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Subjectivation Politique Et Enonciation Litteraire

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  • Labyrinthe17 (2004 (1))Jacques Rancire, l'indisciplin

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    Marie De Gandt

    Subjectivation politique et nonciationlittraire................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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    Rfrence lectroniqueMarie De Gandt, Subjectivation politique et nonciation littraire, Labyrinthe [En ligne], 17|2004 (1), mis enligne le 13 juin 2008, consult le 11 octobre 2012. URL: http://labyrinthe.revues.org/178

    diteur : Editions Hermannhttp://labyrinthe.revues.orghttp://www.revues.org

    Document accessible en ligne sur : http://labyrinthe.revues.org/178Ce document est le fac-simil de l'dition papier.Proprit intellectuelle

  • SUBJECTIVATION POLITIQUEET NONCIATION LITTRAIRE

    Marie DE GANDT

    Lapport de Rancire au dbat contemporain pourrait snoncer commeune redfinition de la politique. Dans cette entreprise thorique, unpoint rsiste particulirement la comprhension : le mode dexistenceconcrte du sujet politique. Une lecture dinfluence peut permettre,sinon de rsoudre la question, du moins den cerner linspiration, enjetant un clairage oblique sur la pense de Rancire.

    Dans La Msentente, le philosophe reprend la dfinition aristotli-cienne de lanimal politique comme celui qui a le logos . Cemot ne dsigne plus, pour Rancire, la raison aristotlicienne, mais la fois la part et la voix . Aussi la politique se prsente-t-ellecomme lnonciation dun tort, la profration dune revendication parceux qui sont sans parts dans le dcompte des voix.

    Cette dfinition de la politique comme parole du sujet est partagepar dautres philosophes de cette gnration. Elle prend alors deuxdirections principales. Dun ct, des philosophes comme Badioupensent le sujet dans une perspective marxiste et freudienne. Badioucrit ainsi du sujet quil est le concept clef do rsulte que soientpensables la dcision, lthique et la politique1. La question du sujetoffre loccasion de sloigner de la pense du matre , Althusser,dont Badiou prsente la politique comme du subjectif sans sujet . lcart de cette premire tendance, Rancire ne recourt pas plus auxconstructions du marxisme qu celles de la psychanalyse. Le sujetpolitique sinscrit pour lui non pas dans une organisation mais dans laparole. Il se rapproche alors dune autre voie contemporaine, celle quiinscrit la pense du sujet dans la filiation heideggrienne. Dans lesCahiers confrontation, Jean-Luc Nancy proposait pour thme derflexion : Qui vient aprs le sujet ? La grande majorit des contri-butions ce numro reprend linterrogation partir de la notion dap-

    1. Thorie du sujet, Paris, Seuil, coll. Lordre philosophique , 1982, p. 295.

    Jacques Rancire, lindisciplin

  • pel chez Heidegger. Dans son article, Rancire refuse au contraire desinscrire dans une conception de la perte ontologique : Maintenant,aprs il y a le lieu de cette aventure : ce sujet qui dit sa vrit dansla division et trouve sa paix dans la liaison2. Ds lors, o placer lapense du sujet politique propose par Rancire ?

    Dans sa volont de se dfinir toujours contre, Rancire ne facilite pasle travail de son lecteur. Il est difficile de comprendre comment il assimilelaction politique lnonciation. Aussi Badiou a-t-il pu lui reprocher deproposer une phnomnologie historiciste de loccurrence galitaire :

    Mais Rancire ne fait pas de politique. Si en revanche on fait de laphilosophie, il est exigible que les catgories ontologiques utilisessoient explicites et quon argumente leur cohsion. Mais Rancireaprs tout ne fait pas non plus de philosophie3.

    Ce baiser de Judas appelle quelques mises au point. On peut penserque Rancire tendrait la joue laccusation et reprendrait la critique son compte : sa politique, cest du roman ! Cette boutade rsume le lienfort qui rattache philosophie et littrature chez un penseur qui rcuseles distinctions entre disciplines. Mais le lien est aussi plus profond etmoins vident : Rancire construit le sujet politique sur un modleimplicite, celui de lnonciation littraire.

