Ponge/Braque : perspectives arriere-textuelles

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PONGE/BRAQUE : PERSPECTIVES ARRIÈRE-TEXTUELLES Alain Trouvé Armand Colin | « Littérature » 2015/3 N° 179 | pages 109 à 128 ISSN 0047-4800 ISBN 9782200929923 DOI 10.3917/litt.179.0109 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-litterature-2015-3-page-109.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Armand Colin | Téléchargé le 18/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Armand Colin | Téléchargé le 18/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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PONGE/BRAQUE : PERSPECTIVES ARRIÈRE-TEXTUELLES

Alain Trouvé

Armand Colin | « Littérature »

2015/3 N° 179 | pages 109 à 128 ISSN 0047-4800ISBN 9782200929923DOI 10.3917/litt.179.0109

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ALAIN TROUVÉ, UNIVERSITÉ DE REIMS

Ponge/Braque : perspectivesarrière-textuelles

ABRÉVIATIONS ET RÉFÉRENCES PRINCIPALES

OC I et OCII : Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque deLa Pléiade, 1999 et 2002. Toutes les citations renvoient à cette édition.

PE : Le Peintre à l’étude, Paris, NRF, 1948, OCI, 87-161.

AC : L’Atelier contemporain, Paris, Gallimard, 1977, OCII, 563-758.

BR : « Braque le réconciliateur », [1946, reprises : PE, AC], OCI, 127-135.

BAM : « Braque ou l’art moderne comme événement et plaisir »,[1947, reprises : PE, AC], OCI, 136-141.

BD : « Braque dessins », [1950, reprise AC], OCII, 584-588.

BJ : « Braque Japon », [1952, reprise AC], OCII, 594-601.

BL : « Braque lithographe », [1963, reprise AC], OCII, 667-673.

FV : « Feuillet votif », [1964, reprise AC], OCII, 673-676.

BMO : « Braque ou un méditatif à l’œuvre », [1964, reprise AC], OCII,696-721.

BCD : « Bref condensé de notre dette à jamais et re-co-naissance àBraque particulièrement en cet été 80 », Nouveau Nouveau Recueil, Paris,Gallimard, 1992, OCII, 1308-1312.

BA : « Braque Argenteuil », [1982], Nouveau Nouveau Recueil, OCII,1322-1324.

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L’arrière-texte, notion avancée au tournant des années 1970 pourrendre compte du processus de création littéraire1, demeura quatre décenniesdurant une proposition quasi confidentielle, tandis que l’intertexte occupaitle devant de la scène. Il fait aujourd’hui retour dans le discours critique,donnant lieu à des contributions variées que tente de formaliser un ouvragerécemment publié2. Non que l’intertexte n’ait rendu de grands services et nesoit appelé à en rendre encore : il a permis de démythifier la conception del’Auteur tout-puissant et de concevoir le texte comme tissu, entrelacementde discours, dépassant les limites d’un sujet individuel. Son revers seraitune sorte de pantextualisme réduisant la pratique artistique à un jeu de texteà texte(s) : l’arrière-texte permettrait en revanche de prendre en comptel’hétérogénéité partielle des systèmes sémiotiques. Élargissant la perspectiveouverte par l’intertextualité, il intègre en effet des données plus diversifiées– réminiscences textuelles, encore, mais aussi contexte culturel et artistique(nourri d’images), circonstances, corps de l’écrivain – pour comprendrecomment naît une œuvre. Il invite également à reconstituer l’autre scène, àdemi-consciente où, dans un arrière-plan de pensée, se joue l’acte créateur,acte lui-même dédoublé, puisqu’à la scène d’écriture répond une scène delecture. En ce sens, il convient d’envisager l’ajustement toujours imparfaitd’un arrière-texte auctorial, conjecturé, et d’un arrière-texte lectoral, variantavec les lecteurs et les contextes dans lesquels ils se situent. Serge Gavronsky,un des rares utilisateurs de la notion dans le contexte des années 19703,intitule sa communication pour le colloque de Cerisy de 1977 « Nietzscheou l’arrière-texte pongien4 ». Ce que vise le critique est encore de l’ordrede l’imprégnation intertextuelle diffuse. Marcel Spada avait évoqué déjà« le fantassin de 1918 qui portait Nietzsche dans sa musette5 ». Les écritsde Ponge suivant la leçon du philosophe allemand, tenteront effectivement

1. On doit l’arrière-texte à Elsa Triolet qui l’adapte de Khlebnikov et l’utilise dans son essaiLa Mise en mots (Genève, Skira, « Les Sentiers de la création », 1969) pour rendre compte deson écriture romanesque. Voir à ce sujet notre article « L’arrière-texte : de l’auteur au lecteur »,Poétique, n° 164, 2010, p. 495-509.2. Marie-Madeleine Gladieu, Jean-Michel Pottier et Alain Trouvé, L’Arrière-texte Pour repen-ser le littéraire, Bruxelles, Peter Lang, 2013.3. L’arrière-texte fait l’objet de quelques emplois durant l’année 1974 dans le champ de lasociocritique sous la plume de Claude Duchet et d’Henri Mitterand, sans que son usage soitréellement interrogé. Il désigne alors ce qui permet à l’écrivain de dépasser dans l’écriturelittéraire les sociolectes avec lesquels joue son œuvre. Voir par exemple, Claude Duchet« Signifiance et in-signifiance : le discours italique dans Madame Bovary », in La Productiondu sens chez Flaubert, Colloque de Cerisy, 1974, Paris, 10/18, 1975, p. 364 et 369.4. Serge Gavronsky, « Ponge inventeur et classique », Colloque de Cerisy, 10/18, 1977, p. 305-330.5. Marcel Spada, Francis Ponge, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », 1974, p. 22.

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de réconcilier la musique et le verbe. L’imprégnation nietzschéenne n’esttoutefois qu’une direction possible pour explorer l’arrière-texte pongien6.

Au lieu de chercher à la compléter, nous voudrions, à partir des écritsde Ponge sur l’art, réfléchir sur une extension de l’arrière-texte à un objetnon plus littéraire mais pictural. Braque, le peintre de prédilection, s’imposecomme la référence en quelque sorte obligée. Ponge lui consacra, de 1946à 1982, pas moins de neuf textes d’importance dont les sept premiersfurent repris dans des volumes, Le Peintre à l’étude (1948) et L’Ateliercontemporain (1977), qui encadrent presque l’œuvre publiée, aux bornesde son extension temporelle. L’« étude » et l’« atelier » marquent la volontéde saisir l’art comme élaboration, ce qui cadre assez bien avec la notiond’arrière-texte. L’idée est dans l’air du temps, favorisée par les éditeurssuisses qui suscitent et soumettent au regard du lecteur le face-à-face del’écriture et de la peinture : Skira à Genève à qui Ponge confia dès 1946une reprise de « Braque le réconciliateur » avant de lui offrir en 1971 saFabrique du Pré ; La Guilde du livre à Lausanne, qui publie en 1950 LaSeine accompagné d’images du photographe Maurice Blanc. Dans ces livres,l’image, photographie ou peinture, est bien plus qu’une illustration et semblesaisie dans un mécanisme d’interaction et d’insémination de l’écrit.

Lire les textes de Ponge consacrés à Braque comme arrière-texterevient à les traiter comme une variante synthétique du discours critique,ce qui est possible, on va le voir, mais ne laisse pas de poser problème,tant est grande la défiance du poète vis-à-vis de la critique d’art institution-nelle. Ces mots posés sur l’acte de création picturale ont déjà fait coulerbeaucoup d’encre. Évoquer une « perspective » arrière-textuelle tient aussidu paradoxe s’agissant d’un peintre qui acheva avec Picasso de ruiner laconception mimétique de l’art pictural issue de la Renaissance et fondéeprécisément sur le principe de la perspective. Mais si le peintre rejette lesapparences visuelles et l’illusion de profondeur spatiale pour leur substituerune recomposition mentale, si le poète Ponge voulut renouveler notre visiondu monde par une démarche similaire, il n’en va plus tout à fait de même,quoi qu’il en ait, quand ses écrits prennent une dimension méta-textuelle ouméta-artistique. Car la visée critique de l’écrit peut difficilement se passerde l’histoire dans sa triple dimension personnelle, collective et artistique.

