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Entrevistado por Nicole Lapierre

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  • Marc Aug

    La force du prsentIn: Communications, 49, 1989. pp. 43-55.

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    Aug Marc. La force du prsent. In: Communications, 49, 1989. pp. 43-55.

    doi : 10.3406/comm.1989.1736

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1989_num_49_1_1736

  • Marc Auge

    La force du prsent

    (Entretien avec Nicole Lapierre)

    Nicole Lapierre : L'ethnologue, sur son terrain, n'est-il pas, sans cesse, confront la mmoire et l'oubli, bien que l'ethnologie et l'anthropologie n'inscrivent pas ces thmes au cur de leur rflexion ?

    Marc Auge : L'une des ruses de l'ethnologue, sur son terrain, est de suggrer qu'il va faire de l'histoire. Il suscite alors une forte demande, comme si les socits auxquelles il s'adresse - que sa seule prsence rend peut-tre dj un peu diffrentes - dcouvraient alors la possibilit d'un oubli auquel elles n'auraient pas song auparavant. On lui dit souvent : Vous allez nous aider garder nos traditions, les enregistrer , et il se trouve conduit, plus ou moins malgr lui, jouer ainsi ce rle de chroniqueur, d'enregistreur et de tmoin des traditions. Il y a l une relle ambigut, voire une part de leurre. Du ct de l'ethnologue, qui est venu observer un certain nombre de choses et pas simplement recueillir cette mmoire suppose, mme si cela peut lui servir d'alibi pour s'intgrer dans la socit o il se trouve et tablir une communication avec ses membres. Du ct de ces derniers galement, qui dcouvrent soudain avec sa prsence l'ventualit d'une perte et d'une absence.

    Il semble que la ncessit d'une histoire ne s'prouve et ne s'affirme que lorsque apparat l'vidence du fait que la tradition se dfait. Pierre Nora, dans l'introduction l'ouvrage Les Lieux de mmoire, parle des socits qui, selon son expression, vivent au prsent ternel . C'est une formule dont on peut discuter. Cependant, elle dsigne quelque chose de rel : en effet, la mmoire active ne fait dans ces socits que constituer du prsent et par consquent l'vocation du pass pour lui-mme n'y a pas de sens. Pour ma part, je dirais volontiers que les socits auxquelles l'ethnologue a souvent

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    affaire sont davantage des socits de l'oubli que des socits de la mmoire, dans la mesure, justement, o elles s'inscrivent entirement dans le prsent. Loin de moi, cependant, l'ide que ce sont des socits sans histoire. Elles ont bien une histoire complexe, jalonne de migrations, de rencontres, etc. Cela est vident. Elles ignorent, en revanche, cette mmoire, dont parlent notamment les historiens, nourrie d'une certaine nostalgie l'gard de ce qui est rvolu. Car cette mmoire-l ne leur est pas utile. L'irruption de l'ethnologue ouvre une brche dans cette sorte d'oubli bienfaisant qui permet d'tre toujours immerg dans la ralit immdiate. Soudain, la prsence de l'autre cre un avant et un aprs, elle introduit un dcalage. Ignorer ce fait conduit d'ailleurs des interprtations errones. Je pense, par exemple, l'exgse que l'on peut faire de tel ou tel aspect d'un rite. Pourquoi les pensionnaires des couvents qui se consacrent au dieu Hviso, dans le golfe de Bnin, portent-elles une plume rouge dans leur chevelure ? Si vous posez la question, on vous rpondra que cela a toujours t comme a. Vous pouvez avoir la tentation de penser que l'explication s'est perdue. Or, elle a peut-tre toujours t perdue. Simplement, elle n'est pense comme telle qu' partir du moment o ce thme de la perte devient pertinent. Il est galement possible qu'il n'y ait jamais eu aucune ncessit anecdotique d'expliquer la couleur de la plume. Ce qui n'exclut videmment pas que l'on puisse penser une logique des couleurs, une logique du rituel en gnral et de ses apparences contrastes, ou une logique structurale des choses. Mais tout cela n'est pas partie constituante de la conscience des acteurs. Il y a donc une ralit, une positivit de l'oubli, propre ce prsent ternel . Et au fond, c'est peut-tre cela la vrit des socits que l'on dira un peu vite traditionnelles . Le thme de la mmoire, lui, apparat lorsque cela s'effrite.

