Ricœur, Paul - Civilisation universelle et cultures nationales (1961)

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  • 7/31/2019 Ricur, Paul - Civilisation universelle et cultures nationales (1961)

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    Civilisation universelle et cultures nationales a t publi en 1961, dans la revue Esprit29/10)Il a t reproduit dans Histoire et Vrit (deuxime dition ; 1964 ; Points Essais n468,2001,

    copyright Seuil)

    Traduit en anglais , en allemand , en espagnol , en italien , en portugais , en nerlandais , en polonais,en tchque, en arabe .

    Civilisation universelle et cultures nationales

    Le problme voqu ici est commun aussi bien aux nations hautement industrialises etrgies par un tat national ancien que par les nations sortant du sous-dveloppement et dotes d'uneindpendance rcente. Le problme est celui-ci :

    L'humanit, prise comme un unique corps, entre dans une unique civilisation plantaire qui

    reprsente la fois un progrs gigantesque pour tous et une tche crasante de survie et d'adaptationde l'hritage culturel ce cadre nouveau. Nous ressentons tous, des degrs diffrents et sur desmodes variables, la tension entre, d'une part, la ncessit de cet accs et de ce progrs et, d'autrepart, l'exigence de sauvegarder nos patrimoines hrits. Je veux dire tout de suite que ma rflexionne procde d'aucun mpris l'gard de la civilisation moderne universelle ; il y a problmeprcisment parce que nous subissons la pression de deux ncessits divergentes mais galementimprieuses.

    I

    Comment caractriser cette civilisation universelle mondiale ? On a trop vite dit que c'estune civilisation de caractre technique. La technique n'est pourtant pas le fait dcisif et fondamental; le foyer de diffusion de la technique, c'est l'esprit scientifique lui-mme ; c'est lui d'abord quiunifie l'humanit un niveau trs abstrait, purement rationnel, et qui, sur cette base, donne lacivilisationhumaine son caractre universel.

    Il faut garder prsent l'esprit que, si la science est grecque d'origine, puis europenne travers Galile, Descartes, Newton, etc., ce n'est pas en tant que grecque et europenne, mais en tantqu'humaine qu'elle dveloppe ce pouvoir de rassemblement de l'espce humaine; elle manifeste unesorte d'unit de droit qui commande tous les autres caractres de cette civilisation. Quand Pascal

    crit : l'humanit tout entire peut tre considre comme un seul homme qui sans cesse apprendet se souvient , sa proposition signifie simplement que tout homme, mis en prsence d'une preuvede caractre gomtrique ou exprimental, est capable de conclure de la mme faon, si toutefois ila fait l'apprentissage requis. C'est donc une unit purement abstraite, rationnelle, de l'espcehumaine qui entrane toutes les autres manifestations de la civilisation moderne.

    En deuxime rang, nous placerons, bien entendu, le dveloppement des techniques. Cedveloppement se comprend comme une reprise des outillages traditionnels partir desconsquences et des applications de cette unique science. Ces outillages, qui appartiennent au fondsculturel primitif de l'humanit, ont par eux-mmes une inertie trs grande ; livrs eux-mmes, ilstendent se sdimenter dans une tradition invincible ; ce n'est pas par un mouvement interne quel'outillage vient changer, mais par le contrecoup de la connaissance scientifique sur ces outils ;c'est par la pense que les outils sont rvolutionns et qu'ils deviennent des machines. Nous

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    universelle. Sans doute faut-il en parler avec plus de prudence encore que du phnomne prcdent,en raison de l'importance dcisive des rgimes conomiques comme tels. Nanmoins ce qui se passederrire cette avant-scne est considrable. Par-del les grandes oppositions massives que l'on sait,il se dveloppe des techniques conomiques de caractre vritablement universel ; les calculs deconjoncture, les techniques de rgulation des marchs, les plans de prvision et de dcision gardent

    quelque chose de comparable travers l'opposition du capitalisme et du socialisme autoritaire. Onpeut parler d'une science et d'une technique conomiques de caractre international, intgres dansdes finalits conomiques diffrentes et qui, du mme coup, crent bon gr mal gr des phnomnesde convergence dont les effets paraissent bien tre inluctables. Cette convergence rsulte de ce quel'conomie, aussi bien que la politique, est travaille par les sciences humaines, lesquelles n'ont pasfondamentalement de patrie. L'universalit d'origine et de caractre scientifique traverse finalementde rationalit toutes les techniques humaines.

