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Vrije Universiteit Brussel La géopolitique des couleurs Lumet, Sébastien; Perot, Elie Publication date: 2022 Link to publication Citation for published version (APA): Lumet, S., & Perot, E. (Eds.) (2022, Jan 4). La géopolitique des couleurs: Une conversation avec Michel Pastoureau. Groupes d'Etudes Géopolitiques. General rights Copyright and moral rights for the publications made accessible in the public portal are retained by the authors and/or other copyright owners and it is a condition of accessing publications that users recognise and abide by the legal requirements associated with these rights. • Users may download and print one copy of any publication from the public portal for the purpose of private study or research. • You may not further distribute the material or use it for any profit-making activity or commercial gain • You may freely distribute the URL identifying the publication in the public portal Take down policy If you believe that this document breaches copyright please contact us providing details, and we will remove access to the work immediately and investigate your claim. Download date: 20. Jun. 2022

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La géopolitique des couleursLumet, Sébastien; Perot, Elie

Publication date:2022

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Citation for published version (APA):Lumet, S., & Perot, E. (Eds.) (2022, Jan 4). La géopolitique des couleurs: Une conversation avec MichelPastoureau. Groupes d'Etudes Géopolitiques.

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Vous êtes un expert reconnu pour vos travaux sur la signification descouleurs et des symboles. Commençons toutefois cet entretien par ceque l’on considère parfois aujourd’hui comme une non-couleur – legris. Car c’est en effet le gris qui est souvent utilisé pour peindre avecironie l’Europe de Bruxelles et souligner par là non seulement lamorosité du climat belge mais aussi et surtout la technocratie,l’absence supposée de débat politique ou encore l’ennui quesusciterait l’Union européenne chez les citoyens. Dans la symboliqueoccidentale, le gris a-t-il toujours été associé ainsi à la tristesse, àl’absence de passion ?

MICHEL PASTOUREAU — Non, le gris n’a pas toujours eu cette signification. Chaquecouleur est ambivalente et celle-ci n’échappe pas à la règle. Tout d’abord, s’il y aun bon et un mauvais gris au fil de l’histoire, il n’y a aucun doute sur le fait qu’ils’agisse d’une couleur à part entière, en tout cas pour les sciences humaines.

Quand on prend le gris en mauvaise part, c’est la vieillesse plutôt que la tristessequi est mise en avant, à cause probablement des cheveux gris qui s’y rattachent.Mais inversement, il y a aussi et surtout un bon gris. À la fin du Moyen Âge parexemple, le gris passe pour être le contraire du noir qui correspond lui auchagrin et au désespoir. En ce sens, le gris devient couleur d’espoir pendant unsiècle et demi à peu près. On parle du « gris de l’espérance » : c’est une belle

couleur qui est à la mode en Europe occidentale notamment dans le vêtement auXVème siècle et dans la première moitié du XVIème siècle.

Aujourd’hui, il y a en effet le gris de l’administration, de la fadeur et de latristesse peut-être, mais il y a aussi le gris de l’intelligence, celui des « petitescellules grises » d’Hercule Poirot par exemple. Il y a également le gris de latechnologie. D’un point de vue marketing, un ordinateur gris marchera toujoursmieux qu’un ordinateur rouge, même si c’est le même modèle. Ainsi, le gris n’estpas seulement péjoratif et, si on l’associe à l’Europe, je ne pense pas que cela soitnécessairement négatif. 

Il faut bien voir par ailleurs que lorsque l’on parle de l’Europe associée au gris, on

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Drapeau du mouvement européeninternational

Il faut toutefois reconnaître quemême dans sa version actuelle

le drapeau de l’Union n’est pas très beau. Cela tientprincipalement au fait que ses étoiles sont trop petites.

Il faut bien voir par ailleurs que lorsque l on parle de l Europe associée au gris, onparle de l’Europe institutionnalisée et non pas de l’ensemble des Européens, nide tout ce qui fait que l’Europe est l’Europe. À ce titre, le gris ne me paraît pas simal choisi quand on y pense car l’Europe est diverse, hétérogène, multiple et,contrairement à ce que pensent les physiciens qui ne voient que du blanclorsqu’on assemble les couleurs, le mélange de ma boîte de peinture donneinévitablement un gris – qui n’est pas très esthétique, certes, mais du gris quandmême. En ce sens, le gris peut être présenté comme la synthèse de toutes lescouleurs et il n’y a rien de contradictoire à faire le rapprochement entre le gris etla diversité. 