    Nicole Lapierre : Et la ncessit de l'Histoire quand la mmoire elle- mme dfaille. Cependant, l'ethnologue qui sait que ces socits ont une histoire recueille des rcits qui, parfois, s'y rfrent.

    Marc Auge : Oui. On est souvent un peu surpris de voir que ces rcits renvoient tout de suite, ou trs rapidement, aux origines. Car il y a une ncessit de penser la fondation. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas une mmoire distincte d'vnements enregistrs. Il y a, en fait, des modalits d'enregistrement trs prcises. Dans les socits africaines, par exemple, tout ce qui touche au langage des tambours constitue des chroniques enregistres. De mme, les poids peser l'or, et beaucoup d'autres objets, concentrent dans une forme plas-

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    tique des vnements, des allusions, des leons qui ont t ainsi gards. Il y a donc bien un enregistrement de l'exprience. Il y a aussi des chroniques, des rcits, qui ne sont pas purement mythiques et qui ne se rfrent pas l'installation, aux commencements. C'est prcisment tout cela que l'on va prsenter l'ethnologue avec la peur que cela disparaisse. Mais, encore une fois, ce besoin soudain de se constituer une mmoire, qui correspond aux dures ncessits, aux dures menaces auxquelles se trouve confronte une socit qui se dfait, n'implique pas qu'elle fonctionnait comme mmoire lorsque le problme ne se posait pas. Ces modes d'enregistrement, les tambours, les poids peser l'or, les formes plastiques ou les formes acoustiques, s'apparentent nos disques, on peut les passer volont. Ils rpondent un besoin occasionnel, mais toujours constitutif du prsent, et pas du tout un got du pass pour le pass qui, lui, est davantage propre notre tradition occidentale. Dans les socits africaines, le thme des leons du pass n'a pas grand sens. Il y a une actualit permanente du fonds historique qui ne se laisse pas dcrypter par le couple mmoire-oubli. En revanche, l'irruption extrieure introduit la ncessit d'avoir recours ce couple.

    Nicole Lapierre : Quelqu'un a dit qu'un vieillard d'Afrique qui meurt, c'est une bibliothque qui brle.

    Marc Auge : La formule est belle et elle a t sur-utilise. Mais ce vieillard n'est que l'un de ces instruments d'enregistrement dont nous venons de parler, et l'on peut en dire exactement ce que nous disions des tambours ou des formes plastiques. Il y a, dans toutes les socits qu'tudie l'ethnologue, des spcialistes, tels les griots, qui enregistrent notamment les rcits historiques, les rcits des gnalogies royales. Ce sont des spcialistes de la conservation, comme nous avons les ntres. A partir du moment o ils ne se reproduisent plus, leur savoir est menac de disparition. On a de mme, dans nos universits, des secteurs d'tude menacs dans la mesure o l'on n'a pas non plus assur leur reproduction.

    Sur la nature de ce savoir enregistr, je voudrais encore dire un mot : il constitue une mmoire un peu au sens o l'on parle d'une mmoire pour un ordinateur ; c'est un stock, un patrimoine ; c'est en mme temps une mmoire si vivante qu'elle n'a pas tellement besoin de s'affirmer dans un rapport explicite au pass. D'o le sentiment que l'on a, en discutant parfois avec ces vieillards, que la remonte l'origine peut s'oprer trs rapidement, presque immdiatement, que celle-ci est toute proche et qu'elle donne sens au prsent. Evidem-

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    ment, si l'histoire bouge, si la dimension historique se creuse et s'accuse, alors cette rfrence originelle devient de l'histoire perdue, de l'histoire lointaine, elle n'est plus opratoire et son sens se relativise. On oppose trop htivement un ge de la mmoire un ge de l'oubli, qui lui aurait succd ; c'est plutt l'inverse : une poque o le pass se vit au prsent, dans la fidlit la tradition, bascule dans une priode o ce pass prend toute l'allure d'un pass et doit, ds lors, tre enregistr par la mmoire.