Dès lors il s’agira d’explorer un fonctionnement multiforme de cettesérie de discours consacrés au maître du cubisme, comme arrière-texteoriginal renouvelant la critique d’art traditionnelle, comme objets poétiquesvisant une homologie avec l’objet Braque7, comme point de départ pour le

6. Pour d’autres analyses sur ce sujet voir notre article « Fabriques du Savon, d’après FrancisPonge », in Approches Interdisciplinaires de la lecture, n° 5, « Intertexte et arrière-texte »,Reims, Epure, 2011, p. 249-263.7. Bernard Vouilloux, Un art de la figure, Francis Ponge dans l’atelier du peintre, Villeneuved’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998.

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lecteur actuel d’une réflexion sur l’art, réflexion elle-même confrontée à lariche matière des gloses déjà suscitées par ces écrits.

BRAQUE OBJET OU SUJET

La tentation est grande de penser l’unité de l’œuvre de Ponge sousle signe du décentrement inaugural opéré en 1942 dans Le Parti pris deschoses. Conformément à cette marque de fabrique, Braque serait à sontour traité comme objet, non un objet pour évacuer l’homme comme lecrut Sartre8 qui contribua pourtant à la reconnaissance de l’écrivain, maisl’objet donné dans l’expérience du sujet poète, invitant à concevoir unerhétorique nouvelle accordée à son caractère unique et à repenser la placede l’homme au sein du monde. Il se trouve néanmoins que cet objet, letableau, porte la marque intentionnelle impliquant un sujet créateur, unalter ego, diraient les phénoménologues. Les écrits sur l’art sont donccontraints de tenir compte de ce détour particulier. Ils sont aussi confrontésau vieux problème de la relation entre écriture et peinture. « Y a-t-il desmots pour la peinture ? » demande Ponge en 1945 dans la « Notes sur LesOtages Peintures de Fautrier » (OCI, 98).

Contraints par les circonstances matérielles autant que sociales, lesécrits de Ponge sur Braque répondent dans un premier temps à la commande.Une note de l’auteur le précise par exemple dès les premiers paragraphesde « Braque le réconciliateur » : « Ce texte a été composé pour servir depréface à un album de reproductions ».

Ponge ne décrit pas les toiles de Braque, pas plus qu’il ne décrivaitau sens traditionnel du terme les objets du Parti pris. Il invente une nou-velle méthode par contournement qui présuppose une mémoire visuelle destableaux ou un regard conjoint sur le texte et l’image, mais qui se dirigeen amont vers le peintre et son geste producteur en tant qu’il affirme unrapport au monde dont les toiles peintes sont la concrétisation. C’est à cettefocalisation sur l’amont de l’œuvre que la notion d’arrière-texte nous semblepouvoir correspondre.

Les tableaux de Braque, malgré cette vue oblique, restent le pointde mire. Les motifs favoris du peintre sont rappelés : « Guitares, violons,brocs et cuvettes remplacent ainsi lyres et urnes » (BR, 131). Les techniquesnouvelles comme le collage sont évoquées, des tableaux sont même désignéspar leur titre : Le Billard (BR, 132), [Le violon9], Le Banjo (BMO, 705-706), La Patience, « chef-d’œuvre [...] de l’époque [de l’Occupation] » dontl’évocation revient, à trente-cinq ans de distance, dans l’hommage posthume

8. Jean-Paul Sartre, « L’homme et les choses », [1944], Situations I, Paris, Gallimard, 1947.9. Il pourrait s’agir de Nature morte au violon, 1911, et non 1912, comme Ponge le notede mémoire. Voir à ce sujet Braque, Catalogue établi par Nadine Pouillon, centre GeorgesPompidou, 1982, p. 38.

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de 1980 (BR, 133 ; BCD, 1309). Le texte ne commente pas l’image, il lacomplète en donnant à comprendre le sens humain du geste pictural.

Cette compréhension se fonde sur une proximité de vue concrétiséeà la fin de la guerre, grâce à Jean Paulhan, en échanges amicaux teintés derespect filial : dix-sept ans séparent le peintre et son cadet. Braque s’étaitintéressé à cette nouvelle poésie des choses révélée dans le recueil de 1942,Paulhan organise la rencontre. Braque illustre la couverture du Peintre àl’étude, réalise des eaux-fortes pour les Cinq sapates10 dont la publicationdate de 1950. Ponge écrit d’abord pour les expositions et catalogues consa-crés au peintre. Son intérêt prend les accents de l’éloge. L’énonciation del’arrière-texte est donc accordée à un goût sans cesse réaffirmé. L’adresse« Au lecteur », en tête de L’Atelier contemporain élargit ce goût, cet intérêtau sens fort du terme, à tous les peintres commentés :

Aussi bien les chocs émotifs ressentis au contact de cette espèce d’hommes,observés « à l’œuvre » et dans leurs comportements quotidiens, tant éthiquesqu’esthétiques m’obligeaient-ils, de toute nécessité et d’urgence, à en obtenir,si je puis ainsi dire, raison. (p. 565)

L’hommage posthume de 1980 atteint un paroxysme, évoquant àpropos de Braque, le « plus grand peintre français », la « vénération » quelui porte son commentateur (BCD, 1309, 1311).

À cette pointe de la participation subjective, à ce plaisir de l’œuvrequ’affirme le goût, Ponge associe les données biographiques les plus plate-ment objectives :

Braque, eh bien, est né en 1882, – à Argenteuil, – puis a vécu au Havre jusqu’àvingt ans, – époque à laquelle il vint à Paris s’adonner, c’est comme je vousle dis, à la peinture, – et après une brève période fauve puis cézanienne, – afait en 1908 la connaissance de Picasso, – avec lequel il fonda l’école cubiste,– puis vint la période des papiers collés, etc. (BR, 128)

Les coordonnées spatio-temporelles tissent le fond de la trame del’arrière-texte. « Fauvisme », « période cézanienne », « cubisme », cestermes prélevés dans le lexique de la critique picturale dérogent à l’aversionaffichée pour les significations figées. Le « etc. » final signale les limites dece genre de discours. Il n’empêche : un cadre a tout de même été posé quine serait pas sans utilité pour un spectateur dépourvu de culture picturale.

La véritable assise de l’arrière-texte réside toutefois dans la partde témoignage sur le peintre parmi ses œuvres, témoignage aux accentsautobiographiques relatant la première rencontre « un beau jour du débutde 1945, [...] rue du Douanier » (PMO, 706) et le « choc » éprouvé à cetteoccasion devant une toile pour une fois décrite :

Un assez grand tableau, plus haut que large, barré dans le sens de la hauteur,d’une assez large bande noire, le tuyau d’un poêle de fonte, avec un plat de

10. Voir notamment « Les Olives », ou « Ébauche d’un poisson » (OCI, p. 856-857).

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poissons, où il y a plusieurs touches de couleurs vives, dont des rouges. Àpeine cette toile m’eût-elle sauté aux yeux, je ressentis ce que j’ai nomméailleurs le sanglot esthétique (cet « esthétique » ne me plaît pas trop), enfin,une sorte de spasme entre le pharynx et l’œsophage, et mes yeux s’embuèrent.(BMO, 709)

Le « sanglot esthétique » frappe d’autant plus que Ponge bannit engénéral l’expression lyrique des sentiments, mais ce lyrisme est accepté dèslors qu’il naît de la rencontre avec la chose peinte et ne s’applique pas à lapersonne de l’énonciateur ; le terme « esthétique », employé avec réticence,traduit bien pourtant le caractère synthétique de l’émotion : condensé desensations et de pensées.

