Apocrypha 8, 1997

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    SOMMAIRE

    Gnose -Manicheisme

    Le proces de Jesusvu par les Manicheens

    par Michel TARDIEU 9

    A propos d'articulations logiques dans es discours gnostiques

    par Aline ROUSSELLE..,..,..,..,..,..,..,..,.., ,...,..,..,...,.., 25

    La« Generation sans roi» et la Reecriture polemique de quelques extes de Nag

    Hammadi

    par Louis PAINCHAUD t Timothy JANZ 45

    L' Eksegesis tbe psukhe (NH II, 6). Histoire de l'ame puis exegeseparenetique

    de ce mythe gnostique

    par Rodolphe KASSER 71

    Chretientesorientales

    La version copte des Actes de Pilate

    par Jean-Daniel DUBOIS 81

    L' Epftre desapotreset l' Anaphore desapotres quelques convergences

    par Jacques-NoelPERES 89

    Reecriture des extes apocryphes en armenien: l'exemple de la legende de

    l'apostolat de Thaddee en Armenie

    par Valentina CALZOLARI 97

    Paralytique et Ressuscite CANT 85 et 62). Vie des apocryphes en armenien

    par Bernard OUTTIER 111

    Etudes theologiques

    La divinite du Christ est-elle une question centrale dans e proces de Jesus apporte

    par les Acta Pilati?

    par Remi GOUNELLE 121

    Reception apocryphe de l' Evangile de Luc et lecture orthodoxe des Actes

    apocryphesdes apotres

    par Fran~ois BOYON 137

    Pertinence theologique et canonicite : les premieres apocalypses hretiennes

    par Enrico NORELLI 147

    Remarques sur Ie role des apocryphes dans a theologie des Eglises syriaques

    l'exempl~ de testimoniachristologiques nedits

    Alain DESREUMAUX 165

    Une traduction georgienne d'un original perdu: L'histoire de l'apocryphe de

    l'eglise de Lydda (CANT 77)

    par Nestan TCHKHIKYADZE 179

    Etudes sur des texteset traditions particulieres

    Myth and History in the Gospel of Thomas

    by Ron CAMERON '..'.'..'.' ' ' '..'..'..' 193

    Actes de Paul et Actes canoniques un phenomene de relecture

    par Daniel MARGUERAT '.'..'.'..' '. '..' ' '...'.. .. . . . '.'.'..'. 207

    «Hapax legomena» et autres mots rares dans ' Evangile apocryphe de Pierre

    par JeanKARAYIDOPOULOS 225

    Analyses hetoriques et stylistiquesportant sur es Actesde Jean et les Actesde Thomas

    par Folker SIEGERT 231

    Remarques sur la reception liturgique et folklorique des Actes de Philippe

    (APh VIII-XV et Martyre)

    par Frederic AMSLER 251

    The Influence of the Apocrypha on Manuscripts of the New Testament

    by James Keith ELLIOTT 265

    Generation et transformation de themes appartenant aux VitaeProphetarum

    par Madeleine PETIT 273

    Le Siracide et l' Ancien Testament: relecture et tendances

    par Renzo PETRAGLIO ,... ., , ,..,.., . ,..,..., 287

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    La Societe pour l etude de la litterature apocryphe chre-

    rienne, voulant assurer au Comite de redaction de la

    Revue une pleine liberte scientifique, decline la responsa-

    bilite des articles et la laisse aux auteurs.

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    APOCRYPHA

    Fondee en 1990 par Jean Claude PICARD

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    APOCRYPHA

    Revue Internationale des litteratures apocryphes

    International Journal of Apocryphal Literatures

    Directeur de publication

    s.c. MIMOUNI

    Secretaire de Redaction

    M.-J. PIERRE

    Comite de Redaction

    P. GEOLTRAIN,R. GOUNELLE,E. JUNOD

    S.J. VOICU

    Comite scientifique

    B. BOUVIER, F. BOVON, J.-D. DUBOIS, Z. IZYDORCZYK,

    S. JONES,A. LE BOULLUEC,J.- N. PERES,M. STAROWIEYSKI

    Revue pubIiee avec Ie concours scientifique

    de l Association pour I etude de Ia Iitterature apocryphe chretienne

    (A.E.LA.C.)

    et

    de Ia Societe pour I etude de Ia Iitterature apocryphe chretienne

    (S.E.LA.C.)

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     R POLS

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    @ 1997 BREPOLS

    All rights reserved.

    No part of this publication may be reproduced,

    stored in a retrieval system,or transmitted, in any form or by any means,

    electronic, mechanical, recording, or otherwise,

    without the prior permission of the publisher.

    Depot egal: 2 trimestre1997

    D/1997/0095/71

    Imprime enBelgique

    ISSN1155-3316

    ISBN 2-503-50605-4

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    Liminaire

    Le present volume d APOCRYPHA rassemble a deuxieme

    partie d~s contributions presentees au Colloque sur la litterature

    apocryphe chretienne qui s est tenu leg 22-25 mars 1995 a

    Lausanne et a Geneve. La premiere partie a pam dans Ie volu-

    me 7 (1996) de cette meme revue. Le colloque a ete organise

    conjointement par la Faculte de theologie de l Universite de

    Lausanne et par la Faculte autonome de theologie protestante

    de l Universite de Geneve a l initiative des membres du groupe

    suisse de l Association pour l etude de la litterature apocryphe

    chretienne (AELAC). Son objectif etait de favoriser leg

    echangesentre chercheurs associesa l entreprise de recherche et

    d edition des textes apocryphes et representants d autres disci-

    plines (critiques et historiens de la litterature, medievistes, histo-

    riens de l art, theologiens, philologues, etc.). Soixante-huit inter-

    venants venus de quinze pays ont mis en commun leg derniers

    resultats de leurs recherches autour de deux grands themes.

    (1) Reecriture et image. Ce sujet recouvrait leg divers types de

    transformations qui caracterisent la production et la reception

    des textes apocryphes, eur metamorphoses et leur survie dans a

    litterature medievale, iconographie et Ie folklore.

    (2) Litterature apocryphe et questionnement theologique. Celie

    problematique por~ait sur leg rapports qu entretiennent leg ecrits

    apocryphes avec l Ecriture sainte -en soulevant la question de

    la delimitation du canon biblique -- ainsi que sur la definition et

    l evaluation des caracteristiques theologiques des apocryphes.

    II a semble important au comite d organisation du colloque

    -compose de MM. Jean-Daniel Kaestli, Frederic Amsler,

    Bertrand Bouvier, Eric Junod, Remi Gounelle, Enrico Norelli et

    Albert Frey -de mettre a la disposition d un public plus large

    leg etudes presentees au colloque. Aussi sommes-nous heureux

    que Ie comite de redaction d APOCRYPHA ait accepte de leg

    accueillir dans sa revue.

    Les articlesde ce volume d APOCRYPHA sont regroupes

    autour de quatre poles: leg traditions apocryphes dans la gnose

    et Ie manicheisme M. Tardieu, A. Rousselle, L. Painchaud et T.

    Janz, R. Kasser), l ecriture, la reecriture et l utilisation de textes

    apocryphes dans leg chretientes orientales (J.-D. Dubois, J.-N.

    Peres, v: Calzolari, B. Outtier), leg etudes heologiquessur leg tex-

    tes apocryphes et leur relation avec leg ecrits canoniques (R.

    Gounelle, F. Bovon, E. Norelli, A. Desreumaux,N. Tchkhikvadze)

    et leg etudes sur des textes et traditions particulieres (R.

    Cameron, D. Marguerat, J. Karavidopoulos, F. Siegert, F.

    Amsler, J. K. Elliott, M. Petit, R. Petraglio).

    En decouvrant la diversite et la richesse des sujets abordes,

    Ie lecteur se rendra compte, une fois de plus, de l importance des

    echanges entre specialistes de domaines trop souvent separes.

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    LIMINAIRE

    En effet, Ie chercheur et l editeur des ecrits apocryphes doitprendre

    en compte les etudes sur l iconographie ou les reecritu-

    res de ses textes, Ie theologien ne peut faire abstraction des

    questions que ces textes lui posent et l historien de l art trouve

    en eux une source ntarissable pour l exploration de l imaginaire

    qui a fa~onne les cultures chretiennes. Nous esperons que la

    publication des communications presentees au colloque de mars

    1995 contribuera a intensifier les echangesentre taus ceux qui

    s interessent de pres ou de loin aux ecrits apocryphes chretiens

    et qu elle renforcera Ie rayonnement et Ie developpement de

    l entreprise d edition et d etude de cette litterature.

    Albert Frey

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    Michel TARDIEU

    College de France,Paris

    LE PROCES DE JESUS

    VU PAR LES MANICHEENS*

    Manichaean documents often refer to the trial of Jesus. Besides the

    New Testament they use also the Gospel of Peter. Systematically they

    show an anti-Jewish bias, since they excuse Pilatus, charging exclusively

    theJews with Jesus' death.

    La documentation litteraire manicheenne fait souvent reference au

    proces de Jesus,utilisant d'abord les recits du Nouveau Testamentmais

    aussi 'Evangile de Pierre. Elle inflechit de maniere systematique es don-

    nees chretiennes, our excuser Pilate et inculper exclusivement es Juifs

    de la mort deJesus.

    «Ne viens pas me parler des histoires que racontent leg para-

    sites ni des sortileges des trompeurs... Ne viens pas me parler de

    ces recits fantastiques qui n'existent que dans eg poemes forces,

    leg histoires creees de toutes pieces et leg livres apocryphes (al-

    kutub al-mawt;iu'a). Un de nos contemporains a dit avec raison:

    Les actes de generosite n'existent plus que dans leg livres )).

    L'auteur de ces lignes, Gal,1i~,est un satiriste. Mais c'est sans

    esprit caustique qu'il reconnaft aussi a d'autres «parasites)) de

    son temps, leg Manicheens, Ie merite de presenter eurs conies et

    sortileges sous a forme materielle de livres incomparables par la

    calligraphie et la qualite du papier.

    Ces ivres n'entrentpasdansce que l'on considere abituelle-ment,

    aujourd'hui,commedomainede la litterature chretienne.

    lis ne font paspartie non plus de la litterature gnostique.Meme

    * Les notes critiques, les textes ustificatifs et la bibliographie parm tront

    dans a prochaine livraison de Ie Revue.

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    TARDIEU

    si les elements chretiens n y manquent pas. M~me s ils offrent

    des themes communs avec Ie gnosticisme. Ces materiaux epars,

    joints aux situations et motifs de la propa.,gandemissionnaire,

    ont amene sans do ute les Peres de l Eglise a ranger les

    Manicheens et leur fondateur dans une chaine de l erreur qui

    commence avec heresiarque gnostique Basilide. Cependant, es

    auteurs arabo-musulmans, qui ont l avantage d avoir observe la

    religion manicheenne sur son terrain centrasiatique -seule

    region du monde oiielle a pu se developper comme societe poli-

    tique et etatique -n en parlent jamais comme dissidence chre-

    tienne. lIs savent parfaitement distinsuer les religions de ce

    pays: i1 yale christianisme, partage en Eglises rivales : marcioni-

    te, nestorienne, jacobite, et il y a aussi es adeptes des autres reli-

    gions locales: Zoroastriens, Bouddhistes, Manicheens.