Cependant, l’Europe reste surtout emblématisée et identifiée dans le reste dumonde par la dominante bleue du drapeau. Ce n’était pourtant pas toujours uneévidence. Le vert a failli être privilégié. Quand on a choisi le drapeau européendans les années 1950, on a pensé à celui du mouvement européen international,un grand E vert sur fond blanc. Cela aurait été un très mauvais choix : si je suispartisan de l’extrême simplicité graphique pour un drapeau, je suis tout à faithostile à l’idée de prendre une lettre. Par ailleurs, en tant qu’historien spécialistedu bestiaire, je trouve que ce choix aurait été un peu pauvre car, l’Europe auraitdû s’emblématiser par un taureau, conformément à la légende de la belle Europeenlevée par Zeus dans la mythologie grecque. À ce titre, on pourrait imaginer unmagnifique taureau d’or, très gros, dans le champ bleu du drapeau.

Il faut toutefois reconnaître que même dans sa version actuelle le drapeau del’Union n’est pas très beau. Cela tient principalement au fait que ses étoiles sonttrop petites. Il est bon d’avoir limité la série d’étoiles à douze car ce chiffresymbolise la totalité et il n’y a pas besoin d’aller plus loin. Mais les étoilesauraient dû être plus grandes. C’est un problème récurrent avec les drapeaux surlesquels figurent de petites étoiles. Pensez aux six étoiles à sept branches du

drapeau australien et aux quatres étoiles àcinq branches du drapeau néo-zélandais quisont difficilement distinguables de loin. 

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Drapeau du Groenland

Parmi les nombreux ouvrages que vousavez écrits, deux ont été notammentconsacrés aux couleurs jaune et bleu,celles du drapeau européen. Pourriez-vous rappeler la signification de cescouleurs à travers l’histoireeuropéenne ?

Il faut souligner tout d’abord qu’en matière de drapeau,on a beaucoup de mal à savoir ce que l’on a voulu signifier,

qui a choisi, dans quel contexte, pour dire quoi, etc. Il y aune sorte de « mystère des origines » qui plane, même

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MICHEL PASTOUREAU

Mais il n’y a pas que les étoiles qui comptent. Les drapeaux français, belge, italienou irlandais ne sont pas très beaux par exemple, parce que leurs bandesverticales ne sont pas bien visibles. Les bandes horizontales conviennent mieux àun drapeau rectangulaire qui flotte au vent : il y a quelque chose qui ne va pasdans cette verticalité tronquée. A contrario, le plus beau drapeau estprobablement un des plus récents, celui du Groenland. Rouge et blanc, il estdivisé horizontalement, la partie haute est blanche et celle du bas est rouge. Pardessus, il y a un grand cercle divisé en deux moitiés, dont le rouge est dans leblanc du drapeaux et vice-versa pour le blanc. Visuellement, c’est parfait – et trèssimple.

Il faut souligner tout d’abord qu’en matière dedrapeau, on a beaucoup de mal à savoir ce que l’on a voulu signifier, qui a choisi,dans quel contexte, pour dire quoi, etc. Il y a une sorte de « mystère desorigines » qui plane, même pour les époques récentes. Par exemple, lorsque lespays d’Afrique ont accédé à l’indépendance dans les années 1960, il y a eu unecertaine confusion quant à la signification exacte des drapeaux de ces nouveauxÉtats, avec des explications qui sont apparues a posteriori. Pour l’Union

européenne, c’est un peu ça aussi. Il y a beaucoup de légendes autour de ce bleuet de ce jaune, sur le rôle qu’aurait joué la vierge ou l’un de ses dévots. Il est vraique le cercle d’étoiles ressemble aux douze couronnes de la vierge Marie, maiscette explication seule est un peu courte.

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pour les époques récentes.

En 1990 vous écriviez avec Jean-Claude Schmitt dans Europe  :Mémoire et Emblèmes qu’au-delà des références conventionnelles auxtraditions gréco-romaine et judéo-chrétienne, « l’Europe, c’est aussi et

surtout des images que les Européens portent dans leur mémoire,avec lesquelles ils peuvent communiquer entre eux et se retrouver.  »Vous ajoutiez : « Tout cela échappe aux définitions rigides et participeplutôt de l’appréhension confuse et pourtant bien réelle, subjective etpourtant partagée, de notre identité européenne.  » La mobilisationde ces sensibilités partagées pourrait-elle être selon vous un moyenefficace pour asseoir l’unité politique de l’Europe ?

