Ranciere Jacques Politique de La Fiction

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Politique de la fiction Argument Aristote définissait la poésie par la production d’une fiction, c’est-à-dire d’une combinaison d’actions, qu’il opposait à la simple succession empirique des faits. Cette définition d'apparence anodine noue la fiction à une certaine idée de l’ordre causal mais aussi à une hiérarchie séparant les sujets capables d’agir des simples vivants. La fiction moderne a mis en cause cette hiérarchie en affirmant l’égale capacité de tout vivant à être un personnage de fiction. Elle a, du même coup, remis en question la logique causale de la narration. J’examinerai quelques formes de cette double remise en cause mais aussi quelques effets qui en résultent tant pour la fiction que pour ses liens avec les formes d’intelligibilité de l’action sociale. Mon intervention s’appuiera sur un travail que je mène depuis déjà un certain nombre d’années sur la politique de la littérature. En parlant de politique de la littérature, j’ai voulu marquer un lien entre politique et littérature qui ne concerne pas simplement les causes que tel ou tel écrivain veut servir ni la façon dont ses écrits représentent les événements politiques ou les conflits sociaux. Le rapport auquel je me suis intéressé est un rapport pour moi plus essentiel, un rapport structurel entre les modes de présentation des individus, des situations et des événements qui sont propres à l’invention littéraire et ceux qui définissent une communauté, des sujets, des situations ou des actions comme politiques. C’est le rapport entre les manières respectives dont la littérature et la politique construisent des mondes communs et peuplent ces monde de personnages et 1

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Politique de la fiction

Argument

Aristote définissait la poésie par la production d’une fiction, c’est-à-dire d’une combinaison

d’actions, qu’il opposait à la simple succession empirique des faits. Cette définition

d'apparence anodine noue  la fiction à une certaine idée de l’ordre causal mais aussi à une

hiérarchie séparant les sujets capables d’agir des simples vivants. La fiction moderne a mis

en cause cette hiérarchie en affirmant l’égale capacité de tout vivant à être un personnage  de

fiction. Elle a, du même coup, remis en question la logique causale de la narration.

J’examinerai quelques formes de cette double remise en cause mais aussi  quelques effets qui

en résultent  tant pour la fiction que pour ses liens avec  les formes d’intelligibilité de l’action

sociale.

Mon intervention s’appuiera sur un travail que je mène depuis déjà un certain

nombre d’années sur la politique de la littérature. En parlant de politique de la littérature, j’ai

voulu marquer un lien entre politique et littérature qui ne concerne pas simplement les causes

que tel ou tel écrivain veut servir ni la façon dont ses écrits représentent les événements

politiques ou les conflits sociaux. Le rapport auquel je me suis intéressé est un rapport pour

moi plus essentiel, un rapport structurel entre les modes de présentation des individus, des

situations et des événements qui sont propres à l’invention littéraire et ceux qui définissent

une communauté, des sujets, des situations ou des actions comme politiques. C’est le rapport

entre les manières respectives dont la littérature et la politique construisent des mondes

communs et peuplent ces monde de personnages et d’événements, hiérarchisent ces

personnages et enchaînent ces événements – ou encore la façon dont elles articulent des

manières de parler, des manières de voir et de des manières de faire. Je n’en dis pas plus long

pour l’instant. J’aurai en effet l’occasion par la suite de donner sur des exemples l’illustration

concrète de ces notions apparemment très abstraite.

Mais, pour commencer, je voudrais poser le problème de ce que fiction veut dire en

deux temps, à partir d’un texte polémique sur le rapport entre fiction et réalité, dû à un

écrivain célèbre Jorge Luis Borges. En 1940 celui-ci écrit une préface pour le roman de son

ami Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel et il en profite pour opposer deux types de

roman : d’un côté, le roman psychologique qui appartient à la tradition réaliste, qu’illustrent

notamment Balzac, Dostoïevski et Proust. Celui-ci, dit-il, est fait de vaines précisions qui

n’ont aucune justification, en tant qu’inventions, et auxquelles nous nous résignons comme

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nous nous résignons – je le cite- au quotidien insipide et oiseux. De l’autre côté, le roman

d’aventures ou la fiction de type policier. Le privilège de ces derniers est d’être des ouvrages

entièrement artificiels. L’écrivain ne prétend pas intéresser le lecteur en lui faisant reconnaître

des décors ou des sentiments plus ou moins familiers. Il veut l’intéresser à un enchaînement

surprenant d’événements. C’est pourquoi toute description « oiseuse » est bannie. Tout

épisode doit avoir une justification au sein de l’action inventée. L’intrigue du roman de Bioy

Casares est parfaite – dit-il - parce qu’elle présente au lecteur une énigme : une suite

d’événements apparemment incompréhensibles qui sont finalement expliqués par un seul

postulat. C’est cela la fiction bien comprise : non pas l’imitation d’états de chose ou d’états

d’âme, mais l’invention d’un schéma cohérent d’enchaînement causal.

En un sens Borges résume ici une vieille alternative concernant la mimesis qui remonte à

la philosophie antique. Platon avait condamné l’imitation comme une pratique mensongère :

le peintre imitait les apparences d’objets qui n’étaient eux-mêmes que des copies de modèles

invisibles. Le poète, lui, imitait des apparences de sentiments ou de vertus. Au lieu de parler

en son nom propre, il faisait parler des personnages inventés qui étaient ensuite incarnés dans

des corps réels d’acteurs, feignant des sentiments qu’ils n’éprouvaient pas. Ces mensonges

corrompaient doublement ceux auxquels ils s’adressaient :en matière de connaissance, ils

leur enseignaient à prendre l’apparence pour la réalité ; en matière d’action , ils les rendaient

passifs et profitaient de cet état passif pour introduire dans leurs âmes les désordres

passionnels présentés sur la scène.

