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CARGO

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Gérard Spi tér i

C A R G O

roman

Olivier Orban

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Olivier Orban, 1987 ISBN 2.85565.324.X

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A la mémoire de J. S.

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« Come on ships from the lower bay ! Pass up or down, white sail'd schooners,

sloops, lighters ! » W a l t W H I T M A N

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L'histoire se passe bien loin de nos saisons, là où les mappemondes font en général un pli. Sur un globe, il faut baisser les yeux et chercher du doigt ce grain de terre dans un chapelet d'îles étalé en désordre entre le continent australien et la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Ce territoire de la mer de Corail était désigné jusqu'en 1980 par ces mots : Nouvelles- Hébrides (condominium franco-britannique). Il s'appelle à présent Vanuatu.

Sur l'île de Tanna survit un volcan dont le bruit s'entend de tous les points de la côte Est, comme un coquillage livrant la mer à l'oreille. Les récifs coralliens l'entourent presque continûment. Ce « presque » pourrait résumer toute l'histoire. C'est là en effet, dans ce maillon ouvert, que vit un petit peuple de Mélanésiens qui attend, le dos au volcan et les yeux tournés vers l'océan, l'arrivée d'un bateau qui les comblerait de richesses. Un rêve brûlant comme la lave. Ils pourraient s'appeler les fils du feu.

Leur temps n'est pas le nôtre. Ils sont d'un autre âge. Ils n'attendent qu'un bateau... Ce n'est pas la mer à boire mais cela forme tout de même la matière d'un mythe, toujours ardent.

Surtout quand l'histoire officielle se met à désirer ces rivages...

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CHAPITRE PREMIER

Tanna, novembre 1941

La chute d'une noix de coco fit sursauter Garywill. Mauvais réveil. Depuis le début de son mandat de délégué britannique dans l'île — trois ans déjà ! — il était pourtant familier de ces coups de masse sur la pelouse de la légation. Ces ponctuations formaient le rythme des tropiques. Mais jamais il n'avait éprouvé cette surprise, ce trouble mêlé d'agacement. Soudain ce bruit recomposa le silence. Accoudé sur le parapet de la véranda, il s'était redressé, mis au garde-à-vous par un ordre secret.

Pourquoi cette alerte dans l'air tiède, alors que l'aurore apportait chaque fois la même promesse et sa déception elle-même ?

Il descendit et alla promener un regard perplexe sur le matin de l'île. Le calme était déplié, tout semblait en ordre : la mer lustrant le sable noir où dormaient les pirogues, léchant les rochers d'où s'élançaient les frégates, la digue du port comme un défi aux écueils, un ciel toujours impur. Le soleil faisait saigner les palmiers, épongeait la rosée et libérait la terre de son parfum âcre.

Il revint sur ses pas, inspectant ce décor qui n'en finissait pas d'être immobile. Droit devant, le mont Tokesmaru qui faisait remonter jusqu'aux nuages le vert profus de l'île ; à droite, l'épais tissu d'herbes blanches, si hautes qu'elles dissimulaient les chevaux sauvages. Au loin, invisible mais présent par son souffle, le volcan Yasür dont l'alizé portait parfois les vapeurs jusqu'au sud. Et puis, à un jet de pierre, le clocher du temple,

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pointe blanche et dure de la doctrine presbytérienne érigée sur un vert domestiqué, abritant dans son crépi le dieu âgé d'un siècle — domaine du pasteur Mike Nicol attaché depuis une décennie à combattre les esprits insulaires. Rien de changé sous les nuages venus des Fidji qui se métissaient aux bouffées du Yasür.

Le drapeau britannique mollissait sur le toit de la véranda. Les cocotiers, bagués de métal pour barrer l'ascension des rats, faisaient des éclats sur la pelouse. A leurs pieds, les crabes de terre pénétraient dans les trous en faisant craquer les feuilles. Des perruches criardes fouillaient la verdure. Pas de quoi s'alarmer. Tout s'éveillait autour de lui mais sa sérénité fondait sans bruit.

Saisi par une annonce inexprimée, il vit aussitôt virer au sombre les couleurs du passé.

Trois ans qu'il avait débarqué là, en pleine saison humide, trois ans à recommencer tous les jours la même journée, des matins sans nombre à voir le soleil découdre la nuit dans l'océan, un temps soumis à l'offensive de l'ennui et qui s'était écoulé comme la vie d'une comète. Trois ans dans cet éclat volcanique du condominium, régime insensé, unique au monde, compromis politique mûri dans les têtes affolées des amiraux anglais et français pour imposer pasteurs et colons.

Sujets de George VI, citoyens de la III République s'engour- dissaient parmi des populations vivant quasiment à l'âge de l'innocence. Condominium — Pandemonium ! Royaume du chiffre et de l'écriture dans l'immensité du Pacifique... Journées passées à affronter le droit coutumier, autrement dit les pierres et le vent.

Et le soir venu, whisky et vin rouge délimitaient les frontières des occupants aux mains blanches, dans les maisons aux solives de bourao coiffées de tôle ondulée, livrées aux mêmes moustiques anophèles près des lampes à pétrole, dans l'ignorance des parlers qui animaient les villages où brûlait l'esprit des ancêtres.

Cette cohabitation à trois voix, Garywill en sentit soudain l'inanité dans ce huis-clos cerné par l'océan, au moment où l'Europe était prise de folie. Il se souvint qu'il passait son temps à attendre un signe du monde civilisé, grâce à la goélette qui arrivait une fois par semestre et aux vacations radio qui le mettaient en liaison avec Port-Vila.

Ses inconstances agissaient comme un poison de la volonté ! Tanna les favorisait.