    La question qui nous intresse ici est la suivante : quelle ncessitessentielle lie la position moderne de lnonciation potique et celle dela subjectivit politique? (CM, 17). Pour rpondre cette question, aulieu de suivre la pense de Rancire, et de retracer le partage du sensi-ble , on peut partir dune hypothse extrieure aux dclarations duphilosophe. Le sujet politique, point obscur dans la pense de Rancire,sclaire lorsquon le rapproche des thories de la polyphonie.

    POLITIQUE ET POLYPHONIE

    Dans La Msentente, Rancire prsente la politique comme une modede subjectivation li la parole littraire :

    hiver 2004 Labyrinthe

    2. Aprs quoi ? , Cahiers confrontation n 20, 1989, p. 196.3. Alain Badiou, Abrg de mtapolitique, Paris, Seuil, coll. Lordre philosophique , 1998, p. 131.

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  • Le dialogisme de la politique tient de lhtrologie littraire, de sesnoncs drobs et retourns leurs auteurs, de ses jeux de la premireet de la troisime personne, bien plus que de la situation suppose idaledu dialogue entre une premire et une deuxime personne (Ms., 90).

    Cette comparaison entre politique et littrature se prsente en termesvagues, puisque le verbe tenir de voque la fois un lien analo-gique et un hritage. Rancire y dfinit aussi la faon dont les formesde largumentation et celles de la posie sont lies dans une mmeconception esthtique de la place des choses et des sujets. Aussi laparole de rupture serait-elle indistinctement littraire ou politique : Lgalit fait effet dans le corps social sous forme dexistencessuspensives, qui peuvent sappeler littrature ou proltariat [] (AB,194). Cest lquivalence littrature ou proltariat , chez Rancire,qui pose un problme. On peut penser que le proltariat est considrcomme littrature, parce quil a une forme dexistence ni historique niirrelle, mais lie une capacit de parole qui rompt lordre rgnant.La littrature offre-t-elle une simple analogie la parole politique, lereflet de ses mythes fondateurs chaque poque, ou est-elle le modleimplicite qui donne sa forme ou son socle thorique une pense dusujet qui ne dvoile pas ses implicites ? Rancire prsente lunit quilie politique et littrature comme une donne initiale. Cette videncede surface masque la place quoccupent les processus littraires dansla thorie de la politique propose par Rancire.

    Dans La Msentente, les termes dialogisme et htrologie invitent une comparaison avec les thories de Bakhtine. Le dialo-gisme est chez Rancire le nom quil donne une parole qui rompt leconsensus, qui refuse les rles du dialogue traditionnel, et qui prenddes accents carnavalesques :

    Ainsi peut-il y avoir des moments de la communaut, non pas cesmoments festifs que lon dcrit parfois, mais des moments dialogiques(AB, 174).

    Et certains passages font entendre la terminologie bakhtinienne enchos diffus :

    La logique de la subjectivation politique est ainsi une htrologie, unelogique de lautre, selon trois dterminations de laltrit. Premirement,

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  • elle [] est toujours en mme temps le dni dune identit impose parun autre, fixe par la logique policire. [] Deuximement, elle est unedmonstration, et une dmonstration suppose toujours un autre qui ellesadresse, mme si cet autre refuse la consquence. [] Troisimement,la logique de la subjectivation comporte toujours une identificationimpossible (Ms., 89-90).

    Serait-ce tordre le texte de Rancire que dy lire la rcriture du toposbakhtinien dune prsence de lautre dans la parole du sujet ? Dans lacitation de Rancire, lautre se prsente sous trois formes, celui auquelle sujet soppose, celui auquel il sadresse, et celui auquel il sidenti-fie. Chacun de ces termes trouve son correspondant dans la thorie dela polyphonie littraire.

