Notes du mont Royal ← tienne : les dangers, les fatigues sont pour moi; mais quand il faut...

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ŒUVRES IN] PRINCE LE BRUN.

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IMPRIMÉ PAR BÉTHUNE ET PION.

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L . 37mm

HOMERE.L’ILIADE ET L’ODYSSÉE,

TR A DUITS EN FRANÇAIS

PAR LE PRINCE LE BRUN.

PARIS. r7 ’* a: ’7-

LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN,9. RUE SAINTOGERIAIN-DES-PIËS.

IDCCCXLI.

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L’ILIADE

’ L’ODYSSÉE.

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L’ILIADE.

CHANT PREMIER.

Muse , chante la colère d’Achille, cette colère funeste quiplongea les Grecs dans un abime de douleurs; qui, avant letemps, précipita dans les sombres demeures une foule de he-ros, et de leurs cadavres sanglants fit la nature des chiens etdes vautours. -Ainsi s’accomplirent les décrets de Jupiter,depuis qu’une fatale querelle divisa le fils d’Atrée, le monar-

que des rois. et le divin Achille.Quel Dieu alluma le flambeau de ces tristes discordes? Le

fils de Jupiter et de Latone. Pour venger l’outrage fait parAgamemnon à Chrysès son prêtre, Apollon, enflamme decourroux, lança sur l’armée des Grecs la contagion et la mort,et les peuples périrent.

Chrysès étoit venu pour racheter une fille chérie, et appel»

toit des trésors pour prix de sa rançon: dans ses mainsétoient un sceptre d’or et des bandelettes sacrées. Il imploroit

tous les Grecs; il imploroit surtout les deux Atrides, les chefssuprêmes des guerriers : a Fils d’Atrée , et vous, géné-reux vengeurs de la Grèce, puissent les Dieux immortelslivrer à vos coups la ville de Priam! Puissiez-vous retour-ner dans votre patrie , vainqueurs et fiches de ses dé-pouilles! Rendez, rendez.m0i une fille tendrement aimée ,et recevez la rançon que je vous offre. Respectez dans sonprêtre le fils de Jupiter, le Dieu qui lance au loin d’incvi-tables traits. n

Il dit; et tous les guerriers, avec un murmure favorable,accueillent son discours; tous veulent qu’on cède a sa prière.et qu’on accepte les trésors qu’il apporte. Mais le fier Aga-memnon les désavoue; et, par cette cruelle réponse, il ajouteencore a la dureté du refus z a Fuis, vieillard ; fuis, et gardeque mes yeux ne te rencontrent encore sur ces rives! Niton sceptre ni tes bandelettes ne pourroient tu dérobera

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2 L’IHADE. tmon ressentiment. Jo ne te la rendrai point : I vieillesse ,au sein d’Argos, flétrira ses appas. Captive dans mon pa-lais, loin de sa patrie, elle tournera le fuseau , et servirasous mes lois. Pars; crains d’allumer mon courroux, si tuveux sauver tes jours. u

Il dit; le vieillard tremblant obéit à ses ordres. Morne etpensif, il suivoit Je rivage de la mer mugissante. Enfin,quand il a laisse loin derrière lui la flotte des Grecs, il adressecette prière au fils de Latone. a O Dieu, dont l’arc d’argent

lance les traits de la mort! Dieu puissant, dont la force en-vironne Chrysa et la divine Cyllo ! Dieu de Sminthe , Dieuprotecteur de Ténedos, écoute la prière de ton prêtre! Si ja-mais j’ornai ton temple d’agréables festons, si l’odeur de mes

sacrifices ajamais pu te plaire, daigne exaucer mes vœux:que tes flèches fassent payer aux Grecs les pleurs que je re-pandsl n

Il dit ; le Dieu, du haut de l’Olympe, entendit sa prière. Lecœur brûlant de courroux, il descend de la voûte azurée:son arc et son carquois sont sur ses épaules ; ses traits qui re-tentissent annoncentsa présence et sa fureur. Il s’avance, sem-blable à la nuit, et s’arrête loin encore de la flotte dévouée a

sa vengeance. Son arc est tendu, le trait part avec un horri-ble sifflement. Les mulets, les chiens fidèles, sont les premièresvictimes. Un second trait porte la mort aux guerriers mêmes.Des bûchers s’allument dans tout le camp , et, pendantneuf jours entiers, les flèches du Dieu volent dans l’armée, etla dévorent.

Enfin, à la dixième aurore, Achille convoque une assem-blée : c’est Junon qui l’inspire, l’auguste Junon, qui plaint le

sort des Grecs et s’intéresse à leur malheur. Tous sont réu-nis; Achille se lève au milieu dteux : a Fils d’Atree, il faudradonc qu’après d’inutiles travaux nous retournions honteuse-ment dans notre patrie; si cependant nous pouvons échapperà la mort! car enfin et la guerre et la peste nous consument,Allons, consultons du moins des proues, des augures, ouquelque interprète des songes; les songes aussi nous viennentde Jupiter : sachons quel motif alluma le courroux. d’Apol-Ion; sachons s’il nous punit d’avoir néglige son culte, et snos sacrifices pourront apaiser sa colère. n

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CHANT l. 3Il dit , et s’assied. Calchas , le fils de Thestor, le favorid’Apollon, qui mieux qu’aucun mortel connott’le vol des oi-

seaux et leur langage, dont l’œil voit tout a la fois le passe,le présent et l’avenir, et dont la science dirigera la flotte desGrecs jusqu’aux rivages troyens, Calchas se leva a a Achille,tu demandes quel motif alluma le courroux d’Apollon? Je ledirai. Mais jure avant tout de me défendre. Promets-moi lesecours de ta langue et l’appui de ton bras. J’irriterai, j’en

suis sur, le monarque qui commande dans Argos, et dont lesGrecs reconnoissent les lois. La colère d’un roi est toujoursfuneste à un simple mortel; quand il pourroit, un moment,mettre un frein a ses transports, toujours le ressentiment ha-bite dans son aine, et s’en échappe enfin avec éclat. Achille,me réponds-tu de mavie?

- n Parle avec assurance et prononce tu oracles. J’enjure par Apollon, par ce Dieu qui t’inspire : tant que la lu-mière des cieux brillera pour moi, tant qu’il me restera unsouille de vie, personne de tous les Grecs n’appesantira surtoisa main; non, personne, pas même Agamemnon , qui seglorifie d’être notre chef suprême. a

Rassure par ce discours, Geishas délie cette langue qui netrompa jamais : a Apollon ne nous punit point d’avoir né-glige son culte et dédaigne ses autels; c’est son prêtre qu’il

venge des outrages que lui fit Agamemnon , du refus de luirendre sa fille et d’accepter ses présents. De la , tous lesfléaux dont il nous accable , et tous ceux qu’il nous réserveencore : il ne retirera point cette main qui porte la contagionet la mort, que nous n’ayons rendu, sans rançon , la belleChryseis à son père, et conduit à Chrysa une hécatombe sa-crée. n

Il se tait; Agamemnon se lève la rage dans le cœur, et, lesyeux étincelants, il porte sur Chaleas un regard sinistre :a Malheureux augure! tu ne m’as encore annoncé que desdésastres; toujours tu te plais à prédire des évènements fu-nestes. Tes paroles , tes discours , n’ont jamais rien que detriste et d’affreux. Aujourd’hui tu viens encore alarmer lesGrecs par tes vains oracles : à t’entendre, Apollon ne les pour-suit que parce que j’ai refusé de rendre la belle Chryséis etd’accepter sa rançon. Oui, sans doute, je la préfère a tous les

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A L’ILtADE.trésors, je la préfère à Clytemnestre elle-même. Elle a, comme

elle, la beauté, les graces et les talents; mais enfin je la ren-drai s’il le faut : le salut de mon peuple sera toujours le pluscher de mes vœux. Vous, donnez un autre prix a ma valeur.Il ne faut pas que, seul de tous les Grecs, je reste sans ré-compense. Décidez entre vous le dédommagement qui

m’est du. --» 0 de tous les mortels le plus ambitieux et le plus

avide! lui répond Achille. Hé! quel prix. pourroient, en cemoment, te donner les Grecs? Nous n’avons point mis en ré-serve les dépouilles des villes que nous avons conquises : lesort en a fait le partage. Tu ne veux pas sans doute que cha-cun rapporte ce qu’il en a reçu pour le partager encore.Rends, rends Chryséis au Dieu qui la redemande, et si jamaisJupiter livre à nos efforts la superbe Troie, les Grecs te paie-ront avec usure le sacrifice que tu vas leur faire.

- n Ne t’ahuse point, Achille; tu ne pourras ni me per-suader partes discours, ni m’imposer par ta fierté. Faut-ilque, pendant que tu jouis du fruit de nos conquêtes, moi seulje sois privé de la récompense qui m’est due? Tu veux que jerende Chryséis; j’y consens si les Grecs m’ofi’rent, a sa place,

un prix qui puisse plaire à mon cœur. Mais, s’ils me le refu-sent, j’irai, j’irai t’arracher à toi-mémé la beauté qui t’échut en

parlage , ou bien je prendrai celles qui furent la récompensed’Ajax et d’Ulysse. Celui qui éprouvera cet afi’ront en sera

outré de fureur.... Mais d’autres soins, en ce moment, doiventnous occuper z armons un vaisseau, rassemblons des rameurs;que Chryséis parte, et avec elle une hécatombe. Un de noschefs, Ajax,’ Idoménée, Ulysse, ou le fils de Pelée lui-même,

ira, par des sacrifices, désarmer la colère d’Apollon. nAchille, lançant sur lui de farouches regards : u Vil tyran,

qui unis l’insolence a l’avarice, comment les Grecs ont-ils puse soumettre à tes lois, et venir, sur tes pas , combattre pourta querelle? Que m’avoient fait a moi les Troyens, pour m’ar-mer contre eux? Jamais , dans la Phthiotide , ils n’ont enlevémes troupeaux ni détruit mes moissons. Les mers et les mon-tagnes mettoient entre eux et moi un immense intervalle.C’est toi que nous avons suivi; c’est pour venger l’honneurde Ménélas et le tien que nous avons juré la ruine de Troie;

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CHANT l. 5barbare! et tu nous méprises! et tu me menaces, moi, dem’enlever le prix de mes travaux, le prix que les Grecs ontaccordé à ma valeur! Si quelque ville troyenne cède à nosefforts , jamais je n’obtiens une récompense égale à latienne : les dangers, les fatigues sont pour moi; mais quandil faut partager le butin, on te comble de trésors. Moi, aprèsm’être épuisé dans les combats , à peine j’obtiens un prix lé-

ger, mais qui du moins suint a mes yeux. Ah! plutôt qued’essuyer ici l’injustice et les affronts. il vaut mieux retour-ner dans sa patrie. Je pars, je te laisse jouir de tous tes triom-phes, et dévorer en idée les richesses de Troie.

- I Va, fuis, lui répond Agamemnon; obéis à ton nobletransport; je ne te retiens point; ma gloire aura d’autressoutiens : Jupiter veillera sur elle. De tous les rois , il n’enest point qui me soit plus odieux que toi. Ton cœur n’aimeque les querelles, les combats et la guerre. Cette valeur donttu t’enorgueillis, c’est aux Dieux que tu la dois. Pars avectes vaisseaux, tes soldats , et va régner parmi tes Myr-midons; je dédaigne ton secours, je méprise ton ressert-timent. Je te le répète encore, puisque Apollon redemandeChryséis, je la renvoie sur un de mes vaisseaux. Mais j’i-rai dans ta tente, et, à tes yeux, je t’enléverai ta Briséis.Tu sentiras combien Agamemnon est plus puissant que toi ;les autres apprendront à respecter mes lois, et à ne pasmarcher mes égaux. n

Il dit; Achille est transporté de fureur. Il balance, incer-tain s’il saisira son épée , s’il la plongera dans le sein d’A-

tride, ou si, maître de sa colère, il en modérera les trans-ports. Pendant qu’il hésite, partagé entre la réflexion et leressentiment; pendant que son épée, a demi nue, brille déjàdans sa main, Minerve descend du haut des cieux. C’est Ju-non qui l’envoie, Junon qui les aime et s’intéresse également

a tous deux.Invisible àtous les Grecs, visible pour le seul Achille ,

Minerve s’arrête derrière lui, et saisit sa blonde chevelure.Le héros frémit, il se retourné, et reconnoit la Déesse; la l’u-

reur et l’étonnement sont dans ses yeux. a O fille de Jupiter,s’écrie-Ml, pourquoi as-tu quitté le séjour des immortels?Était-ce pour être témoin des affronts que me fait le flls d’A-

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6 L’ILIADE.trée ? Bientôt, et j’en jure par toi-mémé , il me paiera de son

sang ses injures et ses outrages.- s Arrête; je viens calmer, si je le puis, le transport

qui t’agite. C’est Junon qui m’envoie. Tous deux elle vous aaime; elle s’intéresse à tous deux. Mets fin à cette triste que.

relle; quitte ce fer meurtrier , et contente-toi d’exhaler enparoles ton ressentiment. Je t’annonce , et ma promessene peut te tromper, je t’annonce qu’un jour, pour elfe»cer cet affront , les Grecs te rendront trois fois plus que tune vas perdre aujourd’hui : commande a tes passions, et

obéis aux Dieux. l-- » Il le faut bien , à Déesse! quoi qu’il en coûte à mon

cœur indigne. Oui, les Dieux sont propices au mortel qui lesrévère. n Il dit ; etsa main saisit la poignée de son épée et larepousse dans le fourreau. La Déesse s’envole , et dans le cé-leste séjour se mêle au reste des immortels.

Achille, toujours furieux , exhale en ces mots sa colère xa Lâche l dont l’ame grossière est pétrie de vices et de bas-sessesl jamais tu n’osas ceindre la cuirasse ni marcher avectes guerriers aux combats et aux dangers. Sans doute, ilvaut mieux régner dans un camp, et ravir à ceux qui ont l’au-dace de défendre leurs droits contre toi les récompensesqu’a obtenues leur courage. Fléau de ton peuple, si tu necommandois pas a des hommes vils, l’outrage que tu m’as faitseroit le dernier de tes outrages. Maisje t’annonce, et j’en tais

le serment le plus solennel, oui, j’en jure par ce sceptre,qui ne peut plus reverdir depuis que le fer l’a séparé de laterre et dépouillé de son écorce; par ce sceptre , emblème

du souverain pouvoir; un jour viendra que les Grecs rede-manderont Achille, et le redemanderont en vain. Ni tes larrmes, ni ta douleur, ne pourront obtenir son retour; non,dussent tous nos guerriers tomber sans les coups de l’ho-micide Hector, dans ta fureur , tu gémiras alors d’avoir ou-tragé le plus vaillant des Grecs!

Il dit, jette son sceptre et s’assied. Atride. de son côté,esten proie à son ressentiment. Nestor se lève, l’éloquent Nestorqui règne dans Pylos g de ses lèvres coulent des paroles plusdouces que le miel. Déjà, dans ses États, il a vu passer deuxgénérations, et il commande a la troisième. a Dieux t s’écrie-

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CHANT I. 7t-il, quelle douleur pour la Grèce! Certes, Priam et tous sesTroyens seroient transportés de joie, s’ils apprenoient que lesdeux héros qui président a nos conseils, et qui nous guidentaux combats , s’abandonnent a ces tristes querelles. ÉcoutezNestor : vous êtes tous deux plus jeunes que moi; j’ai vécuavec des guerriers plus fameux encore que vous, et ils ne dé-daignoient pas de m’entendre. Non , jamais je ne vis , je neverrai jamais des héros tels que Pirithoüs, Drias, le pasteurdes peuples, Cénée, Exadius, le divin Polyphéme, et Thésée

semblable aux Dieux. De tous les humains ils étoient lesplus vaillants : ils combattoient les monstres et en purgeoientla terre. Appelé par eux, je partis de Pylos , et j’allai m’as-socier à leurs exploits. Il n’ejit point de mortel aujourd’huiqui osât se mesurer avec eux. Ils m’instruisoient de leurs pre-jets, ils écoutoient mes conseils. Vous aussi, écoutez Nestor,et croyez à ses avis. Agamemnon, quel que soit ton pouvoir,tu ne dois point ravir au fils de Pelée une beauté que lesGrecs lui ont donnée pour prix de son courage. Fils de Pé-lée, tu ne dois point lutter contre le monarque des rois;c’est de Jupiter qu’il tient son sceptre et son uvoir , et iln’est point ici de grandeur rivale de la sienne. u es vaillant,sans doute; une Déesse t’a donné le.jour; mais Atride estplus puissant que toi, et commande à des peuples plus nom-breux. Atride, modère tes transports; Achille, je t’en con-jure, tûi qui es le rempart de la Grèce, n’écoute plus tonressentiment.

-- n Sage vieillard , dit Agamemnon , la raison toujoursrègne dans tes discours; mais ce mortel orgueilleux veuttout subjuguer, il veut que tout cède à ses caprices, et qu’iln’y ait ici d’égards que pour lui. Les Grecs ne l’en croiront

pas sans doute; siles Dieux lui donnèrent la valeur et l’au-dace, lui donnèrent-ils aussi le droit de distribuer a son gréles injures et les. affronts?»

Achille tournant sur lui de sombres regards: a Je serorsen effet le plus tache et le plus vil des humains, si j’obéissoisen esclave à tes caprices. Commande aux autres en tyran,mais respecte Achille; jamais je ne ploierai sous tes lois.Écoute, et souviens-toi de ma promesse z je ne détendrai nicontre toi. ni contre tes satellites , la béante. que tu veux me

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8 rhume.ravir; mais de tout. ce qui est sur mes vaisseaux, tu n’enprendras rien malgré moi. Si tu Poses... bientôt mon épéesera teinte de ton sang. n

L’assemblée se sépare: le fils de Pelée retourne dans sa

tente avec Patrocle et ses guerriers. Atride fait équiper unenef légère , choisit vingt rameurs , fait embarquer les victi-mes, et lui-même confie aux flots la belle Chryséis. Le pru-dent Ulysse est chargé de conduire au temple d’Apollon cetteprécieuse offrande, et déjà le vaisseau vogue sur la plaine li-quide. Agamemnon ordonne aux Grecs de se purifier: ilsobéissent, et jettent dans les flots ce qui a servi à leurs purifi-cations. Ils immolent au Dieu protecteur de Délos des héca-tombes (le chèvres et de chevreaux. L’odeur de leurs sacri-fices s’élève jusqu’au ciel dans des tourbillons de fumée.

Atride cependant est toujours plein de son ressentimentcontre Achille, et de sa fatale menace. Il appelle Talthybiuset Eurybate , ses hérauts , les ministres fidèles de ses volon-tés : a Allez à la tente d’Achille , saisissez Briséis, et l’ame-nez enlises lieux. S’il refuse, j’irai moi-même, à la tete d’une

troupe de guerriers, l’arracher de ses bras. L’affront en seraplus sanglant..... n

Il dit; les deux hérauts obéissent a regret. Ils marchentd’un pas tardif le long du rivage de la mer mugissante. Ilsarrivent enfin aux tentes des Thessaliens. Achille étoit assisà l’entrée de la sienne. Son cœur se serre a leur aspect ; eux-

et n’osent lui parler. Lui. trop sûr du motif qui les amène :u Je vous salue, dit-il, hérauts, ministres fidèles de Jupiter etdes mortels. Approchez, ce n’est point vous que j’accuse;c’est Agamemnon seul qui m’outrage; c’est lui qui, par vosmains , me ravit ma Briséis. Va, Patrocle, conduis hors dema tente cette jeune captive; qu’ils l’emmènent. Vous , té-

moins de mon injure, soyez-le de mes serments; attestez-lesaux Dieux, aux mortels, à ce tyran farouche qui me brave etm’insulte. Dussent périr tous les Grecs , jamais Achille neleur prétera le secours de son bras. L’insensé monarque! ilne sait que se livrer à ses fureurs; jamaisses regards ne seportent sur le passé et ne percent dans l’avenir; jamais ilne songe aux moyens d’assurer le salut et. la victoire (les

mêmes tremblent a sa vue; ils s’arrêtent d’un air respectueux; v’

v!"-

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CHANT I. 9Grecs. a Il dit; fidèle a ses ordres, Patrocle amène la belleBriséis , et la remet aux deux hérauts. Ils reprennent leurroute : la jeune captive marche à regret avec eux, l’air morneet la tété baissée.

Achille, les yeux baignés de larmes, va loin de ses guer-riers s’asseoir sur le bord de la mer. La, les regards attachéssur les flots, et les bras étendus , il implore la Déesse qui luidonna le jour : a 0 Thétis! ô ma mère, puisque ton fils étoitdestiné à ne vivre que quelques instants , Jupiter devoitdu moins répandre quelque gloire sur sa courte existence;mais il l’a livré à l’opprobre: le fils d’Atrée m’outrage, et

m’enlève à mes yeux le prix que les Grecs donnèrent à mavaleur. n

Il dit, et verse un torrent de larmes. La Déesse l’entendde son humide palais : soudain elle quitte le vieux Nérée,et, telle qu’une vapeur légère , elle s’élève sur la surface des

eaux. Elle approche de son fils éploré , le caresse de lamain, et l’appelant par son nom : a O mon fils , mon cherAchille! pourquoi ces pleurs? quelle douleur te consume?parle, ne cache rien à ta mère; cherchons tous deux un re-mède à tes maux.

... n Ah! tu le sais, lui dit Achille en poussant un profondsoupir: pourquoi te retracer des affronts qui te sont connus Z”Vainqueurs de Thèbes, où régnoit Héétion, nous revînmes

chargés de ses dépouilles; les Grecs en firent un juste par-tage, et donnèrent la belle Chryséis au fils d’Atrée. Chrysès,

père de la jeune captive et prêtre d’Apollon, vint pour briserses fers et apporta des trésors pour prix de sa liberté. Dansses mains étoient un sceptre (l’or et des bandelettes sacrées;il implora tous les Grecs, il implora surtout les deux Atrides,les chefs suprêmes des guerriers. Tous les Grecs , avec unmurmure favorable, accueillent ses supplications , tous veu-lent qu’on exauce sa prière et qu’on accepte ses présents:mais le fier Atride les désavoue. Il refuse , et à son refus ilajoute la menace et l’outrage. Le vieillard se retire désespéré,

la rage dans le cœur; Apollon , qui l’aime , entend ses im-précations et ses plaintes. Soudain il lance sur les Grecs untrait funeste , nos guerriers meurent, et les flèches du Dieudévorent notre armée. Un augure , interprète. fidèle des ora-

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10 L’IHADE.eles divins, nous révèle et son courroux et les moyens del’apaiser. Moi, je conseille de désarmer sa vengeance z maisle fils d’Atrée furieux, hors de lui-même, me menace, et déjà

ses menaces sont accomplies. Un vaisseau conduit a Chryséssa fille et des offrandes pour son Dieu; et dans ce momentmême des hérauts viennent d’arracher de ma tente lajeune Briséis, cette beauté dont les Grecs avoient payé moncourage.

v 0 ma mère, aie pitié de ton fils! Monte dans l’Olympe ,

et si jamais par tes actions, par tes discours, tu acquis desdroits sur Jupiter , implore en ma faveur le pouvoir de ceDieu. Souvent, il m’en souvient, tu nous racontois aveccomplaisance , dans le palais de mon père, que toi seule tuavois sauvé le monarque des cieux, quand Junon , Minerveet Neptune tentèrent de l’enchatner: tu appelas, pour le dé-fendre, le géant aux cent bras. Briarée, plus redoutable queson père, s’assit auprès de Jupiter, et les Dieux conjuréstremblèrent à son aspect. O ma mère ! rappelle-lui ce bien-fait, embrasse ses genoux, conjure-le de seconder les effortsdes Troyens; qu’ils fondent sur les Grecs, qu’ils les met-tent en fuite et les égorgent au milieu de leurs vaisseaux.Que ces malheureux expirantjouissent de la sagesse de leurroi! que le puissant Atride gémisse d’avoir outragé le hérosde la Grèce l

-- n O mon fils! lui répond Thétis en l’arrosant de sespleurs, falloit-il te donner le jour, et te voir croître pour unesi triste destinée ! puisque le sort avoit marqué un terme sicourt à ta vie, tu n’aurais au moins jamais du connoltre lemalheur ni les larmes. Mais, hélas! ne pour vivre si peu, tues encore le plus infortuné des mortels. En te donnant lejour, je te fis en effet un trop funeste présent. Oui, je mon-terai dans l’Olympe, je porterai à Jupiter tes vœux, tes prié-res et les miennes. Toi , reste sur tes vaisseaux, et, obstinédans ton ressentiment, abandonne la guerre et les combats.Hier, Jupiter descendit dans l’Ethiopie, pour y jouir de l’en-cens et des respects des peuples qui l’habitent; tous les Dieuxde l’Olympe y sont avec lui. A la douzième aurore il remon-tera dans les cieux; j’irai alors dans son immortel palais,j’embrasserai ses genoux; sans doute il se laissera fléchir a

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CHANT 1. ilmes prières. n Elle dit, et disparoit z Achille reste seul, pleu-rant la beauté que lui a enlevée le fier Atride.

Cependant Ulysse voguoit sur les flots; déjà sa nef estentrée dans le port z on ploie les voiles, et à force de rameson aborde au rivage. On débarque les victimes , et la belleChryséis foule enfin cette terre chérie. Ulysse la conduit au

I temple, et la remettant dans les bras de son père : a OChrysés, lui dit-il , Agamemnon , le chef supreme des Grecs,m’ordoune de te rendre ta fille, et d’immoler une hécatombepour apaiser le contenu d’Apollon , déjà trop funeste à sesguerriers. »

Il dit; le vieillard , avec transport, serre sa fille dans sesbras : les Grecs amènent les victimes au pied de l’autel, la-vent leurs mains dans une onde pure, et prennent l’orgesacrée. Chrysès, au milieu d’eux, les mains au ciel, imploreApollon. « O Dieu , dont l’arc d’argent lance les traits de la

mort! Dieu puissant, dont la force environne Chrysa et ladivine Cyllo , daigne écouter ton prétre; déjà tu as entenduma prière, tu as vengé mon injure et frappé l’armée desGrecs; exauce encore les vœux que je t’adresse, éloigne d’eux

les fléaux dont ta main les accable. nIl dit; et Phéhus entendit sa prière. On consacre les victi-

mes , on les égorge, et le temple est inondé de leur sang. Lescuisses sont coupées; le prêtre lui-même les fait brûler surl’autel. et offre des libations. Déjà l’offrande est consumée

par le feu sacré, on fait cuire la chair des victimes, des tablessont dressées, le sacrificateur et les Grecs se rangent autour,et tous, dans un commun repas, goûtent les douceurs del’égalité. Les ministres du temple remplissent les urnes devin , et pour offrir des libations , ils en Versent a tous dansde larges coupes. Tout le jour, les Grecs implorent la clé-mence d’Apollon, ils le célèbrent dans leurs concerts sous lesnoms de Péan, du Dieu qui lance au loin d’inévitables traits.Leurs chants s’élèvent jusqu’aux cieux , et flattent le cœur de

l’lmlnortel. ILe soleil se plonge dans les eaux, et la nuit, de son lugubrevoile , enveloppe la terre. Les Grecs , près de leur vaisseau ,se livrent aux douceurs du sommeil; mais des que l’Auroreaux doigts de rose ramène la lumière , ils s’embarquent et

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12 L’ILIADE.dirigent leur course vers les rivages troyens. Apollon lui-méme leur envoie un vent favorable, ils déploient leurs voilespour recevoir sa douce haleine: le vent souille, la mer écutueet mugit sous le vaisseau qui la sillonne. Déjà ils ont atteintles bords où sont rassemblés lesGrecs, ils tirent leur nefsur l’arène, l’appuient sur des rouleaux, et rentrent sansleurs tentes.

Cependant le fils de Pelée, toujours plein de sa colère ,languissoit oisif dans son camp. Jamais il ne se mêloit auxGrecs assemblés; jamais il n’allait aux combats; mais soncœur, dévoré d’ennuis , soupiroit après la guerre et le car-nage. L’Aurore avoit douze fois redonné la lumière aumonde; Jupiter remonte enfin dans l’Olympe , et tous lesDieux avec lui. Thétis n’a point oublié la prière de son fils;elle s’élève du fond des eaux, fend les airs, et vole aux cèles-

les demeures. Au sein d’une éternelle clarté, dans la partiela plus élevée de l’Olympe, elle trouve le fils de Saturne assisloin des autres Divinités. Elle s’assied devant lui; de lamain gauche elle embrasse ses genoux , de la main droite ellepresse son menton; et dans cette attitude elle adresse cediscours à l’arbitre du monde, au monarque des Dieux : a OJupiter! ô mon père ! si jamais, ou par mes paroles, ou parmes actions , j’ai mérité de te plaire , sois propice a mesvœux! Sauve la gloire d’un fils à qui le sort a marqué la car-rière la plus courte. Agamemnon, le chef des Grecs , lui afait le plus cruel affront : il lui a ravi une beauté qui lui futdonnée pour prix de son courage! O puissant Jupiter! venge-nous, donne aux Troyens une force nouvelle; que les Grecs,vaincus par eux, viennent implorer mon fils, et réparentl’outrage qu’il a reçu. »

Elle dit; Jupiter garde un profond silence. La Déesse uneseconde fois embrasse ses genoux, et les serrant avec effort za Daigne, lui dit-elle, daigne exaucer mes vœux; daignem’accorder la grace que sollicite ma tendresse; ou du moinsqu’un dur refus m’apprenne que de toutes les Divinités jesuis la plus dédaignée et la plus avilie. n

Jupiter soupire : « Il faudra donc, o Déesse! que, pourte plaire , j’irrite l’auguste Junon, que j’allume entre nousune fatale querelle! Toujours elle m’importune par ses aigres

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CHANT I. ’13discours, toujours elle me reproche de seconder les Troyens;mais pars , garde qu’elle ne te sache en ces lieux , tes vœuxseront exaucés. Tu en auras pour garant le mouvement demes sourcils, le signe infaillible et irrévocable de ma volontésuprême. » Il dit, et fronça ses noirs sourcils : sa chevelureparfumée d’ambroisie flotta sur sa tété immortelle, et lessphères célestes tremblèrent sur leurs pôles.

Thétis, du sein de l’Olympe radieux, se précipite dansl’océan, et Jupiter rentre dans son palais. Tous les Dieux selèvent à son aspect; tous, d’un air respectueux, s’avancentpour recevoir et leur père et leur roi. Il s’assied sur sontronc. Cependant Junon n’ignore point l’entretien mysté-rieux qu’il a eu avec la fille de Nérée; soudain, par ce discours

piquant, elle tente de lui arracher son secret t «Grand arti-san de complots, quel Dieu vient d’ourdir avec toi une trameque j’ignore? Toujours, loin de mes yeux, tu te plais à far-mer de secrètes intrigues; jamais tu ne connus avec moil’épanchement et la confiance. .

- n Junon, lui répond le maitre des hommes et des Dieux,ne te flatte point de connaître tous mes desseins. Le nœudqui nous unit ne te donne pas le droit de pénétrer danstoutes mes pensées. S’il en est que tu ne doives pas ignorer,aucun des Dieux n’en est instruit avant toi : mais n’in-terroge pas ma sagesse, ne tente pas de surprendre messecrets.

.-. n Trop impérieux époux l pourquoi ce discours quim’outrage? Jamais je n’interrogeai ta sagesse, je ne tentaijamais de surprendre tes secrets. Toujours je te laisse à tongré méditer les projets qui te flattent : mais aujourd’hui, dessoupçons trop fondés me font craindre que la fille de Néréene t’ait inspiré de sinistres desseins. Cc matin, assise présde toi, elle embrassoit tes genoux; sans doute tu lui as pro-mis d’honorer Achille, et d’immoler les Grecs à sa ven«geance.

.. in Déesse inquiète, lui répond Jupiter, le soupçon t’agitc

sans cesse; sans cesse tes yeux sont ouverts sur moi; maistes impuissants efforts n’obtiendront de Jupiter que la haineet les dégoûts. Tu gémiras de mes rigueurs; mais, quels quesoient mes projets, ma volonté seule en réglera le cours. Si

il

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il; L’lLlADE.jamais j’appesantis mon bras sur toi, tous les Dieux de l’O-lympe s’unirent en vain pour te défendre. n

Il dit; l’auguste Junon tremble de frayeur. Elle s’assied , etdévore en silence son chagrin et son humiliation; les Dieuxsoupirent et partagent sa peine. Vulcain, pour calmer sadouleur, lui adresse ce discours : a Eh ! que deviendral’Olympe , si vous vous divisez pour les intérêts des mortels!

Nous ne connoitrons plu les plaisirs ni la joie. 0 ma mère!pardonne au zèle d’un fils qui rend hommage à ta prudence;que ta douceur désarme Jupiter; sauve-toi de ses outrages ,sauve-nous du trouble que son courroux répandroit dans nosfates. Arbitre des cieux, moteur des célestes globes, sonbras peut nous précipiter du séjour des immortels t il n’estppint de pouvoir qui ne ploie nous le sien. Fléchi par tessoumissions, il rendra la paix et la sérénité à l’Olympe. n

Il dit, et otite à sa mère une coupe pleine de nectar: a Aiele courage de souffrir, lui dit-il , et dans ton cœur renfermeles chagrins. Si je te voyois encore maltraiter à mes yeux. .Ah 1 je ne pourrois tioifrir qu’une douleur inutile. Rien ne

résiste au bras de Jupiter z il t’en souvient, je voulus autrefoiste défendre contre lui; il me saisit et me précipita de lavoûte azurée. Pendant un jour entier je roulai dans l’espace;enfin, épuise, demi-mort , je tombai, avec la nuit, dans i’ilede Lemnos. La, les Sintiens me recueillirentet me donnèrentun asile. n

Il dit; la Déesse sourit, déploie un bras d’alhatre , et re-çoit de se main la coupe immortelle : il court, en chancelant,olfrir le nectar aux autres Dieux. A l’aspect de Vulcain , malne pour cet emploi, un rire inextinguible éclate dans lecéleste palais. Le reste du jour ne fut plus qnlnne fête; Apol-lon charma l’Olympo par les sons de sa lyre, et les Musesmarièrent leurs voix à ses divins accords. Enfin le soleil secache au fond des eaux : tous les Dieux vont reposer dansles secrets asiles que fit pour eux l’industrieux Vulcain;Jupiter lui-même se retire dans le réduit solitaire qu’ilchoisit pour son sommeil, et llauguste Junon s’y couche au-près de lui.

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CHANT Il. l 5CHANT DEUXIÈME.

Les Dieux dormoient, les guerriers dormoient aussi : Jupi-ter seul ne se livroit pointaux douceurs du repos. Le desseinde venger Achille et de faire périr une partie des Grecs occu-poit sa pensée; enfin il s’arrête à l’idée d’envoyer au fils d’Atree

un songe imposteur. Il appelle le fantôme : a Descends, luidit-il, sur les vaisseaux des Grecs; entre dans la tente d’A-tride; dis-lui qu’il arme ses guerriers, que le moment estarrivé où Troie doit tomber sous ses eoupe;qu’aucun desimmortels ne combat plus pour elle, que les prières de Junonles ont tous détachés de ses intérêts, et qu’une perte inévi-

table menace les Troyens. »Il dit; le Songe obéit à sa voix. Déjà il est au milieu de la

flotte des Grecs et dans la tente d’Agamemnon. Le monar-que e’toit conché; le doux sommeil lui versoit ses pavots.

Le Songe s’arréte sur sa tète; il a pris la figure et les traitsde Nestor, ce vieillard qu’Atride révère plus que tous lesautres : a Fils du sage, du vaillant Atrée, lui dit-il, tu dors!Un monarque , un mortel chargé du destin des humains etde tant de soins importants, ne doit pas donner les nuits en-tières au repos. Prête l’oreille à ma voix : c’est Jupiter quim’envoie , Jupiter qui, du sein de l’Oiympe, veille sur tagloire et s’intéresse à ton sort. Arme les guerriers, le momentest arrivé où Troie doit tomber sous tes coups; aucun desimmortels ne combat plus pour elle; les prières de Junon lesont tous détachés de ses intérêts ; une perte inévitable me-

nace les Troyens : grave ces ordres dans ton esprit, gardeque l’oubli ne les efface; et des que le sommeil abandonnerates paupières, songe à les exécuter. u

A ces mots il s’envole, et laisse Agamemnon tout pleind’un succès qu’il ne doit point obtenir. Il croit, l’insense’,

que ce jour est le dernier jour de Troie; mais les desseinsde Jupiter sont cachés pour lui. Ce Dieu réserve encore auxGrecs el aux Troyens de funestes combats et de douloureuxgémissements.

Atride s’éveille; les accents de la voix divine retentissent

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16 y L’lLlADE.encore a son oreille; il s’assied sur son lit, revêt une superbetunique, se couvre d’un manteau de pourpre , ceint ses bro-dequins et prend son baudrier, d’où pend une riche épée;arme du sceptre antique de ses aïeux, il s’avance vers lesvaisseaux des Grecs.

Déjà l’Aurore s’élançoit dans les cieux et annonçoit le jour

à Jupiter et aux immortels. Atride ordonne à ses hérauts deconvoquer l’assemblée; ils obéissent, et tous les Grecs seréveillent à leur voix. Un premier conseil, composé des guer-riers les plus sages, se forme dans la tente de Nestor :a Amis,leur dit Agamemnon, un songe envoyé des Dieux m’est ap-paru cette nuit au milieu de mon sommeil : il avoit du divinNestor la taille , la figure et la voix; il s’est arrêté sur matète : « Fils du sage, du vaillant Atre’e, m’a-t-ii dit, tu dors!

Un monarque, un mortel chargé du destin des humains et detant de soins importants ne doit pas donner les nuits entiè-res au repos : réveille-toi ; c’est Jupiter qui m’envoie, Jupiterqui, du sein de l’Olympe, veille sur ta gloire et s’intéresse à

ton sort. Arme tes guerriers, le moment est arrivé où Troiedoit tomber sous tes coups; aucun des immortels ne combatplus pour elle ; les prières de Junon les ont tous détachés deses intérêts; une perte inévitable menace les Troyens : graveces ordres dans ton souvenir, garde que l’oubli ne les efface;et dès que le sommeil abandonnera tes paupières , songe ales exécuter. u A ces mots il s’envole, et le sommeil m’aban-

(lonne. Essayons si nous pourrons armer nos guerriers. Moi,d’abord , je sonderai leur courage; j’annoncerai qu’il faut

fuir et retourner dans notre patrie. Vous, par vos discours,ayez soin de les arrêter. n

Il dit, et s’assied; le vieillard qui règne sur Pylos se lève :u Sages guerriers, dit-il, dans une bouche vulgaire, ce songene seroit à nos yeux qu’illusion et imposture; mais c’est aupuissant Agamemnon, c’est au chef des Grecs qu’il est ap-paru : tachons d’armer nos guerriers et de les entraîner auxcombats. n

Il dit, et sort du conseil : tous les hérossortent après lui etmarchent sur ses traces. La foule court à l’assemblée. Tels,au jour du printemps, on voit, du creux d’un rocher, sortir.des essaims, nombreux d’abeilles , s’attacher en festons aux

.!. ,

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CHANT Il. i7fleurs naissantes et en extraire leurs liquides trésors r tels lesGrecs slavançoient à flots pressés. Au milieu d’eux la renom-

méeyvole et hâte leurs pas. Ils se ramassent en pelotons ser-rés , la terre gémit sous leur poids, un murmure confustrouble les airs : neuf hérauts, a grands cris, leur imposentsilence.

Tous sont assis , le silence règne; Agamemnon se lève;dans sa main est un sceptre, ouvrage du Dieu que Lemnosrévère. Vulcain le fit pour Jupiter, Jupiter le donna à Mer-cure; de Mercure il passa dans les mains de Pélops, le domp-teur des coursiers ; Pélops, à son tour , le remit au puissantAtrée ; Atrée, en mourant, le laissa à Thyeste ; Agamemnonle reçut des mains de Thyeste, avec l’empire d’Argos et desiles nombreuses qui lui obéissent. Appuyé sur ce sceptre, il

prononce ce discours: ,a Généreux enfants de la Grèce, favoris du Dieu des com-

bats, Jupiter, le fils de Saturne, a tissu pour moi une chaînede malheurs. L’impitoyable Dieu m’avait promis, m’avait jure

que je retournerois dans Argos, vainqueur de Troie, et richede ses dépouilles. Aujourd’hui il trompe cruellement monespoir; il m’ordonne de partir couvert de honte et d’igno-minic, après avoir vu périr, sous mes yeux, une foule de nosguerriers. Mais telle est la volonté de ce Dieu, arbitre su-prême de nos destins, qui a détruit, qui détruira encore tantde puissantes cités.

n Quelle honte pour nous, pour nos neveux , quand onsaura que la Grèce entière a vainement combattu contre unpeuple moins nombreux! Car enfin , si, réunis aujourd’huipar un traite avec les Troyens , nous nous partagions pardizaines , quand chaque dizaine ne prendroit quiun seulTroyen pour échanson, plusieurs dizaines en manqueroientencore. Mais ils ont pour alliés des peuples guerriers quirenversent mes projets et arrachent de nos mains la conquêteque nous nous étions promise. Déjà neuf longues années sesont écoulées dans dtinutiles travaux : le temps a détruit nosvaisseaux et usé nos cordages. Nos femmes, nos enfants, dansnos demeures solitaires , attendent notre retour; et nousvoyons s’éloigner encore la fin de l’entreprise qui nous amenasur ces rives. Allons, puisqu’il le faut, obéisso s à une cruelle.

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18 L’ILIADB.nécessité, fuyons dans notre patrie s jamais Troie ne seranotre conquête. »

Il dit; son discours émeut les cœurs de tous ceux quin’ont point assisté au premier conseil. L’assemblée se sépare :

tels ou voit s’agiter les flots de la mer Icarienne, lorsque lesvents opposés combattent sur son sein; ou tellesencore, ausouffle impétueux du zéphir, on voit ondoyer les moissons, etles épis se courber.

Ainsi s’ébranlent les Grecs. Avec des cris tumultueux ilsse précipitent vers leurs vaisseaux; des tourbillons de pous-sière s’élèvent sous leurs pas : tous s’exhortent a lancer leursnefs à la mer, tous hâtent les apprêts du départ; déjà leursvaisseaux s’ébranlent, dégagés des appuis qui les soutiennent,et des cris de joie portent jusqu’au ciel l’ardeur qu’ils ont de

revoir leur patrie.Ils l’auroient revue en effet avant le temps marqué par les

destins, si Junon n’eût adressé ce discours à Pallas: a O fille

invincible de Jupiter ! nos Grecs retourneront donc dansleur patrie? ils fuiront sur le vaste sein des mers. et laisse-ront à Priam et à ses Troyens cette Hélène pour laquelle tantde Grecs ont péri loin des climats qui les ont vus naître!Va , descends au milieu d’eux; par tes puissants discoursarrête ces mouvements, et ne souffre pas ce trop honteuxdépart. n

Elle dit, et Pallas obéit. D’un vol rapide elle franchit l’es-

pace et s’arrête au milieu des Grecs; ses yeux y rencontrentle sage Ulysse x il étoit debout, le cœur dévoré d’ennuis, et

ne donnoit aucun ordre pour son départ.Minerve approche : u Généreux fils de Laërte, vous retour-

nerez donc dans votre patrie? Vous fuirez sur le vaste seindes mers? Vous laisserez à Priam et a ses Troyens la victoire"et cette Hélène, pour laquelle tant de héros ont péri sous lesmurs de Troie, loin des climats qui les virent naltre? Cours,vole, par les discours persuasifs arrête ces mouvements, nesouffre pas ce honteux départ. u

Elle dit; Ulysse reconnoit la voix de la Déesse. Soudain ilquitte sa tunique , que reçoit de sa main le fidèle Eurybate.vole au fils d’AIrée, prend le sceptre immortel de ses aïeux,et, armé de cet emblème du souverain pouvoir, il parcourt toute

".2 V",

î 1 ’,ç.

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CHANT Il. i9la flotte. S’il rencontre un roi, un guerrier distingué, ill’a-. borde , et par des discours caressants il tente de l’arréter z

a Généreux mortel, lui dit-il, il est indigne de toi de cédercomme un lâche à de Vaines terreurs. Arrete, et que ce peu-ple s’arrête à ta voix. Tu ne cannois pas encore la penséed’Atride. Nous n’avons pas tous entendu au conseil les secretsqu’il y a dévoiles. Craignons que son courroux ne s’appesan-

tisse sur les enfanta de la Grèce. Le courroux des rois estredoutable; ils tiennent leur pouvoir de Jupiter, et sa provi-dence veille sur eux. »

S’il entend aboyer un soldat vulgaire, de son sceptre ilfrappe le mutin , et le gourmande en ces mon: u Malheu-reux! taisvtoi; écoute ceux qui valent mieux que toi. Lâche,inhabile aux combats, on ne compta jamais, ni ton bras a laguerre, ni ta me au conseil. Nous ne serons pas ici autantde rois. C’estun grand mal qu’une autorité partagée. N’ayons

qu’un seul chef, qu’un seul roi, celui auquel Jupiter a donnéle sceptre et le droit de commander. n

Ainsi, avec le ton de l’autorité, il parcouroit toute l’armée.

A sa voix tout s’élance, et des vaisseaux et des tentes, pourretourner à l’assem’nlee; tout se presse a flots tumultueux:telles sur un vaste rivage grondent les vagues écumantes, etla mer retentit au loin de leurs mugissements.

Ils sont assis et gardent le silence; le seul Thersite sème,au milieu d’eux, ses indiscrets murmures :Thersito, qui, sansrespect et sans frein. prodigue aux rois la satire et l’outrage :orateur scandaleux, dont le triomphe est d’exciter de vainesrisées. Dans toute l’armée grecque il n’est point de monstreplus difforme : ses yeux louches sont cachés sous une épaissepaupière, il chancelle sur ses jambes inégales, ses épaulesramassées se courbent sur son des, quelques chevaux, à peine,voltigent sur sa tété pointue. Il est surtout l’ennemi d’A-chille et d’Ulysse. toujours il les outrage par ses aigres dis-cours. C’est Agamemnon aujourd’hui qu’il déchire, au milieu

d’une foule en secret irritée contre lui.n Atride, lui crie t-il d’une voix glapissante, de quoi le ’

plains-tu? que te manque-t-il encore? Tes tentes regorgent.de richesses, elles sont pleines de beautés que nous avonschoisies pour toi dans toutes les villes que nous avons cou-

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20 rhums.quises. Est-ce de l’or que tu demandes? Faut-il qu’un Troyenvienne d’llion mettre à tes pieds la rançon d’un fils qu’Ajax ù

ou moi nous aurons pris dans les combats? Veux-tu encorequelque nouvelle captive pour amuser, loin de nous, ta

’voluptueuse mollesse? Ne commandes-tu aux Grecs que pourles accabler? Lâches, vil rebut des humains, guerriers dége-nerés, ou plutôt femmes timides, fuyons sur nos vaisseaux!Laissons-le devant Troie jouir de ses conquêtes, qu’ilnsacheenfin si nous sommes d’inutiles instruments de sa gloire.L’ingrat! il a outragé Achille , un guerrier mille fois plusvaillant que lui. Il jouit du prix dont nous avions payé la va-leur de ce héros. Ah! si le sang d’Achille eût été plus bouil-lant, s’il n’était pas en effet trop modéré, cet outrage, Atride,

eût été le dernier de tes outragesi n

Ainsi, contre Agamemnon, Thersite vomissoit les injures.Soudain Ulysse approche , et lançant sur lui un sinistre re-gard : a Discoureur importun , lui dit-il , arrête, et quandtous les Grecs obéissent , ne viens pas, seul, insulter à tonmaltre.De tous les guerriers qui ont suivi les Atrides, il n’enest point de plus lâche que toi. Que ta langue ne profane plusle nom sacré des rois; garde-toi de presser notre retour pardes cris séditieux : savons-nous quel est l’ordre des destins?Savons-nous si ce retour seroit heureux ou funeste? Tu ou-trages Agamemnon, notre monarque et le tien. Tu lui repro-ches les dons que lui prodiguent les héros de la Grèce! Detoi, qu’a-toil reçu, que des injuresP... Ecoute, et crois à mesmenaces : si jamais tu oses t’oublier encore , je veux périr ,je veux n’être plus appelé le père de Télémaque, si je ne te

saisis, si je ne te dépouille tout nu, si, honteusement fustige,je ne te chasse de l’assemblée. n

Il dit, et lui laisse tomber sur le dos le sceptre dont il estarmé. Le lâche ploie sous le coup, des larmes coulent de sesyeux , une tumeur livide s’élève sur ses épaules, il s’assied

éperdu, demimort, et tout en sanglotant il essuie ses inutiles. pleurs. Les Grecs, quoique affliges, sourioient à ce spectacle.

Ils se disent à l’oreille :Ulysse, dans les conseils, dans lescombats, fit toujours (les prodiges, mais jamais il n’a faitmieux que quand il a puni ce harangueur insolent: il neviendra plus, sans doute, insulter a nos rois.

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CHANT n. 21Cependant Ulysse étoit debout, le sceptre à la main : Mi-nerve auprès de lui, sous la figure d’un héraut, imposoit si-lence aux guerriers z u Fils d’Atrée, dit le héros, les Grecsveulent, à la face de l’univers, te couvrir de honte et d’igno-minie. Ils violent la promesse qu’ils te firent, en partant, dene rentrer dans la Grèce qu’après avoir détruit la superbeTroie. Aussi faibles que des enfants ou des veuves désolées,ils demandent, en pleurant, à revoir leur patrie. Nos longstravaux, sans doute, justifient leur douleur et leurs larmes.Le nautonnter, que depuis un mois l’Océan jaloux retient loind’une épouse chérie, est souvent dévore d’impatience et d’en-

nui : et nous, depuis neuf années révolues, nous nous consu-mons sur ces rives. Ne condamnons point de trop justesregrets.

n Mais avoir attendu si long-temps et retourner vaincus,humiliés! ah l la honte en seroit éternelle! Guerriers, repre-nons courage, que le temps nous apprenne quelle foi nousdevons aux oracles de Calchas. Il nous en souvient, vousvous en souvenez tous; il me semble que c’étoit hier, nousétions rassemblés dans l’Aulide , nous y jurions la perte dePriam et de ses Troyens. Pres d’une fontaine d’où couloitune eau limpide, au pied d’un autel élevé sous un superbeplatane, nous immolions des hécatombes aux immortels. Sou-dain un dragon. marqué d’une tache rouge et sanglante, sortde dessous l’autel et s’élance sur le platane z sur une desbranches les plus élevées étoient huit jeunes passereaux avecleur mère cachés sous le feuillage ; le monstre les dévorenos yeux. La mère, avec des cris plaintifs, voltigeoit autourd’eux pour les défendre; il se retourne, la saisit elle-même,et la dévore à son tour.

n Par un prodige soudain, Jupiter transforme le dragon enpierre; nous restons immobiles d’étonnement. Mais Calchas,plein du Dieu qui l’inspire : Enfants de la Grèce, nous dit-il, pourquoi cette vaine terreur? Jupiter, dans ce prodige,nous montre le succès lent et tardif d’une entreprise quinous couvrira d’une immortelle gloire. Le dragon adé-eorc’huit passereaux et leur mère; et nous, nous consu-merons dia: années devant Troie: mais la dixième, Troiesera notre conquête. L’oracle s’accomplit ; attendez encore,

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22 L’ILIADE.et le trône de Priam tombera sous vos coups. n Il dit , tousles Grecs applaudissent. Le rivage retentit de leurs cris etdes louanges qu’ils donnent au roi d’Ithaque.

Le vieux Nestor les gourmande à son tour : u Comme desenfants, vous vous épuisez en discours , et vous oubliez lescombats. Que sont devenus nos promesses et nos serments?Nos conseils, nos projets, cette foi jurée, tout s’est-il évanouiavec la flamme de nos sacrifices? Nous perdons en stérilesdébats les plus précieux instants, et notre proie nous échappe.Allons, Atride, déploie ton pouvoir; guide-nous aux com-bats. S’il est un ou deux lâches qui osent se séparer de nous,qu’ils se consument sur ces rives dans une honteuse oisiveté.Ils ne partiront pour Argos que quand nous aurons reconnusi Jupiter est fidèle à ses promesses. Oui, Jupiter nous a pro-mis la victoire: le jour même où les Grecs s’armerent pour laruine de Troie, il lança, des éclairs à notre droite, et par cetheureux présage il garantit nos succés.Ne songeons à retournerdans notre patrie qu’après avoir vengé sur les beautés troyen-nes l’injure faite à Hélène et les larmes qu’elle a versées. Si

quelque séditieux veut fuir encore, qu’il monte sur son vais-r Iseau, il y trouvera la mort.

n Grand roi, consulte ta prudence , mais écoute nos avis.Je t’en offre un que tu ne dois pas dédaigner. Divisé tes guer-

riers par nations et par tribus, afin qu’ils se donnent un mu-tuel secours ; tu distingueras mieux le mérite des chefs et lavaleur des soldats. Si tu n’es pas vainqueur de Troie, tu saurasdu moins si c’est aux Dieux ou à notre [acheté que tu dois ladisgrace.

-- uGénéreux vieillard, lui répond Agamemnon, tu estoujours le plus éloquent et le plus sage de tous les Grecs.Ah! que les Dieux ne m’ont. ils donné encore dix conseillerstels que toi? Bientôt nous verrions s’écrouler les murs deTroie, et ses richesses devenir le prix de notre courage. Maisle fils de Saturne m’environne de douleurs 2 il me livre auxquerelles et à la discorde. Pour une misérable captive nousnous sommes divisés. Achille et moi : je l’avoue,je prov0qnaison ressentiment. Ah ! si jamais un heureux accord nousréunit, rien ne pourra reculer la perte des Troyens ! Que nosguerriers aillent réparer leurs forces et s’apprêtent au combat ;

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MI Il. 23que tous préparent leurs lances et leurs boucliers; que tousfassent repaître leurs chevaux ; que tous les chars soient prêtsà voler x ce jour tout entier sera un jour de sans et de car-nage. La nuit seule mettra fin au combat; la sueur coulerasur nos armes ;nos mains fatiguées ploieront sous le poids dela lance , et le coursier épuisé ne pourra plus traîner sonchar. Si quelqu’un ose, loin du danger, se reposer sur nosvaisseaux, il sera bientôt la pâture des chiens et des vautours.»

Il dit; et les Grecs, qu’enflamme son discours, lui répon-dent par des clameurs guerrières. Telles, autour d’un rochersourcilleux, mugissent les vagues émues, lorsque l’aquilon estdéchaîné sur les mers. Ils se lèvent, se précipitent vers leurstentes; le feu slallume et le repas s’apprête. Chacun olfredes sacrifices au Dieu qu’il adore, et lui demande de le sauverdu danger et du trépas.

Agamemnon lui-mémo infmole a Jupiter un taureau decinq ans; il invite à son sacrifice les chefs de l’armée; Nestorle premier. Idomenée ensuite , les deux Ajax et le fils deTydee , Ulysse enfin , que sa prudence égale à Jupiter. Me-nelas vient de lui-même s’associer à une olfrande dont il saitqu’il est le premier objet. Ils environnent la victime; dansleurs mains est l’orge sacrée. Agamemnon , les yeux au ciel:a Dieu puissant, s’écrie-kil , souVerain mattre de l’Olympe ,

qui règnes sur les nuages , ne permets pas que le Soleil secouche dans les eaux avant que le superbe palais de Priamsoit tombe sous mes Coups, avant que moi-même j’aie embrase.ses portes, et déchire les flancs d’Hector, avant que ses guer-riers aient mordu la poussière, étendus autour de lui. u Il dit;Jupiter est sourd à sa prière ; il reçoit son sacrifice , mais illui apprête les plus cruels travaux.

Cependant ils consacrent la victime , lui tournent la tètevers le ciel, et regorgent. Les cuisses sont coupées et jetéessur un brasier g quand elles sont consumées par le feu sacre ,on fait cuire les autres parties: les tables sont dressées, etleschefs, ranges autour, y prennent un commun repas. Quand ilest fini : a Puissant Atride , dit le vénérable Nestor, allons,et , sans dill’erer, volons au combat : c’est un Dieu qui nousappelle; que les hérauts rassemblent nos guerriers; nous-memes marchons à leur tète et allumons le carnage. »

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2l: L’ILIADE.Il dit; docile à ses conseils , Atride ordonne à ses hérauts

de faire armer les Grecs : ils partent; soudain tous les guer-riers se rassemblent a leur voix, Agamemnon et les autresrois les rangent en ordre de bataille. Minerve est au milieud’eux; dans sa main brille l’immortelle , l’impénétrable

Egide : une frange d’or pend autour, et jette au loin un for-midable éclat. La Déesse parcourt tous les rangs . et allumedans le cœur des guerriers l’ardeur des combats. Pleins d’une

nouvelle audace , ils oublient leur patrie, et ne respirent quela guerre. Tel, sur le sommet d’une montagne , on voit unvaste incendie dévorer une foret , et de ses flammes éclairerles campagnes lointaines : tels brillent ces guerriers sous lesarmes qui les couvrent; des éclairs en jaillissent, et l’air enest allumé. Tels encore , dans les prairies qui bordent leCaystre , on voit des milliers de cygnes ou de grues voler ,s’abattre, et de leurs cris remplir tous les marécages : tels lesGrecs , des rives de la mer , roulent a flots pressés vers lesbords du Scamandre : la terre , au loin , gémit sous leurs paset sous le poids de leurs coursiers.

Ils s’arrêtent sur ces rives fleuries: le printemps étalemoins de feuilles et de fleurs; des essaims moins nombreuxde mouches assiègent une étable quand la bergère exprimele lait de ses brebis : leur impatience appelle le combat, ilsse rangent sous leurs chefs. Tels, à la voix de leurs bergers,des troupeaux confondus se divisent et se séparent. Aga-memnon est au milieu d’eux; il a la tété et le regard deJupiter , la taille du Dieu des combats , et la force de Nep-tune. Tel, au milieu d’un troupeau nombreux, domine letaureau qui en est le roi. Jupiter lui-mémé imprime sur sonfront un éclat et une majesté qui effacent tous les autreshéros.