    Les informations apportees depuis la fin du XIXe iecle par

    les decouvertes et publications de livres manicheens confirment

    sur des points essentiels a valeur historique des renseignements

    transmis aux auteurs musulmans de langue arabe par les

    Manicheens d Asie centrale: 1) Mani, Ie fondateur de celie reli-

    gion, etait un Arameen de Babylonie, sujet des premiers rois

    sassanides; 2) avant de fonder sa propre religion; il avail ete

    mugtasila, c est-a-dire membre d une communaute de Baptistes

    babyloniens qui veneraient Jesus, mais aussi d autres figures

    prophetiques comme celIe d al-lJasayi,1;3) alors qu il apparte-

    nail a ce groupe religieux, Mani avail re~u de son sosie celeste,

    l ange at-Tawm, la revelation fondatrice de la nouvelle religion,

    a savoir que Ie scellement demier de la prophetie etait intervenu

    par rapport a lui-meme pour celie terre des Perses ou jadis

    avaient preche Zoroastre et Ie Bouddha; 4) Ie trait par lequel

    Mani avail tenu a se distinguer de Zoroastre, du Bouddha et de

    Jesus etait Ie suivant: alors que ceux-ci ant laisse seulement des

    traditions orales rassemblees plus lard en livres par leurs dis-

    ciples respectifs, lui, Mani, a utilise l ecriture et la peinture pour

    fixer ce qu il avail re~u de l ange et pour Ie transmettre ainsi a

    ses disciples. Ce qu il fit effectivement comme auteur de huit

    livres, plus un recueil de miniatures, l Ardahang.

    Ces renseignements biographiques, succints mais sflrs, font

    entrevoir la difficulte de decider d une denomination culturelle

    pour Ie fondateur de celie religion. C est un sujet iranien, mais il

    est arameophone. 11a ete eleve et forme parmi des judeochre-

    liens au sellS strict, mais Ie prologue du Sabuhragan inscrit la

    nouvelle prophetie dans la continuite de celles de Zoroastre, du

    Bouddha et de Jesus. Que savait-il de ces grands fondateurs de

    religions? Des deux premiers, ires peu de chases. La seule de

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    LE PROcES DE JEsus VU PAR LES MANICHEENS

    res trois figures dont es contoursetaientpour lui Ie moins lous

    etait celie de Jesus arcequ elle etait familiere a sescoreligion-

    nairesbaptistes.Zoroastre et Ie Bouddha sont absentsdu pan-

    theonmanicheen. esusy estomnipresent. l y a sur ce point Ie

    temoignage nanimedes sourcesmanicheennes,ccidentales

    formulation christianisee,mais aussiorientalesa terminologie

    mazdeenne t surtoutbouddhique.

    Tous leg livres et fragments retrouves attestent egalement que

    Ie personnage de Jesus a ete Ie noyau vivant de la priere des

    Manicheens. Figure multiforme et a bien des egards deconcer-

    tante pour nons. Un exercice de memorisation des titres et fonc-

    tions de Jesusconserve dans une source occidentale (Kephalaion

    VIII) enumere leg diverges modalites de la presence de Jesus

    dans Ie monde selon une echelle des etres, qui part des corps

    subtils de la ceinture cosmique (air, vent, soleil, lune, etc.) et se

    prolonge jusqu aux groupes de freres et sreurs qui composent a

    collectivite ecclesiale. Chaque portion de l univers et leg fideles

    de l Eglise sont evoques ici a titre de composants du corps astral

    de Jesus, emoin de la gloire celeste de l Eglise. Mais il y a aussi,

    perspective inverse, l enfant humilie, perpetuellement clone sur

    la croix des elements du monde, temoin douloureux de la realite

    quotidienne d une Eglise subissant a persecution et Ie martyre.

    Le genie poetique de Mani a cree ces deux mythes indisso-

    ciables relatifs a Jesus et leg a formules avec un grand luxe

    d images,christologie -je dirai plutot lyrique christocentrique -

    qui semble n avoir plus grand-chose a voir avec Ie personnage

    des recits evangeliques. Mais est-ce une raison, parce que nons

    ne comprenons plus la poesie et celle-ci en particulier, de penser

    que Ie Jesus irreel de la priere et des mythes implique dans la

    culture personnelle de Mani et de ses disciples l absence ou

    l ignorance du Jesus des traditions evangeliques? Francis

    Crawford Burkitt estimait, en 1925, qu il etait improbable que

    Mani ait jamais vu un exemplaire des quatre evangiles «< t is

    improbable that he ever saw a copy of the Four Gospels») et,

    ajoutait-il, « I can scarcely wonder that he was unable to think of

    our Lord as a real human being ».

    Une telle appreciationde la culture litteraire chretiennnede

    Mani et de a representation u il se faisaitde la personnalite e

    Jesusn est gueresoutenable ujourd hui.Je rappeleraid abord

    Ie temoignage esActa Archelai, euvreantimanicheenne u w

    siecle, onnueen otalite seulement ar une recensionatine. Ce

    temoignage rovient d adversaires,mais il a une grande valeur

    parce qu il est ocalisepar rapport ala Mesopotamie u Nord et

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    TARDIEU

    ala Syrie, ou s exercerent eg premieres missions manicheennes.

    11 y est raconte que Mani, alors qu il etait en prison, desira se

    procurer «les livres de la loi des Chretiens» (legis Christia-

    norum libros), et qu il demanda a ses disciples d aller en cher-

    chef et de leg lui ramener (LXV 2).

    Munis d une petite quantite d or (aliquantulo auri modo), ils

    se rendirent dans eg endroits ou leg ivres des Chretiens etaient

    recopies, et, se faisant passer pour de nouveaux Chretiens

    (novicios Christianos), ls demandaient qu on leur montr§.t.les

    livres en vue d en faire l acquisition. Et -pour ne pas m etendre

    la-dessus ils font l acquisition de tous leg livres de nos Ecri-

    tures (conparant universos libros scripturarum nostrarum), et

    leg apportent a Mani qui se trouvait en prison (LXV ,3-4).

    Cette page est du plus haut interet pour l etude du commerce

    du livre chez eg Chretiens syro-mesopotamiensdu IIIe iecle. Les

    nouveaux convertis pouvaient se procurer de la litterature chre-

    tienne mais pour un prix relativement eleve, puisque Ie numeraire

    indique est un monnayage d or. L episode est situe par rapport a

    l emprisonnement de Mani, lequel eut lieu dans eg demiers mois

    de sa vie. nest douteux que Mani rot attendu ce moment-la pour

    se procurer de la litterature chretienne. Mais il se peut fort bien

    egalement que meme dans sa prison il continua a se documenter

    et a travailler. Quant aux expressionselles-memesqu utilisent leg

    Acta pour designer Ie type d Ecritures ache ees par leg

    Manicheens, elles restent tres vagues. Neanmoins, il paraIl bien

    difficile d exclure des universi libri scripturarum nostrarum au

    mains un ou plusieurs Nouveau(x) Testament(s)en usagedans eg

    eglises syriennes, avec par consequent des evangiles quadripar-

    tites, c est-a-dire non harmonises. D autre part, l expression

    «livres de la loi des Chretiens» (legis Christianorum libri), est une

    formulation manicheenne, et non pas chretienne, de la litterature

    chretienne. Dans Ie Codex manicheen de Cologne comme

    d ailleurs dans la litterature manicheenne copte, Ie terme «loi»

    (lex, nomos) designe une religion en tant que groupe organise, et

    non un ensemble d ecrits normatifs. Par consequent, eg livres de

    la loi, c est-a-dire de la religion, des Chretiens doivent s entendre

    dans un gens arge: s y trouvent bien sUr des exemplairesdes Ecri-

    tures neotestamentaires,mills peuvent s y trouver aussi bien des

    ecrits exterieurs, qu il s agissed apocryphes proprement fits ou

    bien de livres d auteurs comme Bardesaneou Marcion.

    L examendes ivres manicheens ux-memes era autre volet

    de ma demonstration, ue e limiterai aux traditions narratives

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    E PROcES DE JEsus VU PAR LES MANIcHEENS

    portant sur Ie proces de Jesus. Ces materiaux et variantes ne

    figurent dans aucun des apparats critiques des editions des

    Evangiles aujourd hui disponibles. Mon but sera d en faire Ie

    releve pour leg soumettre a votre jugement d observateurs atten-

    tits de la litterature chretienne ancienne. Je sais bien qu aux

    yeux de beaucoup l estampille manicheenne qui marque ces

    materiaux n est guere recommandable. Il en est de meme, me

    direz-vous, pour l estampille apocryphe. Pen nons importent leg

    prejuges. II s agit pour vous, comme pour moi, d enrichir Ie

    fonds de toutes leg traditions relatives a Jesus par celles que leg

    Manicheens avaient recueillies dans la Mesopotamie du lIIe

    siecle et qu ils n ont cesse ensuite de se transmettre jusqu au

    XIIesiecle, epoque on dans l oasis de Tourfan leurs derniers

    centres de copie cessent eurs activites.

    Le nombre relativement eleve de fragments relatifs au proces

    de Jesuss explique par la position exemplaire attribuee ace pro-

    ces dans l imaginaire manicheen. Le terme de «Crucifixion »,

    par lequelles Manicheens Ie designent, recouvre d abord la tota-

    lite des evenements de la Passion de Jesus: l arrestation, les

    interrogatoires et l execution. Mais Ie meme mot a aussi un sellS

    allegorique et signifie les passions symboliques formees par la

    chaine ininterrompue des ames suspenduesa la croix cosmique

    dans l attente du verdict qui fixera leur destinee. Le troisieme

    emploi du mot est a usage ecclesial il designe a totalite des pas-

    sions historiques que constitue la serle de proces et mises a mort

    des Saints, c est-a-dire d abord de Mani lui-meme, puis de taus

    les martyrs manicheens. Examinons ici seulement les episodes

    successifs e la Passionde Jesus,ou Crucifixion au sellSpremier,

    qui precedent l execution de la sentence.

    I. L arrestation

    Le motif de l arrestation de Jesus n est indique que dans Ie

    Sermon de la grande guerre de Kustai, transmis dans Ie recueil

    des Homelies. Le contexte est une polemique contre un groupe

    de Juifs, sans doute des judeochretiens, doni Kustai dit qu ils

    sont partis en Babylonie apres la destruction du Temple de

    Jerusalem. Kustai rappelle alors Ie role de Jesus comme des-

    tructeur de la religion juive :

    Ill a maudite, il devastasa demeure, (il renversa) son Temple

    (...) elle vomit la bile (et la rage) contre lui, il se ivraa elle de

    lui-meme (...) il accomplit son mystere sur la croix (11,11-15).

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    M. TARDIEU

    Le fragment met un lien de cause a effet, dans ces traditions

    evangeliques stylisees, entre la malediction du figuier, l expul-

    sion des marchands du Temple et la mort de Jesus. La tradi-

    tion ici utilisee semble plutot tributaire de Marc ou commune

    avec Marc, qui place l expulsion (11, 15-19) au milieu de la

    malediction (11, 12-14.20-22), comme si celle-ci etait l acte

    prophetique de la destruction du Temple. Pour les Manicheens,

    en tout cas, Ie blocage de la prophetie et du signe de l aboli-

    tion du judafsme marquait Ie debut proprement dit de la

    Crucifixion.

    Du fecit meme de l arrestation, est atteste essentiellement ce

    qui concerne Ie role de Judas, que les sommaires evangeliques

    harmonises des Kephalaia presentent ainsi :

    Satan entra en Judas l Iscariote, un des Donze de Jesus.11

    l accusa aupres de la religion des Juifs. Par son baiser, ille

    livra aux mains des Juifs et de la cohorte dessoldats (Keph. I

    12,30-34).