Une des dimensions de cet arrière-texte est corporelle11. La grandeurdu peintre, maintes fois soulignée, se lit au figuré mais aussi au propre. Évo-quant leur première rencontre dans l’atelier de Braque, Ponge se souvient :

J’ai pu alors vérifier [...] l’exceptionnelle grandeur, non affichée, non affectée,non mimée, de ce grand « corps » (physique). La large diffusion de ses portraitsphotographiques m’épargne de le décrire. [...] Nul besoin de faire valoir sahaute stature par son maintien (BMO, 703)

Le corps, cette entité complexe dans laquelle il est difficile de démêlerce qui relève de la constitution physique et ce qui est d’ordre culturelrésiste à la mise en mots au point que le lecteur se trouve renvoyé auximages, mais la « haute stature » et la « souplesse » isolées comme traitsidentitaires sont de bonnes entrées pour approcher la « manière » du peintre.Dans « Braque-Japon », on trouve plus de détails sur le visage – « sa face,profondément creusée d’ornières verticales, [...] fortement hâlée » –, lesyeux, « extrêmement clairs » qui lui donnent des airs de « marin » (BJ, 597).Des airs de « jardinier », aurait rectifié Braque : quoi qu’il en soit, il existeune continuité du corps à la manière d’habiter le monde.

Le fond circonstanciel de l’arrière-texte n’est pas omis : circonstancesénonciatives qui donnent à certains morceaux la forme diariste (BJ12), cir-constances de la vie personnelle s’attardant sur des lieux (la maison ruedu Douanier), les dates de rédaction, les écarts d’âge. Pas de compréhen-sion sans perspective temporelle. Mais les circonstances au sens historiquesont minorées, prisonnières des opérations idéologiques de l’intelligence :« rien », se félicite Ponge, « qui place l’œuvre de Braque dans un mondeintellectuel, un monde fragile, accidentel, historique, le monde des satisfac-tions (et des désespoirs) de l’intellect ». Les circonstances historiques nesont que des épisodes :

La seconde guerre elle-même, la première aussi et aussi la révolution bol-chevique et les réactions nazies et fascistes, et les massacres, déportations et

11. Voir à ce sujet aussi, « Le Corps à l’œuvre », Approches Interdisciplinaires de la Lecture,n° 8 (Marie-Madeleine Gladieu, Jean-Michel Pottier et Alain Trouvé dir.), Reims, Épure, 2014.12. « Braque-Japon » s’ouvre sur l’indication « Par avion de Paris, le juillet 1952 ».

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exterminations de masse qui, de part et d’autre s’en suivirent ne furent que desépisodes, on peut le craindre pas les derniers (BMO, 710).

Les circonstances majeures touchent aux mutations dans la pensée etles arts. Ponge qui s’en est plusieurs fois expliqué date la grande fracturedes années 1870 qui voient avec Rimbaud, Ducasse, Mallarmé en littérature,Cézanne, Manet, puis Braque, Picasso et le premier Matisse en peinture,l’effondrement de l’ancienne rhétorique fondée sur la mimésis et sur laperspective, une perspective elle-même liée à la conception euclidienne del’espace (BMO, 710-714).

L’analyse du geste créateur s’enrichit plus classiquement de relationsintertextuelles, exhibées ou plus latentes. Si Nietzsche reste discrètementconvoqué, de même que Reverdy, voire Paulhan13, d’autres sont fortementévoqués. Lucrèce, surtout, dont le De Rerum natura constitue la trame etle point d’orgue de « Braque ou un méditatif à l’œuvre ». Comme Lucrèce,Braque est un sage dont la pratique artistique administre une leçon de vie.Ponge ne saurait mieux marquer la coïncidence que de terminer son discourspar une longue citation en latin du disciple d’Épicure (II, 1-9, 14, 16-19).

C’est toutefois à Apollinaire et à son livre sur Les Peintres cubistes(1913) que Ponge emprunte la formule qui fait le lien, peut-être, entreLucrèce et Braque : le « sentiment du sublime qui permet à l’homme d’or-donner le chaos » (BA, 1324).

Les mots du peintre eux-mêmes sont enfin repris. Braque avaitpublié dans Le Jour et la nuit14 les réflexions consignées dans ses Cahiersentre 1917 et 1952 ; Ponge semble dialoguer avec certaines de ces formules.« L’Art est fait pour troubler, la Science rassure », devient « le trouble leplus profond, il le résout15 » (BR, 133). Dans ce retournement qui formulele côté apollinien et réconciliateur de Braque, il faut lire la trace des Poésiesd’Isidore Ducasse qui avaient ouvert la voie à la réécriture des sentences.On pourrait multiplier les exemples de cette innutrition intertextuelle.

Fidèle à sa méthode d’exploration du trésor de la langue française,Ponge convoque enfin dans la constitution de son arrière-texte la rêverie éty-mologique, à partir du verbe contempler qui établit un lien entre l’écrivainet le peintre. Appelant pour une fois au secours du Littré le Dizionario eti-mologico italiano de Dante Olivieri, il exhume la racine de templum comme« espace "quadrato" dans le ciel et sur la terre » (BMO, 720), autrementdit comme cadre permettant de circonscrire l’infini du ciel ou de tendrela lyre pour sa juste vibration. Ce qui est déjà dépasser la perspective del’arrière-texte du peintre en lui associant un second sujet créateur, le poète.

13. On pense ici au livre de Paulhan, Braque le patron, Paris, Gallimard, 1952.14. Le Jour et la nuit, Cahiers de Georges Braque, 1917-1952, Paris, Gallimard, 1952.15. Pour qu’un tel dialogue ait un sens, il faut supposer que par la conversation ou la consultationdes Cahiers, Ponge avait eu connaissance de ces aphorismes avant leur publication en 1952,« Braque le réconciliateur » datant de 1946.

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Appréhender ces différents discours comme un arrière-texte de l’œuvrepicturale de Braque implique un usage réflexif de la langue qui procède parassociations (juxtapositions, analogies, différentiations) d’éléments partiel-lement hétérogènes (les textes, les tableaux, le corps, les circonstances, lalangue) pour approcher au mieux la dimension synthétique de la créationartistique. Quoi qu’il en ait contre les significations à portée générale appe-lées à se dissoudre dans le rapport aux choses, Ponge doit composer avecun certain degré de généralité du discours critique, fût-il d’un genre inédit.Écrire que Braque est « un praticien, pas un théoricien » (BJ, 598), c’estencore élever la phrase à la généralité de l’idée. Il y a bien en ce sens undiscours sur la peinture, qui fait la spécificité de ces écrits. L’arrière-textemis en discours par Ponge a révélé deux aspects frappants. Le retour dusujet créateur consubstantiellement lié à son art, d’abord, à l’opposé du mou-vement qu’initia par exemple le Contre Sainte-Beuve. Rarement on était alléaussi loin dans l’attention portée à la corporéité du créateur. L’autre pointmarquant est le traitement sélectif et paradoxal réservé à la circonstance.Mais ici, c’est déjà le sujet Ponge qui occupe le devant de la scène.

