Femmes, religion et médecine

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Jacques Léonard Femmes, religion et médecine. [Les religieuses qui soignent, en France au XIXe siècle] In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 32e année, N. 5, 1977. pp. 887-907. Abstract Although a certain misogyny is justly pointed up in 19th-century French society, there were, nevertheless, in the field of health, women, religious, who played a significant role in hospitals and homes and in serving the indigent in the countryside. After the Revolution, the increase in nuns accompanied and was the expression of the re-catholicization; but it also provided a solution to pressing situations which the notables were happy to resolve at the least expense possible. Their social and moral influence was reinforced by the complicity of the feminin opinion and by encouragement from clerical elites. Having neither diploma nor permit, they practiced illegally medicine and pharmacy. Accused of multiple and sometimes criminal neglect, they outwitted offensives which would have reduced the competition they represented and restricted their authority. Behind these conflicts, quite real and varied, compromises were struck between the medical corps and the women of the Church : the latter often served as mediators between doctor and peasant ; they supported right-thinking practicionners and accustomed the people to seek and follow the counsel of hygiene and science. Citer ce document / Cite this document : Léonard Jacques. Femmes, religion et médecine. [Les religieuses qui soignent, en France au XIXe siècle]. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 32e année, N. 5, 1977. pp. 887-907. doi : 10.3406/ahess.1977.293870 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1977_num_32_5_293870

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Artigo de Jacques Leonard, historiador da medicina francês

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  • Jacques Lonard

    Femmes, religion et mdecine. [Les religieuses qui soignent, enFrance au XIXe sicle]In: Annales. conomies, Socits, Civilisations. 32e anne, N. 5, 1977. pp. 887-907.

    AbstractAlthough a certain misogyny is justly pointed up in 19th-century French society, there were, nevertheless, in the field of health,women, religious, who played a significant role in hospitals and homes and in serving the indigent in the countryside. After theRevolution, the increase in nuns accompanied and was the expression of the re-catholicization; but it also provided a solution topressing situations which the notables were happy to resolve at the least expense possible. Their social and moral influence wasreinforced by the complicity of the feminin opinion and by encouragement from clerical elites. Having neither diploma nor permit,they practiced illegally medicine and pharmacy. Accused of multiple and sometimes criminal neglect, they outwitted offensiveswhich would have reduced the competition they represented and restricted their authority. Behind these conflicts, quite real andvaried, compromises were struck between the medical corps and the women of the Church : the latter often served as mediatorsbetween doctor and peasant ; they supported right-thinking practicionners and accustomed the people to seek and follow thecounsel of hygiene and science.

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    Lonard Jacques. Femmes, religion et mdecine. [Les religieuses qui soignent, en France au XIXe sicle]. In: Annales.conomies, Socits, Civilisations. 32e anne, N. 5, 1977. pp. 887-907.

    doi : 10.3406/ahess.1977.293870

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1977_num_32_5_293870

  • LES DECINS ET LES SOIGNANTS

    FEMMES RELIGION ET DECINE Les religieuses qui soignent en France au XIXe sicle

    La premire Fran aise obtenir le doctorat en mdecine est re ue en 1875 par la facult de Paris Les progrs de enseignement secondaire fminin sont trop lents et les prjugs trop tenaces pour on enregistre la suite de cette pionnire un afflux considrable tudiantes en mdecine Tout est pas gagn il leur reste encore conqurir le droit de disputer les concours de ex ternat 1881 et de internat 1885 Au demeurant les premires femmes mde cins se cantonnent dans certains secteurs spcifiques ou jugs mineurs maladies des femmes et des enfants maladies des yeux ou de la peau Sicle misogyne socit prpotence masculine Ce long ostracisme valable galement pour officiai de sant illogique beaucoup gards doit retenir attention Si la loi du 19 ventse an XI 10 mars 1803 interdit pas formellement exercice de la mdecine aux femmes et accorde mme aux sages-femmes la plus large place en obsttrique interprtation antifministe de ce document claire peu aprs et ne fait aucun doute la lecture de deux remarques des lgislateurs de 1803 Un paragraphe de expos des motifs de la loi du 21 germinal an XI

    avril 1803 sur exercice de la pharmacie explique pourquoi la tolrance an cienne qui donnait aux veuves de pharmaciens la possibilit de continuer le commerce de leur mari devra cesser Vous observerez que la pharmacie tant moins un mtier une profession savante doit par consquent tre interdite aux femmes le par consquent est peremptoire les femmes sont fortiori exclues de la mdecine Ce qui est confirm par une circulaire de Chaptal du 13 fructidor an XI 31 aot 1803) destine commenter un article de la loi de ventse exercice de art par les femmes par des empiriques par des gens exer ant un autre tat ou spectacles publics par des hommes dshonors ou poursuivis dans opinion publique ne peut tre en aucune manire autoris par article dont il est question numration est loquente la cause est entendue

    Mais cette viction lgale des femmes est intenable pratiquement parce que paradoxale au fond En effet de tous cts gens glise rousseauistes roman tiques etc dcrivent avec complaisance la sensibilit fminine charit bien faisance douceur les vertus et les aptitudes qui assignent aux femmes leur

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    place au foyer leur rle maternel leur vocation la fois naturelle et sociale pour soigner les tres chers notamment les enfants et les vieillards la cam pagne traditionnellement la femme qui est responsable de eau du feu de la cuisine de la basse-cour de table et parfois du jardin trouve vidence dans ses attributions le soin des btes et la sant des gens de la maisonne Les accouchements ordinaires sont affaire des matrones et des sages-femmes Pudeur et connivence mettent certaines questions intimes du ct de la quenouille Bref revanche de la ralit des choses sur les principes juridiques la plupart des femmes font de la mdecine sans diplme comme Monsieur Jour dain fait de la prose Toutefois certaines assument des responsabilits thrapeu tiques extra-familiales nous laisserons de ct les catgories fort intressantes des sages-femmes matrones chtelaines ou bourgeoises charitables sorcires et gurisseuses pour examiner les troupes abondantes et varies des bonnes

    urs et des religieuses qui occupent des personnes souffrantes dans les hpitaux hospices et asiles orphelinats et refuges dans les dispensaires et bureaux de bienfaisance citadins et dans les officines rurales

    Pourquoi et comment aprs la Rvolution reprennent-elles un rle consi drable dans la sant publique Quels sont les lments de conflit qui forment le contentieux entre elles et les mdecins Quelle est leur contribution directe ou indirecte la mdicalisation du peuple

    La floraison des cornettes Aprs branlement rvolutionnaire dont les congrgations religieuses sont

    spcialement victimes leur retour au temps du Consulat se met en parallle avec celui des migrs et avec la pacification concordataire Leur afflux aprs 1815 est un aspect bien connu de la Restauration allant de pair avec la recatholicisation progressive sociale scolaire et politique appareil du pouvoir global soucieux de parrainage et de patronage favorise on le sait ce niveau intermdiaire encadrement Mais tout cela ne vient pas en haut Le clri calisme social rpond aussi des urgences locales populaires et spontanes que les notables et contribuables sont trop heureux escamoter aux moindres frais

    On est pas en peine de trouver des justifications au rappel pressant et officiel des religieuses Chateaubriand monte en premire ligne dans le sixime livre du Gnie du christianisme il enumere les services rendus la socit par le clerg voque les hpitaux et les religieuses et rappelle la tradition des urs grises des campagnes

    il toit touchant de voir une femme jeune belle et compatissante exercer au nom de Dieu prs de homme rustique la profession de mdecin ... On remarquoit en elles comme dans toutes leurs urs cet air de propret et de contentement qui annonce que le corps et me sont galement exempts de souillures elles toient pleines de douceur mais toutefois sans manquer de fer met pour soutenir la vue des maux et pour se faire obir des malades Elles excelloient rtablir les membres briss par des chutes ou par ces accidents si communs chez les paysans Mais ce qui toit un prix inestimable est que la

    ur grise ne manquoit pas de dire un mot de Dieu oreille du nourricier de la patrie et que jamais la morale ne trouva de formes plus divines pour se glis ser dans le ur humain

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    Les religieuses sont donc ncessaires au respect des valeurs morales Dans les hpitaux pour lesquels on pas pu recruter infirmires laques les reli gieuses offrent la solution la plus conomique et la plus rassurante Chaptal les

    rinstalle donc ds le 1er nivse an IX 22 janvier 1801 Aucune difficult juridique de ce ct mais certaines urs de charit refusent de reprendre leur ancien tat pour diverses raisons et parfois prfrent exercer illgalement la mdecine

