédago-giques différentes, et qui, d'une manière générale,font l'objet d'un traitement différent.

Même en première année d'études où tous lesélèves sont en principe des débutants, les groupes"lents" tendent à être composés de 90 % de Noirset de Chicanos. Cet état de choses s'explique-t-ilpar une mauvaise adaptation scolaire ou simple-ment par notre incapacité d'évaluer l'aptitude à lalecture d'enfants appartenant à des cultures diffé-rentes ? En outre, étant admis qu'un certain grou-pement par aptitudes est, de toute façon, indispen-sable, on peut se demander si les méthodes utili-sées pourpermettre aux élèves "lents" de rattraperles autres sont efficaces et adaptées à leurs besoinsculturels.

Nous avons récemment assisté à un cours de lec-ture donné à trois élèves "lents" et à sept élèves"rapides". La maîtresse ne travaillait qu'avec ungroupe à la fois et, pour tenir les autres élèvesoccupés, leur donnait des exercices à faire indivi-duellement. Avec le groupe "lent", elle insistaitsur l'alphabet, sur l'orthographe et sur des notionsgrammaticales supposées essentielles comme ladistinction entre interrogation et affirmation. Elles'adressait aux enfants dans un style que des audi-teurs blancs auraient qualifié de pédagogique. Sonélocution était mesurée et lente. Chaque mot étaitclairement articulé, avec une intensité et une hau-teur de ton égales, comme pour éviter toute mani-festation verbale d'émotion, d'approbation ou de dé-sapprobation. Les enfants étaient censés ne parlerque quand on les y invitait et la maîtresse exigeaitque chaque question ait reçu une réponse avant depasser à la suivante. Elle ne tenait pas compte desremarques, même pertinentes, formulées spontané-ment et corrigeait immédiatement chaque faute de

1. ROSENTHAL, Robert. Pygmalion in the class-room, New York, Holt, Rinehart and Winston,,1968.

2. WILLIAMS, Frederick. "Psychological Corre-lates of Speech Characteristics : On Sounding'Disadvantaged'", Manuscrit non publié, Insti-tute for Research on Poverty, University ofWisconsin, Madison, mars 1969. HENRIE,Samuel N. , Jr. "A Study of Verb Phrases Usedby Five Year Old Non-standard Negro EnglishSpeaking Children", Thèse de doctorat non pu-bliée, University of California, Berkeley, 1969.

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prononciation, quitte à interrompre la lecture. Lesélèves paraissaient distraits et inattentifs. Ils devi-naient les réponses et comprenaient la maîtresse dela manière intuitive décrite par Holt/1, plutôt qu'ilsne suivaient son raisonnement. L'exemple suivantillustre bien le caractère artificiel de la situation :

La maîtresse : Do you know what a question is ?James, ask William a question.

James : William, do you hâve a coat on ?

William : No, Idonothavea coat on.

James pose sa question et William lui répond dansun style presque aussi peu naturel que celui de lamaîtresse et caractérisé par la. prononciation em-phatique de l'article indéfini / ey^ au lieude^~3_7la non contraction de "do not'T" l'accentuation de"hâve" et l'adoption d'un débit saccadé comme pourinsister sur le caractère artificiel et incompréhen-sible du comportement du professeur.

Avec le groupe avancé, par contre, la lecturedevenait vraiment une activité collective et l'at-mosphère était plus détendue. Les mots étaient en-visagés dans leur contexte, comme éléments d'unehistoire. Les enfants étaient autorisés à répondrespontanément et, quand ils faisaient une faute deprononciation, elle n'était pas corrigée. Ils pre-naient plaisir à rivaliser entre eux et la maîtressese mettait de la partie en abandonnant sontonpéda-gogique monotone pour une élocution naturelle plusanimée. Tout cela n'échappait pas aux élèves "lents"qui pendant ce temps étaient censés s'entraîner àlire chacun de leur côté, mais, en fait, ne quittaientpas les autres des yeux et souhaitaient de toute évi-dence se joindre à eux. Au bout d'un moment, ungarçon prit un jeu orthographique sur une table voi-sine et se mit à jouer avec un camarade. Quandils commencèrent à se disputer, la maîtresse setourna vers eux et leur demanda de reprendreleur lecture.

En privé, la maîtresse qui est très conscien-cieuse et apparemment désireuse que tous ses élèvesfassent des progrès, a déclaré, pour expliquer sonclassement par aptitudes, que les enfants "lents"n'avaient pas de livres chez eux et "ne parlaientpas un bon anglais". Ayant acquis la pratique delàgrammaire, de la pensée abstraite et de la pronon-ciation correcte, ils finiraient, selon elle, par rat-traper le groupe avancé. On peut toutefois s'inter-roger sur ses chances de réussite. En effet, si dupoint de vue des enfants blancs, le style qu'elleemploie avec le groupe "lent" constitue un compor-tement pédagogique normal, pour les élèves venusdes ghettos, par contre, il rappelle celui utilisédans leurs enquêtes par les assistants sociaux etles élèves réagissent automatiquement en refusantde coopérer. En tout état de cause, habitués qu'ilssont à attribuer une signification au choix d'un styledonné, les élèves "lents" de race noire ne peuventpas ne pas remarquer qu'ils sont traités de

manière très différente et avec moins de com-préhension que les lecteurs avancés.

Quelles leçons tirer d'une telle situation en cequi concerne les répercussions des différences dia-lectales sur l'éducation scolaire ? Sans aucun doutele recensement des traits grammaticaux typique-ment noirs effectués depuis quelques années par lesspécialistes de la dialectologie urbaine présente-t-il un intérêt considérable pour l'étude historiquedes dialectes noirs et pour la théorie linguistiqueen général. Toutefois, il ne s'ensuit pas nécessai-rement que les traits linguistiques en question sontun obstacle à l'acquisition des connaissances. Or,les indications sur le dialecte noir fournies aux édu-cateurs revêtent souvent la forme de simples listesde caractéristiques déviantes qui sont censées ra-lentir l'apprentissage de la lecture. En fait, l'ex-périence ne vérifie guère cette hypothèse. Pourtantla maîtresse de notre exemple passait beaucoup detemps à apprendre aux élèves "lents" à distinguerpin de pen, alors que cette confusion vocalique,fréquente chez les Noirs, est aussi très communeparmi les Blancs du nord de la Californie. En toutcas, il n'y a aucune, faison pour que l'homophonieen question soulève davantage de difficultés quecelle de sea et see, de know et no ou, dansleMiddleWest, de Mary, marry et merry.

Le problème de l'adaptation au contexte culturelne se pose pas seulement pour les élèves noirs,mais aussi, par exemple, pour l'enseignement del'anglais et de l'espagnol dans les écoles bilingues.Interrogés sur leurs résultats scolaires, les élèvesportoricains des établissements secondaires new-yorkais et les élèves chicanos du Texas et de Cali-fornie se plaignent uniformément de leurs échecsdans les matières enseignées en espagnol. Ils tiennentrigueur à leurs professeurs de considérer leurusage linguistique familial comme incorrect etinadmissible dans la langue parlée et écrite enclasse.

Il ne suffit donc pas de fournir à l'éducateur unesimple description des différences linguistiques oudialectales. Il faut procéder systématiquement à desrecherches expérimentales sur la lecture considéréeen elle-même, recherches qui ne porteront pas ex-clusivement sur la grammaire. Les données que nousavons recueillies montrent que les déviations dia-lectales urbaines, qu'elles paraissent ou non faireobstacle à l'apprentissage de la lecture, influentsensiblement sur l'attitude du maître et donc sur l'en-vironnement scolaire. Devant ce qu'ils perçoiventcomme un parler déviant et une incapacité de ré-pondre aux questions, les professeurs réagissentd'une manière qui inhibe le désir que l'élève peutavoir d'apprendre. Les sujets ayant la connaissancede deux langues ou de deux dialectes sont d'ailleursd'autant plus sensibles aux relations entre langueet contexte que les changements de code sont poureux une stratégie verbale courante. Et de fait, il

1. HOLT, John Caldwell. How Children Fail, NewYork, Pitman, 1964.

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semble qu'ils obtiennent les meilleurs résultatslorsqu'on fait intervenir le maximum d'élémentscontextuels. En ne tenant compte que des aspectstechniques de la lecture, de la grammaire et de l'or-thographe, on risque de perturber la situationd'enseignement au point que les inconvénients l'em-portent largement sur les avantages escomptés.