EFFACEMENT DE LA FRONTIÈRE ENTRE CRITIQUE ETPOÉSIE

Après avoir intégré un second degré dans Le Parti pris des choses,Ponge entreprend de confondre dans les Proèmes prose et poème, écritureréflexive et poésie des choses. Le Grand Recueil poursuit le mouvement,même si ses deux premières parties : Lyres et Méthodes semblent maintenirun certain clivage entre l’hymne au monde et la réflexion sur l’écriture. Cer-tains des textes de l’ensemble Lyres émigreront vers L’Atelier contemporain,accentuant le brouillage des lignes. Ce n’est pas le cas des textes sur Braqued’emblée insérés, à l’exception des deux derniers, dans des ensembles dédiésà l’art pictural.

La confusion vient de l’intérieur : les procédés poétiques vont conta-miner ce qui relève du discours. Ainsi de la rêverie, dans la première sectionde « Braque le Réconciliateur », déclinant le nom de l’artiste en « Bach,prononcé à la française », « Baroque », « Barques » qui connotent les idéesd’ordre et de désordre, de musique réglée, d’objet stable et de dérive, pro-grammant et redoublant en quelque sorte ce que le discours critique montrepar d’autres voies. Ponge n’a-t-il pas annoncé dès le second paragraphe« une sorte de poème à ma façon » ? Que les lettres de l’alphabet se mettentà leur tour de la partie, le Q, par exemple, évoquant « irrésistiblement soitune casserole de terre, soit une cuiller à pot, soit un miroir à main », renchéritsur le mécanisme d’écriture qui tend à confondre le sujet écrivant, le poète

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Ponge, et le sujet narré, le peintre Braque encore évoqué par l’énumérationde ces objets.

L’écriture joue sur la dimension musicale des sons : la gamme desparonymes du nom propre relève de cet art temporel ; de même le peintre,luttant par sa technique picturale contre les apparences, a su parfois réin-troduire dans son exposition du monde quelque chose de la temporalitéinterdite, selon Lessing, aux arts visuels. Cet aspect est spécialement déve-loppé à propos des compositions lithographiques dans lesquelles chaquepierre occupe la place d’un instrument dans un orchestre. Si « la principaledamnation de la peinture » est de ne « rien exprimer du temps, c’est-à-direde la catégorie majeure, à quoi se rapporte la vie », il n’en va pas de mêmechez « les meilleurs peintres [qui] se distinguent par leur aptitude à conjurercette damnation ». Braque, bien sûr, est de ceux-là, « notamment par uncertain tremblement, une certaine hésitation simulée du dessin, évoquantle cheminement, la tribulation des êtres ; par une certaine déformation ducontour des objets, rendant compte de l’attraction tactile ; enfin, par certainsdécalages du dessin par rapport à la couleur, et parfois de la couleur parrapport à elle-même » (BL, 670-671).

Les « hésitations », « le tremblement » du tracé, « le cheminement »par le regard du peintre trouvent leurs équivalents chez le poète Ponge quifait un usage croissant de la reprise et de la variation, au sens musical duterme. Cet art de la fugue culminera dans Comment une figue de paroleset pourquoi (1977). Les neuf textes sur Braque en jouent déjà par la décli-naison répétée des mêmes motifs : lieux de vie du peintre, goût pour leschoses, simplicité et grandeur, conception de l’art pictural comme métier,sagesse matérialiste et détachement des contingences historiques, éloge desa personne et de son art.

Cet éloge lyrique appliqué à la contemplation de réalités extérieuresà soi, qu’il s’agisse de choses ou ici du travail d’un autre artiste, est encoreun trait de l’écriture poétique réalisant une association de la parole et de sonobjet dans un décentrement au profit de ce dernier.

L’écriture poétique tient aussi à une effervescence métaphorique. Trèstôt, Ponge a affirmé se défier du « magma analogique » et vouloir, « à traversles analogies, saisir la qualité différentielle » (« My creative method16 »,1948). L’ennemi est donc la métaphore lexicalisée, le cliché, ce « langagecuit » raillé par Desnos. Aussi les équivalents métaphoriques viennent-ilsse corriger : de Bach, le musicien, à Baroque, au chien braque en passantpar les Barques se cherche par rectifications successives, l’équivalent verbalde l’art du peintre. C’est ce que Bernard Vouilloux nomme « Un art de lafigure17 ». Par l’écriture poétique, Ponge congédie les injonctions de l’idée

16. « My creative method », 1948, repris dans « Méthodes », Le Grand Recueil, 1961, OCI,p. 515-537.17. Bernard Vouilloux, op. cit.

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préconçue : « les idées comme telles me paraissent ce dont je suis le moinscapable, et elles ne m’intéressent guère » (OCI, 515). Il ne récuse pas lamarche vers l’idée, soit qu’elle se forme dans le processus d’approximationset de complémentation dont on vient de parler, soit qu’elle surgisse de latrouvaille consignée dans de nouveaux aphorismes. Ainsi de cette phraseempruntée à Apollinaire pour condenser l’essentiel de Braque : « La nacrede ses tableaux irise notre entendement » (BA, 1324). On y retrouve lamatière et ses reflets, visuels et musicaux, pour arriver non au renoncementà la pensée mais à une forme supérieure dans laquelle l’idée est corrigéepar ses résonances, la dimension conceptuelle du signifié par les variationsà partir de la matière sonore des mots, soit le jeu de « raison et réson »,pour reprendre un des leitmotive de Pour un Malherbe (1965). En termeskantiens, « le jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance »parce qu’il n’est pas fondé sur une appréhension conceptuelle de l’objetgrâce aux catégories a priori de l’entendement, celles de la raison pure. Ilrenvoie aux opérations de synthèse du jugement esthétique effectuées par lesujet et serait, selon le commentaire le plus fréquent de la troisième Critique,condamné à la subjectivité, bien que, pourrait-on ajouter, la pensée réflexivequi s’y énonce continue à viser une justesse du dire. Ponge, qui se défie del’esthétique comme d’un gros mot, mais se trouve contraint à recourir à ceterme pour penser son rapport à l’art, en retient la dimension synthétiqueet tente peut-être de donner à ce goût un fondement objectif par le biaisde sa « méthode ». L’idée pure ainsi conquise par le détour de l’objet doitnécessairement s’imposer à tous ceux qui n’ont pas un rapport frelaté à l’art :elle se partage, comme la beauté doit se reconnaître.

Par un effet de miroir l’atelier du peintre et celui du poète se super-posent, leurs portraits d’hommes et d’artistes tendent à se fondre, commeil en va souvent dans les écrits sur l’art. Si le physique diffère, la formuledu méditatif-à-l’œuvre vaut pour les deux. « Je ne voudrais pas qu’on m’ac-cuse ou qu’on me soupçonne de tirer Braque trop à moi ou vers quelquedoctrine », écrit Ponge préventivement (BMO, 701). On lit en effet aussitôtun portrait qui, de façon troublante, sonne comme un autoportrait :

Que si, maintenant, parce que cette sagesse est seulement humaine, résolumenthumaine, parce qu’elle ne fait appel, ne se prosterne, ne se résigne, n’adore,ni n’adresse de prières, jamais, à aucune transcendance, parce qu’elle ne viseque le plaisir, l’absence de douleur et ne s’en remet, pour en juger, qu’à lapure sensation ; que si, pour son refus d’envisager aucune vérité éternelle et,en somme, pour sa lucidité et sa modestie mêmes, on la qualifie (elle ne s’estjamais qualifiée ainsi elle-même) de matérialiste, de bien triste, de pessimiste[...] eh bien, qu’on m’en croie, elle a de quoi répondre, comme chacun peutle voir ici ; par sa pratique, justement, par son métier, par le plaisir qu’elley prend et qu’elle en fait éprouver à ceux qui contemplent ses ouvrages [...](BMO, 701-702).