Muses, Divinités présentes à tous les événements, vousqui les sauvez de l’abîme de l’oubli , inspirez votre élève etprésidez a mes chants. Placé loin de ces faits célèbres, a peinela Renommée cna porte quelques détails jusqu’à nous. OMuses! dites-moi quels furent les chefs et les rois. Les sol-dais, je ne pourrois jamais les nommer z non , je ne le pourrots jamais , quand j’aurois dix langues, dix bouches , unevoix infatigable, et une poitrine d’airain; a moins que vous

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CHANT n. 25mémés , ô filles de Jupiter! vous ne me disiez tous ceux quis’armèrent coutre llion. Je compterai seulement les chefs etleurs vaisseaux.

Sous Pénélée, sous Letus, Arcésilas, Prothoënor et Clonius,

marchent les Béotiens: ils ont quitté les plaines d’lrié , lesrochers d’Aulis , Schænos , Scolos , le sol humide d’Éte’one ,

Thespie, Graie et les vastes plaines de Mycalesse. On compteparmi eux les peuples qui habitent Armé , llése , Erythres ,Eléone, Hylé, Pétéone, Ocalée, la superbe Médéone, Capes,

Entrése, Thisbé, séjour aimé des colombes, Coronée, Aliarteet ses pâturages,Tbèbes et ses murs fameux,Platée, Glisse, Ou-cheste connue parson temple consacré à Neptune, Arné et sesriches coteaux , Midée, la divine Nissa, et Antbédon, qui voitnon loin de ses remparts finir la Béotie. Cinquante vaisseauxles conduisirent aux rivages troyens; cent vingt guerriersmontoient chaque vaisseau.

Les enfants d’Asplédon et d’Orchoméne sont commandés

par Ascalaphe et par Jalménus , fils tous deux du Dieu descombats : tous deux doivent la vie aux secrètes amours de ceDieu pour la fille d’Actor, la jeune Astioche, qui défendit envain contre lui les prémices de sa virginité. Trente vaisseauxavoient fendu, sous eux, le sein azuré des mers.

Sous Epistrophe, sous Schédius, tous deux fils du généreuxIphitus, marchent les Phocéens : ce sont les habitants de Cy-parisse, de Pythone, de Crissa, de Daulis, de Panopée, d’Ané-morée , d’Hyampolys, des bords qu’arrose le Céphise , et de

Lilée, où ce fleuve prend sa source. Quarante vaisseaux aveceux abordèrent aux rives de la Phrygie : ils se forment sousleurs chefs, à la gauche des Béotiens.

Ajax , fils d’Oïlée , commande aux Locriens ; moins intré-

pide qu’un autre Ajax, fils de Télamon, il n’est couvert qued’une cotte de mailles: il sait mieux qu’aucun des Grecslancer le jaVelot. Les peuples de Cynus , d’Opuntc , de Cal-liare , de Bessa , de Scarphé, de la délicieuse Augée, de Tar-phc, de Thronion, et ceux qui boivent les eaux du Boagrius,ont vogué avec lui sur quarante vaisseaux, du fond de laLocride et des régions voisines de l’Eubée. ’

Les belliqueux Abantcs, les enfants de l’Eubée, qui habi-tent Galois, Iretrée, llistiée et ses coteaux-chéris de Bacchus,

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26 L’ILIADB.Cérinthe et ses murs que le mer baigne de ses ondes, le sour-cilleux Dios, Carysthe et Styre enfin, obéissent à Elephe’nor,le fils de Calcodon et le favori du Dieu des combats. De lon-gues chevelures flottent sur leurs épaules; armés de piques,ils brûlent de baigner leurs mains dans le sang, et de steni-vrer de carnage. Avec quarante vaisseaux ils quittèrent leurpatrie pour venir combattre sous les murs d’Ilion.

On voit marcher après aux les habitants de le superbeAthènes, le peuple d’Erechthée, les enfants de la Terre, lesnourrissants chéris de Minerve. Places par cette Déesse dansun lieu consacre à son culte , leur reconnaissance perpétueleurs hommages , et les années , dans leur révolution , ramè-nent, pour leur protectrice , les offrandes et les fêtes. Le filsde Peteus,Menesthée, les commande; Menesthee, de tous lesguerriers le plus savant dans l’art de former et de faire mou-voir des soldats. Nestor, le seul Nestor, pourroit être encoreson rival; mais cette gloire qui couronne ses vieux ans, Me-nesthée l’aobtenue au commencement de sa carrière.

Sous Ajax , douze vaisseaux partirent de Selamine. Sesguerriers se rangent auprès des phalanges athéniennes.

Les peuples d’Argos , cette jeunesse guerrière qui sortitdes murs de Tyriuthe, d’Hermione, d’Asine, de Tresène,d’Héione , d’Epidaure , lieu chéri du Dieu des vendanges ,

d’Egine , de Masette, marchent sous le vaillant Diomède,sous Sthenèlus, le fils chéri de Capanée , et sous Euryale ,fils de Mécistee , et petit-fils de Toison -. mais Diomede estlieur chef suprême, et quatreovingts vaisseaux obéissent à sesou.

Viennent ensuite les enfants de la superbe Mycène, del’opulente Corinthe , de l’altière Cleone, d’Ornie , de Phon-

reuse Arethuree , de Sicyone, où Adraste rogna le premier;les habitants d’Hypéresie, de la sourcilleuse Gon0esse, dePellène, d’Egion, des plaines d’Hèlice , et de ces contrées

que la mer baigne de ses flots. Agamemnon les guide et com-mande aux vaisseaux qui les apportèrent. Chef intrépide dela milice la plus fière et la plus nombreuse , Agamemnon aceint une brillante armure, et au milieu de tant de héros ildéploie l’orgueil de son rang et de l’autorité suprême.

Les guerriers qui ont quitte les vallons de Lace’démone,

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CHANT Il. 27Pharis, Sparte, Messe, lieu cher a l’oiseau de Vénus, Brysée,

Angee et son délicieux séjour, Amicle, Hélas dont la mervient baigner les remparts, Etile et Las, marchent sans levaillant Menélas. Soixante vaisseaux les amenèrent à ,Troie.Ils se rangent en bataille; leur roi est à leur tète, et les rem-plit du feu qui l’anime. Il brûle de. venger l’injure d’Hélène

et les larmes qu’elle a versées.

Le vieux Nestor commande à quatre-vingt-dix vaisseaux xon compte sans ses ordres les peuples de Pylos , de la char-mante Arené, de Thrion où l’amoureux Alphée offre au voya-

geur un facile passage. On y compte les enfants d’Epy, deCyparisse , d’Amphigénie , de Ptéléon , d’Elos , de Darion ,

lieu fameux par les vengeances des Muses et par les malheursde Thamvris. Ce chantre de la Thrace revenoit d’OEchalie,et, fier de l’accueil d’Eurytus, il se vantoit qu’il remporteroitle prix du chant sur les Muses elles-mêmes : ces Déesses ,irritées de son orgueil, le privèrent de la voix, et la lyre sansses doigts oublia ses accords.’ Le fils d’Ancée, le vaillant Agapénor, guide au combat les

peuples belliqueux que nourrit l’Arcadie. Ils ont quitte, pourle suivre, le sommet du mont Cyllène, et les lieux voisins dutombeau d’Epitus, les plaines de Pbenée, les pâturages d’Or-

chomène , Ripa , Stratia ; Enispé , où grondent toujours lesvents et les orages, Tégée, Mantinée, Stymphale et Parrhasie.Les Arcadiens n’avaient point appris à lutter contre les flots,ni à braver les tempêtes sur une nef légère; inhabiles à lamer, mais savants dans l’art des combats, Agamemnon leuravoit fourni soixante vaisseaux, et dans chaque vaisseau oncomptoit une foule de guerriers.

Quarante vaisseaux ont amené les Épéens des plaines deBuprase et d’Hélis, et des contrées que bornent Hyrmine,Myrsine, Alisium et les rochers d’Olénie. Quatre chefs lescommandent, Amphimaque, fils de Ctéatus; Thalpius, filsd’Euryte; Diorés, fils d’Amaryncée, et le divin Polyxène, un

petit-fils du roi Augée. A chacun d’eux obéissent dix vais-seaux et de nombreux soldats.

Paroissent ensuite les habitants de Dulichium et des îlesEchines ,.de ces iles sacrées que la mer d’Elide environne deses eaux. Mégès les conduit: Mégès, le rival du Dieu des

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28 musas.combats. Il doit le jour a un mortel chéri de Jupiter, aubrave Phylée, que le courroux d’un père bannit de sa patrie,et qui trouva dans Dulichium un asile et un trône. Qua«rante vaisseaux, sans ses ordres, ont vogué sur l’llellespant.

Ulysse commande aux généreux Céphalléniens , qui aveclui ont abandonné Ithaque , Crocylée, Nérite et ses bois,Egylippe et ses rochers , Zacynthe , Samos et l’Epire. Douzevaisseaux ont amené le sage Ulysse et ses guerriers aux rivesde la Phrygie.

Les Étoliens obéissent a Thoas : pour combattre lesTroyens, ils ont quitte Pleurone, Olène, Pylene, Chalcis, etles rochers sourcilleux qui environnent Calydon. OEnéusn’est plus; ses enfants ont péri, le blond Meléagre, lui-meme , est descendu chez les morts; Thoas, après eux , estdevenu le chef de l’Étolie. La mer , sur quarante vaisseaux ,a vu flotter ses pavillons.

Sous le vaillant Idaménée, sans Mérion , un guerrier aussiterrible que le Dieu des combats, marchent les Crétois:leurs nombreux bataillons sont sortis de Gnosse , de Gor-tyne, de Lictos, de Milète, de Lycaste, de Phestos, deBisias, des cents villes enfin dont s’enorgueillit la Crète.Quatre-vingts vaisseaux avoient fendu , sous eux , les ondesécumantes.

Tlepoléme , un fils d’Hercule’ . robuste et vaillant comme

son père , avoit, sur neuf vaisseaux , conduit ses Rhodiensaux bords de la Phrygie. Rhodes voit fleurir dans son seintrois cités, Lindus, J alyse et Camire: toutes trois doivent leurnaissance à Tlépoleme. Ce héros estle fruit des amours d’Her- .cule pour la belle Astyoché , qu’au milieu de ses victoires cedemi- Dieu ravit dans Éphyre, aux bords du Selléis.

A peine sorti de l’enfance , par une erreur fatale , Tlépo-léme ravit le jour au vieux Licymnius , un oncle maternel deson père. Pour se dérober à la fureur et aux menaces desautres enfants d’Hercule , il arma des vaisseaux, et, suivid’une jeunesse guerrière , il fuit sur le vaste sein des mers.Enfin, après bien des revers et de longues erreurs, il arrivea Rhodes , peuple cette [le , et partage sa colonie en trois ci-tés. Jupiter sourit à son entreprise , et prodigue a ses sujetsles richesses et les trésors.

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CHANT Il. 29Nirée , avec trois vaisseaux , a quitté File de Symé ,’ Nirée ,

fils de Champs et de la nymphe Aglaé, Nirée, aprés Achille,le plus beau de tous les Grecs ; mais il est inhabile aux com-bats, et peu de guerriers ont suivi sa fortune.

Les habitants de Nisyre, de Crapathe, de Case , de Cos ,où régna jadis Euryple, et des Calydnes, que la mer em-brasse dans son sein , marchent sous Phidippe et sous Anti-phus , tous deux fils de Thessalus , un descendant dllïercule.Avec eux , trente vaisseaux fendirent les plaines liquides.

Les peuples de Pélasgie, d’Alos, dlAlope, de Traehine, dela Phthiotide et de l’Hellade, cette contrée féconde en beau-tés, les Myrmidons, les Hellènes et les Achéens, avoient armé

cinquante vaisseaux. Ils obéissent au divin Achille; mais ilsn’ont plus de chef qui les guide aux combats , et leur valeurlanguit inutile. .

Achille est dans sa tente, toujours brûlant de courroux ,toujours pleurant la jeune Briséis, le prix des travaux que luicoûtèrent les conquêtes de Lyrnesse et de Thèbes , où Minéeet Epitrophe, fils du roi Evéuus , périrent sous ses coups.Furieux, il s’est renferme dans sa tente : mais bientôt un au-tre ressentiment viendra l’arracher au repos, et le rendre auxcombats.

Quarante vaisseaux avoient apporté les guerriers qui habi-toient Phylacé , Pyrrhase et ses plaines chéries de la blondeCérès , Iton et ses riches pâturages, Antron et ses rochers,Ptéléon et ses champs couronnés de verdure. Jadis ils obéis-soient à Protésilas : mais ce héros n’étoit plus. Le premierdes Grecs il s’élança sur le rivage phrygien; il y expira lepremier sous le ter ennemi. Son épouse chérie pleure sonabsence,et dans son palais attend en vain son retour. Ses ba-taillons marchent sous un de ses parents , sons Podarcés, lefils d’Iphielus. Podarcés étoit plus jeune que Protésilas, mais

Protésilas étoit plus intrépide. Sous leur nouveau chef , sesguerriers regrettent encore le chef qu’ils ont perdu.

Eumelus, un fils d’Adméte et de la divine Alceste, la plusbelle des filles de Pélias , a vu, sous ses ordres , voguer onzevaisseaux. Phéres, Bébé , Glaphyres, Yaolcos, ont nourri lesguerriers qui reconnoissent ses lois.

Les peuples de Méthonc, de Thaumacie, de Mélllléc, d’0 -

0.

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80 L’ILIADE.lizone, avoient suivi Philoetète. Il commandoit à sept vais-seaux. Chaque vaisseau portoit cinquante soldats, qui, commeleur chef, excelloient à lancer des traits. En proie a la dou-leur, dévoré de la cruelle blessure que lui fit un serpent,Philoctéte gémissoit,étendu dans Pile de Lemnos,où les Grecsl’avaient abandonné. Mais bientôt les malheurs des Grecs de-voient venger Philoctète, et le rappeler a leur souvenir. Sesguerriers obéissent à Médon , qui doit le jour aux amours se;crêtes d’Oîlée et de la jeune Rhéné. Sous ce chef ils regret-

tent toujours le chef qu’ils n’ont plus.

Deux fils d’Esculape , Podalire et Machaon , tous deuxsavants dans l’art inventé par leur père, guident les habitantsde Trica, dllthome et d’OEchalie , où régna jadis Eurytus.Trente vaisseaux, sous eux, abordèrent aux rivages troyens.

Les enfants d’Ormène , d’Hypérée , dlAstérie, et les habi-

tants du mont Titan, obéissent à Eurypyle , fils d’Evémon.

Eurypyle comple sous ses ordres quarante vaisseaux.Sous Polypètes, un fils de Pirithoüs , un petit-fils de Jupi-

ter , se forment des guerriers qu’ont nourris Argissa , Gyr-tone, Orthée, Hélone et Oloosson. La belle Laodamie donnala vie à Polypètes, le jour même ou, vainqueur des Centaures,Pirithoüs les chassoit du mont Pélion. Le brave Léontée, unfils de Cromus , commando avec lui aux quarante vaisseauxqui ont vogué sous leurs ordres.

Gunée , avec vingt vaisseaux , abandonna les rives de Cy-phos. Sous ses drapeaux sont combattre les Eniens, les Pé-réhes, peuple guerrier, qui, pour le suivre , a quitté les lieuxvoisins de la froide Dodone , et les bords du T itarese. LeTitarèse porte au Pénée le tribut de ses ondes; mais ses flotsargentés ne se mêlent pointaux flots du Pénée . toujours ilssurnagent, et les mortels, à ce signe, reconnoissent les eauxdu fleuve terrible que craignent d’attester les Dieux.

Prothoüs, le fils de Tenthédon , guide aux combats lesMagnètes, qui, des rives du Penée et des sommets du Pélion,se sont, avec lui, embarqués sur quarante vaisseaux.

Tels étoient et les rois et les chefs des Grecs. O Muse ! detous ces guerriers, dis-moi quel étoit le plus vaillant. Dis-moi

quels étoient les meilleurs coursiers. ,De coursiers . il n’en est point de plus agiles que les ca-

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CHANT Il. 31vales d’Eumélus : toutes deux de même couleur, de mêmeage, de même taille; Apollon lui-mame prit soin de les nour-rir sur lament Piérius. Plus vite que l’éclair, elles portentpartout la terreur et l’effroi.

Des héros, le plus intrépide, le plus grand, c’est Ajax, filsde Télamon, tant qu’Achille, loin des combats, s’abandonne

à son ressentiment. Achille est le plus brave des Grecs; lescoursiers d’Achille sont les plus beaux , les plus légers detoute l’armée; mais ce guerrier, toujours irrité contre Atride,languit inutile auprès de ses vaisseaux. Ses soldats , sur lebord de la mer, s’amusent a tendre l’arc , à lancer des jave-lots et des flèches. Leurs chevaux, près de leurs chars, pais-sent l’herbe tendre et le lotos g les chefs, errants sans armesau milieu des guerriers, demandent en vain le combat et lehéros qui doit guider leur audace.

Cependant l’armée s’avance : tel un velte incendie s’étend

sur la terre et la dévore ; la plaine gémit au loin sous leurspas. Ainsi ce mont, qui de sa masse brûlante presse le géantTyphée, mugit sous les foudres dont le frappe la céleste ven-geance. Tels, dans leur marche rapide, les Grecs franchis-sent la plaine. La messagère du maître des Dieux , Iris, vaporter cette funeste nouvelle aux Troyens. qui, tous réunis,tiennent conseil à la porte du palais de Priam. Elle a pris lafigure et la voix du jeune Politès , un fils de ce malheureuxmonarque, qui , sur le tombeau d’Esye’tes , avoit été observer

les mouvements des Grecs.a O mon père! dit-elle, vous perdez en discours inutiles

de précieux instants x il semble que vous soyez dans une paixprofonde, et la guerre approche avec toutes ses horreurs. J’aisouvent affronté les combats, jamais encore je n’ai vu l’en-nemi si formidable ni si nombreux. Ils s’avancent aussi ser-rés que les feuilles des forets ou les sables de la mer. Hector,c’est a toi que je m’adresse, prèle l’oreille à me voix : Troie a

un grand nombre d’alliés; tous parlent des langues diffé-rentes. Que chaque chef rassemble ses guerriers; qu’ilmarche à leur tète et les guide au combat. n Elle dit ; Hectorreconnoit la voix de la Déesse. Soudain il sépare l’assemblée.

On court aux armes , les portes s’ouvrent; cavaliers, fantas-sins , tous se précipitent dans la plaine , et l’air retentit de

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32 muant).leurs cris. Non loin des murs s’élève une humble colline. Les

mortels la nomment Ratier: , et les Dieux, le Tombeau del’ayile Myrinne. La, les Troyens et leurs alliés se formenten ordre de bataille.

Le fils de Priam , Hector, commande les Troyens. L’or-gueil est sur son front, un horrible panache flotte sur satète; sous lui, une jeunesse intrépide appelle le carnage et lamort.

A la tète des Dardaniens est le vaillant Énée , le. fils d’unmortel et d’une Déesse. Vénus, sur le mont Ida, reçut l’heu-

reux Anchise dans ses bras; Énée fut’le gage de leur mu-tuelle ardeur. Deux fils d’Antenor , Archiloque et Acamas ,tous deux grands capitaines , et soldats intrépides , comman-dent avec lui.

Les habitants de la riche Zélée , les Troyens qui, au piedde l’Ida, boivent les eaux de l’Ésèpe , marchent sous Panda-

rus, le fils de Lycaon, Pandarus à qui Apollon lui-meme-donna un arc et des flèches.

Les enfants d’Adrastée , d’Apèse , de Pityée, de l’altière

Térée, obéissent aux deux fils de Mérops , Adrèsus et Am-phius. Mérops est , de tous les devins, le devin le plus fa-meux. Il avoit défendu à ses fils d’alleràcette funeste guerre;ils méprisèrent ses lois , et leur destinée les y entraîna mal-gré lui.

Les habitants de Percote , de Fraction , de Sestos , d’Aby-dos, d’Arisbe, vont combattre sous l’intrépide Asius; Asius,fils d’Hyrtacus , qui des bords du Selléis a volé vers Troie,sur des coursiers plus agiles que les vents.

Hippothoüs conduit les braves Pélasgiens, qui cultiventles fertiles plaines de Larisse; Hippothoüs et avec lui Pyléeson frère , tous deux fils de Léthus, et petits-fils de Thou-tamas. Sous Acamas, sous Piros, marchent les Thraces , quei’Hellespont environne de ses eaux. Euphène, le fils de Thré-

sénus, commande aux belliqueux Ciconiens. Des bords loin-tains que baigne l’Axins , l’Axius, dont les flots argentesinondent les campagnes, Pyrechmès amène les Péoniens qui,Tare à la main, menacent liennemi.

Du pays des llénètes, de cette contrée qui s’enorgueillitde ses mulets sauvages, liintrépide Pylémènes avoit ameni-

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CHANT III. 33les Paphlagoniens 2 sous ses drapeaux on compte les habitantsdu Cythorus, du Sésame, des bords fortunés qu’arroso leParthénius. de Cromna, d’Égiale et d’Érythine.

Du fond de I’Alybc , (le ce pays qui voit croître l’argentdans son sein , Épistrophe et 0dius avoient guide les Aliso-niens. Chromis et Enuomus commandent aux enfants de laMysie. Eunomus connoit le langage des oiseaux et l’art desaugures; mais sa science ne pourra le défendre du trépas. Iltombera sous les coups d’Achille, sur les bords du fleuve ouce héros immolera mille autres Troyens. Sous Phorcys,sous Ascagne, marchent les Phrygiens, qui ont quitté lescontrées lointaines de l’Ascanie : tous brûlent de combattreet de vaincre.

Mestlès et Antiphus , tous deux fils de Pylémènes , et néssur les bords du lac Gygès, conduisent les Méoniens, quihabitent au pied du Tmolus. Sous Nastès, sous Amphi-maque , tous deux fils de Nomion , s’avance un peuple bar-bare, les Cariens, qui habitent Milète, les forêts de Phthire,les bords du Méandre et les sommets du Mycale. Amphi-maque est tout brillant d’or; il marche aux combats avec leluxe d’une femme; mais ces vains ornements ne le garan-tiront point de la mort; Achille l’immolera sur les bords duScamandre, et l’or qui le couvre sera sa conquête. Dessources lointaines du Xanthe et du fond de la Lycie , Sar-pédon et Glaucus ont amené des guerriers intrépidescomme eux.

CHANT TROISIÈME.

Réunies sous leurs chefs, les deux armées s’étendentdans la plaine. Les Troyens s’avancent en poussant d’horri- Ibles clameurs; tels on voit des bataillons de grues, fuyantl’hiver et ses frimas, voler vers les rivages de l’Océau, et, du

sein des airs, porter aux Pygmées et la guerre et la mort.Les Grecs marchent en silence, pleins d’un tranquille cou-

rage, résolus de se soutenir et de se venger : la terre disparoit,

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sa sunna.des nuages de poussière s’élèvent sous les pas des guerriers,et obscurcissentles airs. Ainsi lorsqu’au souffle des aquilonsse rassemblent les vapeurs qui forment les tempêtes , à peineon voit luire un foible crépuscule; le pasteur frémit, et, pro-tégé par les ténèbres, plus favorables que la nuit , le voleurs’apprête à fondre sur sa proie. ’

Déjà les deux peuples se menacent et s’approchent. Sem-blable à un Dieu, Pâris brille à la tète des Troyens; la dé-pouille d’un leOpard flotte sur son armure; a son côté pendune superbe épée; un arc, un carquois et des flèches ré-sonnent sur ses épaules; dans ses mains étincellent deuxjavelots; il défie les héros de la Grèce. A sa démarche vaineet altière, Ménélas le reconnoit, et son cœur palpite defureur et de joie. Tel, à la vue d’un cerf ou d’une chèvresauvage , le lion affamé sent redoubler son ardeur : en vaindes chiens le poursuivent, en vain "d’intrépides chasseursle menacent et le pressent c tranquille, à leurs yeux mémo ,il dévore sa proie. Tel est, à l’aspect de Paris, le transportde Ménélas : déjà il se promet de venger l’affront qu’il en a

reçu. Soudain il s’élance de son char; Paris le reconnott , etson cœur est glacé d’effroi : pour éviter la mort, il recule, et

se rejette au milieu des siens. Tel, dans une sombre foret , àla vue d’un serpent menaçant, le voyageur recule épouvanté,ses genoux fléchissent, et la pâleur s’étend sur ses jettes.Ainsi, dans sa frayeur, le foible Paris fuit et se perd dans lafoule des Troyens.

Hector , indigné : «Malheureux Paris! s’écrie-t-il, vileidole des femmes! trop fait pour leur plaire et assez lâchepour les séduire ! Ah! plût aux cieux que jamais tu ne fussesné ! que ne péris-tu du moins avant ton fatal hyménée ! Plusheureux mille fois que d’avoir vécu pour être la fable de l’u-

nivers et la honte de ton pays! Dieux! qu’ils doivent bientriompher, les Grecs , qui, a ta démarche altière , t’ont crule plus redoutable des Troyens! Vain fantôme d’un guerrier!ton corps est sans force et ton ame sans vigueur. Lâche!étoit-ce la ce Paris qui, sur des vaisseaux, affronta les tem-pêtes ; qui, chef d’une troupe brillante, alla, dans des climatslointains, conquérir une beauté trop fameuse, et ravir àdes héros et leur femme et leur sœur? Exploit funeste! la

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CHANT 111. 35ruine de ton père, de son peuple et de tout son empire; letriomphe de nos ennemis, et ta honte à toi-mémé. Tu ne veuxdonc point combattre Ménélas? Ah! tu saurois que! hommetu as outragé! Étendu a ses pieds , sur la poussière , lalyre, tes cheveux blonds, ta vaine beauté, tous ces donsde Vénus , ne pourroient te défendre du trépas. Va , si lesTroyens étoient moins taches , il .y a long-temps que , pourexpier les maux que tu leur as faits, le beau Paris seroit lapâture des vers.

-- n Hector, j’ai mérité ton courroux et tes reproches. Toncourage à toi est toujours avide de périls. Il ressemble à l’a-cier tranchant qui dévore les arbres des forets, et devancel’impulsion du bras qui le guide. Rien ne peut un momentétonner ton grand cœur. Ne me reproche point les dons deVénus; ne méprise point les présents des Dieux, ces présents

que leur faveur seule nous donne, et auxquels ne sauroientatteindre tous nos désirs. Mais si tu veux que je combatte, ar-réte les Troyens et les Grecs: Ménélas et moi, au milieu desdeux armées, nous lutterons ensemble. Hélène et ses trésorsseront le prix du vainqueur; un traité réunira les deux na-tions; les Troyens vivront tranquilles dans leurs foyers; lesGrecs retourneront aux rives d’Argos, dans ces heureux cli-mats ou règnent l’Amour et la Beauté. u Hector applaudit àce noble retour. Soudain, il s’avance, et, la pique à la main,il arrête les phalanges troyennes. Cependant les Grecs fontpleuvoir sur lui des flèches et des pierres ; mais Agamemnonleur crie : « Grecs , arrêtez ! Grecs , ne frappez pas! Hectordemande à parler. » Il dit, et’ tous , immobiles , obéissenta sa voix.

a Écoutez, Troyens; Grecs, écoutez, dit Hector, ce que de-mande Paris, le premier auteur de notre fatale querelle. Quetous les Grecs, que tous les Troyens posent les armes ; seul ,avec Méuélas seul, Paris va combattre au milieu des deux na-tions : Hélène et ses trésors seront le prix du vainqueur; unheureux traité nous rendra la concorde et la paix. n Il dit;dans les deux armées règne un tranquille silence.

a Écoutez-moi, s’écrie Ménélas à son tour: Mon injure al-

luma le flambeau de la guerre , c’est à moi de l’éteindre.

Grecs et Troyens, ma vengeance et le crime de Paris tirent

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36 L’ILIADE.trop long-temps vos communes disgraces : elles finiront au-jourd’hui. Périsse de nous deux celui que la Parque a marquépour le trépas. Vous, dès ce moment, cessez d’être ennemis.Troyens, faites apporter deux agneaux, l’un male et blanc,pour le Soleil; l’autre femelle et noir, pour la Terre : les Grecsen immoleront un à Jupiter. Que Priam vienne ici jurer lapaix et attester les Dieux vengeurs. Qu’il y vienne lui-mémo zses enfants ne sont que des impies, des perfides. La jeunesseest toujours flottante etlégère ; la vieillesse, plus sage, reporteses regards sur le passé, les enfonce dans l’avenir, et, par une

utile prévoyance, fixe la destinée. n iIl dit; les Troyens et les Grecs croient toucher enfin au

terme de cette funeste guerre , et leurs cœurs s’ouvrent à lajoie. Sur des lignes parallèles , ils arrêtent leurs coursiers etleurs chars. Eux-mêmes ils s’avancent, quittent leurs armes etles posent à terre : il ne reste entre les deux nations qu’uneétroite arène. Deux hérauts vont à Troie chercher deuxagneaux et inviter Priam à descendre dans la plaine. Talthi-bius court aux vaisseaux des Grecs pour y prendre les vic«-limes qu’ils doivent ofl’rir.

Cependant Iris , la messagère de Jupiter, descend du hautdes cieux vers la belle Hélène. Elle a pris la figure et la voixde Laodice, une des filles chéries de Priam, femme d’Héli-caon, fils d’Anténor. Hélène étoit dans son palais ; ses mains

travailloient un superbe tissu où elle avoit représenté les tra-vaux des Troyens et des Grecs, et ces funestes combats dont

elle étoit la cause. i« Viens, ma sœur, viens, lui dit la feinte Laodice; un pro-

dige nouveau va s’offrir a ta vue : les Grecs et les Troyens,qui tantôt ne respiroient que la guerre et le carnage , tran-quilles maintenant, oublient les combats. Leurs armes re-posent sur la terre, leur haine est assoupie. Paris et Métielasvont combattre : tu seras le prix du vainqueur. n Elle dit, etréveille au cœur d’Hélène et sa flamme première et un tendre

désir de revoir ses parents et sa patrie. Soudain elle couvresa tète d’un voile plus blanc que la neige, et, les yeux mouil-lés de larmes, elle sort de son palais. Deux de ses femmes,Éthré , tille de Pythée , et la belle Clyméne , accompagnent

ses pas. Elle arrive a la porte (le Scéc. La , étoient assis

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CHANT 111. 37Priam, Panthoiis, Thymetes, Lampus, Clytus, Icétaon, jadisla terreur tirs guerriers , Ucalégon et Antéuor, tous deuxvantés pour leur sagesse. L’âge a éteint leurs forces et glaceleur courage. Mais, loin des combats , leurs conseils éclairent.la patrie, et par d’utiles récits ils charment les ennuis de lavieillesse ; telles les cigales sans force et sans vigueur de leursmaigres accents font résonner les bois.

Hélène s’offre à leur vue t Ah ! pardonnons, disent-ils, aux

Grecs et. aux Troyens : tant de charmes justifient leurs tropfunestes haines. Quelle graee! quelle majesté! Elle a les traitset le port d’une Déesse. Mais enfin puisse-t-elle, loin de cesrives, porter une beauté fatale qui a fait nos malheurs, et quiseroit le fléau de nos enfants ! a Viens, lui dit Priam, viens,ma fille, t’asseoir auprès de moi; viens revoir ton premierépoux, les parents, tes amis.’Je ne t’accuse point de nos dis-graces : je n’accuse que les Dieux qui ont déchaîné les Grecscontre nous, et allumé cette déplorable guerre. Quel est, dis-moi, ce guerrier dont l’air est si auguste? D’autres sont d’une

taille plus haute , mais jamais je ne vis dans un mortel tantde grandeur et de majesté. C’est un roi, sans doute?

-- a Seigneur, lui répond Hélène, tu me vois, devant toi,saisie de honte et de respect. Ah! que n’ai«je péri en ce funneste jour on je suivis ton fils, abandonnant mon époux, mesparents, une fille encore au berceau, etles compagnes de majeunesse! Les Dieux ne l’ont pas voulu, et je me consume dansla douleur et dans les larmes. Le guerrier qui frappe tes re-gards , c’est le puissant Atride , bon roi, grand capitaine :malheureuse l son frère étoit mon époux : ah! que ne l’est-ilencore !... n Elle (lit; le vieillard le contemple avec des yeuxétonnés. a Trop heureux Atridc! s’écrie-t-il, les Dieux t’ont

comblé de gloire et de richesses. Que de guerriers obéissentà tes lois! Jadis j’allai dans la Phrygie , je vis les peuples quil’habitent ; je vis, sur les rives du Sangar, les armées (l’Otréc

et du divin Mygdon z j’étois leur allié, avec eux,je combattisles Amazones guerrières; mais leurs soldats n’égaloient pointles soldats de la Grèce. u

Ulysse, en ce moment, s’offre a ses regards : « Quel est,dit-il, cet autre guerrier? Il est, de toute la tète moins grandque Atride, mais il a de plus larges épaules et une plus large

4

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se L’lLlADE.poitrine. Ses armes reposent sur la terre; il parcourt tous lesrangs : tel, au milieu d’un nombreux troupeau, paroit le bé-lier qui en est le roi. -C’est le fils de Laërte , le prudentUlysse: lthaque, un aride rocher, est sa patrie. Il n’est point(le plus grand artisan de stratagèmes, ni de génie plus féconden ressources. .

--- n Princesse, dit Amener, je le reconnais à ces traits. Jele vis, lorsqu’avec Ménélas il vint vous redemander dans nosmurs. Je les reçus tous deux dans mon palais ;j’appris à con-noitre leurs caractères ct leurs talents. Debout, au milieu desTroyens assemblés, Ménélas surpassoit Ulysse de toutes lesépaules : assis, Ulysse avoit plus de grandeur et de dignité.Ils parlent : quoique plus jeune, Menelas est serre, concis,nerveux , avare (le paroles, et prodigue de sens. Ulysse selève après lui : ses yeux sont colles contre terre ; son sceptreest immobile dans sa main : on le croiroit stupide , inanimé;mais, des que sa voix éclate, c’est un torrent qui nous entraîne.Un autre Ulysse apparaît à nos regards étonnes : il n’est plus

de mortel qui ose lutter contre lui.- n Et. cet autre, dit Priam, qui élève alu-dessus de tous les

Grecs sa tète altière et ses vastes épaules? --- C’est Ajax, lerempart de la Grèce. Cet autre qui a l’air d’un Dieu , c’estldoménee au milieu de ses Crétois. Je le vis jadis dans monpalais ; souvent Menélas le reçut à Lacédémone.

n Tous ces guerriers .. je les reconnais encore , je pourroisle dire et leur naissance et leurs noms. Mais il est deux he-

rus que mes yeux ne peuvent rencontrer. Castor! Pollux!hélas ! ils sont mes frères : tous trois nous fûmes conçus dansles mêmes flancs. Peut-être , rassasiés de gloire, ils vieillis-sent en paix dans l’heureuse Lacédémone. Peut-être leursvaisseaux les amenèrent sur ces rives; mais , honteux demes foiblesses, ils n’escnt montrer, au milieu des guerriers,un front déshonore. n Elle ignoroit leur destinée. Tous deuxont termine leur carrière, et leurs cendres reposent au seinde leur patrie.

Déjà les deux hérauts rapportent d’Ilion le vin et les victi-mes dont le sang tloitsceller l’union de laGrece et de l’Asie.ldee, tenant dans sa main une urne d’argent et une couped’or, s’avance vers Priam - a Lève-toi . lui dit-il, à fils (le

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CHANT lIl. 39Laomédon ! Les chefs des ’l’royens et. (les Grecs t’iurileut a

descendre dans la plaine , pour y jurer une paix solennelle.Paris et Ménélas vont combattre : Héléne et ses trésors se-

ront le prix du vainqueur; un traité finira la guerre; nousvivrons tranquilles dans nos foyers, et les Grecs retournerontan sein d’Argos , dans ces climats où naissent des guerriers

trop fameux et de trop fatales beautés. n 4 -Il dit ; le vieillard sent palpiter son cœur paternel. Il or-

donne cependant qu’on attelle ses coursiers , monte (sur sonchar, et saisit les rênes; Anténor monte avec lui. Ils franchis-sent la porte de Scée, bientôt ils sont dans la plaine. La , ilsdescendent du char, et d’un pas majestueux ils s’avancent au

milieu des Troyens et des Grecs. Le monarque suprême.Agamemnon , se lève, et Ulysse avec lui. Les hérauts amé-nent les victimes, versent le vin dans l’urne, et de l’eau surles mains des rois.

Atride prend un couteau qui toujours étoit attaché à sonbaudrier : il en coupe de la laine sur la tète des agneaux; leshérauts la distribuent aux chefs des Troyens et des Grecs. Lesmains au ciel, Agamemnon s’écrie: « O père des immortels,Moi, qui du sommet de l’Ida veilles sur l’univers et surnous , Dieu puissant! Dieu terrible! et toi, Soleil , œil dumonde, à qui rien n’est caché dans la nature l o Terre! aFleuves ! et vous, divinités de l’ Enfer! divinités vengeressesdu parjure, soyez témoins de nos serments, et garantissez la

foi du L traités l "a Si ’s est vainqueur, Hélène et ses trésors seront à lui;

nous fuirons loin de ces rivages. Si Ménélas triomphe , lesTroyens lui rendront Hélène et ses richesses; un tribut at-testera aux siècles a venir la dépendance d’llion et le triomphede la Grèce. Si, après la chute de Paris, Priam et ses enfantsrefusent de subir ces lois , je reste dans ces lieux, jusqu’à ceque j’aie puni leur parjure et satisfait ma vengeance. n Il dit,et plonge son fer au sein des victimes : elles tombent palpi-tantes sur la terre. Les coupes sont remplies de vin, et onoffre aux Immortels des libations et des prières.

n Père des Dieux, s’écrient les Grecs et les Troyens; Dieupuissant! Dieu terrible! et vous, habitants (le l’Olympr ,émulez nos serments : que les parjures tombent. comme ces

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[10 L’iLtADE.victimes! que leur sang coule comme ce vin, qu’eux et leursenfants périssent, et que leurs femmes soient la proie del’étranger! n Inutiles prières : Jupiter les laisse se perdredans les airs.

Priam se lève : u Grecs, Troyens, dit-il, écoutez un pèreinfortuné : je retourne à Troie, mes yeux ne peuvent soute-nir le spectacle d’un fils qui m’est cher, exposé au hasardd’un combat. Jupiter et les Dieux tiennent dans leurs mainsou sa mort ou sa victoire. n Il dit. et place les victimes surson char. Il monte lui-même, et Anténor après lui z sa mainguide ses agiles coursiers, et bientôt ilest rentré dans sesmurs.

Cependant Hector et Ulysse avec lui mesurent le champdu combat : les noms des deux guerriers sont jetés dans uncasque. Le sort va décider qui des deux portera le premiercoup. Les mains au ciel, Grecs et Troyens s’écrient : « Dieupuissant, qui du sommet de l’Ida veilles sur l’univers et surnous , puisse l’auteur de nos tristes discordes périr et des-cendre chez les morts! puisse un heureux traité nous rendrel’union et la paix! n Hector détourne la tête et secoue le cas-que. Le nom de Paris en sort le premier. Des deux côtés, lesguerriers s’asseyent; auprès d’eux reposent leurs armes etleurs coursiers.

Paris revêt sa brillante armure : autour de ses cuisses sereplie un mobile rempart qu’y fixent des agrafes d’argent. Ilceint la cuirasse de Lycaon , son frère 1 une épée magnifiquepend à son côté; son bras est chargé d’un énorme bouclier;sur sa tété brille un casque surmonté d’une queue de cheval

qui flotte sur ses épaules , et lui donne un air plus terrible.Dans sa main étincelle un javelot meurtrier.

Ménélas a ceint une armure moins superbe : tous deux ilss’avancent sur le champ de bataille. Leurs regards sont deséclairs; les spectateurs sont remplis de terreur et d’effroi. Larage dans le cœur, les deux rivaux s’approchent et agitent.leurs javelots. Paris lance le sien; il atteint le bouclier deMénélas, mais il ne peut le percer; la pointe ploie, et s’arrêteémoussée.

Avant (le lancer le sien, le fils d’Atrée invoque Jupiter ra O maître (les Dieux, dit-il , fais que je punisse l’insolent

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CHANT lll. (Ilqui m’outragea le premier ! qu’il expire sous mes coups! quedans les siècles les plus recules son exemple effraie quicon-que seroit tenté de violer les droits de l’amitié et de l’hospi-

talité! u A ces mots, le javelot part, et va percer le bouclierde Paris et sa cuirasse : sa cotte de mailles est déchirée ; maisil se courbe, et se dérobe au trépas.

Ménélas saisit son épée et frappe le casque de son ennemi;

son fer se brise et vole en éclats : il en gémit, et levant lesyeux au ciel : « O Jupiter! il n’est point. dit-il, de Dieu pluscruel que toi. Je m’étois promis de punir le traître ; et monépée se rompt dans mes mains! et mon javelot inutile l’atteintsans le percer! »

A ces mots il s’élance , saisit le panache du Troyen, et letire avec elfort du coté des Grecs. La courroie qui attache lecasque olïense la peau délicate de Paris; Ménélas l’entratne;déjà il étoit vainqueur ; mais Vénus s’en aperçoit, et soudair

elle coupe ce lien funeste. Le casque suit la main qui le tire ;le héros, en tournant sur lui-même, le jette au milieu desGrecs. Ses compagnons le saisissent et le ramassent. Ménélasrevientencore , et de sa lance il essaie de percer son ennemi;mais Vénus une seconde fois l’arrache de ses mains, l’en-veloppe d’un nuage épais , le reporte dans son palais, et lecache dans un réduit embaumé de parfums. Elle-mémé va cher-

cher Hélène : cette princesse étoit encore sur la tour, environ-née d’une foule de Troyenncs. Le front chargé de rides, Vénus

lui apparoit sous la figure d’une de ses femmes, qui, des sonenfance attachée auprès d’elle. partagea ses travaux, et méritasa tendresse. D’une main légère , la Déesse la tire par sonvoile : a Venez, venez, lui dit-elle : Paris vous attend avecune impatiente ardeur. Il est sur son lit; jamais il n’eut tantd’éclat et de beauté. Ce n’est point un guerrier qui revientdu combat, c’est un danseur qui vole à une fête, ou qui nefait que la quitter. n Elle dit : Hélène est émue; mais bientôtelle reconnaît les yeux enflammés de la Déesse, sa peau vo-luptueuse, et ce sein qui appelle le plaisir. Elle se trouble ,elle s’écrie : « 0 Déesse! ennemie de mon repos, pourquoichercher encore à me séduire? Dans quelle contrée conduis-tumes pas? Est-il dans la Phrygie ou dans la Méonie quelqueautre Paris à qui tu me destines encore 2’

4.

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A2 L’ILIADPLn Ménélas, vainqueur, vient reprendre sa trop indigne

épouse : et, par une nouvelle ruse, tu veux l’arracher de sesmains. Va toi-mémé auprès de ton héros, renonce à l’Olympe

radieux, oublie ta divinité, sois sa gardienne fidèle, et, pleu-ranta ses pieds, attends qu’il fasse de toi ou sa femme ou sonesclave. Moi, je ne veux plus le revoir. Ciel! quelle infamie,si j’allais encore me jeter dans ses bras! les Troyennes insul-teroientà ma foiblesse. Nom... je suis en proie au plus af-freux désespoir. n

Vénus, indignée : a Malheureuse, lui-dit-elle, n’irrite pointune Déesse qui te protégé! crains que je ne l’abandonne:crains que je ne te haïsse autant que je t’aimai. Je vais rallu-mer le flambeau de la discorde entre les Grecs et les Troyens,tu périras victime de leur fureur. n Elle dit : Hélène est gla-cée d’effroi. Morne et couverte de son voile, elle marche ensilence sur les pas de la Déesse qui la guide , et échappe auxregards des Troyennes.

Déjà elles sont dans le palais de Paris : les suivantes re-prennent leurs ouvrages; la princesse monte au réduit vo-luptueux ou l’attend son époux; Vénus elle-mémé lui offre unsiége auprès de lui. Hélène s’y place, et, détournant les yeux 2

n Te voilà donc, lui dit-elle, revenu du combat? Ah! que n’ypérissois-tu sous les coups du héros qui le premier eut ma foi !Tu te vantois jadis que Ménélas n’avoit ni ta force ni ton cou-

rage; va donc le défier encore! Mais non, ne te mesure plusavec lui. Bientôt, si tu l’osois, tu expirerois de sa main.

-- n Chère épouse , ne m’arcable point de tes reproches.Ménélas ne m’a vaincu que par le secours de Minerve; moi,je le vaincrai à mon tour. Des Dieux aussi daignent me pro-téger. Viens, que dans tes bras l’Amour me console de madisgrace : viens... ses feux me dévorent; je ne les sentis ja-mais si brûlants : oui, ma flamme étoit moins vive lorsque ,fuyant avec toi de Lacédémone, l’lle de Cranaé fut témoin de

mes ardeurs et de nos embrassements. n A ces mots, il l’en-traîne sur son lit: elle le suit les yeux baissés, et tous deux ilss’y enivrent de plaisirs.

Cependant Ménélas, farouche, étincelant, cherche sa proiedans la foule; mais ni les Troyens , ni leurs alliés , ne peu-vent lui montrer son ennemi. Aucun n’eût tenté de le cacher

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CHANT 1V. [43à ses yeux : tous le. haïssent a l’égal de la mort. Agamemnon

s’écrie : a Écoutez , Troyens, Dardaniens , et vous , leursfidèles alliés : la victoire est a Ménéias, rendez-nous Hélène:

et ses trésors; soumettez vous a un tribut qui atteste auxsiècles à venir la dépendance d’llion et le triomphe de la

v Grèce. n Il dit ; les Grecs applaudissent, etleurs cris s’élèventjusqu’aux cieux.

CHANT QUATRIÈME.

Assis sur des trûncs d’or, Jupiter et les Dieux tenoientconseil dans ’l’Olympe z la jeune Hebé leur versoit le nectar,et tous, les yeux attachés sur Ilion , ils s’enivroient de l’im-mortel breuvage. Soudain, par ce discours oblique, le fils de.Saturne essaie d’irriter l’orgueilleuse Junon En Deux grandesDéesses, dit-il, veillent sur Ménélas z Junon, la protectriced’Argos, et Minerve, que révère Alalcomène; mais toujours,dans les Cieux, elles n’aiment que le spectacle des combats.Vénus, la mère des Ris. est plus audacieuse e toujours auprèsdu mortel qu’elle protège, elle écarte de lui les dangers, ettout à l’heure encore elle vient de le sauver du trépas.

n Mais enfin Ménélas a Vaincu. Décidons maintenant que!

cours suivront les destinées. Rallumerons-nous encore leflambeau de la guerre, ou ferons-nous descendre au milieudes Troyens et des Grecs la Concorde et la Paix ? Si tout l’O-lympe conspiroit avec moi, Troie subsisteroit encore, et Me»-mêlas ramèneroit à lacédémone la beauté qui lui fut ravie. n

Il dit; Minerve et Junon frémissent de colère. Assisesl’une auprès de l’autre. elles préparoient les malheurs des

Troyens. Minerve garde un morne silence, et, la fureur dansl’âme, elle respecte encore le Dieu qui lui donna le jour. Ju-non ne peut retenir ses transports : x Cruel tyran (les airs!qu’ai-je entendu! s’écrie-belle. Tu tromperois mes projets?tu m’arracherois le fruit de mes sueurs et de mes travaux!J’aurois en vain fatigué mes coursiers pour rassembler lesGrecs! je. leur aurois fait envain jurer la perte de Priam et

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[in L’IuAnF.de ses enfants! Va, tous les Dieux ne seront pas complices detes lâches desseins. n

Jupiter pousse un profond soupir. « Déesse inexorable, dit-il, quel forfait si alTreux arma contre Priam et contre ses fils tafuneste vengeance P Quoi! ta haine sera trahie, si la superbeIlion ne tombe anéantie! Va, descends dans ses murs, dévorePriam et ses enfants; nage dans le sang de ses peuples; queta fureur repose satisfaite sur les débris de son empire. Je nete retiens plus : terminons sans retour une trop longue que-relle. Mais écoute : si jamais mon courroux s’allume contreune ville qui te soit chère, garde de la défendre, et d’arrêter mafoudre. Moi, je t’abandonne Troie çje te l’abandonne à regret.De toutes les cités qu’éelaire le Soleil, il n’en est point quemon cœur préfère à Ilion; point de roi, point de peuple queje chérisse autant que Priam et les Troyens. Toujours leur en-cens fume sur mes autels; toujours je respire l’odeur de leurssacrifices; faibles hommages! mais les seuls que des mortelspuissent rendre à des Dieux. »

Junon lui répond: a Il est trois villes que je chéris plusque toutes les autres : Argos, Sparte, et la superbe My-cènes. Si jamais elles méritent ta haine, frappe, je ne ten-terai point de les dérober à tes coups, je n’accuserai point tavengeance. Hé! que me serviroient mes impuissants elforts?Tout plie sous ta volonté suprême : mais du moins tu ne doispas m’envier le fruit de mes travaux. Fille de Saturne etfemme de Jupiter, du monarque des Dieux, ton egale parma naissance, je suis encore , par mon rang, la premièredes Déesses. Je dois respecter mon maître, respecte tonépouse; que des égards mutuels nous rapprochent : les au-tres immortels s’uniront pour nous plaire. Allons , ordonneà Minerve de descendre au milieu de ces guerriers ; qu’elleinspire aux Troyens d’insulter les Grecs orgueilleux de leurtriomphe, et de violer la foi des traités. » Elle dit : le pèredes mortels et des Dieux se rend à ses désirs : a Va, dit-ilà Minerve , vole aux champs d’Ilion; que les Troyens insul-tent les Grecs orgueilleux de leur triomphe , et violent la foi

des traités. n s. Il dit, et la Déesse à ces mots sent redoubler son impa-tiente ardeur. Soudain elle se précipite du sommet de

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CHANT 1v. [i5l’Olympe. Telle, a la voix du fils de Saturne,une fatalecomète se détache de la voûte azurée; tels les feux que lance

sa crinière font pâlir les matelots et les guerriers , et por-tent dans leurs cœurs de sinistres présages : telle, Minerves’élance au milieu des deux armées. A cet aspect, lesTroyens et les Grecs sont remplis d’épouvante et d’elfroi :u Ciel! s’écrient-ils , est-ce la guerre et le carnage? est-cel’union et la paix que nous envoie Jupiter, l’arbitre des

combats? v .Cependant la Déesse , sous les traits de Laodocus, un filsd’Anténor, se mêle dans la foule des Troyens , et y cherchel’intrépide Pandarus; elle le trouve au milieu des guerriersqui des rives de l’Ésèpe ont suivi ses drapeaux : et Généreux

fils de Lycaon, lui dit-elle, en croiras-tu mes conseils? Lanceà Ménélas une flèche meurtrière; les Troyens reconnoissants

applaudiront à ton adresse : Paris surtout te comblera debienfaits , s’il voit le fils d’Atrée immole de ta main, et portésur le bûcher funèbre. Allons, perce l’orgueilleux Ménélas ,invoque Apollon, le Dieu de la Lycie, le Dieu qui lance d’iné-vitables traits; promets-lui qu’à ton retour dans Zelée, tapatrie, tu lui sacrifieras une hécatombe entière des premiers-nés de tes agneaux. n

Ainsi parle Minerve. L’insensé croit à son perfide conseilet saisit son arc. Jadis , sous une autre forme, cet arc ornala tete d’une chèvre sauvage , qu’après une pénible attentePandarus perça sur la cime d’une roche. Le bois, long deseize palmes, façonné par un ouvrier habile , et orné de cer-cles d’or, fut depuis, dans sa main, le trophée et l’instrument

de sa gloire.Penché sur son arc, il l’essaie et le courbe; pour le déro-

ber aux regards des Grecs. et le garantir de leurs coups, sescompagnons le couvrent de leurs boucliers. Il ouvre son car-quois . il en tire une flèche encore neuve , rapide et funesteinstrument de la douleur et de la mort. Il l’ajuste, invoqueApollon, le Dieu qu’adore la Lycie, le Dieu qui lance d’iné-

vitables traits, et lui promet que, rendu à sa patrie, il luisacrifiera les premiers-nés de ses agneaux.

Un de ses bras s’étend avec effort; de l’autre il retire lacorde contre son sein : l’arc se courbe, et déjà la flèche. n’y

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[i6 L’lLIAl)E.touche plus que de la pointe. Soudain il se détend , la cordefrémit, le trait siffle , et vole impatient de frapper sa victime.

Mais les Dieux , o Méuélas! veillent sur tes jours. La fillede Jupiter vole la première ail-devant du conp,. et détournela flèche meurtrière. Telle une tendre mère éloigne de sonfils l’insecte importun qui vient troubler son repos. Docile àla main qui le guide, le trait atteint le baudrier, perce lacuirasse et l’acier qui la double, et vient, en mourant, effleu-rer la peau du héros. Ton sang couler, o Ménélas ! tescuisses et ton armure en sont teintes. Tel, sous les mainsd’une esclave de Méonie, on voit s’embellir de l’éclat de la

pourpre l’ivoire destiné à parer le mors du coursier. Les ca-valiers vulgaires l’admirent et l’envient, mais il est réservépour des rois : il fera l’ornement du cheval , et l’orgueil duguerrier qui doit le monter. A la vue de ce sang, Agamem-non palit; Ménélas pâlit lui-méme; mais Il voit une partiedu fer hors de la plaie; il se rassure , et son ame renaît danstous ses sens.

Ses compagnons . pressés, gémissent autour de lui. Aga-memnon , le cœur gros de soupirs, le prend par la main :«O mon frère! lui dit-il, c’étoit donc ta mort que nousjurions en jurant ce fatal traité! Seul nous te livrions à lafureur de tous les Troyens: les perfides! ils ont violé leursserments. Mais ces traités, le sang des victimes, cette foijurée qui autorisa notre confiance, ne seront point vains. SiJupiter s’endort sur leur crime, il se réveillera un jour. Leurstêtes, leurs femmes, leurs enfants, nous paieront chèrementleur parjure.

n Oui, j’en trouve l’assurance dans mon cœur : un jourviendra qu’Ilion, que Priam, que son peuple tout entierpérira sous nos coups. Le fils de Saturne, le maître desDieux, pour venger ton injure et punir leur trahison, se-couera sur eux sa redoutable égide. Non, ce présage ne serapoint une illusion.

n Mais , o mon cher Ménélas! quel affreux désespoir pourmoi, si ce coup funeste t’arrachoit à la vie! Les Grecs nesentiroient plus que le regret de leur patrie. Il faudroit, cou-vert d’opprobre , retourner dans Argos; il faudroit laisser aPriam et à ses Troyens Hélène pour monument de leur

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CHANT 1V. [17triomphe. Ton ombre , errante sur ces bords, témoins denotre honte, demanderoit une vengeance qu’elle n’obtien-droit pas. Les Troyens fouleroient ta cendre et insulteroientà nos malheurs. Ils diroient z Puisse Agamemnon être tou-

jours aussi heureux qu’il vient de l’être dans sa vengeance!Il a tu son armée périr ,- il retourne dans sa patrie avecses inutiles caisseauæ, et nous laisse, pour trophée , lescendres de Ménélas. Dieux! que plutôt la terre m’englou-

tisse l n yMénélas, d’un air tranquille et serein : a Rassure-toi , lui

dit-il, et n’alarme point nos guerriers. Ma blessure n’est.pas mortelle. Mon baudrier, ma cuirasse , et l’acier dont elleest munie , ont arrêté le coup. - Ah! puisses-tu ne pas tetromper, lui répond le monarque; qu’une main habile vienne

sonder la plaie et calmer la douleur!» Il dit, et il appelleun de ses hérauts fidèles.

a ’I’althybius, va, cours, lui dit-il; amène en ces lieuxMachaon, le fils du divin Esculape. Qu’il vienne sonder laplaie de Ménélas , qu’a blessé un Troyen ou un Lycien, trop

habile à lancer des flèches. Ce coup funeste fait le triomphedu perfide et notre désespoir. n

Il dit; le héraut vole au milieu des Grecs, et des yeux ycherche Machaon. Il le trouve entouré des guerriers qui,pour le suivre, ont abandonné les plaines de Trica. Il l’a-borde : « Fils d’Esculape , lui dit-il , viens , suis-moi , Aga-memnon t’appelle : viens sonder la plaie de Ménélas, qu’a

blessé un Troyen ou un Lycien, trop habile à lancer desflèches. Ce coup funeste fait le triomphe du perfide et notredésespoir. n

Il dit; Machaon pâlit; et, sur les pas du héraut, il volevers Ménélas. Les chefs de l’armée étoient autour de lui :calme et tranquil!e au milieu d’eux, il ressembloit à un Dieu.Machaon tire la flèche du baudrier; mais le fer y reste atta-ché. Il ôte le baudrier, la cuirasse et le fer dont elle est mu-nie , sonde la plaie, suce le sang , et applique des remèdesque Chiron jadis fit connaître a son père.

Cependant les Troyens s’avancent; les Grecs reprennentleurs armes et s’animent au carnage. Agamemnon ne cherchepoint, par des lenteurs, a éloigner les dangers. Impatient

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[i8 L’ILIADE.de combattre et de vaincre, il laisse son char et ses coursiers.Le fidèle Eurymédon maîtrise leur bouillante ardeur. Prêts àrecevoir leur maltre, s’il succombe a la fatigue, ils marchent,en écumant, sur ses traces.