En outre, il semble bien que les progrès del'enseignement linguistique en milieu urbain nedépendent pas seulement d'une amélioration dumatériel et des manuels scolaires. Les adultesdes classes moyennes doivent apprendre à saisirles différences de stratégies de communication

telles que celles que nous venons d'étudier. Lesprofesseurs, pour leur part, doivent Être informésdes aspects tant linguistiques qu'ethnographiquesdes comportements verbaux. Ils doivent se fami-liariser avec les règles qui commandent le choixdu code dans des contextes appelant une languesoutenue ou familière et avec les thèmes de lalittérature et de l'art populaires qui sous-tendentces règles, afin d'Être en mesure de reconnaîtreleurs propres problèmes de communication etd'adapter leurs méthodes à l'environnement cul-turel des élèves.

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10. POLITIQUE LINGUISTIQUE ET PRINCIPES D'UNE DEFINITIONDE L'UTILITE RELATIVE DES LANGUES

Professeur Y. D. Decheriev

Si l'on admet que les principes de la politique na-tionale sous-tendent ceux de la politique linguis-tique, il était logique que la politique nationaled'oppression dirigée contre la liberté, l'indépen-dance et la culture aboutisse à l'étouffement deslangues nationales dans la Russie prérévolution-naire, où l'on est même allé jusqu'à interdirel'emploi de l'ukrainien dans les écoles primaires.Les idéologues tsaristes attaquaient les languesnationales avec la dernière violence ; ils deman-daient à l'Etat "de définir les formes et les prin-cipes de la langue écrite, de lui donner une cer-taine tournure littéraire et d'en faire la langued'enseignement ; alors "disaient-ils", la nationsera prête à se laisser guider vers son avenir"/ *.Cette politique a eu notamment pour résultat d'as-surer l'analphabétisme universel/ .

Après la grande Révolution socialiste d'octobre1917, ce schéma a été inversé et l'accent a été missur la culture et sur les langues des multiplesnationalités et groupes ethniques du pays. Lesresponsables politiques étaient placés devant unetâche gigantesque puisqu'ils devaient faire entrerdans le vingtième siècle un Etat soviétique multi-national encore arriéré ; ils ont donc entrepris unimmense programme de développement qui com-prenait la suppression de l'analphabétisme et l'élé-vation du niveau général d'instruction. Aucun autrepays n'avait affronté de tels problèmes linguis-tiques et il n'existait pas d'exemple dont on puisses'inspirer. Il a été décidé que l'enseignement pu-blic serait dispensé dans les nombreuses languesmaternelles et chaque nationalité a donc reçu ledroit d'organiser son propre système d'éducationà partir de sa propre langue ; toutes les disposi-tions nécessaires ont été prises pour assurer leplein développement de ces langues.

L'emploi des langues nationales nécessitait uneffort colossal, notamment pour transcrire cellesqui n'avaient pas d'écriture. Pourquoi donca-t-ondécidé de les utiliser ? La réponse est simple :parce que la langue maternelle est l'expression laplus achevée de la mentalité et de la culture d'unpeuple. Il est beaucoup plus facile de saisir desidées nouvelles, et par conséquent de s'instruire,dans sa langue maternelle que dans une langueétrangère ; la langue maternelle est donc le meil-leur instrument auquel on puisse recourir pourfaire disparaître l'analphabétisme tout en élevantle niveau d'instruction dans les délais les plusrapides possible. Il peut cependant être indispen-sable, comme ce fut le cas en URSS, d'apporterune aide concrète au développement d'une languelocale pour qu'elle réponde aux besoins de la popu-lation. Il ne suffit pas de proclamer qu'on a décidéd'encourager et de développer la culture et les

langues nationales : encore faut-il prendre lesdécisions voulues pour traduire cette volonté dans lesfaits, et notamment disposer de moyens financiers.Du temps de Lénine, des mesures efficaces et pra-tiques ont été adoptées pour garantir le succès decette politique qui a modifié, en fait, la destinéedes nationalités dont se compose l'URSS. En 1922,par exemple, bien que l'URSS traversât une périodedifficile, Lénine a exigé que l'on consacre au moinsla moitié des milliards économisés à la suppressionde l'analphabétisme et à l'ouverture de salles delecture/3.

Dans la Russie tsariste, d'après le premier re-censement général, la proportion d'alphabêtes étaitde 21, 1 % et elle était de 1 à 2 % seulement auTurkestan. En 1906, le taux de croissance décennalde l'alphabétisme était de 4, 2 % dans la partie euro-péenne de la Russie, de 1, 1 % au Caucase, de 1, 3%en Sibérie et de 0, 4 % seulement en Asie centrale.Avec ce taux de croissance, il aurait fallu 120 ansenviron pour alphabétiser la population de la Russied'Europe, 430 ans environ pour alphabétiser celledu Caucase et de la Sibérie et 4. 600 ans environpour alphabétiser celle du Turkestan (aujourd'huiAsie centrale soviétique)/*.

En 1967 - année du cinquantième anniversairede l'Etat soviétique - la situation de l'instructionpublique, de la science, de la culture et des artss'était radicalement modifiée en Asie centrale so-viétique et au Kazakhstan. Pendant l'année scolaire1967/1968, ces deux républiques disposaient pourune population de 32. 804. 000 personnes, du nombred'établissements d'enseignement indiqués ci-après/5.

La m6me année, 2. 583 livres (tirés à 41. 725exemplaires chacun) et 376 journaux ont été publiésdans les cinq langues des quatre républiques fédé-rées de l'Asie centrale soviétique et du Kazakhstan- Ouzbek, Kazakh, Kirghiz, Tadjik et Turkmène -pour une population de plus de 13,5 millionsd'habitants/6.

1. Actes du Ministère de l'instruction publique(de la Russie tsariste), février 1887, p. 37,traduit du russe.

2. Une ventilation des chiffres par nationalitémontre que 99, 5% des Tadjiks, 99,4% desKirghiz, 99, 3 %des Yakoutes etdes Turkmèneset 98, 4 % des Ouzbeks étaient analphabètes.

3. V. I. LENINE, Oeuvres complètesJ Vol. 5,p. 110 (en russe).

4. Premier recensement général de la Russie -Nouvelles de l'éducation, n" 1, Vol. XVII,1906, p. 47 (en russe).

5. D'après les données préliminaires du recense-ment de 1970.

6. D'après les résultats du recensement de 1959.

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Nombre d'éta- Nombreblissements d'élèvesd'enseignement ou

étudiants

Ecoles primaires etétablissements d'en-seignement secon-daire général

Etablissements d'en-seignement secon-daire spécial(technique)

Etablissements d'en-seignement supérieur

21.465 6.976.000

428 437.000

102 461.800

Aujourd'hui, dans toute l'URSS, des opéras etdes théâtres (y compris des théâtres pour enfants)donnent des représentations dans les diverseslangues locales. Ces dernières sont égalementlargement utilisées au cinéma : l'année 1967 a vula production de plus de 75 films de fiction, filmsscientifiques, documentaires et autres, ainsi que deplus de 250 bobines de courts métrages et de 230films d'actualités. Plus de 180 films ont été dou-blés dans les cinq langues mentionnées.

Il paraît évident que le principe général du déve-loppement des langues nationales peut constituerune excellente solution pour le progrès de l ' ins-truction publique dans un pays multilingue composéde groupements ou de nationalités monolingues.

La notion d'éducation est vaste et elle englobe àla fois l'apprentissage des mécanismes de la lec-ture et de l 'écriture et l'acquisition des connais-sances, c 'est-à-dire qu'elle va delà suppressionde l'analphabétisme à la formation des scienti-fiques et des ingénieurs. En URSS, le multilin-guisme caractérise tout le système d'éducationscolaire et extrascolaire ; cela permet de répondreauxbesoins d'un pays qui compte près de 70 languesécrites et où chacun est couramment bilingue outrilingue. Les pays en voie de développementd'Afrique et d'Amérique latine qui se heurtent eux-mêmes à des problèmes de bilinguisme ou de mul-tilinguisme dans leur effort de planification lin-guistique et de développement de l'enseignementpourraient s 'inspirer utilement de l'expériencesoviétique.

La planification linguistique dans le domaine del'éducation doit bien entendu dépendre du ou desbuts assignés à cette dernière, c 'est-à-dire d'unou plusieurs des objectifs ci-après : suppressionde l'analphabétisme total ou partiel, développe-ment de l'enseignement primaire, développementde l'enseignement secondaire de cycle long ou decycle court, développement de l'enseignementspécial (technique) et de l'enseignement supérieur.

développement de la science et des techniques, dela culture et des ar ts .

Les problèmes que pose l'utilisation des languesaux différentes étapes du processus éducatif nepeuvent être résolus toujours de la même manière.Pour déterminer l'importance à accorder à l 'em-ploi de la langue maternelle, il faut tenir comptedes souhaits et des besoins de la population et delànécessité d'établir un équilibre entre les exigencesd'intérêts nationaux divers.