    Enfin, on peut dire qu'il se dveloppe travers le monde un genre de vie galement universel; ce genre de vie se manifeste par l'uniformisation inluctable du logement, du vtement (c'est lemme veston qui court le monde); ce phnomne provient du fait que les genres de vie sont eux-

    mmes rationaliss par les techniques. Celles-ci ne sont pas seulement des techniques deproduction, mais aussi de transports, de relations, de bien-tre, de loisir, d'information ; on pourraitparler de techniques de culture lmentaire et plus prcisment de culture de consommation ; il y aainsi une culture de consommation de caractre mondial qui dveloppe un genre de vie de caractreuniversel.

    II

    Maintenant que signifie cette civilisation mondiale ? Sa signification est trs ambigu et c'est

    ce double sens qui cre le problme que nous laborons ici. On peut dire d'une part qu'elle constitueun progrs vritable; encore faut-il bien dfinir ce terme. Il y a progrs lorsque deux conditions sontremplies : c'est d'une part un phnomne d'accumulation et d'autre part c'est un phnomned'amlioration. Le premier est le plus facile discerner, encore que ses limites soient incertaines. Jedirais volontiers qu'il y a progrs partout o l'on peut discerner le phnomne de sdimentationd'outillage que nous disions tout l'heure. Mais il faut prendre alors l'expression d'outillage en unsens extrmement vaste, couvrant la fois le domaine proprement technique des instruments et desmachines ; tout l'ensemble des mdiations organises mises au service de la science, de la politique,de l'conomie, et mme les genres de vie, les moyens de loisir, relvent, en ce sens, de l'ordre del'outillage.

    C'est cette transformation des moyens en nouveaux moyens qui constitue le phnomned'accumulation, ce qui fait d'ailleurs qu'il y a une histoire humaine ; il y a bien d'autres raisonscertes pour lesquelles il y a une histoire humaine ; mais le caractre irrversible de cette histoiretient pour une bonne part au fait que nous travaillons comme en bout d'outillage ; ici rien n'est perduet tout s'additionne; c'est cela le phnomne fondamental. Ce phnomne peut tre reconnu dans desdomaines en apparence trs loigns de la technique pure. Ainsi, des expriences malheureuses, deschecs politiques constituent une exprience qui devient, pour l'ensemble des hommes, assimilable un outillage. Il est possible, par exemple, que certaines techniques de planification violente enmatire de paysannerie dispensent du mme coup d'autres planificateurs de refaire les mmes

    erreurs, si du moins ils suivent la voie de la rationalit. Il se produit ainsi un phnomne derectification, une conomie dans les moyens, qui est un des aspects les plus frappants du progrs.

    Mais on ne saurait qualifier de progrs une accumulation quelconque. Il faut que ce

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    dveloppement reprsente un mieux divers gards. Or il me semble que cette universalisation estpar elle-mme un bien ; la prise de conscience d'une unique humanit par elle-mme reprsentequelque chose de positif; une sorte de reconnaissance de l'homme par l'homme, pourrait-on dire, seproduit dj travers tous ces phnomnes ; la multiplication des relations humaines fait del'humanit un rseau de plus en plus serr, de plus en plus interdpendant et, de toutes les nations,

    de tous les groupes sociaux, une unique humanit qui dveloppe son exprience. On peut mme direque le pril nuclaire nous fait prendre encore un peu plus conscience de cette unit de l'espcehumaine, puisque pour la premire fois nous pouvons nous sentir menacs en corps et globalement.

