L'anthropologie de la nature
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7/24/2019 L'anthropologie de la nature
1/18
Annales. Histoire, SciencesSociales
L'anthropologie de la natureMonsieur Philippe Descola
Citer ce document Cite this document :
Descola Philippe. L'anthropologie de la nature. In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 57 anne, N. 1, 2002. pp. 9-25.
doi : 10.3406/ahess.2002.280024
http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_1_280024
Document gnr le 15/10/2015
http://www.persee.fr/collection/ahesshttp://www.persee.fr/collection/ahesshttp://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_1_280024http://www.persee.fr/author/auteur_ahess_5918http://dx.doi.org/10.3406/ahess.2002.280024http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_1_280024http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_1_280024http://dx.doi.org/10.3406/ahess.2002.280024http://www.persee.fr/author/auteur_ahess_5918http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_1_280024http://www.persee.fr/collection/ahesshttp://www.persee.fr/collection/ahesshttp://www.persee.fr/ -
7/24/2019 L'anthropologie de la nature
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L anthropologie
de
la nature
Philippe
es
la
C est dans les derniers jours
de
mars, mais en 1800, que se situe l'pisode, vrai
dire
peu
mmorable,
qui
me
servira
d'entre en
matire. Le
31
de
ce
mois-l,
Alexandre de Humboldt descendait le cours du Rio Apure dans les llanos du
Venezuela, jouissant du
spectacle
offert par une
nature prodigieusement
diverse
que
la
civilisation
n'avait
pas
encore
trouble.
L Indien
christianis
qui manuvre
sa
pirogue s'exclame C est comme dans le paradis Mais le savant ne croit ni
au
bon sauvage
ni
l'harmonie
innocente
d'un
monde
originaire ;
aussi note-t-il
dans
son journal : L ge d'or a cess,
et,
dans ce paradis des
forts
amricaines, comme
partout ailleurs, une triste
et
longue exprience a enseign tous les tres
que
la
douceur se trouve rarement unie
la force1.
Constat
presque
banal
du
naturaliste
doubl
d'un ethnographe, attentif par formation comme par temprament aux
chanes
de
dpendance,
notamment
alimentaires,
qui
unissent
les organismes dans
un cosystme
tropical
et
peu
enclin voir dans les
habitants
de ces
contres
les
vestiges idaliss d'un pass dnique. Mais constat nouveau dans le
contexte
de
l poque.
Car
si cet
admirateur
de
Bernardin
de Saint-Pierre a dcrit
la
faune et
la
flore
sud-amricaines dans
une langue
image qui charma ses contemporains, il
L'article qui
suit
est la reprise
de
la leon
inaugurale prononce par
Philippe
Descola
le 29 mars 2001 au Collge de France
(chaire
d'Anthropologie de
la
nature).
1
-
D'aprs
les
extraits
de
la
Relation
historique
aux
rgions
quinoxiales...
publis
par
Charles Minguet
(Alexandre
de
Humboldt,
Voyages
dans
Amrique quinoxiale, t.
1,
Paris, Franois
Maspero,
1980,
p.
87).
Annales HSS, janvier-fvrier 2002, n l,pp. 9-25.
-
7/24/2019 L'anthropologie de la nature
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PHILIPPE DESCOLA
fut
aussi
le
fondateur de
la
gographie
entendue
comme science de
l environnement, et
lorsqu'il
tudiait un
phnomne en gologue
ou
en
botaniste, c'tait pour
le
lier aux autres
phnomnes
observables dans
le mme
milieu, sans en exclure
les faits historiques
et
sociologiques,
et pour
s'employer
ensuite
clairer les
relations ainsi
dgages
par
la
considration
de
situations
analogues
dans
d'autres
rgions du monde.
Alexandre
de Humboldt
ne procdait
pas autrement avec les
peuples amrindiens
qu il
visita
dans l Ornoque
et
sur les
hauts plateaux
des
Andes et
du Mexique
loin
de
voir
en eux
des
figures
aimables ou
repoussantes
propices animer des paraboles
philosophiques,
il
s'attacha
montrer que leur
devenir
tait fonction
du sol, du climat
et
de la
vgtation,
mais aussi des
migrations,
des
changes de
biens et
d ides, des
conflits interethniques et
des
vicissitudes,
mme indirectes, de la
colonisation
espagnole.
Il
eut
l'intuition,
en somme,
que l'histoire
naturelle de
l'homme
tait
insparable
de
l'histoire humaine
de la
nature,
que
l'habitabilit
progressive de
la
surface du
globe
,
pour reprendre
l'une de
ses formules2,
dpendait autant des
facteurs physiques que
des
manires
fort
diverses
dont ceux-ci sont apprhends
et
mis profit
par
les
socits
qui les
ont
reus
en partage.
Si
la concidence de
date
exploite dans
mon prambule est
toute fortuite,
l'vocation d'Alexandre de Humboldt
dont
elle m'a
fourni
le prtexte
n'est
pas
dicte par le seul hommage de circonstance un homme qui contribua veiller
mon intrt
pour les socits
et
les paysages sud-amricains.
Car
la cration d'une
chaire
d'Anthropologie
de la nature
au
Collge de
France exprime le
souhait
que
soit
assure
la
continuit
d'un
programme
d'anthropologie fondamentale
dont
l auteur
de
Cosmos
fut l'un
des
premiers
tracer l bauche: comprendre
l'unit
de
l'homme travers la diversit des moyens qu il se donne
pour
objectiver
un monde
dont il n'est
pas
dissociable. Aussi l'motion
que je ressens
au moment
de
reprendre cette tche dans une institution o elle fut illustre avec tant d'clat
n'est-elle pas tout
fait exempte d une
pointe
de
regret malicieux. Comment
ne
pas
s'interroger,
en
effet,
sur ce qu'aurait pu tre le cours de
ma
discipline si le
Collge de
France avait distingu
Humboldt lorsqu'il vint
s'tablir
Paris en 1804
au
retour
de son
priple
sud-amricain ? Que
de
temps gagn, peut-tre, si cette
maison
avait pu accueillir
un savant que
Franz
Boas, le
pionnier de
l'anthropologie
nord-amricaine,
tenait
pour
un
modle
et
la
source de
sa
vocation,
un grand
Europen qui
crivit une bonne partie de son uvre en franais et dont
l attachement l'esprit des Lumires se maintint vivace bien aprs
que
les circonstances
politiques n'y
fussent
plus favorables.
Mais
sans doute tait-ce trop tt ou trop tard, le Collge
de
France
ayant
dj
cette
poque commenc d'entriner dans l'organisation de son enseignement
le
grand partage
de
mthode et d objet
entre
les
sciences de la
nature et les
sciences
de la culture
que
le XIXe sicle ne cessa d'approfondir:
Georges Cuvier
tait
alors
2
-
Dans une lettre
Schiller cite par Charles
Minguet,
Alexandre de
Humboldt, histo-
rien
et gographe de
l'Amrique
espagnole, Paris, Franois
Maspero,
1969,
p. 77.
-
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ANTHROPOLOGIE DE
LA
NATURE
titulaire
de la
chaire
d'Histoire naturelle
tandis que Pierre
de Pastoret
venait
de
succder Mathieu-Antoine
Bouchaud dans celle du
Droit de
la
nature
et des gens,
un
compos de
philosophie
morale
et d'histoire des institutions
qui
prfigurait
l'anthropologie sociale. Pourtant, bien qu elle
ft
fort nette
dans
l'intitul des
chaires,
la
division
des
tches
ne
l'tait
probablement
pas
tant
dans les
aspirations
de ceux qui les occupaient. Cuvier,
Bouchaud
et
de Pastoret avaient
en
effet t
des
membres actifs de l'phmre Socit
des
observateurs de
l'homme, avec
laquelle Humboldt fut lui-mme en contact suivi,
et l'on
peut
penser que
leurs
dbats
au sein de ce
que l'historien George Stocking a
appel la
premire socit
anthropologique
dans
le
monde3
ne les
prdisposaient pas
admettre
sans
rserve
la sparation du physique
et
du moral
que leurs compagnons
Destutt de Tracy
et
Cabanis
combattaient
si vivement, qu'ils adhraient
plutt
l'ambition affiche
par les
Idologues
d'tudier les
lois
naturelles de l'entendement
travers
l observation
de
leurs
effets
tels
qu on
pouvait les dcouvrir raliss dans les
moeurs,
les
techniques
et
les
institutions
des peuples
sous
toutes les latitudes
et
toutes
les poques
de
l'humanit. Du reste, un tel projet avait reu un commencement
d'excution
avec
l'expdition scientifique
de Nicolas Baudin en Australie,
laquelle Humboldt faillit participer et pour laquelle Cuvier avait rdig une note
d'instruction. Les conditions
taient
runies,
on
le voit, pour
que
naisse en France
une vritable anthropologie compare, nourrie par l'observation ethnographique
et s'attachant
explorer toutes les
dimensions
de la
vie sociale, tant culturelles et
linguistiques que biologiques et gographiques.