    Comment les religieuses ont-elles pu tendre le cercle de leurs activits soi gnantes en dehors des hpitaux Les situations concrtes sont variables mais trois textes imprudents les conduisent improviser pharmaciennes Une ins truction de cole de mdecine de Paris date du pluvise an 29 janvier 1802) valant pour les hospices et les tablissements de secours domicile per met elles prparent les tisannes les potions huileuses les potions simples les loochs simples les cataplasmes les fomentations les mdecines et autres mdicamens magistraux semblables dont la prparation est si simple elle exige pas des connaissances pharmaceutiques bien tendues Un autre document plus officiel justifie le zle des religieuses des campagnes il agit de la circulaire du ministre de Intrieur Champagny du 12 floral an XIII mai 1805) qui rorganise dans la ligne des habitudes charitatives Ancien Rgime les secours aux indigents en cas pidmies et qui recommande aux prfets

    de multiplier le plus il leur sera possible les urs de charit dans leur dpartement en les associant partout o les moyens le permettront aux adminis trations charitables des pauvres Enfin une autre note du ministre de Intrieur Crtet le 1er novembre 1806 rassure compltement les religieuses elles ne tomberont pas sous le coup de article 25 de la loi de germinal sur exercice de la pharmacie) si les mdicaments elles distribuent proviennent des pharmacies des hpitaux Mais ce ne sera pas toujours le cas tant en faut

    ce premier stade il agit bien de secourir les pauvres et il est pas question de faire le commerce des remdes

    partir de 1815 les religieuses sont appeles en grand nombre Et en priorit dans les rgions traditionalistes la France chtelaine la France des chouans et des blancs Si les autorits ecclsiastiques et lgitimistes si les notables clricaux encouragent leur installation massive est parce elles per mettent de rsoudre bon compte et dans le droit fil de Ancien Rgime quel ques problmes sociaux de la province Par la charit et le catchisme ils esprent juguler la fois la misre et le mcontentement et distinguer les vrais pauvres rsigns et dignes des ingrats et des dclasss cet gard il faudrait interroger sur la catgorie vaste et mouvante de ceux qui ont besoin de secours Catgorie mouvante parce que aux raisons structurelles ajoutent des lments conjoncturels Il ne suffit pas en effet de considrer les ncessiteux les ternelles victimes une misre extrme et permanente qui sont vidence les proies les plus exposes au malheur biologique Il ne faut pas oublier que les non-indigents dans leur grande majorit petits agriculteurs salaris agri coles ouvriers des ateliers et fabriques artisans commis et employs ayant pas de patrimoine et mme petits-bourgeois vivant de leur tat risquent de basculer et entraner leurs familles dans la pauvret quand accident la maladie ou ge les empchent de travailler Indpendamment des priodes de chmage ou pidmies il existe constamment des quantits de personnes inca pables de se dgager seules une situation relative ou absolue provisoire ou

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    durable de faiblesse pcuniaire physique mentale ou autre pour elles aumne ou hpital offre pas de solution acceptable atteintes par le dcou ragement elles doivent tre secourues avec tact les religieuses vont leur ap porter simultanment le soutien de me aide pcuniaire et les soins du corps est le cercle vertueux du clricalisme social qui enchante Maistre et Bonald

    Ds le temps de la Restauration se met en place association fructueuse du dispensaire et de cole les communes rurales fournissent un logement et une petite indemnit les conseils gnraux votent une subvention annuelle de riches bienfaiteurs font leur salut en ajoutant des legs Ainsi peuvent ouvrir des maisons o coresident des religieuses institutrices gardes-malades pharma ciennes ou infirmires Mais les parents des lves donnent peu argent et en tretien de ces petites coles rurales ncessite autres ressources plus rgulires et autonomes o ide de vendre aux familles riches ou aises des remdes provenant de ces petits dispensaires officiellement ces bnfices doivent en bonne logique charitable amliorer le contenu de officine et profiter ainsi aux indigents en ralit ces revenus plus ou moins illgaux vont en partie aux suprieurs de ces congrgations et servent soutenir les coles primaires et les ouvroirs de filles Opration largement rentable on le verra

    Aprs 1830 les religieuses demeurent indispensables le mouvement ne peut que se renforcer sans elles en effet dans bien des contres comment appliquer comment attnuer la loi Guizot de 1833 la loi Pelet de la Lozre de 1836 et surtout la loi Falloux de 1850 argent fait dfaut les contribuables et leurs lus rechignent les glises et presbytres reconstruire entrent en concurrence avec les hpitaux les coles et les routes Il faut choisir Les notables suivent la pente la plus naturelle et prfrent aider un peu de pieuses filles qui par la suite amnagent un autofinancement Partout elles sont favorises par autorit administrative et judiciaire au mpris de la loi 10 est en pure perte que le congrs mdical de novembre 1845 demande par un gnral que les hpitaux tablissements administratifs maisons de charit et autres tablis sements de cette nature ne puissent avoir de pharmacie intrieure pour leurs besoins journaliers la condition de confier la prparation des mdicaments

    un pharmacien et sans pouvoir jamais vendre dbiter et mme distribuer gratuitement au dehors aucun mdicament Quand la Chambre des pairs discute en juin-juillet 1847 du projet de rforme mdicale de Salvandy Mon- talembert prend victorieusement la dfense des urs de charit

    Sous le second Empire dans certains dpartements on esquisse une organi sation de la mdecine rurale gratuite pour les indigents il parat tout indiqu

    associer les religieuses qui sont dj prsentes et actives et celles encore plus nombreuses parfois que application de la loi Falloux mobilise Le moyen le plus pratique et le plus efficace pour atteindre le but propos est tablissement dans les campagnes de urs de charit qui indpendamment de leur dvouement humanit souffrante donnent exemple de toutes les vertus chrtiennes 11 ce conseil gnral breton partage donc opinion de Chateaubriand Assembles dpartementales et grands propritaires fonciers couvrent les premiers frais de ces officines notamment entre 1855 et 1865 Cette combinaison politique et sociale est souvent dnonce par des mdecins et par des rpublicains coutons un dput qui reprsente bien les uns et les autres le Dr Chevandier dput opportuniste de la Drme tendre son in fluence et augmenter sa fortune parat tre le double souci du clerg ... Toute

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    maison mre sous sa main la ur des enfants et celle des malades le cur aidant on con oit quelle influence acquiert cette trinit en exercice constant de la mdecine de enseignement et de la religion La premire est une fausse cl au service des deux autres qui en profitent pour pntrer dans les familles et peupler les coles congrganistes 12 Pourtant la situation de la Drme est moins totalitaire que celle du Morbihan que dnonce un mdecin Auray

    Les religieuses sont dotes par les communes pour soigner les pauvres Les ouvriers sous la suggestion directe des grands propritaires allis politiques et religieux de ces communauts marchandes sont tenus de subir exploiteuse pharmacienne qui impose leur chevet Les indpendants par aisance suivent le courant de ce scandaleux systme assistance 13 Dans les rgions o le clricalisme avance visage dcouvert et/ou dans les priodes o il se dploie sans fard les religieuses participent en outre la confection des listes muni cipales des indigents elles peuvent donc slectionner les ayants droit et vendre aux autres impunment et au grand jour des remdes elles enveloppent de conseils mdicaux Le prsident du syndicat des mdecins du Finistre en pleine poque prtendue anticlricale produit avec douleur et indignation un plan cole libre o architecte prvu un local pour les consultations et remdes 14

    Il faudrait sans doute conclure ce survol chronologique par un bilan statis tique il ne suffit pas de rapporter que ces officines illgales sont presque partout plus nombreuses que les pharmaciens diplms la fin des annes soixante Prenons exemple des urs de la Sagesse en Bretagne leurs activits se rpar tissent dans trois secteurs orphelinats hpitaux et tablissements ruraux

    instruction-charit-pharmacie voici volution des dates installation de leurs maisons dans cette province

    Orphelinats Hpitaux Campagnes

    Avant la Rvolution 16 Consulat Empire Restauration Monarchie de Juillet 306 1850-1870 21 1870-1879 Aprs 1879 au xix sicle 23

    Les vingt annes qui suivent la loi Falloux paraissent euphoriques en 1850 les urs de la Sagesse sont prsentes dans 51 communes bretonnes en 1870 dans 81 communes soit prs de 60 augmentation 15 Or il existe videm ment beaucoup autres congrgations soignantes Et on observe chez elles des phnomnes semblables dans le diocse de Rennes 24 nouvelles congrgations sont autorises entre 1850 et 1860 contre 21 entre 1815 et 1850 16

    Il est temps expliquer plus profondment ce succs des religieuses et de mettre en lumire deux lments puissants interprtation la solidarit vcue du catholicisme et du malheur biologique une part et la connivence patente des femmes et des religieuses autre part Il est pas question de simplifier outrance autres schmas explicatifs peuvent tre proposs et prfrs Ma lec ture de ces ralits est inspire consciemment et peut-tre plus encore mon insu par une frquentation dj longue des archives relatives la mdecine et aux mdecins

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    Beaucoup de catholiques se tournent spontanment vers des moyens reli gieux pour obtenir une gurison prier mettre un cierge devant la statue un saint thaumaturge aller en plerinage etc Ils sont lgitims dans leur conduite par les vangiles eux-mmes Inutile insister sur les multiples gurisons mira culeuses ralises par Jsus-Christ dont le pouvoir est transmis aux aptres

