Ranciere Jacques Politique de La Fiction
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Politique de la fiction
Argument
Aristote définissait la poésie par la production d’une fiction, c’est-à-dire d’une combinaison
d’actions, qu’il opposait à la simple succession empirique des faits. Cette définition
d'apparence anodine noue la fiction à une certaine idée de l’ordre causal mais aussi à une
hiérarchie séparant les sujets capables d’agir des simples vivants. La fiction moderne a mis
en cause cette hiérarchie en affirmant l’égale capacité de tout vivant à être un personnage de
fiction. Elle a, du même coup, remis en question la logique causale de la narration.
J’examinerai quelques formes de cette double remise en cause mais aussi quelques effets qui
en résultent tant pour la fiction que pour ses liens avec les formes d’intelligibilité de l’action
sociale.
Mon intervention s’appuiera sur un travail que je mène depuis déjà un certain
nombre d’années sur la politique de la littérature. En parlant de politique de la littérature, j’ai
voulu marquer un lien entre politique et littérature qui ne concerne pas simplement les causes
que tel ou tel écrivain veut servir ni la façon dont ses écrits représentent les événements
politiques ou les conflits sociaux. Le rapport auquel je me suis intéressé est un rapport pour
moi plus essentiel, un rapport structurel entre les modes de présentation des individus, des
situations et des événements qui sont propres à l’invention littéraire et ceux qui définissent
une communauté, des sujets, des situations ou des actions comme politiques. C’est le rapport
entre les manières respectives dont la littérature et la politique construisent des mondes
communs et peuplent ces monde de personnages et d’événements, hiérarchisent ces
personnages et enchaînent ces événements – ou encore la façon dont elles articulent des
manières de parler, des manières de voir et de des manières de faire. Je n’en dis pas plus long
pour l’instant. J’aurai en effet l’occasion par la suite de donner sur des exemples l’illustration
concrète de ces notions apparemment très abstraite.
Mais, pour commencer, je voudrais poser le problème de ce que fiction veut dire en
deux temps, à partir d’un texte polémique sur le rapport entre fiction et réalité, dû à un
écrivain célèbre Jorge Luis Borges. En 1940 celui-ci écrit une préface pour le roman de son
ami Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel et il en profite pour opposer deux types de
roman : d’un côté, le roman psychologique qui appartient à la tradition réaliste, qu’illustrent
notamment Balzac, Dostoïevski et Proust. Celui-ci, dit-il, est fait de vaines précisions qui
n’ont aucune justification, en tant qu’inventions, et auxquelles nous nous résignons comme
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nous nous résignons – je le cite- au quotidien insipide et oiseux. De l’autre côté, le roman
d’aventures ou la fiction de type policier. Le privilège de ces derniers est d’être des ouvrages
entièrement artificiels. L’écrivain ne prétend pas intéresser le lecteur en lui faisant reconnaître
des décors ou des sentiments plus ou moins familiers. Il veut l’intéresser à un enchaînement
surprenant d’événements. C’est pourquoi toute description « oiseuse » est bannie. Tout
épisode doit avoir une justification au sein de l’action inventée. L’intrigue du roman de Bioy
Casares est parfaite – dit-il - parce qu’elle présente au lecteur une énigme : une suite
d’événements apparemment incompréhensibles qui sont finalement expliqués par un seul
postulat. C’est cela la fiction bien comprise : non pas l’imitation d’états de chose ou d’états
d’âme, mais l’invention d’un schéma cohérent d’enchaînement causal.
En un sens Borges résume ici une vieille alternative concernant la mimesis qui remonte à
la philosophie antique. Platon avait condamné l’imitation comme une pratique mensongère :
le peintre imitait les apparences d’objets qui n’étaient eux-mêmes que des copies de modèles
invisibles. Le poète, lui, imitait des apparences de sentiments ou de vertus. Au lieu de parler
en son nom propre, il faisait parler des personnages inventés qui étaient ensuite incarnés dans
des corps réels d’acteurs, feignant des sentiments qu’ils n’éprouvaient pas. Ces mensonges
corrompaient doublement ceux auxquels ils s’adressaient :en matière de connaissance, ils
leur enseignaient à prendre l’apparence pour la réalité ; en matière d’action , ils les rendaient
passifs et profitaient de cet état passif pour introduire dans leurs âmes les désordres
passionnels présentés sur la scène.
Aristote lui avait répondu dans sa Poétique par une toute autre idée de la mimesis :
celle-ci n’était pas définie par le fait d’imiter des caractères réels et de produire des effets
passionnels. La fiction n’était pas la représentation d’une réalité illusoire à laquelle les
spectateurs devaient s’identifier, elle était un agencement interne d’actions reliées entre elles
par les liens de la nécessité ou de la vraisemblance. C’est pour cela, disait-il que la poésie est
plus philosophique que l’histoire. L’histoire ne fait que raconter des faits, comme ils se sont
passés, selon leur succession empirique. La poésie elle nous montre comment les choses ont
pu se passer selon un ordre logique d’enchaînement. La fiction était ainsi non pas une
illusion, mais un agencement causal. Et ce qu’elle produisait n’était pas une passivité mais la
participation à un processus de connaissance.
En un sens Borges ne fait que remettre en scène cette vieille querelle opposant deux idées
de la mimesis : d’un côté l’imitation passive, de l’autre l’invention active. Mais les choses se
compliquent quand nous passons de sa préface au roman de Bioy Casares qui est pour lui le
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modèle de la fiction comme invention savante entièrement artificielle. Quel est en effet le
sujet de L’Invention de Morel ? C’est l’histoire d’un naufragé qui arrive sur une île déserte et
est témoin d’un phénomène inexplicable : un groupe de personnages qui, tous les jours,
apparaissent, se rassemblent, discutent, vivent des histoires d’amour puis disparaissent sans
qu’on sache où ils sont passés puis reparaissent sans jamais sembler remarquer sa présence. A
la fin du livre se dévoilera la clef de l’énigme : ces individus ne sont que des apparitions, des
images produites par des machines, elles-mêmes actionnées par la marée. Mais si ces images
existent, toutes semblables à des êtres vivants, c’est parce que la machine s’est approprié
leur substance, qu’elle les a tués comme êtres vivants pour les immortaliser comme images.