    11 = Judas) fut compte au nombre des (Donze). Entin, il est

    ecrit de lui: Satan (entra en lui). 11 = Judas) livra Ie Sauveur

    entre les mains des Juifs. Ils l ont (cloue) sur Ie bois (Keph. II

    19,1-4).

    Mani fait alors ce portrait antithetique de Judas, qui est apo-

    cryphe:

    Judas l Iscariote (fut) appele d abord homme bon, (mais a

    la fin il fut ...) et traitre et assassin Keph. II 19,4-6).

    Ces deux aspects de Judas figurent egalement dans Ie fragment

    M 104 en parthe :

    Le maudit Satan, qui toujours troubla les Envoyes, tour-

    menta lui-meme Ie troupeau du Messie. 11prit pour monture

    l immonde Iscariote, un tres chef fidele entre les disciples. 11

    (= Jesus) fut designe par lui avec un signe d autorite (dastvar

    adesag).Aux ennemis fut livre Ie fils de Dieu.

    A noter la formule« signe d autorite» pour rendre Ie 0 V(J(J1l-

    ~ov de Marc seul (14, 44), et celie variante dans Ie logion du

    baiser: «fut livre Ie fils de Dieu », alors que Luc 22, 48 dit seu-

    lement: «Tu livres Ie fils de l homme ». Le caple et Ie parthe

    ant ici une source unique, qui pourrait etre l un des livres de

    Mani.

    Des autres scenes de l arrestation, n est atteste que Ie debut

    du logion de Jesus sur Ie caractere public de son enseignement,

    conserve dans Ie M 4570 R I en parthe:

  • 8/20/2019 Apocrypha 8, 1997

    17/298

    15

    E PROcEs DE JEsus VU PAR LES MANICHEENS

    II est ecrit de lui (nimayed abar ha) que par eux (= les Juifs)

    it fut saisicomme un malfaiteur (bazakkar).

    Aucune source manicheenne, connue de moi, ne mentionne

    l'une ou l'autre des anecdotes apostoliques qui accompagnent

    l'arrestation: intervention musclee d'un disciple (Mt 26, 51-54),

    d'un assistant (Mc 14, 47), de Simon-Pierre (In 18, 10-11),

    miracle de l'oreille guerie (Lc 22, 49-51), fuite des disciples

    (Mt 26, 56b; Mc 14, 50), lejeune homme nu (Mc 14, 51-52).

    II. Le Sanhedrin e Jerusalem

    Les relations evangeliques sur ce qui s'est passe et dit chez

    Anne, avec Calphe son gendre, Grand Pr~tre celie annee-la, et

    dans leg multiples reunions du Conseil des Anciens et du

    Sanhedrin, sont extr~mement complexes a dem~ler. Les docu-

    ments manicheens ramenent tout a une unique confrontation,

    qui oppose Jesus seul aux autorites juives, comme si on avait la

    en quelque sorte Ie modele de ce qui se passerapour Mani encore

    baptiste devant Ie Sanhedrin de Babylonie.

    Les Juifs se saisirent du fils de Dieu, Ie jugerent injustement

    dans une assemblee «(Juvuycoyl'j)t Ie condamnerent de fa~on

    inique, bien qu'il n'eut pas peche (Keph. 112,34-13,3).

    La presence de Cafphe dans cette assemblee est mentionnee

    par Ie fragment parthe M 734 V 3-10:

    Jesus fit reponse aux Juifs: «Demandez a mes actuels dis-

    ciples quel enseignement e leur ai enseigne, et quels actes e

    (leur) ai commandes (defaire) contre vous »

    Cafphe, Ie plus grand des pretres (Kaifa kahanan masist),

    avec taus les Juifs, se vetit de perfidie et de colere. Et its tortu-

    rerent (Jesus)d'une douloureuse torture de mort.

    La teneur des debats est conserveedans Ie fragment parthe M

    4579 V I 8-1119:

    II est ecrit que (ninuid ku), a l'aube (pad bamdiid), es malues,

    les pretres, les scribes (et) les chefs de la religion (ammozagan

    kahanan dibiran densararan) tinrent conseil, et prirent entre

    eux la decision de Ie iller. Et ilschercherent contre lui des faux

    temoins (ziirvigahan), et leur temoignage ne concordait pas

    .l'un avec l'autre. Et ils apgorterent egalement deux autres

    (temoins), et ceux-ci dirent: «Cet homme a dit: 'Je suis

    capable de detruire ce temple qui est fait a la main, et en trois

  • 8/20/2019 Apocrypha 8, 1997

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    M.TARDIEU

    jours d en faire (un autre) que la main n a pas fait ». Et leur

    temoignage a eux aussi ne concordait pas).

    La fin de la col. I et Ie debut de la col. II ont disparu. Lorsque

    Ie texte reprend col. II, ligne 8, c est Jesusqui parle:

    Desormais vous verrez Ie fils de l homme siegeanta la droite

    de la puissancedivine et venant sur Ie char du ciel (vardyun az

    asman).

    Alors Ie plus grand des pretres (dechira son) vetement, et

    dit:«(...»>.

    Et its se dirent l un a l autre: «(...) Un temoin est-il encore

    necessaire?Nous avons maintenant, nODSous, entendu de sa

    bouche (...) II faut Ie tuer ».

    Cette piece rassemble les elements evangeliques suivants:

    reunion du Sanhedrin a l aube « Luc), recherche de temoins «

    Matthieu), desaccordde ceux-ci « Marc), logion sur la venue du

    fils de l homme (combine Luc + Matthieu et Marc, avec la

    variante «char du ciel» pour «nuees du ciel»), exclamation

    scandaliseedes Juifs « Luc), condamnation a mort « Marc et

    Matthieu). Cet enchafnement vise a faire la demonstration de la

    responsabilite directe et entiere du tribunal juif dans la mise a

    mort de Jesus. Celle-ci etait en fait decidee des Ie depart, puis-

    qu il est precise, apres l enumeration des fonctions des membres

    du Sanhedrin, que ceux-ci prirent entre eux, c est-a-dire avant

    l arrivee de Jesus, a decision de Ie tuer. Cet element ne se trou-

    ve pas dans l Evangile quadripartite, du mains a cet endroit-la.

    Jean (11,53) place cette decision apres a resurrection de Lazare.

    Les Synoptiques la mettent avant l onction de Bethanie (Mt

    26, 3-4 = Mc 14, 1 = Lc 22,2). lntroduire la decision au debut de

    la reunion du Sanhedrin met en relief, dans Ie texte manicheen,

    Ie simulacre de proces alors instruit contre Jesus.

    PremiercontactavecPilate

    Les faits qui suivent la comparution devant Ie Sanhedrin

    etaient sftrement onsignes ans e M 4570precedent.Subsiste

    seulemente nom de Pilate a la ligne 19 de la col. II du verso.

    Une relationpartielle de ces aits estconservee ans e M 132R

    4-10:

    (...) lorsqu il fut (lie? andry wd) et emmeneau grand gou-

    verneur(vuzurghegemon).

  • 8/20/2019 Apocrypha 8, 1997

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    LE PROcEs DE JESUSVU PAR LES MANICHEENS

    Et Pilate ...demanda: «Vraiment, tu es roi sur la maison de

    Jacob et sur la lignee d' srael? ».

    L' nterprete juste fit reponse a Pilate: «Ma royaute n'est

    pas de ce monde ».

    Le titre d'interprete juste (tarkuman razvar) donne a Jesus

    est manicheen. Contrairement aux donnees evangeliques, Jesus

    ne repond pas positivement a la question de Pilate. N'est rete-

    Due ici que la sentence ohannique situant cette royaute hOTS e

    ce monde. Mais Ie plus remarquable est la variante introduite

    dans la question de Pilate: «roi sur la maison de Jacob et sur la

    lignee d' srael ». I1 s'agit d'une glose formee a l'aide de la parole

    de l'ange Gabriel annon~ant a Marie que son enfant heritera du

    tr6ne de David: «I1 regnera sur la maison de Jacob pour les

    siecles» (Luc 1,33). Le transfert de cette formulation des recits

    de l'enfance a cet episode du proces constituait pour Mani et

    ses disciples un argument de poids a l'appui de leurs vues sur la

    composition des evangiles. La scene du pretoire etait, en effet,

    un lieu exegetique reve, offrant une question de Pilate sur Jesus

    roi putatif des Juifs, autrement dit sur sa pretention au tr6ne de

    David, et, d'autre part, une reponse tout a fait negative de

    Jesus, appele ici a dessein «l'interprete juste », autrement dit

    l'hermeneute de lui-meme et de l'evangile. Mani profita done

    de l'occasion pour faire DieTpar Jesus ui-meme Ie titre de «fils

    de David» qui lui est donne en tete de la genealogie de

    Matthieu (1, 1) et done de l'evangile quadripartite. La reponse

    negative de Jesus a Pilate a pour consequence exegetique Ie

    rejet de ce que l'eveque manicheen d' Afrique, Faustus de

    Mileve, appelle Ie genesidium, c'est-a-dire tout ce que les tradi-

    tions canoniques et apocryphes racontent de Jesus de sa nais-

    sallee usqu'au bapteme.

    IV. Le roi Herode

    La scene chez Herode, attestee seulement par Luc (23,6-11),

    est richement representee dans les documents manicheens. One

    version longue est ournie par Ie M 132, dont les lacunes peuvent

    etre comblees par un second temoin (M 5861); une recension

    abregee en est donnee dans Ie M 4570. Enfin, la scene est evo-

    quee dans les Psaumesd'Heraclide, reuvre occidentale d'un dis-

    ciple posterieur.

    Puis, a cause du harcelement des Juifs, (Jesus) rut lie (et

    envoye) au roi Herode. (Herode se rejouit, et interrogea

    Jesus.mais lui) se tint silencieux.

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    18

    M. TARDIEU

    Et Herode Ie roi, (avec la soldatesque, Ie) revetit d'un vete-

    ment et mit une couronne sur sa tete et ils viennent faire reve-

    rence. Ils voilent sa tete, avec Ie roseau ils frappent sur Ie

    menton et la bouche, ils crachent dans l'orbite de l'reil, et

    disent: «Prophetise pour nous, Seigneur Messie ». Puis, par

    trois fois, la (soldatesque) romaine vint et, par trois fois, ils

    s'agenouillerent (M 132 R 10-V 11).

    Et par eux il fut revetu d'un manteau, et par eux un roseau fut

    mis dans sa main, et ils viennent faire reverence et disent:

    «

  • 8/20/2019 Apocrypha 8, 1997

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    LE PROCES DE JESUSVU PAR LES MANIcHEENS

    V. La seconde omparution evantPilate

    Ici aussi, Luc est Ie guide, litterairement reperable, de la relec-

    ture manicheenne de l episode qui succede a la scene des

    outrages:

    u-san vartedzlvandag (6 Pilatis) «Et, par eux (= les Juifs),

    Ie Vivant est renvoye (a Pilate) » (M 132 V 13, que je restaure

    par Luc 23,12).

    Aux trois prosternations des soldats chez Ie «roi» Juif pour

    venerer l innocent humilie, font echo dans la scene chez Pilate

    leg trois sentences ucaniennes de l innocence de Jesus procla-

    mees par Ie « grand gouverneur» (goy) :

    Je n ai trouve en cet homme aucun motif (de condamna-

    tion) (pour ce) doni vous l accusez (Luc 23,14).