Parfois, les premiers rudiments enseignés pourlutter contre l'analphabétisme et dispenser une ins-truction primaire sont donnés dans les différentsdialectes d'une même langue. Quand un petit groupenational est bilingue - et si la population est d'accord-l'enseignement peut être donné dans la deuxièmelangue. Par exemple, dans la RSS d'Azerbaïdjan,deux groupes nationaux bilingues et peu nom-breux, les Budukhs (3. 000 individus environ) e t lesKriz (de 6. 000 à 7. 000 individus) envoient leursenfants dans des écoles où la langue utilisée estl'azerbaïdjanais.

La suppression de l'analphabétisme total ou par-tiel/^ est le premier pas sur la voie de l'instruction.On considère d'ordinaire que les campagnes d'al-phabétisation sont essentiellement destinées à lapopulation adulte. Toutefois, quand on s 'adresse àun groupe ethnique ou à une nationalité qui ne pos-sède pas de langue écrite, il s'agit de toucher l 'en-semble de la population.

Pour doter d'une écriture une langue dont iln'existe qu'une version orale, il faut : choisir ledialecte de base, définir des principes de graphie,créer une orthographe, énoncer les principes r é -gissant la création d'un système élémentaire determinologie, définir les fonctions sociales et lesdomaines d'usage envisagés, former un personnelcapable d'enseigner la langue et, enfin, faire pa-raître, dans cette nouvelle langue écrite, des pério-diques et des ouvrages scientifiques et techniques,des textes l i t téraires, des manuels d'enseignementprimaire et des manuels et dictionnaires bilinguesdestinés à l'apprentissage d'une seconde langue.

L'expérience acquise dans la République auto-nome d'Abkhazie (83. 000 habitants)/Amérite d'êtrerappelée ici. Cette république fait partie de la RSSde Géorgie. Pendant les années trente et au débutdes années quarante, on s'est efforcé sans relâched'organiser un enseignement secondaire en abkhazpour lequel on a formé des maîtres et rédigé desmanuels. Les étudiants et leurs parents ont cepen-dant fini par demander au gouvernement de modifierla langue d'instruction pour les élèves plus âgésparce qu'il était impossible de créer des établisse-ments d'enseignement supérieur et des instituts derecherche dans tous les domaines de la science etde la technique, où l'enseignement serait dispensé

1. Nous entendons par là l'analphabétisme dansla langue d'instruction et non dans une "langueétrangère".

2. Données du recensement de 1970.

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dans une langue parlée par une population si peunombreuse. En conséquence, le géorgien et le russesont désormais enseignés dès la deuxième année del'école primaire et les programmes d'études etles textes sont désormais bilingues (géorgien-abkhaz ou russe-abkhaz)

Dans certaines régions d'Amérique latine etd'Afrique, la population connaît une seconde langueécrite, ce qui élimine l'une des difficultés. Cepen-dant, des complications d'ordre sociologique etsocio-politique peuvent se produire et transformerla question du choix linguistique en un problèmepolitique et idéologique qui risque de faire perdrede vue les buts auxquels doit répondre l'acquisitiond'une deuxième langue. D'une part, cette deuxièmelangue doit servir d'instrument de communicationinternationale (comme dans les Etats multinationaux)et, d'autre part, ce doit être la langue utilisée pour lacoopération internationale, et même pour la consti-tution d'une science et d'une technologie communes.Les problèmes de linguistique et de pédagogie de-viennent donc des problèmes de sociolinguistique etde politique linguistique.

Cependant, quand une langue locale non écriteest parlée par 95 à 98 % de la population illettrée,il est nécessaire, pour des raisons d'ordre social,sociolinguistique et pédagogique,de la doter d'uneécriture et de mettre en place un enseignement pri-maire pour ceux qui la parlent. Les motifs justi-fiant l'enseignement d'une deuxième ou d'une troi-sième langue dépendent de l'extension qu'on sou-haite donner à cette langue dans la vie sociale ; ilfaudra de toute manière établir des programmesd'études et des manuels bilingues.

Nous avons, en URSS, défini les trois situationspossibles qui gouvernent le choix des langues utili-sées dans les établissements d'enseignement secon-daire spécial (technique) et dans les établissementsd'enseignement supérieur. L'idée fondamentale

est que toute personne, quelle que soit son ori-gine ethnique, doit avoir accès à l'enseignementsupérieur. Dans la première situation, c'est-à-direpour les principaux groupes linguistiques, (ukrai-nien, arménien, géorgien, azerbaïdjanais, ouzbek,lituanien, letton, estonien, etc. ) la langue mater-nelle est utilisée dans les enseignement primaire,secondaire et supérieur. Dans la deuxième situation- celle d'une communauté linguistique d'importancemoyenne - la langue maternelle est utilisée pourl'alphabétisation et dans les écoles primaires etsecondaires ; l'enseignement supérieur est donnédans une deuxième langue. Dans la dernière situa-tion, qui est celle des Abkhaz déjà mentionnés, lalangue maternelle est utilisée dans l'enseignementprimaire et la lutte contre l'analphabétisme ; l'en-seignement secondaire et l'enseignement supérieursont donnés dans une deuxième langue, que lesélèves apprennent dès la deuxième année d'écoleprimaire sur la base de programmes de manuelsbilingues.

Ces règles empiriques semblent applicables danstous les pays bilingues ou multilingues qui seheurtent à de graves problèmes du fait de leur re-tard et de l'analphabétisme de la population. Il vade soi, cependant, que la lutte contre l'analphabé-tisme ne se réduit pas, tant s'en faut, à une ques-tion de choix linguistique.

La campagne mondiale contre l'analphabétismedevrait prévoir au moins la réalisation successivedes objectifs ci-après : (1) création, au niveau del'Unesco, d'une commission internationale pour lasuppression de l'analphabétisme ; (2) élaborationd'un plan à long terme en vue de l'élimination del'analphabétisme dans toutes les régions reculéesdu monde ; (3) création de commissions spéciales,placées sous la présidence d'un éminent hommed'Etat ou d'une haute personnalité, dans les pays oùle taux d'analphabétisme est très élevé.

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11. LE CHOIX D'UNE LANGUE STANDARDDANS UNE SERIE DE DIALECTES

Miklos Hutterer

"La langue maternelle demeure pour tout être hu-main la voie essentielle par laquelle il s'insèredans sa société et dans sa culture et la base deses facultés intellectuelles, "/l

Partant de cette constatation, il faut reconnaîtred'une part que les langues maternelles sont des phé-nomènes réels et non des structures imaginairesinventées par le linguiste et, d'autre part, qu'ellesne. sont presque jamais des entités abstraites etfinies, mais qu'elles forment une chafne pratique-ment infinie de variantes sociales dynamiques.

Traditionnellement, ces variantes se nommentdes dialectes, terme qui désigne uniquement desvariétés territoriales. Les sociolinguistes ont dé-couvert une autre série de formations linguistiques,qui diffèrent selon les couches sociales et qu'ilsont nommées des "sociolectes". Une différencedans les méthodes de recherche explique assuré-ment cette dualité apparente des entités linguis-tiques. Cette dichotomie entre dialecte et socio-lecte n'a d'ailleurs d'existence que sur le planthéorique. Les langues naturelles ne connaissentpas de dialecte qui ne soit socialement déterminéet évalué au sein d'une communauté linguistiquedonnée; inversement, aucun sociolectene se situehors de limites spatio-temporelles. Dialecte etsociolecte ne sont que les deux noms d'un mêmephénomène linguistique appréhendé sous deux anglesde recherche différents. Il est essentiel d'établircette identité réelle entre dialecte et sociolectepour déterminer la forme centrale d'un complexelinguistique qui, dans une communauté donnée,pourrait éventuellement servir de base à l'élabo-ration d'une langue standard.

Il n'y a pas de progrès national possible sansdéveloppement général de cet instrument capitalde communication humaine qu'est la langue mater-nelle. Habituellement, les langues des sociétés envoie de développement se situent au niveau dialec-tal etn'existent que sous forme orale. Quand ceuxqui les parlent ou quand des membres d'autresgroupes linguistiques qui communiquent avec euxont besoin d'une langue écrite ou d'une languestandard, ils en utilisent, et même préfèrent, uneautre (qui est pour eux une deuxième ou une troi-sième langue). Dans ce cas, la langue étrangèrene remplit pas nécessairement la fonction positived'une lingua franca, c'est-à-dire qu'elle n'est pasnécessairement une langue véhiculaire communeà plusieurs populations de langues différentes.Elle restreint au contraire gravement le libre dé-veloppement des langues qui ne sont pas écrites etparalyse leur essor. Le déclin de ces langues nepose pas seulement un intéressant problème théo-rique de linguistique : il comporte des risques qui

sont loin de se limiter au domaine du langage.L'assimilation linguistique brutale d'une commu-nauté analphabète par une communauté plus puis-sante parlant une autre langue, se traduit en gé-néral par une assimilation aux couches socialesinférieures de la communauté étrangère. Ainsi,loin de supprimer les anciens problèmes sociaux,cette assimilation en entrafne de nouveaux. La so-lution consisterait peut-être à accélérer l'évolutionsociale puis l'évolution linguistique des groupesen voie de développement en partant, dans toutela mesure du possible, de leur langue maternelle.

