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The Journal of Academic Social Science Studies
International Journal of Social Science
Doi number:http://dx.doi.org/10.9761/JASSS6930
Number: 57 , p. 291-309, Summer I 2017
Yayın Süreci / Publication Process
Yayın Geliş Tarihi / Article Arrival Date - Yayınlanma Tarihi / The Published Date
20.01.2017 15.07.2017
ALTÉRITÉ DANS LE LIVRE DE DEDE KORKUT : L’IMAGE
DU CHRÉTIEN ALTERITY IN THE BOOK OF DEDE KORKUT: THE IMAGE OF THE
CHRISTIAN
DEDE KORKUT KİTABI’NDA ÖTEKİLİK : HRISTİYAN İMGESİ Monire Akbarpouran
Shahid Beheshti University French Literature Department
Résumé
L’imagologie ou l’étude des imagesest l’une des t}ches principales que
se donne la littérature comparée. Elle s’attache | révéler, non seulement, l’écart
qui existe entre l’image de quelque chose ou de quelqu’un et sa réalité, mais
également | mettre en lumière la grande part de la réalité qu’il contient concer-
nant la culture regardante, celle qui raconte. La relation de l’image et de la réali-
té change selon le genre et le contexte et nous avons, au bout d’un certain
temps, tendance | l’oublier. Ainsi, l’image du chrétien dans Le Livre de Dede
Korkut reflète-t-elle, certaines réalités historiques tout en donnant une grande
place | l’imaginaire. Dans cet article, nous allons étudier cette image, aussi bien
que la grande part de l’imaginaire épique dans sa construction. De ce point de
vue, le mécréant, qui s’affirme comme ennemi juré des guerriers nomades, apa-
raît comme un être semi-imaginaire créé | un moment précis de l’Histoire et
dans un contexte particulier : celui de l’ouvrage épique. Nous allons voir, du
reste, que cet ouvrage, qui chante la gloire de la guerre sainte et la conquête de
l’Anatolie, ne donne pas une image réaliste des Turcs non plus.
Les Mots-clés : Image, Le livre de Dede Korkut, Chrétien, Mécréant, Ima-
gologie, La Guerre Sainte
Abstract
Being one of the main tasks given to comparative literature, ‘Imagolo-
gy’ or ‘the study of images’ is committed to, not only, expose the distance bet-
ween the image of something or someone and reality, but also, to study the af-
finity that exists between the image of something or somebody and the con-
292
Monire Akbarpouran
science that has made this image exist. This distance and this affinity either
change depending on the literary genre and context of the work. So we tend to
forget them as time goes by and consequently we consider, sometimes an image
as reality of that it is suposed to be a copy. In this way, the Christian image in
The Book of Dede Korkut reflects certain historical facts while giving considerable
space to imagination. In this article, we will study this image as well as the sig-
nificance of the epic imaginary in its construction. From this point of view, the
disbeliever, who is assigned the role of the foe of nomadic warriors, apears as a
semi-imaginary creature created at a precise moment in history and in a specific
context. This specific context – epic work –composed in honor of the holy war
and the conquest of Anatolia does not give a realistic image of Turks either.
Keywords: Image, The Book of Dede Korkut, Christian, Disbeliever,
Imagology, The Holy War
Öz
Karşılaştırmalı edebiyatın çalışma alanlarından biri olan imgebilim,
yalnızca bir şey ya da birinin imgesi ile gerçek arasındaki mesafeyi ortaya koy-
mayı değil, o imgenin gerçek yüzünü tanımlamayı amaç edinmiştir. Bu açıdan
imge, yansıttığı iddia olunan nesne ya da kimseden çok, onu yaratanlar yani
hik}yeyi anlatanlar hakkında bilgiler verebilir. İmge ile yansıttığı gerçekler ara-
sında oluşan mesafe, eserin edebî türüne ve bağlamına bağlı olarak değişir. De-
de Korkut Kitabı'ndaki Hristiyan imgesi de belirli tarihsel gerçekleri yansıtırken
destanı bir anlatının temelinde olan düşmanlık ve zitlik hissinden kaynaklanır.
Belelikle, incelediğimiz hik}yeler bağlamında, öldürmesi bir hayvanın öldü-
rülmesi ya ad kazanma amaçı ile kan dökmek anlamına gelen k}fir bir yönüyle
hayalî bir yaratık olarak görülür.
Ad kazanma çabasında temsil olunan tam iyiliklere sahip çıkma isteği
düşmanı tam kötülüklerin kaynağı gibi görüp öyle göstermeyi gerektirir. Ana-
dolu'nun fethini taklit eden bu epik eser, eski göçebe değerleri gaza geleneğine
referansla savaşı kutsuyorsa da ilk bakışta göze çarpan bu ikilik destan türünün
icap ettiği şiddet ve husumetten dolayıdır desek daha doğrudur. Yani Dede Kor-
kut Kitabı ne düşmanların ne de Türklerin gerçekçi bir imgesini tam olarak yan-
sıtmaz: evlilik ve suç ortaklıklarıyla Türklerle bir araya gelen bu düşmanlar
vakti ile Oğuzun sınırlarını belirtseler de vakti ile onun bir parçası gibi
görünürler. Husumet ve karşılıklıkla tanımlanan epik destan Oğuzun içindeki
yağını (Tepegöz, Beyrek, atadan izin almadan ava çıkan oğul) Hristiyanlar ka-
dar düşman gösterir. Aslında toplumu iyilikler ve düşmanlarını (ister yağı
olsun ister K}fir) kötülüklüklerle nitelendirir. Anahtar Kelimeler: İmge, Dede Korkut Kitabı, Hıristiyan, K}fir, İm-
gebilim, Kutsal Savaş
Malgré la densité des études menées
autour d’image du Sarrazin, en tant qu’Autre,
en Europe, les études s’interrogeant spéciale-
ment sur ce sujet, du côté musulman, sont
toujours rares et la plupart des recherches
dans ce domaine se sont contentées
d’observations d’inspiration histo-
rique (Examen des relations entre tel État
musulman et un tel État chrétien ou, l’analyse
de la situation des sujets chrétiens sous tel
Alté rité Dans Le Livre De Dede Korkut: L’image Du Chré tien 293
règne musulman ou l’inverse). Dans le monde
turc, | côté des études historiques des « rela-
tions », assez traditionnelles1, quelques études
plus modernes se donnèrent comme t}che
d’analyser l’image et/ou le type dans la littéra-
ture et | travers les textes. Ainsi, bien que
l’étude « des relations entre les littératures
Ashik2 turque et arménienne », en 1982 puisse
s’affirmer comme précurseur des études com-
parées dans le domaine littéraire, pour lire
une étude sur les images, on devrait attendre
la publication d’un article en 1992, intitulé «
Les types de l’Arménien dans nos romans».
cet article est suivi par d'autres comme : « Une
observation sur le conflit arménien du point
de vue littéraire », publié en 2003, « Les types
de l’Arménien dans les contes populaires », en
2005, «Le conflit arménien dans la littérature»,
en 2006, « Les Arméniens du point de vue des
romanciers», en 2007, une thèse intitulée
«L’image du Turc et de l’Arménien dans les
ouvrages des auteurs arméniens qui ont écrit
en turc», soutenue en 2009 et enfin un article,
plus récent encore, « création d'un moi idéal :
représentations de l’infidèles dans les narra-
tives anatoliennes frontalières de la fin du
moyen }ge » publié en 2012 et « L’image du
païen (Kafir) en tant qu'Autre dans la poésie
ottomane », publié en 2013. D’ailleurs, il faut
surtout faire allusion | l’article enrichissant de
la turcologue française Irène Mélikoff,
« Géorgiens et Arméniens dans la littérature
épique des Turcs d'Anatolie », publié en 19613.
Du côté azerbaïdjanais, en état de
guerre avec l’Arménie, la plupart des études
voient en mécréants du Livre de Dede Korkut
leurs ennemis actuels et reproduisent les sté-
réotypes ethniques avec une grande ardeur.
Ainsi dans un ouvrage intitulé « Le reflet des
1
Pour citer un ouvrage assez récent et complet voir dix
volumes publiés par l’Académie de l’histoire turque
(TTK) sous le titre de Les Turcs et les Arméniens dans
l’Histoire, 2014. 2 La littérature orale, récitée et chantée par les Ashik. Pour
plus d’informations voir E. Artun, 2005. 3 Cet article est repris sous le titre « Georgiens, Turcomans et
Trébizonde :notes sur Le Livre de Dede Korkut », en 1994.
caractères ethniques et psychologiques, dans
les récits du Livre de Dede Korkut » publié en
2000, nous sommes témoins d’une longue
monographie qui prenant les faits largement
fictifs, narrés dans les récits épiques, pour
vrais, cherche | les lier aux événements ac-
tuels et se sert de l’épopée comme témoin
historique du mal éternel qui hante l’ennemi.