Malheureusement,
cette
effervescence
des
commencements
fut de courte
dure
et
lorsque
Alexandre
de
Humboldt
revint
des
Amriques,
la
Socit
des
observateurs de
l'homme
s'tait dj
disperse, en butte l'animosit
de
l empereur
qui y voyait, juste
titre,
un refuge
des ides
rpublicaines.
L'anthropologie
renatra de ses cendres,
et
cette
fois
de
faon dfinitive,
mais bien plus
tard,
dans
les annes soixante du
XIXe sicle, et
ailleurs, principalement en Allemagne
et
dans le
monde anglo-saxon.
Car, en France,
cette poque,
le divorce
tait
dj
consomm
entre les naturalistes
et
les
humanistes.
En
tmoigne
la cration
en
1859
de deux
institutions concurrentes:
la Socit d'anthropologie de Paris
qui,
sous
la
frule
de Paul Broca,
entendait
promouvoir l tude de
l'homme sous
tous ses
aspects, mais dont l'intrt se confina bientt aux
seules
recherches
anatomiques,
physiologiques
et dmographiques, et
la Socit d'ethnographie de
Paris, fonde
l'instigation de Lon de
Rosny,
orientaliste
et amricaniste rput, o,
malgr
la brve prsidence de Claude
Bernard,
ce fut plutt l'investigation des faits
linguistiques et religieux qui finit par
prvaloir.
En
dpit des efforts rpts des
meilleurs esprits
du
XIXe
sicle
pour
combler l'cart grandissant
entre
les sciences
de la matire
et
de la
vie et
les
sciences
humaines
et
sociales, l'anthropologie fut
ainsi cartele ds sa gense entre deux ples opposs
dont
la confrontation
marquera durablement les
mthodes
et les problmatiques de
sa
maturit.
3 - George W. Stocking, Race, Culture and
Evolution.
Essays in the History of
Anthropology,
Chicago-Londres, The
University of
Chicago Press,
1982,
p.
15.
-
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PHILIPPE DESCOLA
Peut-tre ne
faut-il
pas
le
regretter puisque
c'est cette
tension initiale qui,
pour une large part, lui
donnera
sa raison d'tre
et
sa dynamique. Avec la nouvelle
expansion coloniale
des puissances
europennes s'accumulaient en effet des
informations de plus en plus
riches et circonstancies
sur la manire
dont bien des
peuples
non
modernes
concevaient
les
plantes
et
les animaux,
attribuant
telle
espce
un statut d'anctre,
traitant telle autre
comme un
proche parent
ou comme
un
double
de
la
personne, attitudes tranges
sur
lesquelles les
historiens
des
religions et
les folkloristes
s'taient
dj
penchs,
mais
dont
la
vigoureuse permanence
chez des contemporains loigns dans l espace ne
pouvait
manquer de
soulever
des questions quant l'unit des
facults de
l'homme et
aux rythmes de
dveloppement
en apparence ingaux auxquels il tait soumis. L'anthropologie comme
science
spcialise
naquit
d'un
besoin
de rsoudre ce scandale logique par
l explication
et
la justification de formes de pense exotiques qui
ne
paraissaient pas
tablir
des dmarcations
nettes entre
humains
et
non-humains,
et
cela
une
poque
o
la compartimentation des sciences de la
nature et
des sciences de la
culture s'tait
dfinitivement
consolide, rendant ainsi invitable
que
les
caractristiques de la
ralit physique
telles
que
les
premires
les
apprhendaient servent
dfinir l'objet
des
systmes
d'interprtation du
monde
que
les secondes
s effora ient
d'lucider. De l rsultent les grandes controverses sur
l'animisme, le
totmisme
ou
les
religions naturistes
dans
lesquelles s'affrontrent les fondateurs de
la
discipline, tous galement attachs trouver une
origine
unique
- qu elle
ft
psychique, sociale
ou
exprimentale
- des constructions intellectuelles qui, en
ngligeant les distinctions
entre
les hommes
et
les
entits
naturelles,
paraissaient
aller
l'encontre des
exigences
de
la
raison.
L homme
comme
organisme avait
dsert le rgne de
la
nature, mais
la
nature
tait revenue en force comme
la
toile
de fond sur laquelle l'humanit
primitive
disposait ses pauvres
mirages.
On sait les efforts
que
dploya
Marcel
Mauss
pour
guider l'anthropologie hors
de
cette
impasse. Attentif au corps comme
outil
et comme sige de
dispositions
physiques
et psychiques,
conscient du rle
jou par
les
substrats matriels et
cologiques dans la
mise
en forme de l'existence collective, pionnier de l tude des
techniques traditionnelles, anim,
en
bref, d une insatiable curiosit
pour
toutes
les manifestations de la raison
pratique,
il
sut
faire descendre la
socit
de
l'Olympe
o
Durkheim
l'avait place et
la
situer
dans
une position
mdiatrice,
c'est--dire
comme
un
milieu de
vie
et
non
comme
une
finalit
transcendante,
un
simple
et
ncessaire tat
par
l'intermdiaire duquel peut s'oprer la synthse des conditions
de
toutes
sortes dont
dpend la
vie
commune. Quelque
peu
nglig par son oncle
et mentor,
le
cadre physique de
l'activit
humaine redevenait une composante
lgitime de
la
dynamique des
peuples,
une potentialit actualisable dans tel ou
tel type de morphologie sociale plutt qu une contrainte
autonome et toute-
puissante, tel ce facteur
tellurique
- l'influence
du
sol
sur les
socits - dont
Mauss
reprochait
aux
gographes
de faire
un
usage excessif.
Avec
le
recul
du
temps,
on ne
peut
manquer
d'tre frapp par
la
rcurrence
sous
la
plume
de
ce
touche--tout de
gnie
de
la
notion
de
totalit,
comme
s'il
avait voulu exorciser par ce terme
la
fragmentation
d'une
uvre immense et rappe-
_
1er ainsi son aspiration constante
atteindre la
combinaison
des
plans
individuels
-
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ANTHROPOLOGIE DE LA NATURE
et collectifs
travers la
singularit d une exprience o se rvleraient dans
toute
leur
complexit le jeu des
institutions et leur
mode spcifique d assemblage.
Car
si
le
fameux fait
social
total peut fonctionner comme
un
dispositif de cadrage
analytique,
c'est qu il
est
l'cho
une autre chelle de ce
que
Mauss appelait
l'homme
total
,
envisag
sous ses
aspects
la
fois
biologiques, psychologiques
et sociologiques
;
une totalit
de
fait, donc, et
qui
doit
tre
tudi
en
tant que
telle.
Salutaire
dfinition
qu il
convient
de
garder sans
cesse
l'esprit
pour
se prmunir
des
tentations toujours vivaces
de rduire
l'homme une
sorte d'automate
dont
chaque
branche
du
savoir prtendrait dtenir
la
clef
du
moteur principal, tour
tour
identifie
aux facults
mentales,
aux gnes, aux
pulsions,
aux besoins
physiologiques ou aux
habitudes
culturelles.