Qu'une langue se situe au niveau dialectal etn'ait pas de norme écrite, ou du moins relativementunifiée, ne veut pas dire qu'il n'y ait aucune norme.Seuls les premiers linguistes associaient le conceptde normes linguistique à l'existence d'une langueécrite. En fait, la langue écrite est en soi la ré-sultante d'un long processus et non ce processusmême. Les enquêtes de sociolinguistique ontmontré que même les communautés linguistiquescomposées de groupes dialectaux sans langueécrite jugent leurs propres dialectes d'après unsystème très strict. Par exemple, chez les Tzi-ganes Vlach de Hongrie et de Roumanie, lesmembres de chaque groupe, tribu ou sous-tribusont convaincus que seul leur propre dialecte estla vraie langue tzigane. Ils méprisent les dialectesde tous les autres groupes, qui ne sont pas à leursyeux "la pure langue mère des Tziganes". Cepen-dant, dans leurs rapports avec les membresdes autres communautés tziganes, ils préfèrent uti-liser le dialecte du groupe des "Lovari" (ou mar-chands de chevaux). L'explication est simple : dansla hiérarchie des communautés tziganes Vlach,les sujets parlant le lovari occupent le rang socialle plus élevé.

Citons un autre exemple : dans les minoritésallemandes de Hongrie, certains groupes parlentdes dialectes de Franconie dont la structure s'ap-parente étroitement à celle de l'allemand litté-raire ; cependant, ils préfèrent une forme plusdialectale, l'austro-bavarois de Vienne, lorsqu'ilsessaient de parler une langue véhiculaire. Cettesituation surprenante vient de ce que, historiquement,le viennois a toujours joui d'un certain prestigelinguistique en Hongrie où la bourgeoisie et la hautebourgeoisie hongroises utilisent elles-mêmes en-core cette variante de l'allemand. On peut obser-ver un cas analogue dans le développement duyiddish standard moderne. Malgré un fort courantqui vise à différencier le plus possible le yiddish

1. Paragraphe 121 du document de l'Unesco 16 C/4(Esquisse de plan à long terme 1971-1976 pré-sentée parle Directeur général), Paris, 1970.

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de l'allemand, le yiddish standard d'aujourd'hui estun type de yiddish lituanien qui est certainementle plus germanisé de tous les dialectes yiddish. Iciaussi la seule explication possible tient non à desraisons psychologiques ou linguistiques mais à laréputation sociale des locuteurs. On peut donc noterqu'une norme linguistique ne s'identifie pas à unelangue littéraire ou à une langue écrite, qu'elle peutosciller entre plusieurs dialectes dans le cadred'une communauté linguistique donnée, en fonctionde la situation sociale des différents groupes de lo-cuteurs, et que la norme réelle est toujours latenteet ne peut être créée par des moyens purement lin-guistiques, abstraction faite de ses racines sociales.

L'unité de l'espèce humaine est une réalité nonseulement pour l'observateur extérieur mais aussisur le plan des réactions psychologiques. On peutdire que la gamme de variables possibles dans l'évo-lution des normes linguistiques est identique danstoutes les sociétés humaines. Trois processuspeuvent être identifiés : l'un des dialectes d'unelangue donnée peut devenir la norme en raison de laconsidération ou du statut particulier dont jouissentceux qui le parlent ; différents dialectes peuvents'unifier en une langue commune s'il y a entre euxparité sociolinguistique ; enfin, une langue étran-gère peut jouer le rôle de norme et chasser lalangue maternelle de la population autochtone.

Les mécanismes qui régissent l'évolution histo-rique des langues sont bien connus, llimporte, etce travail est passionnant, d'exploiter ces connais-sances pour établir une planification linguistique

dans les zones en voie de développement. Les pro-blèmes à résoudre sont en partie linguistiques, enpartie socio-culturels, en partie pédagogiques et- ce qui n'est pas le moins important - politiques.Les linguistes peuvent signaler les zones où la pla-nification linguistique s'impose réellement, identi-fier les langues standard existantes et celles quipourraient et devraient être transformées en languesstandard nationales et formuler des recommanda-tions en vue de l'élaboration de systèmes nouveauxd'écriture, d'orthographe, etc., compte tenu desconditions concrètes et en vue de répondre avec lemaximum d'efficacité aux besoins locaux.

Des problèmes comme ceux que pose l'ensei-gnement de nouvelles langues standard ne peuventêtre résolus par la seule recherche linguistique ;il faut aussi des maîtres qualifiés et des établisse-ments d'enseignement. Néanmoins, les linguistespeuvent aider à mettre au point un matériel didac-tique et signaler certains problèmes linguistiquesparticuliers pour que les maîtres soient en mesured'améliorer eux-mêmes les méthodes et les moyensd'instruction.

Le problème le plus évident a trait à la portéepolitique de la planification. Les aspects politiquesliés à cette dernière - à savoir le risque de voirles problèmes linguistiques exploités à des fins po-litiques plus vastes au sens péjoratif du terme -ne sont plus du ressort du spécialiste. Ilest indis-pensable d'établir un programme précis avant d'en-treprendre les études qui prépareront le terrainaux linguistes, aux enseignants et, finalement,auxplanificateurs.

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12. UNE METHODE DE RECHERCHE MULTIFACTORIELLE A PLUSIEURS NIVEAUXAPPLIQUEE A LA SOCIOLOGIE DU LANGAGE/1

Joshua A. Fishman

La sociologie appliquée au langage porte sur lesdifférences sociétales dans les grands domainesde la linguistique appliquée/2 :

(i) politique et planification linguistiques(ii) enseignement des langues(iii) création et réforme de systèmes

d'écriture(iv) programmes d'alphabétisation(v) programmes de traductionLe présent article concerne la planification

linguistique c'est-à-dire la recherche systématiquede solutions aux problèmes qui se posent en ma-tière de langues, en particulier à l'échelon natio-nal/^. Plusieurs chercheurs ont énuméré des typesou catégories de planification linguistique assezsemblables. C'est ainsi que Neustupny/^ propose lesdiverses phases ci-après (Voir le tableau I) : choixdu code, c'est-à-dire élaboration de la politique of-ficielle sous le contrôle des autorités ; stabilisa-tion du code choisi (étant donné qu'il varie dansl'espace, dans le temps et selon les réseaux d'ex-périence) ce qui implique une codification aumoyen de dictionnaires, de grammaires, de guidesde l'orthographe, de la ponctuation et de la pronon-ciation, etc. ; augmentation du nombre des optionspossibles (par l'addition de fonctions nouvelles pourle code choisi), ce qui suppose une étude détailléeau moyen de nomenclatures, de thésaurus, etc. ;différenciation d'une variété parmi d'autres à l'in-térieur d'un code particulier, ce qui exige un effortde mise en valeur par l'établissement de manuelsde style et octroi de subventions pour la créationlittéraire d'oeuvres appartenant à des genres di-vers, répondant à des fins également diverses etdestinées à des publics variés.

De toute évidence, Neustupny considère que,normalement, les quatre phases ci-dessus sesuivent plus ou moins, de sorte que les communau-tés dont le langage et l'écriture sont les moins dé-veloppés ou les moins avancés doivent peut-être sesoucier proportionnellement davantage des aspectsde la planification qui touchent à l'élaboration despolitiques alors que les communautés les plus dé-veloppées ou les plus avancées sont en mesure deconsacrer relativement plus d'attention à l'effortde mise en valeur.

En sociolinguistique, les processus et les con-séquences de la planification linguistique devraienten définitive être aussi essentiels (pour la trans-formation des usages linguistiques) que les proces-sus et les conséquences de la planification socialeen général (pour la transformation des usages so-ciaux) en sociologie. Dans l'un et l'autre domaine,il s'agit de rechercher pourquoi les mesures d'or-ganisation du temps, des ressources et des effortsen vue de la réalisation des objectifs recherchéspar les autorités officielles ne donnent pas toutesles mêmes résultats. Dans l'un et l'autre domaine- le plus restreint comme le plus vaste -, il s'agitde comparer les transformations prévues avec lesconduites imprévues et promptes à suivre les ca-prices de la mode.

Les références à la planification linguistiquene manquent pas dans les périodiques/^, mais ilexiste peu de véritables études ayant au moins lesdimensions d'une monographie. Elles portent es-sentiellement, pour la plupart, sur les décisionsà prendre en matière de politique linguistique etsur leur application/6 ou sur les aspects historiques

1. Certaines parties de cette communication ontété présentées au Vie Congrès international desociologie organisé à Varna (Bulgarie) en sep-tembre 1970.