    Gurissez les malades 17 ayant convoqu les Douze il leur donna puis sance et autorit sur tous les dmons avec le pouvoir de gurir les maladies 18 Les Actes des Aptres mentionnent la fois des gurisons exceptionnelles de Pierre et surtout de Paul et des gurisons massives En outre les soixante-douze disciples et ceux qui croiront la Bonne Nouvelle en imposant les mains pour ront chasser les dmons et susciter des miracles Bien que les fidles du xixe si cle ne lisent pas ou gure leurs livres saints ils en ont une connaissance directe et rpte parce que tout ce qui est relatif au mrite thaumaturgique de Jsus des aptres et des saints servant argument en faveur de la vrit du catholi cisme est souvent voqu dans le Propre du temps et repris avec dlectation dans les sermons dominicaux si la messe est en latin vangile et ptre peuvent tre lus en fran ais dans les missels et les prnes sont prononcs en fran ais ou mieux dans la langue rgionale Devant des auditoires populaires le clerg ne cherche pas interprter ces prodiges comme des gurisons de me des conversions du ur des victoires sur le pch chacun en reste une comprhension littrale et raliste est bien ce encouragent aussi les in nombrables gravures pieuses et images commmoratives de premire commu nion solennelle dite par exemple la maison Alfred Marne de Tours Il cir cule encore la fin du xixe sicle des prires spcialises des prires exorcisme et des recettes de neu vaines Ce ne sont pas des superstitions locales encore il

    en ait un foisonnement incontrlable mais ce sont bel et bien des pratiques catholiques romaines comme cette prire adresse saint Michel archange publie par ordre de Lon XIII avec une notice dtaille qui prcise notam ment ... On en servira spcialement dans les cas o on peut supposer une action du dmon se manifestant soit par la mchancet des hommes soit par des tentations des maladies des intempries des calamits de toutes sortes 19

    En gnral de nombreux intercesseurs sont ainsi mobiliss des fins thra peutiques on invoque les anges les anges gardiens les prophtes les martyrs les confesseurs les vierges et surtout les saints gurisseurs qui ont la rputation de matriser telle ou telle maladie Or au xixe sicle paralllement ultramon- tanisme se rpandent le culte mariai et les dvotions connexes Sacr-C ur Saint-Sacrement Saint-Rosaire etc Et les religieuses on le sait diffusent avec zle ces exercices de pit elles partagent avec les femmes de la campagne un enthousiasme extrme pour La Salette Lourdes et Pontmain

    Le succs populaire des religieuses vient de ce elles sont et glise et femmes Parangons de chastet elles ne propagent pas comme certaines matrones ou sages-femmes de funestes secrets ou insolentes plaisanteries elles bnissent les ventres fertiles sans plus Institutrices ou catchistes elles fa onnent esprit des filles et demeurent les conseillres des pouses et des mres Elles savent indiquer quel mdecin adresser et/ou quel saint se vouer Elles apportent la fois la tisane et la prire Elles sont de plain-pied avec les mentalits paysannes On sait combien les campagnardes tiennent serr le cordon de la bourse la vieille parcimonie terrienne rejoint et renforce la solida rit fminine Souvent le mdecin et le pharmacien habitent trop loin aller

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    chercher ou faire prvenir le mdecin attendre puis renvoyer un commission naire la ville si le mdecin est pas propharmacien est--dire il pas le droit de dlivrer lui-mme les remdes il prescrit) pour faire excuter or donnance chez le pharmacien attendre encore... tout cela demande du temps Vous voyez quelle perte ce serait pour nos indigents et mme pour nos culti

    vateurs si pour acheter un remde de 50 centimes ils taient obligs de perdre une journe peu prs entire 20 Ce maire raison mais les matresses de maison savent en outre que indemnit kilomtrique majore lourdement les honoraires mdicaux et que les prparations magistrales du pharmacien cotent cher Or la religieuse elle donne le mdicament sur-le-champ avec des expli cations scrupuleuses quoi bon appeler le praticien diplm si on confiance dans cette femme mdecin de premire instance ailleurs per sonne ne se plaindra si elle russit loigner le mal on lui glisse une pice reconnaissante dans la main et on chante ses louanges si elle choue elle qui est bien plus proche du Bon Dieu et de ses saints que homme de art est que la Providence voulu ainsi Dans les pays habitat dispers les urs font des tournes jour fixe les gens attendent leur passage les non-indigents savent bien elles ne refuseront pas de les voir et elles ne laissent personne sans soins on coute leurs directives avec dfrence obir ces vnrables filles est dj faire uvre pieuse

    La grogne des caduces

    Nous connaissons des mdecins pieux qui ont abouti un vritable anticlri calisme du fait de empitement incessant de religieuses ou de curs sur le domaine mdical empitement souvent nuisible au malade trs souvent nui sible la rputation du mdecin par des critiques plus ou moins explicites et qui arrivent parfois compromettre ou rendre intenable la situation matrielle du praticien 21

    Avec cet aveu du Dr Henri Bon un des fleurons de la respectable Socit de Saint-Luc Saint-Corne et Saint-Damien socit de mdecins catholiques on ef fleure le vaste problme de anticlricalisme au xixe sicle Il ne faut sans doute pas ignorer les raisons philosophiques de anti-catholicisme flamboyant de cer tains mdecins et politiciens comme les docteurs Georges Clemenceau Alfred Naquet ou Emile Combes silhouettes quelque peu dmodes qui reculent dans le pass et qui sombrent parfois fcheusement dans notre incomprhension dossier il faudra rouvrir un jour 22 qui veut connatre le contentieux entre le corps mdical et le clerg les documents de provenance mdicale ne font pas dfaut En rgle gnrale les textes sont plus bavards sur les conflits que sur les ententes mais en occurrence on doit faire la part de la prudence profession nelle un mdecin ne peut pas risquer de aliner une fraction importante de sa clientle par des propos ou des dmarches hostiles aux croyances dominantes un concurrent conformiste aurait tt fait de evincer est pourquoi les manuels de dontologie recommandent aux futurs mdecins la rserve et indul gence Vous devez viter de froisser les ides religieuses et les convictions de vos clients ... Respectez les scapulaires les mdailles et mme le flacon eau de Lourdes que vous verrez voisiner avec les mdicaments prescrits 23 Peut-on

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    supposer dans ces conditions que nous apercevons que les crises dclares la partie visible de iceberg

    Essayons de classer les diffrents types de querelles qui mettent aux prises cornettes et caduces Commen ons par distinguer le milieu clos des tablis sements hospitaliers et le monde ouvert des campagnes

    Dans les hpitaux la minutie des rglements et la prpotence des com missions administratives ne devraient laisser aucune place aux zizanies entre ces deux catgories employs les urs et les mdecins qui souffrent au xixe sicle de leur position assez subalterne en matire de discipline et de gestion hospitalires Leur rivalit influence exprime abord par des oppositions intrts matriels Dans les deux premiers tiers du xixe sicle alors que la plupart des tablissements sont vtusts et dlabrs trop petits et encombrs les religieuses dtournent souvent des locaux de leur fonction soignante Ici elles obtiennent que leur couvent et la chapelle soient restaurs ou construits en priorit l elles font consacrer au culte une salle que le mdecin rclame pour autres usages argent manque or elles ont la charge dans les hospices de nombreux enfants abandonns de vieillards et indigents entretenus pour quoi ne pas les faire travailler ne le faisait-on pas nagure La vente de ces produits artisanaux extrieur de hospice est pas une ressource ngli geable tant pis si les travailleurs libres protestent est ainsi que des salles spacieuses sont soustraites aux malades et transformes en ateliers et ouvroirs au grand dam des mdecins 24 Il arrive mme que de trs petits hospices ruraux disparaissent temporairement convertis en simples bureaux de bienfaisance flanqus officines o rayonnent alentour des urs pharmaciennes Les pharmacies des hpitaux sont une autre pomme de discorde thoriquement les religieuses qui tiennent ces pharmacies sont places sous la responsabilit un pharmacien diplm mais en ralit cette responsabilit est fictive dans les petits hpitaux et hospices et plus encore dans les bureaux de bienfaisance ruraux est donc la mre suprieure qui fait les achats en gros essaie de se procurer des drogues bon march de fa on grignoter de petits bnfices en prparant

    hpital des mdicaments qui ne sont pas tous rservs aux indigents mais qui sont vendus aux environs sans ordonnance et parfois sans prcautions Ap provisionnements au rabais stocks avaris commerce dangereux de substances toxiques on va retrouver ces critiques des mdecins avec plus aigreur et sans doute davantage de fondement gard des religieuses des campagnes