    Rien de digne de mort n a ete commis par lui (Luc 23,15).

    Illeur dit pour la troisieme fois: «Qu a donc fait de mal

    celui-ci? Je n ai trouve en lui aucun motif de mort» (Luc

    23,22).

    La troisieme sentence est conservee dans Ie M 4574 V I 6-7,

    copie par ou mis sons autorite d un certain Darsah:

    u-smaran padizihr pad ho ne vindad «Et par lui (= Pilate)

    un motif de mort ne fut trouve en lui ».

    Selon la tradition manicheenne ou plutot dans les traditions

    narratives recueillies par Mani et ses disciples, Pilate a non seu-

    lement enonce verbalement l inocence de Jesus mais il a tenu

    egalement a en temoigner par ecrit. En effet, selon Ie M 4574,

    c est Pilate qui prit soin d ecrire lui-meme Ie muhrag, c est-a-dire

    un placard muni de son sceau, qui rut suspendua la croix. Selon

    Jean 19,20, cet ecriteau (tl tAO

  • 8/20/2019 Apocrypha 8, 1997

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    20

    M. TARDIEU

    En confessant en paroles et par ecrit que Jesus est innocent,

    Pilate devenait en quelque sorte, aux yeux des Manicheens, Ie

    premier temoin non juif de la Crucifixion de Jesus dans Ie

    monde, autrement dit Ie premier des croyants. Dans cette

    breche ouverte vers la sanctification de Pilate, restait neanmoins

    un obstacle a franchir: la scene de chantage dont fait etat Jean

    seul (19,12). Celle-ci est attestee par un minuscule et lacuneux

    fragment parthe, Ie M 4525 II 1-5:

    Alors que (les Juifs vociferent et) s'avilissent, Pilate leur

    dit: «Je relache Jesus e Messie ». Alors les Juifs (lui disent:

    «Si tu ne) tues (pas Jesus, u n'es pas l'ami du Cesar)».

    Les Manicheens e tirerent de la difficulte en trouvant, dans

    une tradition narrativeapocryphe ccolee cettescenede chan-

    tage, 'episode epresentepar Matthieuseul (27,24):Pilate prit

    de 'eau, se ava es mainsenpresence e a foule et dit: «Je suis

    innocentde ce sang.»

    Un joli temoignagemanicheensur cet episodeevangelique

    favorablea Pilate est 'apophtegmedu lion dans 'eulogie inale

    du corpuscopte desHomelies.Mani est en voyageavecsesdis-

    cipleset, lors d'une halte, un lion surgit a proximite du groupe.

    Mais, au lieu d'attaquer, l'animal se met a verser des armes.

    Mani lui dit alors de ne plus pleurer,parce qu'il a ete pardonne,

    puis il demande a l'animal de se retirer. Le lion p'arti, Mani

    expliquececia sesdisciples:

    Observez e ion C'estPilate qui jugea Jesus.Mais il a dit

    une parole en sa faveur: «Voyezvous-memes mes mains

    sont pures du sangde ce Juste». (A causede cette Parole,

    Pilate)a re~umisericorde.

    Pen importe que les quatre Evangelistes disent que c'est lui

    qui fit flageller Jesus, rendit executoire la sentence de mort et

    laissa ses soldats bafouer Jesus, Pilate fut une fois pour toutes

    disculpe. Aucun document manicheen ne mentionne la flagella-

    tion. La scene des outrages dans Ie pretoire est, comme nons

    l'avons vu, placee chez Herode. Quant a la decision de livrer

    Jesus aux soldats pour qu'il so t crucifie, la responsabilite en

    incombera exclusivement au «roi », c'est-a-dire a Herode, ainsi

    que l'affirment les Psaumesdu Bema composes par un disciple

    apres la mort de Mani. L'un de ces Psaumes (CCXLI) met en

    parallele la Crucifixion de Jesus et la «Crucifixion» de Mani.

    Dans ce tableau, les «Magousaioi» et «les fils du feu », autre-

    ment dit Ie clerge mazdeen, sont assimiles aux «Juifs, ces meur-

    triers de Dieu ». Le roi de Perse, qui fit executer Mani, Vahram

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    LE PRods DE JEsus VU PAR LES MANIcHEENS

    fils de Sabuhr (= Vahram I), quatrieme souverain de la dynastie

    sassanide,y joue Ie role d Herode.

    (11 ut pareil a) Herode qui crucifia Ie Christ (Ps243,13).

    Des loTs, il est facile de reconstituer l'enchafnement des

    sequences de la tradition narrative apocryphe suivie par leg

    Manicheens pour cette phase du proces. A la scene du chantage

    chezJean 19, 12 rapportee par Ie M 4525, succede 'episode mat-

    the-en e Pilate se lavant leg mains et se declarant «innocent de

    ce sang» (27,24), episode atteste par l'apophtegme du lion et

    aussi par leg Psaumesd'Heraclide. A la suite de quoi, Ie «roi»

    Herode prenait Ie relais de Pilate et livrait Jesus aux soldats

    pour etre crucifie. Or c'est precisementpar cette scene Herode

    prenant Ie relais de Pilate apres Ie lavement des mains -que

    commence a section subsistantede I' Evangile de Pierre, dont un

    temoin grec a ete recopie dans Ie codex de parchemin de la

    necropole chretienne d' i)mim :

    Et alors Ie roi Herode ordonne que Ie Seigneur soit emmene,

    leur disant: «Paites tout ce que je vous ai ordonne de lui

    faire» (verset 2).

    Les hymnes manicheens de la Crucifixion (daruvdagiftig

    basahan), conserves en parthe dans Ie fragment M 18, relatent

    par ailleurs plusieurs scenesapocryphes qui se passent au tom-

    beau de Jesus,alors que Ie cadavre s'y trouve encore. Elles pro-

    viennent toutes de l' Evangile de Pierre, y compris, selon moi, lasequenc

    relative aux soldats soudoyes par les Juifs, non pas

    pour dire -comme chez Matthieu 28, 11-15 -que Ie tombeau

    est vide parce que les disciples ont derobe Ie corps, mais pour nepas

    dire qu'ils ont vu d'etranges phenomenes se derouler autour

    du tombeau renfermant Ie corps de Jesus:

    R 1 «C'etait vraiment Ie fils de Dieu ». -Et

    2 Pilate repondit : « Moi, voyez-vous,

    3 je suis ne du sangde ce fils de

    4 Dieu ». -Les centurions et les soldats

    5 re~urent alors l'ordre de Pilate:

    6 «Gardez ce secret». -Et

    7 m~me es JUllSdonnent une somme d'argent. -A nouveau

    8 il estraconte: Ie premier (jour) de la semaine, au

    9 commencementde l'aube, vinrent Marie, Salome,

    10Marie, avec beaucoup d'autres femmes.

    11Et elles apporterent des aromates de doux

    12 ard. -Elles s'approcherent du sepulcre

    13et elles

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    22

    M. TARDIEU

    La seconde partie du recto (lignes 7-13), introduite par une

    formule impersonnelle de citation, byd 'bdysyd kw «

  • 8/20/2019 Apocrypha 8, 1997

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    23

    E PROcES DE JEsus VU PAR LES MANIcHEENS

    these qu il n y a pas eu de resurrection de Jesus «apres trois

    jours ». Dans la recension de l Evangile de Pierre connue des

    Manicheens, la situation est differente. Le pot-de-vin est place

    parmi leg scenes du tombeau encore occupe. Mais Ie texte ne

    precise pas ce que leg Juifs desirent obtenir en echange de l ar-

    gent verse. Cependant, l ordre des sequences du fragment

    parthe suggereque l argent remis par leg Juifs a pour but d ache-

    ter Ie silence des soldats et de s assurer que l ordre intime par

    Pilate sera bien execute: ils devront taire et qu ils ant entendu

    des voix celestes et qu ils ant vu des ~tres celestesdescendre au

    tombeau et en ressortir (Evangile de Pierre 35-44). La raison du

    pot-de-vin est ici d etayer la these qu il n y a pas eu, non plus, de

    resurrection de Jesus « dans eg trois jours » qui suivirent la mise

    au tombeau, et, d autre part, une fois de plus, de disculper

    Pilate. Comme chacun gait, un bon bakchich a plus de poids

    qu un oukase administratif.

    Dans la recension arameenne de l Evangile de Pierre arrivee a

    Mani et a ses disciples, Ie verset 49 de cet apocryphe etait donc

    represente par leg lignes 4-7 du recto du fragment parthe M 18.

    Plus largement, cet evangile aura ete la source directe de la

    relecture manicheenne de la phase du proces concernant leg

    r6les d Herode et de Pilate. Pourquoi alors ne ferait-il pas partie

    aussi des legis Christiano rum libri acquis par leg missionnaires

    manicheens en Syrie pour Ie compte de leur Maftre et fonda-

    teur?

    Ce n est pas peine perdue, me semble-t-il, que de prendre au

    serieux eg fragments evangeliquesmanicheens.Je veux dire: ne

    leg rangeons pas trap vite et a tout coup sous etiquette contra-

    dictoire de Marcion et de Tatien, encore mains sous celIe des

    Gnostiques. Le manicheisme, qui se trouve a la confluence de

    multiples courants de cultures et d Ecritures, apporte de fa~on

    significative sa contribution a l histoire de la litterature chretienne

    ancienne, en particulier a celie de la reception des evangiles

    apocryphes et canoniques. Que la documentation fournie par

    celie religion iranienne perinette de suivre leg utilisations de

    l Evangile de Pierre de la Mesopotamie jusqu a l Asie centrale

    est deja un acquis, certes limite, mais qui DOUgnvite a plus de

    curiosite pour apprecier la diversite et la richesse des traditions

    evangeliques arrivees aux Manicheens et dont ils sont, pour cer-

    taines d entre elles, leg seuls emoins.

  • 8/20/2019 Apocrypha 8, 1997

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    A line ROUSSELLE

    Universite e Perpignan

    A PROPOS D' ARTICULATIONS

    LOGIQUES DANS LES

    DISCOURS GNOSTIQUES

    From the second century on the Gnostics have been accused to use

    Aristotelian logic, and in particular syllogistic argumentation, for their

    demonstrations on the nature of Christ. Aristotle's Categories and his

    treatise on Interpretation are quite evidently used in these discussions.

    But the same logic arguments are applied by their detractors as well.

    Syllogism was used in the debates on the origin of the universe which

    themselves were based on and took argument of the demonstrations

    made by ancient physicians on the transmissionof life and the ormation

    of the embryo.

    Les gnostiquesoneere accusesdes e II siecle d'utiliser les instruments

    logiques aristoteliciens,en particulier le syllogisme,pour leurs demons-

    trations sur la nature du Christ. On peut mettre en evidence eur emploi

    des Categories et du traite de I'interpretation dans ces discussions. La

    logique d'Aristote etait employee out autant par leurs detracteurs.Le syl-

    logisme etait utilise dans des debars sur l'origine du monde qui repre-

    naient les demonstrations des medecinsanciens en biologie sur la trans-

    mission de la vie et sur la formation de l'embryon.