C’est parce que l’inventeur, Morel, a voulu garder à jamais l’image de celle qu’il aimait et des
moments qu’ils avaient passés sur cette île. Borges oppose l’intrigue bien huilée à la
reproduction mimétique de la réalité. Mais l’histoire que nous raconte cette intrigue bien
huilée, c’est une sorte d’hyper-mimesis : le double qui a entièrement avalé la substance de
l’être réel. L’idée de la fiction comme assemblage rationnel d’actions semble ne pas pouvoir
se débarrasser de son opposé : la fiction comme construction d’un double du réel , comme
relation entre un monde référentiel et un monde alternatif. Il se pourrait alors que la relation
entre deux idées de la fiction soit moins une opposition qu’une interrelation complexe entre
une logique horizontale d’enchaînement de causes et d’effets et une logique verticale de
relation entre des mondes.
En quoi cette histoire est-elle politique ? C’est la question que je voudrais aborder à
partir d’un autre texte polémique, s’attaquant lui aussi à la fiction réaliste : un texte d’un
théoricien éminent de la fiction, Roland Barthes. Ce texte, « L’Effet de réel », est daté de
1968 et a eu une influence considérable sur les analyses de la fiction et du document :. Ce
texte est écrit à partir d’une volonté structuraliste de définir les éléments de la fiction. Le
modèle en a été fourni par un modèle qui est celui de l’analyse des contes, analyse qui les
montre comme des agencements particuliers de certaines relations narratives fondamentales.
Cette analyse rencontre évidemment des difficultés quand elle doit affronter des fictions où
l’élément narratif est surchargé par des éléments descriptifs impossibles à ramener à des
fonctions dans la narration, comme c’est apparemment le cas dans la fiction dite réaliste.
Barthes illustre le problème par un détail emprunté à Un cœur simple de Flaubert. Au début
du récit, le romancier décrit la maison qui sert de décor à l’action et nous dit notamment ceci :
« un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons ». De
toute évidence, ce baromètre ne sert à rien , il n’a aucune fonction dans l’histoire. Du point de
vue de l’analyse structurale, c’est une indication parasite qui, comme il le dit en utilisant la
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métaphore économique, « élève le coût de l’information narrative ». Mais on ne peut pas se
contenter d’opposer la rationalité structurale aux détails superflus. Il faut, pour Barthes,
donner la raison de la présence de ces détails sans utilité. En d’autres termes, il faut montrer
l’utilité qu’ils tirent de leur inutilité même. C’est cette utilité paradoxale que résume la notion
d’effet de réel : si un élément se trouve dans un récit sans qu’il y ait aucune raison à sa
présence, c’est précisément que cette présence est inconditionnelle, qu’il est là simplement
parce qu’il est là. L’utilité du détail inutile, c’est de dire : je suis le réel. Le réel n’a pas
besoin pour être là d’avoir une raison d’y être. Au contraire il prouve sa réalité par le fait
même qu’il ne sert à rien, donc que personne n’a eu intérêt à l’inventer.
A partir d’une telle analyse, on voit se dessiner une certaine idée de la politique de la
fiction. La conclusion qui se déduit de l’analyse de Barthes est claire. L’effet de réel est fait
pour imposer une certaine évidence du réel en général, comme quelque chose qui est là et
qu’on ne peut pas changer. Il est là pour dire : les choses sont comme elles sont. En analysant
ainsi l’effet de réel , Barthes se souvient de la leçon d’un dramaturge qui l’a beaucoup
influencé , Bertolt Brecht: « Apprenez à voir au lieu de regarder bêtement ». Apprenez à
interroger les fausses évidences que la réalité offre au regard et à comprendre les relations
cachées qui en sont la cause. Cette analyse se situe aussi dans le prolongement des analyses
de Sartre sur la littérature : celui-ci dénonçait chez Flaubert et chez les écrivains de sa
génération une obstination à tout chosifier, à tout pétrifier et il y voyait la stratégie d’une
bourgeoisie menacée par la praxis sociale et désireuse d’échapper à sa condamnation en
transformant paroles, gestes et actions en pierre. Plus largement toute une tradition critique du
XX° siècle a dénoncé les descriptions minutieuses du roman réaliste du 19° siècle comme le
produit d’une bourgeoisie à la fois encombrée de ses objets et désireuse d’affirmer l’éternité
de son monde menacé par les révoltes des opprimés.
Je voudrais montrer que de telles analyses manquent le cœur du problème. On peut
assurément pointer dans le roman réaliste une inflation de la description aux dépens de
l’action. Mais cette inflation est tout autre chose que l’étalage des richesses d’un monde
bourgeois désireux de se célébrer et de se pérenniser. Elle marque bien plutôt une rupture des
hiérarchies traditionnelles de la fiction. Et cette rupture est liée à ce qui est au cœur des
intrigues romanesques du 19° siècle : la découverte d’une capacité inédite des hommes et des
femmes du peuple à accéder à des formes d’expérience qui leur étaient jusque là refusées.
C’est ce qu’on peut voir aux premières critiques qui accueillent les œuvres des
romanciers dits réalistes. Il se trouve en effet que les critiques de Barthes, Borges ou Sartre
contre les notations réalistes insignifiantes ou oiseuses de ces romanciers reprennent des
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critiques qui avaient déjà été émises par les contemporains de Balzac, Flaubert ou Zola. Ces
critiques dénonçaient déjà l’excès des descriptions qui encombraient le roman flaubertien .