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Cette île si loin de l'Angleterre ! Cinq cent soixante kilo- mètres carrés de tourbe, de basalte, de rochers hostiles, d'arbres torturés, de plaines et de mornes et ce volcan toujours actif, bosse large qui crachait en grondant des gerbes de feu et dont la cendre n'en finissait pas de noircir les pandanus ! Un exil en somme, dans ce rond de fumée en plein Pacifique Sud, figé dans le soufre, soumis aux cyclones, avec la mission de maintenir avec son collègue français du district de Choiseul une loi bicéphale sur des Canaques qui n'entendaient que la voix des totems !

Ses névroses anglicanes pesaient sous son casque colonial. Le prétendu détachement britannique n'était pas son fort. Le voilà planté là à presque quarante ans, ne cessant de faire le tour de sa conscience en caressant la moustache brune qui soulignait ses formes pleines et en rajustant ses lunettes d'écaille, relégué, disqualifié, tandis qu'il apprenait que son pays faisait échec aux avions d'Hitler. Des avions ! Ici le ciel ne ronronnait qu'au son du vieux Farman qui venait déposer sur l'herbe de Lenakel quelques boîtes de conserve et des journaux dont les nouvelles périmées allaient bientôt envelopper les produits du drugstore de l'Écossais Whiphead.

Nouvelles-Hébrides ! Fallait-il que James Cook, le compa- triote du marchand, fût à ce point enivré de malt et de soufre pour voir, entre lave et corail, l'image de son Écosse natale en abordant Port Resolution en 1774 ! Pour Garywill, ce matin-là, l'entrelacs de noir et de vert ne figurait qu'un tartan funèbre. Et le pâté hébridais mitonné par deux empires n'était plus pour lui qu'une témérité risible, la cendre d'une fatalité historique. Un ricanement du destin.

Même la beauté des lieux ne le touchait plus. La chaleur amollissait ses sens. Il avait oublié l 'éblouissement qui l'avait saisi quand, arrivant par cette mer de Corail au pouvoir d'aimanter les rêves d'aventure, il avait vu venir à lui l'île haute dont les premiers navigateurs n'avaient jamais omis de signaler l'aspect magique, irréel, avec son volcan à la fois paisible et vif, comme un péril apprivoisé, ses collines douces, ses banians qui agrippent une terre en deuil, ses nakatambols fastueux, cette terre sans danger, récompense suprême après que l'on a échappé aux rocs fatals à La Pérouse et déjoué les pièges à boussole de cette zone aux dérèglements magnétiques.

Il n'était plus sous le charme des bouquets de palmes qui se balançaient au bord des passes étroites, des cocotiers inclinés sur le bleu pur en hommage aux albatros dont les ailes

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blanches griffaient parfois le reflet de la lune. Et ces bougainvillées empourprant les sombres promontoires, ces hibiscus accrochés aux feuilles de bananiers qui ornaient les portiques des villages !

Sur cette véranda dont les lattes ne craquaient plus que sous les pas d'improbables visiteurs, il ne se souvenait plus, ne voulait pas savoir que Tanna était l'île sacrée, élue par les Canaques de tout l'archipel, siège des dieux qui s'obstinaient à tracer des cercles sur la plaine des cendres entre le volcan Yasür et le lac Siwi. Ces noces du feu et de l'eau célébrées en permanence dans un territoire « tabu » hypnotisaient les cinq cents yeux de la tribu d'Ipeukel au bord de Sulphur Bay.

Les souvenirs n'attiraient plus le bonheur. Ni cette jeune Mélanésienne de la tribu namba, attachée au culte du Cargo, qu'il avait prise pour compagne après qu'elle eut été jugée impure par les siens, et dont la présence quasi muette le rassurait, ni ce calme, ni le bercement de l'eau dans les anses ni le bon droit issu des lois politiques et religieuses n'apaisaient son inquiétude. Soudain les soirées chez Whiphead, où l'on trempait sa nostalgie dans le whisky, lui apparaissaient comme des veillées de deuil avec la femme tonkinoise de l'Écossais, toujours prompte à maudire les Japonais en lissant son pantalon de satin noir, les convictions définitives assenées par son homologue français Rouézé sur la politique interna- tionale et les sempiternelles plaisanteries sur les tribus anthropophages qui finiraient pas s'entre-dévorer après avoir purgé l'île des prédicateurs et des colons.

Ces bonheurs dérisoires étaient à présent supplantés par l 'amertume du soufre qu'il sentait jusque dans sa pipe. Non, rien n'avait changé, mais tout pouvait commencer. Les croyances, la voix des ancêtres distillaient des rumeurs de renouveau. Des relents de sourde hostilité remontaient de la terre. Tanna devenait un terrain de mésentente, habité par des moustiques, une terre humide qui cachait des secrets au cœur du mangana — ces orties serrées au bord des pistes. Le mutisme pourtant habituel de sa compagne, les gestes mécaniques de son serviteur, ces coups sur le pré, tout cela prenait un autre sens.

N'étions-nous pas la veille du Toka, grande fête rituelle des Nambas dont la liesse nocturne faisait vibrer l'esprit des ancêtres sur les tambours ! Cette nuit-là, le grondement du Yasür, semblable à des hurlements dans de grands tuyaux d'orgue, prendrait un autre écho. Garywill se demanda s'il

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n'était pas, à sa manière, un otage des Nambas, ces indigènes d'Ipeukel qui vivent dans l'attente d'un Cargo pourvoyeur de richesses inédites. Quelque chose lui disait la fin d'un monde et cela brusquement l'étreignit d'une peur inconnue.

Cargo ! Ce mot forgé dans les profondeurs du volcan s'inscrivait-il à présent dans les nuages ?

Cargo, la grande affaire des Nambas ! L'étoile des mages pour un village où tout le monde était roi. Cargo ! C'était à lui seul le résumé de la magie des constellations qui clignotaient au soir des espérances, du soleil qui tombait dans le cratère pour y puiser son feu du jour, un bateau démesuré, île flottante du dieu Manup venue de l'au-delà des mers qui viendrait déposer sur le sable ancestral la manne du Nouveau Monde.