Aristote lui avait répondu dans sa Poétique par une toute autre idée de la mimesis :

celle-ci n’était pas définie par le fait d’imiter des caractères réels et de produire des effets

passionnels. La fiction n’était pas la représentation d’une réalité illusoire à laquelle les

spectateurs devaient s’identifier, elle était un agencement interne d’actions reliées entre elles

par les liens de la nécessité ou de la vraisemblance. C’est pour cela, disait-il que la poésie est

plus philosophique que l’histoire. L’histoire ne fait que raconter des faits, comme ils se sont

passés, selon leur succession empirique. La poésie elle nous montre comment les choses ont

pu se passer selon un ordre logique d’enchaînement. La fiction était ainsi non pas une

illusion, mais un agencement causal. Et ce qu’elle produisait n’était pas une passivité mais la

participation à un processus de connaissance.

En un sens Borges ne fait que remettre en scène cette vieille querelle opposant deux idées

de la mimesis : d’un côté l’imitation passive, de l’autre l’invention active. Mais les choses se

compliquent quand nous passons de sa préface au roman de Bioy Casares qui est pour lui le

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modèle de la fiction comme invention savante entièrement artificielle. Quel est en effet le

sujet de L’Invention de Morel ? C’est l’histoire d’un naufragé qui arrive sur une île déserte et

est témoin d’un phénomène inexplicable : un groupe de personnages qui, tous les jours,

apparaissent, se rassemblent, discutent, vivent des histoires d’amour puis disparaissent sans

qu’on sache où ils sont passés puis reparaissent sans jamais sembler remarquer sa présence. A

la fin du livre se dévoilera la clef de l’énigme : ces individus ne sont que des apparitions, des

images produites par des machines, elles-mêmes actionnées par la marée. Mais si ces images

existent, toutes semblables à des êtres vivants, c’est parce que la machine s’est approprié

leur substance, qu’elle les a tués comme êtres vivants pour les immortaliser comme images.

C’est parce que l’inventeur, Morel, a voulu garder à jamais l’image de celle qu’il aimait et des

moments qu’ils avaient passés sur cette île. Borges oppose l’intrigue bien huilée à la

reproduction mimétique de la réalité. Mais l’histoire que nous raconte cette intrigue bien

huilée, c’est une sorte d’hyper-mimesis : le double qui a entièrement avalé la substance de

l’être réel. L’idée de la fiction comme assemblage rationnel d’actions semble ne pas pouvoir

se débarrasser de son opposé : la fiction comme construction d’un double du réel , comme

relation entre un monde référentiel et un monde alternatif. Il se pourrait alors que la relation

entre deux idées de la fiction soit moins une opposition qu’une interrelation complexe entre

une logique horizontale d’enchaînement de causes et d’effets et une logique verticale de

relation entre des mondes.

En quoi cette histoire est-elle politique ? C’est la question que je voudrais aborder à

partir d’un autre texte polémique, s’attaquant lui aussi à la fiction réaliste  : un texte d’un

théoricien éminent de la fiction, Roland Barthes. Ce texte, « L’Effet de réel », est daté de

1968 et a eu une influence considérable sur les analyses de la fiction et du document :. Ce

texte est écrit à partir d’une volonté structuraliste de définir les éléments de la fiction. Le

modèle en a été fourni par un modèle qui est celui de l’analyse des contes, analyse qui les

montre comme des agencements particuliers de certaines relations narratives fondamentales.

Cette analyse rencontre évidemment des difficultés quand elle doit affronter des fictions où

l’élément narratif est surchargé par des éléments descriptifs impossibles à ramener à des

fonctions dans la narration, comme c’est apparemment le cas dans la fiction dite réaliste.

Barthes illustre le problème par un détail emprunté à Un cœur simple de Flaubert. Au début

du récit, le romancier décrit la maison qui sert de décor à l’action et nous dit notamment ceci :

«  un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons ». De

toute évidence, ce baromètre ne sert à rien , il n’a aucune fonction dans l’histoire. Du point de

vue de l’analyse structurale, c’est une indication parasite qui, comme il le dit en utilisant la

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métaphore économique, «  élève le coût de l’information narrative ». Mais on ne peut pas se

contenter d’opposer la rationalité structurale aux détails superflus. Il faut, pour Barthes,

donner la raison de la présence de ces détails sans utilité. En d’autres termes, il faut montrer

l’utilité qu’ils tirent de leur inutilité même. C’est cette utilité paradoxale que résume la notion

d’effet de réel : si un élément se trouve dans un récit sans qu’il y ait aucune raison à sa

présence, c’est précisément que cette présence est inconditionnelle, qu’il est là simplement

parce qu’il est là. L’utilité du détail inutile, c’est de dire : je suis le réel. Le réel n’a pas

besoin pour être là d’avoir une raison d’y être. Au contraire il prouve sa réalité par le fait

même qu’il ne sert à rien, donc que personne n’a eu intérêt à l’inventer.

A partir d’une telle analyse, on voit se dessiner une certaine idée de la politique de la

fiction. La conclusion qui se déduit de l’analyse de Barthes est claire. L’effet de réel est fait

pour imposer une certaine évidence du réel en général, comme quelque chose qui est là et

qu’on ne peut pas changer. Il est là pour dire : les choses sont comme elles sont. En analysant

ainsi l’effet de réel , Barthes se souvient de la leçon d’un dramaturge qui l’a beaucoup

influencé , Bertolt Brecht: « Apprenez à voir au lieu de regarder bêtement ». Apprenez à

interroger les fausses évidences que la réalité offre au regard et à comprendre les relations

cachées qui en sont la cause. Cette analyse se situe aussi dans le prolongement des analyses

de Sartre sur la littérature : celui-ci dénonçait chez Flaubert et chez les écrivains de sa

génération une obstination à tout chosifier, à tout pétrifier et il y voyait la stratégie d’une

bourgeoisie menacée par la praxis sociale et désireuse d’échapper à sa condamnation en

transformant paroles, gestes et actions en pierre. Plus largement toute une tradition critique du

XX° siècle a dénoncé les descriptions minutieuses du roman réaliste du 19° siècle comme le

produit d’une bourgeoisie à la fois encombrée de ses objets et désireuse d’affirmer l’éternité

de son monde menacé par les révoltes des opprimés.