Presque toutes ces études se donnent comme
objectif de s’interroger sur « la dimension
étrangère », c’est bel et bien la fonction prin-
cipale que D.H Pageux reconnaît pour la litté-
rature comparée (Pageaux, 1998 :1). Pourtant,
la démarche et la méthode qu’elles suivent, ne
les laissent que rarement entrer dans le cadre
de cette discipline. Expliquons-nous : selon
pageaux « l’étude de l’image doit moins
s’attacher au degré de « réalité » de l’image, |
son raport au réel qu’| sa conformité | un
model culturel préexistant (dans la culture
« regardante » et non dans la culture « regar-
dée ») » (Pageaux, 1981 :171). Cette constata-
tion découle de la définition que Pageaux et
ses collègues donnent de l’image : « toute
image procède d’une prise de conscience, si
minimum soit-elle, d’un Je par rapport |
l’Autre, d’un ici par rapport | un ailleurs.
L’image est donc le résultat d’un écart signifi-
catif entre deux réalités culturelles. Ou en-
core : l’image est la représentation d’une réali-
té étrangère au travers de laquelle l’individu
ou le groupe qui l’ont élaborée (ou qui la par-
tagent, ou qui la propagent) révèlent et tra-
duisent l’espace idéologique dans lequel ils se
situent» (Ibid. 170-171). « Marquant la fron-
tière de la société, l’étranger renvoie | la vérité
de celle-ci, | ce qu’elle exclut et donc | ce
qu’elle tient pour fondamentalement sien »
(Moura, 1989: 271). Donc chercher la réalité de
l’étranger ou ennemi | travers les images se
débouche, certes, sur les études dont
l’imagologie4 se défend : le nationalisme ou la
4 Le terme imagologie fait sa première apparition dans le pro-
gramme de la littérature comparée en 1989 et avec la publica-
tion de La Précis de la littérature comparée, rédigé sous la
direction d’Yves Chevrel, où on consacre tout un chapitre à ce
propos, traité sous le titre de De l’imagerie culturelle à
294
Monire Akbarpouran
psychologie des peuples (Ibid. 271).
Cette étude vise | examiner l’image
du chrétien dans Le Livre de Dede Korkut, sans
se donner comme but de connaitre l’Autre |
travers ce texte (et le juger probablement)
mais de connaitre Soi-même et la société qui a
donné naissance | une telle représentation de
l’Autre dans un moment privilégié de
l’histoire. La représentation qui vivrait plus
longtemps que prévu et se reproduirait d’une
œuvre | l’autre au détriment d’autres images
moins canoniques et probablement plus
nuancées. Pour ce faire, nous allons, dans un
premier temps, situer cet ouvrage par rapport
| deux traditions littéraires dont elle fait par-
tie. Nous allons, ensuite, envisager les rela-
tions historiques qui pourraient exister entre
les oghuz et les chrétiens. C’est dans une troi-
sième étape que nous allons entreprendre une
étude textuelle pour examiner les représenta-
tions de l’altérité dans le texte.
I. Un Oghuzname articulé autour de
la guerre sainte
« L’image est signe | l’intérieur d’un
système sémiotique clos, contraignant qui
ordonne la possible rêverie sur l’Autre, ap-
pelle | la prise de position et peut aussi assu-
rer une certaine cohésion sociale. » voici les
mots par lesquels Pageaux exprime les (ou
quelques-unes des) fonctions sociales de
l’image de l’Autre. (Pageaux, 1995 : 148) Nous
constatons comment définir ce qui ne fait pas
partie d’une société aboutit | la définition de
celle-ci et | la cohésion sociale qui en découle
aussi bien qu’| la prise de position. La ques-
tion qui se trouve | l’origine de notre étude,
également, se pose dans ce cadre-l| : quel est,
sur le plan social, le rôle de l’image caricatu-
rale du chrétien développée par Le Livre de
Dede Korkut? Comment l’étude de cette image
peut contribuer | connaître la société turque
l’imaginaire. L’auteur de l’article qui est Pageaux, évoque,
toujours, l’image de l’étranger comme « imagerie culturelle »
et « un ensemble des idées sur l’étranger » (Pageaux, 1989, P.
135), insiste sur le fait que cette image fait « partie d’un en-
semble vaste et complexe », à savoir « l’imaginaire » et « plus
précisément : l’imaginaire social »(idem).
de l’époque et ce qu’ils voulaient ou préten-
daient être ?
Pour répondre | ces questions nous
devons revenir sur le contexte social dans
lequel l’épopée s’est créée. Provenu d’une
longue tradition orale, Le Livre de Dede Korkut,
est une œuvre épique composée de douze
destan5, qui se trouve au carrefour de deux
traditions littéraires ; celle de la geste oghuz
(oghuzname) et celle des gestes créées, lors de
la conquête turque d’Anatolie, autour du type
du gazi6 et de la guerre sainte. Bien que le
texte développe deux types d’ennemis : le
mécréant et le révolté, l’altérité épique au
moyen duquel le texte crée l’identité, s’appuie
sur la notion du mécréant et cherche | sché-
matiser l’image qu’elle en présente. D’ailleurs,
les guerres intérieures dont certains récits sont
témoins et les ententes aussi bien que les ma-
riages entre les oghuz et les mécréants révè-
lent l’autre face de cette image schématisée et
profondément dépréciée ; le caractère mani-
chéen du genre ne peut pas estomper
l’expérience vécue, des Turcs musulmans en
face de leurs voisins chrétiens, les Géorgiens,
les Arméniens et les Byzantins7. Cette image
se révélerait assez nuancée par rapport | celle
de l’ennemi juré que certains épisodes contri-
buent | dresser.
Depuis la découverte de deux
manuscrits8 du Livre de Dede Korkut et les
premières publications9, les littéraires, aussi
bien que les historiens, les anthropologues et
5Un mot d’origine persane. Dans ses ouvrages sur la tradition
orale épique des Turcs, Karl Reich a plusieurs fois et assez
explicitement abordé la définition du genre. Tout en cherchant à
distinguer Destan en tant que récit épique et Hikayet en tant que
love-omance, il admet l’existence d’une confusion profonde. cf.
K Reich, 1992, p.125 ; 2000, p.73 ; 2003, p .249-250. 6 Le guerrier musulman qui fait la guerre sainte. 7 Selon Mélikeff les mécréants qu’on rencontre dans Le Livres
de Dede Korkut sont plutôt les Géorgiens qui «devant la défec-
tion des Arméniens et l’attitude souvent passive des Byzan-
tins »ont pris « la tâche difficile de défendre la patrie cauca-
sienne contre l’envahisseur nomade ». (Mélikoff, 1995 : 13) 8 Celui de Dresdner trouvé par H. F. von Diez et présenté dans
un article en 1815 ; et celui de Vatican publié par Ettore Rossi
en 1952. 9 Publié en alphabet arabe par Kilisli Rifat en 1916, l’ouvrage
n’a connu une publication adaptée et accompagné des explica-
tions qu’en 1938 (Orhan Şaik Gökyay) et en 1958 (Muharrem
Ergin).
Alté rité Dans Le Livre De Dede Korkut: L’image Du Chré tien 295
les folkloristes n’ont pas cessé d’y apporter les
explications et les interprétations diverses,
voire contradictoires. Ettore Rossi était le
premier | reconnaitre dans le personnage de
Kan Turali (héros éponyme du VIe récit), un
personnage historique : le chef Aqqoyunlu
Tur-Ali. Ainsi, en admettant le XVe siècle
comme la date de la rédaction des textes, il
considère l’époque des Aqqoyunlu comme la
base historique des événements. (Rossi, 1952 :
31)
Faruk Sümer, | son tour, consacra le
dernier chapitre de son ouvrage sur les
Oghuz, | leur tradition narrative et développa
l’idée que Le livre de Dede Korkut, trouvant sa
forme définitive après l’installation des
Aqqoyunlu en Anatolie de l’est et au XVe
siècle, couvrait les éléments fort anciens qui
montaient aux IX-XI siècles. Selon lui aussi, Le
Livre de Dede Korkut est la mise en écriture
d’un certain oghuzname, appris par cœur. Il
met en évidence le fait que la mise en écriture
s’est effectuée en Azerbaijan (Faruk Sümer,
1992 : 396) Muharrem Ergin et O. Ş Gökyay
ont traité le sujet de l’origine du livre | leur
tour et s’intéressant aux repères historiques et
géographiques ont essayé | le relire. Ainsi
Gökyay y reconnût les traces de l’Empire
ottomane et Vilayetname de Haci Bektaş
(Gökyay : LXVII-LXXII) en plus de celles dont
nous avons déj| parlé, tandis qu’Ergin le
rattacha du, point de vue linguistique, plutôt
| l’aire azérie (Ergin,1989 :51-54 ) et tout en
donn}t une liste des toponymes anatoliens et
azerbaidjanais dans les récits, les considéra
comme adoptés dans une époque plus récente
(Ibid. :51-53) et conclura que l’ouvrage a pris
sa forme définitive en aire Aqqoyunlu( Ibid. ).