Le Cargo et son histoire participaient de la sourde déman- geaison qui assombrissait la journée du Britannique. A quoi bon, se surprit-il à penser, contrarier cette foi comme s'évertuait à le faire le pasteur armé du Livre ? Pourquoi flétrir Kilibob, le dieu noir, et glorifier Manup qui dispensait ses trésors à Greenpoint ? Tout disait que Manup avait surgi des cales comme le virus de l'espérance et, subitement, un fantasme s'empara de Garywill, une de ces idées que les îles du Pacifique font germer dans les esprits qui ont depuis long- temps quitté l'Europe : le Cargo naviguait dans les têtes avant que d'exister. Il était temps qu'il arrivât. Il souhaitait le voir, lui aussi...

Il se garderait bien de confier cette pensée à Rouézé, esprit voltairien rompu à l'ironie, toujours prompt à sanctionner d'un mot ou d'un regard de telles fantaisies. Il regardait alors son île en se disant qu'il allait s'y dissoudre.

La vanité de sa présence agissait comme une torture. Aujourd'hui encore, il lui faudrait régler les conflits entre tribus pour des vols, les luttes d'influence dans les chefferies, surveiller les plantations, prévenir les règlements de compte, envoyer par la goélette des rapports qui allaient encombrer les bureaux de Port-Vila, après qu'un coup de tampon aurait étouffé leur écho. Tout cela prenait les formes de « tok-tok » — conversations à n'en plus finir qu'il avait l'illusion d'arbitrer.

Le pasteur Mike Nicol proposait volontiers ses services pour les querelles. Il avait sa méthode : le Dieu tout-puissant décrétait le chemin à suivre ; il suffisait de lire la volonté de Manup, autrement appelé Jésus-Christ. Manup passait ainsi aux yeux des « man-Tannas » pour une instance pratique, le dieu de la technique et du progrès Un mal nécessaire.

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Et puis ses hymnes étaient beaux. On les chantait avec entrain, dans le temple, dans les cases et leur écho polypho- nique donnait des vibrations émouvantes. Pour le reste, la parole était l'objet d'une vénération unanime. Rouézé était très au point dans ce domaine, appliquant en toutes circons- tances la méthode étudiée à l'école de la France d'outre-mer : donner à son interlocuteur le sentiment qu'on est son obligé et suggérer la force sous le miel des mots. La main de fer, etc. Il tok-tok bien, disaient de lui les chefs coutumiers. Quant aux Nambas, ils ne voulaient rien savoir. Le village d'Ipeukel était tabu pour les Blancs comme pour les Canaques des autres tribus. Leur foi dans le Cargo les tenait à l'écart. Kilibob et Manup, dont il fallait hâter l'union, attireraient le Cargo vers leur baie.

Prisonnier de ses frayeurs, Garywill percevait à présent l'île comme un espace à trois dimensions — Ipeukel, Choiseul, Greenpoint : une trinité tragique. Ses certitudes d'homme blanc vacillaient. Peut-être un Cargo lui apparaissait-il ? Un bateau fantôme. Il roula un œil vide sur le saule qui pleurait sur la pelouse peuplée de cocotiers occupés à perdre leurs poids de gangue verte, planté entre deux rosiers grimpant sur des piliers approximatifs et des hibiscus qui s'épanouissaient un peu partout. Une autre noix de coco fit un trou dans la terre et il faillit en lâcher la pipe du matin qu'il s'apprêtait à bourrer. Tout à coup, il prit conscience d'une brusque accélération du temps comme si, au-delà de l'habitude, cette noix trop lourde lui faisait franchir une limite.

Mais pourquoi avait-il voulu voir le soleil se lever sur Greenpoint ?

Il faut dire qu'il avait passé une bonne partie de la nuit à recuire ses vieux remords. Prostré dans cette île dont la verdure bouillonnante ne figurait plus pour lui qu'un jardin d'expiation, il avait gratté un passé encombré de vide, tels ces cimetières de son Sussex natal qui n'ont plus que le vert du gazon pour relever les espérances. Il faut dire aussi qu'il avait écouté la veille quelques nouvelles dans sa radio asthmatique, bloc noir ligoté de fils dont les lampes faisaient une plaque jaunâtre sur une table bancale. A travers les grésillements il avait appris que, d'après certaines informations provenant de Sydney, des Japonais soutenus par une force navale et aérienne considérable avaient conquis plusieurs îles de l'ar- chipel malais. Y avait-il de quoi s'émouvoir ? Le Pacifique est si vaste et les marchands de riz déguisés en samouraïs — c'est

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ainsi que Rouézé les nommait — ne seraient jamais assez fous pour s'avancer vers les Nouvelles-Hébrides régies par deux empires. Seule la femme tonkinoise de Whiphead aurait matière à réveiller ses vieux démons. Au reste, aucun ordre officiel n'avait été envoyé par Port-Vila. Et même la guerre en Europe n'arrivait dans ces îles qu'avec des échos assourdis. Au fil des mois, ce conflit lointain n'était considéré à Tanna que sous l'angle abstrait d'une question de forme. C'était une histoire d'un réaménagement de territoire où l'Allemagne frappait plus fort à la porte des grandes nations. Il fallait attendre, comme toujours. La torpeur insulaire s'y prêtait bien. Alors pourquoi cette irritation ?

Garywill alla prendre ses jumelles et les régla sur le mont Tokesmaru, lieu de pélerinage des Nambas : l'Olympe. Tou- jours le même vert sombre et son glabre sommet traversé de nuages que le vent glaçait de rose ; la toison de pandanus sur la terre fumante ; le soleil qui s'enroulait autour des banians et perçait l'odeur de la nature en décomposition. Au loin, tout autour, des îlots innombrables, dans l'unité d'une même solitude, invisibles. Des sentinelles au service de l'étirement du temps...

Il se réfugia dans un rêve tiède en attendant le thé qu'allait lui servir son boy. Il prenait son petit déjeuner toujours seul sur la véranda.