    Dans La Potique de Dostoevski, le dialogisme se dfinissait djcomme ce qui rompt lordre policier. Pour Bakhtine, la littrature estle lieu o se fait entendre une humanit excdentaire :

    Le postulat de la vritable prose romanesque, cest la stratificationinterne du langage, la diversit des langages sociaux et la divergencedes voix individuelles qui y rsonnent4.

    La dissension politique vient sinscrire jusque dans le sujet : De cemonde remis en question, insparable dune prise de consciencesociale plurivocale, le romancier parle dans un langage diversifi etintrieurement dialogis5. Pour Bakhtine, non seulement chaque motprofr contient une contradiction bivocale mais le locuteurprvoit laltrit de la rception dans la structure de son propos : ilparle pour et contre autrui, cherchant anticiper sa position adverse.La parole fait dtour par laltrit, ce qui empche toute identifica-tion du sujet son dire. De mme, chez Rancire, le discours du sujetsadosse lautre pour contester son autorit, pour appeler son atten-tion, mais aussi pour en faire le dtour dune revendication qui ne soitpas identitaire : Quest-ce quun processus de subjectivation ? Cestla formation dun un qui nest pas un soi mais la relation dun soi un autre (AB, 118).

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    4. Esthtique et thorie du roman, Gallimard 1978, traduit par Daria Olivier, p. 90.5. Ibid., p. 150.

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  • Le parallle entre Bakhtine et Rancire trouve videmment ses limi-tes. Pour Bakhtine, la littrature polyphonique est une parole qui a trprime par la littrature officielle dont elle rcusait lautorit. Onpourrait alors tre tent de rapprocher cette conception du roman de laparole politique chez Rancire. Or, ce serait mconnatre la nature dutort politique. En effet, la politique selon Rancire ne peut tre rame-ne la dissension. La msentente implique un dsaccord beaucoupplus fondamental, de nature ontologique. Linspiration bakhtinienne deRancire ne sinscrit donc pas dans le cadre dune conception marxistede la littrature. Mais la thorie de la polyphonie permet de compren-dre le fonctionnement dune parole qui ne serait pas une parole diden-tit. Plus que la dissension et le dialogisme, cest la dsidentificationqui fait le fond de la polyphonie. Bakhtine dfinit le sujet romanesquecomme une voix qui ne sappartient pas, qui ne prend pas corps ni iden-tit. Rancire nhrite-t-il pas de cette conception nouvelle du sujetlorsquil dfinit le sujet politique par la dsidentification ? Lesvoies de la subjectivation politique ne sont pas celles de lidentifica-tion imaginaire mais de la dsincorporation littraire (PS, 64).Cette parole dun sujet dpossd de toute identit vient des thoriesde la polyphonie, non plus seulement celles de Bakhtine, mais cellesdes linguistes.

    Reprenant Bakhtine la thorie de lnonciation romanesque, leslinguistes y ont adjoint les dcouvertes de Benveniste sur la personnegrammaticale. Rancire semble se faire lcho de ces rechercheslinguistiques lorsquil prsente la non-concidence soi du sujet danslacte de parole :

    Le moment propre de luvre, cest linscription dun il entre ces deuxje, dune htronomie dans le rapport de lun lautre. Si la littraturetmoigne de quelque chose qui importe la communaut, cest par cedispositif qui introduit lhtronomie dans le je (AB, 193).

    Plus que la polyphonie romanesque, cest bien la polyphonie linguis-tique qui semble informer la pense du sujet politique chez Rancire.La linguistique moderne a dfini un sujet de parole qui serait poten-tiellement prsent dans son propos sans y inscrire son identit. Elle offrealors la pense politique un modle fort arrangeant : lutopie dun sujetde parole ternellement potentiel et jamais entirement actualis.