    Voici plus grave selon leurs censeurs les religieuses hospitalires abusent de leur autorit morale au dtriment de celle des mdecins et aux dpens de intrt public Ce despotisme variable selon les poques et les circonstances locales suppose la complicit affirme des pouvoirs clricaux ou au minimum la comprhension indulgente de opinion catholique les urs ne sont que des maillons un rseau qui les englobe Examinons les points les plus sensibles On sait que les rgles de certaines congrgations les rcusent pour les soins aux hommes atteints de maladies vnriennes et parfois mme de maladies de la peau Allant extrme et invoquant des raisons morales les religieuses et leurs partisans russissent vincer des hpitaux certaines personnes qui leur sem blent indsirables filles mres prostitues vnriennes trois catgories qui se recoupent partiellement o le placement de ces patientes dans des salles de gsine dpts de mendicit ou infirmeries de prison. est pourquoi pendant les deux premiers tiers du xixe sicle enseignement obsttrical et gynco-

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    logique des coles de mdecine provinciales li aux cliniques hospitalires se trouve paralys ou fortement entrav Quand imposent enfin des maternits services de soins et enseignement les religieuses tiennent beaucoup distin guer parmi les femmes enceintes les filles soumises et les indigentes de mme elles refusent longuement la prsence simultane dans leurs salles des lves sages-femmes et des tudiants en mdecine il est encore plus difficile de dsar mer leur rpugnance envers les femmes atteintes de maladies honteuses Toutes leurs objections vertueuses rsistent aux arguments populationnistes et mdico-hyginistes qui ne imposeront vritablement aprs Ordre moral

    intrieur des hospices autorit des mdecins est autant plus faible que les pensionnaires ne relvent pas une action thrapeutique intense ou suivie quartiers des enfants orphelins ou abandonns des vieillards et des alins calmes Ce pouvoir mdical et masculin est particulirement battu en brche dans les salles occupes par des femmes malades mentales les religieuses font rgner une discipline stricte il leur arrive infliger des punitions inadmissibles abuser de la camisole de force et de multiplier des tracasseries odieuses ou simplement puriles elles ne comprennent pas toujours dans le domaine des troubles de esprit les ides et les mthodes des alinistes rformateurs soup onns de vouloir absoudre les pchs en accusant la socit ou invoquant des

    maux purement physiologiques Dans la vie quotidienne des tablissements hospitaliers les religieuses vou

    draient instaurer un ordre et une rgularit susceptibles difier les mes et assujettir autant que possible les carabins qui ont pas toujours de la bonne conduite exactement la mme notion elles o des incidents des

    chahuts des altercations o on entend bas les bguines Elles se proc cupent avec un zle soutenu de accomplissement des devoirs religieux de tous les personnels compris les infirmiers et ls filles de salles dont la condition parat peu enviable tous gards Elles ne tolrent pas importe quel journal dans les services dont elles ornent les murs de crucifix et de statuettes pieuses pars de buis bnit Il est des mdecins anticatholiques qui fustigent les pressions morales exerces sur les enfants et les vieillards spcialement les discours sur Enfer exploitation du dsarroi engendrent les douleurs physiques et les sparations familiales Dans ces noirs asiles de la souffrance elles ont tabli intolrable dictature du bigotisme ... Elles savent profiter des paroxysmes de angoisse ou du dlire 25 Pourtant peu de mdecins mme parmi ceux qui les stigmatisent demandent la lacisation immdiate et complte des hpitaux les docteurs Alfred Naquet et Dsir Bourneville animent entre 1865 et 1885 une campagne dans ce sens qui se solde par un chec presque complet26

    Avant de refermer ce dossier on aimerait connatre opinion des tmoins les plus concerns les personnes hospitalises elles-mmes mais les indigents les malades et les affligs ne sont-ils pas toujours des muets dans histoire

    Le procs des religieuses des campagnes instruit surtout par des mdecins et diverses autorits allergiques au pouvoir clrical articule autour de cinq chefs accusation obscurantisme incomptence imprudence et ngligence got du lucre et dmdicalisation de certaines contres

    Obscurantisme Le grand mot est lch Ces saintes filles sont-elles bien du ct des Lumires de la science et du progrs Certains bons esprits en doutent coutons leurs arguments Elles sont soup onnes une indulgence coupable

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    pour la forme fataliste du providentialisme la maladie ou accident peut in terprter comme la sanction un pch pch originel pch mortel ou longue suite de pchs 27 la souffrance et mme la mortification du corps pren nent une valeur positive pour obtenir le salut de me Les religieuses ont- elles pas tendance ratifier la rsignation biologique des femmes du peuple et des autres aussi leur soumission des maternits ritres leur acceptation plus ou moins apathique des nombreux dcs enfants en bas ge 28 et le secret le fameux secret dont il faut voiler les difficults sexuelles par pudeur par honte par obsession du pch 29 Institutrices des petites filles incapables de les prparer leur rle conjugal et maternel ultrieur autrement que dans le conformisme le plus routinier elles leur enseignent le catchisme en leur faisant tirer aiguille et elles leur donnent parfois des le ons hygine envers qui font tonner les mdecins scientistes 30 une manire gnrale elles acceptent ou encouragent les procds thrapeutiques extra-mdicaux le culte des saints gurisseurs le recours aux prires neuvaines et plerinages.et espoir des cures miraculeuses dans le contexte de poque le contraire serait inima ginable Et les mdecins anticlricaux de dnoncer des coutumes imprudentes ou choquantes par exemple au moment des grandes pidmies ils ne peuvent gure empcher certains rassemblements caractre expiatoire et propitiatoire

    processions invocations publiques baiser de la patne qui risquent am plifier le flau De mme ils indignent de usage qui impose un baptme presque immdiat aux nouveau-ns que on dshabille mme hiver dans des glises glaciales Que dire de hystrotomie pratique sur des femmes enceintes qui viennent mourir afin de baptiser le tus coutume barbare o sont impliqus des religieuses et des ecclsiastiques 31 Obscurantisme encore si on doute des conqutes de la science la question se pose ds le dbut du sicle au sujet de efficacit des vaccinations antivarioliques Les religieuses sont cet gard une conviction trs difficile je pourrais mme dire une conduite quelquefois trs reprehensible gronde un ministre de Napolon en 1813 32 Souvent en effet elles ne peuvent pas ou elles ne veulent pas aller rencontre des prjugs populaires Lorsque par conomie dans les annes 60 plusieurs dpartements renoncent rtribuer les vaccinateurs des enfants pauvres et en remettent la bonne volont locale des bureaux de bienfaisance les religieuses qui les tiennent ne manifestent aucun empressement tout au contraire on com prend alors les hcatombes de 1870-1871 Dans le dernier quart du sicle elles frondent les lois rpublicaines admettent dans leurs coles des enfants non vac cins et boycottent effrontment les mesures pidmiologiques prescrites par les autorits Les vaccinations ne sont pas seules en cause on enregistre encore des rticences plus ou moins durables et profondes selon ge des religieuses et les contres gard de emploi du thermomtre anal des premires injections sous-cutanes et de la chloroformisation des parturientes Ainsi aux yeux blouis des positivistes irrationalisme exacerb joue dans histoire de la misre humaine un rle tantt sinistre tantt ridicule

    Le second grief articul contre les religieuses des campagnes incomptence pour excuse tre involontaire mais dans les plaintes il tient beaucoup de

    place Ignorantes illettres dnues de toute espce instruction dpourvues de toute connaissance mdicale ces jugements insistants et

    redondants fusent de toutes parts mdecins des pidmies membres de jurys de mdecine ou de conseils hygine professeurs coles ou de facults de

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  • ONARD LES RELIGIEUSES QUI SOIGNENT

    mdecine pharmaciens maires sous-prfets prfets magistrats. Le suprieur des Filles de la Sagesse doit connatre parfaitement cette ralit quand il leur crit en 1867 vitez de soigner par vous-mmes ces maladies graves et difficiles dont le traitement requiert des tudes que vous avez point faites et des connaissances que vous avez point acquises 33 On peut se demander si les religieuses des campagnes ont pas fait leur apprentissage mdical dans des hpitaux sous le contrle des mdecins cela se produit parfois en effet mais une part les congrgations qui desservent les campagnes ne sont pas toujours reprsentes dans les hpitaux et autre part on observe plus couramment la dmarche inverse il faut que les religieuses jeunes capables de supporter les fatigues de la mdecine rurale fassent leurs preuves la campagne avant tre rcompenses par un service hospitalier relativement moins pnible En gnral si un trio de saintes filles se fixe dans un village les deux plus instruites oc cupent de la petite pharmacie et de cole et est la plus ignorante ou la plus jeune qui va soigner les indigents des environs

    imprudence et la ngligence sont filles de incomptence aprs nos sources tendancieusement mdicales les bonnes urs des campagnes ne pren nent pas toujours toutes les prcautions souhaitables pour conserver prparer et dbiter les remdes de leurs officines on les accuse des plus funestes mprises de posologie notamment avec des substances toxiques 34 Il en qui hsitent pas jouer du bistouri et certaines sans barguigner attaquent ainsi des tumeurs autres ou les mmes prtes toutes les tmrits sont nvroses de la lancette aprs avoir saign outrance elles osent plus faire appeler un mdecin qui constaterait tendue des erreurs commises 35 Tant que la mdecine diplme ne peut pas se prvaloir de grandes russites thrapeu tiques les dnonciations de cet ordre sont contraintes une certaine discrtion Puis dans les annes 60 les socits de Association gnrale des mdecins de France commencent dresser des listes effarantes de bvues grossires parfois mortelles dont leurs concurrentes se seraient rendues coupables on tombe en pleine tragdie Enfin elles transforment en catastrophes des pidmies de rougeole ou de diphtrie dont elles ont cart les mdecins le ton monte car le prestige tout neuf de la science rend dsormais intolrables ces activits marginales et prilleuses On est amen inexorable conclusion que toutes ces religieuses au lieu de constituer un bien pour la socit sont au contraire pour elle un danger rel et permanent36