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Point par point, on trouverait une correspondance entre les notationsde ce portrait de 1964 et ce que Ponge a déjà manifesté de lui-même anté-rieurement, dans ses écrits, sa vie sociale et culturelle. Même la modestie,pourvu qu’on la comprît dans son sens étymologique de « modération »(BA, 1323) les unit, car elle est l’autre nom de la francité partagée. Le côtétranquillisant de Braque le situe dès 1946 à la pointe d’une lignée française :« Et je n’aurai pas besoin de l’expliquer davantage si je cite à la suite lesnoms de La Fontaine et Boileau ; de Rameau ; de Poussin, Chardin, Cézanneet Braque ». L’hommage posthume de 1980 conclut avec plus de vigueur etcomme en écho au Malherbe érigé entre-temps en art poétique : « Tout cela,d’un ton grave et mesuré, à la française, c’est-à-dire, malgré la grandeur,sans grands mots ». En quelque sorte, l’arrière-texte (implicite) de Ponge« regardeur » de l’œuvre picturale vient à la rencontre de celui de Braqueélaboré dans l’écriture.

Pas d’exploration arrière-textuelle sans cette interférence et cet ajuste-ment par la pensée de deux subjectivités, l’une, celle du peintre, placée aucentre du discours, celle du poète comme foyer de l’écriture cherchant danscette figure exposée une sorte de miroir.

Mais ce miroir n’a cessé de troubler des générations de commentateursà leur tour engagés dans d’autres écrits cherchant à percer les secrets de l’artpongien.

PERSPECTIVES HISTORIQUES ET PHILOSOPHIQUES

Le composé discursif et poétique résultant du face-à-face du poète etdu peintre recèle sans doute une pensée de l’art, à dégager. Sauf à imiterPonge lui-même, le lecteur de cette série sur Braque se trouve contraint àl’écriture réflexive s’il veut tenter d’en cerner les caractéristiques. L’histoireet la philosophie ont ici leur mot à dire.

L’historicisation des discours est inscrite dans la datation qui ouvre ouclôt la plupart des écrits considérés, mais cette datation concerne essentiel-lement des événements artistiques ou personnels, elle minore la dimensionpolitico-historique. Il est possible, toutefois, et sans doute utile de rendrel’implicite de ce discours sur la notion de circonstance à ses circonstances.On y percevrait l’infléchissement du contenu notionnel dans la continuité desthèmes, infléchissement qui conduit Ponge du communisme de Résistance,pratiqué parallèlement à ses premiers écrits, au gaullisme de sa dernièrepériode. Ainsi les notions de résistance et de francité qui constituent lestraits d’union d’une phase à l’autre, voient leur sens évoluer. La Résistanceconçue durant la guerre comme insoumission à l’Occupant va devenir résis-tance des formes artistiques novatrices au décadentisme et à tous ses avatarsnéo-réalistes. La francité fut un autre trait d’union avec l’idée de nation

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remise au premier plan sous l’Occupation par les écrivains communistes,– on pense à La Diane française d’Aragon, par exemple. L’attachement àla langue française, langue de la clarté et de la mesure, encore perceptibledans le « Bref condensé » de 1980, déjà cité, se double ponctuellementd’une signification politique dans « Nous, mots français », écrit deux ansplus tôt. Au nom de la « Parole, matière et esprit mêlés », de « la surviede l’esprit sous ses espèces françaises », cet « Essai de prose civique », telqu’il se désigne non sans une pointe de distance ironique, se termine parun appel à voter pour le parti gaulliste – le texte paraît le 1er mars 1978dans le numéro 302 de la NRF, à moins de quinze jours du premier tour desélections législatives.

La réflexion arrière-textuelle sur ces écrits invite à situer le discoursdans son contexte politico-éditorial. Ainsi de cette allégeance teintée d’iro-nie « aux réalistes en politique dont je me flatte d’être l’ami », qui ouvrele troisième paragraphe de « Braque ou l’art moderne » (BAM, 136). Ony discerne une allusion à la situation de Ponge encore membre du PC en1947, allusion compréhensible grâce à sa correspondance avec Jean Paul-han à qui il confie : « Les Lettres françaises m’ont refusé un grand article(sur Braque)18 ». Les Lettres françaises sont encore à cette date dirigées parClaude Morgan mais Aragon y joue déjà un rôle de premier plan, le mêmeAragon qui introduisit Ponge en 1944 dans le journal Action, autre hebdo-madaire communiste qui publiera finalement « Braque le Réconciliateur ».Cela dit afin de ne pas gommer la complexité d’une situation d’énonciation.

Entre « Braque le Réconciliateur » (1947) et les derniers écrits desannées 1980, un texte permet de saisir le glissement axiologique qui s’opèredans le discours. « Braque Japon », écrit pour accompagner une exposi-tion au pays du Soleil Levant en 1952, introduit la notion de « civilisationfinissante » : « le fameux conflit (économique et militaire) qui menace ensurface le monde, ne nous paraît l’effet que d’un schisme, finalement assezdérisoire bien qu’il doive lui être mortel, à l’intérieur de la civilisation finis-sante » (BJ, 595). Deux ans après l’Appel de Stockholm contre la menaced’une troisième Guerre mondiale atomique, lancé par le Mouvement dela paix19, cette phrase se charge d’une résonance particulière. Quatre moisaprès le « Braque Japon », dans le cadre d’un « Entretien avec Breton etReverdy », Ponge précise sa pensée à propos de la « civilisation finissante ».Il évoque « ce système de valeurs que nous avons hérité à la fois de Jéru-salem, d’Athènes, de Rome, que sais-je ? et qui a ceinturé récemment laplanète. Selon [ce système], l’homme serait au centre de l’univers ». Ce quiest supposé finir englobe les deux grands acteurs de la guerre froide, les

18. Robert Mélançon, « Notes sur Le peintre à l’étude », OCI, p. 949-950. La même noteprécise que « l’article sera finalement publié dans Action, hebdomadaire du parti communiste,dont Ponge avait dirigé les pages culturelles de novembre 1944 à octobre 1946 ».19. Mouvement au sein duquel les communistes militent activement.

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deux systèmes, capitaliste et socialiste, remis à leur place dans un coin dela nature. On comprend que ce changement d’échelle conduise à minorersingulièrement l’Histoire. En marge des choix politiques, que son œuvren’inclut dans les textes des années 1940 que comme incidente de la penséemise en mouvement par le rapport au monde muet, refusant dans l’après-guerre toute notion d’engagement littéraire à l’heure où Sartre, à partir deses positions propres, théorise celle d’un engagement de l’écrivain, Ponge,parvient, à plus de trente ans de distance, dans « Nous, mots français » àcette position paradoxale d’un engagement ponctuel, hautain et urgent, enfaveur du parti gaulliste, au nom du plus total désintérêt de la contingencehistorique. Méta-poétique et convoquant en cohérence avec ses choix anté-rieurs, une série d’écrivains de prédilection – Lucrèce, Horace, Montaigne,Mallarmé – ce dernier écrit s’avère pour une fois, parfaitement de circons-tance, au sens politique du terme. Pour condenser l’inflexion du rapport del’artiste à l’Histoire, suivant le modèle de Braque, comparons encore cesdeux propositions : en 1947, l’artiste est « quelqu’un qui n’explique pas dutout le monde, mais qui le change » (BAM, 138 : un changement par l’art,bien sûr) ; en 1964, il devient « Un des plus profonds méditatifs qui aientpeint » (BMO, 698).

Les enjeux d’une réflexion sur l’art sont toutefois et avant tout desenjeux de pensée, invitant à réfléchir à la relation entre philosophie, art etlittérature, à se reposer la question du statut du discours employé à ce sujet.On envisagera ici, sans prétention exhaustive, trois ramifications de cettepensée.