Je voudrais montrer que de telles analyses manquent le cœur du problème. On peut

assurément pointer dans le roman réaliste une inflation de la description aux dépens de

l’action. Mais cette inflation est tout autre chose que l’étalage des richesses d’un monde

bourgeois désireux de se célébrer et de se pérenniser. Elle marque bien plutôt une rupture des

hiérarchies traditionnelles de la fiction. Et cette rupture est liée à ce qui est au cœur des

intrigues romanesques du 19° siècle : la découverte d’une capacité inédite des hommes et des

femmes du peuple à accéder à des formes d’expérience qui leur étaient jusque là refusées.

C’est ce qu’on peut voir aux premières critiques qui accueillent les œuvres des

romanciers dits réalistes. Il se trouve en effet que les critiques de Barthes, Borges ou Sartre

contre les notations réalistes insignifiantes ou oiseuses de ces romanciers reprennent des

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critiques qui avaient déjà été émises par les contemporains de Balzac, Flaubert ou Zola. Ces

critiques dénonçaient déjà l’excès des descriptions qui encombraient le roman flaubertien .

Mais ils donnaient à cet excès une signification politique toute différente. Ce qu’ils voyaient

en péril, c’était une conception organique du livre et, à travers le défaut d’organicité, c’était la

ruine d’une hiérarchie artistique indissolublement liée à la hiérarchie sociale. C’était ainsi

que Barbey d’Aurevilly s’en prenait à L’Education sentimentale : «  Il n'y a pas de livre là-

dedans ; il n'y a pas cette chose, cette création, cette œuvre  d'art d'un livre, organisé et

développé, et marchant à son dénouement par des voies qui sont le secret et le génie de

l'auteur. M. Flaubert n'entend pas ainsi le roman. Il va sans plan, poussant devant lui, sans

préconception supérieure, ne se doutant même pas que la vie, sous la diversité et l'apparent

désordre de ses hasards, a ses lois logiques et inflexibles et ses engendrements

nécessaires(…) ». Donc le problème pour les contemporains de Flaubert, et tout

particulièrement pour ses contemporains réactionnaires, n’est pas qu’il y ait des détails

superflus qui soient là uniquement pour dire « Je suis le réel ». C’est que les parties ne soient

pas subordonnées à un tout. Barbey invoque un modèle de la fiction qui est au cœur de la

tradition représentative et remonte lui aussi à Platon et Aristote. L’œuvre y est conçue comme

une totalité organique. Ce corps vivant doit avoir tous les organes nécessaires à l’existence et

rien de plus. Mais surtout les membres doivent y être soumis à une tête qui détermine la

fonction de chacun. Or, pour le critique, Flaubert fait tout autre chose : il ajoute les uns aux

autres des moments de vie, des impressions, des visions en des phrases, paragraphes et

chapitres emportés par un rythme commun, sans jamais les interrompre d’aucun jugement.

Pour Barbey, cette absence de hiérarchie narrative est une faute artistique. Mais cette faute

artistique est elle-même assimilable à une affaire de dignité sociale pervertie. Flaubert, dit-il,

n’est pas un artiste travaillant avec sa tête mais un manœuvre usant de ses seuls bras,

poussant ses phrases devant lui comme un cantonnier pousse ses pierres dans une brouette.

Un de ses collègues , Armand de Pontmartin, résume la signification politique de cette forme

inédite d’égalité entre tous les événements qui peuplent le roman. C’est, dit-il, la démocratie

en littérature. La démocratie en littérature, c’est d’abord le privilège donné à la vision

matérielle, et c’est, du même coup, l’égalité de tous les êtres, de toutes les choses et de toutes

les situations offerts à la vue. Or cette égalité ruine les proportions artistiques qui font

l’organicité et la qualité d’une œuvre. En effet , explique-t-il «  Dans le roman, tel qu’on

l’entendait autrefois, dans ce roman dont La Princesse de Clèves est restée le délicieux

modèle , la personnalité humaine, représentée par toutes les supériorités de naissance,

d’esprit, d’éducation et de cœur, laissait peu de place , dans l’économie du récit, aux

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personnages secondaires, encore moins aux objets matériels. Ce monde exquis ne regardait les

petites gens que par la portière de ses carrosses et la campagne que par la fenêtre de ses palais.

De là un grand espace, et admirablement rempli, pour l’analyse des sentiments, plus fins, plus

compliqués, plus difficiles à débrouiller dans les âmes d’élite que chez le vulgaire » . En

revanche, dans l’école réaliste dont Madame Bovary est l’exemple «  tous les personnages

sont égaux (..) le valet de ferme, le palefrenier, le mendiant, la fille de cuisine, le garçon

apothicaire, le fossoyeur, le vagabond, la laveuse de vaisselle prennent une place énorme ;

naturellement les choses qui les entourent deviennent aussi importantes qu’eux-mêmes ; ils ne

pourraient s’en distinguer que par l’âme, et dans cette littérature, l’âme n’existe pas ».

Le critique réactionnaire nous dit crûment la base sociale du modèle classique du récit

bien construit et de l’œuvre organique. La bonne relation structurelle des parties au tout

repose sur une division entre les âmes d’élite et les êtres vulgaires. C’était déjà ce que

signifiait la définition aristotélicienne de la fiction comme un agencement d’actions opposé à

la simple succession empirique des faits. Cette distinction poétique est aussi une distinction

entre deux types d’humanité : il y a les hommes actifs, les hommes qui sont capables de

concevoir de grandes fins et d’affronter les coups de la Fortune en cherchant à les réaliser. Et

il y a les hommes qui vivent dans la seule sphère de la reproduction de la vie au jour le jour.