    D'autre part la civilisation universelle est un bien parce qu'elle reprsente l'accession desmasses de l'humanit des biens lmentaires ; aucune espce de critique de la technique ne pourracontrebalancer le bnfice absolument positif de la libration du besoin et de l'accs en masse aubien-tre; l'humanit jusqu' prsent a vcu par procuration en quelque sorte, soit travers quelquescivilisations privilgies, soit travers quelques groupes d'lites; c'est la premire fois que nous

    entrevoyons, depuis quelque deux sicles en Europe et depuis la deuxime moiti du xxe siclepour les immenses masses humaines d'Asie d'Afrique et d'Amrique du Sud, la possibilit d'unaccs des masses un bien-tre lmentaire.

    En outre cette civilisation mondiale reprsente un bien en raison d'une sorte de mutationdans l'attitude de l'humanit prise dans son ensemble l'gard de sa propre histoire : l'humanitdans son ensemble a subi son sort comme un destin effroyable ; cela est encore vrai probablement,pour plus de la moiti de cette humanit. Or l'accs en masse des hommes certaines valeurs dedignit et d'autonomie est un phnomne absolument irrversible, qui est un bien en lui-mme.Nous voyons accder sur la scne mondiale de grandes masses humaines qui taient jusqu' prsentmuettes et crases ; on peut dire qu'un nombre croissant d'hommes ont la conscience de faire leurhistoire, de faire l'histoire ; on peut parler pour ces hommes d'un vritable accs la majorit.

    Enfin je ne mpriserai pas du tout ce que j'ai appel tout l'heure la culture deconsommation et dont nous bnficions tous quelque degr. Il est certain qu'un nombre croissantd'hommes accde aujourd'hui cette culture lmentaire dont l'aspect le plus remarquable est lalutte contre l'analphabtisme et le dveloppement des moyens de consommation et de culture debase. Alors qu'il y avait jusqu' ces dernires dcennies seulement une petite fraction de l'humanitqui simplement savait lire, nous pouvons aujourd'hui envisager que dans quelques autres dcennieselle aura pass en masse le seuil d'une premire culture lmentaire. Je dis que cela est un bien.

    Mais d'autre part, il faut bien avouer que ce mme dveloppement prsente un caractrecontraire. En mme temps qu'une promotion de l'humanit, le phnomne d'universalisation

    constitue une sorte de subtile destruction, non seulement des cultures traditionnelles, ce qui ne seraitpeut-tre pas un mal irrparable, mais de ce que j'appellerai provisoirement, avant de m'en expliquerplus longuement, le noyau crateur des grandes civilisations, des grandes cultures, ce noyau partirduquel nous interprtons la vie et que j'appelle par anticipation le noyau thique et mythique del'humanit. Le conflit nat de l; nous sentons bien que cette unique civilisation mondiale exerce enmme temps une sorte d'action d'usure ou d'rosion aux dpens du fonds culturel qui a fait lesgrandes civilisations du pass. Cette menace se traduit, entre autres effets inquitants, par ladiffusion sous nos yeux d'une civilisation de pacotille qui est la contrepartie drisoire de ce que

    j'appelais tout l'heure la culture lmentaire. C'est partout, travers le monde, le mme mauvaisfilm, les mmes machines sous, les mmes horreurs en plastique ou en aluminium, la mmetorsion du langage par la propagande, etc. ; tout se passe comme si l'humanit, en accdant enmasse une premire culture de consommation tait aussi arrte en masse un niveau de sous-