2. FISHMAN, JoshuaA. "The uses ofsociolinguis-tics", dans Proceedings of Second InternationalCongress of Applied Linguistics, Cambridge,Cambridge University Press, 1971.

3. JERNUDD, Bjorn ; DAS GUPTA, Jyotirindra."Towards a Theory of Language Planning", dansCan Language be Planned ? SociolinguisticTheory and Practice for Developing Nations(Joan Rubin and Bjorn Jernudd (dir. publ. )),Honolulu, East-West Center Press, 1971.

4. NEUSTUPNY, J. V. "Basic Types of Treatmentof Language Problems", dans Linguistic Com-munications, Monash University, 1970, vol. 1,p. 77-100.

5. Voir les centaines de références mentionnées dansFISHMAN, Joshua A.;FERGUSON, Charles A.j

DAS GUPTA, Jyotirindra (dir. publ. ) Languageproblems of developing nations, New York, Wiley,1968 ; et dans RUBIN, Joan; JERNUDD, Bjorn,Can Language be Planned ? SociolinguisticTheory and Practice for Developing Nations,op. cit.Par exemple, Canada : Commission royale d'en-quête sur le bilinguisme et le biculturalisme,Rapport préliminaire, 1965. Introduction géné-rale - Livre I. Les langues officielles, 1967.Livre H. L'éducation, 1968. Ottawa, Imprimeurde la Reine ;Irlande (Eire) : Commission on the Restorationof the Irish Language, The Restoration of theIrish Language, 1965. White Paper on the Res-toration of the Irish Language. Progress Reportfor the period ended 31 March 1966, 1966. WhitePaper on the Restoration of the Irish Language.Progress Report for the Period ended 31 March1968, 1968. Dublin, Stationery Office.

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Tableau I. Correspondances entre les problèmeset les processus de la planification linguistique

(d'après Neustupny 1970)

Problème

Processus

1

Choix

Décisions enmatière depolitique

2

Stabilité

Codification

3

Augmentation

Etude détaillée

4

Différenciation

Effort de miseen valeur

ou linguistiques des cas décrits/*. Rares sont lesauteurs qui s'intéressent tant soit peu aux proces-sus concrets de la planification linguistique en soi,et qui se demandent par conséquent qui fait le s planset comment ils sont faits, qui les applique et com-ment ils sont appliqués, qui les accepte et jusqu'àquel point ils sont acceptés.

Les quelques études qui ont trait dans une cer-taine mesure à la planification linguistique propre-ment dite/2 s o n t solides et bien écrites. Malheu-reusement, elles ont été menées à des dates trèsdiverses par des chercheurs très éloignés les unsdes autres par leurs idées sur le rassemblementdes données et par les tendances théoriques dontils se réclamaient. Il est donc bien difficile d'endéduire des principes généraux qui expliqueraientles différences de succès constatées par ces di-verses études. En outre, chacune d'entre elles,bien qu'elle porte sur un pays et une langue donnésà un moment précis, est une macro-étude dans lamesure où elle cherche à rendre compte unique-ment du résultat obtenu à l'échelle nationale.

C'est pourquoi un groupe de spécialistes dessciences sociales qui s'intéressent au comporte-ment linguistique ont entrepris récemment uneétude comparative des processus de planificationlinguistique dans plusieurs pays. Limités par lescrédits et le temps dont ils disposaient ainsi quepar leurs connaissances, ils se sont bornés àl'étude de quatre pays (l'Indonésie, l'Inde, Israëlet le Pakistan) en ne retenant qu'une seule languepar pays et en n'abordant la planification linguis-tique qu'au niveau lexical/3. Certes, ces deux res-trictions sont liées à des variables qu'il faudra étu-dier et évaluer lors de recherches ultérieures.Deux de ces pays (l'Indonésie et Israël) se rangentactuellement dans la catégorie monomodale et deuxd'entre eux se rangent dans la catégorie multimo-dale pour ce qui est de leurs objectifs de moderni-sation et d'intégration nationales sur le planculturel/4.

L'analyse doit tenir compte de trois types devariables. En premier lieu, les variables liées àla planification. A cette catégorie appartiennent :l'organisme officiellement chargé de la planifica-tion linguistique, des organismes qui diffèrent parla mesure dans laquelle ils sont contrôlés ou finan-cés par l'Etat et ouverts à l'influence des divers

groupes d'utilisateurs, par la mesure dans la-quelle ils essaient de faire participer au proces-sus de planification les utilisateurs finals ou in-termédiaires, par la mesure dans laquelle ils su-bissent la concurrence d'organisations non offi-cielles de planification linguistique (relevant departis politiques, de groupements religieux, d'as-sociations professionnelles, etc. ), et d'innovationslinguistiques spontanées ; à tout cela s'ajoutentles moyens, les qualifications et les méthodes desplanificateurs, ce qu'ils savent des efforts de pla-nification linguistique d'autres pays, la structure

GASTIL, Raymond, D. Language and Moder-nization : A Comparative Analysis of Persianand English Texts, Cambridge (Mass. ), Centrefor International Affairs, Harvard University(multigraphié), 1959; LE PAGE, Robert, B. TheNational Language Question : Linguistic Pro-blems of Newly Independent States, Londres,Oxford University Press, 1964 ; MINN LATT,Ye Khaun, Modernization of Burmese. Prague,Academy of Sciences Publishing House, 1966;WHITELEY, Wilfred, Swahili : The Rise ofa National Languagef Londres, Methuen, 1969.ALISJAHBANA, Takdir, S. Indonesian Lan-guage and Literature : Two Essays, NewHaven, Yale University, Southeast AsiaStudies, 1960 ; DE FRANCIS, John F. Na-tionalism and Language Reform in China,Princeton, Princeton University Press, 1950;HAUGEN, Einar, Language Conflict andLanguage Planning ; The Case of ModemNorwegian, Cambridge (Mass. )̂ HarvardUniversity Press, 1966 ; HEYD, Uriel, Lan-guage Reform in Modem Turkey (OrientalNotes and Studies 5), Jérusalem, IsraëlOriental Society, 1954 ; KURMAN G. TheDevelopment of Written Estonian (IndianaUniversity Publication : Urlaic and AltaicSéries 99), La Haye. Mouton, 1968.Outre ces quatre pays, ils étudieront en Suède eten Irlande un sous-ensemble plus restreintde questions.

FISHMAN, Joshua A. "National languagesand languages of wider communication in thedeveloping nations", dans AnthropologicalLinguistics, vol. 11, p. 111-135, 1969.

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interne des organismes de planification linguistiqueet leurs liens (officiels ou non) avec les servicesresponsables de l'information et les milieux del'enseignement.

En second lieu, il existe des variables liées àl'exécution. Les contrôles et les décisions du gou-vernement concernant la planification linguistiquen'ont pas tous la même intensité et ne s'appliquentpas tous à l'ensemble des moyens d'information etdes établissements d'enseignement. Puisque de nom-breux ouvrages rédigés dans les langues étudiéessont publiés en dehors des pays ou zones de compé-tence examinés, il peut aussi y avoir des variationsaux stades de la planification et de l'exécution, dansla mesure où certains pays s'efforcent d'établirleurs plans conjointement alors que d'autres prennentdes mesures restrictives àl'égard des publicationsou des programmes radiodiffusés venant del'étranger.

En troisième lieu, il existe des variables liéesaux populations. Trois populations différentes d'uti-lisateurs liées à trois champs sémantiques diffé-rents ont été choisies par des méthodes d'échantil-lonnage ; il s'agit respectivement, d'élèves et d'étu-diants de l'enseignement secondaire, universitaireet normal, de membres des corps enseignants corres-pondants et de parents d'élèves ou d'étudiants de cesmêmes niveaux d'enseignement. Les champs séman-tiques retenus sont la chimie (discipline scientifiqueoù l'on acquiert rarement un vocabulaire étendu sansavoir fait d'études spécialisées), la langue et la litté-rature locales (disciplines littéraires où toutes lespersonnes instruites ont reçu un minimum de forma-tion spécialisée) et l'administration locale etnatio-nale (domaine des sciences sociales où tous les ci-toyens sachant lire et écrire acquièrent un certainvocabulaire spécialisé au contact des moyens d'in-formation et par leur expérience personnelle).L'objet de l'étude est de déterminer dans quellemesure il existe des différences entre ces popula-tions dans les trois champs sémantiques mention-nés, notamment en ce qui concerne les terminolo-gies qui ont reçu l'approbation des organismes of-ficiels de planification linguistique.