MICHEL PASTOUREAU

Du point de vue historique, le bleu et le jaune font partie de la série fortementlimitée des six couleurs héraldiques, sept si l’on compte le violet qui est très rare.Du point de vue purement emblématique, le bleu n’est pas la couleur la plusabondante dans les armoiries, le blanc et le rouge sont plus fréquentes. Du pointde vue symbolique, il s’agit de la couleur de la paix, de la concorde, qui ne faitpas de vague et n’agresse pas. C’est aussi la couleur du rêve, de l’infini, dulointain. C’est donc un relatif bon choix à l’échelle des valeurs européennes quede prendre une couleur pacifique qui symbolise l’entente entre les peuples. Celatraverse les siècles en Europe. 

Le jaune, lui, est ambigu parce qu’il y a deux jaunes. Lorsqu’il est pris en bonnepart, on parle plutôt d’or, comme si l’or avait pris sur lui tous les bons aspects dela couleur jaune tels que la lumière, la joie, la prospérité, la richesse ou encore lepouvoir. Le jaune stricto sensu a pris en revanche sur lui les mauvais aspects de lacouleur comme la maladie, la perfidie, la trahison, le mensonge, la folie. Ainsi,quand on parle du drapeau européen, la définition officielle parle plutôt dedouze étoiles d’or sur fond bleu. La même logique s’applique pour le drapeauallemand composé de trois bandes horizontales – noire, rouge et or. Cela n’estpas anodin.

Je suis un Européen convaincu et pour moi qui suis universitaire, l’Europe existe.Je voyage constamment dans les pays voisins de la France, je donne cours auxquatre coins de l’Europe. Cela étant dit, je suis nécessairement un privilégié. Il

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L’Europe partage un patrimoine commun de valeurs, desensibilités, de croyances et de mythes qui viennent de

loin et qui ne peuvent pas être changés par décret par lesdétenteurs du pouvoir.

Si l’on pose un regard plus général sur l’usage politique des couleurs,on voit bien aujourd’hui que toute communauté humaine qui veut sedistinguer aux yeux du monde –  que ce soit un pays, un parti voiremême une entreprise ou un club de football – va nécessairement lefaire par le biais de la couleur. À ce titre, peut-on dire que la couleurest le meilleur signifiant pour désigner son appartenance à ungroupe ? 

me semble que, si l’on a beaucoup de mal du point de vue institutionnel à semettre d’accord, du point de vue socio-culturel, on ne peut pas nier que l’Europeexiste, et ce depuis un certain temps. 

Cela est une réalité car l’Europe partage un patrimoine commun de valeurs, desensibilités, de croyances et de mythes qui viennent de loin et qui ne peuvent pasêtre changés par décret par les détenteurs du pouvoir. On est là dans desdomaines où les choses évoluent lentement, très lentement même. 

MICHEL PASTOUREAU

Ce patrimoine commun touche aux couleurs mais pas seulement. Je suis aussispécialiste des animaux et je sais bien que dans la culture européenne certainsanimaux comptent plus que d’autres. Ainsi, même des animaux qui ne sont plusphysiquement présents sur le sol européen ou sont devenus très rares continuentde jouer un rôle considérable dans les représentations. C’est le cas par exemplede l’ours, qui a disparu de beaucoup de régions mais qui reste très présent dansl’imaginaire.

Aujourd’hui cela nous semble évident que le monde entier s’emblématise par lacouleur. Mais il faut bien garder à l’esprit qu’à l’origine, il s’agit là d’une spécificitéeuropéenne, ou tout du moins occidentale, qui a été imposée au reste du monde.Dans ce domaine comme ailleurs, c’est l’Occident qui impose ses codes, sesvaleurs, ses systèmes et ses sensibilités. Les drapeaux par exemple sont

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Un Romain dira « j’aime les fleurs rouges, j’aime les togesblanches ou je déteste les vêtements bleus des

Germains » mais il ne pourra pas dire « j’aime le rouge, jedéteste le bleu » : cela n’est pas possible

conceptuellement pour lui. 