Le monarque, a pied, parcourt tous les rangs; ceux qu’ilvoit pleins d’une noble ardeur, il les anime encore : u Dignesenfants de la Grèce, leur dit-il , courez aux combats et a lavictoire. Jupiter n’est point le Dieu des parjures. Les trai-tres , qui les premiers ont violé les traités , seront la pâturedes vautours ; nous renverserons leurs murailles ; leursfemmes , leurs enfants, nous les emmènerons captifs sur nosvaisseaux. »

Ceux qu’il voit plus lents à s’armer, il les gourmande encourroux : «Grecs dégénérés , opprobre de votre patrie,vous ne rougissez pas de votre lâcheté ! Pourquoi cetteinaction? Comme des faons timides , qui, après une longuecourse , s’arrêtent haletants et sans force, vous languissezabattus, et vous refusez le combat! Attendez-vous que lesTroyens viennent vous chercher au milieu de vos vaisseaux 2’Croyezvvous qu’alors Jupiter étendra son bras pour vousdéfendre î’ n

ll arrive au quartier des Crétois; ils s’armoient. Idoménéeà leur tète , les yeux étincelants, ressemble a un lion prét àdévorer sa proie. Mérion est à la queue et presse les derniersbataillons. Agamemnon, à cet aspect, est transporté de joie:a Généreux ldomenée, dit-il, tu es, pour moi, le premier denos guerriers. Au combat, au conseil, à table , quand la joiepétille avec le vin , partout mes yeux aiment à te distinguer.Assis a côté de moi, dans nos festins , tu n’en cannois pointles lois. Ta coupe y est remplie comme la mienne, et tu lavides à ton gré. Allons, marche au combat, et sois toujours

ldoménée. ’- n Atride , ta fortune est la mienne; tu ne me verras ja-mais infidele à mes serments. Va, presse nos autres guerriers,et guide-nous a la victoire. Les Troyens ont violé les traités;le deuil et la mort puniront leur parjure. n

Il dit; Atride enchanté passe au quartier des deux Ajax.Ils marchoient; un nuage d’infanterie rouloit derrière eux.Telle, au sonflle impétueux du ’la-phyr, une nue, charger de

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CHANT 1v. [t9tonnerre et de grêle, s’étend sur la mer, noircit et s’allongedans sa course : le pasteur, assis sur la hanteur d’un rocher,frémit en l’observant , et sans un abri tranquille ramène sestroupeaux. Telles , sans les pas des deux Ajax , s’avançoientleurs phalanges guerrières, hérissées de javelots et couvertesde noirs boucliers.

Agamemnon sent, à cette vue, redoubler sa fierté : «Hérosde la Grèce, dit-il, invincibles Ajax, ce n’est pas à maid’exciter votre courage; vous brûlez déjà de combattre, et

vous inspirez toute votre ardeur a vos guerriers. Dieux!si tous nos Grecs avaient même valeur et même audace,bientôt la ville de Priam tomberoit sans nos coups; bientôtson peuple gémirait dans nos fers , et nous partagerions sesdépouilles. n

Plus loin le vieux Nestor dispose ses soldats et enflammeleur valeur : sans lui commandent Alastor, Cromius, Péla-gon, Emon , et Bias, le pasteur des peuples. A la tète, levieillard place sa cavalerie et ses chars; à la queue est uneinfanterie nombreuse et guerrière , pour la soutenir; lestroupes mains éprouvées sont au centre , forcées de combat-tre en dépit d’ellestmemes.

« Contenez vos chevaux, dit-il; gardez qu’ils ne partent ledésordre dans nos lignes : qu’aucun de vous ne s’abandonnea une indiscrète ardeur; qu’aucun n’aille, hors des rangs.attaquer l’ennemi; qu’aucun ne plie; vous seriez bientôtrompus et défaits! Si quelqu’un (le vous est forcé de quitterson char pour monter sur un autre, qu’il ne se serve plus quede ses javelots. C’était ainsi que combattoient nos maîtres;c’était ainsi qu’ils triomphaient et prenoient (les cités. n Par

son utile expérience , Nestor instruisoit ses guerriers et lesanimoit encore par ses discours.

Agamemnon, qu’enchante ce spectacle: a O généreux vieil-lard! lui dit-il ! que n’as-tu encore une vigueur égale a tancourage. Mais la vieillesse a épuisé tes forces : la vieillesseauroit dû respecter Nestor et s’appesantir sur un autre.

--» Fils d’Atrée , je voudrois élre encore tel que j’étais

quand le divin Ereuthalion expira sans mes coups : mais lesDieux n’accordent point aux mortels toutes leurs faveurs a lalois. J’étais jeune alors; la vieillesse aujourd’hui glace mes

0

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50 L’ILIADE.esprits; mais on me verra encore a la tète de mes guerriers.Je guiderai leur audace, j’échautferai leur courage z c’est la

seule gloire qui reste a mes vieux ans. D’autres plus jeunesque moi, plus bouillants, plus vigoureux, manieront le fer etfrapperont l’ennemi. n "

Atride s’éloigne la joie dans; le cœur : il trouve plus loinMénesthée, fils de Pétéus, au milieu de ses braves Athéniens.

Non loin de lui le sage Ulysse et ses intrépides cohortessont encore immobiles. A peine les phalanges des Troyens etdes Grecs commençoient a s’ébranler; le cri du combat n’apoint encore frappé leurs oreilles z ils attendent que d’autresguerriers, en fondant sur l’ennemi, leur aient donné le signaldu carnage.

Agamemnon, qu’irrile leur repos : a Fils de Pétéus, dit-il,

et toi, grand artisan de ruses et de stratagèmes, pourquoi,loin de nos guerriers , attendez-vous lâchement qu’ils aientporte les premiers coups! C’était a vous de marcher devanteux, et d’allumer le feu du combat. Vous étés les premiersinvités à nos tètes; ma table vous offre toujours des metschoisis; le vin, pour vous, y coule au gré de vos vœux : et,tranquilles maintenant, vous verriez, avec plaisir, la foule desguerriers combattre avant vous! n q

Ulysse lance sur lui un regard étincelant : a Atride, qu’ai-je entendu? Tu oses nous reprocher, à nous, de fuir le com-bat, quand les Grecs s’y précipitent? Viens, et si tu es jalouxde le voir, tu verras le père de Télémaque semer le carnageet la mort au milieu des Troyens. Porte à d’autres tes indis-crets reproches."

Le monarque sourit à ce nable transport, et pour le des-armer: « Sage Ulysse , lui dit-il , je n’ai voulu ni blesser tafierté , ni commander à ton courage. Tu es mon ami; confi-dent de mes pensées, tu partages les soins qui m’occupent.Va , je saurai tantôt réparer une involontaire olÏense. Puis-sent les Dieux t’en ôter le souvenir ! u

Il dit, et s’éloigne. Le fils de Tydécy le généreux Dioméde

s’oil’re à sa vue au milieu de ses coursiers et de ses chars.Le fils de Capanée, Sthénélus, est debout auprès de lui:n 0 fils de Tydée! s’écrie-t-il, pourquoi cette honteuse lan-gueur? Spectateur oisif de nos dangers , attends-tu que le

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CHANT 1v. 51hasard offre un asile à ta lâcheté P Ton père... ah! combienil rougiroit de ta faiblesse ! Il valoit au combat, et il y valoitle premier! Quel héros! les témoins de sa gloire ont millefois étonné ma jeunesse du récit de ses exploits. Trop faibleencore , je ne pus m’associer à ses travaux, ni partager sestriomphes.

u Jadis , ambassadeur pacifique, il vint à Mycénes avec ledivin Polynice , réclamer contre Thèbes , et notre alliance etles droits de l’hospitalité. Nos citoyens vouloient s’armer;mais par d’atfœnx présages Jupiter arrêta leur ardeur.

n Les deux héros repartent de Mycènes et retournent auxrives de l’Ésapus. Choisi par les Grecs pour annoncer auxThébains la guerre et la vengeance , Tydèe entre dans leursmurs. Leurs chefs étoient à table dans le palais d’Étéocle.Seul, étranger au milieu d’eux, leur nombre n’etonne pointson courage. Il les défie tous au combat, et, secondé parMinerve, il triomphe de tous.

n Irrités de leur malheur et de sa glaire, les enfants deCadmus préparent une honteuse vengeance. Cinquante gueroriers, sous les ordres de Méon et de Lycophonte, vaut, pourl’accahler, l’attendre dans un perfide détour. Tous périrent

encore sans ses coups; le seul Méon, que sa fureur épar-gna pour obéir aux Dieux, alla reporter a Thèbes la douleuret la honte. Tel fut Tydée. Il a laissé un fils plus habile adiscourir, mais moins ardent à combattre. n

Il dit; Diomède garde un respectueuxsileuce. Mais l’impa-tient Sthénélus : a Fils d’Atrée, dit-il, du moins a tes repro-ches ne mêle point d’adieux mensonges. Nous avons etîacéla gloire de nos pères. Cette Thèbes qui brava leurs etforts,nous la conqutmes avec une armée moins nombreuse que laleur. Les Dieux guidèrent nos exploits, Jupiter seconda notreaudace, et nos pères y périrent victimes du ciel, qu’irritèrentleurs forfaits. Sais juste, Atride, et ne nous dégrade pas jus-qu’à eux. n

Diomède lance un sombre regard au fils de Capanèe :a Tais-toi, dit-il, et obéis à ma voix. Je pardonne à l’intérêt

qui l’anime. Si les Troyens succombent, si Troie périt sansnos coups, Agamemnon est couvert de gloire; mais si lesGrecs sont vaincus, la honte et la douleur seront son par-

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52 L’lLIADE.(age. Allons , marchons au combat. n Il dit, et tout armé ils’élance de son char; la terre gémit sans son poids, l’airain

qui le couvre rend des sans terribles, et porte dans les cœursles plus intrépides l’épouvante et l’effroi.

Toutes les phalanges grecques s’ébranlcnt. L’œil tendu,l’oreille attentive à la voix des chefs qui les guident, ellesmarchent toutes dans un silence terrible et menaçant; deleurs armes jaillit le feu des éclairs. Tels, quand le fougueuxaquilon est déchaîné sur la mer , on voit les flots blanchir,s’amonceler, et bientôt, en mugissant, se briser sur le rivage,ou, luttant contre les écueils, les couvrir d’algue et d’écume.

Les Troyens poussent de tumultueuses clameurs. Dans ceconfus assemblage de mille peuples divers, mille sans diffé-rents se font entendre. Ainsi, dans un vaste troupeau , lescris des tendres agneaux se mélent au bêlement de leursmères.

Mars entraîne les Troyens; Minerve guide les Grecs.Devant eux marchent la Terreur, la Fuite, la Discorde fu-neste, sœur de l’homicide Dieu des combats. Faible en sanaissance. la Discorde s’élève comme 1m géant; ses piedssont sur la terre, son front est dans les cieux. Elle s’élanceau milieu des guerriers, les embrase de ses flammes, et ap-pelle a grands cris le carnage et la mort.

On s’approche; casque contre casque, bouclier contre bon-clier. épée contre épée, on se heurté, on s’égorge. D’atfreux

mugissements épouvantent les airs; les vaincus, les vain-queurs, se mêlent et se confondent; on entend tontà la foisles cris de la mort et les chants de la victoire; le sang ruis-selle et la plaine en est inondée. Tels , du haut des monta-gnes, mille torrents se précipitent, et vont, avec un horriblefracas, se perdre ensemble dans un vallon. Le pasteur, dansles forets, entend au loin ce bruit affreux , et son cœur estglacé d’effroi. Ainsi se mélent les accents de la fureur et lescris du désespoir.

Antiloque a frappé le premier. Échépole, un fils de Tha-lysius, expire sans ses coups. Le fer meurtrier perce le frontet s’enfonce dans le crane. La nuit du trépas couvre les yeuxde l’infortuné Troyen, et, comme une vaste tour, il tombeau milieu de la plaine.

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’ CHANT W. 53I Le fils de Chalcodon , le chef des belliqueux Abantes ,Elephénor l’a vu tomber : il fond sur lui, et, pour arracherson armure, il essaie de l’entraîner hors de la mêlée. MaisA génor l’aperçoit; soudain il lui perce le flanc, qu’il découvre

en se courbant. Ses membres se roidissent et son ame s’en-vole : les Troyens, les Grecs se disputent ses dépouilles, et,comme des loups furieux, l’un sur l’autre acharnés, ils sedéchirent et s’égorgent.

Immolé par Ajax, le beau Simoïsius expire : Simoïsius, unfils d’Anthemion, l’orgueil et l’espoir de son père. Descendue

avec ses parents des sommets de l’Ida, pour voir de nombreuxtroupeaux qui paissoient dans la plaine, sa mère le mit aujour sur les rives du Simoïs, et ce fleuve lui donna son nom.Hélas! il ne rendra point à ceux dont il est né les soins queleur coûta son enfance. A la fleur de ses ans il périt sous lefer dlAjax. La lance homicide lui perce le sein , et ressortsanglante entre les épaules; il roule expirant sur la poussière.Tel un peuplier, l’ornement d’une rive fleurie, tombe sousles coups de l’impitoyable cognée, et couvre de ses débrisles bords du fleuve qu’il embellit de son ombrage.

Auliphus, un fils de Priam, lance au vainqueur un javelot.Mais le fer s’égare, et va frapper le généreux Leucus, un com-pagnon d’Ulysse , pendant qu’il traîne hors de la mélee lecorps de l’infortune Simoïsius. Il tombe, et sa proie échappeà ses mains défaillantes.

Furieux de la perte d’un ami qui lui est cher, Ulysse s’é-lance au milieu de la mêlée; le fer étincelle dans sa main,des yeux il cherche sa victime; les Troyens reculent à sonaspect; mais son javelot, trop sur, va frapper Démocoon, fruitmalheureux de l’amour, qui des rives d’Abydos étoit venu,sur ses rapides coursiers , combattre pour Priam, dont il sevantoit d’étre le fils. Ulysse l’immole aux maries de son ami,

le fer meurtrier lui perce les deux tempes; et ses yeux sontcouverts des ombres du trépas. Il tombe, et l’air, au loin,

retentit du bruit (le sa chute. yLes Troyens reculent, et Hector avec eux: Les Grecs pous-sent des cris de joie, entraînent et leurs morts et les cadavres(les ennemis qu’ils ont terrassés, et se précipitent à de nou-veaux exploits. Apollon, qui les observe du sommet de Per-

5.

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sa L’ILIADE.game, s’indigne à cette vue; il s’écrie z a Avancez, Troyens!

Troyens , ne cédez pas aux Grecs! leurs corps ne sontni de marbre ni de fer, pour être invulnérablesà vos coups;et le fils de Thétis, Achille, ne combat plus. et sur ses vais-seaux il nonrrit une colère qui le dévore. n

Tandis que du sein d’Ilion, le Dieu terrible fait retentir cesaccents, Minerve est au milieu des Glaces , et va partoutéchauffant les courages et ranimant tout ce qu’elle voit lan-guir et s’arrêter. Le Destin a saisi Diorès, un fils d’Amaryn-cée. Il est atteint à la jambe droite d’une pierre déchirantelancée par Piros , un fils d’Imhrasius, qui d’Enos amena ausecours de Troie les enfants de la Thrace. Les tendons et lesos sont brisés du coup : il tombe renversé sur la poussière,tendant les bras vers ses compagnons chéris, et exhalant sesderniers soupirs; le vainqueur accourt, et de son épée il luidéchire le flanc : ses entrailles roulent sur la poussière, et sesyeux sont couverts de la nuit du trépas. L’Étolien Thoas adirigé son javelot contre Piros au moment ou il fondoit sursa proie. Le fer a percé la poitrine et s’est enfoncé dans lepoumon. Thoas accourt, retire son javelot, saisit son épée, laplonge dans le sein de sa victime, et l’en arrache avec la vie.Mais il ne lui ravira pas son armure : les compagnons (lePiros se sont pressés autour de leur chef, et le couvrent deleurs épées. Tout grand, tout vigoureux qu’il est, Thoas estrepoussé; il recule, chancelle et tombe. Ainsi les deux chefsdes Épéens et des Thraces sont l’un auprès de l’autre couchés

sur la poussière, et de nombreux guerriers sont égorgésautourd’eux.

Le juge le plus sévère, si, guidé par Minerve et garanti parelle de l’atteinte des traits, il promenoit sur cette arène san-glante ses regards et ses pas, n’y rencontreroit rien qu’il put

reprendre. Grecs et Troyens, tous combattent avec une ar-deur égale, et tombent confondus sur la poussière.

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CHANT v. 55CHANT CINQUIÈME.

Cependant, pour élever Diomède ail-dessus de tous sesrivaux, et le couronner d’une immortelle gloire, Minerveenflamme son courage et l’arme d’une nouvelle audace; deson bouclier et de son casque jaillissent des éclairs. Tel l’as-tre de l’automne s’élève du sein de l’Ocean, et darde au loin

ses sinistres rayons.La Déesse précipite son héros au milieu des rangs les

plus serres. Troie comptoit parmi ses citoyens le riche , levénérable Darès , un prétre de Vulcain. Il avoit deux fils,Idée et Phégéus, tous deux savants dans l’art des combats.Loin des autres guerriers, et tous deux montés sur le mêmechar, ils fondentsur Diomède; Dioméde, a pied, fond sur eux.

Phégéns, le premier, lui lance un javelot, qui glisse surson épaule gauche, sans le frapper. Le fils de Tydée lance àson tour; le fer meurlrier perce le sein du Troyen : il tombeétendu sur la poussière. Idée abandonne le char et les cour-siers, et n’ose ni défendre son frère ni le venger. Lui-mémé,

dans sa fuite, il n’eut point évité le trépas , si Vulcain, parpitié pour son prétre infortuné, n’eût sauvé le dernier de ses

fils. Couvert d’un nuage épais , le Dieu le dérobe au vain-queur. Dioméde s’empare du char et des coursiers, et or-donne à ses compagnons de les conduire à ses vaisseaux. A lavue des deux frères, l’un fugitif, l’autre frappé du coup mor-

tel , les Troyens frissonnent, et leurs cœurs sont glacésd’effroi.

Cependant Minerve prend par la main le Dieu des com-bats : u Mars , impitoyable Mars, lui dit-elle, Dieu de sanget de destruction , ne laisserons-nous point combattre seulsles Grecs et les Troyens? Que Jupiter donne , a son gré. lavictoire : nous, quittons cette plaine sanglante, et dérobons-nous au courroux du monarque des Dieux. » A ces mots, elleentratne l’Immortel loin des combats, et le fait asseoir surles bords du Scamandre.

Les Grecs font plier les Troyens : chacun de leurs chefschoisit sa victime. Agamemnon, le premier. précipite de son

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56T L’ILIADn.char le vaillant Odius, qui commande aux Alisoniens. Ilfuyoit; le monarque lui enfonce sa pique entre les épaules,et la fait ressortir par la poitrine. Il tombe, et l’air, au loin,retentit du bruit de sa chute.

Phestus, un fils du Méonieu Borus, qui, pour voler au se-cours de Troie, avoit quitté les plaines fertiles de Tarné ,périt sous les coups d’Idoménée. Il remontoit sur son char,le roi des Crétois llatteint de sa lance; il roule sur la pous-sière , et les ombres de la mort s’épaississent autour de lui.Le vainqueur l’abandonne à ses écuyers, qui lui enlèvent sesdépouilles.

Scamandrius, la terreur des forets, est immolé par Mené-las. Diane elle-même lui avoit appris à percer de ses traitsles habitants des bois; mais ni Diane, ni son adresse si van-*tee, ne peuvent le sauver du trépas. Ménélas, qui le voit fuirdevant lui, l’atteiut entre les deux épaules, et lui fait ressortirson fer sanglant par la poitrine ; il tombe, et la terre gémitsous le poids de son armure.

Phéréclus reçoit la mort des mains de Metion, Phéréclus,

favori de Minerve, dont l’art industrieux enfantoit des prodi -ges. Il avoit construit, pour Paris, ces vaisseaux malheureux,source funeste de la perte des Troyens et de la sienne. Ilignoroit, hélas! le secret des Destins. Mérion l’atteint danssa fuite, et lui perce la cuisse droite : le fer s’y enfonce, et latraverse tout entière. Il tombe sur ses genoux , il sanglotte,et ses yeux sont couverts des voiles du trépas.

Mégès frappe Pède’us, un fils d’Anténor. Fruit d’un amour

que n’avait point avoué l’hyménée, Pédéus avoit crû sous les

yeux de la sage Théauo, qui, pour plaire à son époux, le ché-rissoit à l’égal de ses enfants. Mégès, par derrière, lui en-

fonce sa lance dans le col ; le fer coupe la langue, et ressortentre les dents. Le malheureux tombe sur la poussière, etmord, en expirant, l’acier qui l’a perce.

Eurypile immole le généreux Hypsénor, fils de Dolopion;Dolopion, un prêtre du Scamandre, que les Troyens révé-roient comme un Dieu. Eurypile atteint ce guerrier dans safuite, et de son épée il lui coupe la main : elle tombe san-glante sur la terre, la mort ferme sa paupière, et la Parque ’impitoyable tranche le fil de ses jours.

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CHANT v. 57Ainsi triomphoient ces héros sur cette plaine ensanglantée.Plus terrible qu’eux tous, le fils de Tydée porte partout l’é-pouvante et l’horreur. Tantôt au milieu des Grecs, tantôt aumilieu des Troyens, l’œil ne peut suivre sa course rapide. etla mort se multiplie sous ses coups. Tel. enflé par les orages,un fleuve impétueux franchit ses digues, renverse les pontsqui le captivent, et, vainqueur de tous les obstacles, détruitles trésors de Cérès et les travaux du laboureur.

Ainsi devant le fils de Tydée disparoissent les Troyens : desphalanges entières n’osent ni le braver ni l’atteindre. Le lils

de Lycaon le voit voler dans la plaine, et semer partout letrépas. Soudain il bande son arc, un trait siffle, va percer lelien qui attache la cuirasse du héros , et s’enfonce dans sonépaule : le sang coule, Pandarus’s’écrie : a Arrêtez, généreux

Troyens; revenez au combat, le plus terrible des Grecs estblessé. Si le Dieu qui m’inspira de quitter la Lycie n’a pointtrompé mon espoir , il ne survivra pas long-temps à sablessure. u

Ainsi triomphoit le fils de Lycaon ; mais Diomède n’estpoint accablé du coup. Il recule et s’arrête près de ses cour-siers : a Viens, fils de Capanée, dit-il a Sthe’nelus; descends,viens arracher le trait qui me déchire. n Il dit ; Sthénélus s’é-

lance, vole auprès de lui. et retiré de son épaule le fer meur-trier. Le sang jaillit; Dioméde, les yeux au ciel : n Écoute-moi, ô tille de Jupiter, s’écrie-t-il ; si jamais dans les combatstu daignas seconder mon père, viens me seconder à mon tour :livre a mes coups le guerrier qui m’a blessé, qui triomphe desa victoire, et qui se vante que bientôt je ne verrai plus la lu-mière du jour. n

Il dit; Minerve exauce salpriére : soudain elle rend à sesmembres leur vigueur et leur souplesse , et s’approchant delui ’. a Reprends, lui dit-elle , reprends toute ton audace ,fonds sur les Troyens; j’ai versé dans ton ame le courage deles aïeux, ce courage dont toujours ton père fut animé; j’ar-rache de tes yeux le voile qui les couvre : ils sauront désor-mais distinguer les mortels et les Dieux. Respecte les autreshabitants de l’Olympe; mais si Vénus ose aifronter la mêlée,

perce-la de ta lance. nA ces mots elle tlisparott, et Diomède revole au milieu des

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58 L’ILIADE.guerriers. Le feu qui échauffa son courage est trois fois plusbrûlant encore. Tel, blessé par le berger , au moment ou ilva dévorer un troupeau , le lion sent croître sa rage , et re-vient plus terrible fondre sur sa proie; le pasteur impuissantva, dans son asile, cacher sa frayeur; les moutons frémissentpressés les uns contre les autres; le monstre , avide de car-nage, franchit les barrières et s’enivre de sang.

Tel, et plus formidable encore, Dioméde s’élance au milieu

des Troyens: Astinoiis et Hypérior tombent sous ses coups;à l’un, il perce le sein; de son épée, il atteint l’autre a l’é-

paule, et la sépare de son corps. Il les laisse expirants sur lapoussière, et fond sur Abas et sur Polyide, fils du vieil Eury-damas, savant dans l’art d’interpréter les songes. Il n’avait

point prédit à ses fils leur triste destinée : tous deux ils sontimmolés par le fer de Dioméde.

Il court sur Xanthus et sur Thon , fils de Phénops, et nésdans sa vieillesse : Phénops succombe sous le poids des an-nées, et n’a point d’autres fils qui puissent succéder à sestrésors. Diomède les égorge tous deux. Leur père infortunéne les pressera point dans ses bras au retour du combat : sesderniers jours s’écouleront dans les larmes, et d’avides héri-

tiers dévoreront ses richesses.Échémon et Cromius, deux fils de Priam, tous deux montés

sur le même char, s’ofi’rent a la fureur du héros : tel, au fonddes bois, le lion affamé s’élance au milieu d’un troupeau, etdéchire ou le taureau menaçant, ou la timide génisse : tel, lefils de Tydee immole ces deux jeunes guerriers, les précipitede leur char, et leur arrache leur sanglante armure. Ses com-pagnons , par ses ordres, conduisent leurs coursiers vers sesvaisseaux.

Énée voit ce ravage affreux; il le voit, et soudain il s’élance

au milieu de la mêlée , à travers les piques et les javelots. Ilcherche Pandarus; ses yeux le rencontrent enfin ; il l’aborde:a Généreux fils de Lycaon, lui dit-il, où est ton arc? où sontces traits plus rapides que l’éclair? où est cette gloire quen’ose ici te disputer aucun de nos guerriers , et que dans taLycie personne ne se vanta jamais d’etl’arcr? Viens , invoqueJupiter, et lance un trait a ce guerrier terrible, a ce fléau desTroyens , qui a déjà moissonné une foule de nos héros... si

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CHANT v. 59cependant ce n’est pas un Dieu en courroux qui vient vengerson culte négligé; le courroux d’un Dieu est funeste auxmortels.

-- n Sage Énée , lui répond le fils de Lycaon, ce guerrierressemble en tout au fils de Tydée ; je le reconnais ason cas-que, à son bouclier,a ses coursiers : mais je n’oserois affirmerque ce n’est pas un Dieu. Mais si c’est un simple mortel, sic’est le fils de Tydée , un Dieu, sans doute, anime sa fureur.Un Dieu, couvert d’un nuage, veille à ses côtés , et détourneles traits qui lui sont adressés. Déjà une de mes flèches apercé le lien qui attache sa cuirasse , et s’est enfoncée dansson épaule; j’ai cru qu’il alloit descendre chez les morts, mais

ila trompé mon espoir. Ah! sans doute, c’est un Dieu encourroux déchaîné contre Troie. Je n’ai point ici de char ni

de coursiers; onze chars superbes reposent dans le palais demon père; les coursiers destinés a les tramer bondissent dansses pâturages. Le vieillard, en partant, vouloit que je ne vinsseaffronter les combats qu’avec cet utile et pompeux appareil;mais ma jeunesse imprudente dédaigna ses avis. Je craignisque mes coursiers ne périssent enfermés dans vos murs; jeles laissai et je vins à pied, avec cet arc, avec ces flèches,armes impuissantes qui ont abusé ma confiance.

n Déjà , j’en ai lancé deux, l’une à Ménélas , l’autre à Dio-

méde : toutes deux ont été teintes de sang; mais je n’ai fait

qu’irriter encore le courage de ces deux guerriers. Ah! cefut un jour funeste, que le jour où , cédant aux vœux d’Hec-

tor, je pris mon arc et mes traits pour venir combattre àla tète des Troyens. Si jamais je retourne dans ma patrie ,tsi mes yeux revoient jamais une épouse adorée et le palaisde mes pères , je veux périr, si , de mes propres mains , jene brise cet arc inutile , et si je ne le jette dans les flammes.

- u Laisse de vains discours. Viens; il faut que tous deuxnous allions affronter ce guerrier. Monte sur mon char , tuverras que ces chevaux divins savent, avec une égale vitesse,atteindre l’ennemi et l’éviter. Ils nous ramèneront du moins

à Troie, siJupiter veut encore donner la victoire au fils(le Tydée. Allons , prends l’aiguillon et les rênes , moi jecombattrai : ou combats toi-mémé ; moi je guiderai les cour-siers.

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60 L’ILIADE.- n Énée , garde les rênes et conduis ton char. Si nous

sommes réduits a fuir devant Diomède , il volera plus vitesous une main connue. Si tes chevaux n’eutendoient plusta voix, peut-ètre, égarés par la frayeur, ils ne nous sau-veroient pas du combat, le fils de Tydée fondront surnous , nous égorgeroit et s’empareroit de ton char. Con-duis-le loi-menue; moi, le javelot à la main, j’attaquerail’ennemi. n

A ces mots, tous deux ils s’élancent sur le char, et, pleinsde fureur, ils volent à Diomède. Le fils de Capanée les aper-çoit : a Cher ami, s’écrie-t-il, je vois fondre sur toi deuxguerriers intrépides, l’un savant dans l’art de lancer lestraits, c’est Pandarus, fils de Lycaon ; l’autre, c’est Énée, qui

se glorifie d’être le fils d’Anchisc , et d’avoir Vénus pour

mère. Allons, recule, monte sur ton char; ne te préci-pite plus dans cette mêlée , où peut-être tu trouverois la

mort. u pDiomède lançant sur lui un regard furieux : a Ne me con-seille point la fuite , je ne t’en croirois pas. Mes pères nem’ont point appris a fuir, ni à me cacher : mon courage res-pire tout enlier. Je ne monterai point sur mon char , à piedje cours les braver. Minerve me défend la crainte. Crois-moi, ces rapides coursiers ne les remèneront pas tous deuxà Troie...... si cependant un seul peut échapper à mescoups.

n Écoute , et souviens-toi de mes ordres; si Minerve medonne la gloire de les immoler tous deux , abandonne tesrênes , descends de mon char , vole à celui d’Énée , entraîne-

le avec ses chevaux au milieu de mes guerriers. Du couchantà l’aurore il n’est point de chevaux si vigoureux; ils sontenfants de ceux que Jupiter donna jadis à Tros, pour prixdu jeune Ganymède. Par un heureux larcin, Anchise trompala jalousie de Laomédon, et ses cavales lui donnèrent sixchevaux issus de cette race divine. Quatre furent réservéspour son char; il en donna deux a Énée pour le porterdans les combats , et y semer la terreur et la fuite. Quellegloire pour nous, si ces deux coursiers étoient notre cou«quête l u

Cependant les deux guerriers approchent : a Fils du genc-

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CHANT V. . 61reux Tydée , s’écrie Pandarus , mon trait n’a pu t’ôter la vie ,

essayons si mes javelots seront plus heureux. n Il dit; unjavelot part ; le bouclier du héros est percé, et le fer s’enfoncedans la cuirasse. «Tu es blesse , s’écrie le fils de Lycaon ,mon fer est dans ton sein; tu vas tomber, et ta chute seramon triomphe. »

Diomède , toujours intrépide : a Tu m’as manqué, dit-il;mais il faudra que l’un de nous deux enivre de son sang leDieu des combats. n Il dit, et lance un javelot : Minerve elle-mèrne le dirige. L’arme meurtrière atteint Pandarus au-des-sous de l’œil, lui brise les dents, coupe sa langue, et la pointeressort sous le menton. Il tombe, et l’air retentit du bruit desa chute. Les coursiers bondissent effrayés. ses forces l’aban-donnent, et son ame s’envole. .

Pour défendre ses dépouilles, Enée s’élance le fer a lamain. Tel qu’un lion furieux , l’œil étincelant, la voix mena-

çante, il couvre le cadavre de son corps et de son bouclier, etprésente la mort à quiconque ose avancer. Le fils de Tydéesaisit une pierre énorme , vaste rocher qu’aujourd’hui nepourroient soulever les deux plus robustes mortels. Lui seul,et sans effort, il le prend, le lance contre Enée, et du couplui froisse la cuisse et les nerfs qui l’attachent à la jambe. LeTroyen tombe sur ses genoux , et d’une main s’appuie sur laterre -, un noir bandeau s’épaissit sur ses yeux.

Énée alloit périr, siVénus, sa mère, ne fût accourue pour

le sauver. Elle serre ce fils chéri dans ses bras d’albatre z desa robe elle lui fait un rempart contre les traits de la fureurdes Grecs, et l’emporte loin des combats. Cependant le fils deCapane’e, fidèle aux ordres de Diomède, pousse ses coursiersloin de la mêlée, arrête les guides, descend de son char, volea celui d’Énee , l’entraîne loin des Troyens, et le confie a

Deipyle, son confident , son ami, pour le conduire àla tentede Diomede. Lui-même il remonte sur le char, et vole surles pas du fils de Tydée.

Le fer a la main, ce héros pourSuit Vénus: il sait que c’est

une Déesse foible et sans courage , non de celles qui prési-dent aux combats, telles que Minerve, telles que Bellone.Toujours attaché a ses traces, il l’atteint enfin au milieu dela foule : (le sa lance il perce son voile , ce voile brillant que

6

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62 L’ILIADE.les Graces ont tissu, et la blesse elle-même à la main. Lesang de l’Immortelle coule de sa blessure. Abreuvés de nectaret nourris d’ambroisie, les Dieux n’ont point ce sang grossierque fournissem aux humains les présents de Bacchus et lesdons de Cérès : dans leurs substances circule une liqueurdivine, source de leur immortalité. Vénus pousse un cri, etlaisse tomber son fils. Apollon le reçoit dans ses bras , l’en-veloppe d’un nuage épais, et le dérobe à la fureur des Grecs :

a Fille de Jupiter , s’écrie Diomede , fuis les combats et lesalarmes. N’est-ce point assez pour ta gloire de régner sur unsexe foible et timide? Sans doute tu ne viendras plus affronterles hasards, et le nom seul de la guerre te fera pâlir d’effroi. uIl dit; la Déesse fuit éperdue, hors d’elle-méme; la douleurla dévore; sa main devient noire et livide. Iris, la messagèredes Dieux , la prend et l’entraîne loin de la mêlée.

Elles trouvent le dieu Mars assis aux rives du Scamandre : "sa lance et ses coursiers reposoient sur un nuage.Vénus tombeà ses genoux, et implore sa pitié : n 0 mon frère, lui dit-elle , sauve-moi de ces lieux; donne-moi tes coursiers pourremonter au céleste séjour. Je péris d’une blessure que m’a

laite un mortel, l’impie Dioméde, qui, dans sa fureur, brave-roit jusqu’au mattre des Dieux. u

Elle dit; Mars cède à sa prière. Le cœur déchiré de honte

et de douleur, elle monte sur le char i Iris y monte avec elle,prend les rênes , et de l’aiguillon presse les flancs des cour-siers. Ils volent au gré de son impatience, et déjà ils ont at-teint le sommet de l’Olympe. Iris les arrête, les dételle, et samain divine les nourrit d’ambroisie.

Vénus tombe dans les bras de Dioné, sa mère. La Déesse laserre tendrement, la caresse de la main, et l’appelant par sonnom : « O Vénus! ô ma fille! lui dit-elle, quel Dieu a osét’outrager? -C’est Dioméde , c’est le cruel fils de Tydée qui

m’a blessée , parce que j’arrachois a sa fureur mon fils Énée,

ce fils qui, de tous les mortels, est le plus cherà ma tendresse.Ce n’est plus la guerre des Troyens et des Grecs; déjà lesGrecs osent défier les Dieux mémés.

- n Calme-toi, ma fille , supporte ta douleur. Insensés !dans nos tristes discordes, nous soulevons les mortels contrel’Olympe : plus d’un Dieu a déjà éprouvé leur insolente au-

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CHANT v. 63dace. Enchaîné par Ottus et par Éphialte , Mars a languitreize mais dans un cachot d’airain. Accablé du poids deses fers, consumé de peines et d’ennuis , il périssoit , si Mer-cure , instruit de son sort parla belle Éribée, ne l’eût dérobé

au pouvoir de ses tyrans.n D’une flèche armée de trois pointes,le fils d’Amphitryon

perça le sein de Junon; et la Déesse éprouva une douleurque rien ne put soulager. Ce fils de Jupiter blessa Pluton lui-même sur son trône, et l’aeeabla des maux les plus cruels.Soulirant,désespéré, le roi des Enfers monte au céleste palais;

le fer étoit encore dans son épaule , et la douleur le consu-moit. Péon , par ses puissants secours , guérit la blessure del’Immortel.

r Un malheureux! un impie ose outrager les habitants del’Olympel... C’est Minerve qui l’a déchaîné contre toi. Il ne

sait pas, l’insensé Dioméde, que le mortel qui ose attaquerles Dieux voit bientôt finir sa carrière. Il n’embrassera pointses enfants au retour des combats; il ne s’entendra point ap-peler du doux nom de père. Qu’il craigne , ce Dioméde, toutterrible qu’il est, de rencontrer un bras plus redoutable quele sien l Qu’il craigne que la fille d’Adraste, la belle Égialé,

ne réveille bientôt ses esclaves par ses cris , et ne leur rede-mande en vain le héros et l’époux qu’elle adore. n Elle dit, et

de ses mains elle presse la main de sa fille : le sang s’arrête ,la plaie se referme, et la douleur s’évanouit.

Minerve et Junon, témoins de cette aventure, essaient, pardes railleries amères , d’irriter le monarque des Dieux : a OJupiter! ô mon père! lui dit Minerve, ne seras- tu point olfenséd’un mot échappé à ta fille? Cypris alloit séduire encore unebeauté grecque , et l’entraîner sur les pas d’un autre Paris -mais elle s’est déchiré la main à l’agrafe d’or qui attachoit le

voile de la nouvelle Hélène. vElle dit; le père des Dieux et des mortels sourit ; il appelle

Vénus : a Il ne t’a point été donné , ma fille, lui dit-il, de teméler dans les combats - préside aux plaisirs de l’hymen etaux amoureux travaux; laisse à Mars et à Minerve la guerreet ses alarmes. n

Cependant Dioméde poursuit toujours Énée; il voit Apol.lon qui le protège contre ses elforts : mais sans respect pour

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6a L’union.le Dieu lui-même, il brûle d’immoler son rival et de lui arra-cher ses dépouilles. Trois fois il s’élance , impatient de lefrapper, trois fois le Dieu fait briller sur lui son immortelbouclier : il fond une quatrième fois avec la fureur du Dieudes batailles: Apollon , l’œil en feu , la voix menaçante, luicrie : a Rentre en toi-mémé, ô fils de Tydée! recule, et crainsde braver les Dieux! connais la différence qu’il y a entreles Immortels et les insectes qui rampent sur cet amas deboue. n

Il dit; pour se dérober au courroux du Dieu, le héros re-cule. Apollon emporte Énée dans ses bras, et , loin desalarmes, il le dépose dans Pergame, à l’ombre du temple quilui est consacré. Latone et Diane le reçoivent au fond du sanc-tuaire , et guérissent ses blessures. Cependant l’Immortel aformé un fantôme, auquel il a donné et l’air et les armesd’Enée. Autour de ce fantôme, les Troyens et les Grecs com-battent et se heurtent; les boucliers , les piques sont brises ,et volent en éclats.

Apollon, s’adressant alors au Dieu de la guerre : a Mars ,impitoyable Mars, lui dit-il , Dieu de sang et de carnage ,n’iras-tu point enfin repousser ce Dioméde, qui combattroitcontre Jupiter même P Il a déjà blessé Vénus a la main, et toutà l’heure, avec une audace égale a la tienne, il a fondu sur

moi. n .Il dit, et va s’asseoir sur les tours de Pergame. Mars prendla figure et les traits d’Acamas, le chef des’Thraees, sejetteau milieu des Troyens , les presse et les enflamme. Il gour-mande les fils de Priam : a Enfants des rois, s’écrie-t-il, jus-qu’à quand laisserez-vous égorger votre peuple! Attendez-vous que l’ennemi assiège vos portes , et combatte au milieude vos murs? Énée, le fils d’Anchise, ce héros que nous ré-vérons à l’égal d’Heetor, est étendu sur la poussière. Allons,

sauvons cet intrépide guerrier. nIl dit; tous les cœurs sont remplis d’une nouvelle audace.

Sarpédon, furieux : «Hector, s’écrie-t-il, qu’est devenu ton

courage? Tu te vantois que , sans secours, sans alliés , seulavec tes parents et les frères , tu sauverois Ilion. Où sont-ilsces héros? M mes yeux , ni ma pensée , ne peuvent les ren-contrer.

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CHANT v. 65a» Ils se cachent comme des chiens timides à l’aspect d’un

lion qui les poursuit; et nous combattons, nous qui ne som-mes que vos alliés! A ce seul titre, je suis venu moi-mémédes rives lointaines du Xanthe et du fond de la Lycie. J’aiquitté pour toi une épouse que j’adore, un enfant au berceau,et des trésors objets de l’envie. ’l’u me vois presser toujours

mes soldats , et braver ce mortel furieux.n Moi cependant je n’ai rien ici que puissent m’enlever les

Grecs. Et toi tu languis loin des combats l tu n’excites passeulement tes guerriers a se défendre, et à. repousser un en-nemi qui, bientôt, vous enveloppera dans ses filets, chargeravos mains de fers, détruira vos murs, et dévorera vos riches-ses. Occupé jour et nuit de ces soins importants, tu devroisimplorer la valeur de tes alliés , encourager leurs efforts , etapaiser leurs justes murmures. n

Ainsi parle Sarpédon: ses reproches déchirent le cœurd’Hector. Soudain il s’élance de son char; le javelot en main,

il court dans tous les rangs, et rallume , dans tous les cœurs ,l’ardeur de combattre et de se venger.

Les Troyens reviennent sur les Grecs et les bravent. Leursrivaux, toujours intrépides,les attendentsans s’ébranler. Destourbillons de poussière s’élèvent sous les pieds des cour-siers. Le ciel en est obscurci, et les Grecs en sont couverts.Ainsi, quand la blonde Cérès , a l’aide d’un mobile instru-

ment, sépare ses trésors de la paille qui les enveloppe, lapoussière blanchit son aire et vole au loin dispersée par lesvents.

Minerve est remontée dans l’Olympe. Soudain Mars vient,au gré d’Apollon , seconder les Troyens: il couvre d’unenuit obscure le théâtre des combats, vole dans tous les rangs,et verse dans tous les cœurs sa fureur et sa rage.

Apollon rappelle Énée du fond de son sanctuaire , et l’a-nime d’une nouvelle audace. Le héros revole au milieu deses guerriers : avec quels transports ils le revoient vivent etplein d’une généreuse ardeur! Mais au milieu de ce vaste in-cendie qu’allument Apollon, Belloue et le Dieu des batailles,ils ne peuvent lui demander quel heureux destin l’a sauvé dutrépas.

Les deux Ajax, Ulysse et Idoménée, réchauffent le courage6.

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66 L’ILIADE.de leurs soldats. Sous ces chefs intrépides , les Grecs atten-dent, sans effroi, les efforts et les traits de l’ennemi. Tels onvoit les nuages reposer immobiles sur le sommet des monta-gnes, tandis que l’aquilon dort avec les autres vents qui trou-blent le calme des airs.

Atride est dans tous les rangs : a Amis , s’écrie-t-il, soyeztoujours les héros de la Grèce; frappez , combattez. Que lesregards de vos compagnons vous soutiennent et vous enflam-ment encore. Le brave échappe au trépas , le lâche trouve lamort au sein de l’ignominie. u

Il dit, et lance un javelot : du coup il atteint un des hérosde la Phrygie , un ami d’Ënée , Deicoon, que les Troyens ,épris de sa valeur , révéroient à l’égal de Priam. Le fer perce

le bouclier , et s’enfonce dans le flanc , à travers le bau-drier qui le couvre. Il tombe , et la terre gémit sous sonpoids.

Orsiloque et Créton , intrépides enfants de Dioclès , expi-rent sous les coups d’Énée. Le riche Dioclès habitoit dans les

murs de Phéra : il descendoit du fleuve Alphee , dont leseaux baignent les terres des Pyliens. Ce Dieu donna le joura Orsiloque; Orsiloque fut père de Dioclès : Dioclès eut deuxfils jumeaux , Orsiloque et Créton , tous deux savants dansl’art des combats. Au printemps de leur age, ils avoient en-semble affronté les mers pour venir , sous les murs d’llion ,ivenger les injures des Atrides. Une môme destinée les con-duit ensemble au trépas. Tels , deux lionceaux nourris surles montagnes, à l’ombre des forets, abandonnent leur mère,et vont. dans les bergeries , porter le carnage et l’effroi , ettous deux enfin succombent sous les efforts des pasteurs;tels , les deux frères expirent, semblables a deux sapins quicouvrent la terre, étonnée (la leur chute

Ménélas les voit tomber. Il en gémit, et s’élance le fer à la

main , la fureur dans les yeux ; c’est Mars qui l’anime; Marsveut qu’il périsse sous les coups d’Enee. Antiloque, le fils de

Nestor, se précipite sur ses pas. Il craint pour les jours dumonarque , et tremble que sa mort ne ravisse aux Grecs lavengeance et la victoire.

Déjà ces fiers rivaux, le javelot à la main, le bras tendu, semenacent des yeux. Antiloque se place a côté de Ménélas. et

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CHANT v. 67se presse contre lui. Tout intrépide qu’il est , Énée n’ose lesaffronter tous deux, et s’éloigne.

Les deux guerriers enlèvent les restes déplorables d’Orsi-loque et de Créton, les remettent a leurs compagnons, etvolent eux-mêmes à de nouveaux exploits. La , périt Pély-mènes, le généreux chef desPaphlagoniens. Ménélas l’atteint

à l’épaule, etla renverse expirant. Antiloque immole le fidèleMydon, qui guidoit ses coursiers. D’une pierre qu’il lui lance,il le frappe au coude , tandis qu’il détourne son char. Lesrênes échappent de sa main et traînent sur la poussière.Antiloque s’élance sur lui , et de son épée le perce à latempe. Mydon tombe sur la tète , et jusqu’aux épaules s’en-

fonce dans le sable. Ses coursiers. que le vainqueur poussedu côte des Grecs, le renversent et l’étendent sur l’arène.

Hector accourt furieux, menaçant. Les phalanges troyennesse précipitent sur ses traces. A leur tète sont Mars et Bellone :l’une semant l’épouvante et l’horreur, l’autre agitant dans sa

main sa redoutable lance, et volant, tantôt devant Hector, ettantôt derrière lui. Diomède, a son aspect, est saisi d’unesubite horreur. Tel, égaré dans sa route, le voyageur s’arrêteà la vue d’un fleuve inconnu, qui roule , en mugissant , desflots blanchis d’écume; tel, le cœur glacé d’effroi, il retourne

sur ses pas.Ainsi recule le flls de Tydée : a Amis , dit- il , nous admi-

rions la valeur d’Hector, et sa guerrière audace: eh l toujoursun Dieu veille à ses côtes pour le garantir du trépas. C’estMars aujourd’hui sous les traits d’un mortel. Allons , recu-lons sans honte , et n’opposons point aux Dieux un courageinutile. u

Il dit; les Troyens tondent sur eux. Déjà Ménesthes et An-chialus, deux intrépides guerriers, montés sur le même char,expirent aux pieds d’Heotor. Le fils de Télamon gémit deleur chute : il s’avance, et d’un javelot il immole Amphius, lefils du riche Sélagus, dont les nombreux troupeaux couvroientles plaines de Pèse. Une cruelle destinée l’avait amené au se-

cours de Priam et de ses enfants.Il tombe; le vainqueur accourt pour lui arracher son armure;

les Troyens lui lancent une grêle de traits, qui sur son hou-clier expirent émoussés. Du pied, il presse le cadavre san-

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68 muses.glant, et retire son javelot; mais il ne peut enlever les dé-pouilles. En butte à mille coups, il craint que les Troyens nel’enveloppent. Déjà la pique baissée, ils le pressent , et toutvigoureux, tout intrépide qu’il est, il cède à leur nombre et àleur audace.

Cependant un destin funeste précipite le fils d’Hercule ,le vaillant Tlépolème , contre le divin Sarpédon; l’un fils ,l’antre petit-fils de Jupiter : ils s’approchent, ils se bravent :« Lâche guerrier , dit Tlépoléme , pourquoi viens-tu montrerici ta faiblesse et ta honte? L’imposture te dit fils de Jupiter;mais tu n’as rien des héros que ce Dieu jadis avoua pour sesenfants . Tel étoit mon père. l’intrépide, le redoutable Her-cule. Seul , avec six vaisseaux et quelques guerriers , on le vitautrefois aborder sur ces rives, punir le perfide Laomédon ,détruire Troie, et en faire un vaste désert. Mais toi , soldatsans courage , tu viens du fond de la Lycie , pour voir périrton peuple sous tes yeux. Eh l quand tu serois un héros, tonbras seroit inutile aux Troyens : bientôt abattu sous mescoups, tu descendras chez les morts.

- » ’Dlépolème, lui répond Sarpédon , Hercule renversa

Troie, pour punir la perfidie de Laomédon, qui lui refusa lescoursiers promis à sa valeur, et ne répondit à ses bienfaits quepar des outrages. Toi, tu recevras ici la mort de ma main ;ta chute sera mon triomphe, et ton ame la proie du tyran desEnfers. n

Il dit; et tous deux à la fois ils lancent leurs javelots. Tléspolème est frappé au col; le fer le traverse tout entier, et sesyeux sont couverts des ombres du trépas. Sarpédon a lacuisse percée ; l’arme meurtrière pénètre jusqu’à l’os , et

s’abrenvc de son sang. Mais Jupiter veille sur son fils. LesLyciens le reçoivent dans leurs bras , et l’emportent loin desdangers. Le javelot traîne attaché a sa blessure , et irrite sadouleur. Impatients de sauver leur maître, aucun ne songe àretirer le fer qui le déchire.

Les Grecs enlèvent le cadavre sanglant de Tle’polème.Ulysse le reconnott, son cœur en est ému. Il balance s’il pour-suivra Sarpedon, ou s’il immolera une foule de Lyciens auxmânes de son ami : mais il n’était pas donné au généreux

Ulysse de trancher les jours du filslde Jupiter. Minerve elle-

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s

CHANT V. 69même l’entraîne au milieu des Lyciens. La , il égorge Cé-

ramus , Alastor, Chromius , Aleandre, Alius, Noëmon etPrytanis.

Une foule d’autres victimes alloient tomber sons ses coups;mais soudain Hector s’avance , et rapporte aux Grecs la ter-reur et l’effroi. Sarpédon le voit, un rayon de joie pénètredans son cœur , et d’une voix mourante : a 0 fils de Priam !lui dit.il, ne souffre pas que je sois la proie des Grecs; re-pousse-les loin de moi. Ah! puisque je ne dois point revoirma patrie, et consoler, par mon retour , une tendre épouse,un fils encore au berceau , que du moins j’expire dans vosmurs ! n

Il dit; Hector , sans lui répondre , vole impatient de re-pousser les Grecs , et de les immoler à sa vengeance. Lescompagnons de Sarpédon le déposent sous un hêtre. Pélagon,son ami, retire de sa plaie le fer qui y est encore. L’ame duhéros est prèle a l’abandonner, un nuage s’épaissit sur sesyeux 2 enfin il respire , et l’haleine rafraîchissante des ventsranime sa vie presque éteinte.

Les Grecs, pressés et par Mars et par Hector , ne peuventplus lutter contre l’orage. A l’aspect du Dieu qui les poursuit,

ils reculent; mais leur retraite est encore un combat.Quels guerriers tombèrent sous les coups du fils de Priam

et du Dieu des batailles! Ils immolèrent le divin Teuthras ,Oreste, le dompteur de coursiers, le vaillant Tréchus, OEno-maüs, Hélénus et Oresbius ; le riche Oresbius habitoit sur lesbords du lac Cépbissis , contrée féconde que cultivoient lesBéotiens.

Junon voit périr ses Grecs dans ce funeste combat: «0fille de Jupiter! dit-elle à Minerve, nous avons promis à Mé-nélas qu’il détruiroit Ilion , qu’il retourneroit vainqueur àLacédémone; et nous souffrons que Mars déploie ainsi safureur et sa rage! Allons, rentrons dans cette lice sanglante,soutenons nos guerriers. u

Elle dit; Minerve s’enflamme à sa voix. La fille de Saturne,la reine des Dieux , apprête elle-même ses immortels cour-siers. Un or céleste éclate sur les harnois qui les couvrent.Bientôt, à la voix d’Hèbé , le char roule et s’avance. Sur unaxe de fer tournent des roues d’airain. Huit rayons d’airain

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70. firmans.brillent enchâssés dans des moyeux d’argent; des bandesd’airain se replient sur le cercle d’or qui les presse et les em-brasse. Sur des» lames d’or et d’argent, le char balance sus-pendu. Deux arcs arrondis forment le trône de la Déesse. Autimon d’argent, Bébé attache un joug d’or , des rênes d’or

flottent sous sa main. Avide de sang et de carnage, Junonelle-mémé attelle ses coursiers.

Cependant la fille de Jupiter s’arme pour les combats. Sonvoile, tissu pompeux, ouvrage de ses mains, tombe ondoyantsur la céleste voûte. Elle revêt l’armure du maître des Dieux.

Sur son sein brille l’immortelle cuirasse; sur ses épaules pendl’impénétrable égide, affreux instrument de colère et de ven-

geance! Autour sifflent des serpents entrelacés. Sur l’orheétincelant s’agitent la Force et la Terreur, la Discorde et lesAlarmes. Au milieu est la tète de la Gorgone , l’étonnementde l’Olympe et l’effroi des mortels. La Déesse ceint enfin un

casqua d’or, que surtnonte un horrible panache , et dont levaste contour couvriroit vingt cités et tous leurs guerriers.Elle monte sur le char enflammé. Dans sa main étincellecette lance énorme, foudroyante, qui moissonne les héros, etrenverse les armées que poursuit son courroux.

La reine des Dieux presse de l’aiguillon les flancs de sescoursiers. A leur aspect, les portes du céleste palais rou-lent sur leurs gonds et s’ouvrent d’elles-mêmes. Les Heuresveillent à ces portes; gardiennes du Ciel et de l’Olympe,elles élèvent ou abaissent le nuage épais qui leur sert de.barrière.

Le char vole : au sommet de l’Olympe, au fond d’un sanc-

tuaire , où il repose loin des autres Immortels, les deuxDéesses trouvent Jupiter assis sur les nuages. Junon arrêteses coursiers : a O Jupiter! dit-elle, tu vois Mars et ses af-freux ravages l Tant de Grecs, tant de héros périssent victi-mes de sa rage insensée, et ton courroux ne s’allume pointencore! Ah! je suis en proie au désespoir; et Phébus et Cy-pris, qui ont déchaîné le monstre , jouissent, tranquilles, demon dépit et de leur triomphe. Souffre , o père des Dieux!souffre que j’aille punir ses fureurs et l’arracher aux com-bats. - Va : que Minerve, qui plus d’une fois mit la douleurdans son sein, te venge et le châtie.» Il dit; la Déesse

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CHANT v. 71presse ses coursiers , et ils volent au gré de son ardeur.Autant qu’un homme assis au rivage des mers voit, d’unroc élevé , d’espace dans les airs, autant les immorlelscoursiers en franchissent d’un saut. Déjà ils foulent lesrivages troyens , et ces bords où le Scamandre et le Simoîsroulent leurs flots melés et confondus. Junon les arrête;elle-même les dételle et les couvre d’un sombre nuage. LeSimoïs; sur ses rives, leur offre l’ambroisie.

Impatientes de secourir les Grecs, les deux Déesses volentsur la plaine avec la légèreté des colombes. Elles arriventaux lieux ou Diomède et ses guerriers se défendent commedes lions furieux ou des sangliers terribles , contre une fouled’ennemis qui les environne et les presse.

Junon prend l’air et les traits du vigoureux Stentor, dontla voix d’airain a plus de force et d’éclat que celles de cin-quante autres mortels : a 0pprobre de la Grèce, s’écrie-t-elle,vil rebut des humains, lâches qui n’avez de guerriers que lenom ! tant qu’Achille acombattu pour vous; jamais lesTroyensn’ont osé sortir de leurs murailles; ils trembloientà sonaspect. Aujourd’hui, loin de leurs remparts , ils viennentvous égorger jusque sur vos vaisseaux! n

Elle dit, et tous les cœurs s’enflamment; Minerve courtau fils de Tydée , qui , épuisé de fatigue , reposoit auprès de

ses coursiers. La sueur et le poids de son bouclier avoientirrite la blessure que lui fit Pandarus, et son bras languissoitsans force et sans vigueur. Il soulevoit sa large courroie , etlavoit le sang noir et livide qui couloit de sa plaie.

La Déesse , appuyée sur son char : a Est-ce donc la , dit-elle, le fils de Tydée P Tydée n’avait point cette taille altière,

mais il ne respiroit que les combats. En vain je tentois d’en-chaîner son courage. Seul, au milieu des enfants de Cadmus,je voulois qu’il s’assit avec eux, et que , tranquille , il partit:gent leurs plaisirs et leurs tètes. Mais, armé de cette intrépi-dité qui ne l’abandonne jamais, il défia tous ces guerriers, etavec mon secours il les vainquit tous. Je suis a tes côtés, jeveille sur les jours, je t’excite à combattre; et tu cèdes à lafatigue! ou tu te laissas abattre par de vaines terreurs! Va ,tu n’es point le fils du belliqueux Tydée.

- a U fille de Jupiter! je sens ta présence. Cc n’est point

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72 V ’ L’ILIADE.une molle langueur,.ce n’est point la crainte qui m’arrêtent;j’obéis à tes lois. Respecte, m’as-tu dit, les habitants del’olympe. Mais si Vénus ose affronter la mêlée, perce-lade ta lance. Je vois Mars soutenir les Troyens et combattrepour eux. Docile à tes ordres, je recule et je force les Grecsà reculer avec moi.