D’ailleurs, Irène Mélikoff aussi partage l’idée
de la cristallisation de la tradition épique
oghuz, « transmise oralement pendant les
siècles », au XVe siècle (Mélikoff, 1995 :18) et
souligne que Le Livre de Dede Korkut « a été
remanié | l’époque des Aqqoyunlus » et que «
le texte a été rédigé | Tabriz qui fut, de 1468-
1501, la capitale d’Uzun Hasan et de ses
successeurs » (Ibid. P.19). Pour citer une autre
théorie dans la même direction, notons bien
que Jirmunski aussi, dans un article consacré
au IIe récit, démontre que certains poèmes
cités dans Le Livre de Dede Korkut se sont
formés aux IX-X siècles et les Oghuz les ont
apportés lors de leur immigration. Selon
Jirmunski, les Aqqoyunlus, en tant que
dirigeants de la tribu Bayindir, voulaient
profiter de ces récits pour imposer leur
domination aux autres pouvoirs turcs et
turcomans10 de la région (Jirmunski, 1992:497-
502).
Cependant, les théories
révolutionnaires n’ont pas tardé | se faire le
jour: Semih Tezcan dans un ouvrage qui
contient deux manuscrits et un texte édité en
coopération avec B. Hendrik (2000) et surtout
l’ouvrage qui le suit et contient les notes
ajoutées | la première publication développe
l’idée de création anatolienne du Livre de Dede
Korkut, en identifiant l’ancien dialecte
d’Anatolie dans cet ouvrage (Tezcan, 2001:17
). Toujours dans la même direction, il faut
citer l’article novateur du folkloriste turc, D.
Yıldırım. Dans cet article | travers une
critique des anciennes théories qu’il qualifie
comme philologiques, l’auteur s’interroge sur
les étapes orales et écrite de cette épopée et
conclut que Le Livre de Dede Korkut est
plusieurs fois copié et manipulé par les
scriptes avant d’être consigné lors d’une
performance en Turquie de l’époque
ottomane11 ( D.Yıldırımm, 2002 :165-169 ).
La synthèse relativement complète12
qu’Ercilasun donne des théories précédentes
l’amène | confirmer que les récits du Livre de
10
Ce terme d’origine inconnue désigne « les Turcs Musulmans
nomades, par opositions aux Turcs musulmans sédentarisés ou
aux Turcs nomades restés incroyants » (Ducellier, 1973 :179) 11
Déjà Faruk Sümer avait proposé la théorie de l’inscription
des récits lors de performance d’un Ashik (Sümer , 1992 : 450). 12
Relativement, puisqu’Ercilasun ne fait aucune allusion à
l’ouvrage de Semih Tezcan publié à la même année, mais
cherche à synthétiser toutes les théories précédentes. Il est à
remarquer que Ercilasun aussi, sans parler de l’ancien dialecte
d’Anatolie, se campe dans le courant qui considère ce livre créé
ou au moins mis en écriture en aire ottomane.
296
Monire Akbarpouran
Dede Korkut, en tant que version folklorisée
faisaient partie, avant le XIIIe siècle, d’un
oghuzname déj| sous forme du livre, celui
d’Oğuz Kağan destanı. Selon lui, ces récits
folklorisés prirent leur dernière forme au XVe
siècle, et furent réécrits au XVIe (Ercilasun,
2000, 115). 13 En effet, bien que les spécialistes
de la littérature turque aient toujours discutés
la question de l’origine du Livre de Dede
Korkut, aucun ne nie les liens qui le rattache ni
| la tradition de l’oghuzname14, nom donné
aux récits épiques15 célébrant la vie d’Oghuz
khan, l’ancêtre mythique des Turcs oghuz et
celle des héros de la confédération oghuz.
Rattacher le livre de Dede Korkut | la
tradition de l’oghuzname implique d’y
trouver certains thèmes et certaines formules
propres | cette tradition littéraire ayant leur
origine dans la vie nomade des Turcs oghuz16
13 La première allusion à l’oghuzname se trouve dans l’œuvre
de l’historien de la dynastie mamlûk d’Egypte, Ebu Bekr b.
Abdullah b. Ay-Beğ ed-Devadarı. Dans son ouvrage, écrit dans
le sérail d’une dynastie issue des Turcs kiptchaks (dont les
guerres avec les Oghuz sont racontées dans Le Livre de Dede
Korkut), l’auteur révèle l’existence d’un livre intitulé Ulu Han
Ata Bitigçi (le grand-père Bitikçi), que connaissent les Mongols
et les Kiptchaks et « qu’ils respectent beaucoup » et le présente
comme équivalent d’un autre livre, intitulé Oghuzname, que
d’autres Turcs connaissent bien et respectent beaucoup. (Erci-
lasun, 2002, 22-23) Il s’agit du livre consacré à la vie d’Oghuz.
L’auteur évoque ici le récit de Tepegoz, histoire également
racontée dans Le Livre de Dede Korkut. Le premier ouvrage
dont une partie porte le titre de l’oghuzname est Jami al-
tawarikh, l’œuvre majeure de Rahid al-Din (XVe siècle). Il fut
écrit en persan à la demande du roi ilkhanide qui ne voulait pas
laisser disparaître les coutumes mongoles et turques. (cf. Togan
& Ṭabīb, 1982) Le deuxième est un manuscrit d’une douzaine
de pages, en alphabet ouïgour, suposément écrit en 1300 et à
Turfan. (cf. P.Pelliot, 1995 :103) Tevârih-i Âl-i Selçuk,
l’ouvrage dédié par Ali Yazicioğlu au roi ottoman, Murat II
(XVe siècle) et en turc inclut l’histoire des Oghuz jusqu’aux
Ottomans (cf. A. Bakır, 2008) Shecere-i Terâkime est autre
livre, plus récent, écrit en persan au XVIIe siècle par Ebu’l Gazi
Bahadır Han. Comme dans Le Livre de Dede Korkut, il est
mentionné à la fin de certains récits qu’il s’agit d’un oghuz-
name. (cf. Han, E. B. ,1974) 14
Le manuscrit de Vatican a Oghuzname comme titre et le
terme Oghuzname se répète plusieurs fois à la fin de I, II, III,
IV, VII, IXe récits.
15 Destan en turc ; Dans ses ouvrages sur la tradition orale
épique des Turcs, Karl Reich a plusieurs fois et assez explici-
tement abordé la définition du genre. Tout en cherchant à
distinguer Destan en tant que récit épique et Hikayet en tant que
love-omance, il admet l’existence d’une confusion profonde. cf.
K Reich, 1992, p.125 ; 2000, p.73 ; 2003, p .249-250. 16
Les Khazar avaient réussi à construire l’empire khazar entre
le VI et le XIe siècle et les Kiptchaks, s’étaient installés au IXe
siècle entre la Volga et l’Oural en menant une vie de pillard ou
de mercenaire.
avant leur conversion en islam (vers Xe siècle)
et leurs migrations successives de Turkestan
vers l’ouest. Les études menées sur les destant
turcs, y distinguent plusieurs types dont le
plus caractéristique est celui d’Alp17, le héros
épique et folklorique, généralement d’origine
noble, doté d’une faculté extraordinaire de
guerroyer et d’un caractère viril, intrinsèque |
la vie nomade. (Yardımcı, 2007:50). Dans les
épopées de l’époque islamique, sous
l’influence du double processus de
l’islamisation et de la sédentarisation ce type
se transforme en Alp-Eren qui est un Gazi
(Ibid.) et faisant la guerre sainte contribue |
l’expansion de l’islam en Anatolie. Ebu
Müslimname18, Battal Gazi destanı19,
Danişmendname20 et Saltukname21 présentent les
exemples les plus illustres des ouvrages de
coloration épique qui témoignent la conquête
de l’Anatolie par les musulmans.
Muruvet Yanar dans son mémoire de
maîtrise sur le rôle des gazis en établissement
de l’État ottoman soutient l’idée que Le Livre
de Dede Korkut, Saltukname et les chroniques
ottomanes partagent le même point de départ
qui est la tradition de gaza ou la guerre sainte
(Yanar, 2007 : 19) et en se référent | Arras
(Arras, 1998 : 516) affirme que cette fois-ci |
l’encontre de ce qui se passait dans les épopée
turques pré- islam, ce ne sont pas les turcs qui
attaquent les premiers, mais les ennemis.
Selon lui les Turcs gazi ne guerroient qu’en
réaction aux attaques de leurs ennemis.
Cependant, comme le déclanchement de la
17
Le titre qui précède le nom des grands héros comme Alp Er
tunga (entré en tant que Afrasiap en persan et dans Shâh-Nâme) 18
Le récit épique créé autour du personnage d’Ebu Müslim
Khurasani à l’époque Abbasside .(Cf. I. Mélikoff, 1995 :35-55). 19
Connu aussi sous le nom de Battalname, c’est le récit épique
créé autour de la vie fabuleuse d’un certain Seyed Battal Gazi,
un commandant arabe dans la guerre entre les Umayyades et
Byzance, aux VIIe et VIIIe siècles, et mis en écriture prose aux
XIIe et XIII siècles .(Cf. Y. Say, 2009) 20
Le récit épique créé autour du fondateur de Danichmendies
en Anatolie, vers le XIe siècle et mis en écriture au XIII
e siècle .