    Avec le quatrime reproche adress aux religieuses des campagnes le got du lucre on croit vader de la zone des drames Certes ce grief conomique fait couler beaucoup encre amre Comme les religieuses pharmaciennes des petits hospices dj voques celles des officines rurales achtent bon march des drogues de qualit infrieure que leur envoient des grossistes peu scrupuleux ou que leur fournissent des nues de colporteurs et de Gaudissart gyro vagues Sont-elles victimes sont-elles complices On en discute les inspecteurs des pharmacies et autres magasins assimils voudraient bien en avoir le ur net encore faudrait-il que leurs visites fussent permises et/ou srieuses En effet malgr la loi bien des maires des sous-prfets et des prfets ne veulent pas que ces inspections viennent rvler officiellement que ces vnrables filles dtien nent des remdes secrets et des produits vnneux ou elles prparent sans or donnance des mdications complexes infractions qui entraneraient lgalement la fermeture de leurs officines Mais le scandale fait tache huile on dj ex-

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  • LES DECINS ET LES SOIGNANTS

    pliqu pourquoi elles vendent autant que possible leurs mdicaments aux familles aises qui elles peuvent demander des prix intressants ayant pignon sur rue elles exploitent toutes les classes sociales elles portent au riche des potions nombreuses et varies que celui-ci peut payer elles envoient au pauvre une banale et maigre tisane 37 En ne faisant payer que les drogues elles font conomiser le montant des honoraires et sont donc auprs des artisans et paysans des concurrentes irrsistibles du corps mdical

    On en vient alors au dernier grief celui qui met en cause la fois la situation des mdecins et futurs mdecins et la mdicalisation des classes sup rieures Cette dmdicalisation il est vrai ne est manifeste gravement que dans les rgions les plus clricales L en chassant des mdecins installs les religieuses suscitent inquitude des familles bourgeoises des cantons entiers parfois contigus perdent leurs praticiens ce qui prcipite afflux autres congrganistes le cas limite est offert par le Morbihan dont les effectifs mdicaux tombent de 106 en 1841 67 en 1881 et qui compte 89 officines illgales tenues par des urs en 1861 puis 166 officines de ce genre en 1884 Dans Ouest armoricain la densit mdicale devient autant plus mauvaise que le nombre des religieuses pharmaciennes augmente les mdecins intresss en sont parfaitement conscients on imagine leur amertune contre cette tendance que le clerg montre sans cesse emparer des emplois lucratifs de notre socit 38 il peut arriver que certains lvent un jugement plus politique et dnoncent la mauvaise organisation de la sant publique

    Ces uvres de charit qui sont cependant un exercice illgal de la mdecine ne prouvent-elles pas il existe une grande lacune dans nos institutions de bienfaisance ... Les coupables sont nos yeux ceux qui tolrent un tat de choses ils ne veulent point changer en donnant indigent malade des cam pagnes le mdecin et les mdicaments ncessaires pour le traiter 39

    Cette grogne des caduces nous permet de mesurer les limites du pouvoir des mdecins au xixe sicle Deux offensives mdicales contre les abus signals tournent court une dans la dcennie soixante quand le second Empire prend ses distances par rapport glise romaine et autre dans la dcennie quatre- vingt au temps de anticlricalisme opportuniste

    Dans une large mesure est la lutte contre exercice illgal qui cimente la confraternit mdicale impossible en douter quand on examine implantation initiale des socits de dpartement ou arrondissement appartenant Association gnrale de prvoyance et de secours mutuels des mdecins de France fonde en 1858 elles se consacrent en priorit la dfense profession nelle en commen ant par des enqutes locales discrtes ou approfondies Puis elles procdent des dmarches courtoises auprs des autorits ecclsiastiques tandis que leurs dirigeants parisiens du Conseil gnral de A.G.M.F agissent auprs des ministres intresss et surtout auprs du ministre de Instruction publique et des cultes Les mdecins re oivent en gnral des rponses bienveil lantes des vques rdigent des circulaires pour mettre les religieuses en garde elles entendent rappeler interdiction de fabriquer des mdicaments officinaux de vendre quelque remde que ce soit et exercer la chirurgie elles doivent observer en tant que gardes-malades les principes de prudence et de gratuit Mais elles font la sourde oreille sachant toujours se retrancher derrire la notion urgence pour traiter des malades ou des blesss payants La charit

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    est ingnieuse mes trs chres urs je ne doute pas que cette belle vertu dont vous portez le nom ne vous inspire les moyens de soulager humanit souf frante 40 Dans ces conditions les effets dissuasifs sont minimes Faut-il aller aux poursuites judiciaires Les mdecins se heurtent des magistrats ironiques ou rsigns toujours prts se persuader que les bonnes urs soignent gratis ou au mieux consentent leur adresser des conseils de discr tion Aller en justice est pour les mdecins prendre le risque affronter des tmoins circonvenus apeurs ou hostiles et des juges qui croiraient faire une mauvaise action en sanctionnant si peu que ce soit de saintes filles Menacer simplement de les traner devant des tribunaux soulve la rprobation esquissent-elles dans une pieuse fcherie une grve des soins des ptitions cir culent des notables ameutent le peuple contre les mdecins des pauvres at troupent les insultes pleuvent..

    Quand vient enfin la Rpublique celle des vrais rpublicains opinion mdicale porte par des succs scientifiques qui honorent et valorisent la pense

    libre escompte une revanche En vrit les politiciens anticlricaux se bor nent restreindre importance des religieuses par quelques mesures minimales par exemple inspection lgale de leurs officines par les inspecteurs des pharmacies doit tre dsormais effective ou bien les maires sont obligs de choisir les vaccinateurs des enfants pauvres parmi les personnes munies de diplmes 41 ce qui doit en carter les urs Dans ensemble et sur le problme essentiel malgr des enqutes officielles qui amnent un ministre de la Justice Jules Cazot reconnatre la gravit des faits les autorits rpubli caines font preuve de la plus grande tolrance Il ne faut certes pas envenimer la question scolaire plaie vif Gouverner est aussi savoir reconnatre le poids des ralits mme dsagrables indispensables ces pharmaciennes illgales le sont devenues tout comme les urs des hpitaux le mal est fait elles ne peuvent pas tre remplaces de sitt par des diplms on ne doit pas priver brusquement de tout secours pharmaceutique certaines des populations rurales qui en bnficient42 Les syndicats mdicaux tout jeunes 43 essaient de passer outre cette timidit officielle d us des fins de non-recevoir des ministres ils alertent les procureurs mais les parquets avertis ne bougent gure Le syndi calisme rencontre les mmes pierres achoppement que le mutualisme mdical La Rpublique manifeste clairement son indulgence par article 16 trs discut de la loi du 30 novembre 1892 sur la rorganisation de la profession mdicale en effet pour tomber sous le coup des sanctions qui punissent exercice illgal il faut que la personne non diplme prenne part habituellement ou par une direction suivie au traitement des maladies ou des affections chirurgicales ainsi

    la pratique de art dentaire ou des accouchements sauf les cas urgence avre les mots souligns par nous permettent pargner les religieuses

    ailleurs chemin faisant elles adaptent de mieux en mieux aux changements graduels une science mdicale plus efficace laquelle il faut avouer elles rendent dsormais des services remarqus Les critiques les plus graves vont tomber elles-mmes