    Les quelques pages qui vont suivre ne sont pas suffisamment

    articulees avec Ie theme general de l'etude des apocryphes

    quoique certains points s'appuient sur les preoccupations gnos-

    tiques qui transparaissentdans l' Evangile selon Philippe et dans

    l' Evangile de la Verite, tOllSdeux marques par la doctrine valen-

    tinienne. Elles pourront peut-etre cependant aider a saisir com-

    bien Ie souci existentiel de l'origine de la vie et de sa transmis-

    sion, souci qui s'est traduit dans les recherches scientifiques

    antiques, tant astronomiques que biologiques, a pese dans les

    traites savants des gnostiques avant meme d'etre pris en charge

  • 8/20/2019 Apocrypha 8, 1997

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    26

    A. ROUSSELLE

    par la pensee chretienne (philosophie et theologie)l. Elles pour-

    font aussi mettre en evidence a quel point les notions scienti-

    fiques etaient vulgarisees dans des textes litteraires. Les textes

    qui seront examines ci sont principalement du I~ siecle et du IIIe

    siecle, ecrits en Occident par des opposants a la gnose, renee et

    Tertullien. 11sera sans doute interessant de remarquer que la

    gnose du I~ siecle, celIe de Valentin en particulier, utilisait des

    methodes logiques dont l'emploi etait aussi normal (au sens de

    la «science normale» definie par Thomas Kuhn2) chez les

    auteurs comme Tertullien, qu'ill'avait ete chez un vulgarisateur

    comme Apulee, ou chez un scientifique, comme Galien. 11sera

    aussiutile de retenir que la question de l'origine et de la repro-

    duction de la matiere, de la vie et de l'ame etait un probleme

    commun a taus (philosophes, theologiens et scientifiques), et

    que ce probleme etait traite par Ie raisonnement logique scienti-

    fique dans taus les cas. L' Evangile selon Philippe, a la fin du IIIe

    siecle, conserve des traces de la reflexion sur Ie nom et la realite

    qui, sans pouvoir etre reliees au Cratyle, peuvent relever des

    enonces aristoteliciens des Categories3,els qu'ils se trouvaient

    repris dans Ie vocabulaire rhetorique ou juridique. Nous irons

    donc du nom et des categories au raisonnement syllogistique.

    My he on science?

    Levons tout d'abord un malentendu sur la qualite des reuvres

    gnostiques. Les anciens du monde mediterraneen ont tente par

    divers moyens une histoire naturelle du monde materiel et de

    l'homme comme compose de matiere (homme hylique), d'§.me

    (homme psychique) ou de souffle (nveuJla), t de pensee (vof,\;').

    Platon avait resolu de presenter la recherche comme impossible

    et de doDDerdans Ie Timeeune approximation de ce qui a pu se

    L J.-D. DUBOIS,«Les recherches gnostiques et l'exegese du Nouveau

    Testament », dans Naissancede la methode critique, Colloque du cente-

    naire de l'Ecole biblique de Jerusalem,Paris, Cerf, 1992,p. 175-185,aux

    p. 179-180 et notes, sur l'insertion du discours gnostique dans les cou-

    rants philosophiques de l'epoque.

    2. Thomas S. KUHN, La structure des revolutions scientifiques

    «< Champs»), Paris, Flammarion, 1983 (trad. franl;aise de la 2 ed. ame-

    ricaine de 1970).

    3. Aristote, Categoriae et Liber de interpretatione, ed. M. MINIO-

    PALUELLO,Oxford, Clarendon Press, 1949, pour Ie texte grec ; trad.

    franl;aise,J. TRICOT, ans ARISTOTE,Organon, I, Categories, I, de l'in-

    terpretation, Paris, Vrin, 1989.

  • 8/20/2019 Apocrypha 8, 1997

    28/298

    27RTICULATIONS LOGIQUES

    passer. On qualifie en general de my he de creation ce fecit du

    Timee, dans lequel Platon donnait un r6le a un personnage de

    Demiurge (d'artisan). De la nous vient sans doute la tentation

    de traiter toutes les tentatives semblablescomme des mythes, ce

    qui nous conduit ales analyser en termes de «representations »,

    selon a nouvelle methode « anthropologique »4.

    Mais alors que pour Kant l'anthropologie etait une reaction

    contre une histoire naturelle de l'homme (histoire dans laquelle

    il n'y aurait pas de continuite des facultes), les Anciens -et les

    gnostiques inclus -ant elilbore une anthropologie fondee sur

    une histoire naturelle. II y a eu pour eux des coupures anthropo-

    logiques, donc une his o ire nature lIe des facultes5. L'histoire

    biblique (je ne parle pas de mythe) donne une trame possible a

    cette histoire nature lIe, combinee avec l'interrogation biolo-

    gique sur la transmission de la vie. La premiere coupure serait

    celIe du passage d'un etre inanime, une «matiere humaine », a

    un etre anime (Adam). La deuxieme serait la separation de cette

    matiere animee en homme et femme (la division sexuelle). La

    troisieme serait celIe de la Chute. Contrairement a ce qu'a

    apporte Kant, pour qui l'etre humain a des facultes naturelles

    universelles et immuables, il s'agit d'une histoire naturelle du

    compose humain, corps, ame et intellect (vision historique et

    biologique), comportant des phases de rupture (changement de

    nature ).

    La reflexion philosophique gnostique, en particulier celIe de

    Valentin, a tente de repondre a la question de l'origine du mal,

    con~ue comme resultant de la faculte d'erreur (faillibilite) dans

    la pensee. Le probleme de la nature faillible de l'esprit humain

    etait d'ailleurs une question philosophique «normale ». Lisons

    Ciceron: «Toute opinion est une pensee, une pensee meritant

    Ie nom de bonne quand l'opinion est-vraie, et de pensee mau-

    vaise quand elle est fausse. Mais ce que nous tenons de dieu,

    4. C'est ce que propose Alain LE BoULLUEc,La notion d'heresiedans a

    litterature grecque 11'-111'iecles),. I : de Justin a Irenee (Etudes augusti-

    niennes),Paris, 1985.Remarquons tout de meme qu'i qualifie generale-

    ment de «representations» es idees des «heretiques », et de « heologie »

    les dees des orthodoxes.Le terme de «representations» correspond alors

    a une qualification « charitable» d'un etat de la penseequi est depasse, t.

    Hilary PUINAM,Representation t Realire,Paris, Gallimard, 1990,n. 15 et

    p.41 (ed. angloRepresentation nd Reality,The Mit Press,1988).

    5. Ie renvoie a mOll article « Anthropologie et histoire : Peut-on parler

    de « coupures anthropologiques» ? », dans Lalies. Actes des sessions e

    linguistique et de litterature 14 (1994), p. 221-232, epris dans La conta-

    mination spirituelle, Paris, Les Belles Lettres, a paraftre en 1997.

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    28

    ROUSSELLE

    c est seulement Ie pouvoir de penser; mais a supposerque nous

    l ayons, c est de nous-meme qu il depend que la perigee soit

    vraie ou non »6.

    Les gnostiques posent cela comme probleme philosophique en

    termes d origine: d ou vient que nous puissions avoir une pensee

    vraie ou fausse? 11etait normal de lief la faillibilite de la pensee

    aux moyens de controler la validite des enonces,comme nous Ie

    dirions aujourd hui. Ces moyens de controle, tous Ie savaient

    dans Ie monde du lIe siecle, platoniciens inclus, etaient fournis

    par ce qui avait ete constitue en Organon (apres l editiondes

    reuvres d Aristote par Andronikos de Rhodes veTS 0 avant l ere

    chretienne), c est-a-dire par les traites d Aristote sur Ie raisonne-

    menf, ainsi que par des manuels de logique dont nous verrons

    quelques exemples. La question des gnostiques allait plus loin

    que l interrogation sur les moyens de controle car ils allaient jus-

    qu a rechercher a causeoriginelle de la faculte d erreur. Or celie

    question avait ete posee en termes de transmission, soit depuis Ie

    premier homme, soit de peTe en fils. Elle etait attachee ferme-

    ment aux opinions medicales sur la reproduction.

    En effet, la question de l erreur n appartenait pas exclusive-

    ment aux philosophes, car lorsque Galien la traite apres 179

    dans son Traite de [ arne, c est bien en biologiste8. Pour ce qui

    conceme la transmission biologique de celie pensee aillible, les

    philosophes ont donne un role fondamental a la « raison sperma-

    tique », a la faculte rationnelle, faculte logique transmise par la

    semence patemelle, c est-a-dire a une raison transmise dans la

    reproduction humaine9.

    Ciceron, de natura deorum, III, 28, trad. Ch. ApPUHN, . d. (1935 ?),

    ed. Gamier, p. 313-314,modifiee: Nam omnis opinio ratio est,et quidem

    bona ratio, si vera, mala autem si falsa est opinio. Sed a deo tantum

    rationem habemus, si modo habemus, bonam autem rationem aut non

    bonam nobis.

    7. Voir R. BLANCHE, a logique et son histoire d Aristote a Russell (U),

    Paris, Colin, 1970 ; Jean-Paul DUMONT, ntroduction a la methode

    d Aristote, Paris, Vrin, 1986 ; Gilles-Gaston GRANGER, a theorie aris-

    toteliciennede la science,Paris, Aubier, 1976.

    8. Galien, Les passions et les erreurs de l dme, ed. W. de BOER, eprise

    dans Corpus Medicorum Graecorum, V, 4, 1, 1, Leipzig -Berlin, 1937,

    p. 1-68, et traduction franCtaise par V. BARRAS,T. BIRCHLER,A.-F.

    MORAND,Paris, Les Belles Lettres, 1995,p. 3-74.

    9. Bien presente dans Alain LE BOULLUEC, p. cit., p. 58-59, e Logos

    depose one semence rationnelle dans chaque etre humain, doctrine

    stolcienne reprise par Ie chretien Justin au I~ s. A condition de prendre

    Ie qualificatif «spermatique» au sens litteral, et non comme one «rai-

    son fondamentale ». Meme theorie chez Porphyre dans son traite De

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    RTICULATIONS LOGIQUES

    Le discours gnostique peut s analyserdans Ie cadre de la philo-

    sophie la plus elaboree, et pas seulement salls la denomination

    de my he comme Ie traite actuellement l anthropologie qui l ap-

    prehende SallS e terme de «representations ». Ce que j appelle

    philosophie elaboree, c est une philo sophie qui use normale-

    ment des methodes et outils du raisonnement quasiment com-

    muns a toutes les ecoles au lIe siecle, et qui sont aussicommune-

    ment utilises dans Ie raisonnement scientifique proprement dit.

    Les outils ogiques

    L Organon d Aristote, en particulier leg Categorieset Ie traite

    Peri hermeneias (en latin de interpretatione), etait aborde au lIe

    siecle dans des resumes marques par la logique stolcienne de

    Chrysippe. En grec, on disposait d un ouvrage d Albinos dont

    Boece ecrivit au debut du VIe siecle qu il traitait de la

    dialectique1O.. Isaac a supposecomme L. Minio Palluelo que Ie

    traite de interpretatione qui nous est parvenu SOilS e nom

    d Apulee n est autre que la traduction latine de cette Dialectique

    d Albinos. Comme Apulee, ne veTS125 et mort apres 170, ecri-

    vait en Afriquell, on relit admettre que son traite (ou sa traduc-

    tion d Albinos) etait a portee de Tertullien lorsqu il ecrivait

    contre leg gnostiques, tandis que l edition grecque origin ale

    pouvait se trouver entre leg mains de ces memes gnostiques.