(Cf. I. Mélikoff, 1995 :26-33). 21Le récit épique créé autour de la vie de Sarı Saltuk, descen-
dant de Battal Gazi et pourvu d’une auréole de sainteté soufie,
au XIIIe siècle et après la conquête de l’Anatolie. Ce récit est
mis en écriture au XVe siècle. (Cf. I. Mélikoff, 1995 :57-63).
Alté rité Dans Le Livre De Dede Korkut: L’image Du Chré tien 297
guerre au VIIe récit22 témoigne, cette
constatation ne peut pas être tout | fait vraie
dans le cas du Livre de Dede Korkut. Quoique
les héros du livre de Dede Korkut réclament la
guerre sainte contre les chrétiens qu’ils
qualifient de mécréant, il y a, de ce point de
vue, une grande divergence entre cet ouvrage
et les autres : créé dans une ambiance tout |
fait populaire et loin du centre du pouvoir (les
grandes villes arabisées et persanisées
volontairement) cet ouvrage raconte la vie
guerrière des turcomans, nomades et semi-
nomades. Yağmur Say, dans son livre sur
Battalname, tout en le comparant au Livre de
Dede Korkut, met l’accent sur cette divergence
d’origine et affirme que parallèlement | la
haute classe qui recevait, dans le cadre de la
civilisation musulmane, les influences de la
culture iranienne et jouait un rôle important
dans son développement, il y avait des Turcs
qui, vivant | une grande distance des centres
musulmans sunnites, avaient toujours gardé
les coutumes de la vie nomades et leurs
croyances chamaniques (Say, 2009 : 31). C’est
ce milieu qui a vu, selon lui, naître Le livre de
Dede Korkut:
Bien que les héros de Battalname
et ceux du Livre de Dede Korkut se
battent tous les deux pour la
même idéologie islamique, ils
présentent, chacuns, des caracté-
ristiques différentes : les pre-
miers, sont la création des Turcs
tout | fait islamisés, citadins et
sédentarisés, les deuxièmes celle
des Turcs islamisés d’une ma-
nière différente qui faisaient tou-
jours vivre la culture et [la mode
de] vie des anciens nomades et
semi-nomades. (Say, 2009 : 31)23
Irène Mélikoff aussi, en cherchant les origines
centre-asiatiques du soufisme anatolien, fait
22
« Le vin lui monta à la tête. Il se dressa sur ses gros et de-
manda à Bayindir Khan la permission d’entreprendre une
razzia. » (Bazin &Gökalp, 1998 :173) 23
Sauf indication contraire, toutes les traductions sont de
l’auteur.
allusion au personnage de Dede Korkut et |
l’origine tout | fait populaire de l’élaboration
d’un tel personnage chez « ces Turcomans,
non encore façonnés par l'enseignement de la
medrese » (Mélikoff, 1995 : 202)
Les considérations faites dans les
lignes précédentes nous amènent | voir, |
travers cet ouvrage, la perception populaire
de la guerre sainte et de l’ennemi. Cette per-
ception particulière ne s’accordait forcément
pas | la réalité historique ni | celle que les
autres ouvrages contemporains cités présen-
tent, mais au monde singulier de la fiction
épique qui a élaboré ces récits | un moment
particulier de l’histoire.
II. Les Turcs en Anatolie et leurs
ennemis
Pour résumer tout ce qu’on a dit sur
l’origine de cette épopée, nous nous référons
toujours | la synthèse d’Ercilasun, selon
laquelle les douze récits ont pris leurs formes
définitives en Anatolie de l’est, territoire où
régnaient alors les Aqqoyunlus (1378-1508) et
qui fut conquis par les Ottomans (1299-1919)
après le recul de ceux-l| vers l’Iran.24 C’est |
l’époque ottomane et au XVIIe siècle qu’ils
sont mis en écriture (Ercilasun, 2000 : 111).
Pour bien saisir le cadre spatial et
chronologique où s’élaborèrent les récits de
Dede Korkut, tels qu’ils nous sont transmis, il
est indispensable de prendre en compte la
présence turque dans le territoire islamique
anatolien depuis la prise du pouvoir des
Saldjuqides d’Anatolie vers la fin du XIe siècle
et jusqu’au XVIe, période qui vit les récits
consignés.
Les Saldjuqides furent l’une des
branches de la confédération oghuz immigrée
sur le plateau iranien et convertie | l’islam.
Leur chef, Tughrul Beg, reçut officiellement
en 1055 le titre de Sultan | Bagdad, auprès du
24
Cette constatation fait écho à celle de P. Naili Boratav qui
développé l’idée que l’auteur anonyme du Livre de Dede Kor-
kut pourrait être l’un des nombreux auteurs et artistes qui ont
quitté Tabriz et la cour Aqqoyunlu pour aller à la cour otto-
mane, après la conquête de Tabriz par les ces derniers. (P. Naili
Boratav, 1991 :62)
298
Monire Akbarpouran
khalife Abbaside. L’événement était décisif : le
titre « impliquait l’octroi du pouvoir temporel
par délégation khalifale, le titre d’émir de l’est
et de l’ouest lui donnait la mission de sou-
mettre tous les territoires musulmans qui
avaient échappé | l’autorité khalifale, ce qui
concernait l’Egypte et la Syrie, mais non l’Asie
mineure » (Ducellier, 1995 :180). Cependant,
l’élément principal qui devait intervenir pour
que les Saldjuqides reprennent leurs incur-
sions en Anatolie était l’existence de la tradi-
tion de razzia chez les Turcomans. Vers 1048-
1054 déj|, Tughrul Beg avait suivi le désir de
ses Turcomans et reconquis «ainsi sur les By-
zantins d’anciennes forteresses de la fron-
tière» (Ibid.) et devint Sultan. Il voulait non
seulement satisfaire ses guerriers et «retour-
ner leurs razzias sur un autre front 25» (Cahen,
1988 : 6), mais aussi restaurer la tradition de la
guerre sainte contre l’empire chrétien byzan-
tin, action qui pouvait « augmenter le pres-
tige du nouveau sultan, en particulier auprès
des populations des confins syro-
mésopotamiens » (Ibid.).
Dans cette perspective, la bataille de
Mantzikerd (1071), connue comme le début de
la présence des Turcomans en Anatolie, eut
pour résultat «la cessation des principales
forteresses d’Arménie (Mantzikerd, Argish),
de Djézira (Edesse) et de Syrie de Nord (An-
tioche), il [le sultan] ne cherche [ne cherchant]
qu’| obtenir la consolidation de la frontière
traditionnelle de l’islam, débordée par les
Byzantins après 970 » (Ducellier, 1995: 204).
Une fois les Saldjuqides installés en Asie mi-
neure, l’histoire présente de nombreux
exemples d’alliances politiques et d’ententes
religieuses entre eux26 et les Byzantins et, bien
que la première croisade prétendit avoir pour
raison le conflit turco-byzantin, les témoi-
gnages historiques évoquent cette époque
25
Selon Cahen « cette attitude se rattachait aux traditions de
razzias des Turcs islamisés d’Asie centrale, héritiers des ghazis
musulmans d’Asie centrale, contre les Turcs paysans anté-
rieurs- même si cet héritage était plus explicite dans la langue
des intellectuels religieux que dans la masse des
mans. »(Cahen, 1988 :6) 26
Sur ce sujet voir Les souverains seldjoukides et leurs sujets
non-musulmans, Osman Turan.
comme une « perspective de la paix » pour les
Byzantins (Ducellier, 1995: 207).
D’ailleurs, Michel Balivet évoque la
période des XIe-XVe siècles en ces termes :
« Une aire de conciliation religieuse » 27 (Bali-
vet, 1994: 111). C’est aussi l’époque ottomane :
les Ottomans qui commencèrent leur domina-
tion par l’ouest de l’Anatolie durent, pour
s’imposer, attendre l’arrivée au pouvoir du
sultan Mehmet II le Conquérant, qui étendit
considérablement son territoire par plusieurs
guerres; il prit ainsi Constantinople (1453), fit
la conquête des Balkans et mena surtout des
guerres en Anatolie pour éliminer l’empire
de Trébizonde, dernier Etat chrétien dans la
région.
En matière d’identité musulmane
opposée | l’identité chrétienne dans le cadre
de notre épopée, il faut surtout mettre en
avant le rôle primordial d’autres groupes de
Turcomans, les Qaraqoyunlus et les Aqqoyun-
lus, immigrés au XIVe siècle et installés en
Iran, en Azerbaïdjan et en Anatolie de l’est.