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  • LACTE DNONCIATION ET LTERNEL POSSIBLE

    Rancire a accord une grande attention aux formes linguistiques delnonciation littraire, tout en se dfendant dune assimilation tropfacile : Selon moi, il ny a pas de correspondance terme terme entreles formes romanesques et les formes de laction politique6. Par sesdngations, Rancire laisse informule la dette littraire de sa pensepolitique. En tudiant les formes littraires, il naurait fait quappli-quer des objets nouveaux lanalyse de la parole politique quil avaitdj pratique sur les proltaires . Ainsi, il a relev dans la posieet le roman du XIXe et du dbut du XXe sicle, chez Wordsworth,Flaubert, Rimbaud ou Proust, les lments dune subjectivationcomplexe : mergence du style indirect libre, effacement du narrateur,division problmatique entre lnonc et sa source. Rancire prsenteces lments comme les marques dun rgime de parole historique,mais on peut penser quils ont perdu leur statut de preuve pour deve-nir un paradigme. Cette construction littraire du sujet serait silen-cieusement passe dans les constructions thoriques, ou imaginaires,du philosophe, pour devenir le socle inquestionn de toute subjectiva-tion politique. La pense politique de Rancire reposerait en fait surune conception du sujet de parole ne dans les thories de lnoncia-tion littraire. La dette envers lnonciation littraire est donc plus fortequun simple cho bakhtinien ne le laissait prsager dans notre hypo-thse de dpart.

    La linguistique semble avoir fourni les fondements inconscients dela pense politique de Rancire. Interrog par Diacritics, il dclaraitsloigner du Linguistic Turn, dont il reconnaissait pourtant la portepolitique : Souvrait alors un nouvel espace, o les actes de paroletaient conus comme des gestes politiques 7. Cette utopie de lalinguistique des annes 1960 fait entendre son influence dans la dfi-nition du sujet politique comme sujet de parole. La linguistique desannes structuralistes a t lespace de rencontre des philosophes et deslittraires. Il ne sagissait pas alors, comme maintenant, de rduire lalittrature un choix sordide : tre une exprience cognitive ou le refletidaliste dune conception morale du monde. La littrature offrait le lieu

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    6. Entretien avec Substance, n 92, 2000.7. Dissenting Words , Diacritics vol. 30 n 2, 2000, p. 114.

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  • mme o penser le sujet politique. Rancire aurait-il conserv cetteconception de la littrature comme utopie? Sans reprendre larticulationmilitante, il rutilise nanmoins les outils que la linguistique avait cons-truits pour penser leffectivit politique de la littrature.

    Cette proximit dpasse la question du sujet dnonciation. La poli-tique de Rancire comporte un fond impens qui sclaire lorsquonle rapproche de ses correspondants en linguistique et en thorie de lalittrature. Ces deux disciplines ont videmment dj des partis prisidologiques, qui peuvent expliquer la proximit thorique avec saphilosophie, mais il semble nanmoins que le parallle dpasse lasimple communaut idologique. Quelques brefs exemples indiquerontune voie qui serait dvelopper. Parmi les thoriciens du roman, KteHamburger a montr que le roman faisait appel un pass qui ntaitpas chronologique. Le temps du pass perd dans la fiction sa valeurtemporelle pour gagner la capacit prsenter un autre temps, unailleurs qui ne serait pourtant pas irrel. Le roman, par son usage gram-matical des temps, offre la possibilit de penser un autre monde. Onpourrait imaginer que, chez Rancire, le refus de la temporalit histo-rique emprunte implicitement ces conceptions du temps de la fiction.Outre sa temporalit, la fiction narrative se caractrise par un usageparticulier de la reprsentation des penses8. Selon la linguiste AnnBanfield, le roman peut ainsi scinder une pense et son expression9.Le contenu de la pense est livr dans un langage qui nest pas uneparole du sujet de pense. En dautres termes, la subjectivation litt-raire na pas la forme dune parole prononce. Il se produit alors unedissociation entre lidentit et le langage. La langue a la capacit dereprsenter mais laisse le sujet originaire dans lopacit. Les phra-ses sans parole de Banfield ont ouvert la voie un questionnementsur le sujet dans la langue. La dsidentification du sujet littraire nest-elle pas le modle du sujet politique pens par Rancire comme sujeten attente dexpression, lactualisation intermittente ?