La première, dérivant des suggestions de Ponge lui-même, invite àconcevoir une pensée de l’art supérieure à la pensée strictement rationnelleet conceptuelle, accédant, grâce au détour par le monde concret des choseset des sensations, par la conjonction de « raison et réson », à une forme desavoir plus profond. Ce savoir supérieur, « Braque lithographe » n’hésite pasen 1963 à le nommer, dans un registre mallarméen, « religion sans dogmes »et à l’opposer aux deux systèmes idéologiques dont l’affrontement continueà polariser le monde :

Religion sans dogmes, toute en pratiques, fort dangereuse, à ce qu’il paraît,pour l’ordre établi ; la plus redoutée, semble-t-il, par les tyrannies du momentpuisqu’on a pu entendre tonner contre elle à la fois Hitler et Staline et, dansl’instant même où j’écris, encore, le plénum du Comité Central du particommuniste de l’URSS (qui ne tonne pas du tout contre le Concile).

Mettant à présent sur le même plan nazisme et communisme, ceque Hannah Arendt après 1945 théorise sous l’appellation de totalitarisme,Ponge assigne à l’art un but intrinsèque : transcender les clivages politiquespar un jeu de langage révolutionnaire en tant qu’il subvertit toute parole

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politique, assimilée aux lieux communs idéologiques20. Ce langage de laconnaissance supérieure ne peut être, s’agissant de langage verbal, que lapoésie « science par excellence » (BMO, 716).

La pensée supérieure à laquelle l’art donne accès se confond aussiavec la méditation dont les tableaux de Braque sont la manifestation. Ellecorrespond à une résolution « des antinomies de l’ancienne culture », entre« l’esprit et la matière », entre « celui qui médite [...] tourné sur lui-même »et « celui qui contemple [...], tourné vers le monde extérieur », donc entre lesujet et l’objet. Cette résolution des antinomies, Ponge en trouve l’expressiondéjà chez Lucrèce, trait d’union entre la méditation de Braque et la sienne.La profondeur chez Lucrèce ne réside pas que dans la justesse de sonmatérialisme hérité d’Épicure, elle tient à la conjonction du langage raisonnéet de la musique des mots, à la logique réflexive du De rerum natura et à sastructure poétique. Dès lors, le sublime auquel la grande œuvre atteint est-ilplus à éprouver qu’à dire dans un quelconque métalangage. Il s’éprouve surle mode de la communion par référence à la musique liturgique : « BraqueJapon » apparente l’œuvre du peintre à « un missel plénier » (BJ, 671). Telpourrait être aussi le sens de l’objeu et de l’objoie que Ponge théorise dansla troisième phase de sa production poétique. Cette fameuse jouissance dutexte – l’objoie – dont tous ses commentaires se font alors l’écho ne peut êtreen définitive qu’une façon de savourer un jeu de langage ; les joies à nullesautres égales ainsi promises sont à la mesure de la perfection de l’objettextuel dans son adéquation à la chose dite. Aussi, pour clore son grandarticle « Braque ou un méditatif », Ponge ne trouve-t-il pas de meilleurmoyen que de citer longuement l’hymne à la sagesse de qui contempleles flots tourmentés, à l’abri depuis le rivage (De rerum natura, IIe partie),hymne cité dans le texte latin (BMO, 721), comme si toute traduction ouglose risquait d’en faire perdre la quintessence.

Cette pensée qui s’éprouve et ne pourrait à la limite se dire que dansla reproduction des mêmes configurations de mots n’a pas cessé de fascinerles commentateurs et notamment certains philosophes qui ont cherchénéanmoins en elle un moyen d’approfondir leur propre réflexion sur l’art.

La phénoménologie et la philosophie analytique auxquelles on consa-crera quelques trop brèves remarques, figurent parmi les discours les plusintéressants qui se disputent le champ de l’interprétation. Prétention vaine,dira-t-on. En dépit de l’intérêt marqué par Ponge pour certains de ses com-mentateurs, ce dernier, en marge de toute école de pensée, n’a cessé demarquer son indépendance vis-à-vis des discours théoriques suspectés deréduire la pensée à l’œuvre dans son écriture littéraire. Le bref compagnon-nage avec le groupe Tel Quel, qui voulut voir en lui le chef de file d’une

20. En prolongement ce qui a été dit plus haut, on mesure une fois de plus l’écart séparant ceparallèle entre Hitler et Staline, de 1963, et ce qu’écrivait encore Ponge en 1950 dans La Seineà propos de l’URSS, cette « grande nation qui se libéra d’abord » (OCI, 259).

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nouvelle avant-garde littéraire, ne résista pas à l’épreuve du temps et desinflexions politiques de la dernière période.

Plus profond semble le dialogue avec des philosophes inspirés par laphénoménologie, Groethuysen, puis Maldiney dont la pensée puise aussidans l’esthétique et la psychiatrie. Dans Le Vouloir dire de Francis-Ponge21 ,ce dernier se met à l’écoute du poète dont il cite abondamment les textes.Il en déplie certains attendus comme on peut le souhaiter d’un écrit àvisée uniquement réflexive. Il note, par exemple, « la correspondance enprofondeur entre la méthode créatrice de Francis Ponge [...] et les méthodesformatrices de l’ancienne école primaire », qui proposaient, à côté de larecherche de « résultats conformes » par le calcul ou la dictée, ces « deuxexercices » : « la leçon de choses » et « la rédaction » (20). Il s’approche auplus près de l’art pongien en énonçant l’injonction paradoxale qui semblel’animer :

Il se voue et se refuse tour à tour, ou même à la fois, à édifier « une œuvre lit-téraire qui aurait pour sens le plus intérieur – comme l’écrit Maurice Blanchot– la littérature qui se signifierait elle-même ». [...] Cette conception [...] définit[...] la conception contemporaine du monde de l’écriture, de l’écriture abso-lue. Il s’agit bien, pour elle, en un sens, de parler pour ne rien dire... qu’elle.« Elle est, dit Julia Kristeva, le désir absolu d’un discours [...] qui a les effetsd’un acte par le simple contrat de désir que son auteur et ses destinatairesmaintiennent avec la fonction symbolique en tant que telle ». (137-138)

La citation empruntée au Séméiotikè de Julia Kristeva trace le pro-gramme de cette littérature intransitive dont Ponge s’approche au momentoù Tel Quel croit voir en lui le phare de la nouvelle avant-garde, et dontil se déprend simultanément. Il reste en effet fasciné, selon Maldiney, parl’altérité au langage :

L’altérité n’est pas seulement l’opaque qui, dans les choses fermées à nosexplications, fait que nous n’avons pas d’intelligence dans la place [...] maiscelle aussi (sans cesse rappelée par André Du Bouchet), du « muet dans lalangue ». (140)

La contemplation de l’œuvre de Braque, matériellement accordée aumonde des choses vues et lui superposant sa vision reconstruite, ne peut queréveiller cette injonction paradoxale.

Cette tension est aussi celle qu’analyse Richard Rorty22 entre uneépistémè occidentale attachée depuis les Grecs et jusqu’à Kant à l’idéeque le discours philosophique puisse atteindre quelque vérité sur le mondedont il serait le miroir, ce qu’il appelle la « philosophie systématique »,d’une part, et, d’autre part la prise de conscience, sous l’impulsion de laphilosophie analytique (Russell, Dewey, Wittgenstein), que les énoncés

21. Henri Maldiney, Le Vouloir dire de Francis Ponge, Fougères, Encre marine, 1993. Lescitations suivantes renvoient à cette édition.22. Richard Rorty, L’Homme spéculaire, [1979], Paris, Le Seuil, 1990, trad. Thierry Marchaisse.