Que l'ethnologie,
laquelle Mauss
consacra
la plus grande part de son
enseignement
au
Collge
de
France,
ait
pu
lui sembler
la
voie
la plus propice
pour
mettre en oeuvre
cette aspiration totalisante,
cela
n'a
rien
d'tonnant.
Tous
les
objets concrets de l'investigation ethnologique sont
en
effet situs dans cette zone
de couplage
entre
les
institutions
collectives
et
les donnes biologiques
et
psychologiques
qui donnent
au
social sa
substance,
mais non sa forme.
Les
rgles de la
parent
et
de l'alliance matrimoniale, les
modes
d usage
et d'amnagement
de
l'environnement physique, les systmes
techniques,
les formes de l'change, les
conceptions
de la personne, du
corps et
de
l'infortune, le savoir
sur
le
monde
et
les
dispositifs
classificatoires qui
l'accompagnent,
tout cela traduit un large ventail
de
fonctions physiologiques,
de particularits anatomiques, de schemes
moteurs,
de facults cognitives
que
l'on ne
saurait
dissocier des formes
institues au
sein
desquelles
ils
sont
exprims.
L'anthropologie
ne
songe aucunement
rclamer
le
monopole
de l tude de ces faits d'interface
que
d'autres sciences
prennent
galement
pour
objet,
et
peut-tre
donne-t-elle
mme
prsent l'impression de reculer
devant
l'ampleur
de
la tche,
trouvant
un refuge plus
confortable
dans
la seule
rudition ethnographique ou
dans la
justification narcissique
de
l'impossibilit
de
produire
une connaissance
sur
autrui. Ce genre de dmarche ne nous tente gure,
car l'aventure de
l'esprit
s'en
est
absente ;
comme l'crit
Mauss
Quand une
science fait des progrs, elle ne les fait jamais que dans le sens du concret, et
toujours
dans le sens de
l'inconnu.
Or
l'inconnu
se
trouve aux frontires des
sciences , et il ajoute, en citant
Goethe,
l
o les
professeurs
se mangent
entre
eux4.
Ce sont ces
marges
controverses
que mon matre Claude
Lvi-Strauss
avait
aussi
choisi
d'investir
lorsqu'il
rtablit au
Collge de
France
l'enseignement de
l'anthropologie, donnant cette discipline peu
connue
l poque en dehors
des
cercles
spcialiss
le lustre et l'autorit dont elle
jouit
prsent dans
notre pays.
Car
C.
Lvi-Strauss a dvelopp
sa
mthode
en
empruntant
des hypothses et des
rsultats
tous
les
fronts
pionniers des sciences en marche,
la linguistique, bien
sr,
et
notamment la phonologie, mais
aussi
la
physiologie
de la perception,
4 -
Marcel
Mauss, Sociologie
et
anthropologie. Prcd ne
Introduction
uvre de
Marcel
Mauss
par Claude Lvi-Strauss, Paris, PUF, 1950, p. 365.
-
7/24/2019 L'anthropologie de la nature
7/18
PHILIPPE
DESCOLA
la
cladistique,
la
thorie des jeux ou
la
cyberntique. C est pourquoi
l anthropologie
structurale,
outre
les innovations
remarquables
qu elle
a
permises dans ces
domaines classiques que sont l tude de
la
parent et l'analyse
des
mythes, a
galement
perptu et
enrichi l ide
maussienne
de
l'homme
total en proposant
une
audacieuse
thorie
de
la
connaissance
dans
laquelle
l'esprit
accomplit
des
oprations
qui ne
diffrent
pas
en nature
de celles qui se
droulent
dans
le
monde5 .
Par
l'intermdiaire des
mcanismes
de la perception
et
de
l'intellection
des objets
sensibles,
conus comme un
milieu
interne
homologue
au
milieu
physique, l'homme revenait habiter
la
vaste demeure
dont
on
l'avait expuls, mettant
ainsi un terme,
en droit
sinon
toujours en fait,
la dissociation si
commune en
anthropologie
entre
les catgories de la reprsentation, les facults corporelles
et
les proprits de la matire. Franoise Hritier devait
poursuivre dans cette voie
lorsqu'elle
ouvrit
le vaste chantier de
l'anthropologie
symbolique du corps, s'atta-
chant
comprendre
comment
les
vidences
lmentaires
de
la
nature
organique
la diffrence des sexes
au
premier chef sont combines dans des chanes de
significations associes
dont
les agencements en nombre limit tissent autour de la
plante
un rseau d'invariants
smantiques.
L'anthropologie,
on
le voit, n a cess de se
confronter
au
problme
des
rapports de continuit
et
de
discontinuit entre
la
nature et
la culture,
un problme
dont
on
a souvent
dit
qu il
constituait
le terrain d'lection de cette forme originale
de connaissance. C est ce
mouvement que
nous
entendons poursuivre,
mais en lui
donnant un inflchissement
dont
l'intitul de la chaire offre
dj
comme une
prfiguration. En
apparence,
en
effet, l'anthropologie
de la
nature est une
sorte
d'oxymore puisque,
depuis
plusieurs
sicles en Occident, la
nature
se caractrise
par
l absence de
l'homme, et
l'homme par ce qu il
a su surmonter
de
naturel en
lui. Cette
antinomie
nous a pourtant paru suggestive en ce qu elle rend manifeste
une
aporie de la pense
moderne
en mme temps qu elle
suggre une
voie
pour
y chapper.
En
postulant une distribution universelle des humains et des non-
humains
dans deux domaines ontologiques spars, nous
sommes d'abord
bien mal
arms
pour
analyser tous ces systmes
d'objectivation
du
monde
o une distinction
formelle
entre
la nature
et
la culture
est
absente. La
nature
n'existe pas comme
une
sphre
de
ralits
autonomes
pour
tous
les
peuples,
et
ce
doit
tre la
tche
de l'anthropologie
que
de comprendre
pourquoi et
comment tant de gens
rangent
dans l'humanit bien des tres que nous appelons
naturels,
mais aussi pourquoi
et
comment il nous
a
paru ncessaire
nous
d'exclure
ces
entits
de notre destine
commune. Brandie
de
faon premptoire comme une
proprit
positive des
choses,
une
telle distinction
parat
en
outre aller l'encontre
de
ce que
les
sciences
de
l'volution et de
la
vie nous ont appris de
la continuit
phyltique
des
organismes,
faisant
ainsi
bon
march des
mcanismes
biologiques de toutes sortes
que
nous
partageons avec les autres tres organiss.
Notre
singularit par
rapport
au reste
_}_Z 5 -Claude
Lvi-Strauss,
Le regard loign,
Paris,
Pion, 1983, pp.
164-165.
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7/24/2019 L'anthropologie de la nature
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ANTHROPOLOGIE DE LA NATURE
des existants est relative, tout comme est relative aussi
la
conscience que les
hommes s'en
font.
Il
suffit
pour
s'en convaincre de
voir
les difficults
que
la pense dualiste
affronte lorsqu'elle doit rpartir les
pratiques et
les phnomnes dans des
compartiments
tanches,
difficults
que
rvle
bien le
langage
commun.
Ainsi,
pour
dsigner les rapports
entre
la
nature et
la culture,
nombreux sont
les termes qui,
empruntant au vocabulaire des
techniques
ou celui
de
l'anatomie,
mettent
l accent
tantt
sur la continuit
-
articulation,
jointure,
suture
ou
couplage -,
tantt
sur la
discontinuit - coupure, fracture, csure ou rupture
-,
comme si
les limites
de ces deux domaines
taient nettement dmarques et que
l'on
pouvait en
consquence les
sparer
en
suivant
un pli
prform
ou les rabouter l'un l'autre comme
deux morceaux d un assemblage. Chacun sait
pourtant
qu il s'agit l d'une fiction,
tant
se croisent et se dterminent mutuellement les
contraintes
universelles du
vivant et
les
habitudes
institues,
la
ncessit
o
les
hommes
se
trouvent
d'exister
comme des organismes dans des milieux qu'ils n'ont faonns qu en partie, et
la
capacit qui leur
est
offerte de donner
leurs
interactions avec les
autres
entits
du
monde
une myriade de significations particulires. O s'arrte
la
nature
et o
la culture
commence-t-elle
lorsque je prends
un
repas, lorsque
j'identifie un animal
par
son nom ou lorsque je cherche le
trac
des constellations dans
la
vote cleste
?