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CHAPITRE II

Le jeune Mélanésien ne tarda pas à se présenter, short et chemise kaki, raideur composée — suivant un protocole britannique d'autant plus strict qu'il devait accentuer le contraste avec l'usage français — chargé de fruits qu'il déposa sur la petite table de rotin. Garywill prit une papaye gluante et s'entendit rappeler par son serviteur que ce jour marquait la veille du Toka, la grande cérémonie rituelle des Nambas. Cette fête paralysait l'île entière, tandis que Sulphur Bay et les abords du volcan devenaient le cadre d'une frénésie sacrée. Le petit Noir d'ordinaire peu loquace avait annoncé cela d'emblée, bien qu'il ne fût pas directement concerné par l'événement. Comme la plupart des insulaires, il considérait les agissements des Nambas, leur folie du Cargo, comme une anomalie risible mais souhaitait que l'on fît le nécessaire pour les contenir dans leur secteur.

Garywill se caressa la moustache, se disant que c'était là, peut-être, qu'il fallait chercher la raison de son inquiétude. Il se souvint que cette fête annuelle, au début de la saison humide, faisait le vide dans l'île. Couvre-feu imposé par la loi des ancêtres. Trois jours durant, les Nambas se livraient à des débordements qui paralysaient les étrangers au clan. Les Blancs attendaient que ça se passe ; les Canaques ne quittaient pas leur village. Toute la population avait des airs d'otage. Première mesure : veiller à circonscrire Ipeukel et s'assurer de la fermeture du drugstore afin de prévenir toute consomma- tion d'alcool.

Une fois le thé pris, Garywill souffla comme s'il avait lavé sa mémoire, s'étira en écoutant la mer puis, subitement aiguil-

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lonné, rentra dans sa demeure et appela Namil, sa compagne. Pas de réponse. Le vent dépliait les rideaux. Un air de désertion flottait sur ses dossiers. La jeune femme n'avait pourtant pas pour habitude de se faire attendre. Elle se présentait, muette et sage, dans le manou qui entourait ses reins, dès le lever du jour avant de s'adonner à des activités occultes dont il n'avait jamais eu à se méfier.

L'émotion de Garywill fut à son comble quand il prit conscience de ne l'avoir pas vue le matin. Plus de répit maintenant. Il la chercha dans tous les coins. La natte de pandanus qui lui servait de couche était froide dans la petite chambre où elle avait choisi de dormir seule.

Il rappela son boy qui venait de finir la vaisselle. — Dis-moi, as-tu vu Namil ce matin ? Le jeune homme baissa les yeux mais son regard avait trahi

une expression de gêne. Il prit un temps pour répondre après avoir dit non de la tête. Puis il laissa tomber, en un souffle : « Namba ».

— Que veux-tu dire, explique-toi ! — Mister, je sais seulement que les Nambas rassemblent

tous les membres de la tribu pour la fête du Toka, même ceux qui ne vivent pas à Ipeukel. Namil est des leurs, ils ne l'ont pas oubliée.

— Oui, je sais, dit Garywill agacé, mais ils l'ont répudiée. Le serviteur osa : — Elle a été répudiée parce que... elle avec vous, Mr. Ga-

rywill. Cette explication d'une logique imparable heurta le Britan-

nique. Serait-il l'artisan de son propre malheur à cause de cette maîtresse dont la présence sous son toit lui avait attiré déjà tant de railleries de la part de ses coreligionnaires ? Un concubinage officiel ! Que n'eût-il pris l'exemple de Rouézé qui arrangeait ses petites affaires en douce, sans « s'afficher ». Et voilà qu'il fixait le drapeau au-dehors, ne sachant s'il y cherchait un réconfort ou la confirmation d'une obscure culpabilité. Songeur, il prit une contenance en mâchonnant sa pipe.

Que faire maintenant ? Il avait toujours eu du mal à prendre des décisions. Voir Rouézé, c'était s'exposer une fois de plus au ridicule ; demander audience au chef Aisek eût été de la dernière incongruité. On ne traitait pas d'affaires de ce genre avec le dignitaire d'un groupe qui n'avait jamais compris le comportement de l'homme blanc à l'égard de la femme.

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L'amour était pour eux l'invention d'une divinité facétieuse qui avait voulu se moquer de ces créatures dont le soleil blessait la peau, si fragiles qu'il leur fallait quelque chose de mou pour se coucher sur la terre. C'est pourquoi il leur fut infligé le baiser, des mots et des gestes qui font rire les esprits autour des feux de paille et qu'on imitait en plantant le taro et l'igname, les plantes vivrières aux formes sexuées...

Dans un élan faussement assuré, il demanda : — Que vont-ils faire d'elle ? A ton avis, il vont la... — No, no Mister, se récria le boy, comme s'il était effrayé

que l'on pût penser quelque chose d'aussi terrible, les Nambas ne tuent que les ennemis de leur tribu. Ils considèrent que chacun d'entre eux détient une part du secret du Cargo. En supprimer un, c'est se priver d'une voix divine. Vous savez, ils sont peu nombreux, cinq cents peut-être.

L'administrateur rectifia, par réflexe : — Deux cent cinquante, à peine, d'après mes renseigne-

ments. Les Nambas s'étaient en effet montrés rebelles au recen-

sement. — Alors ? — Je ne sais pas au juste, Mister, ils ont des tas de curses, de

sortilèges. Ils vont sans doute lui faire boire du kava pour lui faire dire le secret des Blancs, le secret du Cargo, le pouvoir du Manup.