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    culture. Nous arrivons ainsi au problme crucial pour les peuples qui sortent du sous-dveloppement. Pour entrer dans la voie de la modernisation, faut-il jeter par-dessus bord le vieuxpass culturel qui a t la raison d'tre d'un peuple ? C'est souvent sous la forme d'un dilemme etmme d'un cercle vicieux que le problme se pose ; en effet la lutte contre les puissances colonialeset les luttes de libration n'ont pu tre menes qu'en revendiquant une personnalit propre; car cette

    lutte n'tait pas seulement motive par l'exploitation conomique mais plus profondment par lasubstitution de personnalit que l're coloniale avait provoque. Il fallait donc d'abord retrouvercette personnalit profonde, la r enraciner dans un pass afin de nourrir de sve la revendicationnationale. D'o le paradoxe : il faut d'une part se r enraciner dans son pass, se refaire une menationale et dresser cette revendication spirituelle et culturelle face la personnalit du colonisateur.Mais il faut en mme temps, pour entrer dans la civilisation moderne, entrer dans la rationalitscientifique, technique, politique qui exige bien souvent l'abandon pur et simple de tout un passculturel. C'est un fait : toute culture ne peut supporter et absorber le choc de la civilisationmondiale. Voil le paradoxe : comment se moderniser et retourner aux sources ? Comment rveillerune vieille culture endormie et entrer dans la civilisation universelle ?

    Mais, comme je l'annonais en commenant, ce mme paradoxe est affront par les nationsindustrialises qui ont ralis depuis longtemps leur indpendance politiqueautour d'un pouvoirpolitique ancien. En effet, la rencontre des autres traditions culturelles est une preuve grave et enun sens absolument neuve pour la culture europenne. Le fait que la civilisation universelle aitprocd pendant longtemps du foyer europen a entretenu l'illusion que la culture europenne tait,de fait et de droit, une culture universelle. L'avance prise sur les autres civilisations semblait fournirla vrification exprimentale de ce postulat ; bien plus, la rencontre des autres traditions culturellestait elle-mme le fruit de cette avance et plus gnralement le fruit de la science occidentale elle-mme. N'est-ce pas l'Europe qui a invent, sous leur forme scientifique expresse, l'histoire, la

    gographie, l'ethnographie, la sociologie ? Mais cette rencontre des autres traditions culturelles a tpour notre culture une preuve aussi considrable dont nous n'avons pas encore tir toutes lesconsquences.

    Il n'est pas ais de rester soi-mme et de pratiquer la tolrance l'gard des autrescivilisations ; que ce soit travers une sorte de neutralit scientifique, ou dans la curiosit etl'enthousiasme pour les civilisations les plus lointaines, que ce soit mme dans la nostalgie du passaboli ou travers un rve d'innocence et de jouvence, que nous nous livrons l'exotisme culturel, ladcouverte de la pluralit des cultures n'est jamais un exercice inoffensif; le dtachement dsabus l'gard de notre propre pass, voire le ressentiment contre nous-mmes qui peuvent nourrir cetexotisme rvlent assez bien la nature du danger subtil qui nous menace. Au moment o nousdcouvrons qu'il y a des cultures et non pas une culture, au moment par consquent o nous faisonsl'aveu de la fin d'une sorte de monopole culturel, illusoire ou rel, nous sommes menacs dedestruction par notre propre dcouverte ; il devient soudain possible qu'il n'y ait plus que les autres,que nous soyons nous-mmes un autre parmi les autres ; toute signification et tout but ayantdisparu, il devient possible de se promener travers les civilisations comme travers des vestigesou des ruines; l'humanit entire devient une sorte de muse imaginaire : o irons-nous ceweek-end ? visiter les ruines d'Angkor ou faire un tour au Tivoli de Copenhague ? Nous pouvonstrs bien nous reprsenter un temps qui est proche o n'importe quel humain moyennement fortunpourra se dpayser indfiniment et goter sa propre mort sous les espces d'un interminable voyage

    sans but. A ce point extrme, le triomphe de la culture de consommation, universellement identiqueet intgralement anonyme, reprsenterait le zro de la culture de cration ; ce serait le scepticisme chelle plantaire, le nihilisme absolu dans le triomphe du bien-tre. Il faut avouer que ce pril est

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    au moins gal et peut-tre plus probable que celui de la destruction atomique.