Mais ils donnaient à cet excès une signification politique toute différente. Ce qu’ils voyaient
en péril, c’était une conception organique du livre et, à travers le défaut d’organicité, c’était la
ruine d’une hiérarchie artistique indissolublement liée à la hiérarchie sociale. C’était ainsi
que Barbey d’Aurevilly s’en prenait à L’Education sentimentale : « Il n'y a pas de livre là-
dedans ; il n'y a pas cette chose, cette création, cette œuvre d'art d'un livre, organisé et
développé, et marchant à son dénouement par des voies qui sont le secret et le génie de
l'auteur. M. Flaubert n'entend pas ainsi le roman. Il va sans plan, poussant devant lui, sans
préconception supérieure, ne se doutant même pas que la vie, sous la diversité et l'apparent
désordre de ses hasards, a ses lois logiques et inflexibles et ses engendrements
nécessaires(…) ». Donc le problème pour les contemporains de Flaubert, et tout
particulièrement pour ses contemporains réactionnaires, n’est pas qu’il y ait des détails
superflus qui soient là uniquement pour dire « Je suis le réel ». C’est que les parties ne soient
pas subordonnées à un tout. Barbey invoque un modèle de la fiction qui est au cœur de la
tradition représentative et remonte lui aussi à Platon et Aristote. L’œuvre y est conçue comme
une totalité organique. Ce corps vivant doit avoir tous les organes nécessaires à l’existence et
rien de plus. Mais surtout les membres doivent y être soumis à une tête qui détermine la
fonction de chacun. Or, pour le critique, Flaubert fait tout autre chose : il ajoute les uns aux
autres des moments de vie, des impressions, des visions en des phrases, paragraphes et
chapitres emportés par un rythme commun, sans jamais les interrompre d’aucun jugement.
Pour Barbey, cette absence de hiérarchie narrative est une faute artistique. Mais cette faute
artistique est elle-même assimilable à une affaire de dignité sociale pervertie. Flaubert, dit-il,
n’est pas un artiste travaillant avec sa tête mais un manœuvre usant de ses seuls bras,
poussant ses phrases devant lui comme un cantonnier pousse ses pierres dans une brouette.
Un de ses collègues , Armand de Pontmartin, résume la signification politique de cette forme
inédite d’égalité entre tous les événements qui peuplent le roman. C’est, dit-il, la démocratie
en littérature. La démocratie en littérature, c’est d’abord le privilège donné à la vision
matérielle, et c’est, du même coup, l’égalité de tous les êtres, de toutes les choses et de toutes
les situations offerts à la vue. Or cette égalité ruine les proportions artistiques qui font
l’organicité et la qualité d’une œuvre. En effet , explique-t-il « Dans le roman, tel qu’on
l’entendait autrefois, dans ce roman dont La Princesse de Clèves est restée le délicieux
modèle , la personnalité humaine, représentée par toutes les supériorités de naissance,
d’esprit, d’éducation et de cœur, laissait peu de place , dans l’économie du récit, aux
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personnages secondaires, encore moins aux objets matériels. Ce monde exquis ne regardait les
petites gens que par la portière de ses carrosses et la campagne que par la fenêtre de ses palais.
De là un grand espace, et admirablement rempli, pour l’analyse des sentiments, plus fins, plus
compliqués, plus difficiles à débrouiller dans les âmes d’élite que chez le vulgaire » . En
revanche, dans l’école réaliste dont Madame Bovary est l’exemple « tous les personnages
sont égaux (..) le valet de ferme, le palefrenier, le mendiant, la fille de cuisine, le garçon
apothicaire, le fossoyeur, le vagabond, la laveuse de vaisselle prennent une place énorme ;
naturellement les choses qui les entourent deviennent aussi importantes qu’eux-mêmes ; ils ne
pourraient s’en distinguer que par l’âme, et dans cette littérature, l’âme n’existe pas ».
Le critique réactionnaire nous dit crûment la base sociale du modèle classique du récit
bien construit et de l’œuvre organique. La bonne relation structurelle des parties au tout
repose sur une division entre les âmes d’élite et les êtres vulgaires. C’était déjà ce que
signifiait la définition aristotélicienne de la fiction comme un agencement d’actions opposé à
la simple succession empirique des faits. Cette distinction poétique est aussi une distinction
entre deux types d’humanité : il y a les hommes actifs, les hommes qui sont capables de
concevoir de grandes fins et d’affronter les coups de la Fortune en cherchant à les réaliser. Et
il y a les hommes qui vivent dans la seule sphère de la reproduction de la vie au jour le jour.
Le même partage s’applique aux intrigues de l’âge moderne quand les passions et les
émotions des âmes viennent remplacer les coups de la Fortune. La vraisemblance qui est la
règle d’or du récit classique ne concerne pas simplement le rapport formel des causes et des
effets. Il concerne la question de savoir ce qui peut être attendu d’un individu selon la
condition qui est la sienne, de savoir quel est le genre de perception, de sentiment et de
comportement qu’on peut attendre de lui ou d’elle en fonction de cette condition. Car, bien
sûr, l y a toujours eu des petites gens dans la fiction. Mais ces petites gens, voués aux petits
intérêts et aux sentiments vulgaires étaient aussi voués aux seconds rôles, sauf dans les
fictions du dernier rang qui leur étaient concédées : farces théâtrales ou tableaux de genre en
peinture.