— Toujours la même histoire, marmonna-t-il. Garywill se sentit pris au piège du culte qui, jusque-là,

n'avait pris la forme que d'un secteur interdit, une zone tabu. Il avait renoncé à s'aventurer dans ce coin de Tanna depuis le jour où le chef Aisek avait planté sa lance devant lui en désignant le volcan, quand il avait accompagné l'ingénieur du cadastre chargé de faire des relevés. Alors, il n'avait plus cherché à savoir ce qui se passait du côté de Sulphur Bay. La piste qui passait naguère non loin du village ne portait plus de traces de pneus ; la terre du volcan les avait effacées. Secteur banalisé, oublié, lunaire. A présent, c'était un peu de lui-même qu'on avait pris en otage. Le boy lui dit : « Elle reviendra », et il n'en fut pas plus rassuré.

Il revint près de la couche de Namil et aperçut en son milieu une tache ocre sur laquelle il passa un doigt. Un rond de latérite y avait été tracé. Il ne se donna pas la peine de déchiffrer ce signe. « Encore une de leurs fadaises », pensa-t-il. Mais la peur perlait sur son front.

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Revenu sur la véranda, il eut la surprise de voir son boy accroupi dans l'escalier, mal à l'aise, la tête dans ses mains. Ce n'était guère son habitude. Une fois de plus, Garywill pressentit un signe qu'on voulait lui cacher. Il marqua son impatience en martelant du pied le parquet, comme un acteur en attente d'une réplique.

— Mister, et le serviteur fit un geste large en direction de la baie des Nambas, le voilier blanc est revenu. C'est le bateau de l'aventurier qui revient tous les trois ans, le voilier de celui qu'on appelle Vilar, mauvais présage. On dit qu'à chaque fois qu'il est là, les Nambas se révoltent, on ne sait pas pourquoi. Ils ont soufflé dans le boubou toute la nuit pour l'accueillir.

Garywill se souvenait d'avoir entendu parler de ce type et de son voilier qui suscitaient l'admiration des marins. Les esprits enfiévrés d'alcool, de kava et de soufre proclamaient que c'était un seigneur des mers, le messager de la mer de Corail, venu de nulle part, porté par l'alizé, toujours prêt à tendre la main aux insulaires, bien qu'il quittât rarement son bateau. D'autres assuraient que cet homme « ni noir ni blanc » se livrait à un commerce obscur, du trafic d'armes, d'alcool ou de santal, avec la complicité des pirates diraks venus de Malaisie. A chaque fois qu'une vedette côtière l'avait arraisonné dans les eaux territoriales des Nouvelles-Hébrides, la fouille n'avait donné aucun résultat. Sa présence cyclique demeurait mysté- rieuse. Mais pourquoi l'associer à l'enlèvement de Namil ? Garywill sentit comme une conjuration se tramer contre lui. Il donna congé à son boy pour les jours de liesse qui s'annon- çaient du côté du volcan et se résolut à prendre le chemin de la mission.

Aux abords du temple presbytérien, il vit des couleurs mouvantes ; c'étaient les robes multicolores des femmes, ces longs morceaux d'étoffe au décolleté carré couvrant le corps nu qui offusque Jésus. Des hymnes vibrants transpiraient des murs de pisé. L'office venait de prendre fin et Mike Nicol ne tarda pas à paraître, petit homme sec aux lunettes cerclées d'or, tout habillé de noir et de certitudes. Il laissa venir à lui le délégué britannique comme il aurait accueilli un pécheur repenti. Il s'était toujours méfié de Garywill qu'il trouvait un peu flottant, peu enclin à fréquenter le temple et surtout assez bête pour vivre avec une Namba — autrement dit une créature de Satan. Mike Nicol affichait la froide assurance du représen- tant de la loi suprême. A ses yeux, Garywill n'était bon qu'à incarner le bras armé de la Bible.

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— Parson, il s'est passé quelque chose la nuit dernière. Namil a été enlevée.

A peine eut-il dit cela qu'il le regretta. Cet aveu l'accusait. Sans doute aurait-il mieux fait de parler des signes, des présages dont il avait eu connaissance par son boy. Mike Nicol savait les interpréter, les déjouer. Il sentit déjà la réprobation sur le visage du pasteur qui se durcit en un rictus.

— Garywill, ce qui vous est arrivé, vous l'avez cherché. Vous connaissez les Nambas, vous avez sur eux des dossiers bien fournis. Ne savez-vous pas que même leurs frères de sang les tiennent pour des égarés ? Leur histoire de Cargo, leurs rites, leur férocité, vous connaissez tout ça, n'est-ce pas, mais vous n'avez jamais compris qu'il fallait les combattre par la seule arme qui ait prouvé son efficacité : la foi, notre foi. Vous voyez ces tribus qui viennent chez moi, eh bien, je leur donne le seul contrepoison. Ce Livre que je tiens en main, c'est la révélation de tous les secrets, le vaccin contre les mauvais esprits. Si je n'étais pas là, nous aurions tous été jetés à la mer, et même ce Rouézé qui fait le malin. N'oubliez pas, Garywill, c'est sur le terrain fertilisé par la parole sainte que les nations modernes ont planté leur drapeau. Aidez-moi à faire germer le bon grain. Les Nambas ont la haine des autres. Ceux qui viennent chez moi apprennent l'Amour, unique garantie de la paix sur l'île. C'est simple, non ? Et vous, vous avez mis le diable dans votre maison, quelle folie ! Comment espérez-vous exercer votre autorité ?

— Parson, vous savez bien que la présence de Namil chez moi était précisément une manière de préserver la paix. Le chef Aisek l'a reconnu. Et puis, elle a agi librement.

— C'est une façon de voir, mon cher William, répondit le pasteur avec l'aplomb du savoir sur l'innocent. Les dieux nambas sont instables. Du jour au lendemain, les Nambas décrètent ceci, cela. Ils n'ont pas de mémoire, tout change avec eux. Il suffit que le sorcier proclame un oracle pour que tout recommence. Moi, je leur donne du solide, un texte écrit dé-fi-ni-ti-ve-ment. Croyez-moi, ils comprennent, sinon toute l'île serait vouée au culte du Cargo, et ils joueraient du nal-nal sur le port de Lenakel.