Le même partage s’applique aux intrigues de l’âge moderne quand les passions et les

émotions des âmes viennent remplacer les coups de la Fortune. La vraisemblance qui est la

règle d’or du récit classique ne concerne pas simplement le rapport formel des causes et des

effets. Il concerne la question de savoir ce qui peut être attendu d’un individu selon la

condition qui est la sienne, de savoir quel est le genre de perception, de sentiment et de

comportement qu’on peut attendre de lui ou d’elle en fonction de cette condition. Car, bien

sûr, l y a toujours eu des petites gens dans la fiction. Mais ces petites gens, voués aux petits

intérêts et aux sentiments vulgaires étaient aussi voués aux seconds rôles, sauf dans les

fictions du dernier rang qui leur étaient concédées : farces théâtrales ou tableaux de genre en

peinture.

C’est là que prend tout son sens ce que je disais plus haut : la question de la fiction est

en fait l’entrelacement de deux questions. La fiction, c’est un certain agencement

d’événements. Mais c’est aussi le rapport entre un monde de référence et des mondes

alternatifs. Il ne s’agit pas simplement de la relation entre le réel et l’imaginaire. Il s’agit de la

relation entre ce que des individus ressentent et ce qu’ils devraient ressentir, ce que doivent

normalement ressentir les individus qui vivent dans leurs conditions d’existence. Ce que le

critique réactionnaire nous dit en fait en déplorant le temps du roman des âmes d’élite est

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ceci : il y a les individus qui peuvent se permettre d’avoir une âme et il y a ceux qui ne

peuvent pas se le permettre. Le désordre dans la fiction commence quand les derniers se

permettent ce qu’ils ne peuvent pas se permettre. C’est exactement le sujet du récit encombré

du fameux baromètre, Un cœur simple : histoire d’une pauvre servante illettrée dont

l’existence monotone est marquée par une série de passions ravageuses et toutes malheureuses

qui concernent successivement un amoureux, un neveu, la fille de sa maîtresse et, en bout de

course, un perroquet. C’est dans ce contexte que le baromètre prend son sens. Il n’est pas là

pour attester que le réel est bien réel. La question n’est pas celle de savoir si le réel est réel.

Elle est celle de la texture de ce réel, du type de vie qui est vécu par les personnages. Le récit

de Flaubert témoigne de la révolution qui advient quand une vie normalement vouée à vivre

au rythme des jours et des variations du climat et de la température, revêt la temporalité et

l’intensité d’une chaîne d’événements sensibles d’exception. L’aiguille de ce baromètre

inutile marque bien plus que les variations quotidiennes de la pression atmosphérique. Elle

marque un changement dans la distribution même des capacités d’expérience sensible, le

moment où il apparaît que l’être le plus humble, le plus quelconque a la capacité de

transformer la routine de l’existence quotidienne en abîme de la passion, que cette passion

s’adresse à un jeune homme ou à un perroquet empaillé. L’effet de réel est politique en ceci

qu’il est un effet d’égalité. Mais cette égalité n’est pas simplement l’équivalence de tous les

individus, les objets et les sensations sous la plume de l’écrivain. Il n’est pas vrai que toutes

les sensations soient équivalentes, mais il est vrai que n’importe laquelle d’entre elles est

capable de provoquer pour n’importe quelle femme des classes inférieures la vertigineuse

accélération qui la rend susceptible d’éprouver les abîmes de la passion.

Telle est la signification de cette démocratie littéraire qui vient détruire les proportions du

récit : n’importe qui peut éprouver n’importe quel sentiment, n’importe quelle émotion ou

passion. L’objet de cette passion importe peu en lui-même. La Félicité d’Un cœur simple est

une servante modèle, toute dévouée au service de sa maîtresse. Mais elle ne sert pas comme il

convient de servir selon la logique des convenances sociales et des vraisemblances

fictionnelles. Elle sert avec une intensité de passion qui n’est pas seulement inutile mais

dangereuse, comme toute capacité sensible qui dépasse ce qui est requis pour le service

quotidien. Le dévouement extrême est tout proche de la perversion radicale. Quelques années

avant Un Cœur simple, les collègues et amis de Flaubert, Edmond et Jules de Goncourt

avaient publié une autre histoire de servante, Germinie Lacerteux, inspirée de leur expérience

vécue. Germinie aussi était une servante fanatiquement dévouée à sa maîtresse. Mais, au

cours du roman, il apparaissait que la même passion qui faisait d’elle une servante modèle

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pouvait aussi en faire une femme capable de tout pour satisfaire ses passions et ses désirs

sexuels jusqu’au degré le plus extrême de la dégradation physique et morale. L’angélique

Félicité et la monstrueuse Germinie sont les deux faces d’une même pièce. Toutes deux

appartiennent, comme Emma Bovary, à l’espèce redoutable de ces filles de paysans qui sont

capables de tout pour assouvir leurs passions les plus sensuelles en même temps que leurs

aspirations les plus idéales. C’est cette nouvelle capacité de n’importe qui à vivre des vies

alternatives qui ruine le modèle qui liait l’organicité du récit à la séparation entre hommes

actifs et hommes passifs, âmes d’élite et âmes vulgaires d’élite et hommes vulgaires.

Les critiques réactionnaires contemporains de Flaubert qui l’ accusent d’être

l’incarnation littéraire de la démocratie sont peut-être plus proches de la politique propre à la

fiction que les critiques du XX° siècle voyant simplement dans l’excès descriptif du roman

réaliste la consécration de l’ordre bourgeois. Flaubert n’a assurément aucun penchant pour la

démocratie politique. Mais ce qui rend possible la musique même de sa prose, c’est ce

soulèvement inédit par lequel des filles de paysans ou des employés modestes s’affirment

capables de s’approprier des expériences vécues, des passions ou des savoir normalement

interdits aux gens de leur condition. Or c’est cette même transgression de la hiérarchie

normale des formes d’expérience qui lance alors des jeunes ouvriers pour lesquels l’écrivain

n’a aucun intérêt ni sympathie sur les chemins de l’émancipation sociale. Barthes analysait

l’effet de réel selon la vision moderniste qui identifie la modernité littéraire et sa signification

politique avec la purification de la structure narrative et l’élimination des images parasitiques

du réel. Mais la littérature, comme régime moderne de l’art d’écrire, est juste le contraire :