C’est là que prend tout son sens ce que je disais plus haut : la question de la fiction est
en fait l’entrelacement de deux questions. La fiction, c’est un certain agencement
d’événements. Mais c’est aussi le rapport entre un monde de référence et des mondes
alternatifs. Il ne s’agit pas simplement de la relation entre le réel et l’imaginaire. Il s’agit de la
relation entre ce que des individus ressentent et ce qu’ils devraient ressentir, ce que doivent
normalement ressentir les individus qui vivent dans leurs conditions d’existence. Ce que le
critique réactionnaire nous dit en fait en déplorant le temps du roman des âmes d’élite est
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ceci : il y a les individus qui peuvent se permettre d’avoir une âme et il y a ceux qui ne
peuvent pas se le permettre. Le désordre dans la fiction commence quand les derniers se
permettent ce qu’ils ne peuvent pas se permettre. C’est exactement le sujet du récit encombré
du fameux baromètre, Un cœur simple : histoire d’une pauvre servante illettrée dont
l’existence monotone est marquée par une série de passions ravageuses et toutes malheureuses
qui concernent successivement un amoureux, un neveu, la fille de sa maîtresse et, en bout de
course, un perroquet. C’est dans ce contexte que le baromètre prend son sens. Il n’est pas là
pour attester que le réel est bien réel. La question n’est pas celle de savoir si le réel est réel.
Elle est celle de la texture de ce réel, du type de vie qui est vécu par les personnages. Le récit
de Flaubert témoigne de la révolution qui advient quand une vie normalement vouée à vivre
au rythme des jours et des variations du climat et de la température, revêt la temporalité et
l’intensité d’une chaîne d’événements sensibles d’exception. L’aiguille de ce baromètre
inutile marque bien plus que les variations quotidiennes de la pression atmosphérique. Elle
marque un changement dans la distribution même des capacités d’expérience sensible, le
moment où il apparaît que l’être le plus humble, le plus quelconque a la capacité de
transformer la routine de l’existence quotidienne en abîme de la passion, que cette passion
s’adresse à un jeune homme ou à un perroquet empaillé. L’effet de réel est politique en ceci
qu’il est un effet d’égalité. Mais cette égalité n’est pas simplement l’équivalence de tous les
individus, les objets et les sensations sous la plume de l’écrivain. Il n’est pas vrai que toutes
les sensations soient équivalentes, mais il est vrai que n’importe laquelle d’entre elles est
capable de provoquer pour n’importe quelle femme des classes inférieures la vertigineuse
accélération qui la rend susceptible d’éprouver les abîmes de la passion.
Telle est la signification de cette démocratie littéraire qui vient détruire les proportions du
récit : n’importe qui peut éprouver n’importe quel sentiment, n’importe quelle émotion ou
passion. L’objet de cette passion importe peu en lui-même. La Félicité d’Un cœur simple est
une servante modèle, toute dévouée au service de sa maîtresse. Mais elle ne sert pas comme il
convient de servir selon la logique des convenances sociales et des vraisemblances
fictionnelles. Elle sert avec une intensité de passion qui n’est pas seulement inutile mais
dangereuse, comme toute capacité sensible qui dépasse ce qui est requis pour le service
quotidien. Le dévouement extrême est tout proche de la perversion radicale. Quelques années
avant Un Cœur simple, les collègues et amis de Flaubert, Edmond et Jules de Goncourt
avaient publié une autre histoire de servante, Germinie Lacerteux, inspirée de leur expérience
vécue. Germinie aussi était une servante fanatiquement dévouée à sa maîtresse. Mais, au
cours du roman, il apparaissait que la même passion qui faisait d’elle une servante modèle
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pouvait aussi en faire une femme capable de tout pour satisfaire ses passions et ses désirs
sexuels jusqu’au degré le plus extrême de la dégradation physique et morale. L’angélique
Félicité et la monstrueuse Germinie sont les deux faces d’une même pièce. Toutes deux
appartiennent, comme Emma Bovary, à l’espèce redoutable de ces filles de paysans qui sont
capables de tout pour assouvir leurs passions les plus sensuelles en même temps que leurs
aspirations les plus idéales. C’est cette nouvelle capacité de n’importe qui à vivre des vies
alternatives qui ruine le modèle qui liait l’organicité du récit à la séparation entre hommes
actifs et hommes passifs, âmes d’élite et âmes vulgaires d’élite et hommes vulgaires.
Les critiques réactionnaires contemporains de Flaubert qui l’ accusent d’être
l’incarnation littéraire de la démocratie sont peut-être plus proches de la politique propre à la
fiction que les critiques du XX° siècle voyant simplement dans l’excès descriptif du roman
réaliste la consécration de l’ordre bourgeois. Flaubert n’a assurément aucun penchant pour la
démocratie politique. Mais ce qui rend possible la musique même de sa prose, c’est ce
soulèvement inédit par lequel des filles de paysans ou des employés modestes s’affirment
capables de s’approprier des expériences vécues, des passions ou des savoir normalement
interdits aux gens de leur condition. Or c’est cette même transgression de la hiérarchie
normale des formes d’expérience qui lance alors des jeunes ouvriers pour lesquels l’écrivain
n’a aucun intérêt ni sympathie sur les chemins de l’émancipation sociale. Barthes analysait
l’effet de réel selon la vision moderniste qui identifie la modernité littéraire et sa signification
politique avec la purification de la structure narrative et l’élimination des images parasitiques
du réel. Mais la littérature, comme régime moderne de l’art d’écrire, est juste le contraire :
c’est la suppression des frontières délimitant l’espace de cette pureté. Cette suppression, c’est
aussi bien celle des frontières qui séparaient deux types d’humanité, deux manières d’être, de
faire et de parler. C’est cette révolution qui explique que le même auteur, Flaubert puisse
figurer à la fois le champion du réalisme et celui de la pure recherche du style. Le réalisme
n’est pas le fait que les écrivains désormais imitent le réel. C’est plutôt que le réel auquel ils
ont affaire et celui que produit leur écriture a changé de statut. Il n’est plus le grand espace
découvert dont parle le critique réactionnaire, le champ d’opération pour les héros
aristocratiques des grandes actions ou des sentiments exquis. Il est l’entrelacs d’une
multiplicité infinie d’expériences individuelles, le tissu vécu d’un monde où il n’est plus
possible de distinguer entre les grandes âmes qui pensent, sentent, rêvent et agissent et les
individus enfermés dans la simple répétition de la vie nue. L’effacement des frontières entre
les deux change la texture même du réel. Et, ce faisant, il change aussi la texture de la fiction,
sous son double aspect d’agencement d’événements et de rapport entre des mondes. L’histoire
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d’Emma Bovary ne témoigne pas de la distance entre le rêve et la réalité. Elle témoigne plus
profondément d’un monde où l’étoffe de l’un n’est plus différente de celle de l’autre. Le réel
n’est plus un espace de déploiement stratégique situé en face des pensées et des volontés. Il
est la chaîne des perceptions et des affects qui tissent ces pensées et ces volontés elles-mêmes.