    Le condominium La guerre donc pas eu lieu entre cornettes et caduces Il est pas

    question de venir maintenant rfuter en bloc les accusations que des mdecins

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  • LES DECINS ET LES SOIGNANTS

    ont accumules contre les religieuses qui soignent au fil du xixe sicle mais une lecture plus attentive du dossier peut faire apparatre les raisons profondes du compromis de fait qui instaure entre eux Le corps social on le sait tolre longuement de fructueuses contradictions le sicle du romantisme et du scien tisme coule tout entier en dsquilibre permanent le pour et le contre changent de bons procds

    voir les choses de plus prs les religieuses bien que dpositaires des plus anciennes traditions ne se placent jamais vraiment en opposition la mdecine

    scientifique Elles ne sont pas du tout les agents une anti-mdecine magique ni un contre-pouvoir fminin ni une contre-culture paysanne Sauf exception elles ne sont pas des sorcires Certes dans leurs mains la mdecine et la pharmacie officielles sont plus ou moins volontairement effranges dulcores en fonction des coutumes et des ressources locales elles annexent et l des recettes de bonnes femmes qui leur semblent valables elles incorporent innocemment quelques rites paganisants ou christianises et elles mettent beau coup contribution les animaux et produits de la ferme les lgumes et fruits du jardin loin de la ville elles improvisent prenant des liberts avec le Codex comme avec la loi de ventse est de la mdecine tempre par les distances... mais il pas de diffrence de nature entre leur mdecine et celle des mdecins La preuve est elles ont des trousses mdicales elles emploient des instruments du mdecin ou du chirurgien ventouses lancette bistouri. elles saignent et purgent imposent la dite ou administrent le quinquina elles imitent les prescriptions mdicales dans la mesure du possible elles ont parfois toute la gamme de la pharmacope achetant leurs drogues chez des pharma ciens en gros puis adoptant enthousiasme les spcialits conditionnes en cachets pilules granuls et perles ds elles apparaissent Dj ce niveau elles introduisent de la mdecine et de la pharmacie couvertes du pavillon de la charit parmi des populations qui refusaient quelquefois ces sciences

    Il faut revenir ici sur le problme de information mdicale des religieuses pour nuancer le reproche de nullit intellectuelle qui plane sur certains docu ments Il existe des ouvrages qui leur sont destins comme le Manuel de mdecine et de chirurgie usage des urs hospitalires Nantes 1836 ur Philomne dans le roman des Concourt qui porte ce titre 1861) tudie un peu de mdecine lmentaire Dans les hpitaux il leur est recommand tre tout yeux tout oreilles pendant la visite des chefs de service elles apprennent alors ce ils consentent leur expliquer les rsultats dpendent donc en partie de la patience et de habilet pdagogique des mdecins hospitaliers exp rience aidant certaines finissent par en savoir davantage un officier de sant parfois frottes de latin elles sont moins dpayses que autres en pharma cologie Les religieuses des campagnes ne sont pas lettres on dit elles ignorent la rhtorique et la grammaire mais elles sont rarement analphabtes or il existe de nombreux ouvrages et priodiques de vulgarisation mdicale crits par des mdecins tudiants ou journalistes ou professeurs) diffuss par les colporteurs ou par autres voies Ils portent des titres vocateurs Manuel de sant Mdecine sans mdecin Vrai Manuel de la mdecine des pauvres Avis au peuple sur sa sant Conseils aux mres La Sant pour tous etc Les sous-titres ne sont pas moins loquents ils adressent aux notables aux chtelains aux matresses de maison et naturellement aux religieuses. celui-ci encourage pratiquer automdication tel autre se prsente comme le guide des mres et

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  • ONARD LES RELIGIEUSES QUI SOIGNENT

    des nourrices pour la gurison des maladies de leurs enfants 44 des auteurs se spcialisent dans les questions hygine et veulent toucher le public profane un journal mdical srieux dans un prospectus se recommande aux maires aux curs aux propritaires aux chefs tablissements aux mres de famille aux dames de charit 45 ne tmoignant pas un souci jaloux de monopole professionnel mais prenant ainsi le risque de faciliter exercice illgal de la mdecine Pourquoi les religieuses qui soignent auraient-elles pas accs cette littrature utile et varie Enfin elles disposent videmment de certains documents origine administrative concernant les secours aux noys et asphyxis les empoisonnements par les champignons les morsures animaux enrags les piqres de vipres etc en raison des distances tout cela figure sous le chapeau des urgences

    Le niveau instruction des religieuses et leur souci information mdicale dpendent dans une large mesure de leur origine sociale Il faudrait donc une tude statistique sur les familles des urs soignantes si la plupart semblent bien tre des autochtones extraction rustique on pu constater dans Ouest armoricain sans faire un dnombrement prcis que des mdecins ont souvent des filles des urs ou des cousines dans des congrgations soignantes voquons au passage quelques aspects de ce milieu social les tudes des gar ons cotent cher aux familles et on du mal doter convenablement les

    filles o parmi elles une forte proportion de clibataires celles qui auraient besoin de se dvouer autrui et qui ont pas la possibilit de faire des tudes mdicales engagent dans les ordres ou tiers ordres autant plus volontiers en se consacrant humanit souffrante elles imitent sous le voile la vocation ou la profession un pre ou un frre admir et elles profitent aussi une certaine exprience familiale diffuse Encore faut-il que la conviction catholique vienne soutenir ce choix Or ces rencontres se produisent au sein de vritables dynasties de mdecins clricaux et lgitimistes mdecins des chteaux des couvents et des presbytres familles qui engendrent par surcrot des prtres des zouaves pontificaux et des politiciens de droite de l sortent des religieuses qui atteignent des fonctions de responsabilit et qui en tant que

    mres suprieures par exemple constituent un lien affectif et culturel entre pouvoir clrical et pouvoir mdical

    Au-del des changes de politesses ce lien exprime aussi dans une vritable alliance professionnelle dont la porte psychologique ne saurait chapper il est frquent que des mdecins couvrent exercice illgal de la pharmacie et de la mdecine urgente par les religieuses et ils associent elles une manire fructueuse si elles sont accuses ou inquites ils dclarent hautement elles soignent conformment leurs directives et tout est dit ils ratifient ou rparent ventuellement leurs initiatives quand svissent des pidmies uni formes ils leur dlguent leurs pouvoirs curatifs aprs tre passs une premire fois dans la contre et ils se flicitent elles puissent surveiller localement excution de leurs ordonnances dans esprit de beaucoup il suffit de super viser activit soignante des urs comme le docteur Ancien Rgime devait le faire gard des petits chirurgiens et comme le docteur nouveau doit encore le faire dans certains cas par-dessus paule de la sage-femme de 2e classe ou de officier de sant Trop heureux de ne pas avoir perdre leur temps sur de mauvais chemins ni multiplier des courses mal payes pour des pansements nausabonds ces mdecins estiment souhaitable que les religieuses continuent

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  • LES DECINS ET LES SOIGNANTS

    de filtrer les appels des indigents de manire que les pauvres ne se mettent pas lever des exigences trop prtentieuses envers le corps mdical

    On est loin dans ce cas des rigueurs des anticlricaux endroit de obs curantisme traditionaliste Tout au contraire comme pour un change de bons procds ce sont les religieuses qui font appeler en cas de besoin les praticiens elles prfrent est--dire les bien-pensants par leurs accointances elles empchent installation de mdecins concurrents elles ne voudraient pas recommander ou celle de pharmaciens ruraux qui retireraient au bon mdecin du coin le droit tre propharmacien ce qui signifie le droit de dlivrer lui-mme les remdes ses propres clients 46 Elles influencent les familles aises elles slectionnent parmi les mdecins diplms ceux qui prsentent les meilleures garanties morales elles arbitrent avantage de celui qui son banc rserv glise de sa paroisse et elles oprent un rabattage exclusif en sa faveur Un maire le reconnat ingnument Le mdecin qui voit habituelle ment nos malades proclame hautement il jamais eu plus de clients que depuis que nous avons un tablissement de urs 47 Elles ont aucun mal identifier les mdecins qui vivent dans la mouvance de glise ceux qui par exemple feront diligence pour faire venir un prtre au chevet une personne en danger de mort les intrts des gens glise et des gens de mdecine semblent parfois imbriqus Le clerg qui joue un rle capital dans les mariages les hritages les clientles ducation les bonnes places et les belles positions de la bourgeoisie mdicale 48 ce clerg ces confesseurs et professeurs coles

    libres se font un plaisir de renseigner les religieuses soignantes Il existe les puissants rseaux des anciens lves des tablissements secondaires confession nels les Bonnes uvres les Bons Livres la Bonne Presse la Socit Saint- Vincent-de-Paul les congrgations laques le patronage des apprentis adminis tration de la fabrique etc qui constituent des chanes de solidarit et des terrains de rencontre oublions pas partir de 1877 la Facult catholique de Lille aprs 1879 la Confrence Laennec et depuis 1884 la Socit mdicale de Saint- Luc Saint-Corne et Saint-Damien qui rassemble les mdecins clricaux sont organiss en commun par des religieuses et des mdecins catholiques des plerinages Rome Auray et surtout Lourdes

    En tout tat de cause les urs introduisent des mdecins dans les familles humbles elles connaissent Elles inoculent la mdecine au peuple des fidles dont elles combattent parfois le fatalisme rural Elles lui donnent habitude de considrer ce recours au mdecin comme normal et bientt comme indis pensable Par leur attitude mme elles valorisent le bon docteur le grand docteur le docteur dit que le docteur veut que ces petites phrases rsonnent de la mme manire que Monsieur le cur dit que Zles et respectueuses elles inspirent aux familles par mimtisme la mme dfrence et la mme soumission Elles manifestent et diffusent ainsi la prgnance de homme de la science et de homme de science o la complaisance empres se de nombreux mdecins qui profitent de cette magnifique rclame de cette passation de pouvoirs du clrical au mdical pour emboter le pas aux religieuses et infiltrer partout