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produits restent enfermés à l’intérieur de la langue qu’ils utilisent ; Rorty lanomme « philosophie édifiante », au sens de l’élaboration d’un sens dansun cadre de langage :

[les philosophes édifiants] se sont acharnés à faire jouer l’argument holisteselon lequel les mots prennent leur sens au regard d’autres mots, et non envertu de leur caractère représentatif, ainsi que son corollaire – à savoir que lesdiscours tiennent leurs privilèges des hommes qui y ont recours et non de leurtransparence au réel. 23

Plus de rupture fondamentale, dans cette optique, entre les arts visuelet verbal. Il y aurait, certes, des « langages de l’art » aux fonctionnementspropres, ceux que Goodman, à la suite de Wittgenstein, tenta de théoriser24,cependant des façons de converser à propos du monde susceptibles d’entrerdans un rapport d’homologie. La matérialité commune des choses, dessignes picturaux25 et des signes linguistiques, objets de perception sonoreet visuelle, favorise selon la vision pongienne cette homologie. Dans unlangage goodmanien, Bernard Vouilloux précise :

Le rapport du tableau à la nature est fondé non tant sur la mimèsis, qui n’auradéfini la peinture qu’en l’une de ses époques, que sur l’indexicalité (ou deixis) :une partie du tout (un « échantillon ») est mise en œuvre à échelle réduite26.

Le fond du problème touche, on le voit, aux statuts respectifs du réelet du langage. Il ne s’agit pas ici de trancher. Comme le remarque encoreHenri Maldiney : « sollicitée de part et d’autre, l’œuvre de Francis Pongen’est pas un commentaire mais un débat » (140). Remarquons simplementque ce débat puise dans des arrière-textes culturels dont l’horizon n’est plustout à fait celui de l’écrivain.

La confrontation des arrière-textes ici essayée se partage de façonassez remarquable entre convergence et divergence. La notion, d’abordpensée pour rendre compte de l’écriture littéraire, s’étend sans difficulté à lapeinture. Dans la création littéraire comme dans la création picturale, c’esttoujours un composé de pensées (transitant par des mots), d’images et decirconstances qui est à l’œuvre. Les discours consacrés au maître cubisterelèvent d’autant plus facilement de l’arrière-texte qu’ils se situent toujoursen amont des tableaux auxquels ils renvoient implicitement.

23. Richard Rorty, op. cit., p. 405.24. Nelson Goodman, Langages de l’art, [1968], Nîmes, Jacqueline Chambon, trad. JacquesMorizot, 1990.25. Bernard Vouilloux cite ce passage de « Braque ou un méditatif » : « la peinture est faited’éléments pris à la nature elle-même, d’huiles (par exemple), sur toile (par exemple) et depoussières minérales ou végétales (par exemple), et dépend (dans tous les cas) des seuls rayonsdu spectre solaire que peut percevoir (percipere) l’organe de notre vision » (BMO, 717). Rêveriede poète sur une continuité de la matière du monde à la matière des signes picturaux...26. Bernard Vouilloux, Un art de la figure, op. cit., p. 174.

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PONGE/BRAQUE : PERSPECTIVES ARRIÈRE-TEXTUELLES

Si toute investigation arrière-textuelle est susceptible de mettre enconcurrence une perspective auctoriale reconstituée et des éléments interpré-tatifs projetés par le lecteur ou le spectateur en fonction de son parcours, deson époque et de sa culture propres, force est de remarquer dans le rapportde Ponge à Braque le très faible écart entre les deux. Tout se passe commesi, sous l’effet du goût et de l’émotion esthétique ressentie, tendait à s’annu-ler la différence entre le sujet commentateur et le sujet/objet commenté etcélébré. La liste restreinte des créateurs dignes de ce goût crée par-delà lesâges une chaîne d’affinités reliant Lucrèce, Horace, Malherbe, Poussin Mal-larmé, Braque, Ponge et quelques autres. Il ne saurait sans doute y avoir deplaisir esthétique au sens fort du terme sans cette capacité à se projeter dansl’univers de l’autre. L’écueil de cette posture pourrait être la recherche sousd’autres noms d’une image de soi indéfiniment glorifiée. Pour le domainepictural, Ponge semble avoir dépassé ce risque en s’intéressant avec autantd’empathie à des peintres aussi différents que Fautrier ou Dubuffet, parexemple.

La relation entre mots et images impliquée dans l’élaboration d’écritssur la peinture soulève par ailleurs des questions esthétiques toujoursvivantes. C’est en définitive le rapport entre le langage verbal et le réelqui se trouve en jeu, selon que l’on conçoit ce dernier comme pure construc-tion verbale ou qu’on envisage, derrière les représentations, le noyau de lachose en soi, objet de l’expérience sensible. Du point de vue du tiers lec-teur, l’approche arrière-textuelle – faut-il s’en plaindre ? – fait partiellementdiverger ce que l’écriture poétique avait unifié. On peut voir là un hommageà sa fécondité. La distance ainsi introduite n’empêche pas d’admirer la cohé-rence de l’œuvre et de se laisser inspirer par elle, peut-être contribue-tellemême à la rendre plus vivante.

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Résumés/Summaries

Boris Lyon-Caen

Le passé dérouté : autour de La Vendetta de Balzac

La Vendetta de Balzac ouvre les Scènes de la vie privée. Qu’attendre d’unenouvelle ainsi intitulée, en 1830 ? Une représentation linéaire de l’histoire,assise sur la violence la plus archaïque et sur un respect fidèle des valeurshéritées du passé ? À la faveur d’un tel horizon d’attente, l’intrigue s’ouvreen fait à une critique de la raison tragique, à une réflexion sur les aléasde la vie et sur la production de l’égarement ; elle permet au romancierde dramatiser sa passion du présent – en exaltant le présent des passions.Et devient l’arkhè d’une comédie foncièrement humaine. L’occasion, pournous, de penser le récit et ses pliures sur le modèle – ô combien stratégique –du cheval de Troie...

Diverted past: about Balzac’s Vendetta

The Vendetta by Balzac opens the Scenes From Private Life. What is to beexpected from a short story so entitled, in 1830? A linear representationof history based on the most archaic violence and on a faithful respectof the values inherited from the past? Under cover of such a horizon ofexpectations, the plot actually opens to a critique of tragic reason, to areflection about the hazards of life and about the production of distraction;it allows the novelist to dramatize his passion for the present – by exaltingthe present of passions. And it becomes the arkhè of an intrinsically humancomedy. It gives us the opportunity to think the narrative and its folds on the(so strategic) model of the Trojan horse...

Sandra Janssen

Le complot de la loi. Psychose et politique dans Le Très-Haut de

Maurice Blanchot

L’article se fonde sur deux postulats : premièrement, que c’est à un individupsychotique que Blanchot confie la narration de son roman, et deuxièmement,que son narrateur, Henri Sorge, incarne une subjectivité totalitaire modèle.Ne permettant pas au lecteur de décider s’il représente des événements réelsou seulement le délire systématisé du protagoniste, le roman illustre ainsi à lafois le côté psychotique du totalitarisme et les implications « politiques » ousociales (selon les conceptions psychiatriques contemporaines à Blanchot)de la psychose paranoïaque.

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RÉSUMÉS/SUMMARIES

The plot of the law. Psychosis and politics in Maurice Blanchot’s The

Most High

The article is based on two premises : firstly, that it is a psychotic individualwhom Blanchot entrusts with the narration of his novel, and secondly, thatits narrator, Henri Sorge, epitomizes the perfect totalitarian subjectivity. Thenovel, by not allowing the reader to decide whether it represents real eventsor the mere systematized delirium of the protagonist, illustrates both thepsychotic side of totalitarianism and the « political » or social implications(according to the psychiatric conceptions that are contemporaneous withBlanchot) of paranoid psychosis.