    Galien (129-200) ecrivit a peu pres a la meme epoque un traite

    parallele, destine a donner aUKsavants eg outils necessairesa la

    demonstration12. Galien connaissait bien Albinos qui avait ete

    son maitre a Smyrne en 151/152. Tertullien Ie connaissait aussi.

    l animation de l embryon, trad. fran~aise dans A.-J. FESTUGIERE,a

    revelation d Hermes Trismegiste, II : Les doctrines de l ame, Paris,

    1953,«Ia grammaire en puissance» chez I enfant, p. 266.

    10. J. ISAAC, Le «peri hermeneias» en Occident de Boece ii saint

    Thomas. Histoire litteraire d un traite d Aristote, Paris, Vrin, 1953,p. 21

    et26.

    11. Sur la vie et la formation philosophique d Apulee, voir I introd. de

    P. VALETTE l Apologie et aUKFlorides, Paris, CUF, 20ed., 1960 ; David

    LONDEY -Carmen JOHNSON,The Logic of Apuleius. Including a

    Complete Latin Textand English Translation of the Peri Hermeneias of

    Apuleius of Madaura (Philosophia antica 47), Leyde, Brill, 1987.12.

    J.-P. LEVET, «L institutio logica de Galien, la syllogistique», trad.

    accompagnee de notes, dans Trames. Travaux et Memoires de

    l Universite de Limoges, Antiquite classique, d Hippocrate ii Alcuin,

    1985 Ia trad. p. 58-78).

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    ROUSSELLE

    Tous deux citaient son Epitome 13. I est d autant plus interessant

    de remarquer que l Epitome d Albinos traite de l ame et de l ori-

    gine de la vie, de la reproduction humaine biologique, Ie tout

    dans la lignee platonicienne, et que Galien a traite en medecin

    des passionsde l ame. On trouve dans Epitome, apres une evo-

    cation de la creation de l homme assez roche du Timee, en par-

    ticulier sur la composition de l homme a partir de triangles, une

    affirmation qui court les livres antiques de medecine, et qui rut

    conservee par Galien. Albinos ecrivait que les dieux «ont com-

    pose la moelle qui devait doDDernaissancea la semence». C est

    la une affirmation de toute la medecine antique pour laquelle Ie

    sperme provient de la moelle, sang affine.

    L emploi de la logique etait largement diffuse, dans des.

    domaines divers. En particulier les questions scientifiques de

    l origine de la vie, de l animation, de la transmission biologique

    reposaient sur son enseignement.

    Pour commencer a constituer un dossier sur l emploi de la

    logique dans les debats entre chretiens «orthodoxes» et gnos-

    tiques, on examinera d abord les questions du nom et de la

    nomination, de la definition, de l arborescence genre-espece,

    partie-tout, l ensemble relevant de l enseignement des catego-

    ries. Puis on abordera l usage du syllogisme dans la demonstra-

    tion scientifique, sur les questions qui animent Ie debat entre les

    gnostiques et leurs contradicteurs comme Irenee ou Tertullien.

    La questiondu nom

    Irenee, venn de Smyrne 011Galien recevait en 1511 enseigne-

    ment d Albinos, est passe a Rome entre 155 et 165 avant de se

    rendre a Lyon14.A Rome, il a peut-etre entendu Valentin qui s y

    trouvait entre 140 et 160. En tout etat de cause, renee connais-

    sait les positions des gnostiques valentiniens doni il est Ie pre-

    mier a nons offrir one critique. j en extrais un pastiche savou-

    reux qui donne Ie squelette de l argumentation gnostique a

    propos de la formation du Plerome (la plenitude anterieure a la

    formation du monde et de l homme )15

    13. Voir l introd. de P. LOUIS a ALBINUS,Epitome, Paris, Les Belles

    Lettres, 1945,p. XIII.

    14. Sur la biographie d Irenee, Pierre NAUTIN,Lettres et ecrivains chre-

    tiens des lIme et lllme siecles, Patristica 2), Paris, Cerf, 1961,p. 92-104.

    15. Irenee de Lyon, Contre les heresies, I, 11, 4-5, ed. et trad. A.

    ROUSSEAU t L. DOUTRELEAU, ources Chretiennes264, 1979,p. 174-

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    ARTICULAll0NS LOGIQUES

    Ha ha helas helas 11est bien permis, en verite, de pous-

    seTcette exclamation tragique devant une pareille fabrication

    de noms (ovoJ.lato1to1.'(a),evant l'audace de cet homme appo-

    sant impudemment des noms sur ses mensongeres nventions.

    Car en disant: «11existe avant toutes choses un Pro-Principe

    pro-inintelligible que je nomme Unicite », et: «Avec cette

    Unicite coexiste une Puissanceque je nomme encore Unite »,

    il avoue de la fa~on la plus claire que toutes ses paroles ne

    sont qu'une fiction et que lui-meme appose sur cette fiction

    des noms que personne d'autre n'a employes jusque la. Sans

    son audace, la verite n'aurait donc point encore aujourd'hui

    de nom, a l'en croire mais alors rien n'empeche qu'un autre

    inventeur, traitant Ie meme sujet, definisse ses termes de la

    fa~on suivante: 11existe un certain Pro-Principe royal, pro-

    denue-d'intelligibilite, pro-denue-de-substance et pro-pro-

    dote-de-rotondite, que je nomme «Citrouille ». Avec cette

    Citrouille crexiste une Puissance que je nomme encore

    « Supervacuite ». Cette Citrouille et cette Supervacuite, etant

    un, ont emis, sans emettre, un Fruit visible de to utes parts,

    comestible et savoureux, Fruit que Ie langage nomme

    « Concombre ». Avec ce Concombre coexiste une Puissance

    de meme substance qu'elle, que je nomme encore «Melon ».

    Ces Puissances,a savoir Citrouille, Supervacuite, Concombre

    et Melon, ont emis tout Ie reste des Melons delirants de

    Valentin.

    Dans ce passage il vaut mieux traduire 6voJla~ro par «je

    nomme» plutot que par «j'appelle» afin de conserver la men-

    tion de «nom ». Irenee accole nom et definition, comme l'y invi-

    te la logique enseignee, selon laquelle Ie nom resume la defini-

    tion: «Il existe un certain Pro-Principe royal... (suit une liste de

    qualifications) que je nomme 'Citrouille' ».

    Le pastiche d'Irenee correspond bien a des enonces gnos-

    tiques, comme Ie montre Ie traite dit d' Eugnoste e Bienheureux,

    dont une «mouture valentinienne» est passee au debut du lIIe

    siecle dans Ie corpus manicheen16 t comme Ie montre au debut

    du IIIe siecle, la Sagesse e Jesus,qui suit de pres Eugnoste. Le

    177, e texte est conserve a la fois dans la traduction latine tardive qui

    donne l'ensemble de l'reuvre, et par une citation d'Epiphane en grec

    dans e Panarion.

    16. Sagesse e Jesus/Eugnoste II, trad. M. TARDIEU,Ecrits gnostiques,

    Codex de Berlin, Paris, Cerf, 1984,p. 65 et 62 pour les dates des textes,

    et p. 176-178pour Ie texte.

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    A.

    ROUSSELLE

    nom permet de parler de celui qui est ndicible, et qui n a pas de

    nom: «II n a pas non plus de nom. Quiconque en effet a un nom

    est la creature d un autre. II est innommable... On l appelle Ie

    PeTe du tout »17.S y trouve encore Ie PrO-PeTesans principe,

    Preexistant inengendre. Apres Ie PrO-PeTe,Eugnostementionne

    d autres entites, et enfin I Homme androgyne. Pour chaque enti-

    te, il emploie l expression «que l on nomme », en cela parallele a

    Irenee. On peut comparer ces noms aux outils heuristiques sug-

    geres par Gregory Bateson dans la recherche scientifique, puis-

    qu il propose aux chercheurs d employer provisoirement un

    nom quelconque pour les concepts doni ils sentent Ie besoin sans

    avoir encore decouvert une terminologie adequate18. ans Ie cas

    de ces traites gnostiques, on disceme bien que Ie nom est alors

    un outil sans relation substantielle avec ce qu il designe. II est

    manifeste que Ie terme «pere » convenait a cette societe, comme

    Ie terme «principe» (prince), ou «Seigneur », «maitre» (voir Ie

    «signifiant-maitre» de Lacan).

    C est bien cette terminologie arbitraire que Tertullien repro-

    chait aux gnostiques valentiniens. L Evangile selon Philippe

    donne un echo de cette theorie de l inadequation des noms aux

    realites: «Les noms qui sont donnes aux choses errestres ren-

    ferment une grande illusion, car ils detoument leur creur de ce

    qui est solide veTSce qui n est pas solide, et celui qui entend

    «Dieu » ne saisit pas ce qui est solide, mais il a saisi ce qui n est

    pas solide »19.

    Genre-especes,artie-tout

    Dans ce squelette logique (on pourrait parler d epure, comme

    Michel Tardieu dans sa presentation d Eugnoste parle d «epure

    metaphysique »2°), on voit accouple un nom avec sa qualite

    (Citrouille-rotondite accouple avec Supervacuite), qui emettent

    17. Eugnoste II/, § 3, p. 171.

    18. Gregory BATESON, ers une ecologie de l esprit, I, Paris, SeuiI, 1977,

    p. 98 (ed. am. New York, 1971).

    19. J. E. MENARD, Evangile selon Philippe, § 11, Paris, Letouzey et Ane,

    1967,p. 51. Reference donnee par J.-~ MAJ:ffi, TERTULLIEN,a chair du

    Christ, I: Introduction, texte critique et traduction (Sources Chretiennes

    216), Paris, Cerf, 1975,p. 127,n. 2 ; voir aussi e comm. de J.-~ MARE,

    TERTULLIEN, a chair du Christ, II : Commentaire et index (Sources

    Chretiennes217), Paris, Cerf, 1975, . 381-382.

    20. M. TARDIEU,Ecrits gnostiques, Codex de Berlin, Paris, Cerf, 1984,

    p.53

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    ARTICULATIONSOGIQUES 33

    deux cucurbitacees (meme genre, mais deux nouvelles especes)

    Concombre et Melon.

    II s'agissait d'expliquer l'origine de la matiere, de la vie et de

    la transmission de la vie dans la matiere, avec cette idee que la

    matiere humaine contient avec a vie une parcelle du createur ou

    de l'esprit originel. Ici la classification en genre et especesainsi

    que la theorie de la partie et du tout devenaient l'instrument

    logique evident. L'armature de la classification sera donnee plus

    tard de fa~on plus articulee par Porphyre (232-304) dans son

    Isagoge, ntroduction au commentaire des Categories, ne intro-

    duction a la logique dans la lignee des resumes que nons avons

    parcourue precedemment. Porphyre distinguait cinq termes (les

    quinque voces): genre, espece, difference, propre, accident. La

    gradation entre genres et especesetait ainsi presentee21

    genre supreme substance

    genres subordonnes qui sont corps

    genres pour les suivants et

    especespour ceux qui precedent corps anime

    animal

    animal raisonnable

    especespecialissime homme

    individu Socrate

    Ce cadre de classification applique au pastiche d'Irenee fait

    apparaitre a l'origine Ie genre citrouille, tandis que chaque deri-

    ve devient genre pour ce qui suit, jusqu'a l'individu «melon ».