c’est la suppression des frontières délimitant l’espace de cette pureté. Cette suppression, c’est

aussi bien celle des frontières qui séparaient deux types d’humanité, deux manières d’être, de

faire et de parler. C’est cette révolution qui explique que le même auteur, Flaubert puisse

figurer à la fois le champion du réalisme et celui de la pure recherche du style. Le réalisme

n’est pas le fait que les écrivains désormais imitent le réel. C’est plutôt que le réel auquel ils

ont affaire et celui que produit leur écriture a changé de statut. Il n’est plus le grand espace

découvert dont parle le critique réactionnaire, le champ d’opération pour les héros

aristocratiques des grandes actions ou des sentiments exquis. Il est l’entrelacs d’une

multiplicité infinie d’expériences individuelles, le tissu vécu d’un monde où il n’est plus

possible de distinguer entre les grandes âmes qui pensent, sentent, rêvent et agissent et les

individus enfermés dans la simple répétition de la vie nue. L’effacement des frontières entre

les deux change la texture même du réel. Et, ce faisant, il change aussi la texture de la fiction,

sous son double aspect d’agencement d’événements et de rapport entre des mondes. L’histoire

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d’Emma Bovary ne témoigne pas de la distance entre le rêve et la réalité. Elle témoigne plus

profondément d’un monde où l’étoffe de l’un n’est plus différente de celle de l’autre. Le réel

n’est plus un espace de déploiement stratégique situé en face des pensées et des volontés. Il

est la chaîne des perceptions et des affects qui tissent ces pensées et ces volontés elles-mêmes.

Cette chaîne est celle d’une multiplicité d’événements microscopiques à travers lesquels le

monde extérieur pénètre les âmes et les âmes fabriquent leur monde vécu. C’est cela qui

requiert le travail du style. Si le « réalisme » lui donne une telle importance, c’est qu’il n’est

plus l’accessoire qu’il était jadis : l’ornement du discours et la caractérisation des manières

d’être différentes des personnages. Il est désormais la musique même du réel, la musique de

l’indistinction de l’ordinaire et de l’extraordinaire qui prend dans une même tonalité la vie

des servantes de campagne et celle des grandes dames de la capitale. Il transcrit ce

kaléidoscope de micro-événements sensibles qui constituera désormais aussi bien la vie des

prolétaires de Zola que celle des bourgeoises de Virginia Woolf, des aventuriers des mers

d’Orient de Conrad ou des noirs et des petits-blancs du Sud profond de Faulkner. Les

critiques se plaignent de ces tableaux qui encombrent l’espace où l’action devrait se déployer.

Ces tableaux en définitive ne font pas voir grand-chose. Mais justement les images ne sont

pas des descriptions du visible. Ce sont des opérateurs produisant des différences d’intensité.

Et ces différences d’intensité elles-mêmes marquent la redistribution des mondes

d’expérience sensibles ou, en termes platoniciens, de la distinction entre âmes d’or et âmes de

fer. La démocratie du roman réaliste est la musique de la capacité de n’importe qui à éprouver

n’importe quelle forme d’expérience sensible.

Il est clair pourtant que cette démocratie littéraire est autonome par rapport à la démocratie

politique. La politique de la littérature se nourrit des mêmes transformations de l’expérience

sensible qui rendent possible les formes de l’émancipation ouvrière. Elle n’exprime pas pour

autant les aspirations politiques de la démocratie ou celles de l’émancipation sociale. Ce n’est

pas non plus qu’elle s’y oppose par dévotion à l’ordre existant. Sartre s’est longuement

attaché à détecter, derrière la puissance pétrifiante du style de Flaubert, la stratégie nihiliste

d’une bourgeoisie menacée par le développement du prolétariat et les insurrections ouvrières.

Mais la force d’inertie qui est au cœur de la révolution littéraire témoigne bien plutôt des

tensions et des contradictions qui sont au cœur même de la découverte de l’égale capacité de

quiconque à vivre n’importe quelle vie. Elle témoigne de la tension même entre la logique de

l’égalité sensible et celle de l’action volontaire transformatrice de la réalité. [La capacité pour

n’importe qui de vivre n’importe quelle forme d’expérience correspond à une défection dans

le schéma de l’action stratégique adaptant des moyens à des fins. ]C’est cette tension qui

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anime les grands récits romanesques du 19 ° siècle qui nous représentent des hommes du

peuple partis, avec un plan stratégique, à la conquête de la société. Je considérerai ici deux

figures exemplaires le Raskolnikov de Dostoïevski et le Julien Sorel de Stendhal, deux

jeunes hommes inspirés par le destin de Bonaparte, le jeune homme de condition obscure

devenu l’empereur des Français et le maître de l’Europe. Dans le Manifeste Surréaliste André

Breton raillait lui aussi la superfluité des descriptions réalistes. Et il en prenait pour exemple

la description minutieuse de la chambre de l’usurière dans Crime et Châtiment. Il perd son

temps, disait-il, avec cette description d’écolier, je n’entre pas dans sa chambre. Mais cette

déclaration d’humeur empêchait Breton de se rendre compte que la fameuse chambre est en

réalité double. D’un côté, c’est le décor de l’existence mesquine de l’usurière que

Raskolnikov parcourt du regard comme un stratège établissant son plan de bataille. Or cet

inventaire détaillé ne détecte rien de particulier. Ce n’est pas dans cette vision panoramique de

stratège à l’affut que le meurtre trouvera son décor mais seulement dans l’éclair de lumière

sous lequel la chambre lui apparaît d’abord globalement, comme un décor d’hallucination.

Raskolnikov planifie son meurtre comme le moyen d’arriver à son but d’être quelque chose

dans la société. Il a élaboré la théorie qui justifie ce meurtre : les jeunes gens de talent comme

lui ont le droit de sortir de la morale et du droit communs pour se donner les moyens

d’exercer leurs compétences au service de la société. Mais cette rationalisation stratégique de

l’action ne fonde aucune capacité de planification et d’exécution rationnelles du meurtre.