Si la couleur est un signifiant, elle peut avoir aussi un effetperformatif. Par exemple, elle a tendance à réifier les antagonismespolitiques et donc à rigidifier notre représentation du monde. On peut

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typiquement une invention européenne qui est devenue planétaire. Il en vaexactement de même pour tous les dérivés, que ce soit les logos ou les maillotsde sport. Hors du monde occidental, il y avait d’autres pratiques, d’autressystèmes d’emblèmes qui s’appuyaient sur des codes qui ne relevaient pas de lacouleur mais par exemple de signes corporels ou de gestes particuliers. 

A ce titre, il faut souligner à quel point le Moyen Âge européen est vraiment lepoint de départ, et même le laboratoire de la symbolique des couleurs, tandisque l’Antiquité ne connaît pas vraiment celle-ci. Ainsi, l’idée que quelque soit lesupport ou le contexte, une couleur renvoie aux mêmes significations, cela n’estpossible qu’à partir du Moyen Âge. On le voit bien par le biais de la grammaire.Les termes de couleurs, chez les Grecs et les Romains, dans les peuples antiques,sont toujours des adjectifs, jamais des substantifs. C’est vraiment le latin médiévalqui créer des substantifs de couleurs tels que le bleu, le rouge, le jaune. UnRomain dira « j’aime les fleurs rouges, j’aime les toges blanches ou je déteste lesvêtements bleus des Germains » mais il ne pourra pas dire « j’aime le rouge, jedéteste le bleu » : cela n’est pas possible conceptuellement pour lui. 

MICHEL PASTOUREAU

Par conséquent, c’est vraiment le Moyen Âge qui invente la symbolique descouleurs, qui deviennent alors tellement évidentes qu’elles n’ont même plusbesoin d’être présentées pour exister. Les sociétés non-européennes ignorentcette symbolique ou en tout cas la font fonctionner complètement autrement.Pour ces sociétés, les couleurs ne sont pas des choses en soi abstraites séparéesde leur matérialité et de leurs supports comme pour nous. 

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penser, bien sûr, à l’affrontement Est/Ouest pendant la Guerre Froide,nécessairement mis en couleur par un contraste entre le bleu et lerouge. En ce sens, penser le monde en couleurs, n’est-ce pasironiquement penser le monde sans nuances ? 

…en d’autres termes, on ne peut pas échapper au réductionnisme dessystèmes symboliques.

Je suis aussi sensible à la signification du vert qui est est

Oui, ce sont des codes que la politique et la géopolitique utilisent, et lacartographie vient relayer des codes plus anciens encore comme ceux desarmoiries. Mais si on n’est pas satisfait de ces systèmes et de ces pratiques,qu’allons-nous faire ? Les remplacer par des codes d’autres natures avec d’autresavantages et inconvénients ? C’est presque toujours comme cela, lorsqu’il y arévolution, on remplace un code par un autre et il n’y a pas moyen d’y échapper.L’universel consensuel, malheureusement, n’existe pas. Si on veut essayer decréer autre chose, cela consistera à remplacer un système par un autre…

En effet, le non-système est lui-même un système. Pour un historien parexemple, l’absence de document, c’est justement un document. On le voit biendans les révoltes, dans le choix de vocabulaire, signes et comportementsnouveaux : on balaye ou on critique l’ancien mais on crée autre chose qui yressemble beaucoup. 

Sur le jeu d’opposition des couleurs, je suis assez sensible par exemple à ce quis’est passé pendant la révolution. Le bleu qui devient la couleur de la républiques’oppose au blanc qui devient la couleur de la monarchie mais cela n’étaitabsolument pas le cas dans les années 1770 et cela le devient assez rapidementdans les années 1790.

Je suis aussi sensible à la signification du vert qui est est une couleur assezdiscrète dans le monde politique et idéologique, jusqu’à sa mise en avant par lepremier mouvement romantique comme la couleur des libertés. Elle devientensuite rapidement, à l’échelle de l’Europe à l’extrême point du XVIIIème siècle,la couleur de la liberté, jusqu’à être reprise par un certain nombre de pays etrégions qui accèdent à l’indépendance et s’emblématisent par le vert. Certainscantons suisses qui s’affranchissent de la tutelle de Berne et du pouvoir fédéralfont par exemple ce choix. 