    III

    Cette rflexion contraste me conduit poser les questions suivantes :

    1. Qu'est-ce qui constitue le noyau crateur d'une civilisation ?2. A quelles conditions cette cration peut-elle se poursuivre ?3. Comment est possible une rencontre de cultures diverses ?

    Lapremire question me donnera l'occasion d'analyser ce que j'ai appel pour faire vite le noyauthico-mythique d'une culture. Il n'est pas ais de bien entendre ce que l'on veut dire quand ondfinit la culture comme un complexe de valeurs ou, si l'on prfre, d'valuations ; nous sommestrop vite enclins en chercher le sens un niveau trop rationnel ou trop rflchi, par exemple partir d'une littrature crite, d'une pense labore ou, dans la tradition europenne, dans laphilosophie. Ces valeurs propres un peuple, qui le constituent comme peuple, doivent trecherches beaucoup plus bas. Lorsqu'un philosophe labore une morale, il se livre un travail de

    caractre trs rflchi ; il ne constitue pas, proprement parler, la morale, mais il rflchit celle quia une existence spontane dans le peuple. Les valeurs dont nous parlons ici rsident dans lesattitudes concrtes en face de la vie, en tant qu'elles forment systme et qu'elles ne sont pas remisesen question de faon radicale par les hommes influents et responsables. Parmi ces attitudes, cellesqui nous intressent le plus ici concernent la tradition elle-mme, le changement, le comportement l'gard des concitoyens et des trangers, et plus particulirement encore l'usage des outillagesdisponibles. En effet un outillage, c'est, avons-nous dit, l'ensemble de tous les moyens ; nouspouvons donc l'opposer tout de suite la valeur, en tant que la valeur reprsente l'ensemble de tousles buts. Ce sont en effet les attitudes valorisantes qui dcident finalement du sens des outillages

    eux-mmes ; dans Tristes tropiques, Lvi-Strauss analyse le comportement de ce groupe ethniquequi, plac brutalement en face d'un outillage civilis, est incapable de l'assimiler non par manqued'habilet au sens propre du mot mais parce que la conception fondamentale du temps, de l'espace,des relations entre les hommes ne leur permet de donner aucune espce de valeur au rendement, aubien-tre, la capitalisation des moyens ; de toute la force de leur prfrence fondamentale , ilsrsistent l'introduction de ces moyens dans leur genre de vie. On peut penser que des civilisationsentires ont ainsi strilis l'invention technique partir d'une conception tout fait statique dutemps et de l'histoire. Schuhl montrait nagure que la technique grecque a t freine par laconception mme du temps et de l'histoire qui ne comportait pas une valuation positive du progrslui-mme. L'abondance mme du march des esclaves ne constitue pas par elle-mme uneexplication purement technique, car le fait brut de disposer d'esclaves doit en outre tre valorisd'une faon ou d'une autre. Si on ne se souciait pas de remplacer la force humaine par des machines,c'est que l'on n'avait pas form la valeur : diminution de la peine des hommes ; cette valeurn'appartenait pas l'ensemble des prfrences qui constituait la culture grecque. Si donc unoutillage n'est oprant qu' travers un processus de valorisation, la question se pose : o rside cefonds de valeurs ? Je pense qu'il faut le rechercher plusieurs niveaux de profondeur; si tout l'heure j'ai parl de noyau crateur c'tait par allusion ce phnomne, par allusion cettemultiplicit d'enveloppes successives qu'il faut percer pour l'atteindre ; un niveau tout faitsuperficiel, les valeurs d'un peuple s'expriment dans ses murs pratiques, dans sa moralit de fait ;

    mais ce n'est pas encore le phnomne crateur ; les murs reprsentent, comme les outillagesprimitifs, un phnomne d'inertie ; un peuple continue sur sa lance avec ses traditions. A un niveaumoins superficiel, ces valeurs se manifestent par le moyen d'institutions traditionnelles ; mais ces