C’est, de fait, comme un accès de fièvre qu’il est accompli. Le prétendu excès de la

description marque en fait la division qui s’installe au cœur même de l’action par laquelle le

jeune plébéien prétend se donner les moyens de son désir d’ascension sociale.

Mais l’exemple le plus singulier de ce dédoublement est sans doute donné par le grand

frère de Raskolnikov, le Julien Sorel du Rouge et Le Noir. Julien Sorel incarne la figure

même du fils d’artisan qui, après la Révolution et l’épisode napoléonien, se sent capable de

s’élever à n’importe quel rang dans la société et prend tous les moyens pour y arriver. Et, en

suivant les aventures de Julien, le lecteur est introduit à la fois dans tout le réseau des relations

sociales, des intrigues et des luttes de pouvoir qui constituent la société postrévolutionnaire.

C’est pourquoi, dans son célèbre libre, Mimesis, le grand historien de la littérature Erich

Auerbach fait de son histoire un moment décisif dans le progrès de la représentation de la

réalité dans la littérature occidentale. Le livre fonde pour lui le réalisme moderne qui nous

montre des personnages engagés dans une réalité politique, économique et sociale en

perpétuelle évolution. Mais pour affirmer coïncidence entre un destin fictionnel individuel et

l’évolution globale d’une société, il faut oublier la dernière partie du roman. Julien y est en

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prison et s’attend à une condamnation à mort pour le coup de feu tiré sur Madame de Rénal.

Sa femme Mathilde et son ami Fouqué remuent ciel et terre pour le tirer d’affaire mais il leur

dit de ne pas l’ennuyer avec ces « détails de la vie réelle ». Il ne veut plus vivre, leur dit-il,

que la vie de l’imagination. Il passe donc ses journées à se promener sur la terrasse de la

prison et à fumer des cigares et à réfléchir pour arriver à la conclusion suivante : «  Un être

obscur tel que moi, sûr d’être oublié avant quinze jours, serait bien dupe, il faut l’avouer, de

jouer la comédie…

Il est singulier pourtant que je n’aie connu l’art de jouir de la vie que depuis que j’en vois le

terme si près de moi ».

Cette découverte tardive de « l’art de jouir de la vie » semble contredire toute la logique du

roman et toute la logique du contexte politico-social que le roman exprime. Tout au long du

roman, en effet, Julien n’a cessé de calculer chacun de ses actes, chacune de ses attitudes au

service de son ambition. Tout au long du roman aussi, Stendhal n’a cessé d’ajouter à ces

calculs, les réflexions nées de sa propre science de la psychologie individuelle, des relations

sociales et des intrigues politiques. Il a entouré son héros d’une nuée de conseillers en tous

genres qui lui ont appris aussi bien l’art d’obtenir un poste que celui de séduire la femme la

plus dévote. Tout le cours du roman a ainsi identifié les intrigues d’un plébéien ambitieux

avec le développement des intrigues qui font une société. Or au moment crucial, tout ce jeu

d’intrigues s’effondre. En face de la lettre dénonciatrice de Madame de Rénal, Julien cesse

tout calcul, toute délibération. En moins de temps que n’en nécessitait jusque là la

composition de la moindre de ses attitudes face à Mathilde, il prend la chaise de poste, achète

un pistolet , tire sur Madame de Rénal et se laisse conduire dans cette prison où il jouit

maintenant du véritable bonheur de l’existence qui est de ne rien faire, en attendant que celle

sur qui il a tiré ne vienne le retrouver en prison et qu’il ne revive avec elle les moments de

passion les plus exaltés.

Il semble donc y avoir une cassure irrémédiable au cœur du roman du plébéien

ambitieux. Au moment suprême où il devrait utiliser la science de se débrouiller en toutes

circonstances dans la société, le héros sort du jeu des intrigues sociales. Il affirme comme le

suprême bonheur pour ces êtres obscurs voués à la gloire de quinze jours des faits-divers le

fait de ne rien faire. Cet étrange épisode de la prison apparaît comme l’entrée dans une autre

intrigue, dans un autre livre. Et, de fait, Stendhal l’a en quelque sorte emprunté, au prix de le

transposer, à un livre de l’auteur qui a enchanté sa jeunesse, à savoir Jean-Jacques Rousseau.

Dans la cinquième des Rêveries du promeneur solitaire, Rousseau évoque les quelques

semaines qu’il a passées dans l’Ile Saint Pierre sur le lac de Bienne après avoir été condamné

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par le Parlement de Paris et avoir été chassé de la petite ville suisse où il avait cherché refuge.

Ces semaines, dit Rousseau, ont été si délicieuses qu’il aurait voulu qu’on lui fît de cette île

une prison pour le reste de ses jours. Or dans cette île-prison, hormis les plaisirs de

l’herborisation, il n’a rien fait d’autre que de rêver, tantôt allongé dans un canot sur le lac,

tantôt assis à écouter les vagues sur le rivage. Il a proprement consacré son temps au

farniente. Le farniente ou la rêverie, ce n’est pas simplement le fait négatif de ne rien faire.

C’est le fait positif de se soustraire à la logique d’un monde social où il faut toujours agencer

des moyens pour des fins, vivre dans l’incertitude sur le succès de ces moyens, voir la

jouissance sensible du moment présent gâtée par le souvenir du passé ou l’attente du futur.

Mais aussi pour les fils d’artisans, comme Jean-Jacques Rousseau ou Julien Sorel, c’est

l’abolition du partage qui divisait en deux catégories les êtres humains selon leur capacité de

faire mais aussi de ne pas faire  : d’un côté les hommes d’action, capables de poursuivre des

fins élevées, de l’autre les hommes passifs enfermés dans le cercle matériel de la fabrication

des moyens d’existence ; d’un côté , les hommes de loisir, maîtres de leur temps, de l’autre les

hommes de la nécessité qui ne connaissent jamais le loisir, mais seulement , disait Aristote, la

pause nécessaire pour refaire leurs forces entre deux moments de travail . L’expérience de

Rousseau dans son île-prison bienheureuse, celle de Julien Sorel dans sa prison-île également

bienheureuse, c’est celle d’une égalité sensible qui vient à la fois doubler et contrarier celle

qui se traduit sur la scène de l’action politique.