    Des qu'it est question de substance, d'attributs, d'anteriorite,

    de genre, d'espece, de tout, de partie, il s'agit donc d'un vocabu-

    laire issu des Categories, des Premiers Analytiques, ou des

    Seconds,ou de la Metaphysiqued' Aristote, a travers les manuels

    qui en ont ete diffuses dans toutes les ecoles, meme de rheto-

    rique. D'ou l'apostrophe finale d'Irenee: «0 pepones les valen-

    tiniens), () melons, pauvres sophistes »

    Bien evidemment, Irenee recuse tons les noms proposes par

    Valentin pour nommer les composants du Plerome. La classifica-

    tion en genres et especespermettait pourtant de comprendre Ie

    2L Resume dans Jacques CHEVALIER, istoire de Lapensee, . La pensee

    antique, Paris, Flammarion, 1955,p. 754.

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    ROUSSELLE

    processusde l emission. Ne croyons pas cependant que les gnos-

    tiques avaient l exclusivite de cet emploi des categories22.On

    trouve chez Tertullien les notions d anteriorite, superiorite, qua-

    lite, par exemple a propos des eaux: «car toute matiere placee

    sous tine autre doit necessairementprendre la qualite de ce qui

    se trouve au-dessus.Ceci est specialement vrai quand du corpo-

    reI est en contact avec du spirituel: a cause de la nature subtile,

    celui-ci penetre et s insinue facilement »23.«Si les eaux actuelles

    et les eaux primordiales appartiennent au meme genre (l eau),

    elles sont neanmoins d especes differentes », cat «ce qui est

    attribue au genre rejaillit sur les especes 24.

    C est Ie raisonnement meme applique par l homelie sur la

    louange des saints attribuee a Victrice, eveque de Rouen a la fin

    du IVe siecle. Je n en donne qu un exemple: la chair d Adam

    (premier genre de chair) a engendre Eve doni la chair est tine

    nouvelle espece de chair. II y a un genre pour tous les corps

    humains. Ceux qui vivent dans Ie Christ et dans l Eglise torment

    un seul corps, tine unique substancede chair, de sang et d esprit.

    L adoption divine en fait un nouveau genre. La suite de son rai-

    sonnement est moins articulee, mais il poursuit neanmoins dans

    la ligne classique a la fois de la classification en genre et especes

    et du syllogisme demonstratif2s.

    Comme Ie laisse entendre J. DANIELOU,«Histoire des origines chre-

    tiennes », dans Recherchesde sciences eligieuses43 (1955), p. 575 : «11

    est remarquable que leg Peres de l Eglise marqueront toujours de la

    defiance a regard de cet usage de la dialectique aristotelicienne. Si Pon

    definit par cette technique la theologie scientifique, on peut dire que la

    theologie scientifique aux premiers sieclesa ete heterodoxe ». Le releve

    des emplois Testea faire. Je Pai fait pour Victrice de Rouen (fin du lye

    siecle) avec precision. Chez Tertullien on trouve epars des emplois du

    meme type. Tout ce que l on pourrait affirmer, c est que leg gnostiques

    ant eu un temps d avance.

    23. Tertullien, du bapteme, IV, 1, ed. et trad. R. F. REFouLE et M.

    DROUZY, Sources Chretiennes 35, 1952, p. 69 : Quoniam subiecta

    quaequemateria eius quae desuper mminet qualitatem rapiat necesse st,

    maxime corporalis spiritalem etpenetraTeet nsidere acilem per substan-

    tiae suaesubtilitatem.

    24. Ibid. IV; 3, p. 70.

    25. Une premiere approche, partielle, dans man livre Croire et guerir,

    Paris, Fayard, 1989,ch. XV:

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    RTICULATIONS LOGIQUES

    Logique et rhetorique judiciaire: adequation du nom it la

    Sur 1 importance de Ja discussion sur Ie nom, lisons par

    exemple la Passion de Perpetue: « Vois-tu ce vase , demande

    Perpetue a son pere. Je Ie vois , repond-il. Elle lui dit alors:

     Peut-on Ie nommer d un nom autre que ce qu il est (Numquid

    alio nomine vocari potest quam quod est)? - Non , dit-ir6.»

    Perpetue ajoute alors qu elle ne peut se dire autre que «chre-

    tienne ». Reportons-nous aux ecrits de Tertullien: chretien signi-

    fie «oint »27.La definition par l etymologie interdit de nier la

    qualite de «christianus ».

    L exemple du vase, utilise comme par hasard par Perpetue, est

    un exemple favori de Tertullien. Comme il a presente a l esprit

    la premiere epftre aux Thessaliens, 4, 4, qui fait de la chair Ie

    vase de l esprit, il a beau jeu de jouer sur ce «vase»: «on ne

    saurait condamner une coupe »28.La metaphore du vase est un

    theme qui parcourt toute la litterature sur la chair au lie siecle,

    tant orthodoxe que gnostique. Dans l Evangile de la Verite, t va

    de soi que leg corps, qui peuvent etre leg receptacles de l esprit

    sont des « vases»29.

    Pour Tertullien, ily a donc adequation entre Ie nom et la

    chose. II peut s opposer aux gnostiques, pour lesquels leg noms

    sont sans coIncidence avec leg choses3°. a theorie de l adequa-

    26. Passio Perpetuae,3, 1-2 : «Patel; inquam, vides verbi gratia vas hoc

    iacens, urceolum sive aliud?» Et dixit: « Video ». 2. et ego dixi ei :

    « Numquid alio nomine vocari potest quam quod est? » Et air : «Non ».

    « Sic et ego aliud me dicere non possum nisi quod sum, christiana ».27.

    Tertullien, Apol., III,S, p. 9: Christianus vero, quantum interpretatio

    est,de unctione deducitur.

    28. De la resurrection des morts, XVI, 3-4 et 11-12,CC II, 2, Tertulliani

    opera montanistica, p. 939-940, trad. Madeleine MOREAU, Les peres

    dans a foi 15, 1980.29.

    J.-P. MARE, Introduction a Tertullien, La chair du Christ, I (Sources

    Chretiennes 216), p. 33. Evangile de [la) Verite, trad. J.-E. MENARD,

    Paris, 1962,p. 50. Je restitue «La verite », selon J.-D. DUBOIS, rt. cit.

    [no1], p.179.30.

    J.-P. MARE, TERTULLIEN,La chair du Christ, t. I (Sources

    Chretiennes216), Paris, Cerf, 1975,p. 127, ecrit que Tertullien a raison

    de Ie leur reprocher, puisque c est bien leur position, et il renvoie pour

    cela a une citation de l Evangile de Philippe, sent. 11 (ct. The Nag

    Hammadi Library in English, W. C. ROBINSONdir.), Leiden 1977,

    19883 et J.-E. MENARD,L Evangile selon Philippe, Strasbourg, 1969).

    Voir Evangile selon Philippe, 12, p. 121, et 124, p. 113 (ed. J.-E.

    MENARD,Paris, 1967).

  • 8/20/2019 Apocrypha 8, 1997

    37/298

    36

    tion du nom et de la chose est enoncee encore a la fin du lye

    siecle dans un traite contre Arius par Marius Victorinus, un pen-

    seur qui a traduit en latin l'[sagoge de Porphyre31.

    Le pastiche d' renee met donc en evidence la question de

    l'adequation du nom a la realite. C'est une question que l'on

    trouve encore dans les discussions uridiques, et la aussi expri-

    mee dans les termes de la logique aristotelicienne. Tertullien lui-

    meme dans l'Apo[ogeticum et dans son traite ad Nationes nsis-

    tait sur l'importance du nom en Droit, en rappelant les bases

    logiques de l'examen des noms. Si les tribunaux romains don-

    nent comme definition juridique du christianisme Ie fait de refu-

    ser des cultes ou de detruire des temples, Tertullien montre que

    les Romains ont eu dans leur histoire des hommes repondant a

    la definition sans pouvoir se placer sous Ie nom « chretien »32.

    En rhetorique judiciaire, en effet, quand on prend leg deci-

    sions qui vont orienter Ie proces, la premiere question porte sur

    la realite des faits. Celie realite une fois reconnue, leg faits sont

    definis. C'est alors seulement que l'on examine si celie defini-

    tion entre sous un nom qui doit resumer a definition, un « nom »

    deja formule dans leg lois existantes33.C'est la demarche impor-

    tee des SecondsAnalytiques d' Aristote, avec leg questions «Est-

    ce que cela est» (question sur leg faits), «qu'est-ce que c'est?»

    (question sur la definition) «Quelle en est la qualite?» (an sit,

    quid sit, quale sit). Une quatrieme question permettait de traiter

    Marius Victorinus, adversusArium, § 9 (dans P. HENRY P. HADOT,

    ed. et trad., MARIUSVICTORINUS,raitesphilosophiques sur la Trinite, I

    [Sources chretiennes 68], Paris, Cerf, 1960, 1102a,p. 450) : Cum enim

    vim ac significantiam suam habent atque ut dicuntur et sint, «puisqu'ils

    ont chacun leur puissance et leur signification propre, puisque leur etre

    correspond a leur nom ».

    32. Tertullien, ad Nationes, I, 3, 3-10 et I, 10, 13-19. La question du

    nomen de la cause est l'objet d'une longue discussion ant dans l'apolo-

    geticum que dans 'ad nationes.J'y reviendrai ailleurs.

    33. B. SCHOULER,Nom et definition chez rheteurs et sophistes», dans

    Sens et pouvoirs de La nomination dans les cultures hellenique et

    romaine, Publ. de l'Universite Paul Valery, 1988, p. 47-70, et 1D.,

    «Personnes, aits et etats de la cause dans Ie systemed'Hermogenes »,

    Aussois, 1986, Lalies. Actes des sessionsde linguistique et de litterature 8

    (1986), p. 111-127.B. Schouler s'appuie sur les traites d' Alexandros qui

    ecrit sous Hadrien (117-138) et d'Hermogenes, sous Marc-Aurele (161-

    180), traites qui reprennent des travaux du lIe s. avoJ.-C. Voir encore

    Yan THOMAS,«Le Droit entre les mots et les choses. Rhetorique et

    jurisprudence a Rome », Archives de Philosophie du Droit 23 [Formes

    de rationalite en droit] (1978),p. 93-114,a la p. 104.

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    37

    RllCULAll0NS LOGIQUES

    leg problemes de competence. Ces questions etaient poseesdans

    to us leg exercices d analyse rhetorique, juridique, philoso-

    phique34,et pour ce qui nous interesse ici, leg trois premieres

    questions. Les rheteurs enseignent que « Ie nom designe au

    moyen d un seul mot, la definition au moyen d un enonce com-

    portant plusieurs mots »35.Les orateurs judiciaires commen-

    ~aient par determiner s ils allaient plaider l inexistence des faits

    ou s ils allaient plaider l inadequation des faits tels qu on les

    avait prealablement definis (donc de la definition) au « nom »

    sous equell adversaire ou Ie juge tentait de leg placer.

    Donner une sene de qualifications pour definir une entite,

    puis resumer en un mot -son « nom» -ce qu etait cette entite,

    c etait faire son metier de philosophe.

    La demonstration cientifique Ie syllogisme

    Apres avoir evoque l utilisation des Categories, ous pouvons

    aller plus loin et envisager emploi de la methode de demonstra-

    tion syllogistique. Tertullien confirme dans son traite sur La

    chair du Christ, ecrit en 202/203 contre leg doctrines valenti-

    niennes, l emploi de l Organon aristotelicien par leg gnostiques.