    Nicole Lapierre : Ce passage d'un ge de l'oubli un ge de la mmoire serait un phnomne gnral aujourd'hui ?

    Marc Auge : II y a des contextes diffrents d'une socit ou d'un continent l'autre, mais il y a peu de continents o l'irruption occidentale, pour l'appeler par son nom, n'ait t trs fortement perturbatrice, dans la mesure o elle s'est attaque aux valeurs fondatrices des socits qu'elle abordait, en se prsentant toujours comme la dngation de ce qu'elle rencontrait. C'est l un point capital. Avant la rencontre avec l'Occident, il y en avait eu d'autres. Les rencontres, le devenir et l'histoire sont le lot de toutes les socits humaines. Cependant, mme lorsqu'elles se rencontraient de faon antagonique, lorsqu'il y avait guerre, destruction ou constitution de royaumes, expulsion ou accaparement de populations, affrontements et violences, les systmes de valeur, les repres intellectuels ou symboliques des socits affrontes n'taient gnralement pas vritablement remis en cause. Ainsi, en Afrique, les conqurants qui arrivaient avec leurs propres dieux adoptaient aussi trs frquemment les dieux des vaincus, non par esprit de tolrance, mais par prudence, car un dieu n'en annule pas un autre et, par consquent, le cumul des dieux, ou si l'on veut des valeurs qui s'attachent ces divinits, est pensable. Les Occidentaux, leur arrive, ont proclam l'inverse : il n'y a pas de cumul possible Tout ce qui faisait sens pour les socits que l'Occident rencontrait tait dvaloris face au nouveau sens qui surgissait. De ce point de vue, c'tait une rencontre mortelle. Elle n'tait pas sans consquence sur le rapport la mmoire et l'oubli. Le sens de la prdication chrtienne, par exemple, est d'expliquer que les dieux des socits converties sont vaincus. Il y a l une ambigut profonde : on ne dit pas qu'ils n'existent pas, ce n'est pas un dni d'existence, mais plutt un dfi, tel celui de saint Boniface abattant l'arbre des Saxons. Les dieux ne sont pas nis, ils sont dnis ; plus exactement, leur puissance est dnie, et cette preuve de force aboutit quelque chose qui est pire

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    qu'une ngation. On ne dit pas aux populations conquises qu'elles se trompaient, on leur dit qu'elles sont vaincues jusque dans leurs affirmations les plus fondamentales. La seule chappatoire qui leur soit laisse est de devenir comme les Occidentaux, comme les Blancs, si l'on est en Afrique.

    Nicole Lapierre : N'y a-t-il pas, cependant, des tentatives de rsistance travers les divers phnomnes de syncrtisme, qui se nourrissent, la fois, de mmoire et d'oubli ?

    Marc Auge : A ce sujet, on peut galement s'interroger. Les ethnologues, les sociologues ou les historiens sont trs presss - souvent pour des raisons trs lgitimes - de penser les mouvements syncr- tiques comme des formes de rsistance. Sous certains aspects, ils ont pu jouer ce rle en effet, mais cela n'puise pas pour autant leur signification. On peut galement les analyser comme des formes d'alination profonde au malheur par rapport auquel, prcisment, elles ragissent. L'Afrique est un bon exemple de ce point de vue. Il y a eu en effet, trs tt, ds le XIXe sicle, des mouvements de raction syncrtique en Afrique du Sud. C'taient des mouvements de revendication, de rsistance, qui s'affirmaient comme tels. Face aux glises blanches, racistes et sgrgationnistes, ils constituaient des Eglises africaines, des Eglises noires, mais ils imitaient ce qu'ils combattaient. On retrouve d'ailleurs cela dans tous les mouvements syncrtiques. Au fond, il y a cette ide que les Blancs sont dtenteurs d'un secret bien gard - qui, dans ce contexte-l, est assimil peu ou prou la Bible - dont il importe de trouver l'quivalent, par une mise en scne, une ruse mimtique, en empruntant la puissance blanche certains de ses accessoires et attributs.

    Nicole Lapierre : C'est une vision de vaincu , pour reprendre l'expression de Nathan Wachtel.