Leurs souvenirs ont profondément marqué
l’élaboration de notre épopée. En effet, la pré-
sence de ces Turcomans en Anatolie créa une
situation particulière: en état de guerre contre
les Ottomans et les Qaraqoyunlus, les Aq-
qoyunlus s’allièrent avec l’empire de Trébi-
zonde et avec les Géorgiens (Hasanzadeh
1391 (2012-2013): 147) : cette alliance allant
très loin, donna naissance au mariage des
princes aqqoyunlus avec les princesses byzan-
tines. Ainsi Qutlu, le fils de Tur Ali, prit pour
femme Maria Comnène (J. Woods, 1999:34) et
Uzun Hasan épousa Théodora, la nièce du roi
byzantin (Ibid. 88)28. Ces mariages trouvant
leurs reflets dans l’épopée turque29, un con-
27
Dans les premières pages et sous le titre de Islam et Byzan-
tins, Balivet brosse un tableau de bonne entente et con-
clu : « Nous sommes là fort loin de l’idée de croisade et de
reconquête sur l'islam qui animera les Francs deux siècles plus
tard et qui sera toujours étrangère à la mentalité byzantine »
(Balivet, 1994 :21). 28
Historiquement parlant, il s’agissait certes des mariages
d’alliance, comme beaucoup d’autres qui nouèrent les Aq-
qoyunlus aux autres tribus turcomanes de l’époque, et pas les
mariages d’amour comme l’épopée présente. 29
Selon J.woods, le mariage de Qutlu et Maria a fourni le
thème des six récits du Livre de Dede Korkut. (J.Woods, :34)
Alté rité Dans Le Livre De Dede Korkut: L’image Du Chré tien 299
traste significatif se crée30: les mariages parfois
amoureux31 qui lient les héros oghuz et les
princesses « païennes» et tout le mépris et le
dédain que les héros éprouvent pour leurs
ennemis se côtoient. En ce qui concerne les
Géorgiens, les vrais mécréants décrits dans Le
Livre de Dede Korkut, déj| | l’époque Saldju-
qide (XII et XIIIe siècles), il y avait hostilité et
alliances entre les Turcs et les Géorgiens. Les
Saldjuqides proclamant la guerre sainte en
1048 contre la Géorgie, l’ancienne capitale
resta pendant quatre cents ans sous la domi-
nation musulmane. Ainsi, dans l’armée sald-
juqide il y avait les Géorgiens musulmans
(A.C.S.Peacock, 2006 : 132) autant que les mu-
sulmans vivant dans les territoires géorgiens
faisaient une communauté privilégiée. (Ca-
hen1960:22-24, cité in A.C.S.Peacock, 2006 :
133) Après les Saldjukid et | la fin du XIV
siècle c’était les Aqqoyunlus qui s’affirmèrent
comme le premier ennemi turco-musulman.
En effet, les Turcomans et les Géorgiens
étaient en contact non seulement aux fron-
tières de la Géorgie, mais aussi | travers
l’empire Trébizonde où la présence géor-
gienne était caractéristique. Selon méli-
koff, «tantôt les Aqqoyunlu dirigeront leurs
razzias contre les riches terres de leurs voisins
géorgiens, tantôt, ils chercheront l’alliance de
leur prince» (mélikoff,1995 :16).
Toujours en traitant le sujet des en-
nemis des Turcs en Anatolie, il faut remarquer
le fait que la dynastie aqqoyunlu ne figure pas
d’habitude dans la liste des dynasties turco-
musulmanes d’Anatolie connues pour la
30
Il y a deux remarques à faire dans ce sujet : 1. Ces mariages
ne sont pas, comme l’exemple de la reine de Saragosse dans
Les Chanson de geste, accompagnée du convertissement de la
païenne. On dirait que l’épopée ne fait aucune attention à la
confession des femmes et on n’en parle même pas. 2. Il est
intéressant de constater que l’épopée, en pleine guerre, tolère
bien ce genre du mariage tandis que dans les romances, comme
Asli Kerem ou Ashik Garib et Shah Sanam, créées à l’époque
de la paix, les amoureux n’arrivent pas à se rejoindre. Pour plus
d’information sur cette différence Cf .Torabi & Akbarpouran,
2016. 31
L’attitude du héros qui préfère bien aller faire la guerre au
nom de ses valeurs qu’épouser son amoureuse, nous montre
comment l’épopée profite de ce thème pour glorifier encore
plus son héros.
guerre sainte. Ainsi Yanar dans son mémoire
en parlant de gaza chez les dynasties tuques,
fait suivre les Ottomans aux Saljukides sans
parler des Aqqoyunlu. Ainsi de même pour
Ilhan Erdem qui cite les Aydinogullari32 et les
Ottomans comme les exemples des principau-
tés où le chef de la tribu confia un grand pou-
voir aux groupes organisés autour de l’idéale
de gaza (Erdem, 2007 : 3). Étant donné les
traces historiques diverses et contradictoires
qui se profilent derrière les récits, ce n’est pas
étonnant d’y voir des images diverses, voire
contradictoire de l’ennemi ; les Arméniens, les
Byzantins, les Géorgiens et les Kipchaks33.
C’est dans cette perspective que ni les al-
liances et les scènes d’amour ni les épisodes
violents de la guerre ne peuvent estomper les
unes, les autres.
D’ailleurs, le fait qui s’affirme, c’est
l’évidence d’un « flou confessionnel » dans
lequel se noyaient toutes ces batailles dites
religieuses. C’est en traitant des relations By-
zantins-Ottomans que Balivet fait allusion | ce
flou, en donnant plusieurs exemples : celui de
Sari Saltuk connu au XVe siècle comme « un
actif propagandiste de l’islam » et le person-
nage principal de Saltukname qui sera, au
XVIe siècle, accusé de christianisme pour ses
fréquentations chrétiennes par un célèbre
juriste musulman. (Balivet, 1999 : 7). Aussi
Balivet distingue-t-il deux constantes dans le
processus de conversion des peuples turco-
mongols qui devront être prises en considéra-
tion pour étudier l’Altérité/ Identité que notre
épopée dessine :
D’une part, ils renoncent rarement |
leurs pratiques chamanistes antérieures qu’ils
continuent | faire figurer en bonne place |
côté de leur nouvelle religion. D’autre part,
32
L’épopée d’Umur Beg est témoin de ce phénomène. 33
Pour se faire un territoire les Oghuz durent se battre contre
Turcs Kiptchaks convertis au christianisme (Toksoy,
2008 :122). « Les souverains chrétiens des territoires grecs et
[les souverains] géorgiens dans le Moyen-Orient sont des
substituts pâles pour les ennemis Kipchak originaux de l'Asie
centrale. Ils conservent seulement leurs noms incontestablement
turcs et parfois le titre Kipchak melik » (Mélikoff, 1995 :137).
300
Monire Akbarpouran
leur conversion elle-même, dans un premier
temps du moins, est une prise de position un
peu floue toujours prête | être remise en ques-
tion. (Ibid. 2)
Camal Kafadar va encore plus loin, en
parlant d’un « flou identitaire » qui régnait
surtout dans les frontières (C.Kafadar, 1995 :
74). Les milieux selon lui, se caractérisaient
par « un haut degré de symbiose, la mobilité
physique, et les conversions religieuses qui
ont facilité le partage des traditions (légendes
sur les héros antérieurs, par exemple), des
idées, des pratiques institutionnelles, et même
des guerriers entre les configurations poli-
tiques inclusives» (Ibid.18). D’ailleurs, il af-
firme le rôle primordial des Babas34, les
« maîtres religieux et mystiques de la tribu et
des populations paysannes (nouvellement
installées?) » dans cette mobilité et fluidité
(Ibid.124).
Inscrire ce « flou confessionnel» et
« identitaire » dans un contexte où se produi-
sent de nombreuses guerres entre les Turcs
musulmans, entre les Turcs musulmans et
chrétiens, entre les Byzantins et les croisés35,
et en se rappelant les nombreuses alliances
entre camp musulman et camp byzantin
contre un troisième musulman ou chrétien,
sans barrière religieuse qui ait marqué
l’histoire, révèle une perception nuancée de
l’ennemi et va | l’encontre de l’image mani-
chéenne que la vaste littérature de la guerre
sainte, entre conquérants musulmans et chré-
tiens, cherche | nous donner. Il s’agit bien de
guerres tout court : dans huit récits, c’est la
guerre contre les mécréants, dans deux, la
guerre intérieure, et dans deux autres récits il
34
Pour bien saisir la signification et la connotation des termes
Dede et Baba, il faut se référer à Fuat Köprülü selon qui en
Anatolie, bien à l’envers de se qui se passait en Iran, se créa
deux courants du mysticisme (tasavvuf), l’un dans les villes et
sous l’influence arabe et persane et l’autre, chez les masses
turkmènes qui n’étaient pas exposées à l’influence de la culture
étrangère et qui n’avaient qu’une connaissance assez simpliste
des dogmes et des cultes pratiqués dans les villes et firent vivre
et survivre les croyances et les cultes anciens. Le Dede et les
Babas étaient en fait, les maîtres de nombreux courants mys-
tiques développés dans ce cadre (F. Köprülü, 47-50) cité In : R.
Yıldırım, 2004:96). 35
La Ve
croisade aboutit au saccage violent de Constantinople
par les croisés.
ne s’agit pas de guerre mais de batailles
d’ordre symbolique et surnaturel (Üstünova,
2008 :141).