Bref, pour reprendre une image
d'Alfred Whitehead, les
bords
de la nature sont
toujours
en
lambeaux6.
Est-il
du
ressort de l'anthropologie d'ourler patiemment
cette
guenille
afin qu elle prsente
partout
le
rebord
lisse qui permettrait
d'y
raccorder, comme autant de
tissus
bigarrs, les milliers
de
cultures que nous avons
remises
dans
nos
bibliothques
?
Aurait-elle pour mission de
tailler
dans
la
diversit des
expriences
du
monde
des pices
de mme format, car dcoupes selon
un patron
unique, afin de les disposer sur le grand l de la
nature
o, par contraste
avec l'unit de leur support comme avec le bariolage de couleurs,
de
motifs et de
textures
que
leur juxtaposition souligne, chacune d'entre elles rvlerait tout la
fois son caractre
distinctif
vis--vis
de
ses voisines et
la similitude plus
profonde
qui les
unit
dans la
diffrence qu elles exhibent
toutes
ensembles
par
rapport au
fond sur
lequel
elles se dtachent
?
Telle n'est pas notre
conviction ;
mais c'est bien ainsi, pourtant,
que
l anthropologie a longtemps conu
sa tche.
Sous couvert d un relativisme de mthode,
respectueux
en
apparence
de
la
diversit
des
faons
de
vivre
la
condition
humaine
et rcusant par principe
des
hirarchies de valeurs et d'institutions par
trop
arrimes
aux talons proposs par l Occident moderne, un universalisme clandestin rgnait
sans partage, celui
d'une
nature
homogne
dans
ses
frontires, ses
effets et ses
qualits premires. Le casse-tte de
la disparit
des usages et des murs
en
devenait
moins
formidable
puisque
chaque
culture
pouvait
ds lors tre traite comme
un point de vue
singulier,
quoique
gnralement
tax
d'erron,
sur
un ensemble
de
phnomnes dont
l vidence
ttue ne pouvait que s'imposer tous, comme une
6
- Alfred North
Whitehead, The Concept ofNature, Cambridge,
Cambridge
University Press,
[1920] 1955,
p. 50 .
]}_
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PHILIPPE
DESCOLA
manire particulire de s'accommoder avec
un
bloc de ralits
et
de dterminations
objectives
dont
nous
aurions
t les premiers
souponner
qu il
existt
hors de
toute intention humaine
et
les seuls tenter d en
dgager
les proprits vritables.
D o
l'alternative impossible
que l'anthropologie a trouve
dans
son berceau : soit
renvoyer
la
gamme
des
comportements
humains
des
fonctions
biologiques
ou
cologiques que
le masque
de la culture obscurcirait
aux yeux
de ceux qui
en sont
les jouets,
soit
poser que l'action
de la
nature
se dploie toujours dans
les
termes
de la
culture, que celle-l ne nous est accessible qu au
travers
des filtres que celle-
ci impose,
et donner
ainsi tout pouvoir
l'ordre
symbolique
de faire advenir le
monde
physique
la
ralit
pour soi.
On
sait les difficults
qu un
tel dilemme engendre. Qu il se prsente sous
la forme ancienne d une quelconque thorie des
besoins
ou
sous
les avatars plus
rcents de la
sociobiologie,
du matrialisme cologique
ou
de la
psychologie
volu-
tionniste,
le
monisme
naturaliste
n explique
rien car,
en
matire
de
pratiques
institues, la
connaissance
d une
fonction
ne permet
pas
de rendre
compte
de la
spcificit des
formes au
moyen
desquelles elle
s'exprime, si tant
est mme,
du
reste, qu un tel
finalisme
soit
plausible
dans l'ordre des phnomnes purement
biologiques.
Le
culturalisme
radical
n'est
gure mieux loti, qui se voit
contraint
de prendre
un
appui
subreptice
sur
un point
fixe qu il
avait
pourtant
vacu
de
ses prmisses: si la
nature est
une construction culturelle dont chaque peuple
proposerait sa
variante, alors il
faut bien
que, derrire
le
palimpseste
des
interprtations et des
gloses,
transparaisse en quelque
manire
le texte original
dans
lequel
chacun aurait puis.
Dire que
la
nature
n'existe
que pour
autant qu elle
est
charge
de
sens
et transfigure en autre
chose
qu elle-mme suppose
que
ce
sens
contingent soit donn un pan
du
rel
qui
n'ait pas de sens intrinsque, qu une factualit
ttue puisse tre
constitue
en reprsentation, que la
fonction symbolique
ait
quelque ancrage dans un
rfrent
phnomnal ultime, garant de notre commune
humanit et
protection
contre
le
cauchemar
du solipsisme. Sans qu on
y
prenne
garde,
tait
ainsi tendue
l chelle de l'humanit
une
distinction
entre
la
nature
et
la
culture qui apparat pourtant tardivement dans Ypistm occidentale, une
distinction
dont
G. Lvi-Strauss
disait
fort
justement
qu elle ne
saurait
offrir de
valeur que mthodologique,
mais
qui, une fois rige en
ontologie
universelle par
une
sorte
de prtention
nonchalante, condamnait
tous
les
peuples
qui
en
ont
fait
l conomie
ne prsenter
que
des
prfigurations
maladroites
ou
des
tableaux
fallacieux
de la vritable organisation du
rel, tel que
les
modernes
en auraient tabli
les canons. Le foisonnement des tats pratiques
du
monde
pouvait alors se rduire
des diffrences dites
culturelles , tout
la
fois mouvants tmoignages
de
l'inventivit dploye
par les non-modernes dans leurs tentatives d'objectiver
leur manire la cosmologie qui nous est propre, symptmes patents de leur
chec
en
la
matire, et justifications
de
notre prtention
les soumettre
une
forme
inverse
de
cannibalisme
:
non pas, comme jadis en
Amrique
du Sud,
l'incorporation
physique de l'identit d'autrui comme condition d un point de vue sur soi,
mais la dissolution du
point
de
vue
d'autrui sur
lui-mme
dans le
point
de
vue
de
soi
sur
soi.
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7/24/2019 L'anthropologie de la nature
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ANTHROPOLOGIE
DE LA
NATURE
II est
temps
que
l'anthropologie conteste
un
tel hritage
et
qu elle
jette
sur
le monde un regard
plus mancip, nettoy d un voile
dualiste que le mouvement
des sciences de la
nature et
de la
vie a
rendu en
partie
dsuet
et
qui fut l'origine de
maintes distorsions
pernicieuses dans
l'apprhension des peuples
dont
les usages
diffraient
par
trop
des
ntres.
L analyse
des
interactions entre
les
habitants du
monde
ne peut plus se cantonner
aux
seules
institutions
rgissant la
socit des
hommes, ce club de producteurs de normes, de signes
et
de
richesses
o
les non-
humains ne
sont admis qu
titre d'accessoires
pittoresques pour
dcorer le grand
thtre dont les dtenteurs du langage
monopolisent
la scne. Bien des socits
dites primitives nous invitent un tel dpassement, elles
qui
n'ont jamais song
que
les frontires de l'humanit s'arrtaient aux portes de l espce humaine, elles
qui
n'hsitent
pas
inviter
dans le concert de
leur vie
sociale les plus
modestes
plantes, les plus insignifiants des animaux.
L'anthropologie
est
donc
confronte
un
dfi
formidable
:
soit disparatre
avec
une
forme
puise
d'anthropocentrisme,
soit
se mtamorphoser en repensant son domaine et ses outils de manire inclure
dans son objet bien plus
que
Yanthropos, toute cette collectivit des
existants
lie
lui et longtemps relgue dans une
fonction
d'entourage. C est
en
ce sens
volontiers
militant, nous
le concdons,
que
l'on
peut
parler
d une
anthropologie
de la
nature.