Cette chaîne est celle d’une multiplicité d’événements microscopiques à travers lesquels le
monde extérieur pénètre les âmes et les âmes fabriquent leur monde vécu. C’est cela qui
requiert le travail du style. Si le « réalisme » lui donne une telle importance, c’est qu’il n’est
plus l’accessoire qu’il était jadis : l’ornement du discours et la caractérisation des manières
d’être différentes des personnages. Il est désormais la musique même du réel, la musique de
l’indistinction de l’ordinaire et de l’extraordinaire qui prend dans une même tonalité la vie
des servantes de campagne et celle des grandes dames de la capitale. Il transcrit ce
kaléidoscope de micro-événements sensibles qui constituera désormais aussi bien la vie des
prolétaires de Zola que celle des bourgeoises de Virginia Woolf, des aventuriers des mers
d’Orient de Conrad ou des noirs et des petits-blancs du Sud profond de Faulkner. Les
critiques se plaignent de ces tableaux qui encombrent l’espace où l’action devrait se déployer.
Ces tableaux en définitive ne font pas voir grand-chose. Mais justement les images ne sont
pas des descriptions du visible. Ce sont des opérateurs produisant des différences d’intensité.
Et ces différences d’intensité elles-mêmes marquent la redistribution des mondes
d’expérience sensibles ou, en termes platoniciens, de la distinction entre âmes d’or et âmes de
fer. La démocratie du roman réaliste est la musique de la capacité de n’importe qui à éprouver
n’importe quelle forme d’expérience sensible.
Il est clair pourtant que cette démocratie littéraire est autonome par rapport à la démocratie
politique. La politique de la littérature se nourrit des mêmes transformations de l’expérience
sensible qui rendent possible les formes de l’émancipation ouvrière. Elle n’exprime pas pour
autant les aspirations politiques de la démocratie ou celles de l’émancipation sociale. Ce n’est
pas non plus qu’elle s’y oppose par dévotion à l’ordre existant. Sartre s’est longuement
attaché à détecter, derrière la puissance pétrifiante du style de Flaubert, la stratégie nihiliste
d’une bourgeoisie menacée par le développement du prolétariat et les insurrections ouvrières.
Mais la force d’inertie qui est au cœur de la révolution littéraire témoigne bien plutôt des
tensions et des contradictions qui sont au cœur même de la découverte de l’égale capacité de
quiconque à vivre n’importe quelle vie. Elle témoigne de la tension même entre la logique de
l’égalité sensible et celle de l’action volontaire transformatrice de la réalité. [La capacité pour
n’importe qui de vivre n’importe quelle forme d’expérience correspond à une défection dans
le schéma de l’action stratégique adaptant des moyens à des fins. ]C’est cette tension qui
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anime les grands récits romanesques du 19 ° siècle qui nous représentent des hommes du
peuple partis, avec un plan stratégique, à la conquête de la société. Je considérerai ici deux
figures exemplaires le Raskolnikov de Dostoïevski et le Julien Sorel de Stendhal, deux
jeunes hommes inspirés par le destin de Bonaparte, le jeune homme de condition obscure
devenu l’empereur des Français et le maître de l’Europe. Dans le Manifeste Surréaliste André
Breton raillait lui aussi la superfluité des descriptions réalistes. Et il en prenait pour exemple
la description minutieuse de la chambre de l’usurière dans Crime et Châtiment. Il perd son
temps, disait-il, avec cette description d’écolier, je n’entre pas dans sa chambre. Mais cette
déclaration d’humeur empêchait Breton de se rendre compte que la fameuse chambre est en
réalité double. D’un côté, c’est le décor de l’existence mesquine de l’usurière que
Raskolnikov parcourt du regard comme un stratège établissant son plan de bataille. Or cet
inventaire détaillé ne détecte rien de particulier. Ce n’est pas dans cette vision panoramique de
stratège à l’affut que le meurtre trouvera son décor mais seulement dans l’éclair de lumière
sous lequel la chambre lui apparaît d’abord globalement, comme un décor d’hallucination.
Raskolnikov planifie son meurtre comme le moyen d’arriver à son but d’être quelque chose
dans la société. Il a élaboré la théorie qui justifie ce meurtre : les jeunes gens de talent comme
lui ont le droit de sortir de la morale et du droit communs pour se donner les moyens
d’exercer leurs compétences au service de la société. Mais cette rationalisation stratégique de
l’action ne fonde aucune capacité de planification et d’exécution rationnelles du meurtre.
C’est, de fait, comme un accès de fièvre qu’il est accompli. Le prétendu excès de la
description marque en fait la division qui s’installe au cœur même de l’action par laquelle le
jeune plébéien prétend se donner les moyens de son désir d’ascension sociale.
Mais l’exemple le plus singulier de ce dédoublement est sans doute donné par le grand
frère de Raskolnikov, le Julien Sorel du Rouge et Le Noir. Julien Sorel incarne la figure
même du fils d’artisan qui, après la Révolution et l’épisode napoléonien, se sent capable de
s’élever à n’importe quel rang dans la société et prend tous les moyens pour y arriver. Et, en
suivant les aventures de Julien, le lecteur est introduit à la fois dans tout le réseau des relations
sociales, des intrigues et des luttes de pouvoir qui constituent la société postrévolutionnaire.