    Aujourdhui, la pense linguistique a trouv un nouvel essor philo-sophique dans une conception de la politique lie au pouvoir dugroupe : les thories de lnonciation servent appuyer les revendica-

    Subjectivation politique et nonciation politque

    8. Dorrit Cohn, dans Transparent Minds, a ainsi montr que le roman donnait accs lintrioritdes consciences.9. Voir Phrases sans parole : Thorie du rcit et du style indirect libre, Paris, Seuil 1995.

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  • tions au pouvoir de nouvelles communauts de parole. Loriginalit deRancire est de penser la parole collective sans passer par le groupe,ni, surtout, par un langage dautorit. En utilisant le modle de lasubjectivation, il ancre la parole politique dans un fond subjectif sanssujet dfini10. On retrouve alors llan commun toute luvre deRancire : ds Le Matre ignorant il tentait de retracer la forme dunepense qui nemprunterait pas un langage dautorit pour se profrer.La polyphonie et la reprsentation narrative de la pense offrent doncdes modles pour un sujet qui ne sexprime que par la dsidentifica-tion et dont lidentit premire reste hypothtique.

    Mais on peut alors retourner Rancire les reproches quil adressaitau sujet romantique. Dans La Parole muette, il reprenait la critique deHegel la fantaisie romantique (PM, chap. 8). Le sujet infini serait lefantasme des romantiques prfrant la duplicit une incarnationrelle et donc limite. On peut alors se demander pourquoi, dans lemodle de la subjectivation politique, le sujet se choisirait une dsiden-tification limite au lieu de linfini des identits changeantes. Rancirene donne pas la raison anthropologique qui arrterait le choix dunindividu sur une figure daltrit et le ferait finalement sexprimer. Leparadigme romanesque sarticule mal avec la mtaphore de la scnepolitique si prsente chez lui. Parce quil nest quune potentialit, lesujet risque de se perdre dans le tournoiement infini des masques, lafaon du neveu de Rameau ou des fantaisistes prromantiques, prcur-seurs du sujet moderne indfini. Lironie romantique reprsentait pourHegel le danger dune parole dont la responsabilit serait perdue.Lauteur y tient les contraires ensemble sans livrer dintention dfini-tive. Appliqu la politique, ce modle ouvre sur la situation inversede lacte de parole individuel rv par Rancire : une parole dabsten-tion, ternelle conversation, pur plaisir de la langue ou dgot de lalogorrhe infinie. Puisque le sujet est toujours prsent dans la langue,pourquoi voter, et, surtout, comment avoir une opinion ? La littraturedoit peut-tre ici tre dissocie de la politique. moins quelle nenmontre les limites.

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    10. Sandra Laugier au colloque La grammaire du Je proposait de lire chez Husserl un sujet sanssubjectivation dfini par le ton, rappel de la vocalit bakhtinienne.

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  • Lacte politique dfini par Rancire laisse bien des questions irr-solues. Il sagit tout dabord de comprendre comment lhypothse dela subjectivation sarticule des actes politiques. Si le passage du sujet un groupe pose un problme, cest aussi parce que lhistoricit desformes politiques reste impense. Rancire a choisi un modle deparole qui est celui du roman XIXe, et une figure, le proltaire, dont lesformes sont historiques. Il rcuse la qualit politique des incarnationsmodernes de la parole collective, depuis les groupes culturels jusqulopinion mondiale, qui, selon lui, figent ou diluent le sujet.