Comment procder? En
partant des
diffrences, certes, et non de ces
trompeuses continuits phnomnales qui
dissolvent
la diversit des formes
institues
de prsence au monde dans
l'unit
factice de
la conscience
intime ou de
l interact ion pratique.
Mais
il ne s'agit pas ici de ces diffrences
ostensibles entre
ce
que
nous
nommons les
cultures, prtextes
la
dlectation hermneutique o
se
complat le relativisme, ni
de
cette
unique
diffrence de
nature
entre
humains et
non-humains par
rapport
laquelle toutes les
autres
diffrences se trouveraient
authentifies.
Les
diffrences qui
importent
sont
plutt
celles qu impose le lacis
de discontinuits de forme, de
matire,
de comportement
ou
de
fonction
offert
notre prise par le
mouvement
du monde, discontinuits tantt franches, tantt
peine bauches,
que nous
pouvons reconnatre
ou
ignorer,
souligner ou
minimiser,
actualiser dans des usages ou bien laisser potentielles, et
qui
constituent
l'armature sur laquelle s'accrochent nos rapports ce
que
Maurice Merleau-Ponty
appelait les corps associs 7. Nul besoin de tracer au pralable dans cet entrelacs
de discontinuits des lignes de partage qui
distingueraient
a priori l'anim de
l'inanim, le
solide de
l'immatriel,
les rgnes de la nature des tres de
langage
et, parmi ceux-ci, les hommes qui vivent
selon
les lois de la raison de ceux qui
croient
au
surnaturel.
Nous
ne
ferions ainsi que
reconduire le
systme
cosmologique qui nous
est
le plus familier. Examinons
plutt,
avec la suspension de
jugement qui
sied
toute
dmarche
scientifique, comment,
toutes les
poques
et
sous les climats les
plus divers,
des hommes ont
su collectivement
tirer parti
du
champ des contrastes possibles qui
leur tait
offert
pour nouer,
sur la
texture et
la
1 -L'il et sprit, Paris,
Gallimard,
1964,
p.
13. ]J_
-
7/24/2019 L'anthropologie de la nature
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PHILIPPE DESCOLA
structure
des
choses, des configurations singulires
de
rapports
de
diffrence et
de
ressemblance
entre
les existants, leurs proprits, leurs
dispositions
et leurs
actions.
Tche
impossible,
dira-t-on, et
qui
pourrait
s'assimiler
ces
inventaires de
correspondances que
la pense de la Renaissance
avait entrepris
dans
l'espoir vain
et
magnifique
de
faire
signifier
le
monde
en
consignant
tous
les
reflets
de
son
chatoiement. Toutefois, il
ne
s'agit pas de cela, mme si
l'on
peut regretter
que
fut manqu de peu
cette poque
un premier
rendez-vous avec
l'anthropologie
o
faisaient
dfaut moins les objets nouveaux, l'art de les
dcrire
avec sagacit et
la capacit
apprivoiser
leur
tranget par de
savantes
comparaisons
que
la
conscience d une
autonomie
de
cette
totalit
reflexive que nous
appelons
culture
ou
socit;
condition
qui fut certes
ncessaire
pour
que
les
sciences humaines
prennent
leur essor,
mais
dont le
respect trop servile
freine
prsent
leur progrs.
Il ne s'agit pas de cela, en effet,
car
si
le
champ
des
discontinuits est immense
et
draisonnable,
sans doute,
l'ambition
d'en puiser
toutes
les figures, les
relations
qui structurent ces
discontinuits
ne
sont pas
infinies ni arbitraires
leurs
arrangements. Les premires dpendent d'un petit nombre de proprits de
la
vie sociale,
c'est--dire
des
diffrentes manires
d'assurer
le
rapport
entre
moi
et
autrui, tandis
que
les
seconds
sont
soumis
des principes de
combinaison dont
l'anthropologie,
notamment structurale, a commenc dresser le rpertoire.
La mission
de
l'anthropologie,
telle que
nous l'entendons, ne souffre donc
aucune quivoque elle
est
de contribuer avec
d'autres sciences,
mais
selon ses
mthodes propres, rendre intelligible
la
faon dont des
organismes
d'un genre
particulier
s'insrent dans le monde, en slectionnent
telles
ou
telles
proprits
pour leur
usage
et
concourent
le
modifier
en
tissant,
avec
lui
et
entre eux,
des
liens constants ou
occasionnels
d une diversit remarquable mais non
infinie.
Pour
mener bien une telle tche, il convient d'abord de dresser la cartographie de ces
liens,
de
mieux
comprendre
leur
nature,
d'tablir leurs modes
de compatibilit
et
d'incompatibilit, et d'examiner comment
ils
s'actualisent
dans
des faons d'tre
immdiatement
distinctives. Si
je
peux
me permettre
de
filer encore
la mtaphore
textile, notre objectif est
moins
de poursuivre le montage de ce
patchwork
de
cultures
dont j voquais
il y a peu
la
dconcertante htrognit,
que
d'tudier
comment, sur
une chane
de
discontinuits
accessibles
tous,
des
ensembles
d hommes
ont
su tisser
une
trame
singulire
en
nouant
des
points
selon
un
arrangement et
des motifs qui
leur
sont propres,
mais
grce
une technique qu'ils
partagent
avec d'autres, au moins sous
forme de
variante. Prcisons toutefois que
la
chane
ne
correspond aucunement
la
nature
:
c'est le rseau des traits contrastifs
de toute
nature qui autorise,
comme certaines
figures de la Gestalt, des
reconnaissances, des
prises
d'identit et
des
imputations varies quant
la
structure
du
monde. De
mme,
les diffrents
types
de trame ne sont pas
quivalents
des
cultures : ce sont les schemes au moyen desquels s'organise
la
vie
collective
et se
construisent des
significations
partages.
Prcisons encore
que
ces schemes ne sont
pas
des institutions,
des
valeurs ou des rpertoires
de normes.
Il
faut
plutt prendre
cette
notion
au
sens
que
lui donne
la
psychologie cognitive,
savoir
des dispositions
psychiques,
sensori-motrices
et
motionnelles, intriorises
sous
forme habitus
-
7/24/2019 L'anthropologie de la nature
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ANTHROPOLOGIE DE LA NATURE
grce
l'exprience
acquise dans un milieu social donn, et
qui permettent
l exercice
d'au moins trois
types
de comptence
: d'abord, structurer
de
faon slective
le flux de
la
perception en accordant une prminence significative certains traits
et
processus
observables
dans
l'environnement; ensuite,
organiser
tant
l'activit
pratique
que
l'expression
de
la
pense
et
des
motions
selon
des scnarios
relativement
standardiss ;
enfin,
fournir
un cadre pour des interprtations
typiques de
comportements ou d'vnements, interprtations admissibles et communicables
au
sein de la
communaut o
les
habitudes
de
vie qu elles traduisent sont
acceptes
comme normales.
Comment
reprer, autrement
que par des intuitions vagues, ces schemes
qui
impriment
leur marque
sur les attitudes
et
les
pratiques
d une collectivit de telle
faon que celle-ci
s'offre
l'observateur comme immdiatement
distinctive ? Une
premire
rponse
peut tre suggre: doivent tre tenus pour dominants les
schemes qui
sont
activs
dans
le
plus
grand
nombre de
situations,
tant
dans le
traitement des humains
que
dans celui des non-humains,
et
qui
subordonnent
les
autres schemes leur
logique
propre en dpouillant ceux-ci
d une
grande
part
de
leur orientation premire. C est sans doute un tel mcanisme
que
Georges-Andr
Haudricourt avait l'esprit lorsqu'il distinguait ces deux formes de
traitement
de
la
nature et
d'autrui
que
sont l'action indirecte ngative
et
l'action directe positive8.