En parlant de la Chanson de Roland,
Dominique Boutet a recours | la notion de
« fantasme communautaire », fantasme qui,
réconciliant le sacré et le profane, concourt au
processus de territorialisation et cela | travers
une « vision communautariste *qui+ tend évi-
demment | identifier l’Autre au mal absolu »
(Boutet, 2013 : 66). Cette attitude, qui se ren-
contre également dans Le Livre de Dede Korkut
et qui semble être constitutive du genre, rap-
pelle celle qui, dans la terminologie de
l’imagologie de Daniel-Henri Pageaux, est
qualifiée de phobie : « la réalité étrangère est
tenue pour inférieure par rapport | la supé-
riorité de la culture d’origine » (Pageaux,
1994 :71). Définissant l’image littéraire comme
« un ensemble d’idées sur l’étranger prises
dans un processus de littérarisation mais aussi
de socialisation » (Ibid., 60), cet auteur voit
dans toute image « une prise de conscience, si
minimum soit-elle, d’un Je par rapport | un
Autre, d’un Ici par rapport | un Ailleurs »
(Ibid.). Pour analyser cette prise de conscience
et les procédés qui en découlent, Pageaux part
de l’examen des mots, qui contribuent, selon
lui, | la création des stéréotypes aussi bien
qu’| celle des « relations hiérarchisées » (Ibid.
64-67).
L’examen du réseau lexical qui parti-
cipe | la représentation du chrétien dans Le
Livre de Dede Korkut, nous amène | distinguer
plusieurs composantes, révélatrices de
l’ignorance et de l’aversion de la société qui a
vu naître les récits | l’égard de ses ennemis,
témoignant aussi bien des différences fonda-
mentales qui existaient entre eux. Tout en
développant la théorie de la conciliation reli-
gieuse en Anatolie, tout en parlant de « mé-
langes Byzantins, Saldjuqide et Ottomans »36,
Balivet n’oublie pas, en énumérant ces diffé-
rences, de faire allusion | l’hostilité que les
destan de l’époque véhiculent:
Byzantins et Turcs: peuples de tout
36 Le titre d’un ouvrage publié en 2005.
Alté rité Dans Le Livre De Dede Korkut: L’image Du Chré tien 301
temps ennemis, irréductiblement opposés par
la langue, la religion, la culture. D'une part
une ancienne chrétienté sédentaire et méditer-
ranéenne; de l'autre, des clans nomades de la
steppe centrasiatique tard venus | l'islam.
(Balivet, 1994 :1)
III. L’Autre comme négatif de
soi
Quoique les désignations telles Azna-
vour37 (une seule occurrence) et Tekür 38(vers
soixante occurrences) se réfèrent | l’origine
ethnique de l’ennemi, Le Livre de Dede Korkut,
n’offre aucun indice de divergence sur le plan
linguistique et, pour reprendre une remarque
de François Suard sur le même phénomène
dans les chansons de geste, la seule langue qui
domine cet ouvrage est la « langue épique
rapportant les exploits d’un pouvoir impérial
centralisateur, autorisé par la défense de la
foi » (Suard, 1991-1992 :275). Dans le Da-
nişmendname, il est bien mentionné que
l’ennemi parle grec (Balivet, 1994:51), mais ce
n’est qu’une simple indication, la langue de
l’échange étant toujours celle de notre camp.
Nous sommes donc témoins
de « l'indifférence manifestée par les textes
épiques | l'égard de l'origine linguistique des
locuteurs» (Suard, 1991-1992 :258). Cette hé-
gémonie linguistique qui ne permet | l’Autre
de s’exprimer que dans une langue unique, la
nôtre, révèle non seulement la domination que
Je (« nous » dans le cas du genre épique) fais
subir | l’Autre, mais aussi « la tentation de
simplifier », de plaquer « un ordre extérieur
sur le chaos réel » (Goyet, 2006 : 3). Ainsi,
dépourvu de sa langue, l’ennemi perd-il sa
subjectivité et se voit réduit | un négatif qui
permet au Je de s’exprimer et de se réaliser.
Sur le plan culturel, un composant de
l’image ledit qui devrait être mis en lumière
37
Mot d’origine géorgienne qui signifie « l’homme de grand
lignage » (Bazin& Gökalp, 1998 : 241). Sauf indication con-
traire, la référence de tous les recensements est la version
présentée par Muherrem Ergin. Ergin a remplacé le mot Azna-
vour par son équivalent turc. 38
Mot d’origine arménienne désignant les souverains chrétiens.
(Bazin &Gökalp, 1998 : 242)
touche les relations | l’espace. Profondément
imprégnée par l’esprit nomade, l’épopée
turque lie l’image de son ennemi citadin aux
forteresses qu’il faut pénétrer et conquérir.
Par ailleurs, l’image de forteresse connote |
son tour un des motifs principaux de
l’ouvrage, celui de la captivité. Ce motif qui se
rencontre dans huit récits (Karakaş,
2013 :1867) fait partie des épreuves et exige
que le héros sauve son père ou son cadet cap-
tif dans une forteresse. Les traducteurs fran-
çais de l’ouvrage confirment que « les adver-
saires des héros oghuz sont toujours, dans
Dede Korkut, en ‘‘position de défense’’, der-
rière les murailles qui ‘‘ rivalisent avec le ciel’’
de leurs citadelles » (Bazin& Gokalp,
1998 :36). Tout en admettant cette observation,
il faut bien reconnaître que le motif de captivi-
té si fréquent dans Le Livre de Dede Korkut
témoigne, entre autres, de l’aversion et de la
crainte que les murailles pouvaient provoquer
chez les Turcomans sur le point de sédentari-
sation. Allusion | cette relation différente |
l’espace serait également | retrouver dans la
littérature lyrique officielle de l’époque otto-
mane (la poésie de Diwan) | travers le motif
de « la captivité chez le mécréant » (Demir,
2013 :437) et la conviction que les b}timents
construits par les mécréants sont plus solides
(Ibid. 440). Il faut d’ailleurs remarquer le mé-
pris des Turcomans | l’égard de ceux qui me-
naient une vie sédentaire qui se reflète dans la
connotation péjorative du vocabulaire qui
désigne ce mode de vie. Pour bien saisir ce
mépris, notons le fait qu’| l’époque
d’Aqqoyunlu, nous sommes témoins de la
transition de la vie semi-nomade | une vie
semi-sédentaire et bien qu’une classe urbaine
composée probablement des Tadjiks39 partici-
pait déj| aux affaires économiques, politiques
et sociales. ; les affaires militaires sont tou-
jours restées dans les mains de l’élite nomade
39À l’époque, les Turcs désignaient par ce mot les Persans et il
est intéressant de constater que même aujourd’hui les membres
de la tribu semi-nomade turque Qashqai, installée dans la
province de Fars, désignent les Persans par le mot tat.
302
Monire Akbarpouran
turque (J.Woods,1999 :16-17). La relation de
comparaison que le poète Qashqai du XXe
siècle40, établit entre la faiblesse et les séden-
taires, révèle | quel point les forteresses et les
murailles dans Le Livre de Dede Korkut pou-
vaient avoir une connotation péjorative mal-
gré l’assurance qu’ils peuvent inspirer | un
lecteur contemporain.
En ce qui concerne le côté religieux de
cette image, ce qui frape d’emblée c’est
l’assimilation au paganisme. « K}fir41 », en est
la désignation la plus fréquente (plus de deux
cents occurrences), pour ne pas dire la seule.
Quelques recours | un vocabulaire clérical
révèlent l’origine religieuse de l’ennemi :
église (huit occurrences), keşiş 42(six occur-
rences) contribuent | la formation de l’identité
religieuse de l’ennemi dans cet ouvrage.
Présentant une rapide analyse de
l’image du chrétien dans le Danişmendname,
Balivet le qualifie, lui aussi de « sommaire » et
« caricatural » et, tout en justifiant cette atti-
tude par référence | la loi du genre, il y dis-
cerne également « un repère psychologique
réel sur la mentalité turque des XIIe-XIIIe
siècles » :
Le désir de dévaloriser la religion de
l'ennemi, normal dans un récit | tendance
prosélytique et hagiographique, ne doit pas
cacher que beaucoup de musulmans de
l'époque considérée assimilent sincèrement le
christianisme | une idol}trie proche de celle
des anciens Arabes, les moines | de dange-
reux sorciers et la manière de vivre du k}fir |
des coutumes impures et bestiales. (Balivet,
1994:51-52)
Dans une scène de bataille, le mécréant
se vante auprès du héros oghuz en disant : « si
tu as un Dieu, moi j’ai soixante-douze temples
pleins d’idoles ! » (Bazin& Gokalp, 1998 :202).