-- n O fils de Tydée! o de tousles guerriers le plus cher à-Minerve! ne redoute ni Mars ni aucun des Immortels! Maforce t’environne. Viens, monte sur ton char; fonds sur Marslui-mémé; frappe, n’épargne point ce monstre odieux. L’in-

sensél l’inconstant! il porte dans tous les partis son aveuglefureur. Il nous avoit juré , à la. reine des Dieux et à moi,qu’il soutiendroit les Grecs , qu’il combattroit les Troyens;et ce sont les Troyens qu’il soutient , et les Grecs qu’ilcombat l n

A ces mots elle prend Sthénélus par la main et l’arrache

du char ou il est assis. Impatiente, elle y monte, et Dio-méde avec elle. L’essieu gémit sous le poids d’un si grand

héros et d’une Divinité si terrible. Minerve saisit lesrênes , excite les coursiers, et fond sur le Dieu de la guerre.Pour se dérober à sa vue , elle a ceint le casque du roi desOmbres.

Mars immoloit le fils d’Ochésius, le gigantesque Périplias,un des héros de l’Etolie; mais ,dès qu’il a vu Diomède ,il abandonne sa proie et vole au fils de Tydée. Avide deson sang, il lance le premier un homicide javelot. Le fervole en sifflant, sur la tété des coursiers. Mais la Déesseétend le bras; soudain le fer se détourne, et va se perdre surl’arène.

Uiomède lance à son tour. La Déesse conduit le javelot,l’enfonce dans le flanc de l’Immortel , et l’en retire abreuvé

de son sang. Mars pousse un cri de douleur. On croit en-tendre deux armées qui se chargent et dégorgent. A ce criterrible , les Troyens et les Grecs frémissent de terreur etd’eiîroi.

Telles, sous l’astre brûlant des étés, on voit de funestesvapeurs noircir et s’allonger dans les airs : tel. a la vue deDioméde, le Dieu, porté sur un sombre nuage, s’élève dansles vieux , et. bientôt. il est au séjour (les Immortels. En proie

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CHANT v. - 73à sa douleur, il s’assied au pied du trône de Jupiter; il luimontre le sang qui coule de sa blessure; et d’une voix entre-coupée: a 0 mon père, s’écrie-t-il, quoi! sans t’armer tuverras ces forfaits! pour de vils mortels l’Olympe combatcontre lepe, et des Dieux sont persécutés par des Dieux!Ah l c’est toi qui fis tous nos malheurs. C’est de toi que naquitune déesse insensée , une furie qui ne respire que le crime.Tous les autres Immortels obéissent à tes lois , tous recon-missent ton souverain pouvoir; elle seule , tu ne sais ni laréprimer ni la punir; tu pardonnes tout a ce funeste objetde ton aveugle tendresse. Elle a, contre les Dieux, armé lefils de Tydée. Blessée à la main, Cypris, la première, a sentises fureurs. Moi-méme..... tout à l’heure , elle a fondu surmoi avec une rage égale à la mienne. J’ai fui; et si je ne mefusse dérobé «à ses coups, je me serois vu sous un monceaude cadavres , exposé aux plus cruels outrages , ou percé demille traits; les douleurs et les peines auroient affligé matriste immortalité. n

Jupiter lance sur lui un regard menaçant: a Malheureux,qui n’as que des fureurs et des caprices, ne viens plus m’im-portuner de tes plaintes. De tous les habitants de l’Olympe,tu es le plus odieux pour moi. Tu n’aimes que la discorde ,la guerre et le carnage. Tu as le caractère impétueux, inflexi-ble de ta mère , dont à peine je puis courber l’humeuraltière. C’est elle, sans doute, qui le punit aujourd’hui; maistu es né de mon sang, je ne te laisserai point en proie à ladouleur qui t’accable. Malheureux! si tu devois le jour aquelque autre Immortel, tu gémirois dans les abîmes ou ma

vengeance a plongé les Titans. n ’Il dit, et ordonné à Péon de guérir sa blessure. Soudain

la douleur de l’Immortel cède a ses puissants secrets. Tel ,sous la main du berger, on voit le lait, en un instant, secoaguler et s’épaissir. Mars se plonge dans un bain qu’Hébé

lui a préparé : cette jeune Déesse le revêt d’immortels habits.

Plein d’une fierté nouvelle, il va s’asseoir auprès de Jupiter.Cependant les Déesses , qui ont arrété le cours de ses homi-cides , revolent vers l’Olympe , et viennent reprendre leursplaces dans le céleste palais.

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7l; L’ILIADEe

CHANT SIXIÈME.

Les Grecs et les Troyens sont abandonnés à leur proprefureur. Mais çà et la se livrent encore d’alfreux combats,et entre le Xanthe et le Simoïs les deux peuples rivaux sepoursuivent et s’égorgent. Ajax , le fils de Télamon, le rem-

part de la Grèce , a rompu le premier une phalange enne-mie, et fait briller le premier, aux yeux des siens, l’espoirde la victoire. Il a frappé le plus généreux des Thraces,un fils d’Eusorus, le vaillant, le gigantesque Acatnas. Le cas-que a été percé du coup; le fer a pénétré jusqu’au front,

s’est enfoncé dans le crane, et ses yeux sont couverts d’une

nuit éternelle. -Le bouillant Diomède immole Axyle, un fils de Theuthras,le riche Axyle qui habitoit dans Arishe z il étoit l’ami deshumains, et sa maison, exposée aux regards du voyageur ,lui offroit toujours un asile hospitalier. Mais aucun de ceuxqu’il y reçut ne vient le défendre et le sauver du trépas. Iltombe sous le fer homicide; auprès de lui tombe le fidèleCalésius, dont la main guidoit ses coursiers. Tous deux , surla même poussière, ils confondent leur sang et leurs dernierssoupirs.

Euryale égorge Drésus et Opheltius. Il fond sur Eusèpeet sur Pédase , tous deux jumeaux, tous deux fils de Buco-lion et d’une jeune Naïade. Fruit d’un amour clandestin,Bucolion fut le premier qui appela Laomédon du tendre nom(le père. Tandis qu’il conduisoit un troupeau, la nympheAharharée le reçut dans ses bras , et ces deux guerriers fu-rent le gage de sa tendresse. Le fils de Mécisthe’e les perce

tous deux et leur arrache leur armure. vAstyale périt de la main de Polypétès. Ulysse fait mordit

la poussière à Pydite. Arétaon succombe sous les coups dTeucer. Antiloque , le fils de Nestor, plonge son for dans lesein d’Ablérus. Elatus, qui régnoit dans Pédas, sur les bords

du Satnios, expire sous les efforts d’Atride; Phylaque, quifuit, sous ceux du vaillant Lotus; Mélanthius est terreusepar Eurypile.

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CHANT v1. 75Adraste tombe vif au pouvoir de Menéias. Ses coursiers

effrayés vont se heurter contre un tamarin , y brisent sontimon, et fuient vers Troie avec la fouie éperdue. Lui, ren-versé de son char, tombe la tété en bas , étendu sur la ous-sière. Le fils d’Atrée fond sur lui le fer à la main. A rasteembrasse ses genoux et implore sa pitié z u Épargne ma vie,lui dit-il; consens a recevoir ma rançon; le fer, l’or, l’airain,sont entassés dans le palais de mon père; tous ces trésorssont à toi, s’il apprend que son fils vit captif sous tes lois. n

Il dit; le héros se laisse attendrir à sa prière. Il alloit leremettre a son écuyer, pour le conduire à ses vaisseaux;mais Agamemnon acèonrt, et furieux z «Malheureux Ménélas!s’écrie-Hi, quelle indigne pitié vient te surprendre? LesTroyens ont bien mérité de toi ce retour! Va , qu’aucunn’échappe à notre fureur et à la mort; que l’enfant qui presse

encore le sein de sa mère, que le lâche qui fuit, que tous ,enfin, périssent sans égards et sans pitié! »

Il dit; et son discours fait rentrer la haine dans le cœur duhéros. Ménélas détourne la tète , et de la main repousse lemalheureux Adraste. Agamemnon lui plonge son épée dansle sein; il tombe renversé z Atride presse du pied le cadavreexpirant, et retire son fer ensanglanté.

Cependant Nestor échauffe le carnage : a Héros de laGrèce , s’écrie-Hi, favoris du Dieu des combats, que l’ardeurdu butin n’arrête point vos efforts. Frappez, égorgez; bien-tôt tranquilles, au sein de la victoire , vous arracherez à Vosennemis morts leurs armes et leurs dépouilles. n Il dit, etson discours embrase tous les cœurs. Les Troyens abattUs ,consternés, plient sous les Grecs ’: bientôt ils alloient se pré-cipiter dans Ilion; mais Héiénus, un fils de Priam, le plussavant des mortels dans l’art des augures, Héiénus vole àHector et à Énée: «Hector, Énée, leur dit-il, nos héros

’ dans les combats, nos oracles dans les conseils, le succèsde cette journée, le sort de Troie et de la Lycie sont dansvos mains; réunissez vos efforts, courez , arrêtez nos guer-riers éperdus; sauvez-les de la honte d’aller se jeter dansles bras de leurs femmes , et de devenir la fable de la Grèce.Quand vous aurez ranimé nos phalanges, nous ramasserons,pour les soutenir, nos forces épuisées. Il ne nous reste plus

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76 L’ILIADE.que notre désespoir et les Dieux. Toi, Hector, tu rentrerasdans nos murs: tu diras à la Reine qu’elle rassemble les plusvénérables des Troyennes; qu’elle monte avec elles au tem-ple de Minerve ; que, sur les genoux de la Déesse, elle poseson voile, le plus beau, le plus précieux, celui qu’elle préfèreà tous les autres; qu’elle lui promette d’immoler sur ses au-tels douze génisses d’un au, qui n’auront point encore courbé

la tète sous le joug, si elle regarde en pitié les Troyens,leurs femmes et leurs enfants; si elle repousse loin d’llion lefarouche Diomède, la terreur de nos guerriers. De tous lesGrecs il est le plus redoutable; jamais cet Achille, qu’on ditle fils d’une Déesse , ne nous inspira autant d’épouvante etd’effroi. Diomède est un lion en furie; il n’est point de force

rivale de la sienne. n .Il dit; Hector obéit à ses conseils. Soudain il s’élance de

son char; le javelot à la main , il parcourt tous les rangs, ré-veille l’audace de ses guerriers, et rallume le feu des combats.Les Troyens se retournent et revolent au carnage. Les Grecscèdent à leur tour. Ils croient qu’un Dieu, descendu de l’O-

lympe, vient combattre pour leurs rivaux et ranimer leurespoir. « Généreux Troyens, s’écrie Hector, et vous nos fidé-

les alliés, rappelez toutes vos forces, déployez toute votrevaleur. moi, je vais à Troie exciter nos vieillards et nos fem-mes a implorer la pitié dtS Dieux, et à leur vouer une héca-tombe. n Il part à ces mots : son vaste bouclier pend sur sesépaules, et le couvre tout entier.

Glaucus, fils d’ilippoloque, et le fils de Tydée, tous deuximpatients de combattre, s’élancent au milieu’ des deux ar-mées. Ils s’approchent. « O le plus audacieux des mortels!qui es-tu? s’écrie Diomède ; mes yeux ne t’ont point encore

rencontré dans les combats; et cependant, plus intrépideque tous les Troyens, tu oses t’offrir à mes coups. Ils sontles fils des malheureux, ceux qui s’opposent à mon bras!Mais si tu étois un Immortel descendu de l’Olympe..... Je necombats point conlre les Dieux. Le fils de Dryas, l’impétueuxLycurgue, qui osa insulter à un Dieu, vit bientôt terminer sacarrière. Bacchus, avec ses nourrices, célébroit ses orgiessur le mont Nyssa ; Lycurgue, furieux, le poursuit; les Bac-chantes , éperdues , jettent leurs thyrses; le Dieu lui-mémé,

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CHANT v1. 77effrayé, se précipite dans les flots, et Thétis le reçoit dansson sein , tout tremblant encore des menaces de son ennemi.

n Cette audace insensée alluma le courroux de l’Olympe.Jupiter ravit à Lycurgne la lumière des cieux. Objet des cé-lestes vengeances , il ne trafna pas long-temps sa déplorablevie. Non , je ne combattrai point contre un Dieu : mais si tues un mortel, un enfant de la terre, approche, viens recevoirla mort.

- n Qu’importe à Diomède qui je suis? Misérables hu-mains! nous ressemblons aux feuilles des forets; les unestombent desséchées . d’autres renaissent avec le printemps.Une génération passe, une autre lui succède pour s’évanouir

à son tour. Mais enfin, puisque tu le veux, je te révéleraima naissance. Mes aïeux sont connus. Aux frontières d’Argos

est la ville d’Éphyro. La vivoit Sisyphe, Sisyphe , le filsd’Éole, le plus sage des mortels. Il fut père de Glaucus:Glaueus eut pour fils le généreux Bellérophon , à qui lesDieux donnèrent la valeur et la beauté. Jupiter l’avoit sou-mis à l’empire de Prétus, qui régnoit sur Argos : ce roi jaloux

le bannit de sa patrie, et l’enveloppa de pièges funestes. Labelle Antée, femme de Prétus , brûloit pour Bellérophon ,d’une flamme adultère; furieuse de n’avoir pu fléchir soncœur vertueux, elle trompa son époux. Tu mourras, lui dit-elle, si tu ne fais périr Bellérophon; l’insolent, par un con- "pable amour, a osé outrager mon honneur et le tien.

n Elle dit; le crédule Prétus brûle de se venger; mais iln’ose porter sur le héros une main meurtrière; il l’envoie

en Lycie, et lui donne, pour le roi son beau-père, une fu-neste tablette contenantson injure et l’ordre de sa mort.

n Seul , avec son innocence , conduit par les Dieux , Bellé-rophon arrive en Lycie, sur les bords du Xanthe, et trouve ala cour du monarque un honorable accueil. Ce ne fut, pen-dant neuf jours, que des sacrifices et des fêtes. Enfin , à ladixième aurore , le prince demande les tablettes de Prétus.Il lit; et soudain il ordonne à Bellérophon d’aller affronterla Chimère, monstre affreux , lion, chèvre, dragon , dont lagueule béante vomit des tourbillons de flamme et de fumée.Seconde par les Dieux, le héros l’égorge et revient triom-phant. Bientôt il fallut combattre les Solymes, les plus’formia

7.

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78 L’ILIADE.dables des humains. Vainqueur de ces peuples, il marchecontre les Amazones , les abat et les disperse. Un piégéfuneste l’attendoit à son retour. On avoit armé, pour l’acca-hier, les plus déterminés des Lyciens : aucun d’eux ne revitses foyers , tous périrent sous les coups de Bellérophon. Lemonarque, à ces traits , reconnoit le sang des Dieux : il leretient dans ses états, lui donne sa fille, et avec elle le moi-tié de son empire. Les peuples, épris de sa valeur, formèrentpour lui un immense domaine, où le bois croissoit à côté desmoissons que ses travaux faisoient naître.

n Isandre, Hippoloque, Laodamie, furent les fruits de sonhyménée. Laodamie reçut Jupiter dans son lit, et donna lejour au divin Sarpédon. Mais enfin , devenu l’objet des céa-lestes vengeances,- en proie a une noire mélancolie, Belléro-phon alla, loin des humains, cacher dans les forets solitairessa tristesse et ses ennuis. Isahdre , son fils, avoit péri sousles coups du Dieu Mars en combattant contre les Solymes;Diane, en fureur, avoit percé de ses traits Laodamie, safille;moi, je suis né d’Hippoloque; c’està lui que je doisla vie. Il m’a envoyé au secours de Troie x Va , m’a-t-il dit

en partant, signale-toi par tes exploits; que toujours on tedistingue à la tété des plus fameux guerriers; crains defaire rougir tes pères , ces héros qui ont illustré Éphyre et la

’ Lycie. Voila mes aïeux, voilà le sang dont je me vante d’êtrev issu.»

A ces mots, Dioméde enfonce sa pique dans la terre, et ,saisi d’un tendre transport: u Ah ! tes aïeux et les miens fu-rent unis par les nœuds de l’hospitalité. OEnéus reçut jadis

Bellérophon dans son palais, et l’y retint vingt jours entiers.Tous deux, en se quittant, ils se donnèrent des gages dudroit sacré qu’ils avoient acquis l’un sur l’autre. Bellérophon

eut un baudrier superbe, tout brillant d’or et de pourpre;0Enéus un vase d’or, qu’en partant je laissai dans mon pn-Iais. Je ne te parle point de Tydée, mon père; mes yeux nel’ont point vu; j’étois encore au berceau quand, avec l’armée

des Grecs, il périt sous les murs de Thèbes.n L’hospitalité sacrée unit nos deux maisons : moi, je te

la dois dans Argos; tu me la donneras en Lycie , si jamaisle ciel me conduit dans ces contrées. Séparens-noüs, et gar-

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CiiÀNT v1. 79dons de nous rencontrer dans ce combat mnéstc. LesTroyens et leurs alliés m’olTrcnt assez d’autres "Minimes que

le hasard amènera sous nies coups , ou que mon liras saurabien atteindre. Toi, tu as mille autres (item à immoler;échangeons nus armes hm contre l’autre ; que tout lemonde sache que nous nous honorons des liens qui ont uninos aïeux. un

Tous deux, à ces mots, ils s’élancent de leur char; se ser-rent la main , et jurent d’être amis. Glaücus , qtl’avedgle le

fils de Saturne, pour une armure de rer, pour un vil bou-clier, livre à Diomède une armure d’or et lin bouclier inesti-

niable;Cependant Hector est arrive à la porte de Scée, au pied

du hêtre qui l’ombrage z les mères éperdues, les filles trem-

blantes, accotaient, et se pressent autour de lui. Toutes, à lafois , elles ilinie’rrogent sur le sort de leurs enfants , de leursépoux, de leurs frères. Combien dlehire elles , hélas! sontmenacées des coups les phis funestes! Il leur ordonne àtoutes d’aller offrir leurs prieras aux Dieux , et lui-même ilvole au palais de Priam.

Autour de ce palais. règnent de sûpefbës portiques; clit-quante pavillons l’environnent : la, les fils de Priam habi-tent avec leurs épouses. Plus loin , douze autres pavillonss’élevant, ou les gendres du monarque reposent avec ses

filles. ’La mère du héros, la tendre Hécube, s’offre la première ilsa vue. Laodice la suit, Laodice, la plus belle de ses filles.La bouche collée sur sa main : a Mon fils, mon cher Hector,lui dit-elle, pourquoi as-tu quitte ce combat sanglant? LeGrec , fatal à notre bonheur , égorge-t-il nos guerriers , etmenace-t-il nos murailles? Viens-tu dans Pergame élever auciel des mains impuissantes? Allons, je vais t’apporter duvin pour offrir des libations à Jupiter et aux autres Immor-tels. Toi-même, avec ce doux breuvage, tu répareras tesforces épuisées àla défense des Troyens. Le vin , présentdes Dieux , rend aux mortels fatigues la vigueur et l’au-

dace. .- u Non, non, ma mère; il m’aifoibliroit encore; il éner-veroit mon courage. Je n’ose, avec des Mains impures, olfrir

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80 L’HJADE.des libations à Jupiter. Souillé de sang et couvert de pous-sière, ce Dieu rejetteroit mes prières et mes vœux.

n Vous. ma mère, rassemblez les plus vénérables desTroyennes; prenez des parfums; montez au temple de Mi-nerve; consacrez a la Déesse votre voile le plus beau, le plusprécreux, celui que vous préférez à tous les autres : pro-mettez-lui d’immoler sur son autel douze génisses d’un an,’

qui n’auront point encore courbé la tète sous le joug, si elleprend pitié de Troie, de nos femmes, de nos enfants; si ellerepousse, loin de nos murailles, le farouche Dioméde, la ter-reur de nos guerriers.

n Allez, ma mère; montez au temple de Minerve; moi, jecours vers Paris; j’essaierai de l’entraîner sur mes pas. Lemalheureux! puisse la terre s’entr’ouvrir pour le dévorer!

Jupiter en a fait le fléau de Priam, de son peuple et de sesenfants. Ah! si je le voyois descendre chez les morts, j’auraisbientôt oublié mes cruelles douleurs! in

Il dit; la Reine rentre dans son palais; ses suivantes vont,par ses ordres, rassembler les Troyennes. Cependant elledescend dans un réduit secret ou brillent des voiles de pour-pre, ouvragedes femmes deSidon, quePâris avoit amenéessur -les mêmes vaisseaux qui apportèrent la trop fatale Hélène. ll en

est un plus beau, plus grand , que sa main va chercher soustous les autres; pompeux tissu, qui , comme un astre , étin-celle d’or et de clarté. La Reine le prend pour l’oifrirà laDéesse.

Elle marche au temple ; une foule de Troyennes s’avancentsur ses pas. Déjà elles touchent au sacré parvis. La fille deCissée, la femme d’Anténor, Théano, que les Troyens avoient

établie prêtresse dans ce temple , leur en ouvre les portes.Toutes, avec des cris douloureux, elles lèvent les mains versMinerve. Théano prend le voile, et le posant sur les genouxde la Déesse : a O fille de Jupiter! s’écrie-belle, 0 protectrice

de nos murs! brise la lance de Diomède , renverse-le lui-méme expirant au pied de la porte de Scée; prends pitié desfemmes et des enfants des Troyens; nous t’immolerons douzegénisses d’un an , qui n’auront point encore courbé la tètesous le joug. n Elle dit; mais la Déesse est inexorable, et leursvœux inutiles se perdent dans les airs.

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CHANT VL 81Cependant Hector vole au palais de Paris; édifice pom-

peux, que lui-mémé avoit construità l’aide des artistes lesplus célèbres que Troie renfermoit dans son sein : non loindes palais d’Hcctor et de Priam, ce monument orgueilleuxcommande Ilion et ses tours.

Le héros y entre z une piqué énorme est dans sa main; lefer , qu’attache au bois un cercle d’or, étincelle devant lui.

Paris, en ce moment, polissoit son armure; son arc , sonbouclier, sa cuirasse, reprenoient sous sa main leur éclat etleur lustré. Hélène étoit assise au milieu de ses femmes, et

pressoit leurs ouvrages. .«Malheureux! s’écrie Hector, quel indigne courroux te

retient en ces lieux? Nos guerriers périssent, le fer ennemiles moissonne au pied de nos murailles. C’est toi, lâche! c’esttoi qui as allumé l’incendie qui nous dévore; tu serois lepremier à gourmander celui que tu verrois abandonner lecombat. Lève-toi, crains que cette flamme ne consume bientôtTroie, et toi-mémé avec elle.

-- - Tu es juste, Hector; j’ai mérité tes reproches. Maisce n’étoit point mon ressentiment contré les Troyens, clétoitma douleur que je cachois en ces lieux. Enfin Hélène vientde rallumer en moi l’ardeur de la gloire. Je sens que le de-voir me rappelle aux combats. La victoire inconstante peutme couronner à son tour. Attends que j’aie revêtu mesarmes; ou bien pars, je volé sur tes traces, et je saurai t’at-teindre. n

Il dit; Hector ne daigne pas lui répondre. Mais Hélènelui adresse cet humble discours : a O toi que je n’ose ap-peler mon frère !... Malheur-euse! née pour être le fléau desmortels, que n’ai-je péri le jour où je commençai de respirer!Plut au ciel qu’une affreuse tcmpéte m’eùt jetée sur une mon-

tagne déserte, ou engloutie dans les flots, avant que tantd’horreurs eussent empoisonné ma vie! Mais enfin , puisqueles Dieux avoient tissu pour moi cette cruelle destinée, quen’ai-je du moins été unie à un mortel plus vaillant, qui sutsentir un alfront, et rougir d’un reproche! Mais le lâche ! ilne commit, il ne cannoitra jamais ni l’honneur, ni la honte.Aussi bientôt iljouira du sort qu’il a mérité..."

u Mon frère, approche , et donne quelques instants au re-

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82 L’ILIADE.p05 : tant de fatigues , tant de travaux que t’ont coûtes mafaiblesse et l’injurieuse ardeur de Paris, doivent avoir épuiseton courage et tes forces. Malheureux Paris! hélas ! les Dieuxont uni nos malheurs et notre honte. Nos noms, voues à l’in-famie, fourniront aux races futures une matière éternelle dechants injurieux.

- u Hélène, lui répond le héros, je suis touché de tes ten-

dres soins; mais il n’est point de repos pour Hector. LesTroyens me rappellent, et je brûle de voler à leur secours...Presse-le; qu’il se hâte, qu’il m’atteigne avant que je sons sorti

de nos murs. Moi, j’entre un moment dans mon palais; jecours embrasser une épouse et un fils... Hélas! peut-(être jene les reverrai plus... peutvetre que les Dieux vont m’ac-cabler sous les efforts des Grecs. n

Il dit, et bientôt il est dans son palais. Il n’y trouve pointse chère Andromaque : gémissante, éplorée, elle étoit sur la

tour avec son fils et une de ses suivantes. Hector se retire, et,pre-t à franchir le seuil : « Où est Andromaque? dit-il auxfemmes de la princesse.-Est-elle chez ses sœurs; ou bien avecles autres Troyennes , est- elle montée au temple de Minervepour fléchir l’inexorable Déesse?

- n Hector, lui répondent les femmes, elle n’est point mon-tée avec les autres Troyennes au temple de Minerve pour fle-chir l’inexorable Déesse; mais elle a su que les Troyens sue-comboient, que les Grecs alloient triompher, et soudain ellea volé vers la tour , éperdue , hors d’elle-nième .3 et la nour-

rice y a porte son fils dans ses bras. nA ces mots, Hector s’élance hors de son palais, et reprend

la route qu’il a déjà parcourue. Déjà il touche à la porte- de Scee. qu’il doit franchir pour retourner au combat. La, sa

chère Andromaque, la tille d’Héétion, qui jadis régnoit dans

Thèbes et commandoit aux Ciliciens, Andromaque accourt àlui; la nourrice la suit, portant dans ses bras son (ils, le filsd’Hector, le tendre fruit de leur amour, et beau comme l’as-tre du matin. Il connaît à peine l’usage du sentiment, salangue n’a point encore appris a former des sons. Hectorl’appeloit Scamandrius ; les Troyens, pour consacrer les ser-vices de son père cl leur reconnaissance, l’appelèrent Astya-nax, le rempart de Troie.

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CHANT v1. l 83Le héros regarde son fils en silence , et sourit. Androma-

que, les yeux noyés de larmes, la bouche collée sur sa main :a Malheureux époux! lui dit-elle, ton courage va te perdre ,et tu n’as point pitié de ton tendre fils, de ta déplorableépouse, qui bientôt ne sera plus que ta veuve l Hélas! bientôttous les Grecs, conjurés, tondront sur toi et t’arracheront lavie. Si je dois te perdre, cher Hector, que n’ai-je péri la pre-mière! Après ce coup funeste, il n’y aura plus de consolationpour moi; il ne me restera que ma douleur et mes larmes.

n Je n’ai plus de père . je n’ai plus de mère. Le cruelAchille , vainqueur de Thèbes , égorgea mon père dans saville embrasée. Il n’osa du moins lui arracher ses dépouilles :lui-même il lui dressa un bûcher , l’y lit brûler avec ses ar-mes, et donna un tombeau a sa cendre. Les nymphes desmontagnes plantèrent autour des peupliers, monuments dele urs’ regrets.

n J ’avois sept frères : tous, en un même jour, furent mois-sonnés par le fer de l’homicide Achille, au milieu des trou-peaux confiés à leurs soins. Ma mère, qui régnoit sur Hyposplaque , le cruel l’emmena captive sur ses bords avec toutesses richesses. Il a , depuis , reçu sa rançon et brisé ses fers;mais Diane en courroux l’a percée de ses flèches dans le pa-lais de mon père.

n Hector, tu es pour moi un père, une mère, un frère; tues bien plus, tu es mon époux. Allons, que ton cœur s’ouvreà la pitié : demeure auprès de moi sur cette tour. Conserve unpère a ton fils, un époux à ta femme. Arrête tes guerriersprés de ce figuier sauvage, dans cet endroit où nos murs of-frent à l’ennemi un abord plus facile. Déjà trois fois les Ajax,les Atrides, Idoménee. l’impétueux Diomède , et les plusvaillants des Grecs, ont tenté de s’ouvrir ce fatal accès z peut-

être un augure habile leur a marqué cette route; peut-étireeux-mêmes en ont découvert la foiblesse.

--» Chère Andromaque,lui répond Hector, tu me vois at-tendri sur toi. Mais que diroient les Troyens, que diroientleurs femmes, si, comme un lâche, j’abandonnois le combat?Ah! mon cœur se révolte à cette idée. Jusqu’ici j’ai signalé

ma valeur, et, toujours à la tète de nos guerriers, j’ai soutenula gloire de mon père et la mienne. Je sais, et j’en trouve

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81; L’ILIADE.dans mon ame l’atïreux pressentiment, je sais qu’un jourviendra, un jour fatal à Ilion, à Priam, à ses enfants et à sonpeuple. Mais le malheur des Troyens, d’Hécube, de Priam,de tant de généreux frères qui mordront la poussière sous lefer de l’ennemi, tous ces cruels désastres occupent moins mapensée que les tiens. Dieux! Un Grec chargeroit Androma-que de fers , et l’emmèneroit sur ses vaisseaux, captive, des-espérée! Esclave dans Argos , tu tournerois le fuseau sousles lois d’une maîtresse impérieuse! mourante de peine et demisère, tu porterois l’eau des fontaines de Messéis et d’Hypé-

rée! un Grec, en te voyant baignée de larmes, diroit : Voilàla femme d’Hector, de ce guerrier fameux qui guidoit lesTroyens quand nous combattions son: les murs d’llion.Tu l’entendrois! ta plaie se rouvriroit, et tu sentiroit renai-tre tes regrets pâtir un époux qui auroit pu venger tes ou-trages et briser tes liens ! Ah! plutôt que d’entendre tes cris,plutôt que de voir mon Andromaque se débattre sous la maind’un ennemi sanglant, puissé-je être enseveli dans la tombe!»Il dit, et tend les bras vers son fils. A la vue du casque étin-celant et de l’horrible panache qui flotte sur la tète (le sonpère, l’enfant, effrayé, détourne les yeux, et se jette, encriant, sur le sein de sa nourrice : son père et sa mère rientde sa peur.

Le héros prend son casque, objet de terreur, et le pose surla terre. Il embrasse son fils, et, le serrant tendrement : a 0Jupiter ! dit-il, et vous, Dieux immortels, faites que ce fils meressemble ! qu’il soit, comme son père, le rempart des Troyens!que, fameux par son courage, il mérite encore par ses vertusle trône de ses aïeux! qu’en le voyant rentrer dans nos mursvainqueur et chargé de dépouilles sanglantes, conquises sur

" un ennemi qu’il aura immole de sa main, on dise un jour : Ilest encore plus vaillant que son père! Qu’en l’embrassant, le

cœur de sa mère palpite de tendresse et de joiel n A cesmots, il remet son fils dans les bras de sa chère Andromaquc;elle le presse contre son soin, le sourire sur les lèvres et lespleurs dans les yeux.

Le héros, attendri, la caresse de la main : a Chère épouse,lui dit-il, ne t’abandonne point a l’excès de ta douleur : il n’est

point de mortel qui puisse, avant le temps, me précipiter au

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0mm v1. 85tombeau. Lâche ou brave, il n’est point de mortel qui puissese dérober à sa destinée. Va, rentre dans ton palais, et tran-quille, au milieu de les femmes, presse leurs utiles travaux.Nos guerriers, et moi, plus qu’eux tous, nous donnerons nos ’ ’soins à cette funeste guerre. n Il dit, et remet son casque sur

sa tète. .Andromaque le quitte les yeux baignés de larmes, et, re-portant souvent sur lui ses regards attendris, elle regagnelentement son palais. Ses femmes se pressent autour d’elle;toutes pleurent en la voyant pleurer : elles n’espérent plus re-voir ce héros échappé à la fureur des Grecs , et, tout vivantqu’il est, elles déplorent son trépas.

Cependant Paris a revêtu sa brillante armure : soudain ils’élance hors de son palais, et se précipite au travers d’Ilion.

Tel un coursier fougueux, impatient de se baigner dans unfleuve qui lui est connu, brise ses liens, et vole triomphantdans la plaine. De ses hennissements il fait retentir les airs;sa tète superbe sebalance sur ses épaules; sa crinière, àlongs flots, retombe sur son col. Fier de sa beauté, il vole etbondit au milieu des haras. Tel Paris descend du sommet dePergame: l’orgueil est sur son front; l’éclair jaillit de sonarmure. Semblable à l’astre du jour, étincelant comme lui, àpeine il imprime sur la terre la trace de ses pas. Il atteintHector au lieu mémé où il vient de recevoir les tendres adieuxd’Andromaque: a Mon frère, lui dit-il, j’ai trop tardé, sansdoute, au gré de ton impatience?

- n Je te reconnois aujourd’hui. Tu as le courage d’unguerrier : il n’est point de héros qui, dans la plaine. n’avouat

tes exploits. Mais souvent tu t’endors au sein de la mollesse.Mon cœur saigne quand j’entends les Troyens. depuis tantd’années victimes de les funestes amours, insulter à ton in-dolence et flétrir ta valeur... Allons, volons aux combats : sijamais nos yeux voient les Grecs fuir loin de ces rivages, siJupiter nous donne enfin d’offrir aux Dieux la coupe de laliberté , un heureux oubli effacera bientôt tes ressentimentset les miens. -

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86 L’ILIADE.

CHANT SEPTIÈME.

Hector s’élancewdans la plaine; Paris le suit : tous deuxrespirent la guerre et les combats. Les Troyens, à leur aspect,sentent renaître leur espoir. Tel, fatigue de lutter contreune mer immobile, épuisé, languissant, le nocher se ranimequand Eole a exaucé ses vœux, et qu’un zéphyr long-temps

attendu vient souiller dans ses voiles. -Ménesthius, qui règne dans Arné; Menesthius, le fils dlA-

reithoüs et de la belle Philoméduse, tombe sous le fer de Pa-ris. Hector, d’un javelot, perce Eionée au gosier. Ses forcesl’abandonneut; il roule expirant sur la poussière. Glaucus,le fils d’Hippoloque , le héros de la Lycie, atteint Iphinoüs al’épaule, au moment où il s’élance sur son char. Il retombe .immobile et sans vie.

A la vue de ses Grecs, abattus, égorges, Minerve se préci-pite du sommet de l’Olympe. Apollon, qui de la tour de Per-game contemple le combat, et veille sur les Troyens, vole versla Déesse. Tous deux ils se rencontrent près du hure quicouronne latporte de Scée. « O fille de Jupiter! dit Apollon,pourquoi d’un vol si rapide descends-tu de l’Olympe? Im-pitoyable ennemie des Troyens i viens-tu les accabler? viensàtu donner la victoire à tes Grecs? Crois-moi , suspendonsaujourd’hui ces funestes combats. Fidèles à la haine de Ju-non et à la tienne, bientôt et les Troyens et les Grecs rallu-meront la flamme qui doit consumer cet Ilion, que vous avesjure d’anéantir.

... » Apollon, je souscris à tes vœux. Le même dessein,du séjour de l’Olympe, m’amène sur cesrives. Mais comment

enchaîner la fureur de ces guerriers? - Inspirons l’auda-cieux Hector. Qu’il défie un des héros de la Grèce ; que, seul

contre seul, il oil’re de combattre avec lui. Que les Grecsétonnés lui nomment un rival. n"r La Déesse applaudit z Helénus a pénétré les desSeins des

deux Immortels. Soudain il court à Hector : u Fils de Priam,lui dit-il, ô toi le héros et le (lieu d’Ilion! écoute les conseils(le ton frère. Séparc ct les Troyens et les Grecs z qu’ils cessent

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CHANT vu. 87de combattre. Toi, défie le plus brave des ennemis. Ce journe sera point un jour fatal pour toi; j’en ai pour garants lcsDieux et leur parole sacrée. n Il dit : Hector est transportede joie. Il s’avance à la tête des Troyens, et, la pique a lamain, il arrête leurs phalanges. Tous obéissent a sa voix.Atride aussi commande à ses guerriers , et ils suspendent lecarnage.

Pour jouir du spectacle qui s’apprête, Apollon et Minerve,sous la forme de deux vautours ’s’abattent sur le hêtre. Lesguerriers s’asseyent, l’un contre l’autre pressés. Les piques,

les casques, les boucliers, mollement agités , jettent une om-bre flottante sur la plaine. Telles, au souille naissant du zé-phyr, des rides légères sillonnent le sein des mers et noircis-sent leur humide surface.

Au milieu des deux armées, Hector s’écrie : a Écoute: ,

Grecs; écoutez, Troyens, ce que mon courage m’inspire. Ju-piter n’a point avoué nos traites. Son courroux, itmeste auxdeux nations, rallume un incendie qui doit, ou dévorer Ilion,ou anéantir les Grecs au milieu de leurs vaisseaux. Enfants dela Grèce, il est parmi vous d’illustres guerriers. Que le plusintrépide s’avance; qu’il vienne combattre contre Hector;que Jupiter entende ma voix et soit témoin de mes serments.Si je succombe, mes armes seront a mon vainqueur : il cm-portera ce trophée sur ses vaisseaux; mais mon corps, il lerendra aux Troyens, afin que les Troyens et leurs femmespaient le dernier tribut à ma cendre.

n Si je triomphe, si Apollon me donne la victoire, j’arra-citerai au vaincu ses dépouilles; je les porterai à Troie; je lesbrûlerai sur l’autel du Dieu qui me protège. Je rendrai soncorps, afin que les Grecs célèbrent ses funérailles et lui élèvent

un tombeau sur les bords de l’Hellespont, et que le mutonnicrdise, en voguant sur ses ondes : Voilà le tombeau d’un hé-ros, qui jadis périt sans les coupa würmien... Il le dira, etma gloire vivra jusqu’aux siècles les plus reculés. n

Il dit; les Grecs gardent un morne silence. Ils rougissentde refuser le combat; ils tremblent de l’accepter. Enfin Mé-nèlas se lève, le cœur gros de soupirs, et le reproche a la bon-che : a Laches guerriers , s’écriett-il , ou plutôt femmes ti-mides, quelle honte pour la Grèce, s’il n’est point ici de rival

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88 L’ILIADE.pour Hector ! Ah! fussiez-vous cendre et poussière, vils dé-serteurs de la gloire, qui restez, à son aspect, immobiles etglacés; je le combattrai, moi. La victoire.... les Dieux endécideront. n Il dit; soudain il revêt sa brillante armure. Tamort, o Ménélas! étoit dans la main d’Hector. Plus ter-rible que toi, il alloit t’étendre sur la poussière, ’ si les chefs

des Grecs ne s’étaient élancés pour t’arracher à ta des-tinée.

Agamemnon, le premier, le prenant par la main: «Toncourage t’égare, ô Ménelas i Ne suis point un aveugle trans-port. Quoi qu’il en coûte à ton cœur, fuis un combat inégal;

ne va point affronter cet Hector , que redoutent nos autresguerriers. Achille, ton maître et le notre, frémit de le ren-contrer dans les combats : va te rasseoir au milieu de tes ba-taillons. Les Grecs armeront , contre Hector , un bras plusvigoureux que le tien. Le plus intrépide de nos guerriers, leplus insatiable de dangers, s’il peut échapper à ce terribleennemi, nous le verrons ployer sous la fatigue et soupireraprès le repos.»Il dit, et, subjugué par la sagesse de ses con-seils, Ménélas obéit à sa voix. Ses écuyers rassurés détachent

avec joie son armure.Nestor se lève : a Quelle douleur pour la Grèce! s’écrie-

t-il; Dieux! combien Pelée gémiroit aujourd’hui s’il étoit

témoin de notre honte! Ce sage, ce généreux chef des Thes-saliens, avec quel intérêt il me demandoit la naissance et lenom des guerriers qui marchoient contre Troie ! Avec quellejoie il écoutoit mes récits ! Ah ! s’il apprenoit que tous ceshéros tremblent à la vue du seul Hector, il lèveroit au cielses mains défaillantes, et demanderoit de descendre dans latombe.

n Dieux ! que ne suis-je encore au printemps de mon âge,tel que j’étais lorsqu’aux rives du Céladon, sous les murs de

Phée, que le Jardan baigne de ses flots, les Pyliens combat-tirent les enfants de l’Arcadie l A la tété des Arcadiens pa-raissoit Ereuthalion, un guerrier qui avoit et le regard et lafierté d’un Dieu. ll étoit couvert des armes d’Aréthoüs , le

fameux Aréthoiis, qui, avec sa massue de fer, renversoit desphalanges entières, et ne connoissoit ni l’arc ni le javelot.Dans un chemin tortueux, Lycurgue , d’un trait perfide, at-

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CHANT vu. 89teignit ce héros; ilktomba, et sa massue ne put le sauver dutrépas. Moins vainqueur qu’assassin , Lycurgue lui arrachacette arme meurtrière que lui avoit donnée le Dieu des com-bats. Toujours il porta, dans les batailles, ce honteux et ter-rible trophée; enfin, appesanti sous le fardeau des ans, il leremit a Éreuthalion, son fidèle écuyer. Armé de cet homicideinstrument, Éreuthalion défioit nos plus vaillants guerriers.Tous , éperdus, trembloient devant lui. Moi, j’osai braverson audace. J’etois le plus jeune de tous, je le cet tis; etje vis, à mes pieds, le géant redoutable étendufisâëterre.Son aspect seul inspiroit encore la terreur et l’e ! Ah!que n’ai-je et la même jeunesse et la même vigueur! bientôtHector auroit un rival à combattre. Et, parmi tous leshéros de la Grèce, il n’en est aucun qui ose se mesurer avec

Il)" nAinsi les gourmande le vieillard. Soudain neuf guerriers

se lèvent, Atride, Diomède, les deux Ajax, tous deux intré-pides dans les hasards; Idoménée et Mérion , son écuyer;Mérion, que Mars avoueroit son égal; Eurypyle, fils d’Évé-

mon; Thoas, enfin, et le divin Ulysse; tous briguent un dan-gereux honneur.

u Généreux guerriers, leur dit le sage roi de Pylos, que lesort décide entre vous; qu’il nomme le vengeur de la Grèce.Heureux le mortel honoré de ce choix! Plus heureux encores’il peut échapper de ce funeste combat. » Il dit; tous jettentleurs marques dans le casque d’Atride. Les yeux et les mainsau ciel, les peuples invoquent l’arbitre suprême des Destinset du sort : « O Jupiter! nomme Ajax, ou le fils de Tydée,ou le roi de Mycènes !n

Nestor secoue le casque; une marque en jaillit : celle queles Grecs ont demandée la première, la marque d’Ajax. Lehéraut la prend , et commençant par sa droite , il va la prè-senter aux neuf guerriers. Aucun encore n’y a reconnu lestraits que sa main a formes. Ajax la reçoit enfin; ivre de joie,il la jette à ses pieds : a Amis, s’écrie-t-il, c’est la mienne;que je suis heureux! je vais triompher d’Hector. Allons, tan-dis que je ceins mon armure , invoquez le fils de Saturne, *l’arbitre des Destins, invoquez-le en silence; gardez que lesTroyens ne vous entendent... Non : invoquez-le agame voix;

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90 L’ILIADE.je ne redoute rien. Il n’est point de guerrier dont je craigneon l’adresse ou la force. Je ne suis plus novice dans les com-bats, et Salamine, qui m’a vu naître et croitre dans son sein,a, plus d’une fois, célébré mes triomphes. n

Il dit; tous les Grecs implorent Jupiter, et les yeux au cielils s’écrient z « O Jupiter, Dieu puissant, Dieu terrible, qui,du sommet de l’Ida, veilles sur l’univers et sur nous, que lavictoire couronne Ajax! Si tu aimes Hector, si tu prends soinde ses jours, fais, du moins, que tous deux, avec une valeurégale, obtiennent une égale gloire. u

Ajax est déjà couvert d’acier : impatient, il s’élance sur l’a-

rène. Tel paroit le Dieu de la Thrace au milieu des mortelsque le fils de Saturne livre aux fureurs dévorantes de la dis-corde et de la guerre; tel paroit Ajax, le rempart de la Grèce.L’éclairjaillit de ses yeux ; le sourire de la fureur est sur seslèvres. Il marche d’un pas altier; le fer agité étincelle danssa main. Les Grecs, en le voyant, sont transportés d’espé-rance et de joie. Les Troyens frissonnent; Hector lui-mémésont son cœur palpiter et bondir étonné. Mais il n’est plustemps de trembler; il n’est plus temps de fuir un rival qu’ila délié le premier.

Ajax approche; son bouclier, semblable à une tour, mar-che devant lui; impénétrable rempart, que jadis dans Hylélui fabriqua Tychius, armurier célèbre. Il est muni de septpeaux de taureaux, que recouvre une lame d’airain. Sons cevaste abri, Ajax s’avance, et d’une voix menaçante :u Viens,Ilector, viens apprendre quels vengeurs restent à la Grèce !En proie à son ressentiment, Achille languit oisif sur sesvaisseaux. Mais , après lui, après moi, il est encore parminous mille rivaux dignes d’Hector. Allons , commence ,frappe le premier.

- n O fils de Télamon ! lui répond Hector; 0 héros issudu sang de Jupiter! ne cherche point à m’etfrayer comme unentant timide, ou comme une femme qui n’a jamais vu lescombats. Je connais la guerre et le carnage; je sais, à droite,a gauche, porter la lance et le bouclier. Je sais, a pied, mar-cher a la voix terrible du Dieu des batailles. Je sais m’élanccrsur un char et le guider dans la plaine du carnage. Mais unhéros tel que toi, je ne veux pas le frapper d’un coup furtif

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CHANT vu. 91et inattendu: c’est a force ouverte que je le vaincrai si jepuis t’attelndre. n

Il dit, et d’un javelot qu’il lance dé toute la force de sonbras , il donne dans l’immenSe bouclier d’Ajax. Déjà sixpeaux sont percées : le fer s’alrrête à la septième. Ajax lance

à son leur : son javelot traverse le lionclier du Troyen, sien-l’once dans la cuirasse, et déjà la tunique est déchirée; mais

Hector se penche, et se dérobe au trépas.Tous deux retirent leurs javelots, et tels que des lions ou

des sangliers furieux, ils fondent l’un sur l’autre. De sa lance,

le fils de Priam frappe le bouclier d’Ajax; mais la pointe pliesur l’alrain qui le couvre, et s’arrête émoussée. De la sienne,Ajax perce l’écu d’Heclor, qui fléchit et chancelle. Le fer pe-

nètre toujours, et ra le frapper à la gorge. Le sang jaillit :mais tout blessé qu’il est, l"intrépide Troyen n’abandonnepoint le combat. Il recule, saisit une pierre énorme qui étoitcouchée sur la plaine, et la lance à son ennemi. L’immensebouclier gémit sous le coup.

Ajax s’arme, à son tour, d’une pierre plus grosse encore.Son bras l’agite dans les airs, et l’anime d’une force irrésisti-

ble; elle vole, le bouclier d’Hector est fracassé; ses genouxfléchissent; il tombe renverse sur ses armes; mais soudainApollon le relève et rappelle sa vigueur. L’épée a la main ,les deux guerriers vont se précipiter l’un sur l’autre. Maisdeux hérauts, Talthybius et Idée, lion Grec, l’autre Troyen,tous deux connus par leur sagesse, s’avancent pour les sépa-rer. Ces ministres des Dieux et des mortels étendent, entreces fiers rivaux, leurs sceptres pacifiques. n Arrêtez, mes en-fants, dit Idée, ne combattez plus. Vous êtes tous deux chersà Jupiter; Vous avez tous deux une égale valeur; Grecs etTroyens, nous vous rendons tons le même hommage. Mais lanuit approche; respectez ses ombres et le repos qu’elle amène.

-- n Idée, dit Ajax, c’est à Hector que tu dois t’adresser.Hector a délié les héros de la Grèce ; qu’il me montre l’exem-

ple, et je le suis.-- n Ajax, dit Hector, tu es le plus vaillant des Grecs ; les

Dieux te donnèrent le courage, la force et la prudence. Sus:pendons le combat : un leur il recommencera pour ne plusfinir que le ciel n’ait nomme le Vainqueur. La nuitapproclne,

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92 rhume.il faut respecter ses ombres. Va rendre la joie aux Grecs, àtes amis, à les soldats. Moi, je rentre dans Ilion; je vais ras-surer les Troyens et les Troyennes, qui, dans ce moment,implorent pour moi les Dieux et assiègent leurs autels. Mais,en partant, faisons-nous, l’un à l’autre, des présents dignes

de tous deux. Que les Troyens, que les Grecs puissent dire:Ils combattirent avec fureur; ils se séparèrent amis. u A ces

. mots, il donne à son rival une brillante épée et un superbebaudrier; il en reçoit, lui-même, un baudrier tout brillant depourpre. Ils quittent la plaine z Ajax va se mêler aux Grecs;Hector rentre dans la foule des Troyens. A l’aspect du hérosd’llion vivant encore et sauvé des coups d’un si formidableennemi, ils se livrent aux transports de leur joie. Ils s’applau-dissent de lui retrouver et sa force et sa vigueur première;avec des cris d’allégresse ils le remènent à Troie , et ce re-tour, qu’ils n’osoient espérer, est pour eux un triomphe.

Orgueilleux de sa victoire, Ajax, au milieu des Grecs, mar-che à la tente d’Atride. Le monarque immole au fils de Sa-turne, au maître des Destins , un taureau de cinq ans. Ondépouille la victime palpitante. Ses membres saignent sousl’acier qui les mutile; bientôt, sur un brasier ardent, ilstournent attachés a un fer pointu. ’

Enfin, les tables sont dressées, assis autour, les chefs de laGrèce goûtent, dans un commun repas, les douceurs de l’éga-lité. Pour honorer la valeur d’Ajax, Agamemnon lui olfre lesmets les plus délicieux. Déjà la faim est calmée et la soif estéteinte. Le vieillard dont la voix a sauvé la commune gloire,Nestor, déploie en ces mots son utile prudence :

« O fils d’Atrée ! ô rois de la Grèce! dit-il, combien nousacoûté cette funeste journée ! Les rives du Scamandre sontinondées du sang de nos guerriers, et leurs ombres, sur lesbords du Styx, errent désolées. Demain, Atride, suspends laguerre et les combats. Nous irons, au lever de l’aurore, re-cueillir les cadavres épars sur la plaine; un bûcher les con-sumera à quelques pas de leurs vaisseaux; nous enfermeronsleurs cendres dans des urnes, jusqu’au jour où, quillantces rivages pour revoir notre patrie, nous reporterons, à leursenfants, ces restes de leurs pères. En attendant, un tombeaucommun attestera ici leurs travaux et nos regrets.

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CHANT vu. 93s Plus loin, pour défendre et notre camp et nos vaisseaux,

nous élèverons une muraille et des tours. D’espace en espace

.s’ouvriront des .portes pour recevoir nos coursiers et noschars. Au dehors, un fosse large et profond nous garantirades insultes de l’ennemi. » Il dit, et tous les héros applaudis-

sent à ses conseils. iCependant, les Troyens s’assemblent : leurs flots confusinondent les portiques du palais de Priam. Le trouble est aumilieu d’eux et l’elïroi dans leurs cœurs. Le sage Antenor se

lève -.« Troyens , Dardaniens, dit-il, et vous nos fidèles al-liés, écoutez les conseils que mon zèle m’inspire. Rendonsaux Atrides la trop fatale Hélène et tous les trésors qui leurfurent ravis avec elle. Infidèles aux traités. le crime nous aremis les armes à la main. Craignons les Dieux vengeurs, ethâtons-nous d’expier notre parjure. n

Il dit, et s’assied; Paris se lève , et plus que jamais brûlantde sa flamme adultère : « Amener , dit-i1, les perfides con-seils me blessent et m’ofiensent. J’attendais mieux de ta sa-gesse et de’ton age. Si ta langue ne trahit point ta pensée,il faut que le ciel ait répandu sur toi l’esprit de vertige etd’erreur.

» Moi je vais, à mon tour, dévoiler aux Troyens le secretde mon ame. Je ne rendrai jamais aux Atrides une beautéqui m’est chère; mais les trésors que je reçus avec elle,je consens à les remettre; j’y en ajouterai d’autres en-core. u

A ces mots il s’assied. Priam se lève; sur son front majes-tueux respirent la sagesse et la bonté : « Troyens, Dardaniens,dit-il, et vous nos fidèles alliés, écoutez les conseils d’un vieil-

lard et les ordres d’un roi. Retournez à vos postes; par desaliments réparez vos forces épuisées. Que tous veillent, quetous fassent une garde assidue.

n Demain, au retour de l’aurore, Idée ira aux tentes desAtrides ; il leur portera d’abord les propositions de Paris, lepremier moteur de cette funeste guerre. Il leur demanderaenfin de suspendre les combats, jusqu’à ce que nous ayonsrendu les honneurs suprêmes aux guerriers que nous a raviscette fatale journée. Après ce triste devoir, nous reprendronsles armes pour ne les plus quitter que le ciel n’ait nommé le

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9a L’ILIADE.vainqueur.» Il dit, tous obéissent; tous vont, dans le postequi leur est assigné, apaiser la faim qui lespresse.

Au retour de l’aurore, Idée marche à la glotte des Grecs. kIls étoient assemblés auprès de la tente d’Agamemnon. Lehéraut s’avance, et debout au milieu d’eux : « Atride, et vous,

Grecs, dit-il, prêtez l’oreille à ma voix ; Priam et les Troyensm’ordonnent de vous rendre les propositions de Paris, le pre-mier moteur de cette funeste guerre.

n Tous les trésors que sur ses vaisseaux il apporta dansIlion (le malheureux ! que n’avait-il péri avant ce fatal voyagel),

tous ces trésors , il consent à vous les remettre; il y enajoutera d’autres encore. Mais la jeune épouse de Ménéles, il

a jure qu’il ne la rendroit jamais. En vain tous les Troyensl’en pressent et l’en conjurent.

» Je dois vous demander encore de suspendre les combatsjusqu’à ce que nous ayons paye le dernier tribut aux matiesdes guerriers que nous avons’perdus. Après ce triste devoir,nous reprendrons les armes pour ne les plus quitter que leciel n’aitnommé le vainqueur. »

Il dit; tous les Grecs gardent un tranquille silence. EnfinDiomède s’écrie : « Laissons-lui ses trésors! Hélène elle-mème, dût-il nous l’offrir, gardons-nous de la recevoir. C’est

dans Troie embrasée que nous avons jure de la reprendre :Troie va tomber. Eh i qui pourroit douter encore de sachute i’... » Il dit; tous admirent sa fierté, tous applaudissentà ce noble transport.

« Idée , dit enfin le monarque suprême, tu entends la ré-

ponse des Grecs; elle est anssi la mienne. Rendez les hon-neurs suprêmes aux guerriers que vous avez perdus; c’est untrop juste devoir, un tribut légitime que je ne puis envier aleurs cendres. O Jupiter! entends mes serments, et que tufoudre punisse le parjure! n Il dit, et le sceptre à la main ilatteste les Immortels.

Idée retourne aux murs d’Ilion. Troyens,Dardnniens, tousrassemblés, attendoient son retour. Il arrive enfin. et, deboutau milieu d’eux, il leur rend la réponse des Grecs. Soudaintous se dispersent; les uns s’apprêtent à recueillir dans leplaine les restes de leurs guerriers; les autres, à cou-perle bois qui doit les consumer. Avec une ardeur égale,

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aux? vu. 95les Grecs vont payer le même tribut aux héros qu’ils re-grettent.

Le soleil, du sein de l’Océan, s’élevoit dans les cieux;déjà ses obliques rayons doroient le sommet des montagnes.Les deux peuples errent confondus dans la plaine. Parmi cesmonceaux de cadavres sanglants et déchires, leurs yeux peu-vent a peine reconnottre leurs guerriers. lis lavent, avecune onde pure, le sang et lalpoussière qui les couvrent, etsur des chars ils les entassent tous baignés de leurs larmes.Priam détend aux Troyens les gémissements et les pleurs. Lecœur déchiré , dans un lugubre silence , ils livrent aux flam-mes ces restes déplorables et chers, et, quand ils sont con-sumes, ils rentrent tristement dans leurs murs.

En proie comme eux à une sombre douleur, les Grecsplacent leurs compagnons sur le bûcher funeste; quand lefeu lesa dévores, ils retournent a leurs vaisseaux, morneset les yeux baisses.

Déjà dans les champs azurés l’aurore luttoit avec les om-bres. Les Grecs se rassemblent autour du bûcher qui a con-sumé leurs guerriers, et leur dressent à tous un communtombeau. Plus loin ils élèvent une muraille et- des tours pourdéfends-cloua vaisseaux et leur camp. D’espace en espaces’ouvrent des portes pour recevoir les coursiers et les chars.Au dehors , ils creusent un fosse large et profond , dont uneforte barrière embrasse le contour.

Rassemblés dans l’Olympe , au pied du trône de Jupiter,les Dieux contemploient les Grecs et leurs travaux. Le domi-nateur des mers, Neptune, indigné de leur audace : u 0 Ju-piter! s’écrie-Hi , eh! qui désormais encensera nos autels?qui daignera consulter nos oracles? Quoi! les Grecs ontélevé ce rempart, ils ont creusé ce fosse , et ils n’ont pas of-fert une seule victime aux Dieux l Du couchant à l’aurore onvantera leurs travaux; et ce mur, qu’avec tant de peine,Apollon et moi, nous bâtîmes pour Laomedon, il sera etfacédu souvenir des humains! a)

Jupiter a pitié de sa foiblesse: a ONeptune! c toi quifais trembler la terre étonnée de ta grandeur! qu’oses-tuprononcer! Laisse , laisse à des Dieux moins puissants ,moins terribles, cette jalouse pensée; du couchant a l’au.