C’est pourquoi, dans son célèbre libre, Mimesis, le grand historien de la littérature Erich
Auerbach fait de son histoire un moment décisif dans le progrès de la représentation de la
réalité dans la littérature occidentale. Le livre fonde pour lui le réalisme moderne qui nous
montre des personnages engagés dans une réalité politique, économique et sociale en
perpétuelle évolution. Mais pour affirmer coïncidence entre un destin fictionnel individuel et
l’évolution globale d’une société, il faut oublier la dernière partie du roman. Julien y est en
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prison et s’attend à une condamnation à mort pour le coup de feu tiré sur Madame de Rénal.
Sa femme Mathilde et son ami Fouqué remuent ciel et terre pour le tirer d’affaire mais il leur
dit de ne pas l’ennuyer avec ces « détails de la vie réelle ». Il ne veut plus vivre, leur dit-il,
que la vie de l’imagination. Il passe donc ses journées à se promener sur la terrasse de la
prison et à fumer des cigares et à réfléchir pour arriver à la conclusion suivante : « Un être
obscur tel que moi, sûr d’être oublié avant quinze jours, serait bien dupe, il faut l’avouer, de
jouer la comédie…
Il est singulier pourtant que je n’aie connu l’art de jouir de la vie que depuis que j’en vois le
terme si près de moi ».
Cette découverte tardive de « l’art de jouir de la vie » semble contredire toute la logique du
roman et toute la logique du contexte politico-social que le roman exprime. Tout au long du
roman, en effet, Julien n’a cessé de calculer chacun de ses actes, chacune de ses attitudes au
service de son ambition. Tout au long du roman aussi, Stendhal n’a cessé d’ajouter à ces
calculs, les réflexions nées de sa propre science de la psychologie individuelle, des relations
sociales et des intrigues politiques. Il a entouré son héros d’une nuée de conseillers en tous
genres qui lui ont appris aussi bien l’art d’obtenir un poste que celui de séduire la femme la
plus dévote. Tout le cours du roman a ainsi identifié les intrigues d’un plébéien ambitieux
avec le développement des intrigues qui font une société. Or au moment crucial, tout ce jeu
d’intrigues s’effondre. En face de la lettre dénonciatrice de Madame de Rénal, Julien cesse
tout calcul, toute délibération. En moins de temps que n’en nécessitait jusque là la
composition de la moindre de ses attitudes face à Mathilde, il prend la chaise de poste, achète
un pistolet , tire sur Madame de Rénal et se laisse conduire dans cette prison où il jouit
maintenant du véritable bonheur de l’existence qui est de ne rien faire, en attendant que celle
sur qui il a tiré ne vienne le retrouver en prison et qu’il ne revive avec elle les moments de
passion les plus exaltés.
Il semble donc y avoir une cassure irrémédiable au cœur du roman du plébéien
ambitieux. Au moment suprême où il devrait utiliser la science de se débrouiller en toutes
circonstances dans la société, le héros sort du jeu des intrigues sociales. Il affirme comme le
suprême bonheur pour ces êtres obscurs voués à la gloire de quinze jours des faits-divers le
fait de ne rien faire. Cet étrange épisode de la prison apparaît comme l’entrée dans une autre
intrigue, dans un autre livre. Et, de fait, Stendhal l’a en quelque sorte emprunté, au prix de le
transposer, à un livre de l’auteur qui a enchanté sa jeunesse, à savoir Jean-Jacques Rousseau.
Dans la cinquième des Rêveries du promeneur solitaire, Rousseau évoque les quelques
semaines qu’il a passées dans l’Ile Saint Pierre sur le lac de Bienne après avoir été condamné
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par le Parlement de Paris et avoir été chassé de la petite ville suisse où il avait cherché refuge.
Ces semaines, dit Rousseau, ont été si délicieuses qu’il aurait voulu qu’on lui fît de cette île
une prison pour le reste de ses jours. Or dans cette île-prison, hormis les plaisirs de
l’herborisation, il n’a rien fait d’autre que de rêver, tantôt allongé dans un canot sur le lac,
tantôt assis à écouter les vagues sur le rivage. Il a proprement consacré son temps au
farniente. Le farniente ou la rêverie, ce n’est pas simplement le fait négatif de ne rien faire.
C’est le fait positif de se soustraire à la logique d’un monde social où il faut toujours agencer
des moyens pour des fins, vivre dans l’incertitude sur le succès de ces moyens, voir la
jouissance sensible du moment présent gâtée par le souvenir du passé ou l’attente du futur.
Mais aussi pour les fils d’artisans, comme Jean-Jacques Rousseau ou Julien Sorel, c’est
l’abolition du partage qui divisait en deux catégories les êtres humains selon leur capacité de
faire mais aussi de ne pas faire : d’un côté les hommes d’action, capables de poursuivre des
fins élevées, de l’autre les hommes passifs enfermés dans le cercle matériel de la fabrication
des moyens d’existence ; d’un côté , les hommes de loisir, maîtres de leur temps, de l’autre les
hommes de la nécessité qui ne connaissent jamais le loisir, mais seulement , disait Aristote, la
pause nécessaire pour refaire leurs forces entre deux moments de travail . L’expérience de
Rousseau dans son île-prison bienheureuse, celle de Julien Sorel dans sa prison-île également
bienheureuse, c’est celle d’une égalité sensible qui vient à la fois doubler et contrarier celle
qui se traduit sur la scène de l’action politique.