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Je su s auss se s b e à a s g cat o du vert qu est estune couleur assez discrète dans le monde politique et

idéologique, jusqu’à sa mise en avant par le premiermouvement romantique comme la couleur des libertés.

En Grèce, aujourd’hui, lorsque l’on demande quelle estl’origine du drapeau tout le monde va dire comme s’il

MICHEL PASTOUREAU

Il y a aussi des phénomènes religieux qui sont représentés par l’opposition descouleurs. Par exemple, dans l’Empire ottoman dont le drapeau est rouge, lesminorités chrétiennes s’emblématisent en opposition par le bleu. C’est aussi lecas entre les catholiques (en vert) et les protestants (en orange), encoreaujourd’hui en Irlande du Nord. Il s’est constitué par ailleurs un véritable champde bataille des emblèmes et des couleurs entre la deuxième moitié du XVIèmesiècle et la première moitié du XVIIème au moment de la révolte contre ladomination espagnole entre Pays-Bas du nord et Pays-Bas du sud. Il y avaitl’orange de la maison d’Orange-Nassau qu’on utilise aujourd’hui encore aux Pays-Bas, le rouge couleur royale de l’Espagne, le blanc du roi de France, un autreblanc qui est celui des princes protestants français, du moins pour la deuxièmemoitié du XVIème siècle, le noir des impériaux qui soutiennent les Habsbourg,ou encore les couleurs des envoyés du roi d’Angleterre qui changèrent selon lesouverain régnant – le jaune des Tudor d’abord, puis le bleu avec l’arrivée desStuart d’Ecosse.

J’ajoute enfin que les jeux dynastiques ou familiaux jouent aussi un rôle etviennent compliquer les emblèmes politiques. Par exemple, lorsque la Grècedevient indépendante dans les années 1820�1830, elle se choisit un roi qui setrouve être un prince de la maison de Bavière et qui apporte avec lui le bleu clair

et le blanc de cette région. En Grèce, aujourd’hui, lorsque l’on demande quelleest l’origine du drapeau, tout le monde va dire comme s’il s’agissait d’uneévidence, que c’est le bleu de la mer et le blanc des maisons. Or, il s’agit bel etbien du bleu et du blanc de la Bavière. Cette révélation a failli me coûter la vielors d’une conférence, mais c’est le sort réservé à ceux qui révèlent le mystèredes origines ! Les oppositions de couleurs révèlent donc des jeux passionnants,notamment géopolitiques et qui ont trait aux sensibilités des peuples.

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Première armoirie du Royaume deGrèce (1831-1863)

lorigine du drapeau, tout le monde va dire comme s ils’agissait d’une évidence, que c’est le bleu de la mer et leblanc des maisons. Or, il s’agit bel et bien du bleu et du

blanc de la Bavière.

Y a-t-il selon vous un lieu ou uneépoque où les couleurs ne signifiaientrien du point de vue politique ? 

MICHEL PASTOUREAU

À partir du moment où l’homme vit ensociété, il se subdivise en groupes. Cesgroupes se choisissent des signes pour sedistinguer et se reconnaître. Ces signespeuvent être assez variés mais la couleur joueson rôle. 

En Europe, assez tôt la couleur est ce qu’il y ade plus simple à emblématiser. Mais il y a desrégions du monde qui fonctionnent tout à faitdifféremment. Par exemple, au Japon, il y a

une héraldique qui distingue des groupes familiaux larges, subdivisés en famillesplus étroites, et qui les représente par des figures emblématiques dessinées surdes kimonos ou des objets. Il s’agit le plus souvent de végétaux stylisés et c’est legraphisme qui compte, la couleur n’a aucune importance car la figure prend lacouleur du support sur lequel elle se trouve. Si la couleur du kimono est bleu,

l’emblème sera bleu. Ce qui importe, en bref, c’est le dessin plutôt que lacouleur. 

Si on prend certains peuples d’Afrique subsaharienne, la définition de la couleurse place sur un autre registre qu’en Europe. Ce qui compte ce n’est pas de savoirsi la couleur est bleu, jaune, verte ou rouge mais si elle est sèche ou humide,tendre ou dure, lisse ou rugueuse. Le vocabulaire des couleurs reflète d’abord cesqualités là. Donc nos vérités d’Occidentaux ne sont pas partagées par l’ensemblede la planète, il faut être lucides. 