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96 L’imam.rore , l’univers retentira toujours de ta gloire et de tes tra-vaux.

n Mais cette muraille qu’ont bâtie les Grecs, ce vil monu-ment de leur orgueil, des qu’ils vogueront sur les flots pourretourner dans leur patrie, arme-toi pour le détruire. Quetes ondes l’entratnent dans tes abimes: ensevelis sous tessables jusqu’aux derniers vestiges d’un ouvrage qui t’of-

fense. nLe soleil se plonge dans l’Océan, et ses derniers rayons

voient finir les travaux des Grecs. Ils rentrent dans leurstentes , et par des festins ils’couronnent cette heureuse jour-née. Cependant des vaisseaux de Lemnos,armés par Événus,

le fils d’Hypsipyle et de Jason, arrivent sur ces bords, char-gés de la liqueur bienfaisante dont Bacchus fit présent auxhumains. Mille mesures d’un nectar délicieux sont destinéespour les deux Atrides. Les guerriers, empressés, donnent enéchange de l’airain, du fer, des peaux, des bœufs, et jusqu’à

des esclaves. Partout les tables sont dressées , et la nuit toutentière est consacrée aux douceurs du repas. Comme eux, lesTroyens et leurs alliésnoient dans les plaisirs le souvenir deleurs peines.

Jupiter cependant fait gronder son tonnerre , sinistre pré-sage des maux qu’il leur prépare. Ils palissent, ils tremblent,ils répandent le vin , qui déjà pétille dans leurs coupes 5 au-cun n’ose le boire qu’il n’ait offert des libations au fils deSaturne. Enfin ils se couchent, et jouissent du sommeil et deses bienfaits.

CHANT HUITIÈME.

L’aurore versoit sur la terre l’or de ses rayons , Jupiter aconvoqué l’assemblée des Dieux dans la partie la plus élevée

de l’Olympe. Il parle, et tous les Immortels prêtent a sa voixune oreille attentive.

a 0 Dieux! écoutez tous; écoutez toutes, a Déesses! ceque va vous dicter ma volonté suprême. Qu’aucun Dieu,

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CHANT Vlll. 97qu’aucune Déesse n’ose résister à mes lois : obéissez tous, et

que soudain elles soient exécutées. S’il est un de vous quiose aller, loin des autres Dieux, porter du secours aux Grecsou aux Troyens, il ne rentrera dans l’Olympe que couvert dehonte et déchiré de blessures, on moi-même je le précipiteraisous la terre, loin . bien loin du céleste séjour, dans la pro-fondeur ténébreuse du Tartare. La, sous des portes de fer ,sous des voûtes d’airain, autant au-dessous des enfers que leciel est au dessus de la terre , il apprendra que je suis pluspuissant que tous les Dieux ensemble. .

u Osez essayer vos forces contre les miennes , suspendezune chaîne d’or à la voûte du ciel , attachez-vous à cettechaîne; tous vos efforts réunis ne pourront entraîner sur laterre le moteur et l’arbitre du monde. Moi, si je veux y por-ter la main , j’enlèverai et la chatne , et la terre , et les mers :j’altacherai la chatne au sommet de l’Olympe, et l’univers en-

tier ne sera qu’un météore suspendu devant moi; tant monpouvoir surpasse le pouvoir et des hommes et des Dieux. n

A ce discours fier et terrible, tous restent en silence, éton-nés et immobiles. Enfin, Minerve, la première, ose élever lavoix: « O Fils de Saturne! 0 le père et le roi des Immor-tels! nous le savons tous, rien ne peut balancer la puissance.Mais nous pleurons ces Grecs belliqueux qui périssent sousle destin qui les accable. Si tu l’ordonnes, nous renonçonsaux combats; mais nous inspirerons aux Grecs d’utiles me-sures, pour les sauver du poids de ta colère. n

Jupiter souriant : u Rassure-toi, lui dit-il, 0 ma fille ché-rie l ce n’est point a toi que s’adresse mon discours. Je veuxtoujours étre pour toi le père le plus tendre. n Il dit et at-telle ses coursiers à la crinière d’or, aux pieds d’airain. Lui-méme il ceint une armure d’or , prend un fouet d’or , montesur son char, et presse de l’aiguillon ses coursiers , qui, ani-mes de leur propre ardeur , volent suspendus entre le ciel et

la terre. ,Déjà ils sont au-dessus de l’Ida, où jaillissent des sourcesd’onde pure, ou d’immenses forets nourrissent les animauxsauvages qui les habitent. Le Dieu s’arréte au sommet duGargare. La est un bois qui lui est consacré; là est un auteloù toujours brûlent pour lui des parfums. Il dételle ses cour-

9

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98 L’ILIADE.siers, et les cache dans la profondeur d’un nuage. Lui-méméil s’assied sur la pointe de la montagne , triomphant dans sagloire , et fixant ses regards sur les murs d’llion et sur lesvaisseaux des Grecs,

Les Grecs, sous leurs tentes, précipitoient leur repas, et dela table ils voloient a leurs armes. Avec une égale ardeur, lesTroyens , dans leur ville , s’armeient pour les repousser.Moins nombreux , mais sous le joug de la nécessité , ils vontcombattre pour leurs femmes , pour leurs enfants ; et des in-térêts si chers multiplient leurs forces et redoublent leur au-dace. Toutes les portes s’ouvrent , infanterie , cavalerie , touts’élance dans la plaine; c’est un tumulte horrible, et de con-

fuses clameurs.Les deux armées s’approchent: bouclier contre bouclier,

lance contre lance , casque contre casque; ils se prescrit;tout s’agite, tout se mélo; on entend les gémissements dela mort et les cris de la victoire; et la plaine est inondée desang.

L’aurore éclaire un mutuel carnage; le soleil, dans sacourse , voit, des deux côtés , voler les traits et tomber lesguerriers. Déjà il a mesuré la moitié de sa carrière. Jupiter,en ce moment, prend sa balance d’or , il y place deux Sortschargés de la mort et de son sommeil éternel. Dans l’un des

bassins est le Sort des Troyens; le Sort des Grecs dansl’autre. Le Dieu tient la balance suspendue; l’heure fataledes Grecs se précipite; leur Sort tombe sur la terre ç le Sortdes Troyens s’élève dans les cieux.

Du sommet de l’Ida, Jupiter fait gronder son tonnerre, etlance sur les Grecs les feux et les éclairs x ils s’étonnent, ilspalissent d’etfroi. Agamemnon, Idomenée, les deux Ajax, oe-dent à la terreur. Le vieux Nestor, le conseil et l’appui de laGrèce, reste seul en proie à des dangers qu’en vain il vou-droit éviter. Un de ses coursiers, en ce moment, est frappé àla tété d’une flèche qu’a lancée Paris; le fer s’enfonce dans le

crane; l’animal furieux bondit, s’agite, et, en tombant, effa-rouche les autres chevaux. Le vieillard se penche, et de sonépée coupe les liens qui l’attachent.

Cependant un char impétueux vole dans la plaine, et offre,aux yeux des Grecs consternes , le redoutable Hector ;sous

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CHANT VIH. 99ses coups alloit périr le roi de Pylos ; mais le vaillant Dio-mède , qui l’aperçoit, pousse un cri terrible , et rappelantUlysse: a O fils de Laërte, tu fuis ! Comme un lâche , tu nesais que lancer par derrière des traits qui s’égarent! Tu necrains pas de recevoir une honteuse blessure l Arrête , vienssauver le vieillard des mains d’un farouche ennemi. n Il dit;ses cris se perdent dans les airs; Ulysse court chercher unasile au milieu des vaisseaux.

Seul contre une foule d’ennemis , le fils de Tydée s’élance

au milieu de la mélée. Il vole au char de Nestor : c Illustrevieillard, lui dit-il, de jeunes guerriers accablent ta foiblesse.Tes forces sont épuisées; tu plies sous le fardeau des ans.Ton écuyer, sans vigueur, presse en vain tes coursiers lan-guissants. Viens , monte sur mon char; tu verras avec quellevitesse ces chevaux divins, que dans le dernier combat je ravisà Énée, savent franchir la plaine, fuir l’ennemi ou l’atteindre.

Laisse ton char à nos écuyers; précipitons le mien au milieudes Troyens. Qu’Hector sache si mon fer , comme le sien,frappe et dévore les guerriers. u

Il dit; le vieillard se livre a ses conseils ; il confie ses cour-siers à Sthénélus et a Eurymédon, monte sur le char de Dio-méde, et les rênes dans une main, l’aiguillon dans l’autre, il

le guide contre Hector. Hector marche contre eux. Le filsde Tydée lui lance un javelot; le javelot s’égare, et va s’en-foncer dans le sein du fidèle Éniopée : les rênes échappent a

sa main défaillante; les coursiers bondissent effrayés ; iltombe sans mouvement et sans vie.

Hector gémit de sa perte; mais pour trouver un autre con-ducteur , il laisse ce triste objet de ses regrets étendu sur lapoussière. Bientôt s’offre à ses yeux le fils d’Iphitus, l’intré-

pide Archeptoléme; il le fait monter sur son char, et luiabandonne les rênes.

La terreur et la mort volent devant Nestor et Diomède.Comme de vils troupeaux , les Troyens alloient se cacher ausein de leurs murailles; mais l’œil de Jupiter veille sur eux.Soudain la foudre gronde dans ses mains, et vient éclateraux pieds des chevaux de Dioméde. La terre étincelle; l’airest en feu, les coursiers éperdus s’abattent sous le char. Lesrênes échappent à Nestor , la terreur est dans tous ses sens :

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100 L’ILIADE.« Fuyons, dit-il, fuyons, ô fils de Tydée! Jupiter combatcontre nous ; ce Dieu veut donner la victoire à nos ennemis,il nous la donnera peut-être a notre tour. Fuyons; il n’estpoint de mortel qui puisse lutter contre sa volonté supreme.

-. n Oui , sage vieillard, la raison parle par ta voix. Maisquel désespoir! quelle honte pour moi l Hector, au milieu deses Troyens pourra dire z J’ai ou , vers ses vaisseaux , fuirDiomède épouvantéL... Il le dira ! Dieux! que plutôt la terres’entrtouvre sous mes pas !... - Fils de Tydée, lui répondNestor, qu’ai-je entendu? Hector t’accuseroit de faiblesse etde lâcheté! Il n’en sera pas cru des Troyens, des Dardaniens,de tant de veuves désolées, qui pleurent leurs jeunes épouxétendus par toi sur la poussière. n

Il dit, et vers la flotte il dirige les coursiers. Pleins de l’ar-deur que Jupiter même leur inspire , Hector et les Troyensfont pleuvoir sur eux une grêle de traits. a O Dioméde!s’écrie le fils de Priam , les Grecs honoroient ton courage;toujours dans leurs festins assis au premier rang, le vinycou-loit pour toi sans mesure. Mais tu ne seras plus qu’un objetde mépris; une femme seroit moins timide que toi : fuis,lâche ! fuis! Moi, tu ne me verras jamais céder à les efforts.Tu n’escaladeras point nos murailles; tu n’emmeneras pointnos femmes captives sur tes vaisseaux; cette main t’arracheraet l’honneur et la vie. n

Il dit; Diomède furieux veut. retourner en arrière et af-fronter l’ennemi; trois fois il le tente; trois fois, du sommetde l’Ida , Jupiter fait gronder son tonnerre. A cet heureuxprésage de la victoire que lui promet le souverain des Dieux,Hector s’écrie : a Troyens, Lyciens, et vous, héros de la Dar-danie , redoublons de courage et d’audace z frappons, égor-geons; jientends Jupiter qui m’annonce la victoire, et auxGrecs leur défaite. Les insensés! ils ont élevé cette impuis-sante muraille, mais elle n’arrêtera point mes efforts; sanspeine mes coursiers franchiront ce large fossé. Dès que jeserai au milieu de leur flotte , apportez le fer , apportez destorches; je brûlerai leurs vaisseaux; je les égorgerai euxsmêmes au milieu des flammes et de la fumée. n

Il dit, et de la voix il anime ses coursiers. a Xanthus, Po-darge , OEthon , et toi Lampus , leur dit-il , payez-moi les

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CHANT un. 101soins que vous prodigue ma chère Andromaqne; la fille desrois vous présente elle-même le froment de ses mains; elle-méme vous verse le’ vin qui coule a ma table. Elle est, pourles besoins de son époux, moins vive et moins empressée. Al-lons , courez , volez ; arrachons a Nestor ce bouclier fameuxqu’on dit être de l’or le plus pur. Arrachons a Diomède cette

cuirasse que Vulcain fit pour lui. Vainqueurs de ces deuxguerriers, nous verrons, cette nuit même, les Grecs remontersur leurs vaisseaux. u

Il dit; Junon , qu’indigne son orgueilleux espoir , s’agitesurson trône, et tout l’Olympe est ébranlé, « O Dieu terrible,

dit-elle à Neptune. o toi qui fais trembler la terre ! verras-tu,sans pitié, les Grecs anéantis? Sur les rives d’Égée et d’He-

lice, ilsenrichissent tes autels de leurs offrandes ; ils les cou-ronnent de festons. Allons, combats pour eux. Ah! si tousles Immortels qui les protègent veulent se réunir pour re-pou5ser les Troyens , Jupiter seul, sur le mont Ida, déplorerabientôt sa foiblesse et sa honte. -- Téméraire Déesse, luirépond Neptuneindigné, quelle fureur te séduit et tiaveugle !Eh! que feroient tous les Dieux conjurés contre Jupiter? Pluspuissant qu’eux tous, un seul de ses regards foudroiera leursprojets et leurs ligues. n

Déjà du fossé a la muraille tout l’espace est rempli de guer-

riers éperdus. Toujours secondé par Jupiter , Hector les as-siège et les presse. Bientôt la flamme eut dévoré leurs vais-seaux; mais Junon allume au cœur d’Atride une nouvelleardeur. Il réchauffoit déjà l’audace de ses guerriers. Inspiré

parla Déesse. un voile de pourpre à la main, il parcourt toutela flotte. Enfin il s’arrête au vaisseau d’Ulysse. De la, sa voixpeut retentir jusqu’aux tentes d’Ajax et d’Achille, qui , tousdeux enflés d’un noble drgueil, ont choisi les postes les plusreculés et les plus penailleux.

« Opprobre de la Grèce! s’écrie-t il; lâches guerriers! inu-

tiles soldats! sont-ce la vos exploits et vos prouesses! DansLemnos , au milieu de l’ivresse et des festins , vous vantiezvotre courage, vous chantiez vos victoires! Chacun de vousdéfioit cent, deux cents Troyens ! et tous ensemble aujour-d’hui, le seul Hector vous fait peur! Bientôt ,a vos yeux, il vabrûler vos vaisseaux !

.90

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102 L’arme.a, O Jupiter! est-il un roi qu’ait, autant que moi, poursuivi

ta colère? Tes fléaux m’aceablent, tu mer-avis le plus granddes triomphes. En venant sur ces rives , il ne s’est pas offertun de tes autels, que je n’y si immolé des victimes; par-tout mes sacrifices t’ont demandé la ruine de Troie et la vic-teins.

» Je suis forcé de descendre à de plus humbles prières.Exauce, a Jupiter! le dernier de mes vœux ; que les Grecs ,par la fuite, échappent au trépas ! qu’ils ne périssent pas tous

sous le fer des Troyens ! nIl dit, et attendri par ses larmes, le Dieu accorde àsa prière

le salut de son peuple. Soudain le roi des oiseaux apparottdans les airs. Un faon de biche étoit dans ses serres. Il lelaisse. tomber sur l’autel ou les Grecs sacrifient à Jupiter , leDieu des oracles. A la vue de cet oiseau , ministre des vo-lontés suprêmes, ils s’élancent sur les Troyens, et rallumentle feu du combat. De tous les guerriers, il n’en est point quidevance le fils de Tydée ; le premier, il a franchi le fossé :ilfrappe le premier. Agélaiis, le fils de Phradmon, expire sousses coups. Il fuyoit sur son char; le héros lui enfonce sonjavelot entre les deux épaules; le fer ressort sanglant par lapoitrine : Agélaüs tombe , et l’air, au loin , retentit du bruit

de sa chute. lAprès Diomède, on voit accourir les deux Atrides , Aga-memnon et Ménélas ; les deux Ajax, tous deux pleins de vi-gueur et d’audace; Idoménée et Mérion , son fidèle écuyer,

que Mars lui-mémé avoueroit son égal; Eurypyle , le filsd’Evémon , et Teucer enfin , qui dans sa main porte un arcmeurtrier.

Caché sous le bouclier du grand Ajax , Teucer ajuste sesflèches; puis , à découvert, il cherche des yeux sa victime ,la frappe, l’étend sur la poussière, et tel qu’un enfant timide

qui se rejette dans les bras de sa mère, il revient se cacherencore à l’abri du bouclier d’Ajax. Que de héros expirentsous ses coups! Orsiloque, Ormene, Orphélestès, Chromius,Détor , Lycophonte . Amopaon , Mélanippe , confondent en-semble leur sang et leurs soupirs.

Témoin de ses ravages , Agamemnon est transporté (lejoie. Il accourt: a 0 fils de Télamon. dit-Il. a généreux Teu-

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CHANT V111. 103cer ! frappe toujours , sois l’appui de la Grèce et la gloire deton père. Avec quelle tendresse il éleva ton enfance ! Sonpalais te vit croître avec les fils que l’hymen lui avoit donnés.Tes exploits iront jusqu’à lui -, et charmeront sa vieillesse.Moi, je te promets, je te jure de les récompenser. Oui, si Ju-piter et Minerve livrent a nos coups l’orgueilleuse Troie, tuauras, après mol, le prix le plus superbe g tu auras un trépiedd’or, ou deux coursiers avec un char; ou, enfin, une jeunebeauté qui partagera ton lit.

-- »Puissant Atrlde, lui répond Teucer, quand je suis toutde feu, pourquoi m’enflammer encore! Depuis que nous re-poussons les Troyens , toujours je déploie ma force tout eustiére, toujours je frappe tout ce que je puis atteindre. Huitfois mon arc s’est détendu , huit guerriers sont tombés sousmes coups; mais ce fléau terrible, ce destructeur des Grecs,mes flèches n’ont pu encore aller jusqu’à lui.... a

Il dit, et sur son arc il ajuste un nouveau trait; c’est Hectorqu’il veut immoler , c’est a Hector qu’il le destine. Le traits’égare, et va percer le jeune Gorgythion, un fils de Priam etde la belle Castianéra, qui avoit et la taille et les charmes d’uneDéesse. Sa tête, sous le poids de son casque , tombe languis-samment penchée. Tel, surchargé de son fruit ou accablé parla pluie, le pavot, dans tics jardins, succombe et meurt cou-

ché sur la poussière. lToujours acharné sur Hector, Teucer, d’un autre trait,essaie de l’atteindre ; mais , détourné par Apollon, le traits’égare encore , et va percer le sein d’Archeptolème , qui

comme son maître ne respire que la guerre et le carnage. Iltombe, les coursiers bondissent effrayés , le cadavre resteétendu sur l’arène sans mouvement et sans vie.

Hector gémit de sa perte; mais, pour chercher un autreconducteur , il abandonne ce triste objet de ses regrets. Sesyeux tombent sur Cébrion, son frère. 1l lui ordonne de pren-dre les rênes z le jeune guerrier obéit a sa voix. Lui-mémoil s’élance de son char, pousse un cri terrible, saisit une pierreénorme, et fond sur Teucer. Le héros grec prend une flècheet l’ajuste z déjà son bras s’étend, déjà l’arc se courbe... Hec-

tor l’attelnt a l’endroit où finit l’épaule et commence le go-

sier; la corde est rompue, le bras languit engourdi, Teucer

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10h , L’ILIADE.tombe sur ses genoux , et l’arc et le trait échappent de sesmains. Ajax accourt, et sur son frère étend son immense bou-clier. Ses deux amis fidèles, Mécistée et Alastor, le prennentdans leurs bras, et, sanglotant, demi-mort, ils le reportentsous sa tente.

Jupiter ranime encore au cœur des Troyens le courage etl’audace ; ils repoussent encore les Grecs au pied de leur mn-raille. Hector est à leur tète; la terreur l’environne, la mortest dans ses regards. Tel, attache aux traces d’un lion oud’un sanglier , le chien les poursuit dans leur fuite oblique ,les presse, les harcèle, et dans leurs flancs déchirés enfoncesa dent meurtrière. Tel Hector se précipite sur les pas desGrecs, et immole ceux que son rer peut atteindre.

Ils fuient éperdus; ils franchissent leurs barrières, et ylaissent une foule de guerriers expirants sous les coups desTroyens. Enfin, près de leurs vaisseaux ils se rallient, s’exci-tent à la vengeance, et les mains au ciel. ils implorent lesecours des Immortels. Au bord du fossé qui l’arrête, Hec-tor promène, de tous côtés, ses rapides coursiers; il a le resgard de la Gorgone et l’air du Dieu des combats.

A la vue de ses Grecs vaincus, fugitifs, Junon est attendrie:« O fille du maître des Dieux , dit-elle à Minerve, verrons-nous sans pitié la Grèce anéantie? Laisserons-nous ses en-fants, victimes du destin le plus affreux, périr sous les coupsd’un seul guerrier? Le cruel fils de Priam! que de sang il aversé! rien ne peut arrêter ses ravages.

-- v Ah! depuis long-temps Hector eût vu finir et sa fureuret ses jours; la main d’un Grec l’auroit, aux yeux de sa pa-trie, étendu sur la poussière. Mais inflexible a mes vœux,inexorable à mes prières, mon père enchalne mon courage.Dans ses fureurs il oublie que plus d’une fois je sauvai sonAlcide, prêt à succomber sous les travaux que lui imposoitEuristhée. Son fils levoit au ciel ses yeux chargés de pleurs,et Jupiter, pour le secourir, me faisoit descendre de l’Olympe.Ah! si j’eusse prévu ce retour , quand, par les ordres deson tyran, il alla dans les sombres demeures arracher le gar-dien terrible de l’infernal palais, jamais il n’eût repassé leStyx et ses noirs torrents. Aujourd’hui Jupiter m’abhorre.Pour plaire a Thétis, qui a embrassé ses genoux et pressé

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CHANT VIH. 105son menton d’une main suppliante, il immole la Grèce a lagloire d’Achille. Un jour viendra qu’il m’appellera encore sa

chère Minerve, le premier objet de sa tendresse... Mais, ôreine des Dieux! attelle les coursiers; moi , je vais dans lepalais de Jupiter ceindre l’armure des combats. Nous verronssi, à notre aspect, le fils de Priam triomphera encore. Ah!plus d’un Troyen, étendu auprès des vaisseaux des Grecs, ysera la pâture des chiens et des vautours. »

Elle dit; la reine des Dieux, la fille de Saturne, court elle-méme atteler ses immortels coursiers. Minerve va revêtirl’homicide appareil. Son voile, tissu pompeux,ouvrage de sesmains, tombe ondoyant sur la céleste Voûte. Couverle de l’ar-mure du maltre des Dieux, elle monte sur le char étincelant.Dans sa main est cette lance terrible, instrument de sa fureur,qui moissonne les héros, et renverse des phalanges entières.Junon presse de l’aiguillon ses agiles coursiers. Les portes duciel s’ouvrent d’elles-mêmes à leur aspect. Gardiennes duciel et de l’Olympe. les Heures élèvent ou abaissent le nuage

qui leur sert de barrière.Les deux Déesses volent dans l’espace. Du sommet de l’I-

da, Jupiter les voit, et son courroux s’enflamme. Il appellela messagère des Dieux : u Va, vole, Iris, lui dit-il; qu’elless’arrêtent, qu’elles retournent sur leurs pas. Déesses insen-

sées! lutter contre leur maltre et leur roi! Porte-leur mesinfaillibles menaces. J’abattrai leurs coursiers sous leur char;elles-mêmes, je les précipiterai du char. Le char, je le feraivoler en éclats. Dix années entières ne pourront guérir lesblessures que leur fera mon tonnerre. Minerve saura ce qu’ilen coute pour avoir osé braver le courroux de son père.Mon cœur sent contre Junon moins de colère et de fiel. Tou-jours à mes desseins elle opposa une inflexible roideur. n

Il dit; plus rapide que la tempête, Iris s’élève du sommetde l’Ida. Déjà elle est aux portes de l’Olympe : elle arréte les

coursiers. u Quel aveugle transport, s’écrie-t-elle, quelle fu-reur vous entraîne P Jupiter vous défend de secourir lesGrecs. J’abattrai, m’a-t-il dit, leurs coursiers sous leur char.Elles-mémés je les précipiterai du char. Le char, je le feraivoler en éclats. Dix années entières ne pourront guérir lesblessures que leur fera mon tonnerre. Minerve saura ce (prit

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106 L’ILIADE.en Coûte pour avoir osé braver le Courroux du Dieu qui luidonna le jour. Je me sens contre Junon moins de colère etde fiel. Toujours elle oppose à mes desseins une inflexibleroideur. 0 Minerve! pour armer ton bras contre Jupiter, as-tu. perdu le sentiment et la honte? n

A ces mots, elle s’envole. a Malheureuse impuissance! s’é-

crie la reine des Immortels: ô fille du Dieu qui lance le ton-nerre! n’allons point, pour de vils humains, combattre contreJupiter. Qu’ils vivent, qu’ils périssent au gré de ses caprices;

laissons-le, puisqu’il le faut, régler les destins des Grecs etdes Troyens. u Elle dit, et ramène dans i’Olympe ses rapidescoursiers; les Heures les détellent, les attachent dans l’asilequi leur est destiné, et les repaissent d’ambroisie. Le char re-pose sous une voûte étincelante d’or et de clarté.

Dévorées de honte et de dépit, les deux Déesses vont semêler aux Immortels, et s’asseoir sur des trônes d’or. Jupi-ter abandonne le sommet de l’Ida , et d’un vol majestueuxses coursiers le reportent dans l’Olympe. Neptune les dé-telle; couvert d’un voile pompeux, le char est par lui replacésur sa base.

Le Dieu dont les regards embrassent l’univers va s’asseoirsur son trône. L’Olympe, qu’il foule, tremble sous ses pieds.

Assises loin des autres Dieux, Junon et Minerve gardent unmorne silence; Jupiter en pénètre la cause : a Junon, et toi,Minerve , leur dit-il , quel secret ennui vous dévore? CesTroyens, l’objet de votre implacable haine, vous n’avez pastravaillé long-temps à les détruire. Moi, si je m’enflammois,

tout le ciel conjuré ne pourroit arrêter ma fureur et monbras. Vous, avant que d’avoir vu le combat, vous êtes gla-cées de terreur et d’effroi. Je vous le jure encore, si vous eus-siez osé braver mes lois, ma foudre vous eût écrasées sur v0-tre char : jamais vous n’eussiez revu l’Olympe, ni foulé la cé-leste voûte. »

Il dit; les deux Déesses frémissent : l’une près de l’autre

assises, elles préparoient encore des malheurs aux Troyens.Minerve dévore son dépit en silence; mais Junon ne peutcontenir ses transports. Elle éclate en ces mots z a Qu’ai-jeentendu, cruel tyran des airs ! Nous savons, comme toi, querien ne peut balancer ta puissance. Mais nous n’en plaignons

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CHANT vut. o 107pas moins ces Grecs généreux qui périssent sous le destinaffreux qui les accable. Nous ne combattrons point, si tu l’or-donnes ; mais, par d’utiles conseils, nous les empêcherons depérir tous sous la colère du Dieu qui les poursuit. ,

-- n Demain, ô fille de Saturne l lui répond Jupiter; de-main, quand l’Aurore rallumera son flambeau , tes yeux ver-rontmieux encore le maltre du tonnerre verser sur tes Grecsle carnage et la mort. Ils seront la proie du redoutable Hec-tor, jusqu’à ce que, réduits au plus affreux désespoir, ils dé-

fendent, auprès de leurs vaisseaux, les restes de Patrocle, etque le fils de Pelée s’arme pour le venger.

u Tel est l’ordre des Destins. Je dédaigne ton impuissantcourroux. Va te cacher au-delà des limites du monde, dansces funestes lieux ou gémissent et Saturne et Japet; lieuxvoisins du Tartare , que jamais le soleil n’éclaire de ses feux,que jamais les vents ne rafraîchissent de leurs haleines. In-solente Déesse! je ris de ton dépit, je serai insensible a taperte. n Il dit; Junon tremble et n’ose lui répondre. L’astre du.

jour se plonge dans les eaux , et la nuit , sur ses pas , vient ,d’un lugubre voile, envelopper la nature. Les Troyens voient,à regret, s’éteindre la lumière; les Grecs saluent la nuit quilestcouvre de ses ombres propices.

Aux rives du Scamandre , loin de la flotte ennemie et dela plaine ensanglantée, Hector rassemble ses guerriers, tousdescendent de leurs chars, et se pressent pour l’entendre.Dans sa main est une lance formidable , menaçante; le fer,qu’attache au bois un cercle d’or , jette , dans les ténèbres ,d’eflrayantes clartés.

Appuyé sur cette arme meurtrière, le héros leur adresse cediscours z a Troyens, Dardaniens, et vous, nos fidèles alliés,prêtez à ma voix une oreille attentive. Je m’étois flatté que ce

jour verroit périr les Grecs et leurs vaisseaux; que nous ren-trerions dans Troie vainqueurs et triomphants. Mais la nuit,tmp prompte , est venue sauver leur flotte, et les déroberl anos coups.

n Obéissons à la nuit; consacrons à réparer nos forcesson silence et ses ombres. Dételez vos coursiers; qu’ils re-paissent auprès de vos chars. Allez dans nos murs, rapportez-en et les dans de gères et les présents de, Bacchus. flamenca

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108 s L’ILIADE. Iet des bœufs et des moutons. Amassez du bois; que jusqu’auretour de l’aurore, des feux allumes dans la plaine éclairentles ténèbres. Peut-être, à la laveur du silence et de la nuit,les Grecs tenteront de fuir sur le vaste sein des mers. Il faut,du moins, que nous troublions l ur retraite; que, s’élançantsur leurs vaisseaux, nos flèchesqles atteignent; qu’ils repor-

Vtent dans leur patrie de honteuses blessures, et que leurexemple apprenne à redouter les Troyens.

n Vous, hérauts, ministres des mortels et des Dieux , allezporter mes ordres à Troie ; que les vieillards, que la jeunessebientôt mûre pour les combats, veillent sur nos tours; queles femmes tiennent des feux allumés; que tous songent àdéfendre des surprises de l’ennemi nos murs dépourvus desoldats.

» Troyens, mes ordres sont donnés : voilà tout ce qu’au-jourd’hui nous dicte la prudence. Demain , aux premiersrayons du jour , je vous appellerai à de plus nobles travaux.

J’espère, et les Dieux que j’implore ne tromperont pas monespoir; j’espère chasser enfin ces cruels artisans de nos mal-heurs, que la mer et les destins ont vomi sur ces rives. Veil-lons encore cette nuit pour nous défendre de leurs pièges. De-main, avant l’aurore. nous irons porter au milieu de leur flotteet le fer et la flamme.

n Demain je saurai si Diomède me repoussera au pied denos murailles, ou si, percé de ma main, son armure sanglantesera le trophée de ma victoire. Demain sera pour lui un jourde triomphe, s’il ose m’attendre et me braver.

n Mais plutôt, et j’en crois mon courage, il tombera expi-rent à la tète de ses guerriers, et le soleil, de ses premiers re-gards, verra une foule de Grecs étendus autour de lui. Oui,le jour qui va naître sera pour nos ennemis un funestejour.Que ne suis-je aussi sur de partager avec Minerve et Apollonle culte des humains, et de vivre toujours jeune et immortelcomme eux! »

ll dit; les Troyens , par des cris , expriment leurs trans-ports. lls détellent leurs coursiers dégouttants de sueur, cou-verts de poussière , et les attachent à leurs chars. On amènede Troie des bœufs et des moutons; on en rapporte et lesdons (le Cérès et les présents de Bacchus ; les feux s’allument,

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CHANT 1x. 109et, sur l’aile des vents, la fumée va jusqu’aux cieux porterleur hommage aux Immortels.

Pleins des triomphes qui leur sont promis, et dans l’attented’un grand jour , les Troyens veillent toute la nuit. La lueurdes feux éclaire et. leur camp et les rives du Scamandre,et la plaine, et jusqu’aux vaisseaux des Grecs. Ainsi, lorsquedans un ciel sans nuages, la lune est assise sur son char d’ar-gent, et que les astres roulent, étincelants, autour d’elle , lesrochers, les montagnes,les lacs et les bois sont éclaires d’unedouce lumière; l’azur brille sur la céleste voûte; le bergerjouit en paix du calme et des richesses de la nature. Millefeux brillent dans la plaine; autour de chaque feu veillentcinquante guerriers; leurs chevaux reposent auprès de leurschars. Tous, avec une impatiente ardeur, attendent le retourde l’aurore.

CHANT NEUVIEME.

Les Troyens veillent. Les pales alarmes, lâches compagnesde la fuite , sèment , au camp des Grecs, la tristesse et l’hor-reur. Tous leurs chefs sont atteints d’une douleur mortelle;l’inquiétude et la honte les agitent et les dévorent. Ainsi,quand les vents du nord et du midi combattent au sein desmers, les flots roulent entasses sur ses flots, et la plaine liquideest couverte d’écume.

Percé du trait le plus cruel , Atride ordonne à ses hérauts(l’appeler les chefs au conseil, sans éclat et sans bruit; lui-tnéme, avec les premiers qu’il rassemble , il déplut-clos com-

munes disgraees. Enfin tous sont réunis, la tristesse est surleurs fronts , et l’effroi dans leurs aines. Agamemnon se levé,un torrent de larmes coule de ses yeux; telle du sein d’unrocher on voit l’onde jaillir et former un ruisseau.

Enfin il laisse échapper ce discours entrecoupé de soupirs:a Illustres guerriers , le conseil et l’appui de la Grèce ! Jupitera tissu pour moi une ehatue de malheurs; le cruel ! il m’avoitpromis , il m’avoit juré que je retournerois dans Argos, vain-

10

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110 limans.queur de Troie , et riche de ses dépouilles. Il trompe aujour-d’hui et mon espoir et ses promesses. Vaincu, déshonoré , ilfaut que je reméne dans la Grèce les tristes débris de mapuissance; ainsi l’ordonne l’arbitre des Destins , le Dieu dontle bras éleVe ou détruit les empires. Obéissons à ses lois;jamais la superbe Troie ne sera notre conquête. v

Il dit; tous gardent un morne silence; immobiles, inter-dits , la douleur les accable. Enfin Diomède éclate en cestermes : a Atride , je combattrai un conseil dicté par la foi-blesse : je le puis, et dans nos assemblées j’ai le droit deparler sans contrainte; pardonne à ma franchise. Tu m’as , àla face des Grecs, accusé de tacheté. Tu as ose dire quej’etois un soldat sans vigueur, un guerrier sans courage, laGrèce entière a été témoin de mon injure. Mais toi, Jupiterte fit de ses faveurs un inégal partage. Il te donna le sceptredes Rois et le souverain pouvoir; mais il te refusa le véritableempire , l’empire de la valeur.

n Malheureux! et tu crois que les enfants de la Grèceseront assez foibles , assez lâches, pour céder à tes alarmes lSi tu brûles de revoir ta patrie , va, pars; les chemins te sontouverts ; les nombreux vaisseaux qui t’amenèrent de Mycènest’attendent sur la rive. Les Grecs resteront ici jusqu’à cequ’Ilion ait péri sous nos coups. Mais , dussent tous les Grecsfuir sur le vaste sein des mers , Sthéuélus et moi, nous com-battrons jusqu’au moment marqué pour la ruine de Troie.Les Dieux nous guidèrent sur ces rives ..... ; les Dieux nousdoivent la victoire. n

Il dit; tous s’enflamment à sa Voix; tous, par des cris,applaudissent à ce noble transport. Le vieux Nestor se lève :a 0 fils de Tydée! dit-il , tu es, de tous les guerriers de tonage, le plus audacieux dans les combats, le plus sage dans lesconseils. Il n’est personne ici qui n’avoue ton courage , quine veuille partager les travaux. Mais quand tu nous rappellesa la gloire , ta bouillante ardeur dédaigne d’éclairer notreroute. Tu es jeune encore; tu serois le plus jeune de mes lits:et déjà ta prudence étonne les oracles de la Grèce.

n Moi, dont les ans ont mûri l’expérience, je ne puis offrir,après toi, que d’utiles détails. Mes conseils auront l’aveu de

nos guerriers; Atride, lui-même, y applaudira le premier.

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CRANE Il. il!Malheur au mortel odieux qui aime a voir.briller le flambeaudes discordes civiles! Errant, sans foyer, sans asile , quel’univers entier le rejette et l’abhorre

n Mais obéissons à la nuit, et respectons ses ombres. Quenos guerriers réparent leurs forces épuisées; qu’au-delà denos tours l’élite de notre jeunesse aille faire une garde assi-due. Je ne puis qu’exciter leur courage. Toi , commande,Atride; c’est dans tes mains qu’est remis le sceptre de laGrèce.

» Fais asseoir les chefs à ta table z cet honneur appartient àton rang suprême. L’abondance t’environne; des esclavesnombreux t’obéissent; tes tentes sont remplies d’un vindélicieux, que tous les jours nos vaisseaux t’apportent de laThrace. Tous réunis, nous t’offrirons nos conseils, et tuadopteras le plus sage. Hélas !jamais pour les Grecs il ne futun danger si pressant. L’ennemi si près de nos vaisseaux!tant de feux allumés dans la plaine l A cet aspect, est-il uncœur qui puisse s’ouvrir à la joie? demain, la gloire ou l’op-

probre , la victoire ou la mort. nIl dit; tous obéissent à sa voix: Thrasymède, son fils ,

Ascalaphe, Ialmène, deux enfants du Dieu des combats,Mérion, Déipyre et Lycomede, volent au-delà des tours. Sonschacun d’eux, cent jeunes guerriers marchent, le javelot à lamain. Ils prennent leurs postes entre le rempart et le fossé ;la, ils allument des feux et apprêtent leur repas.

Atride a rassemblé dans sa tente les chefs de l’armée;bientôt leur faim est apaisée, et leur soif est éteinte. Nestorse lève et fait encore admirer sa prudence. a Puissant Atride,dit-il, c’est toujours à toi que s’adressent mes discours; tu esnotre chef suprême, Jupiter t’a donné le sceptre des rois, ila remis dans tes mains les destins de la Grèce. Tu dois com:mander en maître ; mais tu dois aussi écouter nos conseils.Ton choix les consacre; adoptés par toi , ils deviennent deslois.

n Je viens t’offrir encore les fruits de ma vieille expé-rience. Ce que je pensai au moment où tu ravis au fils dePelée Briséis, sa captive, je le pense encore aujourd’hui.

v C’est toujours , a mes yeux, le parti le plus sage qu’on puisse.t’inspirer.

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112 L’ILIADE.n Je combattis, tu t’en souviens, ton funeste projet. Que

ne te dis-je pas pour l’étouffer en sa naissance! Mais tucédas a tes transports. Tu outrageas un héros que redoutentles mortels, et qu’ont vengé les Dieux. Tu possèdes encorela beauté que tu lui as ravie. Allons , du moins aujourd’hui ,par des présents, par des prières, essayons de fléchir soncourroux.

- n Sage vieillard, la vérité m’accuse par ta bouche. Oui,je fus injuste , et j’en fais l’humiliant aveu. Un héros cher aJupiter, un héros à qui, pour le venger, Jupiter immoletoute la Grèce, valoit lui seul toute une armée. Mais enfin jeveux réparer mon injustice , je veux effacer, par des présentsdignes de lui, ma fureur et ma rage. OBois! écoutez, et soyeztémoins de mes promesses.

à» Je lui offre sept trépieds, que la flamme n’a point encore

noircis; dix talents d’or; vingt vases précieux; douze cour-siers qui, plus d’une fois, dans nos jeux, ont remporté lavictoire. Les prix que j’obtins avec eux combleroient la for-tune et les désirs d’un mortel.

n Je lui donnerai sept jeunes captives dont on admire lestalents et la beauté. Moi-même je les choisis dans Lesbos ,quand sa valeur la soumit à nos lois. Oui, je les lui donnerai.et avec elles cette Briséis que mon injustice lui a ravie. Je luiattesterai, par le plus terrible des serments , que jamais jen’outrageai ses appas; que jamais sa captive ne partagea lelit d’Agamemnon.

» Tous ces dons , je vais à l’instant les remettre entre sesmains. Si les Dieux livrent à nos coups la superbe Ilion , ilentassera, au gré de ses vœux, l’or et l’airain dans ses vais-

seaux. Lui-meme, parmi les femmes troyennes, il en choisiravingt, les plus belles après l’épouse de Ménélas.

n Enfin, si jamais je revois Argos et ses fertiles contrées, ilsera mon gendre ; il tiendra , près de moi, le même rangqu’Oreste, ce fils chéri, le dernier fruit de mon hyménée.

. Trois filles croissent dans mon palais. Chrysothémis, Laodice,Iphianasse z qu’il choisisse ;’je ne lui ferai point acheter monalliance.

n Moi-même je lui donnerai ce que jamais souverain n’adonne a sa fille. Sept puissantes cités obéiront a son empire,

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CHANT 1x. i 1 3Cartlamyle, Éuope, Ire et ses pâturages; Phere, Antée, et seschamps couronnés de verdure; Épée, et ses superbes tours ;Pédase enfin, et ses riches coteaux.

n Toutes sont assises sur les bords de la mer qui mouilleles sables de Pylos; toutes renferment, dans leur sein, descitoyens riches et fortunés dont il sera le monarque et ledieu. Par des offrandes, par des tributs, ils reconnoîtront sonamour, sa justice et sa puissance.

» Tout est à lui, s’il oublie son ressentiment. Qu’il cède à

nos prières! qu’il laisse au tyran des ombres ces inflexiblesrigueurs, qui en font un Dieu abhorré des mortels! qu’il re-connaisse enfin, et l’autorité de mon sceptre, et le triste avan-tage que me donnent sur lui les ans.

- u Monarque des rois, puissant Atride , lui répond Nes-tor, tes présents et tes promesses sont dignes d’Achille. Al-lons, que des ambassadeurs aillent à sa tente.Je les nommerai ;toi, par tes ordres , autorise mon choix. Que Phénix , l’ami(les Dieux, marche le premier; après lui, le grand Ajax et ledivin Ulysse. Que les hérauts Eurybate et Odius accompa-gnent leurs pas. Apportez une onde pure. Dans un recueil-lement religieux, invoquons Jupiter, et implorons sa pitié. n

Il (lit; tous applaudissent à son discours. Des hérauts épan-chent l’eau sur leurs mains; des esclaves versent le vin , etle présentent à tous dans des coupes. Après qu’ils ont offertdes libations aux Dieux et satisfait a la soif qui les presse , ilssortent de la tente d’Agamemnon. Nestor leur donne encoreses conseils; il les donne surtout à Ulysse. Du geste et de lavoix, il les excite à tout tenter pour désarmer Achille. Ilss’avancent au bruit des ondes écumantes. Les regards atta-ches sur la mer, ils adressent leurs vœux au Dieu qui em-hrasse la terre de son humide ceinture; ils le supplientd’attendrir le cœur d’Achille. Enfin ils arrivent aux tentes des

Thessaliens. Pour charmer sa douleur, le fils de Pelée tiroitdes accords d’une lyre superbe qu’il avoit prise à la conquêtede Thèbes. Il chantoit les exploits des héros , et l’image (leleurs combats consoloit ses loisirs. De tous ses guerriers, l’a-trocle étoit seul dans sa tente; assis vis-à-vis de son maitre,il attendoit en silence qu’il cessât de chanter.

Les ambassadeurs s’avancent. Ulysse marche le premier;

10.

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tu; rimeurs.Achille, étonné, s’élance de la place on il est resté. Patrocle

se lève comme lui. Le héros leur tend la main, et les embras-sant z a Je vous salue, dit-il, ô vous qui eûtes toujours mesrespects et ma tendresse !... Que l’amitié vous guide, que lesbesoins de la Grèce vous amènent, en dépit de mon ressen-timent, vous serez toujours chers a mon cœur. n

A ces mots , il les conduit sous sa tente et les fait asseoirsur des tapis de pourpre : u Patrocle, dit-il, apporte la plusgrande de mes urnes; remplis-la du vin le plus délicieux;qu’il coule à grands flots. Donne-nous des coupes : mes amisles plus chers sont aujourd’hui dans ma tente. a:

Il dit; Patrocle obéit à sa voix. Bientôt dans un vase d’ai-rain , que la flamme environne , il entasse l’agneau, le che-vreau, le sanglier. Automédon tient le vase; Achille lui-même coupe les viandes et les apprête. Au souille de Patroclele feu s’anime. Déjà le bois est consumé et la flamme languit;

les broches sont étendues sur les charbons embrasés. Le selavec la chaleur s’insinue dans les viandes. Enfin tout est prêt,et la table est dressée.

Dans d’élégantes corbeilles, le fils de Ménétius apporte’les

dons de Cérès. Assis vis-asvis d’Ulysse, Achille ordonne à sonami d’offrir aux Dieux les prémices du repas; déjà le feu lesa consumées. Lui-même il présente à ses hôtes les morceauxles plus délicieux. Bientôt leur faim est assouvie et leur soifest éteinte.

Ajax donne à Phénix un coup d’œil; Ulysse, a ce signal,remplit sa coupe : a Je te salue, dit-il, a fils de Pelée! De latable d’Agamemnon nous avons passe à la tienne; elle nousa olfert la même magnificence et la même abondance. Maisd’autres soins doivent occuper nos esprits. O noble rejetondes Dieux! nous tremblons pour la Grèce; nos yeux voientl’abîme ouvert sous nos pas ; sans toi, sans le secours de tavaleur , la flamme peut-être va dévorer nos vaisseaux. LesTroyens et leurs alliés sont au pied de nos tours. Les feuxqu’ils ont allumés éclairent nos tentes, et déjà leurs cris me-

nacent nos vaisseaux. Jupiter les seconde; c’est pour euxqu’il lance sa foudre et ses éclairs. Ivre de la fureur céleste,Hector s’abandonne à sa rage, et, dans ses fougueux trans-ports, il défie les mortels et les Dieux. Il appelle l’aurore : il

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CHANT 1X. i 15veut, à sa clarté , briser nos vaisseaux, y attacher la flamme,et, sous leurs cendres, anéantir la Grèce entière. Je tremble,hélas! que les Dieux n’accomplisseut ses funestes menaces.Demain, oui, demain peut-être, un honteux destin, loin d’Ar-gos, ensevelira, sur les rives de Troie, et les Grecs et leurgloire.

n Réveille-toi, fils de Thétis; viens, ah! viens enfin nousarracher au fer de nos vainqueurs. Accablés , anéantis , tunous pleureras un jour. Mais que nous serviront tes impuis-sants regrets? Songe , songe plutôt à repousser le malheurqui nous menace.

n Pelée ton père... ah! souviens-toi de ses derniers con-seils, de ses derniers adieux! il t’envoyoit combattre sous lesdrapeaux d’Atride. O mon fils ! te dit-il en te serrant dansses bras, laisse à Junon et à Minerve le soin de couronner tavaleur. Toi, dompte tes passions, maîtrise ton humeur altière.La modération est la première des vertus. Fuis la Discorde,le fléau des humains; les Grecs admireront ton courage ; maisc’est a la douceur de ton caractère qu’ils accorderont leuramour et leurs respects. Tels étoient les conseils de tonpère , Achille , et tu les oublies? Allons, du moins aujour-d’hui, dépouille ta colère et triomphe de toi-nième. Achille,si tu le laisses fléchir, Atride t’offre des présents dignes detoi. En partant, il nous en faisoit le détail; écoute, Achille,et je te dirai les dons qu’il te destine.

n Tu auras sept trépieds que le feu n’a point encore noir-cis; dix talents d’or; vingt vases précieux, douze coursiersqui, plus d’une fois, dans nos jeux, ont remporté la victoire;les prix qu’il obtint avec eux combleroient la fortune et lesdésirs d’un mortel. Il te donnera sept jeunes captives donton admire les talents et la beauté. Lui-même il. les choisitdans Lesbos, quand ta valeur la soumit à nos lois.

n Il te les donnera, et avec elles ta Briséis, que te ravit soninjustice. Il t’attestera, par le plus redoutable des serments,que jamais il n’outragea ses appas; que jamais ta captive nepartagea le lit d’Agamemnon.

n Tous ces dans, il va les remettre à l’instant dans tesmains. si les Dieux livrent a nos efforts la superbe Ilion, tuentasseras à ton gré l’or et l’airain dans tes yaisseaux. Vingt

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tu; l L’ILIADE.’l’royennes, les plus belles après l’épouse de Ménélas, seront

ton partage.n Enfin, si jamais il revoit Argos et ses fertiles contrées, tu

seras son gendre ; tu tiendras, auprès de lui, le même rangqu’Oreste’, ce fils chéri, le dernier fruit de son hyménée. Trois

filles croissent dans son palais, Chrysothémis, Laodicé, Iphia-nasse; tu choisiras ; il ne te fera point acheter le droit del’appeler ton père; lui-même il te donnera ce que jamaissouverain n’a donné à sa fille. Sept puissantes cités obéiront

a ton empire : Cardamyle, Énope. Ire, et ses riches pâtura-ges; Phère, Antée, et ses champs toujours verts; Épée , etses murs fameux; Pédase enfin, et ses riants coteaux. Toutessont assises au bord de la mer qui mouille les sables de Py-los; toutes renferment, dans leur sein, des citoyens richeset fortunés dont tu seras le monarque et le dieu. Par desoffrandes , par des tributs , ils reconneitront ton amour , lajustice et ta puissance.

n Mais si tu abhorres Atride, si tu abhorres ses présents,aie du moins, aie pitié de la Grèce aux abois l Viens, tu serasson vengeur et son dieu. La gloire, au milieu de nous, t’at-tend pour te couronner. Tu abattras le superbe Hector; ilgémira dans les fers; sa fureur et les destins t’ont, jusqu’aupied de nos tours, amené ta victime : dans sa rage il triomphe;il se vante que, parmi tous les Grecs, il n’est pas un seul ri-val digne de lui.

- n Ulysse , il faut parler sans feinte et sans détour; neme fatigue point d’inutiles prières; ce que je vais vous an-noncer, je l’ai résolu , je l’exécuterai. J’abhorre, a l’égal des

enfers, le lâche qui cache dans son sein des pensées que salangue désavoue.

n Ni Atride ni les Grecs ne pourront me fléchir. Je n’iraiplus affronter les hasards. Eh l quel prix ont obtenu mes ex-ploits? Un même destin attend et le soldat inutile et l’intré-pide guerrier. Le lâche, le héros, sont confondus ensemble.Dans le tombeau, Thersite sera l’égal d’Achille.

n Eh! que me reste-t-il à moi, de tant de travaux, de tantde combats où j’ai prodigué ma vie P Pour fournir a ses petitsune abondante pâture, l’oiseau se l’arrache à lui-mémé z voilà

ma destinée. Pour venger leur amour outragé, on m’a vu,

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CHANT 1x. 117U

les armes a la main, passer les nuits sans fermer la paupière,nager tout le jour dans le sang et dans le carnage.

n Sur mer, moi seul, avec mes vaisseaux, j’ai foudroyédouze cites! Sur terre, moi seul, j’en ai soumis onze à noslois! Partout j’ai trouvé d’immenses trésors, et toujours j’ai

porté aux pieds d’Atride le fruit de mes conquêtes. Lui, tran-quille sur sa flotte, attendoit sa proie, en distribuoit à peineune loible partie à mes soldats, et dévoroit le reste.

n Il a donné des récompenses aux autres rois, aux chefsde nos guerriers. Ils en jouissent encore. Moi seul, de tousles Grecs , il faut qu’il me ravisse le prix de ma valeur. Il aen son pouvoir la beauté qui avoit charmé mon courage;qu’illa garde, qu’elle serve à ses plaisirs.

n Mais pourquoi donc faut-il que les Grecs combattentcontre Troie? Pourquoi toute cette armée réunie sans lesdrapeaux d’Atride? Une Hélène ravie!... Eh! n’est-il doncpermis qu’aux Atrides de connaître l’amour et de venger sesinjures? Ah ! quiconque a du sentiment et de l’honneur ché-rit et protège sa compagne. Moi, j’aimais ma Briséis : quoi-que ma captive, elle avoit toute ma tendresse. Le perfide , ilme l’a ravie! Trompe une fois , qu’il ne tente plus de metromper encore. Je suis désabusé sans retour.

n Va , fils de Laërte, qu’avec toi , qu’avec les autres rois.

il songe à sauver ses vaisseaux de la flamme ennemie. Eh!quia-t-il besoin de mon bras? Déjà, sans moi, combien n’a-t-il pas fait de prodiges! Il a élevé des tours , il a creusé unfosse profond; autour de ce fosse il a formé une palissade :et avec toutes ces barrières , il ne peut arrêter l’homicideHector!

n Tant que je combattis pour la Grèce, ce redoutable Hec-tor n’osa s’éloigner de ses murs : toujours il s’arretoit à la

porte de Scée, au pied du hêtre qui l’ombrage. Une seulefois il osa m’y attendre , et à peine il put échapper à mescoups. Je ne suis plus l’ennemi d’Hector. Dès demain j’otfre

un sacrifice au maître des Dieux, et je déploie mes voiles.Demain, aux premiers rayons du jour, tu verras, sur l’onde,flotter mes pavillons, et les flots écumer sous les raifortsde mes rameurs. Dans trois jours, si Neptune est propice anos vœux , dans troisjours je saluerai enfin les rives de Thes-

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118 L’ILIADE.salie. La , je retrouverai tous les trésors qu’en partant j’y ailaissés. J’y reporterai de l’or, du fer, de l’airain. J’y mènerai

mes captives, enfin tout ce que le fer a donné à ma valeur.Ce que je tenois d’Atride, Atride l’a repris. L’ingrat! età l’injustice il a encore ajouté l’outrage.

n Rendez-lui ma réponse z que tous les Grecs l’entendent;que mon exemple leur apprenne à braver ses fureurs, et a segarantir de ses perfidies. Le monstre! il oseroit encore es-sayer sur eux l’imposture et la fourbe! Ah! tout imprudentqu’il est, il n’oseroit soutenir mes regards.