En outre, les populations ci-dessus (ainsi quel'ensemble de la population adulte et l'ensemble desauteurs de manuels) seront étudiées du point de vue:de leur évolution linguistique et de leurs usagesactuels, de leur attitude envers la langue, de leurattitude envers la planification linguistique et desinformations dont elles disposent à ce sujet, de leurattitude envers la modernisation et le nationalisme,ainsi que de toute une série de variables liées à desfacteurs personnels (éducation, habitudes de lec-ture, écoute des moyens d'information, voyages àl'étranger, etc. ).

Les variables ont été classées comme suit :Variables indépendantes : Variables liées à la pla-nification proprement dite, en rapport, notamment,avec les champs sémantiques étudiés.

Variables intervenantes : (a) Variables liées àl'exécution, en rapport, notamment, avec les champssémantiques étudiés ; (b) Variables liées aux po-pulations - (i) attitude à l'égard de la planificationlinguistique (générale et spécifique) (ii) informa-tion sur la planification linguistique (générale etspécifique) ; (c) Variables politiques : différencesentre les pays considérés, les langues étudiées etles ressources et modèles disponibles pour la pla-nification et l'exécution.

Variables dépendantes : Connaissances, usages etévaluation du lexique.

Les variables ci-dessus se prêtent à des ana-lyses doubles de varianceoù les différences entrepays et les différences entre champs sémantiquessont examinées systématiquement. Les centainesde rubriques incluses dans les variables indépen-dantes et les variables intervenantes pourront fairel'objet d'analyses factorielles. Enfin, on essaieratrès probablement d'effectuer des analyses de ré-gression multiple en prenant les variables indépen-dantes et intervenantes comme variables explica-tives et les variables dépendantes comme critères.

CONCLUSIONS

Une étude de ce genre ne saurait répondre àtoutes les questions concernant le succès relatifde divers processus de planification linguistique etde diverses méthodes d'exécution auprès de diversespopulations, ne serait-ce qu'en raison du nombrerestreint de pays, de groupes d'usagers et de me-sures de planification retenus. Néanmoins, les ré-sultats présenteront peut-être un intérêt considé-rable pour la gamme moyenne des pays en voie dedéveloppement (les pays qui ont une économiequasi planifiée et des institutions et traditionsquasi démocratiques, au moins sur le plan cultu-rel) surtout à cause de l'importance accordée àladistinction entre les variations qui se produisentd'un pays à l'autre et celles qui se produisent àl'intérieur d'un même pays.

Les interactions significatives, s'il s'en ren-contre, indiqueront que dans telle ou telle popula-tion l'efficacité de la planification varie en fonc-tion du genre de mesures adoptées pour en assu-rer l'exécution dans le contexte culturel et écono-mique considéré. Enfin, les problèmes posés parla recherche et les solutions que l'on aura essayéde leur apporter pourront présenter un intérêt gé-néral pour les recherches multinationales de socio-linguistique appliquée. Nous espérons qu'à l'ave-nir les travaux de recherche appliquée qui porte-ront sur les méthodes et le matériel utilisés pourl'enseignement d'une seconde langue ou sur lavaleur des nouveaux systèmes d'écriture, du maté-riel d'alphabétisation ou des textes littéraires,s'inspireront avec profit de la méthode exposéedans le présent article.

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13. VERS UN MODELE GENERAL DE PLANIFICATION LINGUISTIQUE

Anwar S. Dil

La mise au point d'un modèle général pour l'élabo-ration d'une politique linguistique est absolumentindispensable au développement national. Un telmodèle fournit en effet un cadre qui permet desituer les problèmes linguistiques d'un groupesocial dans leur perspective locale, nationale etinternationale. L'Afrique a le plus grand besoind'un modèle qui puisse tenir compte de la dispari-tion des barrières linguistiques tout en encoura-geant la renaissance de la culture et des traditionsafricaines, comme l'a souligné en 1962 M. FaustinOkomba, alors ministre du travail de la Républiquepopulaire du Congo/1. Le même problème fonda-mental a été mis en lumière en Inde par JawaharlalNehru. "Comment", s'est-il demandé, "allons-nousfavoriser l'unité de l'Inde tout en préservant la ri-chesse et la diversité de son patrimoine ? "/2 Eninvitant les linguistes à concevoir une méthode quipermette de "cultiver sans extirper", Okombaleurpose le problème difficile auquel se heurtent déjàles responsables de la planification du développe-ment dans un certain nombre de pays, problèmequ'ils ne pourront résoudre sans établir un modèlegénéral pour l'élaboration d'une politique linguistique.

La prédiction de Karl Deutsch/3, qui avait an-noncé en 1942 que le développement des nationsnouvelles et des langues nationales dans les décen-nies qui suivraient l'après-guerre multiplierait lesdifficultés et les conflits linguistiques, n'a été quepartiellement exacte ; aucune crise linguistique graven'a été constatée dans les zones auxquelles il pensait(à l'exception de l'Inde, du Pakistan, de Ceylan etde quelques autres). Par contre, des conflits lin-guistiques ont éclaté au Canada et en Belgique.Avec l'indépendance des nouvelles nations d'Asieet d'Afrique, un certain nombre de langues jusque-là peu connues ont assurément acquis plus d'impor-tance sur les plans national et international mais,d'une manière générale, les problèmes linguis-tiques n'ont pas posé de difficultés sérieuses.Fishman croit que le phénomène assez répandu de"diglossie avec bilinguisme"/* explique en partiel'absence de conflit linguistique dans ces régions.En effet, dans un certain nombre de pays d'Asieet d'Afrique, le groupe social admet deux ou plu-sieurs formes d'une même langue, et deux ou plu-sieurs langues,chacune ayant ses domaines propresadaptables à des fonctions particulières, ce quiconstitue en soi un élément de compromis et d'adap-tation. "Au lieu d'essayer de faire de centaines delangues locales des instruments de gouvernement,d'éducation, d'industrialisation, etc., la plupartdes Etats africains ont décidé de les affecter touteségalement à leurs domaines respectifs (foyer, fa-mille, voisinage) et d'utiliser une seule grandelangue européenne (d'ordinaire l'anglais ou le

français) pour tous les domaines relativementplus officiels, plus prestigieux et plus spéciali-sés"/5. Utile à court terme mais contestable àlong terme, cette politique linguistique n'est pasréaliste et ne permet pas de fonder le développe-ment national sur des bases éducatives et cultu-relles solides.

Le processus de développement crée lui-mêmedes problèmes de langue et de communication aux-quels il faut pouvoir appliquer un cadre généralqui fasse droit aux prétentions des différenteslangues, compte tenu de l'évolution des conditionssocio-culturelles sur le plan national et sur le planinternational. Le modèle devrait être applicable àdes nations monolingues et à des nations multi-lingues parvenues à des stades de développementdifférents, s'étendre à l'ensemble de la population- des analphabètes aux diplômés de l'université -et avoir suffisamment de souplesse pour répondreà la fois aux objectifs à court terme et aux objec-tifs à long terme de la nation.

Ce modèle devrait avoir un double caractère ;être normatif et favoriser le développement. Surle plan normatif, il devrait énoncer un certainnombre de critères et préciser les conditions àréunir pour y satisfaire. Ces critères devraientêtre très généraux tout en demeurant applicablesà des situations concrètes. Dans la mesure oùtoute nation est en voie de développement - parceque le processus a un caractère dynamique etparce que certaines régions du pays seront néces-sairement moins développées que d'autres - lemodèle devrait avoir une utilité universelle.

Sur le plan du développement, il devrait viserà assurer le plein épanouissement de la personne

1. OKOMBA, Faustin."Opening Address" dans Sym-posium on Multilingualism, Second Meeting ofthe Inter-African Committee on Linguistics,Brazzaville, 1962. (London : CCTA/SCA, 1964p. 13-15).

2. NEHRU, Jawaharlal. "The Question of Language"dans The Unity of India ; Collected Writings,1937-1940. London, Lindsay Drummond. 1942.

3. DEUTSCH,Karl W. "The Trend of European Na-tionalism : The Language Aspect" dans Ame-rican Political Science Review, vol. 36, p. 533-541, 1942.

4. FISHMAN, Joshua A. "Bilingualism With andWithout Diglossia ; Diglossia With and WithoutBilingualism", in Journal of Social Issues,vol. 23, n° 2, p. 29-38, 1967.

5. "Sociolinguistic Perspec-tive on Internai Linguistic Tensions and TheirImpact on External Relations", Multigraphié,1968.

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humaine en tant qu'individu, quelles que soient sapremière langue et sa culture, en tant que membred'une famille, d'une collectivité locale, d'une régionet d'une nation, et en tant qu'appartenant à la commu-nauté internationale. Il devrait permettre le déve-loppement complet de chaque groupe et de chaquerégion linguistique, indépendamment de son allé-geance à des ensembles plus vastes (nation, com-munauté religieuse, continent) et des frontièreschangeantes entre nations et pays.