Il y a également d’autres manières de signifier son appartenance. Il y a des signesauditifs comme les cris de guerre ou de ralliement sur les champs de bataille

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Revenons-en au livre que vous aviez écrit en 1990 avec Jean-ClaudeSchmitt, à l’Union européenne et à ce que la couleur peut signifier ausein de celle-ci. On sait que les tentatives culturelles d’identificationautour de symboles et mythes partagés par tous les Européens ontété et restent assez difficiles. Il existe quelques figures commeErasme ou Charlemagne qui sont utilisées mais qui ne font pas elles-mêmes l’objet d’un accord unanime. Est-ce que la couleur pourraitservir de ferment d’unification par rapport à d’autres symboles pluscontroversés ? 

Il faut donc absolument trouver des signes fédérateurs,rôle que peut jouer la couleur. On le voit avec les

emblèmes arc-en-ciel qui sont choisis par un certainnombre de mouvements très différents mais qui ont tous

cette idée d’exprimer la diversité, tout en la réunissantdans un système commun.

auditifs comme les cris de guerre ou de ralliement sur les champs de bataillemédiévaux, lorsque l’on prononce le nom du seigneur et se regroupe autour desa bannière. Nos hymnes nationaux participent de la même logique. 

Oui bien sûr, cela va même s’imposer car beaucoup de choses sont tropconnotées. On le voit bien en ce moment avec des mouvements qui viennent desÉtats-Unis pour la plupart, où chaque fois que l’on emblématise un lieu par unpersonnage, cela suscite des polémiques infinies. Il faut donc absolument trouverdes signes fédérateurs, rôle que peut jouer la couleur. On le voit avec lesemblèmes arc-en-ciel qui sont choisis par un certain nombre de mouvements trèsdifférents mais qui ont tous cette idée d’exprimer la diversité, tout en laréunissant dans un système commun. Cela permet, sinon d’annuler, du moins decontourner les polémiques et peut-être, sans cacher les différences, de gommerles oppositions violentes pour que tout le monde soit représenté. 

MICHEL PASTOUREAU

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Si vous deviez écrire un ouvrage similaire aujourd’hui, commenttiendriez-vous compte des événements présents ?

Nous aimerions mettre quelque peu en perspective l’ensemble de vostravaux. On peut dire que ces derniers s’inscrivent dans lemouvement historiographique qui, au XXème siècle, a vu leshistoriens se détourner de l’histoire politique « traditionnelle  » pourexplorer des champs nouveaux et s’intéresser notamment à la viequotidienne des populations – dans votre cas, celle des Européens auMoyen Âge. Cette opposition entre l’histoire des sensibilités,

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À propos du livre que j’ai écrit avec Jean-Claude Schmitt et qui a à voir avecl’Europe, il y a un fait très intéressant : nous étions en train de terminer larédaction de notre livre quand le mur de Berlin est tombé. Donc il a fallumodifier un peu notre propos vers la fin et tenir compte des événements récents.Ce n’est pas si fréquent que l’historien en cours de travail soit rattrapé parl’Histoire elle-même. D’habitude, il a un regard rétroactif. Là, nous étionsdépassés par l’Histoire elle-même : c’était assez intéressant à vivre – et à écrire…

C’est toujours délicat parce qu’on ne sait pas quel va être l’avenir. Donc soitl’historien est un peu lâche et pré�ère ne rien dire et laisser faire l’avenir et doncs’arrêter un peu avant, soit il fait une sorte de pronostic, au risque de se tromperou de trop exprimer ses préférences. L’historien n’est pas un politologue ni unsociologue car le matériau sur lequel il travaille, en général, c’est le passé. Or lepassé ne peut pas complètement expliquer le présent mais seulement l’éclairer. 