» Il n’aura ni mes conseils, ni mon bras. Abuse, outragéune fois, ses discours, ses promesses, ne me séduiront plus :oublions le perfide. Qu’il périsse! Jupiter a répandu sur luil’esprit de vertige et d’erreur. J’abhorre ses parents; lui-méme je l’abhorre à l’égal des enfers. Quand il me donne-roit, et tous les trésors qu’il a, et tous ceux qu’il n’aurajamais; quand il me donneroit les richesses d’Orchomène ,et toute l’opulence de cette Thèbes aux cent portes, qui,par chacune de ses portes , vomit deux cents guerriers , avecleurs chevaux et leurs chars; quand il me donneroit enfinautant d’or que la terre et la mer ont de sable et de poussière,jamais Agamemnon ne fléchiroit mon courroux; jamais iln’effaceroit de mon cœur le souvenir de son injure.

n A moi une fille d’Agamcmnon But-elle tous lescharmes de Vénus , tous les talents de Minerve , jamais, ja-mais Achille n’uniroit sa destinée à la sienne! qu’il la réserve

pour un plus noble hyménée. Moi, si les Dieux prolongentma carrière , si je revois les rives de ma patrie, Pelée, monpère , me trouvera une compagne. L’Hellade , la Phthiotide,ont des beautés, des filles de souverains : je pourrai, parmielles, en choisir une qui soit digne de partager et mon trôneet mon lit. Ah! que ne puis-je hâter ces fortunés instants lHeureux époux, tranquille au sein de mes foyers, je jouiraides richesses que me laissera Pelée.

n Tous les trésors que renferme Ilion, tous ceux que lapaix y avoit entassés , avant que les enfants de la Grèce abor-dassent sur ces rives; tous ceux qu’olfre le temple d’Apollon-Pythien, ne peuvent égaler le prix de la vie. Des bœufs, destroupeaux. des trépieds, des coursiers, on peut en retrou-

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CHANT 1x. 119ver; mais la vie, quand elle est éteinte, il n’est plus demoyen d’en rallumer le flambeau.

n Mon fils , me disoit la Déesse qui me donna le jour, ladestinée t’offre deux routes pour arriver au trépas. Si tucombats contre Troie , tu meurs; mais ta gloire sera immor-telle. Si tu retournes dans ta patrie, point de gloire; mais tuvivras, et la mort ne viendra qu’à pas lents terminer ta car-rière. Vous aussi, fuyez loin de ces funestes bords. Jamaisvous ne triompherez d’Ilion. Jupiter, du haut des cieux,étend son bras pourla défendre. Déjà ses peuples ont reprislettr audace, et marchent a la victoire.

a) Ulysse, Ajax, allez reporter ma réponse aux’chefs de nosguerriers! Que leur sagesse cherche, dans de nouveaux pro-jets, les moyens de sauver la Grèce et leurs vaisseaux; ilsavoient compté sur le retour d’Achille; Achille est inexora-ble. Allez , Phénix reposera seus ma tente; demain , s’ily consent, je le ramène dans sa patrie. Mais, toujours libreen ces lieux, il ne dépendra que de son choix. n

Il dit; les trois héros consternés, interdits, gardent unmorne silence. Enfin , le vieux Phénix , les yeux baignésde larmes que lui arrachent les malheurs de la Grèce , exhaleen ces mots sa douleur et sa peine :

n Divin Achille , si ton départ est décidé dans ton cœur,si tu t’obstines à ne pas défendre nos vaisseaux de la flammeennemie , comment pourrai-je, abandonné de toi, rester seulsur ces rives? Pelée, ton père... tu t’en souviens, il te remità mes soins, lorsque jeune encore , et sans expérience dansla guerre et dans les conseils , il t’envoyoit servir sous les dra-peaux d’Atride. Ce fut moi qu’il chargea de t’instruire àparler dans nos assemblées , à combattre dans les champs dela gloire.

n Jamais, mon fils, jamais je ne consentirai à me séparerde toi: non, quand un Dieu me promettroit d’effacer surmon front les rides de la vieillesse , et de me ramener auprintemps de mes jours , tel que j’étois, quand, pour fuir lecourroux d’Amyntor, mon père, j’abandonnai le pays desHellènes.

u Épris d’une jeune beauté, infidèle à ses serments, Amyn-

tor dédaignoit ma mère. Dans son dépit, ma mère embraSsa

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1 20 L’lLlAmà.mes genoux; elle me conjura d’obtenir de sa rivale les faveurspour lesquelles soupiroit le vieillard. Je cédai à ses prières çtrop de succès couronna mes efforts. Bientôt mon père, éclairé

par la jalousie , me charge d’imprécations. Il invoque lesnoires Eumènides ; il leur demande que jamais un fils né demoi ne s’asseye sur ses genoux.

n Le tyran des enfers et la sombre Proserpine exaucèrentses vœux. Objet des célestes vengeances , le crime, avectaules ses horreurs , s’empara de mon ame..... Mou bras ,dans le sein paterne-1.... Un Dieu l’arréla sans doute. Effrayéde mai-méme , je voulus fuir. Mes amis, mes parents *, uni-rent , pour me retenir , leurs forces et leurs prières. Tau-jours attachés a mes pas , neuf nuits entières ils veillèrentautour de moi. Pendant neuf nuits , un feu continuel éclairale palais et ses issues; ce n’étaient que sacrifices aux Dieux ,que festins , où le vin du vieillard coulait sans mesure. Eu-iin , pour la dixième fais . la nuit vint me preter ses ambres.Je brisai la porte de l’asile où j’étais renfermé ; je franchisles murailles , et j’échappai à tous les regards.

n Dans ma fuite , je traversai les plaines de l’Hellade; j’ar-rivai enfin au fond de la Phthiotide , à la cour de Pelée. llme reçut , il eut pour moi l’amour qu’un père a pour son fils,l’espoir de sa vieillesse , et l’unique héritier de sa fortune. Il

me combla de bienfaits ; il me fit asseoir au rang des souve-rains : les Dalopes , et cette vaste contrée que la mer baignede ses flots , obéirent a mes lais.

n Ce fut moi , cher Achille, qui élevai lon enfance; ce quetu es aujourd’hui , c’est a mes sains que tu le dois. Je ne res-pirois que pour toi. Toujours à mes côtés ou dans mes bras,a table même tu ne pouvais me quitter. Assis sur mes genoux,tu ne prenois des aliments , tu ne recevais la coupe que (lema main.

n Combien de fois j’essuyai les dégoûts de ta première cn-

fance! Combien la vue , quelquefois , me faisoit naître deregrets et (l’amer-es pensées ! Elle me rappeloit que les Dieuxm’avaient refusé la douceur d’étrc père. Formé pannes soins,

Achille , tu étois mon fils; une douce erreur me promettoitque tu serois le soutien de mes jours , que je revivrois ou toi.

u O mon fils ! mon cher fils, tuaitrise ta colère; ton cœur

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CHANT 1x. 121n’est pas fait pour être inexorable. Les Dieux eux-mêmes,devant lesquels s’abaisse toute la grandeur des humains , lesDieux se laissent fléchir. Un mortel, quand il les a offensés,les désarme par des offrandes , des sacrifices et des prières.

n Les Prières sont filles de Jupiter. Boiteuses , les joueschargées de rides, les yeux baissés, elles se trament sur lespas de l’Injure. Altière , farouche , l’Injure marche (levantelles , et sème , sur la terre , le malheur et l’outrage. Partoutles Prières la suivent , et guérissent les maux qu’elle a faits.Elles versent les bienfaits sur le mortel qui les révère ; ellesexaucent ses vœux. Mais slil en est qui les rejettent , qui lesrepoussent, elles montent au trône de Jupiter , et lui deman-dent de ramener sur eux l’Injure , et de punir leurs dédains.Respecte , Achille , respecte ces filles du Ciel; reçois deleurs mains ces hommages qui fléchissent les cœurs les plusaltiers.

n Si Atride ne t’olfroit pas des présents , s’il ne t’en pro-

mettoit pas encore , s’il étoit toujours irrite contre toi ; non ,quel que soit l’état horrible ou les Grecs sont réduits, je necombattrois pas ta colère , je ne réclamerois pas pour eux tonsecours et ton appui.

n Mais humilié devant toi, Atride met à tes pieds des donsprécieux; il t’en promet encore davantage ; pour te fléchir ,il renvoie les guerriers les plus distingués de la Grèce, ceuxque chérit le plus ton cœur. Ah! ne rejette pas leurs prières,ne trompe pas l’espoir qui les a conduits à ta tente.... Tonressentiment fut juste , mais il n’aurait plus d’excuse.

» Ces héros , dont tous les jours encore on nous vante lesexploits , si quelquefois la colère les enflamma , ils se laissè-rent attendrir par les prières , et désarmer par les présents.O mes amis! il faut que je vous en rappelle un vieil exemple.Il est toujours présent à me mémoire.

n Jadis les Étoliens et les Curètes s’égorgùrent sous les

murs de Calydon. Les Cureles brûloient de les détruire; lesÉtoliens combattoient pour les défendre. Diane , en fureur,vengeoit , sur cette ville infortunée , l’oubli ou les dédainsd’OEnée , qui avoit négligé ses autels , pendant qulil oil’roit

à tous les autres Dieux des sacrifices , pour les remercier dela fécondité de ses terres.

il

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122 t’aime.n Ministre du courroux de la Déesse 5 un sanglier farouche

ravagea ses moissons , détruisit ses forets. Pour le combattre;Meleagre , fils d’OEnée , rassembla , des cités voisines, des

chasseurs et des chiens. Une foule de chasseurs , tine foulede chiens périt sous sa dent meurtrière. Enfin, leurs effortsréunis délivrèrent l’Étolie de te fléau destructeur. Mais l’im-

placable Diane jette parmi les vainqueurs le flambeau de ladiscorde. Les armes à la main, les Curètes et les Étoliens éedisputent la dépouille du monstre. Tant que Méléagre com-bat, les Cürètes ne peuvent soutenir son aspect.

il Mais Althée , sa mère, furieuse d’avoir perdu son frèrepar la main de son propre fils , Althée implore contre lui lavengeance des Dieux. A genoux , les yeux au ciel , pressantla terre de ses mains , elle invoque le noir Pluton et la som-bre Proserpine ; elle les conjure de donner la mort à son fils;du fond de l’abîme, les cruelles Euménides entendent sesprières.

n Objet d’un injUste courroux, Méléagre s’abandonne a

cet impétueux transport qui souvent égare les plus sages. Ilfuit les combats,et dans son palais il se renferme avec labelle Cléopâtre , sa femme.

u Cléopâtre étoit fille de cette charmante Marpissa que ravitApollon , et d’Idas, le plus vaillant des mortels de son temps;Idas , qui o’sa , l’arc a la main , disputer au fils de Latonc labeauté qu’il lui enlevoit. Idas et Marpissa donnèrent à leurfille le surnOm d’Alcyone; parce que , comme une autre Al-cyone , sa mère avoit pleuré quand ce Dieu l’avoir. ravie.

n Dès que Méléagre a cessé de combattre, les Curétesreprennent leur audace. Tout à coup un bruit affreux se faitentendre. L’ennemi est sur les remparts. Les chefs des Éto-liens implorent la pitié du héros. Pour le fléchir, ils envoientles prêtres des Dieux. S’il daigne les secourir, ils lui pro-mettent , aux portes de Calydon, un vaste domaine, deriants coteaux, des champs féconds. OEnée, son père, tombeà ses genoux. Ses frères , ses amis , ses compagnons les pluschers , sa mère elle-même, les larmes aux yeux, le conju-rent de sauver sa patrie. Toujours inflexible, il repousse leursprières.

n Enfin, les Curetes ont franchi les murailles. Déjà ils

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CHANT 1x. 123sont aux portes du palais; déjà Calydon est en proie auxflammes z la belle Cléopâtre embrasse les genoux de sonépoux; elle les arrose de ses.larmes; elle offre a ses regardsle funeste tableau d’une ville saccagée; les hommes expirants,les maisons embrasées, les femmes , les enfants chargés defers. Ses entrailles sont émues; il s’aime, il vole à l’ennemi.Ainsi Méléagre arracha les Étoliens au dernier des mal-heurs. Leur reconnoissance ne paya point ses services; ilavoit dédaigné leurs présents; mais la pitié, dans soncœur, étouffa le ressentiment, et, malgré lui, le força de lessauver.

nApprends, mon fils, apprends à te vaincre toi-mémé. Qu’un

Dieu, jaloux de ta gloire , n’endurcisse point ta sensibilité.N’attends pas que la flamme ait embrasé nos vaisseaux.Viens, prends les dons qui te sont offerts; tu seras le dieu dela Grèce. Eh l si tu rejettes nos présents, en vain tu t’armeras

un jour, en vain tes efforts accableront les Troyens. LaGrèce, peut’étre , admirera tes exploits. mais elle ne devra,rien à ton cœur; sans être ingrate, elle pourra oublier tesservices.

---u 0 Phénix! ô mon père! que m’importe, à moi, lareconnoissance des Grecs? Je me fie à Jupiter du soin de magloire. Qu’il commande, et ses lois, tant qu’il me restera unsouffle de vie, me retiendront sur ces rives. Toi, qu’il tesouvienne de ma prière; ne cherche plus, par ta douleur,par tes larmes, à m’attendrir en faveur d’Atride. Il faut quetu le haïsses, si tu ne veux qu’Aehille t’ahhorre. Mes ennemis

doivent être les tiens. Viens partager mon trône, ma puis-sance et me gloire; ils reporteront aux Grecs ma réponse.Toi, reste en ces lieux. Demain, au retour de l’aurore , nousdéciderons si nous devons, ou demeurer sur ces rives, ouretourner dans notre patrie. n Il dit, et pour hâter leur dé-part, d’un coup d’œil il ordonne à Patrocle de faire dresserle lit ou doit reposer Phénix.

Ajax se lève : a Partons, dit-il a Ulysse. En: que nouspromettre encore des prières et des supplications? Toutaffreuse qu’elle est, allons reporter sa réponse aux Grecs,qui attendent impatiemment notre retour. Achille nourritdans son cœur un farouche ressentiment. Le barbare! il

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t 21: L’ILIADE.oublie notre tendresse; il dédaigne les hommages que lesGrecs rendoient a sa valeur.

a» Impitoyable Achille! un frère pardonne à l’assassin deson frère , un père au meurtrier de son fils; ils reçoivent desa main le prix du sang qu’il a versé; leur vengeance s’éteint,

et l’auteur de leur perte repose tranquille au sein de sesfoyers. Mais toi, les Dieux te firent un cœur de fer, un cœurinexorable. Une misérable captive !... Ah! nous t’en offronssept d’une beauté ravissante; nous t’offrons mille trésors avec

elles. Laisse-toi désarmer. Respecte les droits de l’hospitalité,respecte le caractère sacré dont nous sommes revêtus : cède àl’amitié qui nous unit a toi; cède a ce tendre intérêt qui,plus que tous les autres Grecs, nous attache à ta gloire.

- n Vaillant Ajax, illustre rejeton des rois et des Dieux,j’aime ta noble franchise; mais mon courroux se rallumequand je pense à ce lâche Atride, qui m’a outragé a la facede nos guerriers, qui m’a traité comme un proscrit sans foyers

et sans asile.n Partez, rendez aux Grecs ma réponse. Je ne combattrai

que quand Hector, une torche dans une main , le fer dansl’autre , viendra, au quartier des Thessaliens , égorger messoldats et embraser mes vaisseaux. La , je saurai braver sesfureurs , et arrêter le cours de ses homicides. n Il dit; lesdeux héros prennent leurs coupes, offrent des libations auxDieux, et retournent au camp. Ulysse marche le premier.

Par les ordres de Patrocle, les esclaves d’Achille ont dresséle lit où doit reposer Phénix. Sur un tendre duvet, elles ontétendu de riches tapis : la , le vieillard, dans les bras dusommeil, attend le retour de l’aurore. Achille, dans un ré-duit secret, s’endort auprès de la jeune Dioméda, fille dePhorbas , qu’il emmena captive de Lesbos. Patrocle enfinrepose avec la belle Iphis, que dans Scyros conquise lui donnale fils de Pelée.

Ajax et Ulysse arrivent à la lente d’Atride. Tous les guer-riers se lèvent à leur aspect, et, la coupe a la main, saluentleur retour. Tous veulent les interroger. Agamemnon , plusimpatient encore : « Dis-moi. fils de Laërte , consent-il àsauver nos vaisseaux de la flamme ennemie? ou, toujoursobstiné dans son ressentiment, a-t-il rejeté nos prières?

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CHANT x. 125- n O monarque des rois! rien ne peut dompter son cour-

roux; sa fureur s’accroît encore. Il rejette tes prières, ildédaigne tes présents : Qu’avec les chefs de la Grèce, nous

a-t-il dit, il songe d sauver et ses vaisseaux et ses soldats.Demain, au retour de l’aurore, ma flotte fendra les mers.Vous aussi, fuyez loin de ces funestes bords. Jamais Troiene sera foire conquête. Du haut des cieux, Jupiler étendson bras pour la défendre. Ses peuples ont repris leuraudace, et marchent a la victoire.

n Voilà sa réponse. Ajax, et les deux hérauts qui nous ontsuivis , Pont entendue comme moi, et peuvent te l’attester.Phénix va, cette nuit, reposer sous sa tente. Demain , slil yconsent , il le remènera dans sa patrie , mais il ne le forcerapoint de l’y suivre malgré lui. n

Il dit ,interdits, immobiles, tous gardent un morne silence.Une réponse si dure étonne leurs esprits, et la douleur lesaccable. Enfin Diomede éclate : a Ah! pourquoi faut-il, ôpuissant Atride! que tu aies mis aux pieds d’Achille la Grècehumiliée, et que, pour le fléchir, tu aies voulu ltaccahler detes dans! Dans cette ame altière et hautaine, tu n’as faitqu’enfler l’orgueil et redoubler la fierté. Laissons-le; qulil

parte ou qutil reste, son caprice ou les Dieux le ramènerontaux combats. Nous, allons réparer nos forces dans les brasdu sommeil. Demain , quand l’aurore nous éclairera de sesfeux, tu rassembleras tes guerriers, et par tes discours , sur-tout par tes exploits, tu réchaulferas leur courage. u Il dit;tous les héros applaudissent. Ils offrent des libations auxDieux, et vont, dans leurs tentes, se livrer au repos.

CHANT DIXIÈME.Les autres chefs des Grecs, domptés par le sommeil, don-

nent la nuit tout entière au besoin qui les presse; mais ledoux sommeil ne peut fermer les yeux d’Atride , qui , chargédu sort de tant de guerriers, roule mille pensées dans soname agitée. Ainsi, quand le Roi des airs, l’époux de l’au-

il.

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126 Lamas.guste Junon , s’apprête à verser des torrents de pluie ou degrêle, ou à blanchir de neige les campagnes, ou à ouvrir labouche d’airain du monstre de la guerre, le ciel noircit,et les éclairs succèdent aux éclairs. Tel, dans les accès desa sombre inquiétude, Agamemnon se trouble, la terreurest dans son ame , et de continuels soupirs trahissent sesalarmes.

Tantôt ses regards errent sur la plaine; il contemple aveceffroi mille feux qui l’éclairent; il entend et le son des instru-ments belliqueux, et les cris menaçants de l’ennemi. Tantôt

ses yeux se reportent sur sa flotte, sur cette armée que lahonte et la mort environnent. Vaincu par la douleur, il arra-che ses cheveux en invoquant Jupiter. Son cœur gémitoppressé sous le poids des soucis. Enfin , dans le désespoirqui l’accable, Nestor est sa ressource dernière et son dernierasile. Peut-être la sagesse du vieillard saura, par un utileconseil, arracher les Grecs au sort qui les menace. Il se lève,revêt sa tunique, et ceint ses brodequins. La dépouille d’unlion couvre ses épaules et flotte sur ses jambes; sa main est,armée d’un javelot.

Comme lui, Ménélas est en proie à la terreur. Tremblantsur le sort (le tant de guerriers qui, pour le venger, ontabandonné leur patrie, affronté les mers, les combats et lamort, il frémit, et le sommeil ne peut s’arrêter sur ses pau-pières. Couvert de la peau d’un léopard, le casque en tète etla pique a la main, il court éveiller son monarque et son frère.Il le trouve auprès de sa tente, déjà revêtu de son armure.Le front d’Agamemnou s’éclaircit à sa vue: a O mon frère!

lui dit Ménélas, pourquoi ces apprêts et ces armes P Veux-tuque quelqu’un de nos guerriers aille dans le camp des Troyensépier leurs secrets P... Mais dans l’obscurité de la nuit , quelhéros assez intrépide pour oser, seul, se hasarder au milieud’une armée ennemie P

. - n O Ménélas ! pour défendre nos vaisseaux, pour sauvernos guerriers , nous avons besoin tous deux du conseil leplus sage et le plus éclairé. Jupiter a changé z les sacrificesdiHector ont fixé sur lui sa faveur et ses bienfaits Jamais. enun seul jour, un seul bras ne fit autant d’exploits qu’en afait à nos yeux ce redoutable Hector. Il n’est point le fils

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CHANT X. 127d’un dieu , une déesse ne l’a point porté dans son sein; mais

ses ravages feront le désespoir de la Grèce, et la honte denos derniers neveux. Va, cours éveiller Ajax et Idoménée :moi, je vole a la tente de Nestor, et, s’il y consent, je l’em-mène au milieu de nos sentinelles, pour exciter encore leurvigilante ardeur. Ils obéiront a sa voix; c’est son fils , c’estMérion qui les commande.

-» Et moi, dit Ménélas, que m’ordonnes-tu? Dois-je ,

avec ces guerriers, attendre que tu reviennes? ou, quandje leur aurai donne tes ordres, faut-il que je revole sur tes

traces? ’-- n Attendssmoi auprès de nos remparts. Sans guide, aumilieu de tant de sentiers divers, la nuit égareroit nos pas ,Va , et sur ton passage éveille tous nos guerriers , rappelle-lespar leurs noms; donne-leur à tous dihonorahles titres;oublie la fierté de ton rang. Volons toujours aux dangers, auxtravaux , les premiers. Jupiter, en naissant, nous marquapour le malheur et la peine. u

Muni de ces conseils, il fait partir Ménélas, Lui-même ilcourt a la tente du sage Nestor. Le vieillard reposoit sur sonlit. Autour de lui étoient ses armes, son bouclier, deux jave-lots, et le baudrier superbe qu’il ceignoit lorsqu’en dépit dela vieillesse il alfrontoit les hasards. Il se soulève sur un bras aa Qu’antends-je? s’écrie t-il z au milieu des ombres , quand

tout sommeille, qui peut, seul, errer dans le camp? Quecherches4u? Quelque ami , quelque sentinelle? Parle. N’ap-proche pas sans me répondre.

- n O fils de Néléc! ô Nestor, la gloire et l’appui de laGrèce, c’est le fils d’Atrée , c’est Agamemnon. Monarqueinfortuné, Jupiter a semé ma carrière de travaux et d’ennuis;le destin qui m’accable me suivra jusqu’au tombeau. Pleinde cette funeste guerre et des malheurs de la Grèce, le som-meil n’a pu fermer ma paupière. Les plus cruelles inquié-tudes me déchirent; tremblant , éperdu, j’erre au milieu desombres; mon cœur bondit effraye; la terreur est dans tousmes sens.

n Mais toi-même tu ne goûtes point de repos; allons . s’ilest encore quelque espoir, lève-toi; riens avec moi ranimerl’ardeur de nos sentinelles. Accablt’ss de lassitude, s’ils

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1 28 L’ILIADE.cédoient au sommeil. Que sais-je? ah ! bientôt, peut-être,l’ennemi, qui nous menace de si près , viendroit à la faveurdes ombres nous surprendre et nous égorger.

- a Fils du puissant Atree, lui répond Nestor , Jupiter nedonnera pas à tous les projets d’Hector le succès qu’il oses’en

promeut-e. Ah! si jamais Achille abjure son funeste ressen-timent, il gémira, cet Hector, à son tour sous le poids desdisgraees. Je marche sur tes pas; éveillons encore Diomède ,Ulysse, le fils d’Oïlée, et le vaillant Mégès. Si quelque autre

pouvoit aller aux tentes du grand Ajax , et du roi des Cre-tois Leurs vaisseauxlsont si loin de nous !...

n Et Ménélas! quoiqu’il me soit cher, quoique je respecteet son rang et ses titres, il faut que je gourmande sa lenteur.Non : dussé-je t’offenser , je ne lui pardonnerai point unehonteuse indolence. Ménélas dormir encore! et te laisseratoi seul le fardeau de tant de soins! Eh ! dans le péril alfrcuxqui nous menace, ce seroit à lui d’aller s’humilier devant nos

guerriers, et réchauffer leur courage.-n Plus d’une fois, cher Nestor, j’ai contre Ménelas irrité

ta censure ; trop souvent il languit et se refuse au travail. Cen’est point indolence, ce n’est point insensibilité; mais . lesyeux toujours fixés sur moi, il attend, pour agir, mon impul-sion et mes ordres. Aujourd’hui , plus actif, il m’a devancémoi-même; réveillés par lui, Ajax et Idoménée vont nousattendre au pied de la muraille.

- n Ainsi donc les Grecs ne murmureront plus contre lui,et quand il commandera, tous voleront à sa voix.» Le vieil-lard, à ces mots, revêt 5a tunique et ceint ses brodequins; unmanteau de pourpre , de son moelleux duvet, l’enveloppe etréchauffe. Armé d’un fer étincelant, il marche à la tented’Ulysse. Il l’appelle; le héros accourt à sa voix. u Seul, pen-

dant la nuit, pourquoi, dit-il, errez-vous dansle camp? Quelbesoin si pressant? - O fils de Laërte, sage Ulysse! luirépond Nestor , pardonne a notre impatience. Tant de dou-leur nous presse et nous accable! Viens; rassemblons (l’au-tres guerriers, et qu’un conseil décide si nous devons ou fuirou combattre. n

Il dit; Ulysse rentre , prend son bouclier, et man-liesur leurs pas. Ils vont a Dioméde. Tout armé, hors (le sa

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CHANT x. 129tente, il dormoit étendu sur la dépouille d’un bœuf sauvage.

Sa tête reposoit sur un superbe tapis. Autour (le lui (lor-moient ses soldats , la tête appuyée sur leurs boucliers. Presd’eux une forêt (le piques , la pointe au ciel, lançoit d’el-

Trayantes clartés. Nestor, du pied, presse le héros : «Réveille-

toi, fils de Tydée; quoi! toute la nuit tu languis dans les brasdu sommeil! et, prêt à fondre sur nos vaisseaux, l’ennemicampe dans la plaine , et touche nos retranchemenls 1 n Ildit ; soudain Diomède se lève : a Étonnant vieillard , dit-il ,tu ne connais point le repos. Eh! pour aller réveiller les chefsde l’armée, n’etoit-il point dans le camp des guerriers plusjeunes que toi? Toujours tu te plais à tourmenter ta vieillesse.

-» Oui, j’ai des fils, j’ai de nombreux soldats. Mais quand

la Grèce entière est aux derniers abois Vaincus hier ,demain il faut tous, ou vaincre, ou périr. Si pourtant tu aspitié de ma vieillesse, cours éveiller Méges et le fils de Téla-

mon. nIl dit; Diomède revêt la dépouille d’un lion , qui retombe

flottante sur ses jambes, et, armé de sa lance, il court a latente des deux guerriers , et bientôt les ramène avec lui. Ilsarrivent aux retranchements. Les chefs , les soldats , tous , lesarmes à la main , l’ont une garde assidue , et se refusent auxdouceurs du sommeil. Tels, autour d’un troupeau, veillent lesanimaux fidèles qui sont chargés de le détendre. Un lion a-t-iltroublé le silence des bois , soudain ils alarment les bergers;le sommeil fuit; les pasteurs , les chiens, tout s’emeut, touts’apprête au combat. Ainsi, dans cette nuit funeste , veillentles sentinelles; le sommeil est perdu pour eux; au moindremouvement, au moindre bruit, leurs regards inquiets se fixentsur la plaine.

Nestor, à leur aspect, est transporté de joie; il les encou-rage : «Veillez, veillez, mes enfants, leur (lit-il: qu’aucun devous ne cède au sommeil. Ah! sauvez-nous d’être la fable etla proie des Troyens. n Il dit, et s’élance au-delà du fosse.Sur ses pas marchent les Atrides et les chefs de l’armée,Mérion et ’l’lirasymède, appelés par eux, viennent s’asseoir a

leur conseil. Ils s’arrêtent dans un endroit de la plaine quen’a point souille le carnage, au lieu même ou , surpris par lanuit, Hectora suspendu le cours de ses homicides.

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1 30 L’ILIADE.« Amis, dit Nestor, ne seroit-il point parmi nous un guer-

rier assez intrépide, assez audacieux pour pénétrer dans lecamp des Troyens? Peut-être, hors de son enceinte, le hasardlivreroit en ses mains un prisonnier qui lui révéleroit leursprojets. Quelques discours, du moins, pourroient lui appren-dre s’ils s’obstinent encore à fondre sur nos vaisseaux; ou si,contents de leur victoire , ils s’apprêtent àrentrer dans leursmurs. Ahl s’il en étoit un , quelle gloire couronneroit sonretour! L’univers entier vanteroit un exploit si glorieux. LaGrèce, reconnoissante, le combleroit de bienfaits. Chacun denous , à l’instant, lui donneroit une brebis noire, avec sonagneau , et dans toutes nos fêtes il seroit assis au premierrang. n

Il dit; autour de lui règne un morne silence. Le seul Dio-mède s’écrie : u Moi, Nestor, j’irai, dans leur camp, affronter

les Troyens. Mais si quelque autre guerrier vouloit s’associerà ma gloire , j’aurais plus d’espoir encore et plus d’audace.Ses yeux éclaireroient les miens , son courage échaufferoitmon courage. Seul , un mortel est plus borné dans ses vues ,plus resserré dans ses projets. n

Il dit; une foule de héros s’offrent à partager ses dangers.Les deux Ajax brûlent de le suivre; Mérion le leur dispute;le fils de Nestor veut marcher avec lui ; Ménélas le demandeavec la fierté de son rang. Toujours avide de périls et degloire , le patient Ulysse brigue la préférence.

a O fils de Tydée ! dit Agamemnon , ô toi qui me fus tou-jours cher! entre autant de rivaux , nomme toi même celuique tu préfères. Que les égards, qu’un vain respect pour lestitres. pour la naissance, ne te dictent point un choix que désa-voueroit ton cœur. n Le monarque craignoit, en faveur (leMénélas, une injuste préférence. irEhl lui répond Diomède,

si vous ordonnez que je fasse un choix , comment ne le fixe-rois-je pas sur Ulysse? Ulysse s’intéresse à moi, son couragebrave tous les travaux , et il est aimé de Minerve. Avec sonpuissant génie, nous triompherons tous deux et des feux etdes flammes.

- » Laisse , laiSse , lui dit Ulysse , et les éloges et la cen-sure. Ces héros me connoissent et savent me juger. Partons,les astres palissent , l’aurore n’est pas loin , la nuit a déjà me-

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caner x. l3!sure l deux tiers de sa course. n Il dit ; l’un a l’autre revêtentune effrayante armure. Thrasymède donne son sabre au filsde Tydée, qhi a laissé le sien dans sa tente ; il lui donne etson bouclier et son casque. Sans cimier, sans panache ,- cecasque étoit de ceux que portent de novices guerriers.

Mérion livre a Ulysse son épée , sen arc et son carquois.Lui-même , par vingt liens , il attache à la tété du héros uncasque de cuir que garnit en dedans une laine moelleuse;le dehors olfre l’aspect d’un sanglier farouche et ses dentsmeurtrières. Jadis, par un hardi larcin , Autolycus le ravitdans Éléone au fils d’Orménus , au riche Amyntor. Amphi-

damae , un habitant de Cythere , le reçut de sa main. Il fut ,pour Moins, un gage de l’hospitalité qui l’unissoit avec Amphi-

. damas. De Malus il passa sur la tète de Mérion, son fils; et ,par un glorieux destin , il couvre , en ce moment , le front dusage Ulysse.

Les deux héros partent dans ce formidable appareil, etdéjà ils sont loin des autres chefs de l’armée. Envoyé parMinerve , un héron vole à leur droite. La nuit le dérobe àleurs yeux; mais ils entendent ses cris. Ulysse salue ce for-tuné présage , et invoque la Déesse : a 0 fille du Dieu quilance le tonnerre, sois propice à mes vœux! Toujours tu esprésente à mes travaux et tu éclaires tous mes pas : daigne ,daigne en ce moment protéger nos elforts ! Qu’un heureuxretour nous rende à Ms vaisseaux! Mais que nos exploitslaissent aux Troyens un amer souvenir.V - et O Pallas! s’écrie Diomède, o Déesse des alarmes! je

t’invoque à mon tout. Exauce ma prière; veille sur moicomme jadis tu veillas sur Tydée. Des rives de l’Ésopus , tamain guida ses pas aux remparts des Thébains. Sa bouche, aunom des Grecs, porta aux enfants de Cadmus des paroles depaix. Mais Son bras, en partant, leur laissa le deuil et lecarnage. O Minerve ! tu fus son bouclier, tu combattis à sescotés. Viens, viens protéger son fils; couvre-le de ton égide.Ma reconnaissance immolera sur ton autel une génisse d’unen, dont la tète n’aura point moere plié sous le joug: sescornes seront dorées, son front sera couronné de guirlandes.»Pallas, du haut des cieux, sourit a leurs prières. Tels quedeux lions, ils marchent couverts des ombres de la nuit, au

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132 Lamina.milieu du sang et du carnage, sur des monceaux d’armes etde cadavres.

Hector n’a point laisse dormir ses Troyens. Il appelle au-prés de lui les guerriers les plus distingues et les plus sages;entouré de héros, les soutiens de la Phrygie, il dévoile àleurs yeux le projet qu’enianta sa prudence. a Qui osera, dit-il, mériter une noble récompense? S’il est’parmi vous unguerrier qui veuille exécuter mes ordres, je lui promets etune gloire immortelle , et un char , et les coursiers les plussuperbes que renferme le camp des Grecs. Il faut aller dansce camp, pénétrer jusqu’aux vaisseaux, et reconnaitre si l’en-

nemi veille encore , ou si , accablé de nos succès , résolu àla fuite , il a cédé à la fatigue , et s’est abandonné au som-

meil. n .Il dit ; partout règne un morne silence. Parmi les Troyenson comptoit le jeune Dolon , un fils du héraut Eumédés. Iln’avoit que cinq sœurs, et, riche par lui-mémé, il étoit encorel’unique héritier des trésors de son père. Soldat sans beauté,

sans vigueur, mais qui, à la course . avoit la rapidité de l’é-clair, Dolon se lève z a Hector, dit-il,je vole àla gloire, outa voix nous appelle. J’irai au camp des Grecs surprendreleurs secrets. J’irai, s’il le faut, jusqu’à la tente d’Atride , où

leurs chefs rassemblés délibèrent sans doute s’ils doivent on fuir

ou combattre : mais lève ton sceptre, jure que tu me donne-ras et le char et les coursiers immortels qui traînent le fils dePelée. Moi, je ne tromperai ni mes promesses ni tes vœux. nLe héros lui met dans la main son sceptre d’or: a Je jure,dit-il, ô Jupiter! ô maltre du tonnerre! sois témoin de messerments: je jure qu’aucun autre Troyen ne montera sur cechar, ne guidera ces coursiers que toi seul; tu obtiendras cetillustre trophée. »

Il dit; son serment inutile est le jouet des vents. Soudain,sur ses épaules, Dolon jette son arc et son carquois : ladépouille d’un loup pend flottante sur son (les; un casquenoir est sur sa tète; sa main est armée d’un javelot. Il part;bientôt il est loin d’Hector, qu’il ne reverra plus. Déjà, dans

sa course rapide, il a laissé derrière lui tout le camp desTroyens. Ulysse a entendu sa marche : u Voilà, dit-il a Dio-lnèdc , un guerrier qui s’avance; peut-être il va recon-

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CHANT x. 133noitre nos vaisseaux 5 peut-être arracher aux morts leursdépouilles. Entre nous et la flotte laissons-le s’engager; nousretomberons sur lui, et bientôt il sera notre proie. S’il fuitavec trop de vitesse, le fer à la main, nous intercepterons sonretour. u

Tous deux, à ces mots , ils se jettent hors de leur route,et se cachent derrière un monceau de cadavres. Sans soup-çon, sans inquiétude, Dolon passe et s’éloigne. Soudain lesdeux héros revolent sur ses pas. Au bruit qu’ils font, il s’ar-rête : il les-croit (les’l’royens qu’Hector envoie pourle rappeler.

Mais déjà ils ne sont plus qu’a la portée du javelot; ilreconnaît son erreur z lui de fuir, eux de poursuivre. Telsdeux chienssavants dans l’art de Diane pressent, au fonddes bois, le lièvre ou le faon timide; toujours ils sont prèsde l’atteindre , et toujours l’animal éperdu échappe à leurs

efforts.Tel fuyoit Dolon; tels Ulysse et Diomède se précipitoient

sur ses traces. Déjà l’iniortuné Troyen touche au camp desGrecs; déjà il va se mêler aux sentinelles : soudain Minerveinspire à Dioméde une nouvelle ardeur z elle ne veut pasqu’un autre lui dérobe sa victime et l’honneur du premiercoup. Le javelot à la main , il [and sur Dolon : a Arrête, ouce fer va te percer : ta mort est dans mes mains. » Il dit, et,fidèle à l’œil qui le guide, le trait ne fait qu’efileurer l’épaule

droite du Troyen , et va s’enfoncer dans la terre. Éperdu,demi-mort, le malheureux s’arrête : tout son corps frissonne,et la pâleur est sur ses joues.

Les deux héros arrivent haletants, et saisissent leur proie.Lui, les larmes aux yeux : a Sauvez, sauvez mes jours , leurdit-il; je vous promets une riche rançon. J’ai de l’or, du fer,de l’airain; mon père vous prodiguera tous ses trésors, s’il

apprend que je vis captif sous vos lois.- n Rassure-toi , lui dit Ulysse; que la crainte de la mort

n’alarme point tes esprits. Allons, parle sans feinte et sansdétour. Seul, hors de ton camp , où vas-tu au milieu desombres, quand les antres mortels sommeillent? Viens-tu ar-racher aux morts leurs dépouilles? viens- tu épier nos secrets?Est-ce Hector qui t’envoie? est-ce ta propre ardeur quit’amène en ces lieux? »

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13a firmans.Dolon, toujours pale et tremblant : a Hector, dit-il, par sesfunestes promesses, a séduit mon imprudence. Il m’a promisque j’aurois et le char brillant et les superbes coursiers d’A-chille. Abuse par ses serments , j’allais, à la faveur des om-bres, pénétrer dans votre camp; j’allois reconnoitre si vousveilliezencore, ou si, accablés de nos succès,résolus à la fuite,vous aviez cédé au sommeil et à la fatigue.

- x Les coursiers et le char d’Achille lui dit Ulysseavec un amer sourire , ton cœur aspiroit à une noble récom-pense. Mais ces coursiers, sais-tu qu’ils n’obéissent point àde vulgaires mains? Sais-tu qu’Aehille , le fils d’une Déesse,

est le seul qui puisse mettriser leur ardeur? Mais Hector,parle avec franchise, en quels lieux l’as-tu laissé? ou sent sesarmes? où repose son char? Les autres Troyens , dans quelquartier sont leurs sentinelles et leurs tentes? Quels sontleurs projets? s’obstinent-ils à fondre sur nos vaisseaux, ou;contents de leur victoire, s’apprétent-ils à rentrer dans leursmurs P

-» Je te répondrai sans détour et sans feinte: près du .tombeau d’illus, loin du tumulte et du bruit, Hector tientconseil avec les chefs de nos guerriers. Nous n’avons pointde sentinelles réglées. Autour de ces feux que tu vois allu-més, veillent les Troyens , qui ont et leur patrie et lesintérêts les plus chers à défendre. Tous sont remplis de vigi-lance et d’ardeur. N05 alliés, sous leurs tentes, goûtent untranquille repos : leurs femmes, leurs enfants, sont loin desdangers, et leur sécurité rejette sur nous seuls l’inquiétude et

les soins. -- n Ces alliés reposent-ils au milieu des Troyens? ont-ilsdes quartiers séparés?

- n Aux bords de la mer campent les Péoniens; les Ca-riens, les Léle’ges , les Pélasgiens. Les guerriers de la Lycie,

de la Phrygie , de la Méonie, de la Mysie, ont leurs tentesappuyées aux murs de Tymbré. Mais pourquoi d’inutiles dé-

tails ? La, sont les Thraces; arrivés depuis peu, ils occupentle quartier le plus reculé. C’est à eux que vous devez marcher.Rhésus les guide , Rhésus , fils d’Éionée :j’ai vu ses gardes, ses

superbes coursiers, plus blattes que la neige , aussi rapidesque les vents. Son char étincelle d’or et d’argent; son ar-

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CHANT X. 135mure, tome brillante d’or, éblouit les regards :trop bellepour un mortel, cette armure n’est faite que pour un Dieu.Allons, conduisez-moi à vos vaisseaux , ou laissez-moi en-chaîné dans ces lieux , jusqu’à ce que votre retour confirmeou démente mes récits. n

Diomède, lançant sur lui un sinistre regard z a Ne te flattepas, Dolon, que ta franchise te dérobe à la mort. Tu es enmon pouvoir; tu seras ma victime. Eh! si tu pouvois racheterta vie et ta liberté, quelque jour encore tu reviendrois, oureconnoitre notre armée , ou combattre contre nous. Si cebras t’immole, les Grecs n’auront plus rien à redouter de ton

fer ou de les perfidies. n ,Le malheureux alloit, de ses mains, presser le menton duhéros, et implorer sa pitié : mais soudain l’acier homicides’enfonce dans son col, et tranche les nerfs qui le soutiennent;les mots à demi formés expirent sur ses lèvres, et sa tèteroule sur la poussière. Les deux guerriers lui arrachent etson casque, et son arc, et son javelot, et la peau qui le couvre.Ulysse les soulève, et les offre à Minerve : a 0 Déesse! dit-il,reçois cet hommage; tu seras toujours le premier objet denotre reconnaissance et de nos vœux. Daigne, daigne encorenous guider aux tentes des Thraces , et que les coursiers deleur roi soient notre conquête. n Il dit , et sur un tamarin ildépose ce sanglant trophée : pour le reconnottre , à leur re-tour, malgré les ombres et l’obscurité, ils forment auprès unamas de branches et de roseaux.

Ils marchent sur la plaine ensanglantée, et, à travers defunestes débris, ils arrivent aux lieux où sont campés lesThraces. Tous dorment, accables de lassitude; leurs armesbrillantes reposent sur la terre, rangées sur trois rangs. Leurschevaux sont couchés auprès d’eux. Rhésus dormoit au cen-

tre, et non loin de lui ses rapides coursiers étoient attachésà son char.

« Le voilà, dit Ulysse à Diomède; voilà ces coursiers quele malheureux Dolon nous a vantés. Arme-toi de toute tonaudace ; il nous faut des victimes. Détaché les chevaux , oubien frappe, égorge; et moi je ravis cette proie. n Il dit; Mi-nerve allume au cœur du fils de Tydée une ardeur nouvelle.Il frappe à droite, à gauche ; le sang ruisselle sous ses pas ;

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136 L’ILIADB.la mort, autour de lui, exhale de longs soupirs et de, sourdsgémissements. Tel , pendant que le berger sommeille, un lionatfamé s’élance sur un troupeau et s’abreuve de carnage;tel, le fils de Tydée moissonne les Thraces et les dévore.Déjà douze guerriers ont expiré sous ses coups. Ulysse , der-rière lui, écarte les cadavres, et ménage un libre sentier. Ilcraint que les coursiers, encore neufs dans les combats, nes’effarouchent en foulant tant de corps entassés. Enfin, Dio-mède arrive à la tente de Rhésus. Penché sur sa tête , il luienfonce son fer dans la gorge; et, comme un songe funeste,il apparaît au malheureux monarque, qui sanglote et expire.

Cependant le patient Ulysse saisit les coursiers. Il les tirepar les liens dont ils furent attachés; et de son arc, au lieu(l’aiguillon, il hâte leur lenteur. Du geste il appelle Diomède;le héros s’arrête, et balance encore s’il ne tentera pas un plus

audacieux exploit. Il voudroit, du char de Rhésus , enleverson armure; il voudroit égorger de nouvelles victimes. Mais,tandis qu’il flotte incertain, Minerve est auprès de lui:a Fils de Tydée , lui dit-elle, songe à ton retour. Plus tard,il ne te resteroit que la fuite et la honte. Un antre Dieu,peut-être, en ce moment, réveille les Troyens. n Elle dit; lehéros reconnaît la Déesse. Soudain il s’élance sur l’un des

coursiers, et tous deux, pressés par l’arc d’Ulysse, ils volent

au rivage.Cependant llœil dlApollon a éclairé leurs funestes exploits.

1l voit Minerve sur les pas de Diomède; soudain irrité contreelle, il vole au milieu des Troyens; il y réveille un chef desThraces, un parent de Rhésus, le vaillant Hippocoon. Leguerrier, à son réveil, quand il a vu cette place déserte oùfurent les coursiers , ces cadavres encore palpitants sur cettescène de carnage , il gémit, il s’écrie , il appelle son compa-

gnon, son ami. A ses cris les Troyens accourent en tumulte:avec un bruit confus, avec de lugubres clameurs, ils contem-plent ces désastres sanglants , ces horribles ravages que leuront laissés des mains ennemies. Mais déjà les deux hérossont aux lieux où ils ont immolé l’infortuné Dolon. Ulysses’arréte, Diomède s’élance à terre, et remet au fils de Laërte

le sanglant trophée. Il remonte , et les coursiers , a sa voix ,volent vers les vaisseaux.

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CHANT x. 137Le bruit a frappé l’oreille de Nestor: a Amis , s’écrie-Li ,

seroit-ce une illusion 1’ Oui, ce sont des coursiers que j’en-tends. Dieux! si c’étoit Ulysse et Diomèdel... Si tous deuxils nous ramenoient des chevaux conquis sur l’ennemi l. .. Ah!je tremble plutôt que les héros de la Grèce n’aient succombé

sous les etforls des Troyens. u 1l parle encore , et lesdeux guerriers s’olfrent à ses regards. A leur aspect, lajoie est dans tous les cœurs; on les félicite, on les em-brasse.

a O la gloire et l’appui de ma patrie! sage Ulysse , s’écrie

Nestor; dis-moi , ces coursiers les avez-vous pris dans lecamp des Phrygiens? un Dieu vous les a-t-il donnés? Quellebeauté, quel éclat! Des rayons du jour ils égalent la splen-deur. Toujours dans les combats je me mêle aux bataillonsennemis. Tout vieux que je suis, je ne languis point inutilesous ma tente. Mais jamais encore mes yeux n’ont rencontrédes coursiers si brillants; jamais l’imagination ne m’en pei-gnit d’aussi beaux. Un Dieu , sans doute, les a mis en votrepouvoir, tous deux vous êtes chers à Jupiter ; Minerve vousaime et vous protège tous deux.

- n 0 fils de Nélée ! ô sage que la Grèce révère! luirépond le roi (l’Ithaque; les Dieux , sans peine, auroient punous livrer des chevaux encore plus superbes; rien ne coûteà leur puissance suprême. Ceux que tu vois sont naguèrearrivés de la Thrace. Diomède a égorgé leur maltre, et douze

de ses plus vaillants guerriers autour de lui. Non loin de nosvaisseaux , nous avons immolé une autre victime . un espiond’Hector et des Troyens. n Il dit, et d’un air de triomphe ilfait franchir aux coursiers le fossé. Les Grecs. avec des crisd’allégresse , se pressent sur ses pas. Ils mai -..ent a la tentede Diomède. La , les chevaux thraces vont reposer avec ceuxdu héros , et se nourrir des dons de la blonde Cérès. Les garmes de Dolon sont destinées à orner la poupe du vaisseaud’Ulysse. Lui-mémé il y attache ce trophée , en attendantqu’il puisse offrir un sacrifice à Minerve.

Dégouttants de sueur et couverts de poussière, les deuxguerriers se plongent dans la mer, et y reprennent leursforces et leur vigueur; de la , dans des bassins de marbre, ilsse baignent dans une onde plus pure, et l’huile. rend a leurs

42.

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138 ’ L’ILtAnE.membres leur fraîcheur et leur souplesse. Enfin, assis à table,ils puisent, dans une urne, le vin à pleine coupe, et offrentdes libations à la Déesse qui a protégé leur audace.

CHANT ONZIÈME.

Des bras du beau Titan, l’Aurore s’élançoit dans le ciel

pour porter la lumière aux mortels et aux Dieux. Jupiter pré-cipite, sur la flotte des Grecs , la Discorde funeste , portantdans ses mains le spectre de la guerre. Elle s’arrête au vais-seau d’Ulysse. De la , sa voix tannante retentira jusqu’auxtentes d’Ajax et d’Achille , qui, tous deux fiers de leur cau-rage et de leur force, ont occupé les postes les plus lointainset les plus périlleux. L’horrible Déesse pousse un cri affreux,épouvantable . et jette dans tous les cœurs la rage des com-bats. Tous oublient leur patrie, jadis l’objet de leurs regrets,et ne connaissent plus que la guerre et les alarmes.

Atride , d’une voix tonnante , ordonne que les Grecs s’ar-ment, et lui-mémé il ceint l’homicide appareil. Autour de sesjambes se. replie un mobile rempart qu’y fixent des agrafesd’argent. Sur son sein brille la superbe cuirasse que jadis luidonna Cyniras, pour gage de l’hospitalité qui devoit les unir.Les cent bouches de la Renommée avoient , jusque dansCypre, porté aux oreilles de Cyniras , et les injures de laGrèce, et les projets que méditait sa vengeance. Par ce nobleprésent, il voulut acheter l’amitié du héros qui alloit com-mander à tant de guerriers. Deux lames d’or, dix d’acierrembruni, vingt d’étain, y brillent distribuées sur des lignesparallèles. Trois dragons d’acier y dressent leurs tètes mena-çantes. Leurs corps tortueux otfrent les couleurs de l’iris , dece signe que, pour instruire les mortels, Jupiter a fixé sur lavoûte azurée.

A son caté une superbe épée balance suspendue; la poi-gnée en est d’or; autour est un fourreau d’argent, que desliens d’or attachent au baudrier. Un immense bouclier lecouvre de son orbe étincelant; dix cercles d’airain en forment.

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CHANT xt. 139le contour. Sur la surface s’élèvent vingt bossettes d’étain ,auxquelles s’entremêlent des bossettes d’acier. Au milieu estla Gorgone , pâle, échevelée, et lançant d’homicides regards;

autour règne la Fuite et la Terreur. Une lame d’argent atta-che le bouchera l’épaule du héros; sur cette lame rampe undragon d’acier, qui d’un seul corps élance une triple tète. Sur

son front est un casque menaçant; quatre aigrettes le cou-tonnent : au-dessus flotte un formidable panache; deux jave-lots sont dans sa main. De l’acier dont ils sont armés jaillis-sent des éclairs qui montent jusqu’aux cieux. Du sein des airs,Minerve et Junon sourient au roi de Mycènes , et font reten-tir autour de lui de formidables sans.

Les chars volent; mais , dociles aux mains qui les guident,les coursiers, au bord du tassé , s’arrêtent en ordre rangés.Couverte de fer, l’infanterie vole sur leurs pas, et va se for-mer devant eux. Pour la soutenir, la cavalerie se déploie der-rière elle. De guerrières clameurs épouvantent les airs, etvont retentir aux portes de l’Aurcre. Jupiter donne le signaldu carnage ; il fait groudersa foudre, et du sein des nues faitpleuvoir une sanglante rosée, sinistre présage , qui annonceà plus d’un héros la défaite et la mort.

Sur le des de la plaine, les Troyens, avec une ardeur égale,-se rangent en bataille. Le grand Hector , le sage PalydamasÉnée, le dieu des Troyens, trois fils d’Antenor, Polybe , ledivin Agénor, le jeune Acamas, un héros semblable auxImmortels , dirigent leurs mouvements , et réchautfent leuraudace. Couvert de son vaste bouclier, Hector tantet vole auxpremiers rangs , tantôt va presser les derniers bataillons. Deses armes jaillissent des éclairs, avant-coureurs du trépas.Telle une funeste comète quelquefois étincelle au milieu desnues, quelquefois se cache derrière elles.

Les deux armées s’ébranlent; telles , dans une plaineféconde, deux bandes de moissonneurs s’avancent l’une àl’autre opposées. Les épis disparaissent devant eux, et lestrésors de Cérès tombent entassés sur les sillons. Tels lesTroyens et les Grecs s’élancent dans la plaine; la mort volesur leurs pas; aucun ne songe à une fuite honteuse Acharnésles uns sur les autres, tels que des loups en furie, ils se heur-tent, se pressent et s’egorgent.

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1110 L’ILIADE.Du sein des airs, la Discorde jouit de son ouvrage et sourit

a leurs fureurs. Seule de tous les Immortels, la Discorde estprésente a ces sanglants exploits. Tranquilles au sein de l’O-lympe, loin de cette funeste arène, les autres Dieux reposentdans leurs secrets asiles; mais tous accusent Jupiter et sesinjustes décrets , qui promettent la victoire aux Troyens.Sourd a leurs murmures, assis loin d’eux, sur le trône de sagloire, l’arbitre du monde contemple etles murs d’Ilian et laflotte des Grecs. Les armes étincelantes , les exploits desvainqueurs, les malheurs des vaincus, arrêtent ses immortelsregards.

L’aurore a vu des deux côtés voler la mort et les guerrierstomber; le soleil, de ses rayons naissants , éclaire encore uncombat douteux; mais à l’heure ou , haletant et fatigué, lebûcheron sent, de ses mains, échapper sa cognée , où, pourréparer ses forces, il apprête, au fond des bais, son rustiquerepas, les Grecs raniment leur audace, et, par un vigoureuxeffort, ils enfoncent les phalanges troyennes.

Agamemnon s’élance le premier au milieu des ennemis.Bianor , à la tète de ses guerriers, expire sous ses coups. Acôté de lui tombe Oïlée, dontla main dirigeoit ses coursiers.Pour venger Bianor, Oïlée avoit abandonné son char et ve-noit affronter le monarque. Soudain le fer, en dépit de soncasque, l’atteint au front, s’enfonce dans le crane, et le ren-verse écumant de fureur et de rage. Le vainqueur leur arra-che à tous deux leur superbe dépouille, et les laisse étendussur la poussière.

Deux fils de Priam, Isus et Antiphus, s’offrent à lui,.mon-tés sur un même char: Isus, fruit infortuné de l’Amaur, tenoitles rênes; Antiphus, enfant de l’Hymen, lançoit des javelots.Jadis Achille, au sommet de l’Ida, les avoit pris tous deux,au milieu des troupeaux confiés à leur garde , et d’un osierflexible avait serré leurs tendres mains. Une riche rançonles avoit depuis arrachés à ses fers. Atride , d’un javelot,perce Isus au sein; de son épée il atteint Antiphus a l’a-reille, et l’abat à ses pieds. Soudain il [and sur Ses victimes;il les dépouille aux regards des Troyens, et reconnaît lescaptifs d’Achille. Tel un lion va dans l’asile de la biche luiravir ses tendres faons et les dévore à ses yeux : leurs as

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CHANT x1. 1Mcrient sous sa dent meurtrière ; leurs membres , déchirés ,palpitent dans ses flancs. Inutile témoin de sa perle. la mèren’a pu les défendre ; tremblante, éperdue, elle vole au fonddes bois, et, dégouttante de sueur, elle se dérobe au monstrequi la poursuit. Ainsi les Troyens ont vu périr les fils de leurroi. Leur douleur, impuissante, ne les a point sauvés du tré-pas. Accables sous les efforts des Grecs, ils fuient eux-me-ntes, en proie à la crainte et a la terreur.

Atride fond encore sur Pisandre et sur Hippoloque , filstous deux de cet Antimaque qui, vendu à Paris et corrompupar son or, empêcha jadis qu’Hélène ne fût rendue à Ménélas.

Tous deux ils étoient montés sur le même char, tous deux ilstentoient d’arrêter leurs coursiers. A la vue du héros, les ré-nes étoient échappées de leurs faibles mains , et ils trem-bloient de frayeur. Tel qu’un lion, Atride fond sur sa dou-ble proie. Les deux frères tombent à genoux : a Épargne ,épargne nos jours, ô fils d’Atrée! Consens à recevoir notrerançon. L’or, le fer, l’airain , sont.entassés dans le palais .d’Antimaque notre père ; tous ses trésors sont à toi, s’il ap-

prend que nous vivons captifs sous tes lois. nAinsi, par leurs cris, par leurs larmes, ils tentent de fléchir

le monarque; mais d’une voix impitoyable, il repousse leursprières : ct Vous les fils d’Antimaque, dit-il; de ce barbarequi jadis , quand Ménélas avec Ulysse vinrent redemanderHélène, vouloit qu’on leur donnât la mortl... Ah! vous allezpayer le crime de votre père. » A ces mots, il enfonce le ferdans le sein de Pisandre, et l’arrache de son char. Il tomberenversé sur la poussière; Hippoloque s’élance après lui; deson épée Atride lui coupe les mains, il lui coupe la tète, etjette le tronc sanglant au milieu de ses guerriers.

Le vainqueur vole au lieu où le combat est plus cruel et lamêlée plus terrible. Les siensy volent avec lui. Les Troyensplient, le; bataillons fondent sur les bataillons et les renver-sent; les chars se précipitent sur les chars. La plaine gémitsous les pas des coursiers; de leurs pieds ils frappent les vic-times expirantes , et les déchirent; des tourbillons de pous-sière s’élèvent jusqu’aux cieux. .

Le fils d’Atree va toujours semant le carnage , et réchauf-fant l’ardeur (le ses guerriers. Tel , au sein d’une foret,

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M2 musas.s’étend un feu qui la dévore. Poussée par les vents , la flamme

roule a flots précipités, les arbres tombent entassés , et deleurs débris neurrissent encore l’incendie. Tels, sous lescoups d’Alride , tombent les Troyens fugitifs, éperdus. Lestètes les plus superbes roulent sur la poussière, les coursiersabandonnés errent sur cette plaine sanglante, et redeman-dent leurs maîtres. Mais hélas! couchés sur la terre , objetsd’horreur pour leurs tristes épouses, leurs cadavres ne serontplus que la proie des vautours.

Jupiter arrache le fils de Priam à ce théâtre affreux, oùvolent le fer. le carnage et la mort. Atride vole sur ses pas etentraîne avec lui ses guerriers. Déjà. dans leur fuite , lesTroyens ont laissé derrière eux le tombeau d’llus; déjà, im-

patients de rentrer dans leurs murs, ils ont franchi la collineque le figuier sauvage couvre de ses rameaux. L’œil en feu,la menace à la bouche , Agamemnon les poursuit encore : ilbaigne encore dans leur sang ses mains ensanglantées.

Enfin ils arrivent à la porte de Scée. Là, ils s’arrêtent; là,

ils attendent que leurs compagnons, épars, se rallient aveceux. Une foule de guerriers fuient toujours éperdus dans laplaine; Atride est sur leurs traces, et frappe les plus pares-seux. Tel, dans l’ombre de la nuit, à l’aspect du lion qui lesmenace, un troupeau de bœufs erre dispersé. Tous croientdéjà sentir sa dent meurtrière. Le monstre en saisit un, de-chire ses membres palpitants, dévore ses entrailles, et s’eni-vre de carnage. Telle est d’Agamemnon la fureur et l’audace.Que de victimes il frappe encore! que de héros il précipitede leurs chars! Devant lui, autour de lui, son fer moissonnetout ce qui s’offre à ses coups.

Déjà le vainqueur est sous les murs d’llion et menace cesorgueillettx remparts. Mais soudain Jupiter descend du hautdes cieux et s’assied au sommet du mont Ida. L’éclair estdans sa main : a Va, dit-il à Iris , va porter à Hector les or-dres du Dieu qui le protège. Tant qu’ Atride, à la tète de sesGrecs, sèmera le carnage et la mort, qu’il recule; que, loindes dangers, il commande aux Troyens et réchauffe leur ar-deur. Mais des que, blessé d’une flèche ou percé d’un javelot,

le monarque fuira sur ses coursiers, je ranimerai son courage,je lui rendrai la victoire. Les Grecs plieront devant lui, ses

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(2mm xi. in;mains les égorgeront. au milieu de leurs taisseaux, jusqu’àce que le soleil s’éteigne dans i’Oeéan et que la nuit ait ré-

pandu Ses ombres. nIl dit; soudain, suries ailes dés Vents,- la Déesse vole aux

remparts d’liion. Elle trouve le fils de Priam, le généreux DHector , debout sur son char, au milieu des guerriers. Elles’approche z « Écoute, Hector, lui dit-elle; écoute l’interprète

du maltre des Dieux. Tant qu’a la tété de ses Grecs, Atridesèmera le Carnage et la mort, recule : va loin des dangerscommander aux Troyens et réchauffer leur ardeur.

n Mais des que, blessé d’une flèche, ou percé d’un javelot,

le monarque fuira sur ses coursiers, Jupiter ranimera toncourage et te rendra la victoire; les Grecs plieront devanttoi z tu iras les égorger au milieu de leurs vaisseaux, jusqu’àce que le soleil s’éteigne dans l’Océati et que la nuit ait ré-

pandu ses ombres. »Elle dit, et s’envole : Hector s’élance de son char. Deux

javelots a la main , il court dans tous les rangs enflammerl’ardeur de ses guerriers et les rappeler aux combats. LesTroyens reviennent affronter leurs vainqueurs z les Grecsserrent leurs bataillons, et, pour soutenir le choc, réunissenttous leurs efforts. Des deux côtés respirent la fureur et lamenace. Atride, le premier, s’élance au milieu des ennemis;il brûle de frapper le premier.