    Quelles que soient les contestations les mdecins trouvent bonne la collabo ration troite avec les religieuses soignantes au chevet des patients deux niveaux extrmes les soins du corps les plus rpugnants compris la toilette et

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  • ONARD LES RELIGIEUSES QUI SOIGNENT

    ensevelissement du cadavre) et les troubles de me les moins matriels angoisse)

    Le premier aspect est trivial une part elles tendent remplacer les petits chirurgiens qui excutaient sous Ancien Rgime les tches prescrites par les bonnets carrs purges saignes pansements. autre part elles accomplis sent ce que le mdecin distant ou press ne peut ou ne veut pas faire il ne fait que passer elles reviennent pour les corves et attardent sur les plaies hideuses On comprend mieux ici les loges hyperboliques qui leur sont dcerns anges de charit de dvouement et de douceur humilit volontai rement assume le on de christianisme

    autre bout de tre humain les mdecins ne sont pas toujours mcon tents de action psychologique du discours religieux Certains malades il faut en convenir peuvent trouver des soulagements ailleurs que dans la mdecine le docteur Henri Ligard conclut sa thse sur les saints gurisseurs par une note conciliante Mdecin je oublie pas que lorsque nos remdes se rvlent im puissants il est heureux il ait encore le recours la religion 49 II ne faut pas ngliger ces possibilits exceptionnelles un docteur anticlrical admet non sans grogner

    II mme intrt pour le mdecin profiter dans un but thrapeutique de tat inconscient de suggestion de son client et de le pousser au miracle il est de la race des miraculs ai t interne dans une salle hpital dans laquelle se trouvait une ur intelligente qui au moment o elle prparait des malades partir pour Lourdes nous demandait si tel ou tel pourrait tirer profit de son voyage Nous avons vit grce cette heureuse initiative les fatigues un long voyage des incurables et peut-tre favoris la gurison de symptmes purement fonctionnels chez des nerveux 50

    Quand il faut donner un sens aux souffrances ultimes quand sonne heure de agonie le mdecin se retire sur la pointe des pieds et passe la parole la religieuse

    une manire plus courante les urs doivent servir intermdiaires entre le vocabulaire glacial du mdecin et la famille inquite qui dsire une sorte de traduction Elles enjambent les barrires sociales et verbales parce elles ont oreille des femmes Complicits et bavardages fminins soudent une sociabilit spciale surtout la campagne et dans les petites villes Compatissantes et ser- viables elles polarisent la faveur et mme la ferveur des femmes mdiatrices entre la bourgeoisie intellectuelle et le sexe faible elles annoncent les bonnes et les mauvaises nouvelles elles distillent les petits secrets et les conseils topiques est le pain quotidien de leur tche sociale

    il est un domaine o leur rle peut largir est bien celui de hygine Les bains par exemple contre lesquels on lve parfois des objections morales ne sont accepts que si elles insistent Les fumigations guytoniennes et les dsin fections chlorures chez des particuliers dpendent trs souvent de leurs bons offices Elles peuvent dire un mot pour dissuader les campagnardes de laver leur linge ou leurs lgumes dans des abreuvoirs ou des routoirs Leur avis est dter minant sur des questions de propret ou alimentation des nourrissons elles ont droit de vie ou de mort sur la faune des puces et des poux Aprs la dcouverte des microbes une nouvelle mission requiert leur zle convaincre les

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  • LES DECINS ET LES SOIGNANTS

    femmes du peuple de la ncessit de combattre cette forme moderne du Mal an nexer aux traditions mnagres cette exigence pare du jeune prestige de la science apprendre aux enfants se laver les mains faire bouillir eau ou le lait rpandre eau de javel profusion brler les effets des contagieux etc Jeunes docteurs et jeunes religieuses marchent du mme pas sur les chemins phniqus de antisepsie et de asepsie tuves autoclaves gants et outils striliser blouses blanches immacules tout cela ravit la minutie des religieuses Vac cines contre le doute par leur conformisme profond elles apprcient et divulguent enthousiasme les certitudes de la mdecine bactriologique ds elles sont estampilles par les sommits acadmiques

    On sait dj que les vaccinations antivarioliques ont gagn la partie dans opinion que dans la mesure o le clerg les approuve publiquement poque napolonienne les prfets demandent aux vques de faire annoncer par les desservants les tournes des mdecins vaccinateurs sans toujours obtenir satisfaction En somme hors de glise point de vaccine Ce sont les reli gieuses il faut persuader dans le premier tiers du sicle pour vacciner les or phelins un hospice ou les enfants une salle asile Tant que le clerg ne se fera pas un devoir annoncer la vaccine on peut tre certain elle tendra peu hors de la classe un peu instruite reconnat un prfet navr en 1818 51 Si les gens glise cessent de considrer la variole comme un chtiment divin rien empche de se rallier la prvention La vaccine est un prservatif dont la Providence permis la dcouverte et que nous devons compter au rang de Ses bienfaits52 La souplesse du pro videntialisme lubrifie tous les retourne ments

    propos de variole revenons aux temps forts des calamits pidmiques est le rseau des officines rurales qui sert de support logistique la distribution des secours Gnralement les mdecins incriminent la malnutrition et la misre ce qui est flagrant pour les terribles dysenteries t-automne et proposent aux autorits que soient prpars et donns des vtements des couvertures du linge des soupes du pain et parfois de la viande et du vin les religieuses aides de personnes charitables excutent ces dispositions comme le veut la tradition et ainsi se tisse encore de village en village la toile des complicits mdico-clri cales Une objection contourner certains contagionnistes se plaignent de in souciance hroque des urs au milieu des varioleux ou des cholriques cette tmrit explique principalement par leur foi Nous prions le Bon Dieu disent-elles gaiement et nous acceptons de mourir il le veut53 Mais il faut rappeler que pendant longtemps beaucoup de mdecins la majorit et lite

    soutiennent dans leurs crits notamment pour le cholra et la dysenterie la thorie de infection de prfrence celle de la contagion et refusant alarmer les populations dsirent au contraire galvaniser la solidarit familiale et sociale solidarit que certaines religieuses portent un point incandescence mystique

    Dans un autre ordre ide trs frappante est la manire dont la colonisation rapproche outre-mer religieuses et mdecins Il existe pourtant un courant anti clrical persistant chez les mdecins militaires et les mdecins de Marine mais entraide impose malgr quelques accrocs fraternit Europens diffusant les vaccinations soignant les yeux couverts de mouches distribuant la quinine et rpandant simultanment la langue fran aise et les conseils de propret Les mdecins sont satisfaits de voir les religieuses alphabtiser catchiser et mettre les populations en mesure de comprendre et apprcier leurs directives Les

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  • ONARD LES RELIGIEUSES QUI SOIGNENT

    religieuses sont contentes que la civilisation occidentale et chrtienne apparaisse techniquement suprieure celle des indignes est aussi convaincre voire convertir Ainsi dans les colonies mdecins et religieuses prennent habitude de se prter main-forte exprience que ni les uns ni les autres oublieront54

    On se demande parfois comment les Lumires sont descendues dans le peuple typique du xixe sicle le processus on vient de dcrire illustre ce cheminement Somme toute les religieuses de la mme manire que les mdecins catholiques finissent par rendre les armes la science Le malade est plus essentiellement la victime des pchs humains et des chtiments divins mais la victime du milieu et de hrdit La thologie des causes secon des entrine cela aisment si la Cause premire est toute-puissante et inconnais sable la mdecine et les autres sciences relvent des causes secondes o esprit exprimental et rationnel peut se mouvoir en libert

    Concrtement dans bien des rgions en dpit des ratures la cornette et le caduce ne font pas trop mauvais mnage En tout cas on ne peut pas opposer rigoureusement pouvoir clrical et pouvoir mdical les religieuses occupent une position stratgique intersection de ces deux domaines aux frontires floues Quoique porteuses de idologie de la rsignation qui pourrait les ranger du ct du refus mdical elles sont aussi des militantes de idologie de la charit qui les mobilise chaleureusement sous la bannire de la mdicalisation

    Chacun sait que le monde mdical est pas un bloc sans fissure tant en faut en mme temps le xixe sicle voit difice clrical se lzarder sous les coups de boutoir de la pense promthenne Il des mdecins qui pchent sur les deux rives comme les religieuses soignantes elles-mmes Tant que la conjoncture conomique et sociale ne permet pas de financer autrement la mdicalisation des pauvres assistance continue pouser benotement la tradi tion charitative abri de cette continuit les pratiques mdicales vont voluer rapidement ambivalence des religieuses investies de missions multiples mnage la transition ensuite elles contribuent innocemment clricaliser la fonction mdicale lui confrer le prestige solennel que la profession mdicale va peut-tre perdre dans le dernier quart du xxe sicle