Illustre par
la
culture de l'igname en Mlansie ou
la
riziculture irrigue en
Asie,
la premire vise favoriser les conditions de croissance de l'tre
domestiqu
en
amnageant au
mieux
son
environnement
et
non
en exerant
sur
lui un contrle
direct, tendance galement perceptible dans le gouvernement des hommes, ainsi
qu en
atteste
la
philosophie
politique
confucenne
ou
les
conceptions
de
l'autorit
dans les chefferies d'horticulteurs tropicaux. Par
contraste,
la
craliculture et
l levage
du mouton dans l'aire
mditerranenne impliquent une
srie
d'oprations
coercitives sur la
plante et un contact permanent avec
l'animal, dpendant
pour
son alimentation et
sa
protection de l'intervention
du
berger, action directe positive
dont
on trouve le
pendant
dans cette figure du
souverain
comme
bon
pasteur
que
la
Bible ou Aristote prsentent comme idal
de
l'action politique. Bref,
non
pas
une
projection des
rapports entre
humains sur les
rapports aux
non-humains,
mais
une homologie
des principes
directeurs
s appliquant dans
le traitement des
deux domaines.
Les
schemes
dominants
sont
aussi identifiables
en
ce
qu ils
manifestent un
cart
significatif
par rapport
ceux
en
vigueur dans
le voisinage immdiat,
comme
si chaque collectivit faisait porter son effort en priorit sur ce qui
la
diffrencie
de celles qui l'entourent ou avec qui elle
coexiste.
Toutefois, la
nature et
les
limites de la
population concerne
ne
sont
jamais donnes a
priori, puisque c'est
au contraire
l'aire d'extension du scheme dominant qui les fixe
au
premier chef.
Une collectivit ainsi entendue ne concide
donc
pas ncessairement avec une
socit
, une tribu , une nation
ou
une classe , tous termes embarrassants
8 - Andr-Georges Haudricourt, Domestication des animaux, culture des plantes
et
traitement d'autrui
,
L'Homme,
H, 1962,
pp. 40-50.
-
7/24/2019 L'anthropologie de la nature
13/18
PHILIPPE DESCOLA
par
la clture substantive
et l'essentialisation
qu ils impliquent; elle se
dfinit
avant
tout
par
la
discontinuit introduite son pourtour du fait
de la
prsence
ostensible
proximit
d'autres
principes de schmatisation de l'exprience. Son
existence est positionnelle et
non intrinsque, sa
mise en
vidence
tributaire
de
la
mthode
comparative.
Ce
ne
sont
donc
pas tant
des
frontires
linguistiques,
les
limites d'un rseau d change ou mme l'homognit des modes de vie qui
tracent les contours
d une
collectivit susceptible
de figurer dans
une
analyse
comparat ive , mais bien une manire d'organiser les relations au
monde et
autrui
partage
par un
ensemble plus ou
moins
vaste
d'individus,
ensemble qui peut
par
ailleurs
prsenter des variations internes - de
langues,
d'institutions,
de
pratiques
- assez
marques
pour
que
l'on
puisse
le
considrer,
une
autre chelle, comme
un
groupe
de
transformation
compos d'units
discrtes.
Si
elle
ne se
substitue
pas
compltement
aux
catgories usuelles - culture, ethnie, civilisation, groupe
linguistique,
milieu
social,
etc.
-
qui peuvent
demeurer
utiles
dans
d'autres contextes
d'analyse,
une telle dfinition
permet du
moins
d'viter
les cueils
du
fixisme et
de
ir onvenir la tendance presque spontane
apprhender
les particularismes des groupes
humains
partir des traits
que
ceux-ci brandissent
afin
de se
dmarquer
de
leurs
voisins proches. La dmarche
est
inverse de celle qu'adoptait Ruth Benedict
pour
mettre
en vidence
ses
patterns de culture
: au
lieu de jeter
son
dvolu sur
un
ensemble
born au pralable,
qui
l'on
impute
une
unit
abstraite et
transcendante, source mystrieuse de rgularits dans les comportements et les
reprsentations,
on
s'attachera
plutt
reprer le champ couvert par certains schemes sous-
jacents aux
pratiques
dans des collectivits
dont
les dimensions peuvent tre trs
variables,
puisque
leur
bornage
n'est
pas
fix
par
la
coutume locale
ou
par
l espace
d'observation
qu un ethnographe
peut embrasser
mais
par
des
sauts qualitatifs
dans
la
stylisation
de l exprience du
monde. Selon le type de
phnomne
considr,
des
continents entiers
peuvent
alors
constituer une
unit
d'analyse aussi
pertinente
que
des
ensembles
de
quelques milliers de personnes
partageant
une
mme
cosmologie
distinctive.
Le type de comparatisme qu une telle dmarche appelle doit tre encadr
par
des rgles strictes.
Il
convient d'abord de
l'exercer
sur
un
corpus dont on
matrise
les codes descriptifs, les
modes
d'tablissement de la preuve, les
canons
analytiques
et
les outils classificatoires.
Ce
domaine
est pour
nous
celui
de
l ethnographi e, un savoir
accumul depuis plus d'un sicle sur
des
milliers de peuples de
par le monde et dont, pour y
avoir
contribu notre
chelle
et
l'avoir
pratiqu en
lecteur assidu, nous
croyons
tre mme d'valuer
la
porte et les
limites.
Nous
ne nous
interdisons certes
pas
de
puiser
dans les tudes historiques
et sociologiques
les matriaux ncessaires nos analyses, mais nous le faisons avec un regard form
par l'ethnographie, c'est--dire attentif
des configurations de faits
dont
l'existence
fut
d'abord rvle par l'observation
de
socits
qui
s'taient
dveloppes
en
marge de l'Occident.
Non
que l'on veuille par
l
reconduire une opposition
dsute
entre
Nous
et
les
Autres,
ou
affirmer
une
distinction
de
principe
entre
l'objet
de
l'ethnologie et celui de
la sociologie
ou de l'histoire :
les
travaux d'un Pierre
Bourdieu ou d'un Nathan Wachtel montrent assez
que
ce genre de dcoupage
-
7/24/2019 L'anthropologie de la nature
14/18
ANTHROPOLOGIE DE LA NATURE
est sans
fondement; plus
simplement
parce
que
l'ventail des
pratiques et
des
institutions
que ces
socits
nous offrent permet une
rflexion
plus
ample
sur la
diversit des
comportements
humains.
Par ailleurs,
si la
comparaison
ne saurait
porter
que
sur des
ensembles discrets de
phnomnes, la
signification
qui
leur est
attache
doit toujours
tre
examine
par rapport
aux
systmes
locaux
au
sein
desquels ils s'inscrivent. En
effet,
des
pratiques ou
des
institutions
qui
semblent
similaires
pour
avoir
t
dcrites
selon
les mmes
conventions typologiques
peuvent
fort bien
se
rvler tout fait
dissemblables quand on les
rattache, dans leur
contexte d'occurrence, d'autres pratiques et institutions
qui les
clairent
d'un
jour diffrent. La construction
d'une catgorie de
faits
susceptibles
d'tre compars
procde donc
d une
navette entre un
travail
en
comprhension, le
recours au
contexte,
et un travail
en extension, la
mise au
jour des
expressions
en apparence
multiples d'une mme
proprit
de la
vie
sociale. Ainsi entendu,
le
comparatisme
n'est
pas
une
fin
en
soi,
mais
une
manire
d'exprimentation
contrle
permettant
de vrifier
ou d'infirmer des hypothses
sur
ce
qui fonde
et
explique la diversit
des
systmes d usage
du monde.
C est le
moment de rpondre une
possible
interrogation. O vous
rangez-
vous
donc,
nous dira-t-on, dans le
grand dbat entre l'universalisme et le
relativisme ? Comment pouvez-vous tout la
fois
contester la gnralit de la distinction
entre
la
nature
et
la
culture et prtendre mettre au jour des invariants dans les
modes de
relation
aux humains
et
aux
non-humains
? Nous
avons
dj dit quel
point nous semblait
artificielle
cette opposition
entre
l'universalit des explications
nomothtiques et
la
relativit
des interprtations historiques
et
sociologiques,
simple
traduction dans
des
positions
pistmologiques
en
apparence
contraires
d une division
empirique
du travail
entre
les sciences de la
nature et
les sciences
de
la
culture,
qui fut
assurment
ncessaire en
son temps
pour
isoler
des
domaines
d'objets positifs, mais
dont
la
cristallisation
dans une
vaine
querelle philosophique
constitue
plutt
prsent
un obstacle
au
progrs
de la connaissance.