Ce que nous présente l’intrigue rompue de Stendhal, c’est alors l’opposition entre

deux formes de subversion de l’ordre social. D’un côté le jeune plébéien pense sa sortie de sa

condition comme la revanche sur sa situation d’humiliation, comme l’assaut donné à l’ordre

des conditions sociales. Mais, de l’autre, son bonheur consiste simplement dans la jouissance

d’une forme d’expérience sensible qui n’est plus marquée par l’inégalité. En ce sens, c’est dès

le début que l’histoire de Julien Sorel est coupée en deux. Son aventure avec madame de

Rénal est deux choses en une : c’est l’exécution d’un devoir qu’il s’est donné : prendre la

revanche de sa condition humiliée de précepteur domestique en se rendant le maître de la

femme de son maître. Mais c’est aussi la pure jouissance d’un moment sensible partagé, cette

pure jouissance qu’il retrouve à la fin quand son coup de pistolet et son enfermement l’ont fait

sortir de la logique stratégique des moyens et des fins. L’égalité qui défait les anciennes

proportions de la fiction se divise elle-même en deux : elle est le mouvement stratégique qui

bouleverse les positions de l’ordre social et elle est la jouissance d’une forme d’expérience

sensible nouvelle où sont abolies les anciennes divisions qui partageaient l’humanité en deux

mondes d’expérience séparés l’un de l’autre.

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Le moment où l’aventure individuelle de quelques personnages vient se confondre avec

l’histoire globale d’une société est donc le moment d’une étrange dissociation. Cette

dissociation affecte d’abord la fiction. Le roman moderne semble d’emblée marquée par un

scénario qui est celui de la faillite de l’action volontaire. Cela commence avec Stendhal et ses

héros qui ne goûtent le vrai bonheur qu’entre les murs de la prison. Cela continue avec Balzac

et ses héros qui veulent se rendre maîtres des ressorts de la machine sociale. Balzac invente la

fiction de ces treize conspirateurs tout-puissants qui connaissent tous les secrets et tous les

rouages de la machine sociale, ayant, nous dit-il «  les pieds dans tous les salons, les mains

dans tous les coffres-forts, les coudes dans la rue, leurs têtes sur tous les oreillers ». Or

chacun des trois épisodes de l’Histoire des Treize est l’histoire d’un échec. Balzac donne de

cet échec une étrange explication : ces conspirateurs tout-puissants «  s’étant fait des ailes

pour parcourir la société de haut en bas, dédaignèrent d’y être quelque chose parce qu’ils y

pouvaient tout ». Tout se passe comme si « pouvoir » se divisait en deux. Plus tard

Dostoïevski développera l’incapacité de Raskolnikov à faire coïncider la logique de l’action

intellectuellement programmée et celle de l’acte matériellement accompli. Tolstoï mettra sur

la grande scène de l’Histoire la faillite du modèle napoléonien de l’action stratégique. Les

généraux croient réaliser leurs desseins stratégiques en disposant leurs troupes sur le champ

de bataille, mais l’issue du combat dépend d’un mouvement de hasard ou d’une réaction

imprévisible sur le terrain qu’aucun stratège ne peut dominer. C’est pourquoi le bon général

Koutouzov fait un somme pendant que son état-major discute les plans de bataille. Plus tard,

avec les vingt livres des Rougon-Macquart, Zola prétendra donner l’analyse scientifique de

l’ascension d’une famille plébéienne identifiée à la fois avec l’essor de la société

démocratique et la montée de la névrose moderne. Mais, au dernier livre du cycle, tout

l’édifice scientifique s’écroule. Les papiers du savant démontrant comment les lois de

l’hérédité ont déterminé cette évolution sont brûlés et ils sont remplacés sur ses étagères par la

layette d’un bébé, le fils incestueux du savant ; et le poing levé du bébé affamé symbolise le

triomphe d’une vie obstinée à sa propre perpétuation, indépendamment de tout savoir et de

toute signification.

La fiction semble ainsi opposer à la politique active des combattants de la République ou

du socialisme sa propre politique. Celle-ci tend à absorber à son profit l’égalité des êtres et

celle des états sensibles, en démontrant la vanité de l’action individuelle ou collective qui

croit imposer ses fins. Les voies littéraires de l’égalité sensible semblent ainsi diverger des

voies de la transformation politique et sociale. Mais on peut poser le problème à l’envers : la

rupture littéraire des liens de la causalité de l’action nous permet aussi de percevoir les

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tensions et contradictions qui sont au cœur des schémas de l’évolution historique, de la

politique révolutionnaire et de la transformation sociale. On peut poser le problème à partir du

contexte immédiat de l’histoire de Julien Sorel. Le Rouge et le Noir est achevé au printemps

de 1830. Il est publié à l’automne de la même année. Entre temps il y a eu, bien sûr, la

révolution de Juillet. Celle-ci a, en un sens, opéré une rupture semblable à celle du roman. La

société des intrigues de la Monarchie restaurée s’est effondrée en trois jours avec l’apparition

de ce peuple en armes, où l’ouvrier en blouse, l’élève de l’Ecole polytechnique et le

journaliste présentent une version grand écran du moment d’égalité sensible partagé. Après

quoi, bien sûr, se pose la question : que faire de ce moment d’égalité sensible ? Il y a

l’opération officielle qui liquide ce moment avec l’avènement de la monarchie bourgeoise

appuyée sur les forces de l’argent et la manipulation de l’opinion. Mais il y a aussi, l’année

suivante, la grande opération menée par les jeunes gens issus de l’Ecole Polytechnique qui ont

embrassé l’utopie saint-simonienne. Ceux-ci prônent la réhabilitation de l’industrie, de la

femme et du prolétariat. Ils font des prédications publiques, envoient des émissaires faire du