    Ensuite, le lien entre dsidentification et revendication demeureproblmatique. Il semble alors que, chez lui, le modle littraire livreune dernire qualit de la subjectivation politique : elle est une hypo-thse, cest--dire un socle thorique mais aussi quelque chose qui estpens hors du rel. Soit alors un autre modle venu des thories linguis-tiques : le style indirect libre. Il se dfinit par trois lments qui sap-pliquent la politique telle que Rancire la conoit : polyphonie, utili-sation des dictiques qui renvoient la situation de lhic et nunc deprofration revendicatrice et, enfin, usage des temps du pass sansvaleur chronologique. Le pass du style indirect libre sapparente cepass du roman, dont on a vu le caractre atemporel. Ce pass hypo-thtique implique un saut hors de la temporalit quotidienne, etinstaure lailleurs de la fiction. Or, cest justement ce dplacement verslirrel quopre Rancire11. En prenant le modle du roman, il faitaussi le choix de la fiction contre une pense du monde rel.

    Nombreuses sont les critiques, comme celles de Badiou, adresses une rflexion qui dtache les rsultats des processus politiques quiles ont engendrs. Mais Rancire revendique ce dtachement du plandes causes : pour lui, le pouvoir moderne de la fiction est davoir recon-figur lide de causalit et de possibles, douvrir une friction neuveentre les causes et les faits, limaginaire et le rel :

    Au jeu mtapolitique de lapparence et de son dmenti, la politiquedmocratique oppose cette pratique du comme si qui constitue lesformes dapparatre dun sujet et qui ouvre une communaut esthtique[] (AB, 128).

    Subjectivation politique et nonciation politque

    11. Il crit ainsi : La littrature est le mode de discours qui dfait les situations de partage entre laralit et la fiction, le potique et le prosaque, le propre et limpropre (AB, 189 ).

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  • Ce rgne du comme si , Rancire lhrite autant de la philosophiede lesprit que de la thorie de la fiction. Le Schein ou als ob , comme si , est la fois lapparatre messianique et lenvers prsenten creux dans le monde, entre facticit et rvlation. En ce sens, oui,la politique, cest du roman.

    Pour explorer le logos, la pense de Rancire sadosse au muthos sanspenser ce socle fictionnel. Lacoue-Labarthe, dans Le Sujet de la philo-sophie, commentait lide nietzschenne que la mtaphysique prend laforme du roman. En partant de cette piste, on peut dire que Rancire nuti-lise pas le roman pour satisfaire un dsir refoul de prsence mtaphy-sique, mais plutt pour faire lconomie du rcit, et livrer ainsi un sujetsubjectiv hors de tout contexte et de toute temporalit.

    Les limites de ce modle romanesque sont chercher dans son histo-ricit. Le sujet politique dont parle Rancire est louvrier, dont le noma disparu. De mme, la subjectivation qui laccompagnait tait celle duroman moderne : style indirect libre, monologue intrieur, jeu des pointsde vue, effacement du narrateur apparaissent avec le roman du XIXesicle12. Lorsque Rancire rcuse les penseurs dune fin de la poli-tique , on ne peut sempcher de penser quil refuse de reconnatre lafin de la politique telle quil la dfinie. Si lon garde sa dfinition de subjectivation avec revendication , il faudrait rechercher, en mmetemps que le nouveau nom qui remplacerait celui douvrier, les tech-niques dnonciation qui feraient entendre cette parole toujours inditeque doit tre la politique. La conception du sujet a volu en mmetemps que les formes contemporaines de lart. Rancire a montr quela littrature tait une forme de parole historiquement dlimite, il napas pris en compte ce que cela impliquait pour sa pense de la subjec-tivation, elle aussi relative des formes dnonciation historiques.

    Quelle nouvelle littrarit offrira cette subjectivation politique ensouffrance sa voix? Quel art offrira la pense du sujet politique revenu la parole? Penseur pourtant en veil, pourtant lcoute des nouvellesformes dart comme le cinma, Rancire serait-il sourd aux nouvellesformes du sujet, restant un homme du XIXesicle, ayant atteint la nouvellefrontire do il ne peut entendre quelle parole lappelle au-del?

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    12. Il est frappant quen sintressant au rgime de reprsentation quest la mimesis comme fiction,Rancire ne se soit pas intress aux formes de reprsentation politiques (quil appelle la police)nes au XIXe, en mme temps que les formes littraires de la subjectivation quil reprend.

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