Garywill comprit vite qu'aucun argument n'entamerait les convictions du pasteur. Celui-ci lui recommanda d'aller voir Rouézé afin de prendre toutes les dispositions utiles en cas de

1. Massue hébridaise utilisée pour abattre les porcs.

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révolte. « Et surtout, n'allez pas voir Aisek ; évitez soigneuse- ment Sulphur Bay, aucun contact avec les Nambas. » Ses conseils sonnaient comme des ordres.

Garywill rentra chez lui. Les femmes de Greenpoint lui firent des sourires, les enfants aussi.

Il rassembla la poignée d'hommes qui lui servaient de gendarmes, des Mélanésiens de la tribu des Som, connus pour leur loyauté envers l'homme blanc et qu'il gratifiait d'un modeste salaire, d'un uniforme kaki et d'une casquette noire garnie d'un ruban à damiers. Impossible de leur imposer des chaussures. Ils étaient fiers de porter cette tenue qui leur conférait un peu de la magie de Manup. Garywill les fit aligner devant le drapeau britannique.

— Voilà, vous allez contrôler les contours de Sulphur Bay, surveiller les chemins et m'indiquer tous les déplacements inhabituels. Veillez à empêcher tout rassemblement du côté du drugstore. Vous devrez me rapporter tout renseignement sur ce qui se passe dans l'île, tout ce qui vous semble anormal.

C'est alors que l'un d'eux déplia un grand morceau de toile qu'il avait sous le bras. Il disait l'avoir trouvé du côté de White Sands. Il suffit à Garywill d'un simple coup d'œil pour qu'une émotion nouvelle le saisît. Cette tache rouge sur du blanc, aucun doute, les Japonais avaient débarqué sur l'île. Il se précipita sur son poste de radio pour prévenir Rouézé. L'enlèvement de Namil, la fête des Nambas, le voilier blanc, tout cela fut noyé par l'urgence d'agir, l'instinct de survie. Les man-Tannas n'avaient jamais vu de Japonais — du moins des hommes qui se disaient japonais. Certains même pensaient qu'il s'agissait d'une invention des Blancs, pour leur faire peur.

Assis devant la petite table qui pliait sous le poids de l'appareil, Garywill tenait le micro d'une main fébrile. Une dizaine d'yeux noirs, assombris par des sourcils saillants, lisaient sur son visage une panique qu'ils ne s'expliquaient pas. L'homme blanc n'avait-il donc pas la force ? On finit par entendre dans la boîte noire la voix du délégué français, si calme et bien posée qu'on croyait que rien de grave ne pouvait arriver. Garywill masqua sa nervosité en empruntant le ton le plus neutre possible pour annoncer la découverte d'un emblème nippon, l'enlèvement de Namil et le signe laissé sur sa couche. Sceptique, Rouézé demanda d'examiner les deux

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pièces de tissu. Tant de symboles circulaient dans le Pacifique, tant de croyances que l'isolement et l'air du large attiraient sur ces morceaux de terre ! Mais pourquoi lier la disparition d'une Canaque à une invasion japonaise ?

C'était bien sûr du côté des Nambas qu'il fallait orienter les recherches. La voix du Français, entrecoupée de silences, résonnait comme un rappel à l'ordre, malgré les « oui, mais » de son interlocuteur. L'entretien fut bref, toute décision différée. Garywill revint alors observer la pièce de tissu.

S'agissait-il vraiment de l'emblème nippon ? Les gendarmes confirmèrent l'intuition du Français.

Le sergent prit la parole : — Mister Garywill, c'est le signe de Manehivi, le dieu

namba des Trois Volcans. Ici la noix de coco, rouge comme le soleil de Sulphur Bay, dans un rond. Ils disent que le Cargo aura cette marque, ou bien celui qui annoncera son arrivée.

Et il ajouta, comme une conséquence logique : — Namil a été reprise parce qu'ils croient qu'elle connaît le

secret du Cargo. — Mais justement, grogna Garywill, les bâtiments japonais

ont tous ce pavillon. Et il alla chercher un livre pour leur exhiber le drapeau de

l'empire du Soleil-Levant. — C'est bien ça, non ? Puis, devant la carte tendue sur la moisissure sous le portrait

de George VI, il fit tourner son doigt autour de la partie nord des îles Salomon.

Les hommes demeuraient incrédules. Ces distances mises à plat n'évoquaient rien pour eux. Par son graphisme, son point trop rond, ce blanc trop dur, le signe nippon ne pouvait être confondu avec celui de la tribu d'Ipeukel. Le dessin sur la natte était à leurs yeux une signature. Décidément, les Blancs ne croient que les livres, ils ne savent pas voir, look-look, devaient-ils penser. Pour les man-Tannas, aucun doute : ils voyaient une noix de coco entourée de sa gangue, la petite queue en dessous. Et puis, l'aspect fruste de l'objet, la texture, la couleur trahissaient l'artisanat de Sulphur Bay...

Garywill se sentit plus seul que jamais. Les récriminations de Mike Nicol, la lucidité du Français et les visages de ses hommes avertis de son trouble formaient autour de sa raison

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une barrière d'impuissance. Il alla s'asseoir sur le fauteuil de la véranda qui se balança au rythme de son énervement. Sur le pré, devant lui, un gros crabe de terre se saisissait d'une noix et en sciait l 'écorce de ses pinces. Le vent ramenait par moments la plainte rauque du volcan, laissant deviner les gerbes de feu qui l'accompagnaient. Le soleil aussi était brûlant. Sa pipe était mauvaise. Il se leva, cracha par-dessus la balustrade et, en proie à des pensées contradictoires, rentra. Il baissa les stores tandis qu'un frisson de danger lui parcourait le dos. La chaleur qui dilatait les narines et alourdissait le cerveau finit par l'assoupir.