porte à porte dans les quartiers populaires et organisent aussi des cérémonies de fraternisation

entre apôtres bourgeois et prolétaires. Le but pratique de ces cérémonies d’amour partagé est

de recruter des ouvriers afin de créer une armée d’un nouveau type, une armée industrielle de

travailleurs. Or la réaction des ouvriers qu’ils d’efforcent ainsi de recruter est

symptomatique : ils veulent bien des paroles d’amour et des cérémonies de fraternisation entre

bourgeois et travailleurs. Mais ils se soucient peu des plans stratégiques des saint-simoniens et

ne manifestent aucun désir de s’enrôler dans une armée industrielle des travailleurs. On leur

demande, en leur qualité de robustes travailleurs, d’inscrire dans la réalité les plans de la

doctrine saint-simonienne. Mais pour eux l’adhésion à la doctrine saint-simonienne fait à

l’inverse partie d’un effort pour échapper à la condition du « robuste » ouvrier, à qui on

demande d’exercer sa force matérielle en laissant à d’autres le soin de penser ou le loisir de

rêver. L’émancipation pour eux n’est pas une affaire de stratégie. C’est la conquête hic et

nunc d’une forme d’égalité sensible qui passe d’abord par la conquête de ce loisir , de ce

pouvoir positif de ne rien faire, normalement interdit aux hommes et aux femmes enfermés

dans la cadre de la vie nue , du travailleur productif et de la reproduction.

Il ne serait pas difficile de retrouver la même tension dans les rapports à la fois intimes et

tendus de la pensée marxiste et de l’émancipation ouvrière. Quand le jeune Marx oppose la

révolution humaine à la révolution seulement politique, il transcrit à sa manière cette exigence

d’une égalité sensible qui aille au-delà de la transformation des institutions étatiques. Mais

quand il veut baser cette révolution sur l’existence d’une classe d’hommes entièrement

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dépossédés et qui n’ont plus rien à perdre que leurs chaînes, il se sépare clairement des formes

d’émancipation de ces ouvriers qui affirment leur capacité de jouir ici et maintenant d’une

forme d’égalité sensible. Il doit séparer de ce désir de communisme présent la fin lointaine

d’un communisme à venir comme résultat d’une évolution historique comprise et maîtrisée.

C’est alors la science, la connaissance de la connexion des causes et des effets structurant

l’exploitation et la domination sociale qui doit permettre la transformation future. Mais les

raisons de cette science sont contaminées par le même mal qui rend vain le savoir des

conspirateurs balzaciens, des stratèges tolstoïens ou du médecin de Zola. Le monde sensible

auquel elle a affaire n’est plus l’espace bien dégagé des fins et moyens des hommes d’action

d’hier. C’est celui d’une vie dont il faut maîtriser les innombrables enlacements de situations

et d’événements, d’une vie au dynamisme de laquelle les actions de la volonté doivent

s’adapter au prix de découvrir le secret ultime : cette vie dont il faut suivre les évolutions et

qui norme les volontés ne veut rien elle-même et ne conduit nulle part. Sans doute la science

marxiste essaie-t-elle de s’arranger avec ce secret troublant qui double les grands récits

scientifiques du progrès et de l’évolution. Elle le traduit encore en termes stratégiques en

expliquant que la marche scientifique vers l’avenir socialiste ne peut imposer ses désirs au

cours du monde en anticipant les développements du processus historique. Mais derrière

l’idée de l’adaptation au mouvement objectif de la vie, il y a le pressentiment que ce

mouvement ne conduit à aucune fin par lui-même et que le désir de changer la vie ne repose

sur aucun processus objectif. C’est pourquoi la rigueur scientifique doit se renverser et

s’affirmer comme la nécessité de l’action violente qui interrompt le mouvement sans fin de la

vie qui produit et se reproduit. Pour ne pas être indéfiniment différée, la révolution doit être

mise en œuvre comme un coup de main, comme le coup de pistolet de Julien Sorel. Dans les

schémas de l’action collective comme dans les scénarios des personnages fictionnels, la droite

ligne de l’action pensée comme conséquence d’une volonté instruite par la science s’est

perdue.

Je n’irai pas plus loin sur ce terrain qui excède de beaucoup l’objet de mon intervention.

Je l’évoque seulement pour souligner un point essentiel concernant les rapports entre fiction

et politique. Il est courant d’opposer les réalités solides dont s’occupent les hommes

politiques responsables aux fictions de mondes meilleurs auxquels croient les rêveurs. Mais

cette opposition est elle-même un scénario fictionnel. Car la fiction n’est pas l’opposé du réel.

C’est une manière de configurer une certaine réalité comme le réel. Il faut toujours faire

œuvre de fiction pour dire : voilà ce qui est donné, la réalité que nous voyons et éprouvons.

Voilà les causes de ce donné, la manière dont ces choses sont liées et font un sens d’ensemble.

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Voilà la manière dont elles peuvent ou doivent changer, les futurs que cet état de choses

autorise ou interdit. L’action politique aussi a ce double caractère de la fiction que mettent en

évidence les fictions littéraires : elle lie des effets à des causes, des événements à des

significations ; mais elle est aussi un conflit entre des mondes. Le choix prétendu du réel

contre l’imaginaire ou du possible contre l’impossible est toujours en fait le choix d’un réel

contre un autre, d’un possible contre un autre.

C’est en cela que les fictions de la littérature touchent à la politique. D’un côté, elles ont

leur politique à elles. Elles articulent des agencements d’événements avec des conflits entre

des mondes. La teneur de leurs descriptions et de leurs enchaînements narratifs est liée à une

décision sur l’égalité ou l’inégalité, sur ce que des êtres appartenant à une certaine condition

peuvent ou ne peuvent pas éprouver, dire et faire. Mais aussi ces fictions sont des sortes de

modèles expérimentaux, des articulations exemplaires des rapports entre le réel, le possible et

le nécessaire. A ce titre, elles peuvent nous aider à penser autrement la manière dont la

politique décrit des situations, lie des causes à des effets et agence des possibles.

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