    Jacques ONARD Universit de Haute Bretagne

    NOTES

    Cf Mme Jacques BERTILLON ne Caroline Schuitze Polonaise) La Femme-mdecin au XIXe sicle thse de mdecine Paris 1888

    Jules SIMON et Dr Gustave SIMON La Femme au XXe sicle 1892 pp 93-104 Pour mnager les intrts des familles des pharmaciens un arrt application du 25 ther

    midor an XI autorise quand mme les veuves tenir pendant un an officine de leur mari condition tre aides par un lve capable et srieux L encore la femme est place en tutelle malgr son droit de proprit Cette position subordonne se manifeste clairement chez les

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  • LES DECINS ET LES SOIGNANTS

    sages-femmes est un docteur qui doit diriger les cours accouchements destins aux lves sages-femmes de 2e classe ce sont des docteurs qui sigent dans les jurys forms pour les recevoir en cas accouchement laborieux elles doivent appeler un docteur. Quant art den taire qui ne fait pas objet un monopole lgal la Cour de cassation admet il pas de diplme que mme une femme puisse exercer rduit ses actes matriels arrts du 23 fvrier 1827 et du 15 mai 1846)

    Claude LANGLOIS attire attention sur les tertiaires on appelle stricto sensu bonnes urs dans son article Les tiers ordres du diocse de Vannes dans Structures religieuses

    et clibat fminin 1972 Faute de place je ne donnerai ici que les rfrences des citations ensemble de mon ex

    pos est inspir par les documents que ai consults pour prparer ma thse de doctorat tat laquelle je renvoie thse soutenue le 10 janvier 1976 devant Universit de Paris-IV sous le titre Les Mdecins de Ouest au XIXe sicle

    uvres compltes d Pourrai 1836 XVII 14 Rapport du jury mdical de la Mayenne en 1804 Arch nat. 17 2425 Thoriquement les drogues simples doivent tre fournies par un droguiste connu et

    comptent les mdicaments officinaux par un pharmacien lgalement re Il est entendu que les mdecins sont seuls habilits prescrire ces remdes Mais comment pourraient-ils contrler effectivement les soins donns par les religieuses domicile

    Une circulaire signe de Martignac le 16.4.1828 permet aux religieuses de vendre certains remdes ce que conteste un arrt de la Cour de Bordeaux le 28.1.1830 et ce interdira vainement instruction gnrale du 31.1.1840

    10 Rapport du Dr Ad Toulmouche le 13.2.1839 la Socit des sciences et arts de Rennes Arch dep de Ille-et-Vilaine 18 Td l)

    11 Rsolution du Conseil gnral des Ctes-du-Nord vote le aot 1854 12 Le Concours mdical 1883 634 13 Rapport du Dr Eonnet le 25.4.1883 14 Rapport du Dr Jules Marchal le 19.7.1884 Le Concours mdical 1884 542 15 Archives de la Maison provinciale de Rennes 16 Renseignements communiqus par Lagre statistique adresse la Direction gnrale

    des Cultes en 1891 17 Matthieu 10 8) 18 Luc l) 19 Prire diffuse par abbaye du Mont-Saint-Michel et encore imprime par vque de

    Coutances et Avranches le 5.3.1955 20 Lettre du maire un village de la Mayenne le 20.6.1890 Arch dep de la Mayenne 1452 21 Dr Henri BON Prcis de mdecine catholique Alean 1935 580 22 Victor Hugo fait dire une bernardine Un mdecin ne croit rien Cf Les

    Misrables d Nelson II 193 23 Dr Etienne MARTIN Prcis de dontologie... 1914 pp 55-56 24 Ce sont souvent des travaux de vannerie de filature de tissage ou de couture Le ministre

    Duchtel condamne esprit de spculation qui anime les religieuses circulaire du 31.1.1840 chap vin article 39)

    25 Dr Ernest URDEROY mdecin anarchiste Pour la Rvolution Jours exil 1855 d du Champ Libre 1972 192

    26 Bourneville est le promoteur des coles infirmires laques pour lesquelles il compose des manuels

    27 glise soutient en effet la thse de action pathogne du pch Cf Dr Henri BON op cit. et pp 392 408

    28 Quand un enfant meurt on rpte le proverbe Dieu nous donn Dieu nous

    906

  • ONARD LES RELIGIEUSES QUI SOIGNENT

    repris Et des urs de charit disent un enfant baptis qui succombe sera un ange du Bon Dieu lettre du Dr Angebault le 26.3.1840 Arch dep de la Loire-Atlantique 1358)

    29 Les gens de la campagne regardant toutes les affections dans les parties sexuelles comme maladies honteuses prfrent souffrir beaucoup mme exposer la mort plutt que de les dclarer lettre de officier de sant Perrigault en 1830 ibid 1355)

    30 Dans un village breton une fillette tant morte de diphtrie la religieuse institutrice emmne trois lves embrasser pieusement le visage de leur camarade contamines deux entre elles sont emportes rapport du Dr Gascon de Redon le 9.4.1885 Arch dep de Ille-et-Vilaine 20 Mg 7)

    31 Rapport du procureur gnral relatif un usage de arrondissement de Montfort le 22.8.1837 ibid 20 Mr Cf aussi affaire Abondance Haute-Savoie) dans Le Concours mdical 1883 140 et Le Voltaire du 22.5.1882

    32 Lettre de Montalivet ministre de Intrieur Barante prfet de la Loire-Infrieure le 6.11.1813 Arch dep de la Loire-Atlantique 1344)

    33 Lettre du 12.1.1867 Archives de la Maison provinciale de Rennes 291 34 Beaucoup refusent de tenir le registre des substances vnneuses prescrit imprativement

    par ordonnance du 29.10.1846 35 Rapport du Dr Bijon de Quimperl le 7.5.1861 devant la Socit des mdecins du Finis

    tre 36 Conseil hygine de Ploermel le 16.5.1879 37 Rapport de Bijon dj nomm le 7.5.1861 Sans toujours rouler sur or certaines

    officines peuvent ce jeu gagner 000 francs par an 38 Rapport du jury mdical de la Loire-Infrieure pour 1840 Arch dep. 231) 39 Dr Gabriel LEBORGNE Le Mdecin 1846 II pp 138-139 40 Lettre-circulaire de la suprieure des urs vron le 29.5.1858 Arch dep de la

    Mayenne 1450 La notion urgence revient opportunment dans un arrt du 14.8.1863 de la Cour de cassation qui autorise en cas urgence les religieuses pratiquer la saigne et poser des sangsues

    41 Circulaire de Tirard ministre de Agriculture et du Commerce du 26.8.1880 42 Lettre confidentielle du sous-secrtaire tat Intrieur Lon Bourgeois du ler 1889 43 Les premiers syndicats datent de 1881 44 Dr L.J.M ROBERT Manuel de sant 1805 45 Prospectus de la Gazette de sant en 1819 46 Les religieuses peuvent mme faire bnficier leurs mdecins propharmaciens vassaux

    des prix de gros que leur consentent leurs droguistes et fournisseurs obliques Exemples dans le Morbihan en 1861 Arch dep. 3911 et dans la Mayenne en 1890 Arch dep. 1452)

    47 Lettre du maire de Ile-aux-Moines le 4.5.1859 Arch dep du Morbihan 991) 48 Devenir mdecin un collge religieux est un tremplin professionnel envi 49 Thse de doctorat en mdecine Paris 1903 50 Dr Etienne MARTIN op cit. 55 aprs ce texte la religieuse intelligente place la

    possibilit de gurison miraculeuse en arrire-garde de la thrapeutique classique elle semble se rallier interprtation scientiste quant aux nerveux et abandonner les incurables leur sort fatal..

    51 Lettre du prfet de IUe-et-Vilaine le 15.10.1818 Arch dep. 20 Mk l) 52 Circulaire de vque de Nantes le 25.7.1825 Arch dep de la Loire-Atlantique

    1344) 53 J.-F DERVAUX Le Doigt de Dieu les Filles de la Sagesse Il 1955 162 54 La solidarit de la mdecine de instruction et de la religion en terre coloniale est tudie

    par Yvonne TURIN dans son livre Affrontements culturels dans Algrie coloniale 1830-1880) Paris Maspero 1971

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    InformationsAutres contributions de Jacques LonardCet article est cit par :Faure Olivier. La mdecine gratuite au XIXe sicle : de la charit l'assistance. In: Histoire, conomie et socit. 1984, 3e anne, n4. Sant, mdecine et politiques de sant. pp. 593-608.Christophe Charle. Histoire professionnelle, histoire sociale ? Les mdecins de l'Ouest au XIXe sicle, Annales. conomies, Socits, Civilisations, 1979, vol. 34, n 4, pp. 787-794.

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    PlanLa floraison des cornettes La grogne des caduces Le condominium