Andrei Minzetanu

Cioran, un penseur organique

Cet article essaie de comprendre, à travers les textes roumains et français deCioran, comment le philosophe apatride a réussi à construire non seulementune œuvre littéraire et philosophique, mais aussi une posture intellectuellequi entretient avec cette œuvre une relation des plus singulières. Cetteposture est celle du « penseur organique » et elle renvoie à un écrivainqui préfère les « révélations de la douleur » aux réalités de l’art et de lascience, et l’enthousiasme et les larmes aux découvertes de l’« hommeimpersonnel ». La notion de « posture » souligne la grande cohérence del’œuvre de Cioran et permet de tenir ensemble un ensemble de lectures quipouvaient paraître jusqu’ici contradictoires.

Cioran, an organic thinker

This article attempts to understand, through Cioran’s Romanian and Frenchtexts, how the stateless philosopher managed to elaborate not only literaryand philosophical works, but also an intellectual posture that has the mostremarkable connection with these works. This posture is that of the « organicthinker » and it refers to a writer who favours the « revelations of pain »over the realities of art and of science, and enthusiasm and tears over thediscoveries of the « impersonal man ». The notion of “posture” emphasizesthe great coherence of Cioran’s works and enables us to hold together agroup of interpretations that until then could seem conflicting.

André Stanguennec

Mallarmé et la douleur du monde

L’expérience de la douleur a imprégné de façon constante la poésie deMallarmé. Mais cette douleur n’était plus la souffrance nostalgique deromantiques centrés sur leur moi, ni même la peine infligée par l’idéalde beauté d’un azur transcendant avec lequel le poète a difficilement rompu.Il s’agit de la douleur d’un monde naturel et historique évoqué dans son

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OMBRES ET DOULEURS

effort et ses luttes pour se développer et s’exprimer à travers le poète qui enest à la fois le porte-parole et le résumé microcosmique dans sa lutte avec le« hasard », contre lequel il risque un « coup de dés » final.

Mallarmé and the pain of the world

Mallarmé’s poetry has always been permeated with the experience of pain.But this pain was no longer the nostalgic suffering of the Romantics centeredon their Ego, not even the sadness inflicted by the beauty ideal of transcen-dent skies with which the poet has broken with difficulty. It is the pain ofa natural and historical world evoked in its efforts and struggles to growand to express itself through the poet who is both its spokesperson and itsmicrocosmic summary in its struggle with “chance”, against which he risksa final “throw of the dice”.

Maxime MaillardLes larmes de Fargue

L’œuvre de Léon-Paul Fargue illustre la puissance créatrice des larmes enlittérature. Le présent article explore différentes valeurs et significationsassociées aux larmes dans l’œuvre de cet héritier du symbolisme et témoinde l’aventure moderniste. Reflet d’un cœur triste dont la ville se teinte,expression du deuil ou encore véhicule d’une empathie réparatrice, la repré-sentation lacrymale endosse chez Fargue de multiples sens qui mettent enjeu le sujet poétique et son rapport au monde.

A small essay on literary lachrymology

Léon-Paul Fargue’s works illustrate the creative power of tears in literature.This article examines different values and meanings associated with tears inthe works of this heir of symbolism and witness to the modernist adventure.The lachrymal representation in Fargue’s works, whether it be the reflectionof a sad heart the city is tinged with, the expression of grief or the mediumof a healing empathy, encompasses a multitude of meanings that bring intoplay the poetic subject and its relation to the world.

Sylvie Cadinot-RomerioLa Disparition de Jim Sullivan ou le désir d’en finir

Dans La Disparition de Jim Sullivan (2013) de Tanguy Viel, un auteur fran-çais, en quête de renouvellement, entreprend d’écrire un roman américain.L’histoire de Dwayne Koster, professeur d’université à Ann Arbor, est ainsiintégrée au récit de son invention. Une telle dénudation de la fabricationdevrait empêcher l’immersion fictionnelle du lecteur. Or elle la favorise.Et c’est quand le cadre métafictionnel s’efface que disparaît avec lui le dé-sir de fiction. Ces paradoxes, qui problématisent les catégories théoriques,s’éclairent si l’on considère la nature même de l’expérience créatrice, et la

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RÉSUMÉS/SUMMARIES

singularité de celle qui est ici configurée : une tentative pour faire entrerdans le discours ce qui le disloque et que figure Jim Sullivan : la pulsion demort.

The Disappearance of Jim Sullivan or the desire to end it

In The Disappearance of Jim Sullivan (2013) by Tanguy Viel, a Frenchauthor in search of a renewal writes an American novel. The story of DwayneKoster, a college professor at Ann Arbor, is thus integrated to the story ofits invention. Such a cutdown of the making should prevent the reader’sfictional immersion. However, it facilitates it. And it is when the meta-fictional frame vanishes that the desire for fiction disappears with it. Theseparadoxes, which problematize the theoretical categories, get clearer if thevery nature of creative experience is considered, along with the singularityof the experience which is here shaped : an attempt to introduce into thespeech what dismantles it and which is epitomized by Jim Sullivan : thedeath wish.

Bruno Tritsmans

Airs de flûte, sons de cloche (Henri Bosco)

L’œuvre de Henri Bosco (1888-1976) présente une sensibilité forte à ladimension panique du monde, qui apparaît aussi comme le miroir de la toilede fond historique. Cette sensibilité se traduit, dans la poétique des récits(L’Âne Culotte (1937), Sylvius (1946)) par la « cellule narrative » (JeanRousset) du jeu de flûte conjurant le serpent, et qui est relayé par le son desclarines ou de la cloche. Ces variations dessinent, sous une forme filigranée,un parcours rédempteur fragile.

Flute tunes, bell sounds (Henri Bosco)

The works of Henri Bosco (1888-1976) demonstrate a strong feeling forthe panic dimension of the world, which also appears as the mirror ofthe historical backcloth. This feeling finds expression, in the poetics ofnarratives (L’Âne Culotte (1937), Sylvius (1946)) in the « narrative cell »(Jean Rousset) of the flute playing which charms the snake and which istaken over by the sound of the bell. These variations implicitly draw a fragileredeeming course.

Alain TrouvéPonge/Braque : perspectives arrière-textuelles

Les nombreux écrits de Ponge consacrés au peintre Braque renouvellentla critique d’art traditionnelle : ils constituent ce qu’on peut appeler, avecun courant de la théorie actuelle, un arrière-texte de la création picturale.Focalisés sur le geste créateur plus que sur le tableau lui-même qu’ilsinvitent à regarder d’un œil nouveau, ces écrits montrent dans le travail

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OMBRES ET DOULEURS

du peintre l’œuvre croisée du corps, de la culture et des circonstances. Sil’écriture pongienne joue poétiquement de la confusion entre langage etmétalangage, favorisant l’identification du poète et du peintre dans unecommunauté choisie d’artistes, l’arrière-texte permet de saisir les inflexionshistoriquement datées d’un discours affirmant son détachement progressifdes affaires temporelles. Regardant aussi en aval, l’arrière-texte permet decomprendre les enjeux philosophiques liés à l’interprétation de l’œuvre deFrancis Ponge.

Ponge/Braque : Reflections on the “arrière-texte”

The many works of Ponge devoted to the painter Braque renew the traditionalart critic: they constitute what can be called, according to a movement oftoday’s theory, an “arrière-texte” of pictorial creation. These texts, which arefocused more on the creative move than on the very painting they lead us tolook at with a fresh eye, reveal in the painter’s work the interlaced work of thebody, culture and circumstances. Though Ponge’s writing poetically playson the confusion between language and metalanguage, and facilitates theidentification of the poet with the painter in a chosen community of artists,the “arrière-texte” allows us to grasp the historically dated inflections of aspeech which asserts its progressive detachment from worldly matters. The“arrière-texte”, also looking ahead, allows us to understand the philosophicalstakes linked to Francis Ponge’s works.

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