Nous
penchons
donc plutt pour
ce
que
l'on pourrait appeler
un
universalisme
relatif,
relatif
tant
prendre ici comme
dans
pronom
relatif,
c'est--dire qui se
rapporte
une
relation. L'universalisme relatif ne part pas d une distinction principielle
entre
les
qualits premires et les qualits secondes, mais
des
relations de continuit et
de
discontinuit,
d'identit
et
de
diffrence,
d analogie
et
de
contraste,
que
les
hommes tablissent entre les existants ; il n'exige pas que
soient donnes
au
pralable une
nature
absolue
et
des cultures contingentes
;
il lui suffit de reconnatre
avec
Mauss que
l'homme
s'identifie
aux choses et identifie les choses lui-mme
en
ayant
la
fois le
sens
des diffrences et des ressemblances
qu il
tablit9
et,
une fois admis cela, d'ajouter
l'hypothse
que les formules rgissant ces processus
d'identification n'existent pas en nombre illimit.
Une illustration devient ici
indispensable, que nous
emprunterons la riche
palette des rapports
entre
les hommes
et
les oiseaux. Les tribus
Nungar
du sud-
ouest
de l'Australie
taient
organises
en
moitis
exogames
nommes d'aprs
deux
9 -Marcel Mauss, uvres,
2,
Paris,
Les ditions
de Minuit, 1974, p. 130.
-
7/24/2019 L'anthropologie de la nature
15/18
PHILIPPE DESCOLA
oiseaux
le
cacatos
blanc, Cacatua tenuirostris, dont le nom autochtone, maarnetj,
peut tre traduit
par
l'attrapeur ,
et
le corbeau
Corvus
coronoides, appel waardar,
terme
qui
signifie le
guetteur.
La dsignation
d'une
espce animale par une
caractristique gnrale de son comportement plutt que
par un
terme qui lui
soit
exclusif,
un
fait
commun
en
Australie,
s explique
en
partie
par
le
statut
confr
ces deux oiseaux totmiques: ils sont l'origine
et
l'incarnation substantielle de
deux
ensembles
contrasts de proprits
matrielles et
spirituelles
-
traits de
caractre,
conformations
et aptitudes
corporelles, dispositions
psychologiques - rputs
spcifiques tous les membres humains de
chacune
des moitis en mme temps
qu tous les
non-humains respectivement
affilis
celles-ci10.
Cette communaut
des humeurs et des tempraments au
sein
de collectivits
hybrides
avait
dj
t
note par
William Spencer
et Franck
Gillen il
y a plus
d'un sicle lorsqu'ils
crivaient,
propos de l'Australie centrale,
un
homme
regarde l'tre
qui lui sert de
totem
comme
tant
la
mme chose
que
lui-mme11
,
non
pas,
bien
sr,
qu une
telle
identification prenne
pour
objet
un
corbeau
ou un
cacatos
observable
dans
l'environnement,
mais
parce que ces
espces
constituent
des hypostases d une
relation d'identit physique et morale
entre certaines
entits du monde, relation
qui transcende les diffrences
morphologiques et
fonctionnelles apparentes
pour
mieux
souligner un fond commun de similitudes ontologiques.
Bien loin de
l,
sur
le
plateau
central
du Mexique, les Indiens otomi
entretiennent
aussi une relation
d'identification avec les
oiseaux, le vautour
noir
au
premier chef.
Ce
familier des
ordures
est en effet l'avatar le
plus
commun
du tona,
un
double
animal dont le cycle
de
vie est parallle celui
de chaque humain,
puisqu il nat et meurt en mme temps
que lui,
et
que tout
ce
qui
porte
atteinte
l'intgrit
de l'un touche l'autre simultanment12. tiquete
sous
le terme de
nagualisme
,
cette croyance
prsente dans
l ensemble de la
Mso-Amrique
tait considre
par
les auteurs anciens comme un tmoignage d'indistinction
entre
l'homme et l'animal
analogue ce
que pouvaient rvler
les faits australiens. On
voit pourtant que
la communaut de
destin entre
la personne
humaine et son
double
est
bien
diffrente
de la continuit matrielle
et
spirituelle postule
par
les
Nungar, d'abord
parce
que l'animal est
ici
une individualit et
non
une espce
prototypique dpositaire de proprits partages, mais aussi parce
qu un humain
ne
possde
pas
les
traits
idiosyncrasiques
du
tona
auquel
il
est
appari
et
dont
il
ignore souvent
la
nature.
Il faut au contraire que l'homme et son alter ego animal
soient distingus
en
essence
et en substance
pour qu une relation de
correspondance analogique existe
entre
eux,
et pour que
les
accidents
qui surviennent
d'abord l'un
des
termes
puissent
affecter
son
corrlat
comme par rverbration.
10
-
Carl
Georg von Brandenstein, Aboriginal Ecological
Order in the
South-West
of Australia - Meanings
and
Examples , Oceania,
xlvii-3,
1977,
pp.
170-186.
1 1 - William B. Spencer et Franck J.
Gillen,
The Native Tribes of Central
Australia,
Londres,
Macmillan
Co,
1899,
p.
202.
12 -Jacques Galinier, La moiti du monde. Le corps
et
le cosmos dans le rituel des Indiensy L
otomi,
Paris, puf, 1997.
-
7/24/2019 L'anthropologie de la nature
16/18
ANTHROPOLOGIE DE
LA NATURE
Plus
au
sud,
en haute
Amazonie, les Jivaros Achuar rservent
une
place de
choix un autre
oiseau
encore, le
toucan. Il
est d'abord le plus commun des
gibiers, mme si sa
chair un
peu coriace ne
le recommande
gure
l'attention
des
gastronomes.
l'instar des
autres
oiseaux
et
de la
plupart
des mammifres,
le
toucan
est
dit
possder
une
me
similaire
celle
des humains,
facult
qui
le
range
parmi
les personnes
doues
de subjectivit
et
d'intentionnalit,
et dont il peut
faire usage
pour
communiquer avec
toutes
les entits
dotes du
mme privilge.
C est aussi
en
raison
de cette disposition
interne
qu il
est rput
adhrer
aux
principes
et
aux
valeurs
qui
rgissent
l'existence
sociale
des Achuar; le toucan est
en particulier l'incarnation exemplaire
chez les
non-humains
de la figure du beau-
frre, terme
par
lequel il est
dsign dans certains
contextes,
ce qui fait de lui le
partenaire emblmatique
de
la relation
d'affinit
que
les hommes entretiennent
avec le
gibier.
Toutefois, l'humanit
partage par
les Achuar
et
les
toucans est
d'ordre
moral et
non
physique
leurs intriorits
identiques,
fondements
de
leur
commune
mesure, se
logent dans des
corps aux proprits bien
diffrencies,
lesquels
dfinissent
et rendent
manifestes les
frontires des units
sociales
spares, mais
isomorphes,
o se
dveloppent
leurs vies respectives. Par contraste avec
le vautour
des
Otomi, singularit anonyme demeurant
trangre
la personne
laquelle elle est
couple
par
une mme destine, le toucan
des
Achuar est donc
membre d une collectivit
de
mme nature
que
celle des hommes et, en tant
que
tel,
sujet potentiel d'un
rapport social
avec
n'importe quelle entit, humaine
ou
non humaine, place dans la mme situation. Mais le toucan diffre
aussi
des
oiseaux totmiques nungar
en
ce qu il n'existe pas de continuit matrielle
entre
les
hommes
et
lui,
et
que
c'est
sur
le
modle
propos
par
l'humanit
qu il
est
rput
calquer sa
conduite et ses institutions, et
non l'inverse.
Revenons maintenant des rivages plus familiers
et
considrons les
proprits
que
nous
prtons au
perroquet,
un
oiseau certes exotique, mais
dont
l'aptitude troublante imiter
la
voix humaine fournit
depuis longtemps
en
Occident matire
divertissement et prtexte
distinguos
philosophiques.