Ce que nous présente l’intrigue rompue de Stendhal, c’est alors l’opposition entre
deux formes de subversion de l’ordre social. D’un côté le jeune plébéien pense sa sortie de sa
condition comme la revanche sur sa situation d’humiliation, comme l’assaut donné à l’ordre
des conditions sociales. Mais, de l’autre, son bonheur consiste simplement dans la jouissance
d’une forme d’expérience sensible qui n’est plus marquée par l’inégalité. En ce sens, c’est dès
le début que l’histoire de Julien Sorel est coupée en deux. Son aventure avec madame de
Rénal est deux choses en une : c’est l’exécution d’un devoir qu’il s’est donné : prendre la
revanche de sa condition humiliée de précepteur domestique en se rendant le maître de la
femme de son maître. Mais c’est aussi la pure jouissance d’un moment sensible partagé, cette
pure jouissance qu’il retrouve à la fin quand son coup de pistolet et son enfermement l’ont fait
sortir de la logique stratégique des moyens et des fins. L’égalité qui défait les anciennes
proportions de la fiction se divise elle-même en deux : elle est le mouvement stratégique qui
bouleverse les positions de l’ordre social et elle est la jouissance d’une forme d’expérience
sensible nouvelle où sont abolies les anciennes divisions qui partageaient l’humanité en deux
mondes d’expérience séparés l’un de l’autre.
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Le moment où l’aventure individuelle de quelques personnages vient se confondre avec
l’histoire globale d’une société est donc le moment d’une étrange dissociation. Cette
dissociation affecte d’abord la fiction. Le roman moderne semble d’emblée marquée par un
scénario qui est celui de la faillite de l’action volontaire. Cela commence avec Stendhal et ses
héros qui ne goûtent le vrai bonheur qu’entre les murs de la prison. Cela continue avec Balzac
et ses héros qui veulent se rendre maîtres des ressorts de la machine sociale. Balzac invente la
fiction de ces treize conspirateurs tout-puissants qui connaissent tous les secrets et tous les
rouages de la machine sociale, ayant, nous dit-il « les pieds dans tous les salons, les mains
dans tous les coffres-forts, les coudes dans la rue, leurs têtes sur tous les oreillers ». Or
chacun des trois épisodes de l’Histoire des Treize est l’histoire d’un échec. Balzac donne de
cet échec une étrange explication : ces conspirateurs tout-puissants « s’étant fait des ailes
pour parcourir la société de haut en bas, dédaignèrent d’y être quelque chose parce qu’ils y
pouvaient tout ». Tout se passe comme si « pouvoir » se divisait en deux. Plus tard
Dostoïevski développera l’incapacité de Raskolnikov à faire coïncider la logique de l’action
intellectuellement programmée et celle de l’acte matériellement accompli. Tolstoï mettra sur
la grande scène de l’Histoire la faillite du modèle napoléonien de l’action stratégique. Les
généraux croient réaliser leurs desseins stratégiques en disposant leurs troupes sur le champ
de bataille, mais l’issue du combat dépend d’un mouvement de hasard ou d’une réaction
imprévisible sur le terrain qu’aucun stratège ne peut dominer. C’est pourquoi le bon général
Koutouzov fait un somme pendant que son état-major discute les plans de bataille. Plus tard,
avec les vingt livres des Rougon-Macquart, Zola prétendra donner l’analyse scientifique de
l’ascension d’une famille plébéienne identifiée à la fois avec l’essor de la société
démocratique et la montée de la névrose moderne. Mais, au dernier livre du cycle, tout
l’édifice scientifique s’écroule. Les papiers du savant démontrant comment les lois de
l’hérédité ont déterminé cette évolution sont brûlés et ils sont remplacés sur ses étagères par la
layette d’un bébé, le fils incestueux du savant ; et le poing levé du bébé affamé symbolise le
triomphe d’une vie obstinée à sa propre perpétuation, indépendamment de tout savoir et de
toute signification.
La fiction semble ainsi opposer à la politique active des combattants de la République ou
du socialisme sa propre politique. Celle-ci tend à absorber à son profit l’égalité des êtres et
celle des états sensibles, en démontrant la vanité de l’action individuelle ou collective qui
croit imposer ses fins. Les voies littéraires de l’égalité sensible semblent ainsi diverger des
voies de la transformation politique et sociale. Mais on peut poser le problème à l’envers : la
rupture littéraire des liens de la causalité de l’action nous permet aussi de percevoir les
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tensions et contradictions qui sont au cœur des schémas de l’évolution historique, de la
politique révolutionnaire et de la transformation sociale. On peut poser le problème à partir du
contexte immédiat de l’histoire de Julien Sorel. Le Rouge et le Noir est achevé au printemps
de 1830. Il est publié à l’automne de la même année. Entre temps il y a eu, bien sûr, la
révolution de Juillet. Celle-ci a, en un sens, opéré une rupture semblable à celle du roman. La
société des intrigues de la Monarchie restaurée s’est effondrée en trois jours avec l’apparition
de ce peuple en armes, où l’ouvrier en blouse, l’élève de l’Ecole polytechnique et le
journaliste présentent une version grand écran du moment d’égalité sensible partagé. Après
quoi, bien sûr, se pose la question : que faire de ce moment d’égalité sensible ? Il y a
l’opération officielle qui liquide ce moment avec l’avènement de la monarchie bourgeoise
appuyée sur les forces de l’argent et la manipulation de l’opinion. Mais il y a aussi, l’année
suivante, la grande opération menée par les jeunes gens issus de l’Ecole Polytechnique qui ont
embrassé l’utopie saint-simonienne. Ceux-ci prônent la réhabilitation de l’industrie, de la
femme et du prolétariat. Ils font des prédications publiques, envoient des émissaires faire du
porte à porte dans les quartiers populaires et organisent aussi des cérémonies de fraternisation
entre apôtres bourgeois et prolétaires. Le but pratique de ces cérémonies d’amour partagé est
de recruter des ouvriers afin de créer une armée d’un nouveau type, une armée industrielle de
travailleurs. Or la réaction des ouvriers qu’ils d’efforcent ainsi de recruter est
symptomatique : ils veulent bien des paroles d’amour et des cérémonies de fraternisation entre
bourgeois et travailleurs. Mais ils se soucient peu des plans stratégiques des saint-simoniens et
ne manifestent aucun désir de s’enrôler dans une armée industrielle des travailleurs. On leur
demande, en leur qualité de robustes travailleurs, d’inscrire dans la réalité les plans de la
doctrine saint-simonienne. Mais pour eux l’adhésion à la doctrine saint-simonienne fait à
l’inverse partie d’un effort pour échapper à la condition du « robuste » ouvrier, à qui on
demande d’exercer sa force matérielle en laissant à d’autres le soin de penser ou le loisir de
rêver. L’émancipation pour eux n’est pas une affaire de stratégie. C’est la conquête hic et
nunc d’une forme d’égalité sensible qui passe d’abord par la conquête de ce loisir , de ce
pouvoir positif de ne rien faire, normalement interdit aux hommes et aux femmes enfermés
dans la cadre de la vie nue , du travailleur productif et de la reproduction.