Ofiiles des cieux! a chastes Immortelles! dites qui desTroyens ou de leurs alliés Osa le braver et le combattre ! Unfils d’Anténor, le jeune, le vaillant Iphidamas. La Thrace l’a-

voit vu croître dans son sein; le père de la belle ThéanoCissée , son aïeul , y éleva son enfance. A peine un légerduvet couvroit ses joues , le monarque , pour le ’ fixer à sacour, unit a sa’déstinée la destinée de sa fille. Mais les Grecs

menacent Ilion. Soudain le héros s’arrache des bras de sajeune épouse; avec douze vaisseaux il aborde a Percope, ylaisse sa flotte et vole au secours de sa patrie.

Tel est le rival qui osé défier le monarque de la Grèce.Déjà ils sont en présence. Atride lance le" premier; mais sonfer s’égare, et trompe sa fureur. Iphidamas lui porte son coupalu-dessous de la cuirasse, et l’appuie de toute sa tome; maisil ne peut percer le baudrier, et , semblable au plomb , la

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1M L’lLlADE.pointe s’arréte émoussée sur l’argent qui le couvre. Telqu’un lion en furie, Alride saisit l’arme meurtrière, l’arrache

des mains de son ennemi, et dans la gorge lui plonge sonépée. Iphidamas tombe immobile, et s’endort d’un sommeil

éternel. Victime infortunée de son amour pour sa patrie , ilpérit loin d’une épouse qu’il adore , qu’il a comblée de pré-

sents, et qui n’a point encore payé sa tendresse. Il lui avoitdonné cent bœufs; il lui avoit promis mille chèvres et milleagneaux, qui bondissoient encore dans ses pâturages. Aga-memnon lui arrache son armure, et reporte, au milieu desGrecs, ce superbe trophée.

L’ainé des fils d’Anténor,Coon, a vu tomber son frère. Un

nuage de douleur s’épaissit sur ses yeux. Soudain il se glisseà côté dlAtride, lui enfonce son fer dans le bras, et le traversetout entier. Le monarque frémit; mais il brûle encore decombattre et de se venger; le sensible Coon veut sauver lesrestes de son malheureux frère; il le couvre de son bouclier;il appelle à son secours les héros d’Ilion. Atride fond surlui, le perce de sa lance , et lui arrache la vie. Il tombeétendu sur Iphidamas , et le vainqueur lui coupe la tète.Ainsi deux fils d’Anténor expirent sous ses coups , et leursombres descendent réunies au séjour du trépas.

Tant que le sang coule encore chaud de sa blessure ,Alridc sème toujours , au milieu des Troyens, le carnage etla mort. Sa lance , son épée, les pierres, tout sert d’instru-ment à sa rage. Maisle sang s’arrête, la plaie s’aigrit; la dou-

leur et ses pointes aiguës entrent dans son sein. Tels, etmoins cruels encore , sont les traits dont les filles de Junon ,les tristes Illythies, déchirent les flancs d’une jeune beautéqui, pour la première fois , devient mère.

En proie au mal qui le dévore, Atride monte sur son char,et ordonne à Eurymédon de le ramener à sa tente. D’unevoix que la fureur anime , il enflamme encore ses guerriers :« Ovengeurs de la Grèce, défendez nos vaisseaux! repoussezloin du camp un funeste incendie; Jupiter ravit à votre roila gloire de combattre et de vaincre. a» Il dit; le fidèle Eury-médon presse les flancs de ses coursiers; ils volent, et, blan-chis d’écume , couverts de sueur et de poussière , ils empor-tent leur maître blessé loin de cette sanglante arène.

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CHANT x1. 1A5Hector a vu fuir Agamemnon; soudain il vient ranimer ses

guerriers : a Troyens, Dardaniens . s’écrie-t-il; et vousenfants de la Lycie , soyez encore les héros d’Ilion; rappelezvotre ardeur guerrière. Leur général fuit; Jupiter me donnela victoire. Allons , précipitez sur l’ennemi vos rapides cour-siers; venez partager mon triomphe. »

Il dit, et le feu qui l’embrase échauffe tous les cœurs. Tels,excités par la voix du chasseur, les chiens s’élancent sur unsanglier farouche , ou sur un lion , la terreur des forets.Tels,aux cris d’Hector, les Troyens fondent sur les Grecs. Lui-meme il guide leur audace. Sur son front brille l’orgueil de lavictoire. Soudain il tombe sur les phalanges. ennemies. Telle,du sein des nues , la tempête s’élance , et va troubler la merjusqu’au fond de ses abîmes.

Dans ce moment, marqué pour la gloire d’Hector, quellesvictimes immola sa vengeance !Assée, Autonoüs, Opitès,Dolops, Opheltius , Agélas, Ésymnus, 0ms, Hipponoüs , l’es-poir et l’orgueil de la Grèce, sont étendus sur la poussière :uhefoule inconnue ypérit avec eux.Tels, quand le fougueux aqui-lon disperse les nues que rassemblèrent les autans , les flotsroulent entassés sur les flots , et des montagnes d’écumeblanchissent la surface des mers. Tels , sous le fer d’Hector,les Grecs tombent amoncelés.

Déjà il n’est plus d’espoir: déjà la Grèce entière va cacher,

au milieu de la flotte , ses débris et sa honte. Mais soudainUlysse appelle Diomède, et rallume le feu de son audace :a O fils de Tydée ! quelle indigne frayeur a glacé nos cou-rages! Viens,viens combattre avec moi. Dieux! quel opprobrepour nous, si Hector, à nos yeux, s’emparoit de nos vais-seaux! n - a Oui, je combattrai, je partagerai tes dangers.Mais que serviront nos ell’orts impuissants! Jupiter, irrité

ntre nous , veut donner aux Troyens la victoire. ne Il dit, et d’un javelot il frappe Tymbrée sur son char, etl’abat expirant à ses pieds. Molion , qui guidoit ses coursiers,tombe immolé par Ulysse a côte de son maltre. Les deuxvainqueurs se jettent au milieu des Troyens, etysémentle car-nage.TeIs, deux sangliers qu’anime la vengeance fondent surles chiens qui les poursuivoient, et les déchirent à leur tour,

Échappés a la fureur d’Hector, les Grecs râpirent , et

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11:6 muant.l’espoir renatt dans leurs cœurs. Deux héros, deux fils deMérops, tombent renversés de leurs chars. Mérops étoit, de

tous les devins , le devin le plus fameux. Il avoit défendu àses fils d’aller à cette fatale guerre; mais ils dédaignèrentses lois , et leur destinée les y entratna malgré lui. Diomédeleur arrache à tous deux et la vie et leurs dépouilles. Hip-podamas et Hypérochus expirent sous le fer d’Ulysse.

Du sommet de l’lda, Jupiter contemple cette scène decarnage; dans sa main flotte incertaine la balance des com-bats. D’un trait lancé par Diomédc , un fils de Péan , le vail-lant Agastrophus, a la cuisse percée , et roule sur la poussière;ses chevaux ne le sauveront point du trépas. Sou écuyer lesgardoit loin de cette funeste arène. A pied, au milieu de lamêlée, Agastrophus donnoit la mort, quand la mort vint lafrapper à son tour. Hector l’a vu tomber: soudain il accourtfurieux, menaçant, et les phalanges troyenncs se précipitentsur ses pas. Diomède frémit a son aspect : « L’orage gronde

sur nous , dit-il à Ulysse. Hector vient nous accabler.Allons,soutenons son choc , et bravons sa fureur. u

Il dit; déjà son javelot siffle dans les airs, et, fidèle a l’œil

qui le guide, il va frapper le casque du Troyen. Mais lecasque, présent d’Apollon, résiste à ses efl’orts, et le fer

impuissant rebondit sur l’airain qui le couvre. Hectorchancelle; il se jette dans la foule , tombe sur ses genoux,et de la main il s’appuie contre la terre. Un noir bandeaus’épaissit sur ses yeux. Diomède s’élance pour reprendre son

javelot, qui , loin de lui, s’est enfoncé dans la plaine. Maisdéjà Hector respire; il remonte sur son char, le pousse aumilieu des Troyens , et se dérobe au trépas.

Le fer à la main, Diomède le poursuit: a Malheureux, lui.crie-t-il, tu échappes a la mort. Elle étoit sur ta tète;Apollon lui arrache sa proie. Va , il t’a bien payé les vœuxque tu lui adresses quand tu viens affronter les combats. Ah!si je te rencontre encore , si quelque Dieu me seconde a montour, j’aurai bientôt ressaisi ma victime. Fois; moi, je coursimmoler tes guerriers. n .Il dit, et arrache au fils de Péon sesarmes et ses dépouilles.

Appuyé contre la colonne antique qui s’élève sur le tom-beau d’llus , l’époux d’Héléne , le beau Paris , l’arc à la main,

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CHANT XI. unmenaçoit Diomédc. Tandis que le héros, courbé sur saproie, lui ravit et sa cuirasse, et son casque , et son bouclier,la corde frémit, le trait vole , lui perce le pied droit, etl’at-tache a la terre.

Paris triomphe , et s’élançant de l’asile où il est caché:a Tu saignes , s’écrie-HI; mon trait ne s’est point égaré dans

les airs. Ah! que ne s’est-il enfoncé dans ton sein ! que net’a-t-il arraché la vie t Les Troyens , qui tremblent, qui fuientdevant toi. comme de vils troupeaux a l’aspect d’un lion,retrouveroient enfin leur courage et leur audace. n

Diomède , toujours intrépide : a Insolent archer , vilséducteur, lui dit-il , si tu osois te mesurer avec moi, ni tonarc, ni tes flèches ne te sauveroient du trépas! Tu m’aseffleuré le pied , et tu triomphes ! Va, ce n’est que la piqûred’une femme ou d’un enfant. La flèche du lâche est sanspointe et sans vigueur.

n Mes traits ..... Ah !.puisscs-tu en sentir la plus légèreatteinte! De ces traits , le moindre. coup est la mort. Dés

u’ils le touchent, un malheureux expire; son épouse pl ré,abandonnée ;ses enfants gémissent, orphelins; son sang ron-git la terre, son cadavre infecte les airs; objet d’horreurpour les femmes , il n’est plus entouré que de corbeaux et devautours. n

Il dit; Ulysse approche , et de son corps lui fait un rem-part. Penché derrière lui, Dioméde retire le fer de sa bles-sure. La douleur le déchire : il remonte sur son char, et sescoursiers revolent a sa tente. Ulysse reste seul sur la plainesanglante. En proie a la terreur, tous les Grecs l’ont aban-donné. Il soupire , et se dit à lui-mame ; a Dieux ! que vais-jc devenir! Si le nombre m’épouvante, si je fuis ,t quellehonte l quelle infamie! Mais seul contre Troie tout entière! ..Jupiter a dispersé tous nos guerriers... Qu’importe! le lâche

fuit. Le héros ne sait que combattre , triompher , oumourir. n-

Tandis qu’il roule ces funestes pensées , les Troyens s’avan-

cent, se pressent autour de lui, et dans un cercle épais ren-ferment un ennemi qui va leur être encore fatal. Tels,autour d’un sanglier, se précipitent des chasseurs et deschiens. Le monstre s’élance, l’œil en feu , le poil hérissé ; il

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148 L’ILIADE.aiguise ses bruyantes défenses ; les chasseurs et les chiens leredoutent, mais le bravent encore.

Le fer à la main ., Ulysse fond sur Diopitès, et lui percel’épaule. Il immole Enndmus et Thoon : d’un javelot il atteintChersidamas, qui de son char se précipite sur lui. L’infor-tune guerrier tombe et mord la poussière. Le vainqueurlaisse ces victimes palpitantes , et de sa pique il frappe Cha-rops , un fils d’l-Iippasus, et frère du généreux Socus. Socusaccourt pour le défendre et le venger: « Ulysse , s’écrie-t-il,

grand artisan de stratagèmes, héros terrible dans les com-bats , ou tu triompheras aujourd’hui des deux fils d’Hippa-sus , ou tu périras sous mes coups. » Il dit, et il enfonce sapique dans le bouclier du monarque: déjà le fer a pénétré lacuirasse; déjà il a déchiré le flanc; mais soudain Minervel’arrête, et ne permet pas qu’il entame les entrailles. Ulyssesent que la plaie n’est pas mortelle. Il recule z a Ah, malheu-reux! dit-il , tu mourras: le coup dont tu m’as frappé sauveles Troyens; mais la Parque aujourd’hui va terminer ta vie;immolé de ma main , tu donneras à l’Enfer une nouvelle vic-

time, à Ulysse un nouveau triomphe. n ’Socus fuit; mais le fer du héros s’enfonce entre ses épaules,

et ressort sanglant par la poitrine. Il tombe, et la terre gémitsous son poids: a OSocus , ô fils du vaillant Hippasus! s’écriele vainqueur, la mort est dans ton sein , tu n’as pu m’échap-

per. Malheureux! la main de les parents ne fermera point tapaupière: un noir essaim de vautours va couvrir etdévorerton cadavre. Moi, quand mes jours seront finis, les Grecsrendrontà ma cendre les honneurs du tombeau. »

Il dit, et arrache de son sein le javelot de Socus. Le sangjaillit,’et la douleur le déchire. A la vue du sang d’Ulysse,

les Troyens se raniment, et tous viennent fondre sur lui. Lehéros recule, et appelle ses compagnons. Trois foisil pousse uncri ; trois fois Menélas entend son cri z «Cher Ajax, dit-il aufils de Télamon , la voix d’Ulysse a frappé mon oreille. Ondiroit, à ses cris ,’ qu’enferme’ seul au milieu des Troyens , il

soit pre! à succomber sous leurs efforts. Allons où l’honneurnous appelle; allons le secourir. Tout vaillant qu’il est , jetremble qu’abandonnè, sans secours, il ne périsse sous lescoups de l’ennemi. Dieux! quels regretsil laisseroit a laGrèce...

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CHANT XI. 11.9A ces mots il se précipite , et avec lui le redoutable Ajax.

Ils voient Ulysse, et autour de lui les Troyens acharnés. Tel.percé d’une flèche, un cerf, tant qu’un reste de force l’anime

encore , tente de se dérober par la fuite au chasseur qui l’ablessé ; mais bientôt sa vigueur l’abandonne ; des loups alfa-més l’entourent au fond des bois , et le déchirent. Mais unhasard heureux amène un lion terrible z les loups se disper-sent,et laissent au roi des forets la victoire et leur proie.

Ainsi s’était attachée sur Ulysse une foule de Troyens : lehéros , s’élançantsur aux , les repoussoit encore de sa pique.Mais Ajax arrive couvert de son bouclier comme d’une tour ,et les ennemis fuient dispersés. Ménelas, prenant Ulysse parla main, le retire de ce champ funeste , en attendant son charqui va le remener à sa tente.

Ajax fond sur les Troyens; il immole Doryclus, fruit mal-heureux des amours de Priam ; il blesse Lysandre ; il blesseet Pyrase et Pylarte. Tel, enflé par les orages, un torrent seprécipite du haut des montagnes, entraîne les sapins et leschênes, et porte à la mer les débris de la terre. Tel Ajaxporte la terreur dans la plaine, renverse les hommes, renverseles chevaux, et s’enivre de carnage.

Hector n’est point encore instruit de ses exploits. Il com-battoit à la gauche, aux rives du Scamandre : la combattoientle grand Nestor et le vaillant Idoménée; là tomboient enfoule les guerriers, et grondoit une horrible tempête. Hectors’y signale par les coups les plus hardis; son char renverseles phalanges ennemies, et son fer les dévore. Les Grecs n’ontpoint encore reculé devant lui. Mais Paris, d’une flèche armée

de trois pointes , atteint Machaon à l’épaule. Soudain touts’ébranle ; les Grecs tremblent que les Troyens ne leur ravis-sent ce héros et la victoire.

« O Nestor l ô l’honneur de la Grèce! s’écrie Idoménée,

va , monte sur ton char; que Machaon y monte avec toi;dirige tes coursiers vers nos vaisseaux. Un homme qui,commclui, sait retirer le fer d’une plaie , et par d’heureux secretsguérir les blessures, vaut lui seul mille guerriers. n Il dit;soudain Nestor monte sur son char, et avec lui le fils d’Escu-lape. Du fouet il presse ses coursiers; ils volent, et bientôtle rendront à ses vaisseaux.

45.

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150 L’ILIADE.Du char ou il est assis près d’Hector , Cébrion a vu les

Troyens loyer sous Ajax: « O mon frère ! s’écrie-t-il, tandisqu’ici les Grecs fuient devant toi, les Troyens , au centre ,sont dans un désordre affreux; les guerriers et les chars ,tout se confond et se trouble devant le fils de Télamon. Je lereconnais à son immense bouclier.Allons, marchons aux lieuxoù la mêlée est plus terrible , ou le carnage est plus affreux ,où nous appellent ces effroyables cris. n

Il dit, et du fouet il anime ses coursiers; ils se précipitentsur des monceaux de cadavres et d’armes brisées; le sangjaillit sous les roues, l’essieu en est couvert, les chevaux s’y

baignent, et, jusque sur le char, les guerriers en sont inon-des. Héctor brûle d’enfoncer les ennemis et de rompre leursphalanges; il lance et des traits et des pierres : avec la pique,avec l’épée , il perle dans leurs rangs l’épouvante et le trou-

ble, mais il évite toujours les lieux ou combat le fils deTélamon.

Cependant Jupiter a versé la crainte au cœur d’Ajax. Ils’arrête étonné, rejette son bouclier sur ses épaules, promène

autour de laides regards inquiets, recule enfin , mais sou-vent se retourne. et ne se meut qu’a pas tardifs.

Tel un lion affame assiégeoit une bergerie , mais les pas-teurs et les chiens ont veillé toute la nuit pour la défendre.Souvent il s’est élancé pour saisir sa proie, toujours et lestraits et les torches lances par des mains vigoureuses ontarrêté son audace: enfin, aux premiers rayons du jour, il seretire contus et dévoré de faim et de rage.

Tel reculoit Ajax, le regret dans le cœur, et tremblant pourla flotte des Grecs. Les Troyens et leurs alliés le suivent,faisant pleuvoir sur lui une grele de traits. Tantôt il revientsur eux, renouvelle le combat, et arrete leurs phalanges; tantôtil cède encore , mais toujours au milieu de ses Grecs, dont ilretarde la fuite , et des ennemis qu’il étonne , il soutient soncaractère et son audace.

Tel cet animal utile , qu’outragent nos dédains, a pénétré

dans un champ dont, en vain, des enfants lui défendoient les .approches; une grêle de coups pleut sur son des, des bâtonsnoueux résonnent sur ses flancs. Lui, tranquille au milieu del’orage, il dévore les épis; enfin, rassasié, il cède a la troupe

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crieur x1. ’ 151puissante qui le poursuit. Tel s’éloignait Ajax; les traitsqu’on lui lance expirent sur son bouclier , ou , loin de la vic-time qu’ils brûlent de frapper , ils vont , en frémissant , s’en-

foncer dans la terre.Eurypyle a vu le héros pressé par les ennemis. Il court a

lui. et lance un trait. Apisaon, un chef des Troyens, en reçoitune mortelle atteinte dans le flanc, et tombe expirant sur lapoussière. Eurypyle s’élance sur lui, et lui arrache son armure.Paris l’a vu dépouiller sa victime; il bande son arc, et de saflèche il l’atteint a la cuisse : le bois se brise , et le fer resteenfoncé dans la blessure. Pour se dérober au trépas, Eury-pyle se traîne au milieu des Grecs, et appelle des défenseursau fils de Télamon.

a 0 mes amis! ô soutiens de la Grèce l arrétez , revenezsur vos pas ; sauvez les jours d’Ajax. L’ennemi l’accable deses traits, et je tremble qu’il ne puisse échapper à cette funesteguerre. Accourez, et réunissezcvous tous autour d’Ajax.» Auxcris d’Eurypyje , les Grecs se rallient, et , la lance en arret ,serrés sous leurs boucliers, ils présentent aux Troyens unebarrière de fer. Ajax arrive jusqu’à eux, s’arrête, se retourne,

et rallume le feu du combat.Cependant les coursiers de Nestor voloient couverts de

sueur et de poussière , et reportoient aux vaisseaux Machaonet leur maltre. Debout sur sa ponpe, Achille contemploit etles travaux des Grecs et cette déplorable fuite. Il reconnottle roi de Pylos , et soudain il appelle son fidèle Patrocle. Dufond de sa tente le guerrier sort à sa voix. Malheureux! cepremier pas le conduit à la mort. «Achille , lui dit-il, pour-quoi m’appelles-tu? qu’exiges-tu de mon zèle?

- » O fils de Ménétius, lui répond Achille ; ô de mes amis

le plus cher à mon cœur! enfin les Grecs vont tomber à mesgenoux z la nécessité les presse , et ils n’ont plus d’asile que

moi. Va, Patrocle, va demander à Nestor quel est ce guerrierqu’il ramène blessé. Par derrière , il ressemble a Machaon ,au fils d’Esculape. Je n’ai pu le voir en face ; les coursiers avectrop de vitesse l’ont dérobé a ma vue. n Il dit ; Patrocle obéit,

et laisse bientôt derrière lui les tentes et les vaisseaux desThessaliens.

Déjà Nestor et Machaon sont descendus de leur char.

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152 (immun.liurymt’edon dételle les coursiers du vieux monarque. Les«Jeux héros, au bord de la mer, reçoivent l’haleine rafraî-

chissante des vents, et sèchent la sueur dont leurs vêtementssont pénétrés. Delà, ils vont se reposer dans la tente. Lafille d’Arsinoüs, que dans Tenédos, conquise par Achille, les

Grecs donnèrent à Nestor pour honorer sa prudence , lablonde Hécamède leur apprête un breuvage.

Devant eux elle dresse une table d’un bois précieux, quesoutiennent des pieds d’ébène. Sur cette table elle sert dansun bassin d’airain du miel, des légumes, et les dons de Cérès;et auprès, une coupe d’or d’un travail précieux, que le vieil-

lard apporta de Pylos. Elle repose sur un pied d’or; quatreanses sont autour, et sur chaque anse deux tourterelles d’ors’inclinent pour boire dans la coupe. Pleine , le bras le plusvigoureux ne pourroit la soulever qu’avec effort; mais levieillard le soulève encore sans peine. -

La belle captive y a versé un vin délicieux; elle y a mêleet le fromage de lait de chèvre réduit en poudre et la pluspure farine. Ainsi préparé, elle présente aux-deux héros lesalutaire breuvage. Quand ils ont apaise la soit qui les tour-mente, ils amusent leur loisir par un utile entretien.

Patrocle se présente à l’entrée de la tente. A son aspect,le vieillard se lève , le prend par la main, et l’invite à s’as-seoir. Patrocle s’en défend. n Non, sage Nestor, non, lui dit-il, je ne puis t’obeir : il est impatient, il est l’objet de mesrespects et de ma crainte , celui qui m’envoie pour savoir detoi quel est le guerrier que tu ramènes blesse. Mais je ne lereconnois que trop : je vois Machaon. Je cours reporter aufils de Pelée cette triste nouvelle. Tu connais son terriblecaractère : innocent, il m’accuseroit encore.

- n Quoi! s’écrie Nestor, Achille auroit pitié de nos guer.riers blessés? Hélas! il ignore combien de malheurs nousaccablent. Nos chefs les plus distingués sont couches sousleurs tentes, perces de traits, et désormais inhabiles aux com-bats. Le vaillant Diomede blessé; Ulysse, Agamemnon ,blessés tous deux; Eurypyle, le fer dans la cuisse, et Machaon,que tout-à-l’heure je viens d’arracher à ce théâtre sanglant,

atteint dlune flèche meurtrière.- u Mais Achille , le généreux Achille... son cœur est fermé

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CHANT x1. 153pour la Grèce; cette ame si noble ne cannoit plus la pitié.Attend-il que la flamme ennemie , à la vue de nos soldatsimpuissants , dévore nos vaisseaux, et que nous-mémés noustombions l’un sur l’autre égorgés?

a» Hélas! je n’ai plus ma force première. Dieux! si j’étois

encore au printemps de ma vie! si j’avois cette vigueur quim’animoit quand une sanglante querelle s’éleva entre nouset les Éléens!

n Il n’ctoit point d’habitants de Pylos que n’eût outragés

l’injustice des Éléens dans un temps ou , réduits à un petitnombre, nous gémissions dans l’infortune. Hercule venoitde nous accabler de sa force et de sa puissance, nos citoyensles plus distingués avoient péri sous ses œups; Nélée , lui-même, avoit perdu onze fils, tous d’un mérite sans tache; jelui restois, seul et dernier espoir de sa vieillesse.

n Les Éléens ne virent nos malheurs que pour nous acca-bler davantage; Nélée aussi avoit éprouvé leurs affronts

’ et leurs mépris. Il avoit envoyé , aux courses d’Èlis, quatre

coursiers, et des chars, pour y disputer une victoire dont untrépied superbe devoit être le prix. Le roi Augée s’emparade ses coursiers, et renvoya leur conducteur seul et désespéré.

» Pour venger nos injures, nous courons enlever les trou-peaux des Éléens. Itymaon. un fils d’Hypérochus, vient pour

les défendre et nous arracher notre proie; il est percé d’untrait lancé par ma main; il tombe; sa rustique milice fuitdispersée, et nous emmenons cinquante troupeaux de bœufs,autant de troupeaux de moutons , de pourceaux et de chèvresautant, et trois fois cinquante cavales, l’orgueil de l’Elide,toutes mères; et avec elles un grand nombre de jeunescoursiers, l’espoir de ses jeux.

n Tout ce butin entre avec la nuit dans Pylos. Nélée, monpère , triomphe de mes premiers succès. Au retour de l’au-rore, des hérauts rassemblent tous ceux que les Éléens avoientdépouillés. Mon père, le plus outrage de tous, choisit poursa part trois cents bœufs , trois cents moutons et leurs pas.teurs. Le reste du butin , il ordonne qu’il soit partagé entreses sujets, pour les consoler de leurs pertes. Nos chefs lesplus distingués président au partage , et nous offrons dessacrifices aux Dieux.

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151. L’ILIADE.u Trois joura’sont écoulés; soudain l’Élide tout entière

s’arme , et court à la vengeance. Ses chars . ses soldats inon-dent nos campagnes. Avec eux marchent les deux Molions,

encore enfants, et novices à-la guerre. .u Loin d’Alphée, à la frontière de Pylos, sur un roc sour-

cilleux, s’élève la ville de Thryoesse; nos ennemis l’assie-gent, et brûlent de la détruire. Déjà ils étoient maîtres de la

plaine; Minerve, au milieu de la nuit, vient, du haut del’Olympc, alarmer nos guerriers, et les appelle aux combats.Tous s’arment avec ardeur. Mon père me défend de marcheravec eux; il m’oppose ma jeunesse et mon inexpérience; ilfait cacher mes chevaux; malgré lui, malgré ses précautions,je m’échappe, et quoiqu’a pied, je me distingue entre noscavaliers.

n Il est un fleuve appelé le Minyée , qui va près d’Arénè

se jeter dans la mer. Notre cavalerie attend sur ses rives leretour de l’aurore; notre infanterie arrive à flots pressés.Delà, au milieu du jour, nous courons tout armés aux bordsde l’Alphée. Après avoir offert des sacrifices à Jupiter, etimmolé un taureau a Neptune, au Dieu du fleuve un taureau,une génisse à Minerve, nous prenons un repas; et tou-jours oouverta de nos armes, nous reposons sur les bords dufleuve.

» Les Éléens pressoient Thryoesse, impatients de la ren-verser. Mais bientôt se montre à leurs yeux l’appareil descombats. Dès que le soleil a, de ses premiers rayons, éclairéla terre, nous volons à l’attaque, en invoquant Jupiter etMinerve. Je frappe le premier; un des héros de l’Élide, levaillant Mulius, tombe sous mes coups, et ses coursierssont ma conquête. Mulius étoit gendre d’Augée, l’épouxde la blonde Héeaméde , l’aînée de ses filles , qui connois-

soit toutes les plantes que produit la terre, et leurs vertus.Percé de mon épée au moment où il fondoit sur moi, iltombe; je monte sur son char, et je combats à la tète de nosguerriers.

n A l’aspect de leur héros , de leur chef expirant, lesÉléens fuient éperdus. Je fonds sur eux comme une noiretempête. Je prends cinquante chars, et, sur chacun de ceschars , deux guerriers immolés de ma main tombent et

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CHANT X1. 155mordent la poussière. Les petits-fils d’Aetor, les deuxMolions, alloient aussi tomber, si Neptune, leur père , ne leseût enlevés aux combats, et caches dans la profondeur d’unnuage.

n Jupiter se déclare. Sur des monceaux d’armes et de ca-davres, nous poursuivons l’ennemi jusqu’aux fertiles plainesde Bnprase, aux rives de l’Halèse , aux rochers d’Olenie.La, rassasiés de carnage, et chargés de dépouilles , Minervearrête nos guerriers, et les fait retourner en arrière; la, unedernière victime expira sous mes coups.

n De Bnprase , nos guerriers revolent a Pylos , et tous ,dans l’ivresse de nos succès , chantent Jupiter, le plus granddes Dieux , et Nestor, le plus grand des mortels. Telj’etois au printemps de mes jours; et Achille, le seul Achille,gardera pour lui seul sa stérile valeur. Ah! combien delarmes tardives il donnera à nos guerriers, quand ils ne se-

ront plus! -» O mon fils ! souviens-toi quels conseils te donnoit Mé-netius, quand, du fond de la Thessalie, il t’envoyoit combat-tre sous Agamemnon ! Nous les entendîmes , Ulysse et moi;nous fûmes tous deux témoins de ses derniers adieux.

n Nous allions dans toute la Grèce armer contre rfiois lacommune vengeance .. Nous arrivons à la cour de Pelée; nousy trouvons Menetius, Achille et toi. Le monarque , dans lapremière enceinte de son palais, offroit un sacrifice a Jupiter,le maltre du tonnerre. Une coupe d’or à la main , il versoitle vin sacré sur les entrailles fumantes de la victime. Achille,et toi, vous apprêtiez le repas.

n Nous étions debout sous le vestibule. Achille accourt,nous embrasse, nous invite à nous asseoir, et nous offre toutce que nous promettoient de lui les droits de l’hospitalité. Lerepas achevé, je dévoile à vos yeux les projets de la Grèce :je vous exhorte, Achille et toi, à partager nos travaux etnotre gloire; Vous brûliez tous deux de voler à la guerre.Pelée recommandoit à son fils d’etre toujours le premierdans les champs de l’honneur, d’effacer tous ses rivaux. Atoi, Méne’tius disoit : Mon fils, Achille a sur toi l’avantagede la naissance et de la force : mais tu et plus âgé que lui.Soutiens-le par les conseils; que ton expérience éclaire et

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156 L’IHADE.guide sa jeunesse. Il est né vertueuæ, il sera docile àta voix.

» Ainsi te parloit ton père, et tu oublies ses leçons! Va,Patrocle, et du moins aujourd’hui acquitte un devoir si sacré.Rappelle au cœur d’Achille les vœux de son père, ses devoirset ses serments. Qui sait? les Dieux seconderont tes eiforts,tu fléchiras son courage; la voix de l’amitié est si persuasiveet si touchante!

n Si un oracle l’eifraie , si Thétis, au nom de Jupiter, luia défendu de s’armer , que du moins il te permette de com-battre avec riens; que ses guerriers marchent sous les ordres.Peut-être tu rendras aux Grecs le courage et l’espoir. Qu’il

te prête son armure; les Troyens abusés croiront revoirAchille, et fuiront devant toi. Nos guerriers ranimeront leursforces épuisées, et de la fuite ils revolerontà la victoire.Frais encore et pleins de vigueur , vous repousserez au piedde ses remparts un ennemi accabléUde fatigue. n .

Il dit, et son discours échaude le cœur de Patrocle. Il re-vole vers Achille. Au quartier d’Ulysse, au lieu où la Justicerend ses oracles, où s’assemblent les Grecs, où s’élèvent les

autels des Dieux, Eurypyle s’otfre à ses regards. Foible,chancelant, ce héros se tramoit a sa tente; la sueur couloitsur son front; un sang noir et livide dégouttoit de sa bles-sure; mais son courage le soutenoit encore.

Le fils de Ménètius s’attendrit a sa vue; les yeux baignésde larmes, il s’écrie: a O malheureux enfants de la Grèce!faut-il que loin de votre patrie, loin de vos amis, sur uneterre étrangère, vous soyez la pâture des chiens et des vau-tours! Mais dis-moi , cher Eurypyle, digne entant des héroset des Dieux, dis-moi, les Grecs pourront-ils arreter la fureurd’liector? ou vont-ils succomber sous ses coups?

- n Non , Patrocle, lui répond Eurypyle; il n’est plusd’espoir pour les Grecs 2 nos guerriers les plus intrépidesgémissent dans leurs tentes, sanglants et percés de coups.Les Troyens furieux poursuivent le cours de leur victoire ,et notre armée va chercher au milieu de nos vaisseaux undernier asile.

n 0 Patrocle! sauve -moi un reste de vie! remette-moi sousma tente; arrache le trait qui me déchire; avec une onde

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. CHANT X11. 157pure lave le sang qui coule de ma plaie; applique sur mablessure ces remèdes puissants qu’Achille t’apprit à con-noître, et que jadis lui enseigna Chiron, le plus vertueux desCentaures... Machaon est dans sa tente, et, blesse lui-même,il a besoin d’un secours étranger. Podalire, dans la plaine,soutient encore le choc des Troyens.

-- n Eh! quel sort sera le nôtre? s’écrie Patrocle ; Dieux lquelle ressource dans nos malheurs? Je cours porter aufils de Pelée la réponse et les vœux de Nestor... Mais, non,je ne t’abandonnerai point dans cet état funeste. a: Il dit,et dans ses bras prenant Eurypyle, il le conduit à sa tente.Un esclave, qui de loin les aperçoit, étend des peaux debœuf pour recevoir son maltre. Patrocle y couche le guer-rier; a l’aide d’un fer secourable , il dilate la blessure, eten retire la flèche ennemie. Avec l’onde pure il lave le sangqui coule de la cuisse, broie dans ses mains une racineamère et l’applique sur la plaie. Soudain la douleur fuit , lesang s’arrête , les chairs redeviennent fraiches et vermeilles.

CHANT DOUZ IÈ ME.

Tandis que, sous la tente d’Eurypyle, le fils de Menetiuslui prodigue les plus tendres soins, les Troyens et les Grecscombattent et s’égorgent. Bientôt le fossé , la muraille, nepourront plus arrêter les elforts des vainqueurs et la fuitedes vaincus. Cette barrière , cette muraille , destinée la de-fendre la flotte et les trésors qu’elle renferme , les Grecsl’ont élevée sans consulter les Dieux, sans leur offrir d’héca-

tombe; les Dieux, d’un œil jaloux, ont vu leurs travaux, etla céleste colère en a juré la ruine. Tant que vivra Hector,tant qu’Achille sera en proie à son ressentiment, tant qu’Iiionbravera les menaces de la Grèce , ce fatal ouvrage subsisteraencore. Mais quand la Phrygie aura perdu ses plus intrépidesvengeurs , quand les Grecs, échappés aux fureurs des com-bats , auront , après dix ans , renversé la superbe Troie , etretourneront vainqueurs dans leur patrie , Apollon et N ep-

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158 Lumens.tune anéantiront ce monument odieux. Pour le détruire , ilsappelleront les fleuves, les tenants qui, du sommet de Vida,se précipitent dans l’Helleepont.

A la voix d’Apollon , accourront le Rhum, l’Heptapore ,

le Carèse, le Rhodius, le Granique, le Scamandre et leSimoïs, qui roulera dans ses dotales casques, les cuirasses etles cadavres de mille demi-dieux immoles sur ses bords.Arrachees de leur lit, les ondes mugissantes iront, pendentneuf jours, battre la muraille ennemie. Du haut de l’Olympe,Jupiter luiaaneme épanchera l’urne céleste , et tonnera surh terre une mer nouvelle. Neptune , arme de son tridmt,guidera la hreur des Dieux. et arrachera de leurs fonde-monts ces pierres, ces rochers, qu’avec tant de peine lesGrecs entameront sur ses rives. Il eKacera jusqu’aux derniersvestiges de la" audace, et recouvrira de ses sables les lieuxou jadis s’élova oct orgueilleux rempart. Enfin , après avoir

satisfait sa vengeance , il rendra les fleuves a leurs coursaccoutumés. Tel doit eue un jour le destin de cettemuraille. En ce moment, le feu des combats l’environne.L’air retentit au loin des cris des vainqueurs et des cris desvaincus. Les tours gémissent, ébranlées sous les coups desTroyens.

Accablés par nuiter, tremblants devant l’hunicide Hector,

les Grecs vont chercher un asile au milieu de leurs vais-seaux. Plus impétueux que la Coudre, Hector les frappe et lesdisperse. Tel , au milieu des chasseurs et des chiens , le lionou le sanglier déploie sa vigueur et sa rage. Un cercle mena-çant l’envirouue, une nuée de darde et de javelots s’epanche

sur lui; mais toujours intrépide, il défie et le fer et la mort;il tente d’entourer cette ioule d’ennemis; autour de lui , de-vant lui, règnent la terreur et l’eifroi. Son courage va cher-cher le trépas, qui semble l’éviter.

Telle est l’impétueuee ardeur d’Hector. 1l court au milieu

de ses guerriers, il les excite à franchir le fessé, mais lescoursiers s’arrêtent sur le bord, et hennissent, impatients del’obstacle qui s’oppose à leur audace. Devant eux s’ouvre un

eflrayant abîme; des deux cotée, une forte palissade; au mi-lieu, des pieux poilu-s et menaçants; les chevaux, les charsne peuvent ni franchir ni renverser cette epaisee turion,

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ouata x11. 159L’infenterie seule oseroit entreprendre de la tomer. EnfinPolydamas court a Hector: a O tils de Priaml lui dit-il , etvous, les héros, les soutiens d’llion! quelle folle entreprise!Ici un fosse large et profond; des deux côtes une barrièreimpénétrable ; plus loin , une muraille. Eh! quand nos cour-siers et nos chars auroient franchi cet abîme, nous ne pour-rions, au-delà , sur un terrain trop étroit, ni nous mouvoirni combattre.

a Mais Jupiter nous seconde; Jupiter conspire contre lesGrecs.... Ah! que ne vols-je l l’instant ce peuple odieux en-seveli sur ces rives, avec sa gloire et ses projets! Autant qu’un .autre je désire et notre victoire et sa perte. Mais s’ils reve-noient sur nous, si avec nos chars ils nous précipitoient danscolosse, Troie y périroit tout entière; il ne resteroit pas unseul de nos guerriers pour reporter a Ilion cette fatale nou-velle. Écoutez mes conseils : descendons de nos chars, laissons

ici nos coursiers. Couverts de nos armes, la l’abri de nosboucliers, marchons a l’ennemi; qu’Hector nous guide; lesGrecs ne pourront soutenir notre choc. Les Grecs vont porlr , si le sort , en ces lieux , a marque leur chute et notretriomphe. n

Il dit; Hector applaudit a ses conseils. Le premier il s’é-lance a terre. Tous volent après lui. Les coursiers sur lebord du fossé s’arrêtent en ordre rangés. Les guerriers se dl-

visent -. cinq phalanges se forment, et leurs masses serréess’ébranlent a la voix du chef qui les guide. Sous Hector, sousPolydamas, marchera le corps le plus nombreux et le plus in-trépide. Tous brûlent de franchir la muraille , et d’aller aumilieu de ses vaisseaux égorger, l’ennemi. Cébrion est avecaux; il a laisse a un soldat vulgaire et le char et les coursiersd’Hector.

Paris , Alcathoils , Agenor commandent a la seconde co-lonne; Hélénus, Déiphobe, tous deux [ils de Priam , guide-ront la troisième , et avec eux le vaillant Asius; Asius, filsd’Hyrtacus, qui des murs d’Arlsbe a vole au secours de Troie,

sur des coursiers plus rapides que les vents. Sous Énée,fils d’Anchise , se meut la quatrième phalange; Archiloqueet Acamas, deux fils d’Antenor , tous deux savants dansl’art des combats , commandent avec lui, et marchent ses

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160 L’ILIADE.égaux. Les alliés obéissent a Sarpédon; il a choisi , pour’le

seconder, Glaucus et Astéropée, les plus intrépides des Ly-ciens; mais lui-mémé est encore plus vaillant et plus intrépidequ’eux. Ils marchent -. leurs boucliers serrés fument devanteux un rempart d’airain; ils fondent sur les Grecs , et, ivresd’un noble espoir , déjà ils voient et l’ennemi vaincu , et saflotte conquise.

Tous les Troyens , tous leurs alliés, ont obéi aux conseilsde Polydamas. Asins , le seul Asius, n’a voulu abandonnerni ses coursiers ni son char z avec eux il vole à la [lotte en-nemie. L’insensé ! ce char, ces coursiers , dont son orgueilest sijaloux, ne le ramèneront point aux remparts d’Ilion, etla Parque, sous le fer d’Idoménée, va terminer sa carrière. Ilvole à la gauche du camp , aux lieux où les Grecs éperdusvont cacher leur terreur et leur fuite. La porte est ouverte;des soldats y veillent pour recevoir les débris échappés à lafureur des Troyens. Ivre du succès qu’il espère , Asius s’yprécipite; ses guerriers, avec d’horribles clameurs , se pres-sent sur ses traces: ils se flattent que la Grèce entière va fuirà leur aspect. Les insensés! déjà ils croient, au milieu desvaisseaux, saisir leurs victimes tremblantes.

Mais, à cette porte , deux héros les attendent, tous deuxformés du sang des belliqueux Lapithes : l’un est Polypétès,un fils de Pirithoüs; l’autre, Léontée, un rival du Dieu descombats. L’audace sur le front, le fer à la main, ils s’offrentintrépides aux regards d’Asius. Tels, au sommet d’une mon-tagne, s’élèvent deux chênes orgueilleux; des racines pro-fondes ies attachent à la terre, leurs tètes immobiles défientles orages et les vents. Tels, sans s’ébranler, les deux hérosattendent le fougueux Asius. Il s’avance ; derrière lui, J amène,

Oreste, Acamas, Thoon, OEnomaüs, une foule de guerriersmarchent en poussant d’horribles clameurs; leurs boucliersserrés forment un impénétrable rempart.

Dans llintérienr du camp . les deux Lapithes raniment lecourage des Grecs; ils les excitent a combattre pour leurgloire , pour le salut de leurs vaisseaux; mais l’ennemi vafranchir la muraille; les Grecs fuient, éperdus et désespérés.Soudain les (leur guerriers s’élancent hors du camp, et vontaffronter la tempête. Tels. au sein des bois, de farouches san-

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CHANT Xll. 161gliers bravent une foule menaçante de chasseurs et de chiens.Ils aiguisent contre les troncs leurs bruyantes défenses; lesarbres, les arbustes, tombent autour d’eux; la foret gémit deleurs ravages , jusqu’à ce qu’un coup heureux les frappe etles renverse.

Tels combattoient les deux Lapithes. Lesjavelots sifflent;leurs boucliers retentissent sous les traits dont on les accable.Mais leur audace se soutient et s’accroît encore. Du haut destours, les Grecs secondent leurs efforts; un reste d’espoir aranimé leur courage. Pour sauver leurs jours, leurs tentes etleurs vaisseaux, ils font pleuvoir sur l’ennemi une grêle depierres. Le fer et la mort volent dans les airs; le ciel en estobscurci. Telle, et moins épaisse encore, la neige tombe dusein des nues agitées par les vents, et s’entasse sur la terre.Les casques, les’boucliqrs gémissent; leurs sons épouvanta-

bles font mugir et les airs et la plaine.Trompe dans ses projets, furieux, égaré, Asius soupire; il

frappe ses genoux, il s’écrie : n 0 Jupiter! tes oracles ne sontdonc qu’imposture et mensonge! Je m’étais promis que lesGrecs ne pourroient résister à mes coups, qu’ils fuiroient de-vant moi; et plus opiniâtres que l’abeille qui défend son asileet ses trésors , plus acharnés.que la guêpe qui repousse unennemi prêt à détruire sa retraite , ces deux guerriers osentseuls braver à cette porte et la mort et les fers.

Il» dit ; Jupiter est sourd à ses injurieuses clameurs. Ses dé-crets et son cœur réservent pour Hector la gloire tout entière.L’orage a toutes les portes bat avec la mémé fureur. Eh ! quelautre qu’un Dieu pourroit chanter tous ces combats! Autourde la muraille, les pierres volent étincelantes; l’air est en feu :désespérés , la rage et la douleur dans l’ame , les Grecs de-

fendent leur dernier asile; mais tous les Dieux qui les proté-gent gémissent de leur impuissance.

Cependant , les deux Lapithes s’élancent au milieu desTroyens. Polypétès, d’un javelot, atteint le casque de Dama-sus; le fer perce l’airain qui le couvre, brise les os. s’enfoncedans le crane. Le malheureux guerrier tombe, écumant en-core de fureur et de rage. Pylon et Ormène expirent à ses cô-tés. L’intrépide Léontée attei t Hippomaque à la ceinture;l’épée à la main, il fond sur A tiphate, l’égorge au milieu (le

Il.

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162 L’IHADE.la foule, et l’étend sanglant sur la poussière. Mérion, Jamène,

Oreste, tombent entassés, et confondent ensemble leur sanget leurs derniers soupirs.

Tandis que ces héros arrachent a leurs victimes de san-glantes dépouilles, Hector et Polydamas entraînent sur leurspas l’élite des Troyens : tous brûlent de franchir la murailleet d’embraser la flotte ennemie. Mais pendant qu’au bord dufossé ils frémissent impatients, un aigle s’offre à leur gauches

et, par un augure équivoque, vient éternuer leur courage. Undragon monstrueux se débat dans les serres du roi des airs.Palpitant, demi-mort , il se replie et blesse son vainqueur;l’oiseau laisse tomber sa proie au milieu des Troyens, pousseun cri de douleur, et s’envole.

A cet aspect, les guerriers frémissent d’étonnement etd’effroi. Polymadas court à Hector :1 O au de Priam! lui

’ dit-il, en vain tu dédaigneras mes conseils : ne citoyen, quol-que dans un rang moins auguste que le tien, je dois à ma pa-trie et me tété et mon bras : j’ai le droit de servir a sa gloire,et de contribuer a la tienne ; je te dirai encore, en ce moment,ce que mon zèle m’inspire : n’allons point, au milieu de sesvaisseaux, attaquer l’ennemi. Si j’en crois mes pressentiments,cet aigle, ce serpent, sont un présage de notre malheur. L’oi-seau de Jupiter s’est vu forcé d’abandonner la proie qu’il des-

tinoit à être la pâture de ses petits. Et nous , si nous fran-chissons cette muraille , si les Grecs cèdent à nos premiersefforts, bientôt ,par un honteux retour, nous serons forcés ànous replier sur nons-mêmes; une foule de nos guerriers ex-pirera sous le fer ennemi, à la vue de ces vaisseaux que nousbrûlons de détruire. Voila sans doute ce que t’annonceroltl’angure le mieux instruit des secrets des Dieux , et le plusdigne de la confiance des mortels. u

Hector, lançant sur lui de sinistres regards : a Polydamas,lui dit-il, ton conseil me révolte et m’offense; tu pourroism’en donner un plus utile et plus digne de moi ; si ton cœurest d’accord avec ta langue , il faut que les Dieux aientrépandu sur toi l’esprit de vertige et d’erreur. Tu veux quej’oublie les promesses de Jupiter, ces promesses , qu’un ser-ment terrible a consacrées; St] veux que le vol d’un oiseausoif mon oracle et mon guide va , je dédaigne ces chimères

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CHANT x11. 163de l’erreur et de la superstition. Que ton aigle vole à droite,à gauche, au couchant, à l’aurore ; moi, je n’écoute que la

voix de Jupiter, du Mettre souverain des mortels et desDieux: défendre sa patrie , voilà le meilleur des augures.Tucrains la guerre et ses dangers : va, dussions-nous tous périrau milieu de la flotte ennemie , tu sa trop vil, trop lâche ,pour partager notre sort; mais si tu fuis, si tes discoureentralnent quelque autre Troyen sur tes pas , ce fer te don-

nera soudain la mort. n IIl dit, et marche à l’ennemi : ses guerriers , pleins de Par.deur qu’il leur inspire , volent sur ses traces. Cependant, dusommet de l’Ida , Jupiter déchatne les tampons; un ventimpétueux porte sur les vaisseaux des tourbillons de pour.siére; le Dieu amollit encore le courage des Grecs , et donnea Hector età ses Troyens l’audace et la victoire. Pleins d’un

noble orgueil, et de la faveur du Dieu qui les guide, ilstachent de rompre la barrière que leur opposent les Grecs :ils arrachent les créneaux; avec des leviers, ils ébranlent lamuraille et les appuis qui soutiennent les tours. Déjà ilscroient voir le rempart fléchir et chanceler. Mais les Grecsne reculent point encore : ils couvrent de leurs boucliers etleurs corps et les créneaux, et font, sur l’ennemi , pleuvoirune gréle de traits.

Les deux Ajax courent d’une tour a l’autre, et allumentdans tous les cœurs la feu qui les embrase. a 0 mes amis!s’écrient-ils , a vous héros de la Grèce , et vous qui avec un .égal amour pour la gloire, avec moins de force et de vigueur,vous pouvez tous vous signaler par d’utiles exploits ! Qu’au-cun de vous n’aille chercher au milieu de nos vaisseaux unehonteuse retraite. Acecurez tous, bravez Hector et ses im-puissantes clameurs; qu’nne noble émulation vous enflammeet vous soutienne. Ah! sans doute Jupiter secondera nosefforts , et , vainqueurs des ennemis , nous les repousseronsau pied de leurs remparts. a

Ainsi les deux Ajax alloient réchauffant le courage de leursguerriers. Du haut de la muraille, des pierres pleuvent surles Troyens; de la main des Troyens , des pierres volent surla muraille. Le ciel en est obscurci; et la plaine et les toursgémissent sons leu r poids. Ainsi , dans la saison des frimas ,

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16h L’ILIADE.quand Jupiter a enchaîne les vents, et que les nues s’ouvrentà sa voix , la neige en gros flocons s’épanche sur la terre ,blanchit les promontoires et les montagnes, couvre la plaineet les travaux du laboureur, s’étend sur les rivages , et s’abîme

dans les flots. IJamais Hector, jamais les Troyens n’eussent forcé la fatalebarrière , si Jupiter n’eût armé contre les Grecs l’audace deson fils. Sarpédon court à la muraille; devant lui s’élève sonvaste bouclier, dont l’orbe d’airain , muni de peaux de tau-reau, est embrassé par des cercles , d’or. Deux javelots sontdans sa main , et jettent au loin d’clfrayantes clartés. Tel,en proie à une faim dévorante , le lion se précipite du som-met des montagnes , et va , jusque dans leur asile , attaquerdes troupeaux. En vain les pasteurs veillent armés , en vainles’chiens [ont une garde assidue; le monstre fond sur saproie , la ravit aux yeux de ses défenseurs , ou , blesse d’untrait. rapide , il expire sur sa victime. Tel Sarpédon brûle des’élancer sur la muraille , et de forcer les créneaux qui ladéfendent: a O Glaucus ! s’écrie-t-il, à quel titre, dans laLycie, fumes-nous toujours assis aux premiers rangs, tou-jours les plus distingués dans nos fêtes? Pourquoi ces hon-neurs qui nous égaloient aux Dieux? Pourquoi ces vastesdomaines, où, sur les bords du Xante, nous voyons croîtrenos bois et jaunir nos moissons? Viens , justifions les hom-mages et lcs respects des mortels. A la tète de nos guerriers,affrontons le feu du combat. Qu’en nous voyant, nos Lycienspuissent se dire: Nom n’obée’ssons point à des rois sansgloire,- c’élot’t à juste titre que nous leur prodiguions nos

richesses. Leur caleur est sans égale,- toujours il; volentaux dangers les premiers. Ah i cher Glaucus , si, loin deces funestes bords , nous pouvions échapper à la vieillesse etau trépas , tu ne me verrois point me précipiter au milieudes hasards , et t’y entraîner avec moi. Mais sous mille formesla mort "st suspendue sur nos têtes; il n’est point de mortelqui puisse se dérober à ses coups. Allons ou triompher oumourir. n

Il dit; Glaucus s’associe à sa destinée; I tous deux ilss’avancent, et. leurs Lyciens avec eux. Ménesthée , qui lesvoit accourir à*la tour qu’il défend, frémit à leur aspect.

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CHANT Hi. 16 5Des yeux il cherche quelqu’un des héros de la Grèce quipuisse détourner l’orage dont il est menacé. Ses regardsrencontrent les deux Ajax, rivaux toujours infatigables a laguerre. Il aperçoit Teucer, qui , pour combattre avec eux ,est sorti de sa tente : il les appelle en vain ; sa voix ne peutse faire entendre : l’airain mugit, toutes les portes a la foisgémissent sous les coups des Troyens.

Un héraut étoit auprès de lui : a Va , Thoos, va , lui dit-il:appelle les Ajax z oui, tous deux; l’assaut le plus terriblenous menace. Voilà les héros de la Lycie. si connus, siredoutés dans nos combats. Va : si comme nous l’ennemi lesattaque et les presse , que du moins le généreux fils de Téla-mon vienne . et Teucer avec lui. n

Il dit, et bientôt le héraut est aux lieux où combattent lesAjax : n Illustrés vengeurs de la Grèce , leur dit-il , le filsde Pétéus vous invite à venir, au moins un instant, partagerses travaux. Venez tous deux; un terrible assautle menace.Les héros de la Lycie, ces guerriers si connus, si redoutésdans nos combats, l’attaquent avec toutes leurs forces et.leur fureur. Si, comme lui, l’ennemi vous assiège et vous

’ presse , que du moins le généreux fils de Télamon vienne ,

et Teucer avec lui. » ’Il dit; le vaillant Ajax est prêt à voler sur ses pas : « Reste.

ici, dit-il au fils d’O’ilée , reste avec le généreux Lycomède ,

et tous deux excitez l’ardeur de nos guerriers ; moi, je vole.l à Ménesthee : dans un instant je repousse l’ennemi et je

reviens à toi. n 7Soudain il part: Teucer l’accompagne; Pandion, der-

rière lui, porte son arc , son carquois et ses flèches. Ils arri-vent a la tour que défend Ménesthée; déjà les Grecssuccombent; déjà , plus impétueux que la tempête , leschefs des Lyciens ont escaladé les murailles. Le combat serallume; des cris, des gémissements retentissent dans lesairs.

Ajax immole la première victime; l’ami de Sarpédon, legénéreux Épiclès, expire sous ses coups. Un bloc de marbrecouronnoit le rempart; l’homme le plus robuste qu’aitenfanté notre age le soulèveroit à peine; Ajax , sans elfort,le saisit et le lance; le casque du Lycien est fracassé du

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166 nuant.coup, le crane lie , éclate et se brise. Tel qu’un plongeur,le malheureux piclès tombe du haut de la tour, et son antes’envole. Glaucus s’élance sur la muraille: Teucer, d’une

. flèche , lui perce le bras qu’il livre nu à ses coups.Inhabile aux combats, le héros se rejette au pied du rempart,et dérobe sa retraite aux yeux et aux insultes de l’ennemi.

Sarpédon sent bientôt que Glaucus ne combat plus avec lui.Son cœur en gémit, mais il redouble encore de fureur et d’au-dace. Il plonge son épée dans le sein d’Alcmaon, et l’en

retire avec effort; le malheureux suit le fer meurtrier; iltombe aux pieds de son vainqueur, et l’air au loin retentit

du bruit de sa chute. ’D’une main vigoureuse, le héros de la Lycie saisit un descréneaux de la tour; le créneau cède au bras qui l’entratne;le mur , resté nu et sans défense, livre a Sarpédon et à sesguerriers un large chemin. Ajax et Teucer leur Opposent unenouvelle barrière z tous deux à la fois ils menacent ce chefredouté; Teucer, d’une flèche, atteint le lien qui attache sacuirasse. Mais Jupiter veille sur son fils et ne permet pas qu’ilexpire dans le camp des Grecs.

L’épée à la main, Ajax fond sur lui et frappe son bouclier.La pointe s’y enfonce, le héros fléchit et chancelle: il recule;mais l’espoir du succès l’attache encore à la muraille. Il se

tourne vers ses guerriers et les presse de le suivre z: O Lyciens!s’écrie-t-il, pourquoi cette honteuse langueur? Seul, quelsque soient mes efforts, je ne pourrai qu’avec peine vous frayér

le passage. Accourez tous : nos forces réunies assurerontnotre victoire. n Il dit; ses guerriers, honteux et tremblantsà sa voix, se pressent autour de lui. Les Grecs à les repoussers’animent et s’apprétent. Quel combat! quels efforts! les Ly-

ciens ne peuvent forcer la barrière qui les arrête; les Grecsne peuvent faire plier l’ennemi qui les presse. Tels, la me-sure a la main, les possesseurs de deux champs voisins lut-tent vainement l’un contre l’autre pour reculer la ligne quiles sépare.

Les casques, les boucliers sont brisés. Frappée par devant,par derrière, Grecs et Lyciens tombent et meurent confon-dus. La tour et la muraille sont inondées du sang des assié-geants et du sang des assiégés : tous, également intrépides,

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CHANT XIII. 167ne connaissent ni la terreur ni la fuite; la victoire flotte in.certaine. Telle, entre deux poids égaux, une balance hésitesuspendue. Enfin Jupiter va couronner la gloire d’Hector. Ala tète des siens, ce heros vole à la fatale muraille : u Accouorez, s’écrie-vil, o généreux Troyens! escaladez ce rempart,embrasez ces vaisseaux. n Il dit; tous se précipitent à sa voix ;tous, la pique à la main, ils s’élancent sur les créneaux.