Les responsables de l'élaboration de la politiquelinguistique devraient construire leur modèle entenant compte du profil sociolinguistique général,supposé connu, de la nation. Ce profil, nécessaire-ment très ample, sera établi d'après des questionsrelatives aux différentes langues en présence : impor-tance numérique, statut, niveau d'alphabétisation etd'activité littéraire et extension géographique.

Le modèle devrait être suffisamment souplepour correspondre à chaque situation nationale et,à cette fin, prévoir l'existence de "langues ayantun statut spécial" pour des raisons officielles,nationales, religieuses, culturelles ou autres. Parexemple, dans les Etats africains dont la langue of-ficielle est l'anglais, le français jouit d'un statutparticulier qui s'explique par la nécessité de com-muniquer avec des Etats voisins de langue officiellefrançaise. Il devrait aussi être possible de faireune place aux autres langues requises pour menerune existence utile dans sa collectivité. Pendantles deux premières années de scolarité au moins,l'enfant devrait être instruit dans sa langue mater-nelle ; si le pays se trouve dans l'obligation de dis-penser un enseignement dans une seconde langue,l'enfant doit y être suffisamment préparé. On nesaurait trop souligner combien il importe de faireparticiper les groupes linguistiques à la prise desdécisions concernant la politique de l'éducation, enorganisant des débats publics sur les avantages etles inconvénients des différentes mesures. Toutenation devrait éviter le gaspillage de ressourcesprécieuses que représente nécessairement l'utili-sation d'une langue qui n'est pas la sienne - si im-portante soit-elle ; ce gaspillage a été signalé dansles pays qui ont décidé d'employer une langue étran-gère comme langue d'enseignement dès les pre-mières années de scolarité/1. Une forte propor-tion des élèves qui abandonnent leurs études pri-maires ou secondaires perdent très vite le peud'instruction qu'ils ont reçu dans une langue étran-gère et deviennent des individus inadaptés à leurcommunauté. Comme dans la plupart des pays envoie de développement, le nombre de titulaires degrades universitaires sera encore restreint pen-dant quelque temps, nombreux seront ceux qui de-vront nécessairement se contenter d'une scolaritélimitée. Dans bien des pays, l'analphabétisme desniasses continuera à poser1 de gros problèmes pen-dant plusieurs décennies. Il est donc essentiel derenforcer l'instruction donnée pendant les premièresannées en utilisant les langues locales et régionales,de manière àpouvoir constituer une main-d'oeuvre

qui permette un développement maximal, l'un desaspects essentiels du développement de l'éducationconsistant à introduire d'autres langues selon uneprogression soigneusement planifiée. Une politiquelinguistique devrait pouvoir être modifiée, en fonc-tion des circonstances, par la nation tout entièreou par les différents groupes sociaux qui lacomposent.

Il nous semble qu'on pourrait adopter un "mo-dèle é. deux langues et demie (ou plus ou moins)";certes, un tel modèle est difficile à appliquer danscertaines nations dont les problèmes linguistiquessont extrêmement complexes et il n'apporte pas de"solution" aux difficultés linguistiques ; il consti-tue plutôt un cadre théorique à l'intérieur duquelun groupe social, et en particulier un Etat, peutsituer ses problèmes linguistiques pour les exa-miner et chercher aies résoudre d'une façon moinscoûteuse et plus efficace qu'il ne pourrait le fairedans d'autres conditions.

Les trois langues qu'implique notre modèle sont :(1) une langue locale ; (2) une langue jouissant d'unstatut spécial; (3) une langue internationale.

Langue locale : Ce peut être l'une quelconque des5. 000 langues au moins qui existent dans le monde.Notre modèle admet que toute personne a le droitd'exiger la reconnaissance de sa langue maternelle,écrite ou non, dans la planification de la politiquelinguistique. Ce droit linguistique oblige les gou-vernements à fournir tous les moyens qui sont àleur portée pour assurer le plein développementet la pleine utilisation de toutes les langues à tousles niveaux ; il impose aussi aux membres dechaque communauté linguistique la charge de dé-velopper leurs capacités au maximum et de con-tribuer au développement de leur langue. Une foisce principe reconnu, il est possible d'énoncer unesérie de critères applicables aux problèmes d'exé-cution. Considérons, par exemple, le cas d'unelangue locale non écrite, parlée par un très petitnombre de personnes géographiquement dispersées,qui se tournent déjà vers une autre langue leur of-frant de meilleures perspectives d'emploi, de mo-bilité sociale, de satisfactions sur le plan de l'édu-cation, etc. Notre modèle prévoit la possibilité deconsidérer dans ce cas cette autre langue commela langue locale de la population. Le fait que cettepopulation réserve sa première langue à un usagerestreint signifie qu'elle dispose d'une langue parléesupplémentaire. C'est ce qu'indique le mot plusdans notre modèle.

Une langue jouissant d'un statut spécial est unelangue locale, nationale ou internationale qui pré-sente un intérêt particulier pour un grand nombre

1. Pour une étude en profondeur de ce problème,voir la partie rédigée par Clifford H. Pratordans : Marnixius Hutasoit et Clifford H. Prator,A Study of the "NewPrimaryApproach" in theSchools of Kenya, février-mars 1965.

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de personnes, en raison de sa signification reli-gieuse, de savaleur culturelle, delà position qu'oc-cupe la nation qui l'emploie, etc. En théorie, cegroupement pourrait englober une gamme trèsvaste d'options, mais dans la pratique ces der-nières sont très limitées étant donné les prioritésassez manifestes qui guident les préférences despeuples ; ainsi, pour les musulmans, il est parti-culièrement important de savoir lire la langue duCoran (arabe classique) ; pour un groupe parlant leswahili en Tanzanie, où l'anglais est la langue of-ficielle, on pourrait soutenir à juste titre que cer-taines langues, comme le français, l'arabe et lehaoussa peuvent légitimement prétendre à un statutspécial.

La langue internationale n'est pas nécessairementl'anglais, le français, le russe, le chinois ou l'es-pagnol, qui sont les cinq langues internationalesreconnues par l'Organisation des Nations Unies. Cepourrait être l'allemand, qui n'est pas reconnu of-ficiellement par l'ONU en raison des conditions par-ticulières qui régnaient à la fin de la DeuxièmeGuerre mondiale, mais qui demeure en fait unelangue internationale estimée et populaire dans uncertain nombre de pays. Le japonais, l'arabe, leportugais, le swahili ou toute autre langue jouantun rôle international pourraient être rangées danscette catégorie ; cependant, le choix n'est pas illi-mité car chaque nation doit tenir compte de sespropres besoins sur le plan international. Notremodèle est néanmoins suffisamment souple pours'adapter aux fortunes diverses d'une langue inter-nationale et permettre à d'autres langues d'acqué-rir, avec le temps, un statut international. On peutaussi envisager le cas d'un groupe social prati-quant deux langues internationales dans certainescirconstances.

Nous avons introduit la formule "ou plus oumoins" dans notre modèle pour ne pas désavanta-ger un individu ou un groupe monolingue. Il peut yavoir des individus ou des groupes qui, étant donnéles conditions socio-culturelles où ils sont placés,préfèrent demeurer monolingues, diglottes, bidia-lectaux ou bilingues. Notre modèle ne donne nulle-ment à penser que dans ce cas le changement soitune condition nécessaire du développement.

En parlant de "demi-langue", nous voulons sim-plement indiquer que si le modèle a pour objectifle trilinguisme, deux langues étant connues aussibien ou presque aussi bien qu'une langue maternelle,il est possible de n'avoir qu'une maîtrise fonction-nelle de la troisième (à quelque catégorie qu'elleappartienne).

Dans notre modèle, nous estimons que pour pou-voir être considérée comme une langue à part en-tière, toute langue doit être bien assimilée tant auniveau de la compréhension que de la parole, de lalecture et de l'écriture. Si le niveau de connais-sance est inférieur, elle sera considérée commeune demi-langue.

D'autre part, la notion de "langue nationale" n'a

pas été prise en considération ; nous avons préférél'idée de "langue(s) jouissant d'un statut spécial".Les risques de conflit entre différents groupes lin-guistiques seraient moindres si des rôles complé-mentaires étaient assignés à leurs langues respec-tives dans le cadre général d'un modèle tel quele nôtre.