Le réseau lexical qui traite de la religion de
40
Ça fait longtemps que je suis resté à Dokouhak/ Si jamais
une inondation m’amenait ailleurs/ Je suis devenu pâle et faible
comme les Tadjiks/ J’ai peur que la tribu ne me laisse plus
s’aprocher. (Mazoun Qashqai (eds. Shahbaz Shahbazi), 1988 :
51) 41
La version française de l’ouvrage présente deux équivalents
pour le mot kâfir: mécréant et infidèle. 42 Traduit parfois par prêtre en version française.
l’ennemi, la présente quelquefois comme
«Azğın »43 (huit occurrences) et d’autres fois
comme « sası »44 (cinq occurrences). On trouve
aussi ces tournures : « Mécréant sans religion»
(Ibid., 90) et « l’ennemi de la vraie religion »
(Ibid. 78) ; dans le sixième récit, nous rencon-
trons dans une seule phrase le même mot
sous forme substantive et adjectivale : « ces
mécréants sont très mécréants »45. Ailleurs, ce
mot se trouve gratifié de l’épithète kanlı46
(huit occurrences) qui met l’accent sur la
cruauté de l’ennemi ; il est aussi associé | la
couleur noire de son vêtement (l’allusion | la
« tunique noire » des mécréants revient | huit
occurrences. Le mot kara47 accolé au nom des
héros oghuz comme un titre évoque la gran-
deur, la bravoure et le courage, tandis que la
couleur noire du vêtement a une connotation
négative: les seuls qui la portent sont soit les
gens en deuil, soit les derviches pauvres (|
deux reprises), soit justement les mécréants. Il
est bien | noter que l’expression de kara kafir
ou le mécréant noir vivait également dans la
poésie de divan de l’époque ottomane et dans
un registre lyrique (Demir, 2013 :438).
Dans un contexte conflictuel, même le
mot keşiş prend une connotation guerrière:
dans le deuxième récit, quand les mécréants
ont pillé la tente de Salur Kazan et pris sa
mère comme prisonnière, lorsque Kazan leur
demande de la lui rendre, ils répon-
dent : « Nous la donnerons au fils du prêtre
Yaykhan ! Il en aura un fils, que nous
t’opposeront comme rival ! » (Ibid., 90). Dans
d’autres cas, les prêtres sont ceux qui gardent
l’église et que les héros tuent après la prise de
celle-ci. Quant | Kilise48, elle se définit par
opposition | la mosquée; le motif de la des-
truction d’une église pour édifier une mos-
43
Traduit dans la version française par enragé lorsqu’il
s’aplique au mécréant et égaré quand il qualifie la religion. 44
Sası en version originale. Ergin a remplacé ce mot par Pis .
En version française il est traduit par Puante 45
Traduit en français par : « ces mécréants sont sans foi ni loi »
(Bazin&Goklap, 1998 : 167). 46Traduit en français par sanglant.
47 Traduit en version française par noir, ce mot est polysé-
mique. Pour voir la large connotation de ce mot voir : Efsane-
lerde Kara Renginin Görünümü, Sinan Gönen, p. 33-34 48
Traduit par église.
Alté rité Dans Le Livre De Dede Korkut: L’image Du Chré tien 303
quée | sa place revient | cinq reprises dans le
livre.
Ce motif s’inscrit évidemment dans
la démarche qui vise | la suppression de
l’altérité. A ce sujet nous pouvons parler, |
l’instar de Boutet, d’un manque que le mé-
créant et son monde représentent et qu’il faut
combler, de la fausse religion qu’il faut rem-
placer par la vraie. C’est | propos de la Chan-
son de Roland et de son propre mécréant, que
Boutet y fait allusion :
Les ennemis des Francs sont indiffé-
remment qualifiés de « païens » et de « Sarra-
sins ». L’anthropologie des Sarrazins, qu’ils
soient orientaux ou d’Espagne, est entière-
ment régie par leur appartenance religieuse,
assimilée au paganisme. *<+ Les Sarrazins se
définissent d’abord négativement, par ce
qu’ils ne sont pas, par un manque qui ne peut
être comblé que par la conversion. (Boutet,
2013 : 66)
Cependant, dans Le Livre de Dede Kor-
kut tout au moins, ce manque semble être trop
vaste pour que la conversion suffise et le seul
récit qui présente une telle scène se termine
malgré tout comme les autres :
L’infidèle lui dit : « Brave, comment
nomme-t-on votre religion ? Je choisis la
tienne » levant le doigt et récitant la profes-
sion de foi, il devint musulman. Les infidèles
qui restaient l| déguerpirent. Les troupes
d’assaut razzièrent le pays et les gens de
l’infidèle, capturant ses filles et ses brus. (202)
La représentation simpliste et carica-
turale que le monde épique de l’ouvrage se
fait de la guerre sainte et de la conversion du
mécréant ne laisse pas s’interrompre « la ma-
chine de la guerre » pour accorder la moindre
attention au nouveau-converti. Cette percep-
tion simpliste, l’ouvrage la résume dans un
court dialogue entre Kazan khan et son fils
adolescent lors de la première bataille de ce-
lui-ci:
Le garçon demanda : « Qu’est-ce que
cela signifie, l’ennemi | la religion égarée ? »
Kazan répondit : « Fils, ceux qu’on apelle les
ennemis, ce sont ceux que, si nous les rencon-
trons, nous tuons, et qui, s’ils nous rencon-
trent, nous tuent. » Oruz reprit : « Père, si
parmi eux on tue de nobles braves, est-ce qu’il
y a vendetta, est-ce qu’on vous demande des
comptes ? » Kazan répondit : « Fils, tu peux
tuer mille mécréants | la religion égarée, et
voici une bonne occasion ! ». (Bazin & Gökalp
1998, p. 127)
Nous voyons bien que le seul élément
qui lie les Turcomans et les mécréants, le seul
critère qui les fait s’identifier les uns les
autres, c’est la guerre.
IV. La guerre sainte ou la
sainteté de la guerre
L’imaginaire élaboré | travers les
mythes, les récits et les images ne suit pas
seulement un but esthétique mais il sait
bien « se réaliser dans des actions, en leur
donnant des fondements, des motifs, des fins
et en dotant l’agent d’un dynamisme, d’une
force, d’un enthousiasme pour en réaliser le
contenu. (wunenburger, 2013 :37).
L’imaginaire de la guerre et de la conquête
crée un sentiment de gloire et unifie la société
en adaptant les anciennes valeurs aux nou-
velles qui sont les Nôtres. Ce n’est pas du tout
étonnant de voir la guerre sainte s’affirmer
d’emblée comme l’une des notions-clés de
l’œuvre.
Cette notion s’établit | travers un
vaste réseau lexical : plus de quatre occur-
rences pour le mot gaza (la guerre sainte), sept
occurrences pour gazi. Il y a des rites qui pré-
cédent ou accompagnent les batailles et ont
pour objectif de les sanctifier: prendre « une
ablution d’une eau pure » (six occur-
rences), invoquer « le beau nom de Muham-
mad » (dix occurrences) ou « poser son front
clair sur la terre » et faire « sa prière en deux
versets » sont des rituels que le héros accom-
plit avant de donner le coup d’épée. Il faut
ajouter | ce réseau le motif de mourir « en
martyr » (quatorze occurrences) qui sanctifie
les héros oghuz Pourtant, cette présence in-
304
Monire Akbarpouran
tense voire excessive de la notion de guerre
sainte n’a pas convaincu les chercheurs de
placer les guerres religieuses au centre de
l’épopée49 et il n’est pas difficile d’identifier
dans l’image de l’ennemi chrétien dans Le
Livre de Dede Korkut, | l’instar de Goyet dans
son étude sur La Chanson de Roland, une sim-
plicité outrancière, mise au service du « tra-
vail épique »50 :
Il faut bien reconnaître que le texte
donne des verges pour se faire battre: loin de
souligner le travail profond qu'il accomplit, il
multiplie | plaisir les signes d'une simplicité
outrancière, simpliste. Schématisant ce dont
tout le monde connaît les nuances, dénigrant
sans pudeur un peuple bien plus civilisé que
les Francs, il s'étale comme caricature. (Goyet,
2006 :223)
Les témoignages de la même attitude
| l’égard de l’Autre ne manquent pas dans
l’épopée turque non plus. Analysant trois
récits sur la prise de Constantinople, écrits au
XVIIe siècle et sous l’Empire Ottoman, Balivet
fait allusion | l’intérêt porté par les auteurs
pour les « anecdotes hagiographiques qui font
baigner la prise de Constantinople dans une
atmosphère mystique, surnaturelle et provi-
dentialiste » (Balivet, 2005 :140). Il fait aussi
remarquer l’attitude des « derviches turcs
dans le camp musulman et clerc byzantins
chez les défenseurs, les un et les autres dotés
de pouvoirs surnaturels (don de prophétie,
vision diverse) mais aussi animés de motiva-
tions très terre | terre (conversion opportu-
nistes, désir de butin et d’enrichissement)
(Ibid.). Mis en écrit presque | la même
époque Le Livre de Dede Korkut fait recours aux
mêmes procédés, de même qu’il dénonce les
mêmes motivations. Ainsi, d’une part, le texte
49
Dans sa préface à la version française du livre,
l’anthropologue, Altan Gökalp atteste de percevoir dans cet
ouvrage « une affaire de famille(s) » (Bazin Gökalp, 38) et dans
son article sur l’éthique de Dede Korkut, Michael E. Meeker ne
fait pas allusion à l’islam qu’en ces termes : «la religion dans
les récits de Dede Korkut qui légitime la pratique sociale des
Oghuz et sa croyance » (Meeker, 1992:407). 50
Pour plus de détails sur le travail épique dans Le Livre de
Dede Korkut voir Monire Akbarpouran, Vers l’étude du « tra-
vail épique » dans Le Livre de Dede Korkut.
de l’épopée réconcilie les mariages amoureux
entre les héros oghuz et les princesses byzan-
tines avec la haine et le mépris que la repré-
sentation du mécréant procure; d’autre part, il
établit un étrange parallélisme entre la guerre
et la chasse et fait abattre son héros, avec la
même ardeur, le révolté, les animaux, le mé-
créant et Le cyclope qui est un monstre.