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    institutions ne sont elles-mmes qu'un reflet de l'tat de la pense, de la volont, des sentiments d'ungroupe humain un certain moment de l'histoire. Les institutions sont toujours un signe abstrait quidemande tre dchiffr. Il me semble que, si l'on veut atteindre le noyau culturel, il faut creuser

    jusqua cette couche d'images et de symboles qui constituent les reprsentations de base d'unpeuple. Je prends ici ces notions d'image et de symbole au sens de la psychanalyse ; ce n'est pas en

    effet une description immdiate qui les dcouvre ; cet gard, les intuitions de la sympathie et ducur sont trompeuses ; il faut un vritable dchiffrage, une interprtation mthodique. Tous lesphnomnes directement accessibles la description immdiate sont comme les symptmes ou lerve pour l'analyse. De la mme faon, il faudrait pouvoir mener jusqu'aux images stables, jusquaux rves permanents qui constituent le fonds culturel d'un peuple et qui alimentent sesapprciations spontanes et ses ractions les moins labores l'gard des situations traverses ;images et symboles constituent ce qu'on pourrait appeler le rve veill d'un groupe historique.C'est dans ce sens que je parle du noyau thico-mythique qui constitue le fonds culturel d'un peuple.On peut penser que c'est dans la structure de ce subconscient ou de cet inconscient que rsidel'nigme de la diversit humaine. Le fait trange, en effet, c'est qu'il y ait des cultures et non point

    une unique humanit. Le simple fait qu'il y ait des langages diffrents est dj trs troublant etsemble indiquer qu'aussi haut que l'histoire permet de remonter on trouve dj des figureshistoriques cohrentes et closes, des ensembles culturels constitus. D'emble, semble-t-il, l'hommeest autre que l'homme ; la condition brise des langues est le signe le plus visible de cetteincohsion primitive. Voil l'tonnant : l'humanit ne s'est pas constitue dans un seul style culturel,mais a pris dans des figures historiques cohrentes, closes : les cultures. La condition humaineest telle que le dpaysement est possible.

    Mais cette nappe d'images et de symboles ne constitue pas encore le phnomne le plusradical de la crativit, elle en constitue seulement la dernire enveloppe.

    A la diffrence d'un outillage qui se conserve, se sdimente, se capitalise, une traditionculturelle ne reste vivante que si elle se recre sans cesse. Nous touchons ici l'nigme la plusimpntrable dont on peut seulement reconnatre le style de temporalit oppos celui de lasdimentation des outillages. Il y a l pour l'humanit deux faons de traverser le temps : lacivilisation dveloppe un certain sens du temps qui est base d'accumulation et de progrs, tandisque la faon dont un peuple dveloppe sa culture repose sur une loi de fidlit et de cration : uneculture meurt ds qu'elle n'est plus renouvele, recre; il faut que se lve un crivain, un penseur,un sage, un spirituel pour relancer la culture et la risquer nouveau dans une aventure et un risquetotal. La cration chappe toute prvision, toute planification, toute dcision d'un parti ou d'untat. L'artistepour le prendre comme tmoin de la cration culturelle n'exprime son peuple ques'il ne se le propose pas, et si nul ne le lui commande. Car si on pouvait le lui prescrire, celavoudrait dire que ce qu'il va produire a dj t dit dans la langue de la prose quotidienne,technique, politique : sa cration serait une fausse cration. Que l'artiste ait vritablementcommuniqu avec la nappe d'images fondamentales qui ont fait la culture de son peuple, cela nousne le savons qu'aprs coup; lorsqu'une nouvelle cration sera ne nous saurons aussi dans quel sensallait la culture de ce peuple. Nous pouvons d'autant moins le prvoir que les grandes crationsartistiques commencent toujours par quelque scandale : il faut d'abord que soient brises les imagesfausses qu'un peuple, un rgime se font d'eux-mmes ; la loi du scandale rpond la loi de la conscience fausse; il est ncessaire qu'il y ait des scandales. Un peuple tendra toujours se donner

    de lui-mme une image avantageuse, une image - si l'on peut direbien-pensante.Contre la tendance tre un bien-pensant de son propre groupe, l'artiste ne rejoint son peuple qu'unefois brise cette crote des apparences ; il y a chance que dans la solitude, la contestation,