Cependant, connaître le passé, en particulier à l’échelle de l’Europe, c’est utile.Par exemple, pourquoi l’Europe est-elle si difficile à faire du point de vueinstitutionnel et politique ? Il y a une raison majeure : dans certains paysd’Europe, la naissance de l’État a précédé celle de la nation et dans d’autres pays,c’est le contraire. En France, l’État apparaît très tôt, dès Philippe Auguste. Pour lanation, il faut attendre la révolution française. Donc il y a sept ou huit sièclesd’écart. En Allemagne ou en Italie, c’est le contraire : il y a une nation allemandeet une nation italienne assez tôt, mais pour l’État il faut attendre le XIXèmesiècle, en particulier sa deuxième moitié. Cela explique en partie les difficultés de

l’Europe à se construire actuellement et c’est assez naïf de croire qu’on pourrad’un trait de plume contourner ces difficultés qui viennent de très, très loin. 

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, et une histoire politique, « par le haut  »,reste-t-elle pertinente aujourd’hui ?

Ce qui était un handicap de la petite histoire quand j’étaisétudiant est devenu un atout quand je suis devenu

chercheur.

Quelles leçons d’ensemble tirez-vous de votre réflexion sur lescouleurs et les symboles ? 

histoire vue histoire vue histoire vue histoire vue histoire vue « « « « « par le bas par le bas par le bas par le bas par le bas  » » » » »

Quand j’étais étudiant et que je m’intéressais déjà aux sujets sur lesquels j’aiensuite travaillé, cela ne semblait pas sérieux et j’ai eu beaucoup de mal àimposer mon sujet de thèse et mes premiers travaux. Mais j’ai ensuite été sauvépar la mode de l’histoire des mentalités et j’en ai énormément profité. Ce quiétait un handicap de la petite histoire quand j’étais étudiant est devenu un atoutquand je suis devenu chercheur. Cela m’a valu, je le reconnais, d’être élu très tôtprofesseur d’université et de poursuivre une carrière merveilleuse dans desdomaines qui sont devenus peu à peu importants. 

Les barrières sont progressivement tombées entre les disciplines et aujourd’huion croise tous les domaines, on ne rejette rien : histoire politique, histoiremilitaire, histoire événementielle mais aussi histoire de la vie quotidienne, de laculture matérielle, des mentalités, des sensibilités. Tout cela se rejoint. Un bonhistorien ne doit pas trop se spécialiser mais essayer d’interroger toutes lessources. Je fais ma matière d’un peu tout. Cela implique toutefois de ne trahiraucun des documents interrogés, que ce soit un texte, une image ou un fragmentarchéologique. Cela dit, en termes géographiques, je ne me mêle que de ce que jeconnais le mieux, c’est-à-dire l’Europe, et plus précisément l’Europe occidentale. 

MICHEL PASTOUREAU

J’ai une double casquette : historien des couleurs et historien des animaux. Encinquante ans, j’ai vu de très nombreux changements du côté de l’histoire desanimaux, j’en ai vu peu du côté de l’histoire des couleurs. Quand j’étais étudiant,l’animal, c’était la petite histoire, cela faisait rire. J’ai fait ma thèse sur le bestiairemédiéval, cela semblait ridicule. Aujourd’hui, l’animal est partout en Europe,c’est un véritable fait de société : toutes les sciences humaines s’intéressent auxanimaux, à leurs droits, aux problèmes de l’élevage, de la consommation deviande. L’animal est désormais un sujet de pointe. 

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On me demande toujours de dire l’avenir des tendances.À chaque fois je dis que les goûts en matière de couleurs

dans dix ou vingt ans seront exactement les mêmesqu’aujourd’hui, mais on ne me croit pas. Pourtant, lessensibilités ne changent pas en profondeur, ou alors

tellement lentement. 

Pour la couleur en revanche, on dit les mêmes choses qu’il y a cinquante ans, ence sens que les sciences humaines ont toujours beaucoup de mal à trouver leurplace dans le monde des couleurs. Par exemple, quand je suis devant le grandpublic et que je débats avec un chimiste ou un physicien à propos des couleurs,le grand public donne toujours raison au scientifique. Pour le physicien, le blancet le noir en particulier ne sont pas des couleurs, contrairement aux scienceshumaines qui les considèrent comme des couleurs à part entière. Or aujourd’huile grand public à bien plus de mal à adopter le point de vue de l’historien quecelui du scientifique à ce sujet.

Par ailleurs, aussi étonnant que cela puisse paraître, mes collègues historiens del’art et de la peinture continuent à s’intéresser peu aux couleurs, et cela même siles couleurs sont plus accessibles grâce aux moyens technologiques nouveaux.On a parfois l’impression que les modes de pensée sont restés en noir et blanc : ils’écrit encore aujourd’hui des livres épais sur l’oeuvre d’un peintre sans que leursauteurs ne parlent jamais des couleurs !