L’examen de ce parallélisme pourrait
en être l’explication. Les recherches récentes
sur le type du héros dans l’épopée du monde
turcophone mettent l’accent sur un motif
principal qui se répète d’un récit | l’autre,
celui du passage d’un fils de Bey | sa vie de
héros jusqu’| l’obtention pour lui-même du
titre de Bey (Duymaz, 1998). L’une des com-
posantes irréductibles de ce passage est celle
de « verser du sang », acte qui s’opère soit | la
chasse aux animaux, comme c’est le cas, entre
autres, dans les Ier et VIIIe récits, soit | la
guerre contre les mécréants, comme dans les
IIe, VIIe et Xe récits. Dans une telle perspective,
où la guerre contre les mécréants fait partie
des épreuves de passage, les héros oghuz
meurent en martyrs (le mot Shahid51 jouit de
14 occurrences dans le texte), tandis que la
mort de l’ennemi se voit mise en parallèle
avec celle des animaux chassés dont « on en-
tasse les cadavres en un tas haut comme une
colline » (Bazin& Gokalp, 1998 :81).
Dans ce contexte où la guerre semble
être une valeur en soi, elle s’impose comme
une pourvoyeuse de critères identitaires : « en
ce temps-l|, tant qu’un garçon n’avait pas
coupé de tête et versé de sang, on ne lui don-
nait pas de nom» (Bazin& Gokalp, 1998 : 96).
Notons bien que dans un registre plus réel, il
s’agit du « titre de bey » que le père ou le
khan suprême donne | l’adolescent venant
d’accomplir son passage. Donc, non seule-
ment « l’ennemi | la religion égarée » se défi-
nit | travers la guerre, le héros aussi en
prends son identité. S’inscrit, dans la même
ligne, la mort tragique de Beyrek au douzième
récit où les révoltés tuent Beyrek qui ne les a
pas rejoints pour trahir Khan le suprême.
51
Traduit par martyr.
Alté rité Dans Le Livre De Dede Korkut: L’image Du Chré tien 305
Dans ce récit Beyrek « rejoint la divinité »
(Bazin&Gokalp, 199 :235).
Il faut appréhender cette divinité par
rapport | l’éthique sociale de la vie des tur-
comans semi-nomades, dont la structure du
pouvoir social suit le model tribal d’autrefois.
Autrement dire, nous avons dans cette épopée
affaire | « une société extrêmement hiérarchi-
sée en rang » où «on doit ‘‘tenir son rang’’ et
respecter celui d’autrui | travers une étiquette
rigoureuse (Bazin& Gokalp, 1998 :34), une
société où la fidélité | son seigneur, son cadet,
s’affirme comme une partie irréductible de
l’éthique sociale.52 C’est dans ce cadre que la
guerre et l’Autre qui en donne l’occasion font
partie des épreuves déterminant la situation
du héros par rapport | ses aînés et ses cadets,
aussi bien que l’occasion de s’assimiler.53
Ces considérations sur la fonction as-
sez profane de l’ouvrage faites, il reste |
s’interroger sur la réception de violence et
d’agressivité que l’ouvrage adresse aux chré-
tiens dans une société qui n’hésitait pas | ac-
cueillir les non-musulmans une fois la paix
installée. Blandine Longhi reconnaît dans « la
joie que ressent l’auditoire des jongleurs |
l’évocation de combats démesurés » « une
façon de se soulager de cet instinct barbare
qu’il a en commun avec le personnage »
(Longhi, 2011 : 491). Selon elle « l’exagération
épique | l’œuvre dans les scènes de batailles
répond *<+ | un besoin de projection et de
sublimation d’agressivité du public » (Ibid.
492). Relevant des exigences du genre, cette
façon de traiter l’Autre, pourrait contribuer |
« canaliser l’énergie des Turcomans » (Cahen,
1988 : 6), aussi bien que conjuguer aux élé-
ments expliqués dans les lignes précédentes
pour créer une nouvelle identité.
52Sur l’éthique de l’ouvrage et la tâche que l’épopée se donne
pour les transmettre voir M. Meeker, 1992 53 Les relations problématiques entre les beys et leurs fils dans
Le Livre de Dede Korkut, considérées par les chercheurs
comme un vrai enjeu, révèlent du même aspect. Pour plus de
détails sur cette problématique Cf. R. Karakaş, 2013 a&b.
Pourquoi chercher une nouvelle iden-
tité sinon en vivant une crise identitaire due |
la déterritorialisation ? Cette déterritorialisa-
tion s’était produite | la suite de
l’immigration des tribus turques et surtout |
leurs rencontres avec d’autres groupes eth-
niques et religieux sur les terres récemment
appropriées. Dans notre article sur le travail
épique nous avons déj| examiné les tentatives
des Turcomans ainsi que celles des Ottomans
| adapter l’organisation tribale |
l’organisation impériale et les valeurs sur
lesquelles celle-ci s’était basée aux valeurs que
celle-l| voulait créer (Akbarpouran, 2014).
Cette crise identitaire se voit dans l’intérêt que
les premiers Turcomans accordaient aux noms
et aux titres iraniens et byzantins. Il est sur-
prenant, comme Shukurov nous le fait bien
observer, de constater qu’aux VII-VIIIe siècles,
les noms iraniens étaient plus fréquents en
Anatolie que chez les vrais Iraniens (Shuku-
rov, 1999 :276). Shukurov démontre comment
les premiers Turcomans se réclamaient héri-
tiers tantôt de l’empire grec byzantin, tantôt
de l’empire perse sassanide, tantôt des Arabes
musulmans. Ici la crise identitaire se donne |
la crise de légitimité (Ibid. 270-276).
Nous pouvons donc nous demander
ce qui explique les généalogies54 et les retours
| l’origine tribale chez les Aqqoyunlu et les
Ottomans qui s’écartaient d’une grande vi-
tesse des valeurs de la vie nomade pour créer
de grands empires | la manière des Iraniens ?
Supposant que les récits qui composent Le
Livre de Dede Korkut aient une relation directe
avec la dynastie Akkoyunlu, pourquoi ce sont
les Ottomans qui font la préface du livre et se
les approprient ? La réponse réside toujours
dans l’instabilité qui régnait sur tous, surtout
sur le plan identitaire en Anatolie, l’instabilité
la mobilité qui aboutiront | l’élaboration de
l’identité ottomane :
54
Salçukname (Saldjukname) de Yazıcıoğlu Ali est écrit sous
l’ordre de Murad II, le sultan ottoman, et couvre une vaste
durée de l’histoire des Mongols et des Turcs jusqu’aux Otto-
mans.
306
Monire Akbarpouran
En effet, si quelque chose caractérise
les frontières médiévales Anatoliennes, et
peut-être toute frontières, il était la mobilité et
la fluidité. Le succès ottoman était dû au fait
qu'ils harnachés cette mobilité | leurs propres
fins tout en la façonnant et l’apprivoisant afin
de se conformer | leur recherche de la stabilité
et | leurs vision centralisatrice. (C. Kafadar,
1995 :123)
Le caractère conflictuel de l’image du
chrétien construite dans Le Livre de Dede Kor-
kut relève non seulement du contexte histo-
rique particulier où s’enracine l’ouvrage, mais
aussi des exigences du genre et celles de la
société de l’époque qui | la recherche de
l’unité et de la stabilité et malgré son instabili-
té identitaire sur le plan réel, punissaient sé-
vèrement la moindre désobéissance ou la
différence sur le registre symbolique. Dans
cette perspective, aspirant | un manichéisme
extrême, l’épopée n’évoque l’Autre que pour
créer et renforcer l’idée d’une communauté
qui s’appelle Nous. Autrement dit, non seule-
ment l’Autre est réduit | un moyen pour
s’identifier, mais aussi il est assimilé au Mal
qu’il faut suprimer et remplacer par Bien, par
nous ; il est Autre, mais aussi un ennemi ef-
frayant, un « mécréant | la religion égarée que
Nous tuons, si Nous le rencontrons ». Notons
bien l’immense contribution de l’imaginaire
littéraire dans la formation de l’imaginaire
social, fondé sur la dualité Identité/ Altérité, et
dans la construction d’un Nous idéal qui irait
donner naissance | un grand empire.
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Türkmen İsl}m Yorumunun Sünnî-
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dirmeler *l’Islamisme en Anatolie :
quelques observations sur la qualifica-
tion de l’interprétation Sünnî-Alevî
des turkmènes de l’islam | l’époque
des gazis (XII.-XIV siècles)+ .Osmanlı
Araştırmaları/The Journal of Ottoman
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