    Marc Auge : Oui. Il en est de plusieurs sortes. Chez les peuples ban- tous, Sundkler a distingu ce qu'il appelle les mouvements de type thiopien , qui formaient des glises l'image de celles des vainqueurs, et les mouvements de type sioniste , qui manifestaient une rsistance plus claire, en empruntant davantage la tradition. Il est d'ailleurs intressant de noter que ce sont les Eglises qui avaient un contenu politique moins vident, celles de type thiopien , qui ont constitu un cadre d'accueil idal pour la rsistance politique, parce qu'elles taient structures de faon plus bureaucratique et plus

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    moderne. C'est le cas du mouvement kimbanguiste au Zare, trs actif encore l'heure actuelle et officiellement reconnu. Il y en a beaucoup d'autres. J'ai mentionn la premire vague des mouvements de rsistance en Afrique du Sud dans les annes 1870-1900, il faudrait situer la deuxime vague dans les annes 1920-1930 au Zare et en Afrique centrale en gnral. Il y a galement ce que j'tudie d'un peu plus prs : le mouvement harriste (golfe de Guine, Cte-d'Ivoire, Libria, Ghana) dans les annes 1913-1914. Mais, quelles que soient l'aire gographique et la priode, on retrouve effectivement toujours deux tendances : d'un ct, les mouvements qui s'institutionnalisent davantage, de l'autre, ceux qui demeurent plus proches des populations ancres dans leur territorialit maintenue, qui manient davantage le langage de la sorcellerie, celui de la relation aux autres, par rfrence aux structures anciennes. Peut-on les opposer sur les versants de la mmoire et de l'oubli ? Je ne sais pas. D'abord, il n'y a jamais de mouvement pur ; ds qu'on essaie de faire une typologie, on voit qu'il y a des traits communs. Et puis, ce qui reste terriblement oppressant, partout, c'est le modle de la domination. D'une certaine faon, on a le sentiment que tout ce qui pourrait apparatre comme valeur de mmoire est singulirement oblitr par la fascination de ce qui est en train de se passer ou de ce qui risque de se passer.

    Souvent, les chefs de ces mouvements s'intitulent prophtes et ce sont des prophtes en effet, au sens o ils lient ce qu'ils peuvent dire de chaque destin singulier ce qu'ils disent du destin gnral de l'Afrique ; ils ont un discours sur le prsent et sur l'avenir plus qu'un discours sur le pass. En outre, ces mouvements se rptent. Par l mme, ils sont en perptuelle ngation de leur propre pass. Quelqu'un comme Harris, originaire du Liberia, a dbarqu en Cte- d'Ivoire en 1913 en annonant que, dans sept ans, les Noirs seraient comme les Blancs. Bien entendu, sept ans plus tard, la preuve n'tait pas faite, Harris tait rentr chez lui, mais d'autres sont apparus, porteurs du mme message. Ils sont lgion aujourd'hui. Certains surgissent sans se rclamer d'aucune filiation, d'autres revendiquent leur fidlit au fondateur, mais il s'agit, comme pour les mythes d'origine, de permanence plus que de mmoire. Le pass fondateur est rabattu sur le prsent. C'est un recommencement perptuel, une espce de rebondissement de l'esprance, sans relle antriorit. Les messages des prophtes disent exactement la mme chose que ce qui tait dit au dbut du sicle, et, en mme temps, ils tiennent compte du prsent sous ses formes les plus diverses. On peut penser ces mouvements la fois du point de vue de la rupture avec le modle tradi-

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    tionnel et du point de vue de la continuit, les deux perspectives sont galement porteuses de vrit. Les prophtes manient plusieurs langages, ont affaire plusieurs types de clientle et s'inscrivent la fois dans la tradition et la modernit. Notre langage dualiste, sans doute ncessaire, est parfois un peu difficile manier dans ce contexte.