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    l'incomprhension, il fera surgir quelque chose qui d'abord choquera, qui d'abord garera, et qui,longtemps aprs, sera retenu comme l'expression vridique du peuple. Telle est la loi tragique de lacration d'une culture, loi diamtralement oppose la tranquille accumulation des outils quiconstitue la civilisation.

    Alors se pose la seconde question : quelle condition la cration culturelle d'un peuple peut-

    elle continuer? Question redoutable pose par le dveloppement de la civilisation universelle,scientifique, technique, juridique, conomique. Car s'il est vrai que toutes les cultures traditionnellessubissent la pression et l'action d'rosion de cette civilisation, elles n'ont pas toutes la mmecapacit de rsistance et surtout la mme puissance d'absorption. Il est craindre que toute culturene soit pas compatible avec la civilisation mondiale, ne des sciences et des techniques. Il mesemble qu'on peut discerner quelques conditions sine qua non. Seule pourra survivre et renatre uneculture capable d'intgrer la rationalit scientifique; seule une foi qui fait appel la comprhensionde l'intelligence peut pouser son temps. Je dirais mme que seule une foi qui intgre unedsacralisation de la nature et reporte le sacr sur l'homme peut assumer l'exploitation technique dela nature ; seule aussi une foi qui valorise le temps, le changement, qui met l'homme en position de

    matre face au monde, l'histoire et sa vie, semble en tat de survivre et de durer. Sinon sa fidlitne sera plus qu'un simple dcor folklorique. Le problme, c'est de ne pas rpter simplement lepass, mais de s'y enraciner pour inventer sans cesse.

    Reste alors la troisime question : comment est possible une rencontre de cultures diverses,entendons : une rencontre qui ne soit pas mortelle pour tous ? Il parat en effet ressortir desrflexions prcdentes que les cultures sont incommunicables ; et pourtant l'tranget de l'hommepour l'homme n'est jamais absolue. L'homme est un tranger pour l'homme certes, mais toujoursaussi un semblable.Quand nous dbarquons dans un pays tout fait tranger comme ce fut le cas pour moi, il y a

    quelques annes en Chine, nous sentons que malgr le plus grand dpaysement nous ne sommesjamais sortis de l'espce humaine; mais ce sentiment reste aveugle, il faut l'lever au rang d'un panet d'une affirmation volontaire de l'identit de lhomme. C'est ce pari raisonnable que telgyptologue fit jadis quand, dcouvrant des signes incomprhensibles, il posa en principe que si cessignes taient de l'homme ils pouvaient et devaient tre traduits. Certes dans une traduction tout nepasse pas, mais toujours quelque chose passe. Il n'y a pas de raison, il n'y a pas de probabilit, qu'unsystme linguistique soit intraduisible. Croire la traduction possible jusqu' un certain point, c'estaffirmer que l'tranger est un homme, bref c'est croire que la communication est possible. Ce qu'onvient de dire du langagedes signesvaut aussi pour les valeurs, les images de base, lessymboles qui constituent le fonds culturel d'un peuple. Oui, je crois qu'il est possible de comprendrepar sympathie et par imagination l'autre que moi, comme je comprends un personnage de roman, dethtre ou un ami rel mais diffrent de moi ; bien plus, je puis comprendre sans rpter, mereprsenter sans revivre, me faire autre en restant moi-mme. tre homme, c'est tre capable de cetransfert dans un autre centre de perspective.