Il fut tiré de sa torpeur par la petite sonnerie de la vacation de quatre heures et quart. Comme d'habitude depuis des mois, l'essentiel des nouvelles internationales délivrées par un bulletin sommaire concernait la guerre en Europe : Hitler s'était cassé les dents sur les falaises de la Manche au cours de la bataille d'Angleterre. Il se sentit fier d'être anglais bien que le monde européen eût perdu pour lui ses limites. Quant aux Nouvelles-Hébrides, l'empereur du Japon avait donné l'assu- rance à George VI qu'il ne s'en prendrait pas à l'archipel. Seules étaient visées les anciennes dépendances de l'empire du Soleil-Levant : Salomon, Fidji, Marshall sous contrôle amé- ricain. Garywill pensa à la Tonkinoise qui ne cesserait plus de faire infuser sa haine des Japonais dans son thé de Tangwen, tandis que les lords de l'Amirauté continueraient de se faire friser les moustaches à l'Hôtel Raffles de Singapour. Pas un mot sur Tanna et la fête rituelle susceptible de provoquer des troubles. Les îles du sud étaient du reste rarement mention- nées dans les bulletins d'information. Il exposa les mesures qu'il avait prises. Son supérieur ne fit aucun commentaire. La civilisation s'arrêtait au trentième parallèle.

Poussé par la curiosité autant que par le devoir, Garywill décida de se rendre seul du côté de la baie des Nambas en contournant l'île par le nord. Sur la pirogue à balancier, le youyou traditionnel, il arma le moteur. L'eau couleur de ciel était lisse à Greenpoint. Le visage tendu, les yeux plissés, étonné par sa propre audace, il s'aventura dans les eaux claires, accompagné par le ronronnement de son vieux Seagull. De chaque côté de la mince étrave, des poissons d'or faisaient des étincelles. Non loin, des dauphins traçaient des

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demi-lunes noires sur le bleu de l'océan. Le reflet des polypiers et des gorgons perlait à la surface tandis que le soleil allumait sur les récifs l'ombre errante des nuages. Garywill prenait rarement la pirogue. Vue de l'extérieur, l'île lui parut paisible. Plus de moustiques, plus de mangana urticant mais un vert intense bordant la sombre arène des criques inexplorées. Il en aurait presque oublié d'être inquiet tant était grand le calme du littoral. Comment croire que, dans ce grain de terre où tout semblait si simple, des hommes tout habillés eussent introduit les perruques dans les prétoires, les serments sur le livre noir, les armes à feu, le shilling, le franc N.H., en plus de la « monnaie-cochon » — ces défenses recourbées en spirale, valeur d'échange établie par la coutume ? Et puis ce Cargo, épidémie de luxe, ce Cargo qui dérangeait l'ordre du temps et le dialogue des dieux. Comment même croire ici à la guerre en Europe qui faisait ressurgir le spectre des tranchées du premier conflit mondial, les cartes de rationnement, les convois sur les routes et les carcasses de fer sur les « champs d'honneur » ? La mer donnait ici l'illusion de laver tous les crimes. Le malheur moderne y faisait naufrage. Une main sur la barre, l'autre sur sa pipe, il avançait vers il ne savait quelle révélation.

Arrivé à un demi-mille environ de Sulphur Bay, il coupa les gaz. Le youyou continua à glisser et l'on pouvait entendre le grondement de la houle mêlé à la respiration du volcan. Il s'engagea dans l'anse de Port Resolution, langue océane dans le basalte, le port où son ancêtre Cook était venu observer le passage de Vénus sur le disque solaire. Le fourreau du premier Cargo ! Une étrange sérénité émanait de cette flaque de bleu outremer enchâssée dans le noir des grands rocs où glapis- saient des sternes, des frégates, sous un soleil filtré par les palmes qui projetait sur sa surface des figures mouvantes. Le temps devenait fluide et doux. Il échoua sa pirogue sur la fine bordure de poudre sombre d'où montait une saillie. Le Yasür donnait de la voix, faisant rouler dans ce couloir de pierres son rugissement auquel s'ajoutait une autre rumeur, difficile à identifier, des voix diffuses. Il mit un moment à comprendre que ce bruit venait de la mer, plus exactement de la pointe rocheuse qui répercutait des sons venus de l'autre côté, de Sulphur Bay probablement. Il grimpa jusqu'au surplomb parmi les blocs déchiquetés qui égratignaient ses bottes, porté par une chanson que la grève et le vent morcelaient. Calé dans un recoin, il découvrit l'ample plage de Sulphur Bay,

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demi-cercle parfait de sable noir léché par les rouleaux. Jamais il n'avait vu sous cet angle cette partie de l'île qui s'offrait à présent à lui comme un point d'ancrage électif, un véritable appel au grand Cargo. Ici, la ceinture de corail s'ouvrait naturellement aux trésors de la mer. Par une sorte d'évidence, les éléments du culte s'étalaient sous ses yeux en une allégorie magnifique : l'eau noire indiquant des hauts fonds, l'île d'Aniwa fondue dans la brume comme un amer, et ce volcan qui hésitait entre la terre et l'eau, gros cigare écrasé près d'un lac qui mêlait ses vapeurs aux nuages et dont les eaux souterraines allaient fumer sur le rivage entre de gros galets refoulés loin du bord. La poudre volcanique formait une bande impeccable jusqu'à une haie de palmes — oriflammes aux reflets d'or plantés aux pieds des pieux de bois dont l'alignement marquait la ceinture du village. Ipeukel décou- vrait ses sortilèges. Le Yasür grondait, coup de tonnerre ou roulement de tambour qui épousait le chant des flots, en un dialogue ponctué d'étincelles. Un soleil déclinant embrasait les collines.