    Voici un exemple, celui d'un prophte, en Cte-d'Ivoire, qui a eu des ennuis rcemment. Il allait un peu trop loin, aux yeux du pouvoir politique, car il n'exerait pas seulement dans sa communaut d'origine mais faisait galement des missions ailleurs, la demande, pour aller, comme les dveloppeurs , aider les villages. Ceux qui le faisaient venir taient gnralement de jeunes cadres travaillant en ville. Pourquoi des employs de ministre, des professeurs d'universit, des gens jeunes, l'esprit progressiste par rapport ce que serait une tradition fige, faisaient-ils appel un contre-sorcier dans leur village d'origine ? Parce que, constatant que le dveloppement ne se faisait pas bien, que la modernit ne pntrait pas, ils en attribuaient l'absence un dfaut de mentalit, un problme d'tat d'esprit, et plus prcisment l'tat d'esprit suppos des tenants de la vertu lignagre : une vertu plus ou moins galitaire, dont le moteur est la jalousie et qui proscrit l'initiative. Si quelqu'un lve la tte, se distingue, fait preuve d'esprit d'entreprise, il s'expose au courroux des vieillards, et risque d'tre ensorcel. Alors les jeunes cadres appellent le prophte-contre-sorcier, pour venir au village faire brler les ftiches. On brle tous ces petits objets qui sont le symbole de la tradition et pas seulement de l'agression en sorcellerie, on fait place nette, il faut tout oublier, faire table rase. Or, cela mme est trs traditionnel : celui qui est en train de brler les ftiches, de dnoncer le conservatisme, au nom de la force - mme s'il emploie le mot vrit de temps en temps -, conforte le systme qu'il dnonce, il est dans un effet de circularit. On est toujours le sorcier de l'autre, et l'ethnologue n'est pas exempt de semblable ambigut !

    Nicole Lapierre : Tout oublier, c'est tout dtruire ?

    Marc Auge: Volont d'oubli, volont de mort: il faudrait pouvoir penser cette dualit, elle est inhrente certaines modalits de relations sociales et je ne pense pas que ce soit exclusivement africain. Lorsque, dans les rgions lagunaires, un suppos sorcier, un homme accus d'en avoir tu un autre, par la seule puissance de son action psychique, tait dnonc, les choses pouvaient s'arranger l'amiable. On pouvait fabriquer de l'oubli par la ngociation, mais il arrivait

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    aussi, dans des contextes plus dramatiques, qu'il ft limin. Il ne suffisait pas alors de le tuer, il fallait qu'il n'et jamais exist. Car il y a souvent, dans les systmes de reprsentation des cultures africaines, l'ide d'une rincarnation partielle de certaines composantes de la personnalit. Pour s'en prmunir, on met en uvre des procdures d'excution particulires, en jetant le cadavre la mer par exemple, ou en le laissant pourrir dehors... L'objectif n'est pas la vengeance, ou la sanction, mais la volont d'anantir, de faire que ce qui a eu lieu n'ait jamais eu lieu ; ce sont l des procdures d'annulation, de ngation absolue. Seuls y chappent l'homme fort, le roi, le chef, le devin, qui, mme souponns de sorcellerie, ne sauraient tre accuss. L'homme fort ne peut pas tre rduit la logique discursive qui fait appel la mmoire et l'oubli. C'est celui qui est l, dont on ne parle pas et qui ne parle pas. Il chappe aux procdures d'interprtation, aux procdures d'accusation qui permettent d'identifier le responsable d'une maladie, d'un dcs, d'une calamit naturelle... Il n'y a gure de scnario rtrospectif dans lequel on puisse le saisir. Il ne peut faire l'objet de ce cheminement rebours, menaant tous les autres, qui prend en considration diverses pripties pour aboutir un diagnostic et une mise en accusation. Le souverain peut tre considr comme cause de tout, mais il ne peut pas tre remis en cause, il chappe tout travail de mmoire. A l'inverse, l'individu moyen peut toujours faire l'objet d'un rappel, y compris de la part des anctres. Par exemple, une maladie, un malheur quelconque, une marque sur le corps peuvent tre interprts comme le rappel l'ordre d'un dfunt ou d'un anctre auquel on n'a pas rendu les sacrifices qui lui taient dus. Ce peut tre aussi le rappel d'une puissance divine honore par un parent, et, depuis sa mort, abandonne. Le rappel l'ordre est la preuve qu'il y a de la mmoire partout, ambiante, constante, dans le systme d'interprtation. Il faut mettre en parallle ce que je disais auparavant du prsent perptuel ou des oublis successifs par lesquels on peut caractriser un certain tat de socit et cette conception d'une immanence totale des tres et des choses qui fait que l'vnement, surtout l'vnement malheureux, procde toujours du rappel.