    Alors se pose la question de confiance : qu'arrive-t-il mes valeurs quand je comprendscelles des autres peuples ? La comprhension est une aventure redoutable o tous les hritagesculturels risquent de sombrer dans un syncrtisme vague. Il me semble nanmoins que nous avonsdonn tout l'heure les lments d'une rponse fragile et provisoire : seule une culture vivante, lafois fidle ses origines et en tat de crativit sur le plan de l'art, de la littrature, de la

    philosophie, de la spiritualit, est capable de supporter la rencontre des autres cultures, nonseulement de la supporter mais de donner un sens cette rencontre. Lorsque la rencontre est uneconfrontation d'impulsions cratrices, une confrontation d'lans, elle est elle-mme cratrice. Je

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    crois que, de cration cration, il existe une sorte de consonance, en l'absence de tout accord. C'estainsi que je comprends le trs beau thorme de Spinoza : Plus nous connaissons de chosessingulires, plus nous connaissons Dieu. C'est lorsqu'on est all jusqu'au fond de la singularit,que l'on sent qu'elle consonne avec toute autre, d'une certaine faon qu'on ne peut pas dire, d'unefaon qu'on ne peut pas inscrire dans un discours. Je suis convaincu qu'un monde islamique qui se

    remet en mouvement, un monde hindou dont les vieilles mditations engendreraient une jeunehistoire, auraient avec notre civilisation, notre culture europenne, cette proximit spcifique qu'ontentre eux tous les crateurs. Je crois que c'est l que finit le scepticisme. Pour l'Europen enparticulier, le problme n'est pas de participer une sorte de croyance vague qui pourrait treaccepte par tout le monde; sa tche, c'est Heidegger qui le dit : II nous faut nous dpayser dansnos propres origines , c'est--dire qu'il nous faut revenir notre origine grecque, notre originehbraque, notre origine chrtienne pour tre un interlocuteur valable dans le grand dbat descultures ; pour avoir en face de soi un autre que soi, il faut avoir un soi.

    Rien par consquent n'est plus loign de la solution de notre problme que je ne sais quelsyncrtisme vague et inconsistant. Au fond les syncrtismes sont toujours des phnomnes de

    retombe ; ils ne comportent rien de crateur ; ce sont de simples prcipits historiques. Aux syncr-tismes il faut opposer la communication, c'est--dire une relation dramatique dans laquelle tour tour je m'affirme dans mon origine et je me livre l'imagination d'autrui selon son autre civilisation.La vrit humaine n'est que dans ce procs o les civilisations s'affronteront de plus en plus partirde ce qui, en elles, est le plus vivant, le plus crateur. L'histoire des hommes sera de plus en plusune vaste explication o chaque civilisation dveloppera sa perception du monde dansl'affrontement avec toutes les autres. Or ce procs commence peine. Il est probablement la grandetche des gnrations venir. Nul ne peut dire ce qu'il adviendra de notre civilisation quand elleaura vritablement rencontr d'autres civilisations autrement que par le choc de la conqute et de la

    domination. Mais il faut bien avouer que cette rencontre n'a pas encore eu lieu au niveaud'un vritable dialogue. C'est pourquoi nous sommes dans une sorte d'intermde, d'interrgne, onous ne pouvons plus pratiquer le dogmatisme de la vrit unique et o nous ne sommes pas encorecapables de vaincre le scepticisme dans lequel nous sommes entrs. Nous sommes dans le tunnel,au crpuscule du dogmatisme, au seuil des vrais dialogues. Toutes les philosophies de l'histoire sont l'intrieur d'un des cycles de civilisation ; c'est pourquoi nous n'avons pas de quoi penser lacoexistence de ces multiples styles, nous n'avons pas de philosophies de l'histoire pour rsoudre lesproblmes de coexistence. Si donc nous voyons le problme, nous ne sommes pas en tat d'anticiperla totalit humaine, qui sera le fruit de l'histoire mme des hommes qui engageront ce redoutabledbat.

    PaulRICURCopyright : Seuil, Paris.