Le domaine des Nambas n'était pas grand entre les mornes. Blotti au cœur des nakatambols, il apparaissait comme un rectangle d'herbe rase, sur les côtés duquel s'alignaient des cases au toit feuillu bordées de bouquets d'hibiscus qui les soulignaient comme du rouge à lèvres. Près du rivage, un banian géant couvrait de ses racines aériennes la case rituelle et à l'opposé, la flèche faîtière en bois ouvragé désignait la demeure du chef. Au centre trônait un totem en fougères arborescentes, colosse noir raidi face à la mer. Et sur tout cela, une poussière soufrée, comme un encens. Le dieu architecte avait bien fait les choses. Comment ne pas croire à un avènement prodigieux ?

Garywill inspecta le site en commençant par l'océan. Dans ses jumelles il put voir un voilier dont la blancheur se détachait vaguement de l'écran de brume lumineuse, voiles repliées, immobile. Était-ce là le bateau qui enflammait les esprits d'Ipeukel, maigre Cargo en vérité au regard des monstres qui mouillaient à Lenakel ? Qui pouvait s'aventurer sur ces eaux, dans l'ignorance des récifs qui avaient coûté la vie à La Pérouse du côté de Vanikoro ? Et les pirates diraks, et cette mer de Corail qu'on pressentait peuplée de sous-marins nippons ! Mais Garywill négligea ce mystère — il y penserait plus tard — sollicité plutôt par la scène qui animait le cœur du village. Les Nambas rendaient hommage à leurs dieux en

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reine de l 'étrave, le gouvernail , la roue de bois où l'on pose ses mains , la longue-vue où Cook cherchai t Vénus. L 'aventure de la m e r a pour moi la cha leur d'Aurore, quelque chose de profond, et qui dure. La pa r t oubliée de moi-même, je l'ai t rouvée dans cette île, cette femme, cette trace... Je me suis pris au jeu de l ' amour et de la liberté. Et j 'ai payé : une j ambe a r rachée dans un comba t en m e r et mon voilier incendié p a r des dissidents du mouvement John Frum. John Frum ! Il me poursui t c o m m e mon double...

« Attention, la latte n 'est pas droite ! Tu devrais repasser de la colle.

Sous des apparences nonchalantes , Vilar surveillait les t r avaux d 'un œil sûr.

Cet h o m m e disait tout sur le même ton, des anecdotes et des secrets d ' amour . Tout devenai t profond et simple dans sa bouche. Il di t en se penchan t sur la coque : « Ma ligne de cœur est sur la ligne de flottaison », et aussi : « Les souvenirs sont t rop bavards ». Mais sur tou t : « Le Cargo voyage dans toutes les têtes »...

Sous le soleil de midi on entendai t des rires clairs provenant de défilés sur la route, de l 'autre côté.

A Tahit i tout est ouver t : les corolles des frangipaniers, les voyelles des chansons, les visages sous les couronnes. Un a i r d ' a b a n d o n flotte, un pa r fum lascif, agaçant , qui souffle : « A quoi bon »...

Il é ta i t sur le point de laisser Vilar quand celui-ci le rappela. — Tenez, voici Aurore. Elle devai t avoir dépassé la quaranta ine . Et pour tan t elle

para issa i t juvénile, solide. Ses cheveux roux f lambaient au tour du blanc tiaré, imi tan t la teinte et le dessin du pareu qui lui ceignai t les reins. Son sourire était large — à peine quelques plis au coin de ses yeux clairs.

— Vous avez un bien beau voilier. Il doit filer pas loin de quinze nœuds.. .

Et se tou rnan t vers Vilar : — Tu ne trouves pas qu'il ressemble... — Oui, je sais, coupa-t-il. — J 'espère, repr i t Aurore, que vous irez loin. Mais évitez

tout de même le secteur de Vanikoro si j amais le désir vous prenai t de naviguer là-bas. La malédict ion qui a été fatale à La Pérouse pèse encore. Je vous dis l a Orana, comme le nom du ba teau que l'on s 'apprê te à met t re à flots, là-bas.

— Au revoir madame , au revoir Vilar.

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— Il t 'appelle Vilar ? — Oui, il a rencontré Rouézé à Tubuaï . — Tiens, je le croyais à Rapa... Comme c'est loin tout ça ! Dans les îles Sous-le-Vent où la volonté est p r o m p t e à

s'envoler, Aurore et Vilar affichaient une cer t i tude tranquil le . Isolés dans ce port , ils é taient réunis dans une mémoire ambiguë, un grand secret de m e r que le jeune h o m m e brû la i t de percer.

Pendant que la fête se poursuivai t — toujours des chants qui n 'en finissent pas de célébrer les fleurs, les montagnes et le vent m a r a m u — Aurore et Vilar étaient déjà à bord du « Cargo qui voyage dans les têtes ».

Il les abandonna tous deux à leur rêve de nacre et de sel, en échange d 'une idée, un devoir, un appel qui, pour la première fois, por ta ient un nom : Tanna, à vingt degrés sud.

Il suffisait de s 'é lancer de la baie de Matavai, toute de terre noire et de franchir la passe.

En mer

Le t r imaran filait par fa i tement : douze nœuds p a r vent arrière. La traversée du Pacifique Sud prena i t des al lures d'odyssée.

Il croisa des atolls, ronds de fumée sur l 'eau d 'où s'envo- laient des poissons, des îles hautes, des dauphins et des algues. Le mot Cargo courai t toujours sur les vagues, an ima i t ses rêveries de quar t et ses songes confiés au pilote au tomat ique .

Trois jours plus tard, le cœur serré, il en t ra i t dans Su lphu r Bay.

21 juillet

Le soir tombai t . Pareil à un fantôme, le t r i m a r a n péné t ra dans l 'eau calme. Le volcan tonna.

Un soleil tout rouge s 'apprê ta i t à s 'enfoncer dans le cra tère boui l lonnant de vapeurs. Bientôt la lune prendra i t le relais de la lumière et l'on verrait plus ne t tement les feux du village répondre aux fils d 'or que le Yasür ferait gicler dans le ciel noir.

Il n ' aperçut rien d 'exal tant sur la plage. A quoi s 'a t tendai t -