    Nicole Lapierre : Par rapport au thme, voqu prcdemment, du prsent ternel , n'y a-t-il pas la tentation d'idaliser un tat de socit, peru comme authentique, dont nos socits modernes et dveloppes auraient perverti le sens ?

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    Marc Auge : Cette magnification de l'tat pass peut se retrouver la fois dans le langage de ceux auxquels s'adresse l'ethnologue et dans sa propre vision des choses. Mtraux dit quelque part - c'est rapport dans un article cit par Lyotard dans La Condition post-moderne - qu'il faut un certain tat de pourrissement dans une socit pour qu'elle puisse prendre conscience d'elle-mme, comme si la sant se dfinissait la fois par le ct global, autiste, ferm, d'un ensemble qui se porte bien et qui n'a pas s'interroger sur lui-mme. Le pourrissement, le fait que tout se dfait un peu, donnerait, du mme coup, un regard plus lucide sur la ralit de cette socit. Je ne suis pas sr que l'irruption de l'autre - car l'tat de pourrissement de la socit et l'arrive de l'autre concident de faon gnrale - donne un regard particulirement lucide sur la socit en soi. Je crois, en revanche, que cela invite penser selon les catgories de l'avant et de l'aprs et conduit projeter dans ces catgories les images complmentaires et opposes de la perfection et de l'avilissement ou de la sant et du pourrissement. Or, dans toute activit culturelle, dans tout fonctionnement social, on peut dceler des zones problmatiques. Aucune culture ne se laisse rduire cette espce de somme idale et permanente qui serait comme une image de sa perfection. On voit bien que ni les rapports des ges - je pense la tension des gnrations -, ni les rapports des sexes - dont maints rituels soulignent qu'ils ne sont pas sans poser problme -, ni les rapports de catgories sociales ne se laissent entirement ignorer mme lorsque des rites expriment, sous des formes convenues, la distribution officielle des rles. La non-ncessit du recours au pass, dont je parlais tout l'heure, ne signifie pas du tout qu'il s'agisse d'ensembles paisibles, fonctionnels, autistes et stables.

    Nicole Lapierre : L'illusion est aussi chez nous. Dans nos propres socits, on cultive aujourd'hui l'idalisation de l'authenticit, le got des survivances et des particularismes, qui vont souvent de pair avec le repli, l'exaltation des diffrences. A chacun sa mmoire, sa culture, sa province, comme si l'autre incarnait la menace et l'oubli. N'est-ce pas l un sujet d'tude pour l'anthropologue ?

    Marc Auge : Tout ce que vous signalez l, malheureusement la mode sous des formes tout fait condamnables l'heure actuelle, s'inscrit dans une vaste question anthropologique, qui est celle de l'identit.

    La premire chose que l'anthropologue peut dire, simple mais

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    saine, c'est que les bras lui en tombent lorsqu'il entend, dans le discours politique notamment, parler du problme de l'identit. On passe son temps dcouvrir l'Amrique. Les socits, les cultures ne parlent que de cela, depuis la nuit des temps Elles en parlent de la seule faon possible, c'est--dire en mettant en relation du mme et de l'autre, car cette dialectique est toujours ncessairement l'uvre. Sous les formes de la convention rituelle comme dans les scnarios sociaux quotidiens, les socits produisent des dfinitions plus ou moins opratoires de l'identit, au niveau tant de la ralit biologique d'un individu que de la ralit sociale d'un segment de lignage, d'un lignage entier ou d'un clan. Les institutions, le langage des mythes, le rituel, la dfinition trs juridique de la rsidence, de la filiation, de l'alliance, mais aussi la reprsentation du corps, des humeurs, des organes expriment ce travail incessant des socits, pour dfinir du mme et de l'autre. Il s'effectue l'intrieur de chaque culture, o, avec un peu de chance, nous l'apercevons. Et, de l'extrieur, nous essayons de le comprendre, par rapport d'autres ensembles. Il y a l deux points de vue pour aborder le problme de l'identit, et deux types de constructions intellectuelles. Elles ne sont pas indiffrentes l'une l'autre mais ne se confondent pas.