Descartes,
Locke,
Leibniz et quelques autres encore n'ont pas
manqu
de remarquer que les
phrases
prononces par
le perroquet
ne
constituent aucunement un indice
de
son
humanit puisque ce
volatile
ne saurait adapter les
impressions
qu il reoit
des
objets
extrieurs
aux
signes
qu il
reproduit par
imitation, raison
pour
laquelle
il
serait bien en peine d'inventer
des
langages
nouveaux.
Dans
l'ontologie
cartsienne,
on
le sait,
les
animaux sont des tres purement
matriels, car ils ne peuvent
a
priori participer
de
cette substance non tendue qu est l'me. Et bien que ce
point de vue ait fait l'objet
de maintes
critiques, nous
n en
continuons pas moins
y
adhrer spontanment lorsque
nous
admettons que les humains se distinguent
des non-humains par
la conscience
reflexive,
la
subjectivit, le pouvoir
de signifier,
la
matrise
des symboles
et le
langage
au
moyen duquel ces facults s'expriment.
Nous ne
mettons
pas non plus en
doute
les
consquences implicites
de
ce postulat,
savoir
que
la
contingence
inhrente
la
capacit
de
produire
des signes
arbitraires
conduit les humains
se
diffrencier entre
eux
par
la forme
qu'ils donnent
leurs
conventions, et cela
en
vertu
d'une
disposition collective que
l'on appelait
autrefois
-
7/24/2019 L'anthropologie de la nature
17/18
PHILIPPE DESCOLA
l'esprit d'un
peuple
et
que
nous prfrons prsent nommer culture. Enfin, tout
comme Descartes, mais
avec
les justifications plus solides que le darwinisme
nous
a apportes, nous n'hsitons pas reconnatre
que la composante
physique de
notre humanit
nous
situe
dans
un
continuum
matriel au
sein duquel nous
n apparaissons
pas
comme
une
singularit
beaucoup
plus
significative
que
n'importe
quel
autre tre organis.
Or,
si l'on
accepte
d'envisager l'ontologie moderne
que
nous venons
de
dcrire
comme
une
manire
parmi d'autres
de classer les
entits
du monde
en
fonction
des proprits
que l'on choisit
de
leur attribuer, et
non
comme
l'talon
absolu par rapport
auquel doivent tre
mesures
les
variations
culturelles, alors les
traits contrastifs qu elle
prsente au regard d'autres formules ontologiques
deviennent
beaucoup plus manifestes. Confront
un
oiseau quelconque, puisque c'est
des oiseaux
que nous sommes
partis, je
peux supposer soit
qu il possde
des
lments de
physicalit
et
d'intriorit
identiques aux
miens,
mais
qui
diffrent
tous
ensemble de ceux
que
mon
conjoint ou mon
beau-frre
partage
avec
un
autre
oiseau,
et
c'est ce
que
font les Nungar; soit
que
son intriorit
et
sa physicalit
sont
distinctes
des miennes
tout en
exhibant des carts assez
faibles
pour
autoriser
des relations d'analogie,
et
c'est le cas des
Otomi
; soit
que
nous
avons
des
intriorits similaires
et des
physicalits htrognes,
ainsi que le
postulent les
Achuar;
soit enfin que
nos
intriorits
sont
incommensurables et
nos physicalits
semblables,
comme nous
le
prsumons nous-mmes.
Au-del du
rapport
ces objets
particuliers que nous
avons
pris
pour
exemples, chacune de ces
combinaisons
offre
donc un
aperu d un principe plus
gnral
rgissant la
distribution
des continuits
et
des
discontinuits
entre
l'homme
et
les
objets
de son
environnement,
sur la
base des
ressemblances et des contrastes
de forme, de substance
ou
de
comportement
que
son engagement dans le monde le conduit
infrer. Chacun de ces modes
d'identification sert en
outre
de pierre de touche
des configurations
singulires
de
systmes cosmologiques,
de
conceptions du lien
social et
de thories de l'altrit,
expressions
institues
des mcanismes plus
profonds
de la reconnaissance
d'autrui
et
matire
par
excellence
de
l'investigation anthropologique, dont
il s'agira d'abord
de
dresser le
tableau
et
d'explorer les connexions.
Je voudrais pour
conclure
revenir un moment
sur les
sources
de la
connaissance
anthropologique. On
me
concdera
peut-tre
qu aucune
des
ontologies
que
j ai
voques prcdemment n'est
plus
vridique
qu une autre, en
ce
qu elle
offrirait un reflet plus exact
d une organisation
taxinomique
dont l'ordre objectif serait
lisible depuis toujours dans la structure des
choses. Mais, une fois
intriorise
comme
un
scheme directeur par une collectivit, chacune d'entre
elles acquiert,
pour
les
membres
de
cet
ensemble,
une force d vidence
si
difficile dissiper
qu elle incite
traiter
les
autres
ontologies, pour autant que
l'on puisse
mme
concevoir
leur
existence
ou en
tre inform,
comme
des
absurdits
manifestes
ou
des superstitions sans fondement, tout juste bonnes
conforter le sentiment de
supriorit
que
l'on
ne
manque
pas d'prouver
en
voyant
dans
quels
errements
risibles ou criminels des voisins sont tombs. Or, c'est dans cette priphrie ind-
Z
cise o
naissent les malentendus
et
les ostracismes,
c'est
dans ces
marges o
les
-
7/24/2019 L'anthropologie de la nature
18/18
ANTHROPOLOGIE DE
LA
NATURE
civilisations se
confrontent,
s'valuent ou choisissent de s'ignorer
que l'ethnologie
a
choisi de s'installer
depuis
plus d'un sicle, afin de
mieux
comprendre les diffrents
rgimes
d'humanit,
l mme
o les carts qu'ils prsentent paraissent les
plus
significatifs, et contribuer ainsi l'dification d une anthropologie moins tributaire
des
prjugs locaux.
Qu un
tel
projet
ait
accompagn,
et parfois
servi,
le
grand
mouvement
d'assujettissement des peuples et des
consciences
dans lequel les
nations et les
glises europennes se
sont
engages
depuis un demi-millnaire et
que poursuivent
prsent,
sous une forme plus insidieuse, les commis
de la
nouvelle
colonisation
mercantile,
cela
ne
fait gure
de
doute,
mais
n'invalide
pas
pour
autant le
bien-fond
de l'ambition de
connaissance
dont ce projet
tait
l'manation.
Car le savoir
qui
en est issu, et
que
l'on m'a donn
la charge de transmettre, je
le
tiens en partie de conversations
autour
d'un feu dans les aubes
brumeuses
de
la
haute Amazonie, avec
des
hommes et
des femmes
dont
j entends
encore
la voix
lorsque
je
m'efforce
de
rapporter
ce
qu'ils
m'ont
dit,
comme
je
le
tiens
aussi
de
tous ces
dialogues
que
des
ethnologues ont mens
dans
des circonstances similaires
afin
que
survive sinon la lettre des modes de vie
que nous avons
partags, du
moins quelque
cho
de la force
cratrice
qui
a rendu
possible
leur
panouissement.
Aussi, plus encore
que
la dette de fidlit
contracte par le
tmoin, plus encore
que
la
gratitude
due
qui vous
enseigne et
enrichit
votre exprience, ce dont
je
suis redevable mes
compagnons
amrindiens c'est de
m'avoir permis, en
bouleversant mes
vidences
par l'assurance tranquille avec laquelle
ils
adhraient
aux
leurs, de m'interroger en
retour
sur ce
que
j avais tenu jusque-l, plus ou moins
consciemment, pour
des
vrits incontestables ; m'incitant ainsi
renouer
avec
cette
vertu
fugace
de
l'tonnement,
source
du
questionnement
philosophique
et
moteur
des
progrs scientifiques, que j'entretiens depuis comme une sorte
de
talisman
et
dont
je voudrais
qu il soit, dans l'emploi
que
j en fais dans ma dmarche
de connaissance,
mieux
qu un hommage rendu
ceux qui
m'en ont fait don, un
tribut pay pour ce qu'ils
m'ont
donn penser.
Philippe
Descola
Collge de
France
25