Il ne serait pas difficile de retrouver la même tension dans les rapports à la fois intimes et
tendus de la pensée marxiste et de l’émancipation ouvrière. Quand le jeune Marx oppose la
révolution humaine à la révolution seulement politique, il transcrit à sa manière cette exigence
d’une égalité sensible qui aille au-delà de la transformation des institutions étatiques. Mais
quand il veut baser cette révolution sur l’existence d’une classe d’hommes entièrement
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dépossédés et qui n’ont plus rien à perdre que leurs chaînes, il se sépare clairement des formes
d’émancipation de ces ouvriers qui affirment leur capacité de jouir ici et maintenant d’une
forme d’égalité sensible. Il doit séparer de ce désir de communisme présent la fin lointaine
d’un communisme à venir comme résultat d’une évolution historique comprise et maîtrisée.
C’est alors la science, la connaissance de la connexion des causes et des effets structurant
l’exploitation et la domination sociale qui doit permettre la transformation future. Mais les
raisons de cette science sont contaminées par le même mal qui rend vain le savoir des
conspirateurs balzaciens, des stratèges tolstoïens ou du médecin de Zola. Le monde sensible
auquel elle a affaire n’est plus l’espace bien dégagé des fins et moyens des hommes d’action
d’hier. C’est celui d’une vie dont il faut maîtriser les innombrables enlacements de situations
et d’événements, d’une vie au dynamisme de laquelle les actions de la volonté doivent
s’adapter au prix de découvrir le secret ultime : cette vie dont il faut suivre les évolutions et
qui norme les volontés ne veut rien elle-même et ne conduit nulle part. Sans doute la science
marxiste essaie-t-elle de s’arranger avec ce secret troublant qui double les grands récits
scientifiques du progrès et de l’évolution. Elle le traduit encore en termes stratégiques en
expliquant que la marche scientifique vers l’avenir socialiste ne peut imposer ses désirs au
cours du monde en anticipant les développements du processus historique. Mais derrière
l’idée de l’adaptation au mouvement objectif de la vie, il y a le pressentiment que ce
mouvement ne conduit à aucune fin par lui-même et que le désir de changer la vie ne repose
sur aucun processus objectif. C’est pourquoi la rigueur scientifique doit se renverser et
s’affirmer comme la nécessité de l’action violente qui interrompt le mouvement sans fin de la
vie qui produit et se reproduit. Pour ne pas être indéfiniment différée, la révolution doit être
mise en œuvre comme un coup de main, comme le coup de pistolet de Julien Sorel. Dans les
schémas de l’action collective comme dans les scénarios des personnages fictionnels, la droite
ligne de l’action pensée comme conséquence d’une volonté instruite par la science s’est
perdue.
Je n’irai pas plus loin sur ce terrain qui excède de beaucoup l’objet de mon intervention.
Je l’évoque seulement pour souligner un point essentiel concernant les rapports entre fiction
et politique. Il est courant d’opposer les réalités solides dont s’occupent les hommes
politiques responsables aux fictions de mondes meilleurs auxquels croient les rêveurs. Mais
cette opposition est elle-même un scénario fictionnel. Car la fiction n’est pas l’opposé du réel.
C’est une manière de configurer une certaine réalité comme le réel. Il faut toujours faire
œuvre de fiction pour dire : voilà ce qui est donné, la réalité que nous voyons et éprouvons.
Voilà les causes de ce donné, la manière dont ces choses sont liées et font un sens d’ensemble.
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Voilà la manière dont elles peuvent ou doivent changer, les futurs que cet état de choses
autorise ou interdit. L’action politique aussi a ce double caractère de la fiction que mettent en
évidence les fictions littéraires : elle lie des effets à des causes, des événements à des
significations ; mais elle est aussi un conflit entre des mondes. Le choix prétendu du réel
contre l’imaginaire ou du possible contre l’impossible est toujours en fait le choix d’un réel
contre un autre, d’un possible contre un autre.
C’est en cela que les fictions de la littérature touchent à la politique. D’un côté, elles ont
leur politique à elles. Elles articulent des agencements d’événements avec des conflits entre
des mondes. La teneur de leurs descriptions et de leurs enchaînements narratifs est liée à une
décision sur l’égalité ou l’inégalité, sur ce que des êtres appartenant à une certaine condition
peuvent ou ne peuvent pas éprouver, dire et faire. Mais aussi ces fictions sont des sortes de
modèles expérimentaux, des articulations exemplaires des rapports entre le réel, le possible et
le nécessaire. A ce titre, elles peuvent nous aider à penser autrement la manière dont la
politique décrit des situations, lie des causes à des effets et agence des possibles.
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