La récente campagne visant à "pousser" lefrançais à l'Organisation des Nations Unies illustrebien les problèmes que soulève l'expression "langueinternationale". Certains milieux essaieraient- mais sans encore trop insister - de faire pres-sion pour que l'espagnol, le russe et l'arabe de-viennent des langues de travail supplémentaires auSecrétariat des Nations Unies/*. Pour le moment,l'anglais est la principale langue de travail, suiviedu français. Un Comité des Nations Unies, chargéde rédiger un rapport, a recommandé d'encoura-ger les membres du Secrétariat à apprendre uneseconde langue et un système de prime de connais-sances linguistiques a été adopté en 1969. Il sembleque l'ONU et les institutions qui lui sont rattachées,en particulier l'Unesco, seraient beaucoup plus ef-ficaces si elles faisaient preuve de moins d'européo-centrisme linguistique. Le jour où il sera possiblede décentraliser les travaux de l'Organisation desNations Unies et des autres institutions internatio-nales qui s'occupent activement du développementinternational, il faudra peut-être ajouter à la listedes grandes langues internationales le swahili et lehaoussa en Afrique, ainsi que le turc, le persan,le tamoul et certaines autres langues en Asie.

Qui peut décider de l'insertion de telle ou tellelangue dans le modèle ? Une décision d'une telleimportance devrait être prise par le gouvernementet la population des Etats intéressés. Notre mo-dèle suppose une approcne du développement baséesur le sens de la démocratie et des responsabilitéssociales ; tout citoyen jouit de certains privilègespersonnels mais a parallèlement certaines obliga-tions envers la société. En principe, il faudraitencourager le public à participer aux débats fon-damentaux de politique linguistique. Peut-être lespays en voie de développement d'Asie, d'Afriqueet d'Amérique latine feraient-ils bien d'inscrireles problèmes linguistiques dans les programmesd'instruction civique obligatoire.

Certaines questions linguistiques fondamentalespourraient être posées à l'occasion des recense-ments. Selon Das Gupta, les politiques qui ont con-sisté à imposer une langue n'ont eu pour la plupartque des effets temporaires et, bien souvent, la dis-cipline politique n'a été obtenue qu'en écartant cer-tains groupes sociaux du pouvoir : "Pour le déve-loppement, écrit-il, les divisions politiques fon-dées sur la langue prennent plus ou moins de reliefselon la situation nationale. Dans la plupart descas, cependant, plus la 'communauté politique ades institutions qui lui permettent de faire face à

1. The Christian Science Monitor, 15 décembre1967, p. 10.

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ces divisions grâce à une coordination pluraliste,plus grandes seront à long terme les perspectivesde développement national. Une société multilinguene peut se donner ces possibilités institutionnellesen niant ou en dénigrant l'existence de divisions lin-guistiques. Dans la mesure où ces divisions prennentune importance politique, il faut les considérercomme le reflet des intérêts légitimes des diversgroupes. Les voies et procédures institutionnellesprévues pour l'examen de ces intérêts doivent êtreouvertes. Au cours de ce processus, les groupesintéressés apprendront d'eux-mêmes l'art de lanégociation et du compromis, ce qui permettrad'aboutir à une solution politique des problèmeslinguistiques et renforcera par conséquent la baseinstitutionnelle du développement national"/1.

La recherche joue un rôle important et il seraitbon de pouvoir disposer de monographies sur lapolitique linguistique des différents pays/^. Il estintéressant de signaler à cet égard les travaux ac-tuellement menés par une équipe interdisciplinairede spécialistes des sciences sociales dirigée parJoshua A. Fishman et Charles A. Ferguson, àl'Université de Stanford. Il s'agit d'une étude mul-tinationale et interdisciplinaire sur les processusde planification linguistique dans les pays en voiede développement. D'après les comptes renduspréliminaires, l'étude portera sur les quatre sous-divisions ci-après : formulation, élaboration, co-dification et application de la politique linguistique.La formulation répond aux questions ci-après :Qui choisit l'organe autorisé à élaborer la poli-tique linguistique ? Quels sont les critères du choixde cet organe ? D'où tire-t-il son autorité ? Com-ment ses pouvoirs sont-ils renouvelés, si cela estnécessaire? Quels sont les rapports entre l'organede planification linguistique et les autres organesde planification nationale ? Par quel mécanismela coordination des décisions prises en matière deplanification linguistique et des décisions touchantà la planification du développement national est-elleassurée ? S'il y a plus d'un organe de planificationlinguistique dans le pays, comment se font la coor-dination et le partage des responsabilités ? Quicontrôle la planification linguistique ? Sur quelscritères cet organe de contrôle se fonde-t-il ?Quels sont les conflits d'influences à l'intérieurde l'organe chargé de la planification linguistique ?A quelles autres décisions d'importance nationaleles décisions d'ordre linguistique sont-elles liées?Qui sont les bénéficiaires ou les victimes, et dansquelle mesure, de telle ou telle décision de poli-tique linguistique ? Les groupes touchés sont-ilsconscients de l'enjeu ? Les organes d'élaborationde la politique linguistique sont-ils publics ouprivés ? Dans quelle proportion l'Etat et le secteurprivé sont-ils représentés ? Dans quelle mesure laplanification linguistique est-elle une activité exclu-sive et dans quelle mesure requiert-elle les effortssimultanés d'un certain nombre d'organes ? Quelleformation technique exige-t-on du personnel ? Quelssont les dispositifs prévus pour l'application des

décisions* relatives à la planification linguistiqueou la mise en oeuvre de ces résultats ? Quels sontles avantages ou les inconvénients qui incitent lapopulation visée à adopter ou à rejeter les ré-sultats de cette planification linguistique/3. Ilfaudrait pouvoir disposer de toutes ces donnéespour faciliter l'élaboration de la politique linguis-tique en vue du développement national. Cependant,plusieurs de ces questions, et certaines autres quis'y rattachent, touchent à des secteurs assez sen-sibles de la vie socio-culturelle des nations, cequi ne va pas sans soulever plus d'une difficulté.Tel est le cas de la question fondamentalesuivante : "Qui doit faire les enquêtes socio-linguistiques ? " .

Un certain nombre de problèmes ont compliquél'exécution de projets analogues dans plusieurspays d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine. Quel-ques-uns d'entre eux pourraient être résolus siles différents projets étaient planifiés et coordon-nés sous les auspices d'une organisation interna-tionale telle que l'Unesco, en collaboration avecles gouvernements, universités et chercheurs in-téressés. Il est essentiel de définir clairementune politique de développement des ressources na-tionales qui permette de poursuivre les travauxde sociolinguistique et d'en assurer la publication.

Un modèle d'élaboration d'une politique linguis-tique souligne l'intégration de ce processus à celuide la planification du développement de l'économieet de l'éducation aux niveaux national et internatio-nal. Il est indispensable de faire appel aux effortsconjugués d'économistes, de spécialistes du dé-veloppement et de sociolinguistes pour savoirquel est le coût, pour l'éducation nationale, de l'ap-prentissage et de l'enseignement des langues, comptetenu des différentes possibilités existantes, de laliste des priorités nationales et de l'objectif re-cherché, qui est celui du développement global.Les décisions à prendre dans le cadre des plansnationaux de développement pour faire un choixentre les langues locales, les langues jouissantd'un statut spécial et les langues internationaleset entre leurs prétentions respectives, posenttoute une série de problèmes qui n'ont même pasété abordés. Dans de nombreux pays, on en est venuà considérer que tout programme de développementde l'éducation a pour but d'améliorer l'enseignement

1. DAS GUPTA, J. "Language Diversity and Na-tional Development", dans Language Problemsof Developing Nations, publié sous la directionde FISHMAN, J. A. et al, New York, John Wiley,p. 24, 1968.

2. Ce domaine n'a pas été très étudié. Parmi lestravaux les plus récents, signalons l'étude re-marquable d'Einar Haugen, Language Conflictand Language Planning : The Case of ModemNorwegian, Cambridge, Massachusetts, HarvardUniversity Press, 1966.

3. FISHMAN, Joshua A. "Language Planning Pro-cesses in Developing Countries", Multigraphié.

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Page 62: L'Anthropologie et les sciences du langage au service du ... · Ayo Bamgbose, Département de linguistique et des langues nigérianes, Université d'Ibadan (Nigeria) 31 7. "La linguistique

et l'apprentissage des langues étrangères (utiliséescomme langues officielles ou plus largement) cequi est tout à fait hors de proportion avec l'impor-tance réelle de ces langues dans la vie de la nation.

En dernière analyse, le développement est es-sentiellement fonction de la qualité des ressourceshumaines du pays, c'est-à-dire des investissementsconsacrés au secteur de l'éducation et de la forma-tion des individus et des groupes sociaux. C'estpourquoi il est essentiel d'accorder le rang de

priorité le plus élevé à l'acquisition et à l'assimi-lation des informations et des connaissances nou-velles. Il faut amener les gouvernements à com-prendre qu'il importe de soutenir et de financerles recherches de sociolinguistique, ainsi quel'échange et l'application de leurs résultats. Lesorganisations internationales peuvent jouer un rôleutile à cet égard mais la responsabilité réelleincombe aux gouvernements et aux établissementsd'enseignement de chaque pays.

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