    La presentation et Ie commentaire qu en a donnes Jean-Pierre

    Mahe examinent de faCt°n res eclairante et erudite Ie syllogisme

    dans son utilisation rhetorique. En Ie considerant aussi comme

    l outil necessairede toute la science, en particulier de la biolo-

    gie, on verra apparaitre un pan de l elaboration gnostique repo-

    sant sur leurs lectures scientifiques.

    C est essentiellement par leg critiques de Tertullien que nous

    connaissons l interet des gnostiques pour la logique. A quai il

    taut ajouter leg critiques d un auteur anonyme cite plus tard par

    Eusebe. Cet interet nous est confirme par une exclamation de

    Tertullien: «Pitoyable Aristote qui leur as enseigne la dialec-

    tique »36.

    Si l on admet que Ie traite perdu d Albinos s intitulait «La

    dialectique », on trouve 13.un chafnon expliquant Ie terme

    34. lIs restent la base de l enseignement, voir IIsetraut RAbOT, «Les

    introductions aUK commentaires exegetiques chez les platoniciens et les

    auteurs chretiens », dans M. TARDIEU, ed., Les regles de l interpretation,

    Paris, Cerf, 1987, p. 99-122, ala p.100.

    35. B. SCHOULER,art cit., p. 63, Markellinos, fin du ye s.

    36. Tertullien, de la prescription contre les heretiques, VII, 6, ed. et notes

    R. F. REFOULE, rad. P. DE LABRIOLLE, Sources Chretiennes 46, 1957, p. 97.

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    38

    A. ROUSSELLE

    employe par Tertullien. Ce demier, qui avait lu la Grande Notice

    d' renee, ecrivait contre trois gnostiques, Marcion, Apelles et

    Valentin. II s'en prenait aussia un certain Alexandre, disciple de

    Valentin, qui avait probablement ecrit un traite intitule

    Syllogismes, e titre m~me d'un autre ouvrage ecrit par Apelles.

    Le traite d' Alexandre n'etait pas un manuel de logique comme

    ceux d' Albinos, d' Apulee ou de Galien. C'etait un traite dans

    lequel il examinait la nature du Christ en faisant surgir claire-

    ment les contradictions entre les textes evangeliques et ceux de

    I' Ancien Testament. Le titre Syllogismesgagnerait a ~tretraduit

    par «demonstrations », pour ne pas doDDera croire qu'il s'agis-

    sait d'un traite theorique, mais bien de l'examen par syllogismes

    des textes bibliques generalement utilises pour elucider la nature

    du Christ. Ces syllogismes, par la construction d'oppositions et

    d'incompatibilites, parvenaient a la conclusion que la chair du

    Christ etait un phantasma37.D'autres auteurs, qui furent tenus

    comme heretiques, employaient Ie syllogisme, selon l'auteur

    d'un traite «contre Artemon », cite par Eusebe. Cet auteur

    reprochait a Artemon d'examiner «si, prise comme majeure dis-

    jonctive ou comme majeure hypothetique, telle parole de l'Ecri-

    ture peut doDDer ieu a une figure de syllogisme »38. e renvoie

    ici au travail de J.-P. Mahe sur l'emploi des syllogismes par les

    gnostiques dont Tertullien critiquait les reuvres. J'ajouterai

    cependant qu'il ne s'agissait pas uniquement de syllogisme rhe-

    torique. Ces gnostiques avaient certainement ete formes au

    moins autant au syllogisme scientifique, car ils avaient recours

    aux sciences, a la geometrie et aux mathematiques. lis citaient

    Euclide, Aristote et Theophraste: «Galien est m~me presque

    adore par quelques uns d'entre eux39 . C'est avec les outils les

    plus savants de leur temps qu'ils travaillaient a comprendre la

    Bible et, par elle, l'origine et la transmission, non seulement de

    la vie, mais encore de la faute originelle, origine de la pensee

    faillible.

    37. Tertullien, de carne Christi, introd. de .'T.-P.MAHE, Sources

    Chretiennes216,1975, p. 59-66. .-P. Mahe, p. 63, conclut que l'ouvrage

    d' Alexandre s'intitulait bien Syllogismes. Pour la date du traite, voir

    MAHE,p. 25.

    38. Eusebe, Histoire ecclesiastique, , 28, 13-14,ed. et trad. G. BARDY,

    SourcesChretiennes41,1965, p. 77-78.

    39. Eusebe. HE. VII. 32, 6, ibid., p. 223.

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    RTICULATIONS LOGIQUES

    Logique et reproduction biologique des homines

    La medecine cherchait a resoudre Ie probleme des contribu-

    tions respectives de l homme et de la femme dans la generation.

    On avait besoin de preciser d ou venaient les composants de

    l ~tre humain, quel que soit Ie nombre de ces composants, parmi

    lesquels toujours une part de matiere et une part immaterielle.

    Sans vouloir entrer ici dans la variete des composants de l hom-

    me selon es ecoles, on pourra remarquer que les medecins n he-

    sitaient pas a croire que ce probleme etait de leur ressort.

    Les traites philosophiques sur l ame s appuyaient sur les

    apports des connaissancesmedicales. Ce probleme pouvait ~tre

    traite dans Ie cadre medical. En effet, m~me pour Aristote, dont

    les reuvres connurent un regain d actualite au lIe siecle, l ame

    pouvait ~tre par certains aspects une ame materielle (hylique).

    Seul Ie medecin pouvait parler serieusement du moment de

    l animation. Le philosophe Alexandre d Aphrodisias, eleve

    d Aristocles, a ecrit a la fin du lIe siecle de notre ere des com-

    mentaires de la Metaphysique et des Premiers Analytiques

    d Aristote40. Il a ecrit en outre un traite de l ame, ou il donnait

    d abord lesidees d Aristote sur un intellect materiel ou en puis-

    sance qui croft naturellement, et un intellectuel du dehors, pen-

    see pure qui vient se greffer sur l intellect en puissance(dans un

    melange corporel favorable) quand celui-ci est d une qualite qui

    s y pr~te. Apres quai, il completait la theorie aristotelicienne par

    les idees de son maitre Aristocies de Messene qui distinguait

    quatre intellects:

    -un intellect hylique, ~n puissance, different de Ia matiere

    pure;

    -un intellect acquis, quand I intelligence a apprehende l uni-

    versel;

    -un intellect en acte;

    -un intellect agent (acte pur, pensee de Ia pensee), donc Ie

    Dieu d Aristote.

    Si Alexandre d Aphrodisias ecrivait a la fin du lIe siecle, son

    maitre ecrivait sansdoute vers 160, a l epoque oil se solidifiait la

    doctrine valentinienne. Par lui, la doctrine aristotelicienne pre-

    nait un nouvel elan dont on voit peut-etre l effet dans les doc-

    trines gnostiques.

    40. Emile BREmER,Histoire de la philosophie, : Antiquite et Moyen Age

    (Quadrige), Paris, PUF, 1983,p. 393-394 1 ere d. 1931).

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    A. ROUSSELLE

    Albinos, Ie maitre de Galien en philosophie, comme nous

    l avons vu, etait un platonicien qui conservait neanmoins la

    logique d Aristote. II avait ecrit un traite de l ame, dont nous

    possedons un resume, I Epitome. D Albinos it Galien, nous

    allons de la philosophie it la medecine. Du medecin Soranos (a

    Rome it la fin du Iersiecle de l ere chretienne), auteur d un traite

    de l ame, it Tertullien, nous faisons Ie trajet inverse. Soranos uti-

    lisait aussi un recueil de Placita d Aetius. Tertullien connaissait

    l ouvrage d Albinos sur l ame, ainsi qu un ouvrage d Arius

    Didyme41. On puisait donc autant dans les ouvrages de philoso-

    phie que dans les traites medicaux. C est pourquoi il me semble

    que les divers ecrits de Galien touchant a la question de l ame

    sont autant ouvrages de philosophe que de medecin. D ailleurs,

    si Galien mettait sous Ie patronage de Platon (par l intermediai-

    re d Albinos) son traite des facultes de l ame, c est bien it la

    methode aristotelicienne qu il s en remettait pour deceler et cor-

    Tiger es «erreurs de l ame »42. I y eut un continuel va-et-vient

    entre philosophie et biologie sur Ie probleme de l animation,

    philosophie et biologie etant toutes deux soumises au raisonne-

    ment syllogistique. Et dans la mesure 011l fallait expliquer l ins-

    cription de la naissance du Christ dans la biologie, toutes ces

    idees sur l animation etaient mises it contribution, avec les ins-

    truments ordinaires de la demonstration.

    Je ne souhaite pas entrer dans ces raisonnements. Je voudrais

    seulement mentionner que Galien a systematise en physiologie

    experimentale la demonstration negative. En sectionnant tous

    les muscles d un chien, il determinait par exemple quels muscles

    etaient indispensables t l emission vocale. Le syllogisme pouvait

    alors s enoncer ainsi: si tel muscle est sectionne et si l animal

    aboie encore, tel muscle n est pas utile a la VOix43.On raisonnait

    de meme pour les questions de reproduction, et cela depuis

    Hippocrate. Dans tous les raisonnements sur la generation, on

    partait en effet des observations sur la non-conception, sur la

    sterilite, en faisant intervenir l exemple des eunuques et celui

    des reufs clairs de la poule non fecondee.

    41. Tertullien, de I ame, ed. et trad. WASZINK, . 21-38.42.

    Les references explicites a la logique aristotelicienne, demonstra-

    tion, syllogisme, premisses etc. n ont pas ete reperees dans l introduc-

    tion ni dans les notes de la traduction indiquee ci-dessus en n. 8, voir

    particulierement p. 45, 47-48, 53, 54, et p. 58-64 sur la methode «analy-

    tique ».

    43. A. ROUSSELLE,Parole et inspiration: Ie travail de la voix dans Ie

    monde romain », History and Philosophy of the Life Sciences, (2), 1983,

    p. 129-157, epris dans La contamination spirituelle [ci-dessus, . 5].

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    41

    RTICULATIONS LOGIQUES

    Les penseurs du lIe et du IIIe siecle ne pouvaient pas plus que

    DOUg eparer Ie raisonnement sur l origine du monde du raison-

    Dementbiologique sur la generation, sur la reproduction a partir

    du semen. Pour DOUg,l s agit de la division de la cellule. Pour

    eux, ils agissait d isoler Ie vehicule de la transmission. Dans leg

    etudes scientifiques sur la generation, ils tentaient en premier

    lieu de decouvrir la part de la mere dans la reproduction. En

    second lieu, et apres avoir doute de l existence d un sperme

    maternel, ils tentaient de penser heredite des deux lignees pour

    expliquer l evidence de la transmission des caracteres de la

    lignee paternelle et de la lignee maternelle. Dans ses ouvrages

    sur la generation, et en particulier son traite du sperme, Galien

    travaille avec Ie syllogisme. En cela il suit Aristote -dont il a

    resume la syllogistique -en rappel ant que Ie syllogisme de

    demonstration scientifique doit s appuyer sur des premisses

    observables, dont l evidence s impose44.Comme Aristote n avait

    pu voir l appareil genital interne de la femme on ne pouvait lui

    reprocher de n avoir pu raisonner comme on pouvait Ie faire

    apres eg dissectionsd Herophile qui avait decouvert leg trompes

    et leg ovaires (que l on nommait testicules feminins). Sur ces evi-

    dences, et par des raisonnements negatifs a partir des eunuques

    males ou des truies castrees,Galien construisit sa demonstration

    de l existence d un sperme feminin indispensable a la genera-

    tion. Sa