    Du point de vue de la mthode, je pense que l'on peut parfaitement mener semblable tude sur des ralits qui nous sont proches, et c'est profondment utile. Le rle important donn dans les socits postmodernes la communication, la mdiatisation, l'image, qui produit tant d'oralit, de visualit, de naturel , rend, d'une certaine faon, encore plus ncessaire le travail de l'anthropologue, ce mythologue dont parlait Roland Barthes, appel dfaire les apparences de naturel et les effets de reconnaissance. Ce n'est pas une affaire de taille, de grandeur de groupe. Montrer le caractre ouvert et les aspects problmatiques de la notion de culture (ce qui n'est pas incompatible avec l'tude de ses aspects cohrents), mettre en vidence le fait que la ralit culturelle se laisse toujours traduire dans une problmatique de l'identit, laquelle englobe simultanment l'identit individuelle et l'identit collective, constituent des apports de l'anthropologie. Il y a donc bien, dans notre discipline, des acquis utiles pour analyser tous les effets de discours par lesquels, aujourd'hui, on nous parle d'identit et de culture, que ce soit sous la forme rductrice des identits nationales ou rgionales, sous la forme molle de la culture d'entreprise - ce modle pour lequel nous devrions avoir naturellement du respect ! -, ou sous la forme encore plus molle de la mondialisation de la culture.

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    Nicole Lapierre : Cette notion d'identit s'inscrit effectivement dans ces rapports du mme et de l'autre, rapports de synchronie, de simultanit, mais ne s'inscrit-elle pas aussi dans une dure, un devenir ; autrement dit, la mmoire ne fonde-t-elle pas aussi l'identit ?

    Marc Auge : Elle fonde l'identit condition d'tre oublie tout de suite. Les rcits de fondation, les hros fondateurs, les hros civilisateurs, dans leur dimension mythique, sont immdiatement opratoires. On peut appeler cela mmoire, on peut l'appeler aussi bien oubli, oubli de tout ce qui, historiquement, s'est pass entre.

    Nicole Lapierre : Oui, mais l'identit ne se rfre-t-elle qu' l'origine ? N'est-ce pas quelque chose qui serait moins de l'ordre de la permanence rigide que de l'ordre du mme, travers par le changement, le divers vnementiel, l'histoire ?

    Marc Auge : J'abonde dans votre sens. On ne peut pas penser l'identit sans la relation, donc sans l'histoire des relations. Ainsi, pour reprendre un texte trs connu, Lvi-Strauss, dans Race et Histoire, montre bien que la grande chance de l'Europe de la Renaissance a t de pouvoir cumuler des hritages trs diffrents sur le plan culturel, venus quasiment de l'univers entier, et de les cumuler dans un laps de temps relativement court, alors que les carts entre eux sont considrables. A l'oppos d'une espce d'affirmation trique de soi, il y a, dans l'Europe de la Renaissance, une affirmation de soi qui se magnifie de pouvoir puiser chez les autres. C'est une leon utile rappeler, une poque o il y a toujours menace de rgression conservatrice, protectionniste, etc. Et ce qui est vrai pour les ensembles vaut pour les individus - je pense ici au sens du mtissage (et aux contresens qui l'entourent). Il y a deux choses qui paraissent errones et mensongres l'anthropologue : d'une part, les petites vrits locales (chacun chez soi, les vaches seront bien gardes...), le relativisme ordinaire, l'apartheid honteux ; d'autre part, la mondialisation de la culture, le thme de l'uniformisation. Plus qu'un problme de l'identit, il y a un langage de la relation, qui est intrinsquement li celui de l'affirmation de soi, car ce langage est le seul dont nous disposions pour nous penser comme individu ou comme collectivit de plus ou moins grande amplitude. Ce langage de la relation, du mme et de l'autre, varie videmment selon les poques : les historiens proposent des travaux tout fait intressants de ce point de vue.