Sur un plan plus trivial, mon travail sur les couleurs fait que bien qu’étantuniversitaire je suis constamment sollicité par d’autres professions, notammentles métiers de la mode, comme si j’étais devenu une sorte de gourou en lamatière ! On me demande toujours de dire l’avenir des tendances. À chaque foisje dis que les goûts en matière de couleurs dans dix ou vingt ans serontexactement les mêmes qu’aujourd’hui, mais on ne me croit pas. Pourtant, lessensibilités ne changent pas en profondeur, ou alors tellement lentement. J’ai vupar exemple à Londres une exposition sur l’histoire du métro. Il y avait desphotos en couleurs et on peut voir que de 1940 à aujourd’hui les usagers sonttoujours habillés avec les mêmes couleurs. Ce serait pareil à Bruxelles ou à Paris.

La mode, c’est un discours – qui est passionnant, fascinant même – mais qui enfin de compte ne concerne qu’une toute petite fraction de la population.

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MICHEL PASTOUREAU

À propos de mode, ce qui me frappe aussi, c’est de voir que le changement d’unemblème, d’une couleur ou d’un drapeau pour des raisons de marketing estsuicidaire : lorsque les firmes revoient leur image de marque, cela estsystématiquement l’aveu d’un échec. Si l’Europe aujourd’hui voulait changer dedrapeau, je ne serais pas contre car, comme je vous l’ai dit, je trouve que celui-cin’est pas très beau. Mais il est quand même maintenant bien installé et il vautdonc mieux le garder. Le temps finit par créer un passé, une mythologie. Prenons le cas des compétitions sportives qui sont des champs d’observationfabuleux pour l’historien des symboles et des couleurs : on constate que lessports nouveaux ont du mal à percer car ils n’ont pas de mythologie, pas depalmarès anciens avec lesquels on peut faire des comparaisons. Il faut du passépour être fort ; le nouveau est toujours faible. 

POUR APPROFONDIR

Archives et discours

Le Noir.Hommage àSamuel Paty

Histoire

Avant d'êtresauvagementassassiné le 16

Entretiens

L’histoirecommedéchiffrement,uneconversationavec CarloGinzburg

Histoire

Comptes-rendus

« Le massacrepar en bas », uneconversationavec Jérémie Foa

Histoire

Faire l’histoire deshumbles, de labanalité, des vies

Entretiens

« L’Iconosphèreeuropéenne »,uneconversationavec VictorStoichita

Arts

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octobre 2020,Samuel Paty a étéprofesseur. Étudianten histoire, il a aussiété l'auteur d'unmémoire de maîtrisesur la couleur noire.Pour lui rendrehommage, nouspublions des extraitsde ce travail – à biendes égardsprécurseur.

Le plus grandhistorien italienvivant nous livre salecture d'uneapprocheeuropéenne del'histoire et partageses souvenirs detravail. Pour lui,l'historien doit lire lessources comme ondéchire un texte ouune image dont onn'épuisera pas lesens.

minuscules quientourent unévénement aussi

colossal que la Saint-Barthélémy : c’est lepari de l’historienJérémie Foa, auteurde Tous ceux quitombent. Visages dumassacre de la Saint-Barthélémy (LaDécouverte,2021).Nous l’avonsrencontré pourdiscuter de saméthode, des échosde son travail avecl’histoire de la Shoahou du génocide desTutsis du Rwanda, etde la mémoire de laSaint-Barthélémydans l’inconscientfrançais.

De 2017 à 2018,Victor Stoichita aenseigné pendant unan les peintresvoyageurs à la Chaireeuropéenne duCollège de France. Ilrevient pour nous surl’histoire et le sens decet univers optique.

À SUIVRE

Perspectives sur l’actualité • Politique

Colombie : 5 ans après lesaccords de paixCinq ans après la signature des accords de paixen Colombie et alors que des tensions semblentremonter à la surface, deux des principauxacteurs, l'ex-président Juan Manuel Santos etl'ex-commandant des FARC Rodrigo Londoño,dressent un premier bilan de ce processushistorique et déterminent le long chemin qu'ilreste encore à parcourir pour atteindre tous lesobjectifs.

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