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  • Marc Auge

    Nicole Lapierre : A propos des travaux des historiens, ces lieux de mmoire voqus tout l'heure, ces cristallisations symboliques, matrielles et fonctionnelles o se rfugie la mmoire menace, ne sont-ils pas, aussi, des lieux pour l'ethnologue ?

    Marc Auge : Dans l'introduction, Pierre Nora pose, en effet, des questions d'ethnologue. Mais j'ai t frapp, dans les textes des historiens des lieux de mmoire, par deux mouvements de sens contraire. Je rsume grossirement : il y a, d'une part, les tenants de la nostalgie. Un historien comme Antoine Prost, par exemple, propos des monuments aux morts, voque la priode quasi lointaine o ils furent conus au nom d'un idal de lacit rpublicaine, de religion laque, aujourd'hui disparu. Il y a, d'autre part, les tenants de la sagesse dsabuse : l'article de Mona Ozouf, par exemple, montre les efforts successifs pour essayer d'attacher au Panthon, cet avatar de l'glise Sainte-Genevive, des significations dont, aujourd'hui, nous constaterions, au bout du compte, la vanit. Ces textes d'historiens ont en commun l'ide d'un avant et d'un aprs, mais je ne suis pas sr qu'ils ne soient pas exemplaires du got du jour, qu'ils essaient par ailleurs d'tudier. On y trouve deux tendances inverses, celle qui place la vertu avant et celle qui situe la lucidit aprs, mais toutes deux procdent d'une lecture rtrospective qui s'apparente l'ethnocentrisme. Tout cela n'a rien voir avec la qualit de ces articles, que je trouve, chacun dans son style, parfaitement blouissants. Mais ils me posent problme quant la nature exacte de leur objet. Il me semble que le dsir de fixer des choses dans la pierre, tradition trs atteste en Europe, travers ses grands monuments, ses grands projets , lis la manifestation du pouvoir, est justiciable d'une lecture anthropologique. Le rle de la pierre, ft-elle brute, les statues, les reprsentations dans la masse ont toujours t prsents dans les diverses formes culturelles. On peut, bien entendu, s'interroger sur la signification de telle statuaire, comme sur celle de tels monuments, car, ces formes, s'attachent des intentions diverses, elles-mmes inscrites dans une volution historique. Cependant, d'un point de vue anthropologique, l'important n'est pas que le sens dont ces monuments taient investis au dpart ait chang, mais bien que du sens s'y attache toujours.

    Je suis trs sensible de petites choses, le graffiti, par exemple. Pourquoi est-ce que dans n'importe quelle ruine de chteau fort, au plus profond de nos campagnes, on ne peut pas circuler sans dcouvrir Jojo Josette , un cur barr d'une flche, etc. ? Pourquoi cette volont d'inscrire un signe individuel drisoire dans la masse ? Pourquoi l ? Et pourquoi est-on venu l ? Ces questions rejoignent

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  • La force du prsent

    notre thme. Je crois qu'il faut interprter tout cela comme notre manire d'inscrire symboliquement l'histoire individuelle dans une histoire plus collective, dans l'histoire des autres, dont on ne sait pas ncessairement grand-chose, mais que la masse monumentale suggre. Car on la connat mal, notre histoire ! Visiteurs ignorants, coutant le guide d'un air distrait, nous rencontrons l quelque chose d'impressionnant, de respectable, qui est de l'ordre de la collectivit historique. L'analyse durkheimienne pourrait ici tre oprante. C'est donc en cela que, pour moi, le monument est intressant : quel qu'il soit, indpendamment de ses changements de signification, il semble disponible l'investissement du sens. A la Sorbonne, l'Odon, tout d'un coup, on a fait du sens avec de la pierre, des lieux, et on a retrouv un sens l'espace. Or, ce rinvestissement par le sens du prsent, quoi certaines formes sont toujours disponibles, ne relve, proprement parler, ni de l'oubli ni de la mmoire, mais d'une notion intermdiaire, celle de la disponibilit du symbolique comme forme toujours prte .

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