Non loin de la porte étoit un vaste nocher qu’aujourd’huiles deux plus robustes mortels, a l’aide de leviers , élève-roient avec peine sur un char. Le héros le saisit, seul et sanseiïort. Telle, et moins légère encore, est à la main d’un berger

la dépouille d’une brebis. Pour soulever cette lourde masse,Jupiter lui a prèle le secours d’un invisible bras. Il marche àla porte : des ais étroitement unis en défendent l’entrée; lesdeux battante, fixés sur des gonds d’airain , sont, par uneserrure, l’un a l’autre encharnes; deux poutres mobiles lesconnement et les arment. Hector approche, s’assure sur sesjambes, et au milieu de la porte lance le bloc meurtrier. Sou-dain les sis mugissent, les gonds sont brisés, les poutres s’é-

cartent, les aux battants fuient, et le rocher va rouler dansle camp.

Le berne vole après le rocher; telle une nuit funeste vient,d’une embu soudaine , obscurcir la nature. Des éclairsjaillissent de l’acier qui le couvre; deux javelots étincellentdans sa main; la flamme pétille dans ses yeux. Un Dieucraindroit (remonter ses regards, et ne pourroit arrêter sonessor. Il se retourne vers ses guerriers; il les appelle; tousvolent sur ses traces; déjà ils ont franchi la muraille; déjàles portes sont brisées. Les Grecs, vers leurs vaisseaux, fuientéperdus; panent règne la terreur, partout on entend les crisdu désespoir et de la mort.

CHANT TREIZIÈME.

Jupiter e guide jusqu’aux vaisseaux Hector et ses Troyens.Il hi hisse sur cette sanglante arène soutenir seuls tout le

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168 L’lLIADE.poids des combats, et reporte ses immortels regards sur lescontrées où le Thrace dompte ses farouches coursiers , ou lebelliqueux Mysien croit pour la guerre et les alarmes, où lesplus justes des mortels, les Hippomolgues, se nourrissent dulait de leurs cavales, et jusqu’aux bornes les plus reculées dela vie, coulent des jours purs et sereins. Ses yeux ne se tour-nent plus sur les rives d’llion; il ne craint pas qu’aucun desDieux aille , au mépris de ses lois, donner à l’un des deuxpartis un secours qu’il réprouve.

Mais Neptune l’a observé; Neptune alu dans ses regards etdans sa pensée. Aux rives de la Samothrace, au sommet d’unemontagne qui commande et l’Ida, et la flotte des Grecs, et laville de Priam, le souverain des mers contemploit la scènedes combats. La , il déploroit le sort des Grecs; il accusoitJupiter, et ses décrets trop favorables aux Troyens. Soudainil s’élance de sa retraite. La montagne et ses bois. tremblentsous les pieds de l’Immortel. Il fait trois pas ; au quatrième,il foule Aigues et ses lointains rivages. La, tout brillant d’or,tout étincelant de lumière , s’élève , au fond des eaux, sonpalais d’immortelle structure. La, le Dieu attelle à son charses agiles coursiers aux pieds d’airain, a la crinière d’or; lui-méme il se revét d’or, prend en main une baguette d’or,

monte sur son char et le pousse sur la plainte liquide. Du fondde leur retraite , les pesantes baleines bondissent et recon-missent leur roi. De joie la mer s’entr’ouvre, les coursiersvolent, et le char, sans être mouillé, roule sur l’humide sur-face. Déjà le Dieu est aux lieux où reposent les vaisseaux desGrecs.

Entre les iles d’Imbre et de Ténédos, au fond de lamer,est une vaste caverne. La, Neptune arrête ses coursiers et lesdételle. Sa main, devant eux, jette l’ambroisie; de liens d’oril enchaîne leurs pieds, et jusqu’à son retour il les fixe danscet asile. Il vole au camp des Grecs. Impétueux comme laflamine, aussi bruyants que la tempête, les Troyens furieuxse précipitoient, en mugissant, sur les pas d’Hector. Déjà ilsbrûloient en idée la flotte ennemie; déjà ils voyoient leursvictimes abattues, palpitantes à leurs pieds.

Mais du sein des mers le Dieu qui fait trembler la terrevient, sous les traits (le Calchas , avec sa voix infatigable,

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CHANT xm. 169rallumer aux cœurs des Grecs et l’espoir et l’audace. Il s’a-

dresse aux deux Ajax, et par ce discours réchauffe encoreleur ardeur : c Intrépides guerriers, rappelez votre vigueurpremière, bravez de vaines alarmes; et la Grèce vous devrason salut et sa victoire. Ailleurs je ne crains rien des efforts-des Troyens; quoique déjà ils aient franchi la muraille, nosguerriers sauront les repousser et se défendre. Mais ici nousmenace un danger plus pressant, un orage plus terrible :c’est Hector, le redoutable Hector, qui nous poursuit furieux,étincelant, ivre de la faveur de Jupiter, dont il se vante d’e-tre le fils. Mais si quelque Dieu vous inspire, si vous osezcombattre et ranimer nos soldats, vous sauverez la flotte 3 endépit de Jupiter lui-même, vous arréterez Hector et son au-dace. n

Il dit, et du trident qui fait trembler la mer, il les frappetous deux; tous deux il les échauffe et les embrase. Une sou-plesse inconnue, une vigueur nouvelle, animent et leurs piedset leurs bras. Soudain le Dieu s’envole et se dérobe à leurvue. Tel, du haut d’un rocher, l’épervier fond sur sa proie.et, d’une aile rapide, la poursuit dans les airs; tel, loin desdeux guerriers, fuit le Dieu que redoute la terre.

Le fils d’O’ile’e l’a reconnu le premier : a Ajax, dit-il au fils

de Télamon, c’est un Dieu. c’est urf Immortel qui, sous les

traits d’un augure , vient nous ranimer aux combats; non ,ce n’est point la Calchas; ce n’est point cet interprète du cielque la Grèce révère. A la trace de ses pas, aux sillons de lu-mière qu’il a laisses derrière lui, j’ai reconnu sans peine un

habitant du céleste séjour. Et ce feu que je sens et cetteardeur qui me transporte !... Mon cœur vole aux combats;mes pieds, mes mains frémissent d’impatience et de rage. n

Le fils de Télamon lui répond: «Comme le tien, moncourage s’allume et s’enflamme ; ma main, comme la tienne,brûle de répandre le sang. Mes pieds semblent des ailes.Seul, je vais défier ce terrible Hector; seul, je vais l’abattreet l’immoler. n

Ainsi, pleins du Dieu qui échauffe leur audace , les deuxhéros se communiquent leurs transports. Neptune court auxvaisseaux. La d’illustres guerriers alfoiblis, épuisés , respi-

roient un instant pour revoler aux combats. A la vue des

l 15

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170 L’ILIADE.Troyens , déjà maîtres de la muraille , une rage impuissanteles dévore ; des larmes coulent de leurs yeux; ils n’attendentplus que des fers ou le trépas.

Mais soudain le Dieu s’élance au milieu d’eux , et ranimeleurs phalanges. Il appelle Teucer , Létus , Pénélee , Thoas ,Déipyre, Antiloque, Mérion, qui toujours les premiers afronotent les hasards. « O honte! s’écrie-t-il; ah! c’était de vous

que j’attendais le salut de nos vaisseaux, et vous abandonnezle combat! Ce jour, ce funeste jour éclairera donc notrechute et le triomphe des Troyens l

» O ciel ! mes yeux ont vu cet étrange, cet incroyable pro-dige! de vils Phrygiens porter la terreur jusque dans notrecamp! Semblables , jadis , aux faons timides , que les loups ,les léopards dévorent, errants et dispersés dans les bois, cettelâche milice n’osait soutenir notre aspect; et aujourd’hui,loin de leurs murailles , au milieu de notre camp , ils vien-nent nous égorger! et il faudra que la Grèce périsse victimede l’erreur de son roi, trahie par ses enfants , qui se laissentimmoler au milieu de nos vaisseaux , plutôt que de les dé-fendre. u

n Agamemnon a outragé Achille! Eh! faut-il’donc que

nous aussi, comme Achille , nous cessions de combattre?Efl’açons , elfaçons par un noble retour cette honteuse foi-blesse. Vous , vous surtout, l’orgueil et l’espoir de la patrie,arrachez-vous à cetteindigne langueur. Que le lâche se dérobeaux combats; je n’irai point sur une ame avilie perdre macolère et mes reproches ; mais vous, votre inaction a droit dem’indigner. Malheureux! cette inaction à chaque instantaccrott le danger. Allons , que l’honneur , que la vengeancevous enflamment. Quels périls! mais quelle gloire s’apprête!Hector, le fougueux Hector vient fondre sur nos vaisseaux;déjà les portes sont tombées devant lui. n

A la voix de Neptune, l’audace renaît dans tous les cœurs.Autour des deux Ajax se rassemble une phalange guerrière.Les héros de la Grèce vont, avec eux, attendre Hector et lebraver. Mars, au milieu d’eux , avoueroit leur courage,Minerve elle-même souriroit à leur noble fierté. Le soldats’appuie sur le soldat; les boucliers sont pressés par les bou-cliers ; les casques heurtent les casques ; les [allaches flottent

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CHANT un. 171confondus avec les panaches; les piques , frappées par lespiques, étincellent et menacent l’ennemi. Dans tous les rangsrespirent l’ardeur de combattre et l’espoir de se venger.

Mais déjà les Troyens ont fondu sur eux; plus terriblequ’eux tous, Hector se précipite cantre cette foret de lances,de piques et de javelots. Tel un rocher que les efl’orts de lapluie ont arraché du sommet d’une montagne, roule, en bon-dissant, avec le torrent qui l’entratne. Dans sa chute rapide,il fait gémir la foret sans son poids; mais il tombe dans levallon , et , malgré le mouvement qui l’anime encore , sacourse soudain languit et s’arréte. Tel voloit Hector; tel ilmenaçoit de porter jusqu’aux rives de l’Hellespont le carnageet l’effroi. Mais, sur l’intrépide phalange, son choc s’amortitet s’éteint.

La, une barrière de fer l’arrete et le repousse. Il recule, et,’ la rage dans les yeux, il s’écrie 2 a Troyens, Lyciens, Darda-

niens, soutenez-moi. Ce gros d’ennemis, cette colonne mena-çante, ne pourra long-temps résister à mes coups. Elle vafléchir devant moi, si le Maltre des Dieux, le Dieu que Junonredoute, ne trompe point mes vœux et’ses promesses. n Il

dit, et le feu qui l’anime embrasMons les cœurs.Ivre d’espoir et d’orgueil, s’avance un fils de Priam, l’agile

Déiphobe; son bouclier le couvre et marche devant lui.Mérion , à travers ce rempart, essaie de le percer. Sa piquefrappe l’orbe retentissant, mais elle ne peut en traverserl’épaisseur; le bois se rompt, et dans sa main restent d’inn-

tiles débris. Le Troyen frémit, et , loin de lui, recule sonbouclier. Furieux, et de la victoire qui lui échappe, et de sonarme brisée, Mérion se rejette au milieu des Grecs, et vole à

sa tente, pour y prendre une autre pique.Le combat s’enflamme , l’air retentit d’horribles clameurs ;

un fils du riche Mentor, le vaillant Imbrius , expire sous lescoups de Teucer. Avant que les Grecs abordassent aux rivesde la Phrygie, Imbrius habitoit dans Pédée. L’hymen l’avait

uni à la jeune Médésicaste , fille de Priam, mais fruit d’unillégitime amour. A la voix du danger qui menaçoit Ilion ,Imbrius accourut pour le défendre. Rival des héros les plus

’ fameux , Priam le reçut dans son palais , et le chérit à l’égal

de ses fils.

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172 L’ILIADE.Teucer lni enfonce sa pique dans la tète, et l’en retire san-

glante. L’infortuné tombe étendu sur la poussière, et l’air au

loin retentit du bruit de sa chute. Tel, au sommet des mon-tagnes, le sapin altier expire sons les coups de la cognée, etcouvre la terre de ses vastes débris.

Le vainqueur fond sur sa victime, impatient de lui arracherson armure. Hector lui lance un javelot; mais le souple Teu-cer se courbe et se dérobe au trépas. Le fer meurtrier vapercer le sein d’Amphimaqne , un fils de Ctéatus. Il tombe ,et la terre et l’acier qui le couvrent gémissent sans son poids.

Le fils de Priam s’élance pour lui arracher son casque etson panache. Soudain un javelot part de la main d’Ajax , etfrappe son bouclier; la pointe homicide ne peut percer lerempart d’airain qui le défend, et atteindre jusqu’à lui ; maisil fléchit sans le coup , et recule étonné, loin du guerrier qu’il

veut venger , et de celui dont il vouloit emporter les dé- ’pouilles.

Les chefs intrépides des Athénicns. Stichius et Ménesthée,

portent au milieu des Grecs le corps du malheureux Amphi-maque ; les deux Ajax , la fureur dans les yeux, fondent surles restes d’lmbrius , et s’emparent de ce sanglant trophée.Tels deux lions vont au milieu des chiens saisir leur proie, etla traînent en triomphe dans leur repaire. Les deux hérosdépouillent le cadavre de l’armure qui le couvre. Pour vengerAmphimaque, le fils d’Oïlée tranche la tété , et , d’un bras

que la rage anime, il la jette au milieu des Troyens. Elle va,sur la poussière, rouler aux pieds d’Hector.

A la vue de son petit-fils égorgé dans cette funeste mêlée,

Neptune sent redoubler sa fureur. Il vole aux tentes, auxvaisseaux; partout il enflamme les Grecs , et forge la tem-pète qui doit accabler les Troyens. Idoménée s’offre à sa vue.

Il quittoit un guerrier blessé, que dans sa tente avoient rap-porté ses Crétois. Après avoir remis à de savantes mains lesoin de ses jours, le monarque brûloit de revoler aux com-bats. Neptune emprunte la voix de Thoas , le fils d’André-mon , qui règne sur Calydon et sur Pleurene , et qu’à l’égaldes Dieux révère l’Étolie: a O monarque des Crétois! s’écrie-

t-il, que sont devenus les prouesses des Grecs ! Où sont cesfiers destructeurs d’Ïlion l

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CHANT xi". 173- n O Thoas! lui répond Idoménée , n’accuse point la

valeur de nos guerriers. Nous savons tous atlronter le trépas;aucun de nous ne cède à de vaines terreurs ; aucun de nousne fuit en [ache un combat désormais inégal. C’est Jupiter,ce sont ses funestes décrets qui nous accablent. Il veut, loind’Argos , ensevelir sur ces rives et les Grecs et leur gloire.O T huas! tu fus toujours intrépide à la guerre; en ce momentencore, tu viens ranimer notre courage. Allons, et que tonexemple, ainsi que tes discours, enflamme nos guerriers.

- u O Idoménée! puisse le malheureux qui, dans ce jour,se dérobe aux combats, ne jamais revoir sa patrie! Puisse.t-il,sur ces bords, être la proie des chiens et des vautours! Va ,cours revêtir ton armure; marchons tous deux où le devoiret la gloire nous appellent. Eh! que ne devons-nous pas at-tendre de nos communs efforts ! Unis ensemble, les plus vilssoldats deviennent des héros; et nous, la Grèce nous compteparmi ses plus intrépides vengeurs! u

A ces mots, le Dieu se précipite au milieu du carnage.Idoménée court à sa tente, et ceint sa brillante armure;deux javelots étincellent dans sa main; sous ce formidableappareil il revole au théâtre des combats. Tel, à la voix duMaltre du tonnerre , l’éclair fend la céleste voûte; tels sesfeux menaçants portent l’épouvante au cœur des mortels.

Non loin de sa tente le fidèle Mérion vient s’ofl’rir à sesyeux : r: 0 fils de Molus! s’écrie-t-il; 0 tendre ami d’Ido-

menée! pourquoi quittes-tu cette sanglante arène? Quelmotif te rappelle en ces lieux? une blessure P... un messageimportantP... Que vas-tu m’annoncer.? Je courois partagertes dangers et tes travaux. -O roi des Crétois! ma piques’est brisée sur le bouclier de Déiphobe; j’allais en prendre

une autre dans ta tente.-- n» Va : vingt-une piques y brillent suspendues; je les

arrachai toutes à autant de Troyens immolés de ma main.Toujours corps à corps j’attaque l’ennemi. Delà , tant depiques, de casques, de boucliers, de cuirasses, l’ornement dema tente, et les trophées de mes victoires.

-. » Ma tente, comme la tienne, est remplie des dépouillesdes Troyens. Mais elle est trop loin au 3re de mon impa-tience. Jamais on n’a vu se démentir mon courage. Toujours,

15.

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17h L’ILIADE.aux premiers rangs, j’aflronte l’ennemi; d’autres peut-êtreignorent mes exploits, mais toi, tu en as été le témoin; j’ai

toujours combattu sans tes yeux.--- » Tes exploits! eh i qui ne les cannoit pas! S’il falloit ,

avec l’élite de nos guerriers, marcher à une embuscade, iln’en est point qui n’avouat ton audace. C’est la que la valeur

brille dans tout son lustre; c’est la que le soldat sans cou-rage se trahit, et que le héros se montre tout entier. Le lâchepâlit, il frissonne, son cœur palpite, ses genoux tremblantsse dérobent sous lui; ses lèvres frémissent; la terreur et lamort sont dans tous ses sens. Mais le brave , le front serein ,immobile dans son poste, appelle le combat et les dan-gers.

» La, jamais tu ne recevras une honteuse blessure : tou-jours a la tète des guerriers, toujours portant les premierscoups, tu n’offriras au fer ennemi que ta tète ou ton sein.Mais laissons à des enfants d’inutiles discours. Chignons detrop justes reproches. Va, choisis, une pique , et reviens surmes traces. u

Il dit; Mérion voie, saisit une pique; et ,- aiîamé de car-nage, il marche avec Idoménée. Tel. le destructeur des hu-mains, Mars s’élance au milieu des batailles; sa tille, laTerreur, aux bras de fer , au iront d’airain , s’avance sur sespas, et verse l’épouvante aux cœurs les plus intrépides. Auxcris des Phlégiens et des peuples d’Éphyre, tous deux ontabandonne les montagnes de la Thrace ; mais ils n’cxaucerontqu’un des deux partis, et lui donneront a lui seul la victoire.Tels voloient aux combats les chers des Crétois. L’acier quiles couvre réfléchit d’eti’rayantes clartés.

a Où marchera Idoménée? dit Mérion; au centre? a ladroite? a la gauche? Partout je vois un égal danger.

- » Au centre combattent les héros de la Grèce. J’y voisles deux Ajax; j’y vois Teucer, excellent archer et soldatintrépide. Ils sauront nous détendre contre Hector et mat-triser sa rage. Non, quelle que soit sa vigueur, Hector nepourra rompre cette barrière. Ils sauveront nos vaisseaux deses feux, a moins que, la torche à in main, Jupiter lui-mentene les embrase. Il n’est point de mortel que redoute Ajax, lefils de Télamon, si le fer peut l’atteindre on la pierre le frapa

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CHANT un. 175per. A combattre de pied ferme, il seroit le rival d’Aehille;à la course , Achille ne sauroit en avoir. Marchons à la gau-che ; aujourd’hui la mort ou la victoire! »

Il dit , et semblable au Dieu de la guerre, Mérion vole oùle monarque le guide. A son aspect, à celui d’ldoménée quifond sur eux, l’œil en leu , le regard étincelant, les Troyensréunissent leur rage et leurs allons. Le combat s’enflamme ,et la victoire flotte incertaine. Tels, aux jours brûlants del’été , on voit des tourbillons de poussière s’élever sur les

ailes des vents, et s’agiter suspendus dans les airs. Grecs etTroyens,tous sont animés d’une fureur égale , tous brûlent

de se baigner dans le sang. La mort erre sur cette foret depiques et de javelots; des éclairs jaillissent des casques, descuirasses, des boucliers, et vont au loin etl’rayer les regards.Quel mortel, quel itéras pourroit, d’un œil tranquille, con-templer cette scène d’horreurs?

Deux Divinités , deux fils de Saturne , ont excité cetteaffreuse tempête. Pour venger Achille, pour plaire à Thétis,Jupiter donne la victoire à Hector et à ses Troyens; mais ilne veut pas que la Grèce entière périsse sous les murs d’Ilion.Pour venger les Grecs, Neptune a quitté son humide séjour;il les soutient contre la colère du Dieu qui les poursuit. Égalà Jupiter par sa naissance, Neptune respecte en lui les droitsde Page , et une intelligence supérieure à la sienne. Il n’osedétendre avec éclat les guerriers qu’il protège; mais , caché

sous les traits d’un mortel, il réveille leur audace et encou-rage leurs efforts. Tendue par les célestes rivaux, l’irruptiblachaîne de la discorde et de la guerre embrasse les deux par-tis, et dans ses indissolubles nœuds, Grecs et Troyens expi-rent serrés et confondus.

Quoique blanchi parl’age, Idoménée, à la tète de ses guer-

riers, fond sur l’ennemi, et porte au loin la terreur et lafuite. Il immole Othryonée , que du fond de la Thracel’amour et la gloire avoient naguère amené sur ces rives.Othryonée promettoit le plus noble des exploits; les Grecs,loin d’llion, alloient fuir à son aspect. Pour prix d’un si rare

service, il demandoit que Cassandre, la plus belle des fillesde Priam , fut unie a sa destinée. Priam avoit jure (le cou-ronner sa flamme, et Othryone’e combattoit sur la foi de ses

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i 76 L’ILIADÏ-l.serments; ivre d’espoir, d’amour et d’orgueil , il défioit leshéros de la Grèce.

Idoménée lui lance un javelot; sa cuirasse ne peut le ga-rantir du trépas. Le fer lui déchire le flanc; il tombe étendusur la poussière , et la terre gémit sous son poids. Le vain-queur triomphe et s’écrie : « 0thryonée, tu seras pour moile plus grand des humains, si tu tiens à Priam la parole quetu lui as donnée. Priam t’a promis sa fille : viens, d’un hymen

plus noble nous récompenserons tes exploits. Si tu veux avecnous renverser la superbe Ilion, nous t’amèuerons, d’Argos,la plus belle des filles d’Atride. Viens sur nos vaisseauxdresser les conditions d’une alliance digne de toi. n A cesmots, il saisit le cadavre et l’entraîne au milieu des Grecs.

Asius accourt pour le venger : il est à pied. Ses coursiers,que son écuyer conduit sur ses pas , le blanchissent de leurécume. Asius brûle d’immoler Idoménée. Mais, plus prompt

que lui, le roi des Crétois lui enfonce sa pique dans la gorge.Tel, au sommet d’une ’montagne, le chêne ou le sapinaltier tombe, en gémissant. sous les coups de la cognée. Tel,devant son char, aux pieds de ses coursiers , Asius va me-surer la terre. Sa bouche écumante mord la poussièreabreuvée de son sang. Pale, interdit, éperdu, son écuyern’ose ni fuir l’ennemi. ni détourner son char. Antiloquelui lance un javelot, sa cuirasse ne peut le défendre; le fers’enfonce dans ses entrailles : il tombe palpitant, et le filsde Nestor entratne, au milieu des Grecs. son char et sescoursiers.

Indigne du sort d’Asius, Déiphobe s’avance, et d’unjavelot veut percer Idoménée. Le héros le voit, se courbe ,et, caché sous le vaste abri de son bouclier, il se dérobe autrépas. Le trait vole en sifflant sur sa tète; le bouclier frémit;le coup, trop sur, va plus loin frapper Hypsénor, un filsd’Hippasus , et le renverse sans mouvement et sans vie. Déi-phobe triomphe de sa victoire; il s’écrie : a Asius du moinsn’est pas mort sans vengeance. Cette victime ira , dans lesEnfers , consoler son ombre. n

Il dit; les Grecs frémissent. Antiloque , plus qu’eux tous ,est transporté de douleur et de rage. Pour défendre lesrestes d’un ami qui lui fut cher, il s’élance , et les couvre de

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CHANT XIII. 1 77son bouclier. Deux de ses compagnons , Méeistée et Alastor,les prennent entre leurs bras, et, en gémissant, les reportentsous sa tente.

Toujours animé d’une égale audace, Idoménée brûle de

précipiter encore des Troyens dans la nuit éternelle, ou depérir lui-mémé pour la commune défense. Un héros , le filschéri d’Ésyétés , et le gendre d’Anchise , Alcathoüs , s’offre

a ses coups. L’hymen , au printemps de ses jours , l’avoit unià la jeune Hippodamie. Couple heureux i Hippodamie étoitl’amour et l’orgueil de ses parents; toutes les Troyennes deson age envioient son esprit, ses talents et ses graces. Detous les Troyens de son age , il n’en étoit point de plus beau,de plus aimable qu’Alcathoüs.

Neptune le livre au fer d’Idoméuée. Ce Dieu lui-méméenchaîne ses pas ,.et répand dans son ame et dans ses yeuxune stupeur funeste. Il ne peut ni fuir ni se dérober au tré-pas qui le menace. Debout, immobile , tel qu’un arbre ouune colonne, le javelot du monarque crétois l’atteint, et,malgré sa cuirasse, le perce et le déchire. Ce coup le rap-pelle a lui-mémé ; un cri échappe a sa douleur; il tombe :pressé sous son poids , le fer s’enfonce dans son cœur etpalpite avec lui. La mort, d’un sommeil de fer, accable sespaupières.

Idoménée triomphe; il s’écrie : a 0 Déiphobe! crois-tuque ces trois victimes soient d’une valeur égale à la tienne PMalheureux, tu t’applaudis de ta victoire !Viens, viens temesurer aVec moi, tu reconnottras ce que peut le sang deJupiter. Ce Dieu donna le jour a Minos , Minos à Deucalion;et Deucalion, avec la vie , m’a transmis le sceptre des Cré-tois. Mes vaisseaux m’ont conduit sur ces rives , pour être tonfléau , le fléau de ton père, le fléau de la patrie. u

Il dit; Déiphobe balance, incertain s’il ira dans la fouledes Troyens chercher un guerrier qui le seconde , ou si seulil affrontera ce dangereux rival. Enfin il se décide à implorerle secours d’Énée. Il trouve ce héros loin de la mêlée , tou-

jours aigri contre Priam , qui n’a pas assez distingué sa valeuret honoré son courage.

Il l’aborde z a Illustre appui des Troyens, cher Énée, luidit-il , si la gloire a quelque droit sur ton cœur, viens ven-

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178 L’IIJADE.ger un héros que les nœuds de l’hymen unirent a ta famille;

viens venger Alcathoüs , qui, dans son palais , éleva tonenfance z le fer d’Idoménée l’a ravi à ta tendresse.

Il dit; le héros est ému; son courage se réveille: il voleau monarque des Crétois. Idoménée ,ne sent point, a sonaspect, une léché frayeur. Il brave, immobile , la tempêtequi le menace. Tel , au sein des bois , le sanglier intrépidedéfie une troupe de chasseurs conjurés contre lui. Le poilhérissé , les yeux étincelants , il aiguise ses bruyantes défen-

ses , et sa rage impatiente appelle les chasseurs et les chiens.Tel paroissoit Idoménée ; tel il bravoit son formidable rival.Ses yeux rencontrent Ascalaphe, Déipyre, Apharée, Mérion,Antiloque , la terreur des Troyens. Il les appelle. a Amis ,venez me défendre. Cet Énée, si léger a la course , si ter-rible dans les combats , il vient fondre sur moi. Je crains sajeunesse. je redoute sa vigueur. Ah t si avec le courage queje sans , je n’arois qu’un age égal au sien , bientôt il seroit

ou mon vainqueur ou ma proie. n Il dit; tous accourentensemble , et se pressent autour de lui. Énée entraîne sur ses

pas, et Déiphobe, et Paris, et Agénor, qui, comme lui,commandent aux Troyens. Leurs soldats , a grands flots , seprécipitent sur leurs traces. Le cœur du héros sent, a cetaspect, redoubler son orgueil et sa fierté. Tel, sous les loisdu bélier qui le devance , un troupeau nombreux abandonnele pâturage ; et va se désaltérer au bord d’une ondepure. Le berger sourit, et d’un œil satisfait contemple sesrichesses.

Sur le corps sanglant d’Aicathoüs , tous ces guerrierss’élancent, et, le fer à la main, ils se disputent ses dépottilles.Les coups qu’ils se portent font gémir et les boucliers et lescuirasses. Deux héros, le fils d’Anchise et le roi de Crète. sesignalent par les plus terribles efforts. Rivaux du Dieu descombats, tous deux ils brûlent de s’atteindre et de s’égorger.Énée , le. premier , a lancé son javelot; mais Idoménée a vule coup, et se dérobe au trépas. Le fer inutile s’enfonce enfrémissant dans la terre. Le roi des Crétois plonge sa piqueau sein d’Énomaiis ; la pointe homicide perce la cuirasse, etdéchire les entrailles. Le malheureux guerrier tombe , etmord la terre ensanglantée.

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CHANT XIil. 179Idoménée retire le fer de sa blessure ; mais, accable de

traits, il ne peut lui arracher sa dépouille. Ses genoux n’ontplus leur souplesse première ; il ne peut ni fondre sur l’en-nemi, ni se replier sur les siens. Il repousse la mort qui l’en-vironne, et recule à pas lents.

Toujours acharne contre lui, Delphobe lui lance un jave-lot; mais le fer trompe encore sa fureur, et va percerAscalaphe, un fils du Dieu des combats. Il tombe, et mordla terre arrosée de son sang. Enchaîné comme les autresDieux par les décrets de Jupiter, Mars est au sommet del’Olympe ; un nuage d’or, dont il est environne, lui cache ladestinée de son fils,

Déiphobe fond sur sa victime, et lui arrache son casqueétincelant. Mérion s’élance sur Déiphobe , et lui enfonce un

javelot dans le bras. Sa main s’ouvre , le casque échappe ettombe. Tel qu’un vautour, iMérion s’élance une seconde

fois, retire son fer sanglant, et se rejette au milieu des

Grecs. -Politès, un frère de Déiphobe, accourt, le reçoit dans sesbras, et, loin du combat, le conduit aux lieux où reposentson char et ses coursiers. Gemissant , accablé de douleur etbaigné du sans qui coule de sa blessure, on le remeneàTroie. Le carnage s’accroît, et d’horribles clameurs toutretentir les airs; le fils d’Anchise fond sur Apharée et luiplonge son épée dans la gorge. Sa tète penche, il tombe; soncasque, son bouclier, le pressent de leur poids, et la mort le

couvre de ses ombres. AAntiloque se précipite sur Thoon, qui fuit; il l’atteint, et,de sa pique, illlui coupe la veine qui règne le long du dos ets’élève jusqu’au col. Le malheureux tombe renversé surla

poussière, et vers ses compagnons tend des bras défaillants.le vainqueur fond sur sa proie, et, les yeux ouverts sur toutce qui l’environne, il lui arrache son armure. Les Troyens,de leurs piques , de leurs javeloB, [ont gémir son bouclier;mais ils ne peuvent l’ellleurer. Neptune veille sur le fils de -Nestor , et le défend du trépas. Toujours l’orage gronde sursa tète ,.toujours l’ennemi l’assiege et le menace; mais par-tout il presente un iront intrépide , et le fer et la mort étin-cellent dans sa main. Adamns, ,un des fils d’Asins, fond sur

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180 L’lLIADE.lui, et de sa’pique il frappe son bouclier ; mais le Dieu qui leprotège affoiblit le coup : la pointe s’arrête émoussée; le ferse brise et vole en éclats. Pour se dérober à la mort, Adamasfuit au milieu des Troyens; Mérion le poursuit, l’atteint, etdans le flanc lui plonge un javelot meurtrier. Attaché à cettearme funeste, il se roule, il s’agite. Tel un taureau que dufond des bois entraînent des bergers, se débat dans les liensdont il est chargé , et, frappé du coup mortel, palpite sur laterre; Mérion arrache le fer de sa blessure, et soudain le voilede la mort s’épaissit sur ses yeux.

D’un large cimeterre, Hélénus frappe Déipyre a la tète.Son casque brisé va rouler aux pieds des Grecs , et ses yeuxsont couverts d’une nuit éternelle. Ménélas en gémit; lejavelot à la main, furieux, menaçant, il fond sur Hélénus. Lefils de Priam bande son arc, et la flèche et le javelot partentà la fois. Le trait va frapper la cuirasse de Ménélas, et rejail-lit émoussé. Ainsi le blé bondit sur le mobile instrumentdont Bacchus fit présent aux humains. Le javelot d’Atrideperce la main d’Hélénus, et l’attache à son arc. Pour se déro-

berau trépas, le malheureux fuit au milieu des Troyens , lamain pendante , et traînant l’arme qui l’a frappé. Agénor

retire le fer , et du tissu d’une fronde que portoit un de sessoldats il enveloppe la blessure.

Pisandre fond sur le roi de Lacédémone. Son destin , àMénélas! l’amène sous tes coups. Dans ce combat funeste,c’est de ta main qu’il doit recevoir la mort. lis s’approchent;le fer du fils d’Atrée manque sa victime , et trompe l’œil qui

le guide; le Troyen enfonce le sien dans le bouclier du héros.Déjà il triomphe; mais la pointe s’arrête, et la pique est rom-pue. Ménélas , l’épée à la main , s’élance sur son ennemi.

Couvert de son bouclier. Pisandre saisit la hache meurtrière.Tous deux ils frappent à la fois. L’aigrette du monarque estabattue. Pisandre , au front, reçoit un coup mortel. Les ossont brisés , les yeux sanglants roulent sur la poussière; iltombe, et son ame s’envole dans la nuit du trépas.

Le vainqueur se précipite sur le malheureux cadavre , lepresse sous ses pieds, lui arrache ses dépouilles; et, toutriomphant, il S’écrie z a Perfides Troyens, monstres insatia-

bles de combats , il faudra bien enfin que vous abandonniez

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CHANT Km. 181nos vaisseaux! lnfàmes ! aux alfronts que vous m’avez faitsfalloit-il ajouter de nouveaux affronts? Vous avez bravé lecourroux du Dieu vengeur de l’hœpitalité violée, de ce Dieudont la foudre anéantira vos murailles. Au sortir de ma table,vous m’avez ravi une épouse chérie, et mes trésors avec elle,et aujourd’hui vous brûlez encore d’embraser nos vaisseauxet d’égorger nos guerriers l Mais enfin, volis verrez ici expi-rer votre audace.

n 0 Jupiter! o toi dont la sagesse , dit-on, gouverne lesmortels et règne sur les Dieux! est-ce la ton ouvrage PQuoi!tes bienfaits sont pour un peuple de brigands, pour d’injustesravisseurs ! Sans cesse tu ranimes leur courage pour renou-veler» nos dangers et leurs injures. Le doux sommeil fatiguenos paupières; la nature s’épuise au sein des voluptés; nous

nous lassons des fêtes; les sons touchants de la musique, pèsent enfin a notre oreille engourdie; et la guerre, cet

objet d’horreur pour les autres mortels, les Troyens ne peu-vent s’en rassasier! n Il dit, et arrache la dépouille à sa vic-time encore palpitante, la remet à ses guerriers, et revole aucarnage.

Harpalion, un fils de Pylémènes, vient fondre, sur lui.Harpalion sur les traces de son père avoit volé au secours deTroie.HéIas! il ne reverra point sa patrie. Son javelot afrappé le bouclier de Ménélas; mais la pointe s’y arrêteémoussée. Pour se dérober à la mort, Harpalion se rejette au

milieu des Troyens; ses yeux inquiets errent autour de lui.Pendant qu’il recule, Mérion lui lance une flèche meurtrière;le fer s’enfonce dans son flanc ct le déchire; ses genouxfléchissent; il tombe dans les bras de ses guerriers , et,comme un vil insecte, ce héros expire étendu sur la pous-sière. Son sang coule a gros bouillons , et la terre en estinondée.

Ses fidèles Paphlagoniens se pressent autour de lui. Lecœur déchiré de regrets, ils le mettent sur son char et le re-ménent tristement a Troie. Son père marche avec eux et l’ar-

rose de ses larmes. Larmes inutiles! rien ne peut rappeler sonfils de la nuit du trépas. Paris a vu périr en lui son hôte,son ami. Furieux , il bande son arc, et lui cherche une vic-time. Parmi les Grecs, on comptoit Enchénor, un tils du di-

il;

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182 L’ILIADE.vin Polyide. La superbe Corinthe, qui l’avoit vu croitre dansses murs, vantoit son opulence et admiroit ses vertus.

Sûr du destin qui l’attendait à Troie , son courage osa lebraver. Souvent le sage Polyïde lui avoit prédit que son sortétoit, ou de mourir d’une maladie cruelle , au sein de sonpalais, ou de périr au milieu des combats, sous le fer desTroyens. Il fuit également et la honte de languir inutile dansla Grèce, et la douleur d’expirer sans gloire dans son lit. Letrait de Paris l’atteint au-dessous de l’oreille ; son ame sten-vole, et la mort le couvre de ses ombres. Tel qulun feu dévo-rant, la fureur des guerriers multiplie les ravages. Le Grecsent redoubler son audace avec ses succès. Le Dieu des mersencourage et soutient ses efforts , que bientôt va couronnerla victoire.

Loin de ce théâtre sanglant, Hector ignore qu’a la gaucheles Troyens sont près de succomber. Toujours il combat aucentre , près de cette porte qu’il a renversée, sous ce murqu’ontaprès lui franchi ses guerriers. La, surune rive étroite,reposent les vaisseaux d’Ajax et de Protésüas. La, le rempartplus foible n’élève, entre la plaine et le camp, qu’une humble

barrière. La, l’infanterie et la cavalerie combattent, mêléeset confondues.

Les guerriers de la Béctie , les Épéens, les Phthiens, lesenfants de l’Ionie et de la Locride, arrêtent avec peine l’en-nemi prêt à s’élancer sur la flotte :,plus terrible que la foudre,

Hector fond sur eux , et tous leurs efforts ne peuvent le re-pousser. Aux premiers rangs sont les héros d’Athènes. Mc-nesthée les commande. Phidas, Stichius et Bias échaulfentleur courage et guident leurs exploits. A la tète des Épeens,Mégès, Dracius , Amphion , déploient toute leur vigueur ettoute leur audace. Médon et Podarces donnent aux Phthienset l’exemple et la loi. lphiclus, avec son sang, transmit à Po-darces et la valeur et les vertus de Phylacus, son père.

Fruit d’un illégitime amour , Mednn étoit le fils d’Oïlée;

Ajax l’avouoit pour son frère. Banni de sa patrie par la hained’Eriopis, sa marâtre, Phylace le reçut dans ses murs et con-sola ses malheurs. Ces héros et leurs guerriers , mêles avecles Béotiens, ne respirent que le carnage et la vengeance.Toujours auprès du fils de Télamon , le fils (llOi’lée partage

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CHANT xm. 183ses dangers et ses travaux. Tels, attelés sous le même joug,deux bœufs tracent à pas égaux «le pénibles sillons; unemême ardeur les anime; la sueur dégoutte de leur front, etle soc derrière eux déchire le sein de la terre z tels les deuxAjax marchoient, combattoient, frappoient ensemble.

Sur les pas du fils de Télamon s’avance une foule d’intré-

pides soldats qui soutiennent son bouclier, quand. épuisé defatigue, ses genoux fléchissent sous lui. Le fils d’Oilee n’est

point suivi de ses Locriens ; jamais les Locriens ne combat-tent de pied ferme ; un casque n’ombrage point leur tète. Ilsne savent ni se couvrir d’un bouclier, ni lancer des javelots.Armes de l’arc et de la fronde, ils portent de loin, dans lesphalanges ennemies, le désordre et l’effroi. Cachés en ce mo-

ment derrière les autres corps , ils font pleuvoir sur lesTroyens et les traits et les pierres. Sous les coups de cetteinvisible milice, le fils de Priam voit ses guerriers se troubleret languir découragés.

Ils alloient, loin des tentes et des vaisseaux des Grecs,chercher un asile au pied de leurs remparts, quand Polyda-mas s’approchant d’Heclor : « O fils de Priam! lui dit-il, tudédaignes toujours mes conseils; parce que les Dieux te firentle plus brave des ’mortels, prétendroisütu être Encore le plus-

sage ?Non, le ciel ne prodigue point a un seul toutes ses fa-veurs. A l’un il donna le courage, à l’autre, les talents et lesgraces. Un autre a reçu de Jupiter une portion de cette in-telligence suprême qui l’anime, rare bienfait qui sauve lescités et assure le destin des États.

n Il fautque je te dise encore ce que mon zèle m’inspire.De tous côtés, le fer et la mort t’environnent. Déjà une par-tie de tes guerriers a quitté le champ de bataille. Les autres,désespérés, luttent avec peine contre un ennemi plus nom-breux. Recule un instant. Rassemble auprès de toi nos chefsles plus distingués. Avec eux, nous verrons si nous pouvonsencore disputer la victoire, ou si, par une sage retraite, nousdevons prévenir notre honte et nos disgraces. Je tremblequ’aujourd’hui les Grecs ne nous rendent l’affront qu’ils re-

çurent hier. Près de leurs vaisseaux nous attend un mortelinsatiable de combats, qui bientôt, a la vue du danger com-mun , s’armera contre toi. n Il dit; Hector applaudit a son

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1814 L’ILIADE.discours. Soudain il s’élance de son char : a Polydamas, dit-il, retiens ici les chefs de nos guerriers. Moi, je vais ailleursaffronter les combats. Quand j’aurai donné mes ordres, jereviens à toi. »

A ces mots, il vole au milieu des Troyens et de leurs alliés.Sur son casque étincelant flotte son superbe panache. Oncroit voir bondir une montagne que la neige a blanchie etque le soleil dore de ses rayons. Ses cris raniment ses soldatset réchauffent leur audace. Les chefs, à sa voix, courent versPolydamas, et se pressent autour de lui. Le héros arrive à lagauche : ses yeux y cherchent Déiphohe, Hélénus, Adamas,Asius. Ils ne rencontrent que des restes échappés à la fureurdu combat. Déjà, prés des vaisseaux, les uns sont tombéssous le fer ennemi; les autres , blessés , demi-morts , gémis-sent au pied de la muraille. Seul, au milieu de ce carnageaffreux , Paris rassure ses guerriers et ranime leur cou-

rage. ’a Malheureux Paris! s’écrie Hector, vil esclave des fem-mes ! lâche séducteur! où sonf Déiphobe, Hélénus, Adamas,

Asius? ,Qu’est devenu 0thryonee l Ah! c’est aujourd’huiqu’Ilion périt avec ses vengeurs! c’est aujourd’hui que ta

chute est certaine. I- u Hector, quelle est ton injustice! Tu as pu d’autresfois accuser ma lenteur , mais jamais mon courage. Aujour-d’hui, ton frère a été digne de toi. Depuis qu’aux vaisseaux

des Grecs tu as guidé notre audace , j’ai toujours combattudans ce poste, j’ai t0ujours affronté l’ennemi. Othryonée,Adamas, Asius, ont péri sous mes yeux; Déiphobe, Hélénus,vivent encore; Jupiter les a garantis du trépas; mais tousdeux, blessés à la main , ils ont abandonné cette funestearène. Allons, marche où t’entraine ton courage. Je vole surles traces; mon bras secondera ton bras; mes efforts ne fini-ront qu’où finira ta vigueur. Eh! quel héros pourroit t’en pro-

mettre davantage? nIl dit;Hector sent désarmer sa colère. Soudain ils volent

aux lieux ou la mêlée est la plus sanglante, aux lieux où com-battent Cébion, Polydamas, Phalcés, Ortée, Polyphéte, Pal-mes, Ascagne et Morys, tous deux fils d’Hipotion, tous deuxarrivés la veille du fond de l’Ascanie pour relever d’autres

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CHANT xur. ’ 185guerriers qui, de cette contrée, étoient déjà venus au secoursd’llion.

Jupiter a rallumé le feu des combats. Les Troyens fondentsur les Grecs avec plus de fureur et de rage. Telle, à la voixdu tonnerre, la tempête s’élance du sein des nues embrasées,et s’étend sur la plaine liquide. La mer gronde , mugit et setrouble au fond de ses abimes. Les flots roulent entassés surles flots. Pressée vers la rive, la vague se courbe et retombeécumante.

Telles, sur les pas de leurs chefs, roulent ces phalangestroyennes; les guerriers poussent les guerriers, les armes ré-fléchissent sur les armes d’effrayantes clartés. Semblable al’homicide Dieu des combats, Hector marche à leur tète; de-vant lui brille son vaste bouclier; sur sa tète flotte son ter.rible panache. Sous l’orbe étincelant qui le couvre, il menaceles phalanges ennemies. Partout a la fois il essaie de porter laterreur. Mais il n’est pas un Grec dont le courage se troubleà son aspect.

Ajax s’avance, et d’un air altier l’outrage et le défie :a Viens, Hector, viens, lui dit-il; les Grecs ont appris à com-battre : crois-tu que de vaines menaces les feront trembler?C’est Jupiter, c’est son fatal courroux qui nous accable. Tonorgueil t’a promis d’embraser nos vaisseaux; mais les Grecsont aussi des bras pour les défendre. Tu verras plutôt tonIlion tomber sous nos coups , détruite et saccagée. Toi-méme..., le moment approche où, fugitif, éperdu, tu implo-reras Jupiter et les,autres Immortels ; tu leur demanderasde donner la rapidité du vautour à les coursiers, qui, cachésdans des tourbillons de poussière , te reporteront a Troie. .Il parloit encore : un aigle, du haut des airs , vole a sadroite. Bassurés par cet heureux augure, les Grecs poussent

le cri de la victoire, .u Discoureur insolent, s’écrie Hector, quelle est ton illu-sion! Ce jour sera funeste a tous les Grecs g il sera le dernierde tes jours. Que ne suis-je aussi bien le fils du Dieu quilance le tonnerre l Que ne suis-je aussi sur d’etre immortelcomme Apollon, comme Minerve, et de partager avec eux leshommages de la terre! Oui, si tu oses attendre Hector, ce ferte déchirera le sein. Étendu sur la rive, au milieu de tes vais-

16.

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186 ’ L’ILlADE.seaux , ton odieux cadavre sera la pâture des chiens et desvautours. n Il dit, et s’avance : tous ses Troyens se pressentsur ses pas, et déjà, par leurs cris, annoncent leur triomphe.Immobiles dans leurs postes , les Grecs bravent la tempête,et répondent à leurs cris. L’air en mugit, et ie trône de Ju-piter en est ébranlé.

CHANT QUATORZIÈME.

Assis à table, Nestor veille encore pour la GrèCe; ces crisaffreux retentissent jusqu’à lui z a 0 fils d’Esculape! s’écrie-

t-il, quelle tempête nous menace! quelles clameurs! le bruitredouble et s’accrolt. Repose sous ma tente; que ce salutairebreuvage ranime tes forces, tandis qu’Hecamède apprête lebain destiné à laver le sang qui coule de ta blessure. Moi, jecours reconnaitre la cause de ces nouvelles alarmes. n Il dit,et charge son bras du bouclier de Trasimède, son fils , quis’est armé du sien, et, la pique à la main, il sort de sa tente.Soudain un spectacle affreux s’otfre à ses regards : les Grecsfugitifs, éperdus, les Troyens triomphants , la muraille ren-

versée. iLe vieillard balance , incertain s’il se mêlera aux combat-tants , ou s’il ira se réunir au fils d’Atree. Ainsi, quand latempête commence a noircir dans les airs , les flots sur l’hu-mide surface reposent suspendus, Jupiter appelle un des fou-gueux enfants du Nord ou du Midi. Soudain, à sa bruyantehaleine, l’onde s’enfle, roule et mugit. Tel balançoit Nestor;mais la prudence enfin détermine ses pas; il marche à latente d’Agamemnon: Cependant on combat, on s’égorge ; les

armes sont brisées et volent en éclats; la terre est couvertede sang et jonchée de cadavres.

D’un quartier plus lointain, les monarques blessés, Aga-memnon, Diomède, Ulysse, viennent contempler la scènedes combats. Le camp , trop resserré , n’a pu, sur une seuleligne, contenir tous les vaisseaux. Reculés derrière les autres,ceux que commandent ces guerriers occupent la partie du ri-

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CHANT XIV. 1 87vage la plus éloignée de la muraille et la plus voisine de lamer.

Les trois héros se trament a pas lents , appuyés sur leurspiques; l’inquiétude les dévore. Nestor les aborde, et sa vueredouble les alarmes. n O la gloire de la Grèce! sage Nestor,lui dit Agamemnon, pourquoi dans ces lieux? pourquoi loinde cette funeste plaine? Ah l je tremble qu’Hector aujourd’huin’exécute le serment qu’il fit au milieu des Troyens assem-blés, de ne rentrer dans Ilion qu’après avoir embrasé nosvaisseaux et exterminé les Grecs. Hélas! tout succède à sesvœux. Tous nos guerriers seroient-ils donc, comme Achille,irrités contre moiPAuroient-ils tous juré de ne plus com-

battre? e- u Tu vois l’état horrible où le sort nous réduit. Lemaltre du tonnerre, Jupiter lui-mémé , ne peut effacer notrehonte et nos disgraces. Cette muraille, notre espoir, le rem-part de la Grèce et de nos vaisseaux, elle est tombée! leTroyen, dans notre camp, vient nous combattre et nous im-moler. Tu n’as plus d’armée : confondus avec l’ennemi qui

les égorge, ton œil ne sauroit retrouver tes guerriers. Le cride leur désespoir s’élève jusqu’aux cieux. Allons, tentons s’il

est encore quelque ressource dans les conseils de la pru-dence. Je ne vous rappelle point aux combats. Affoiblis parvos blessures, vos bras nous sont désormais inutiles.

- n Les Troyens , le fer à la main, au milieu de nos vais-seauxl... Cette muraille, qu’avec tant de peine élevèrent lesGrecs, notre espoir, notre rempart, abattue, renversée!....Ah! Nestor, il faut que Jupiter ait juré d’ensevelir sur cesrives, loin d’Argos, et les Grecs et leur gloire. Jadis il secon-doit nos travaux. Aujourd’hui les Troyens sont ses héros etses dieux; il énerve notre courage, il enchaîne nos bras. AI-lons, fléchissons sous le destin qui nous accable. Lançons àla mer les vaisseaux qui bordent le rivage ; que , jusqu’à lanuit, ils reposent sur leurs ancres. Si les ombres peuvent ar-rêter les Troyens, nous sauverons le reste de notre flotte, etnous voguerons loin de ces funestes bords... Mais fuir! et fuirau milieu des ténèbresl... Ah 1 le salut de la Grèce est notreloi suprême. La fuite n’est plus une lâcheté, quand elle sanve

un peuple tout entier du trépas. n

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188 L’luADE.Ulysse lance sur Atride un regard dédaigneux : a Quels

indignes conseils oses-tu nous donner! Lâche monarque , etles Grecsobéissent à tes lois! et c’est toi qui nous commandes!

Nourris dans les alarmes, vieillis dans les dangers, nous nesûmes jamais que triompher ou périr. O Dieux! étoit-ce la leroi que vous nous deviez? Était-ce à un tel roi que vous de-

i viez de si vaillants guerriers?n Tu oserois abandonner cette Troie qui nous a coûté tant

de sang , qui nous a fait verser tant de larmes!... Tais-toi :garde que d’autres Grecs ne t’entendent. Le plus vil desmortels eut rougi d’une si lâche pensée , et c’est un monar-

que, le monarque de la Grèce qui a osé l’exprimer! Eh ! quel

espoir encore dans cette honteuse ressource? quand nosguerriers disputent la victoire , tu veux que nous lancions àla mer nos vaisseaux! Ainsi donc tu’achèves le triomphe desTroyens! Ainsi tu précipites notre perte a nous-mémés!Bientôt, a ce signal, tu verras tes soldats plier, et chercherdans la fuite un salut qu’ils n’attendent encore que de leurcourage. O m0narque des Grecs ! ce sera donc à toi qu’ilsdevront leur honte et leur défaite!

- n Ulysse, ta sévère raison m’accable de son poids; jene vous ai point commandé la fuite ; je ne forcerai pointles Grecs à s’avilir. Qu’un autre ouvre un plus salutaire avis ;jeune ou vieux, j’applaudis le premier.

- » Ce sera moi , dit Dioméde , si pourtant ma jeunessen’excite pas vos dédains. Mais le descendant des héros, lefils de ce vaillant Tydée qui périt sous les murs de Thèbes.n’est pas indigne de parler dans le conseil des rois. Porthéeeut trois fils, Agrius, Mélas, OEnéus, tous trois la gloire deleur père. Pleurone et Calidon étoient soumises à leur pou-voir. Le plus vaillant des trois, OEneus, donna le jour à Ty-dée. Forcé ,- par les décrets de Jupiter et des autres Immor-tels, de sortir de sa patrie, Tydée se fixa dans Argos, et unefille d’Adraste l’accepta pour époux.

n Heureux au sein d’une vaste opulence, de riches mois«sons, de superbes forets croissoient dans ses domaines; denombreux troupeaux bondissoient dans ses pâturages. ll étoitle héros de la Grèce. Eh ! qui de vous ignore ses exploits?Ma naissance, peut-étire quelque gloire, m’ont donné le droit

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CHANT x1v. 189de m’asseoir avec vous; et des rois n’ont pas à rougird’écouter mes conseils. Allons ou la nécessité nous appelle.Allons soutenir nos guerriers. Déjà blessés , nous n’expose-

rons point un reste de vie au hasard des combats. Mais, loindes traits , nos regards, du moins , animeront les Grecs, etforceront à rentrer dans le champ de la gloire les [aches quil’ont abandonné. n

Il dit; tous applaudissent : ils marchent; Agamemnon lesguide. Neptune les voit, et, sous les traits d’un vieillard, ilse mélo avec eux : « Atride, dit-il en prenant le monarqueparla main, ah! c’est aujourd’hui qu’Achille nage dans la

joie. Le barbare! il triomphe a la vue des Grecs fugitifs,égorgés. Cœur impitoyable! ah! puisse-t-il périr! puissentle confondre les Dieux! Va : les Immortels ne sont pas sansretour irrités contre toi. Bientôt, dans leur fuite, les hérosd’llion feront voler des tourbillons de poussière; tes yeuxverront les débris de leur armée aller, loin de tes vaisseaux,chercher un asile au sein de leurs remparts. n

Il dit , et s’élance dans la plaine : un cri terrible annoncele Dieu qui fait trembler la terre. On croiroit entendre dixmille guerriers qui se heurtent contre dix mille guerriers.Ainsi tonnoit le souverain des mers. Il anime les Grecs d’unevigueur nouvelle. Tous ne respirent que la guerre et les com-bats.

Du trône d’or où elle est assise, au sommet de l’Olympe,

Junon abaisse ses regards sur cette plaine sanglante. Ellevoit Neptune échauffantle peuple qu’elle protégé; elle le voit,

et son cœur est transporté de joie. Plus loin, assis au sommetde l’Ida, Jupiter apparoit a ses yeux. Son cœur frémit à sonaspect. Par quels secrets pourra-t-elle endormir la pensée del’Arbitre du monde P... Soudain, un projet heureux vients’offrir à son inquiétude. Armée de tous ses appas, elle irasur le Gargare irriter les désirs de son immortel époux. Unsommeil innocent viendra, au sein de la volupté, assoupir sesyeux et sa pensée.

Elle vole au réduit secret que fit pour elle l’industrieuxVulcain, réduit impénétrable aux autres Dieux. La porteroule a son aspect, et se referme derrière elle. La, une liqueurdivine donne à sa peau une fraîcheur voluptueuse. L’ambroi«

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190 L’ILIADE.sic la parfume, essence immortelle, dont la vapeur embaumele palais de Jupiter, et les cieux et la trrre.

Sa main arrange ses cheveux; leurs boucles s’arrondissentet retombent en flots d’or sur ses épaules. Son corps se couvredlune robe diaphane, que Minerve a tissue, que son art em-bellit des plus rares merveilles. Une agrafe d’or l’attache surson sein. Sur cette robe se replie une ceinture d’or. A sesoreilles pend un triple diamant, dont les feux réfléchis l’em-

bellissent encore. Un voile plus brillant que le soleil flotteautour d’elle; une galante chaussure s’élcutl sous ses pieds etles embrasse.

Dans tout lièclat de sa parure, elle finance d’un pas ma-jestueux ; elle appelle Vénus: a O Vénus! ô nia fille, lui dit-elle, voudras-tu te prêter a mes vœux? ou faudra-t-il quel’amie des Troyens poursuive les Grecs jusque sur la Déessequi les protège?

-- v O tille de Saturne E o reine des Dieux! parle, et lesdésirs seront mes lois. Mon zèle ne connoitra de bornes quecelles de me puissance.

--n Donnemoi, dit l’artificieuse Déesse, donne-moi cescharmes, ces attraits qui soumettent à ton empire les mortelset les Dieux. Je vole au-delà des limites du monde , dans lesrégions lointaines , où liOcéan, le père de tous les Dieux, etla vieille Tethys, ont fixé leur séjour. Tous deux ils me reçu-rent des mains de Rhée , quand Jupiter précipita Saturne aufond des noirs abîmes. Tous deux, avec les soins les plustendres, élevèrent mon enfance. Une fatale querelle a troubleles douceurs de leurs longues amours. Si je puis assoupirces tristes débats, et rallumer leurs premiers feux, je verrairedoubler pour moi leurs égards et leur tendresse.

-» Eh! que puis-je refuser à la reine des Dieux, à ladéesse qui reçoit Jupiter dans ses bras? » Ainsi parla Vénus,et de son sein elle détache sa ceinture; admirable tissu, danslequel sont réunis tous les charmes. La, sont les doux attraits,les tendres refus, les brûlants soupirs, la volupté, son calmeet ses transports : là, ces propos séducteurs qui endormentla sagesse et l’égarent. Vénus la remet aux mains de laDéesse: a Reçois, lui dit-elle , o tille de Saturne! reçois cetissu; cache-le dans ton sein. Il n’est rien que tu ne doives

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sur XIV. 191attendre de son pouvoir.» Elle dit; Junon sourit, et, ensouriant, elle presse contre son sein ce précieux trésor. Vénus

rentre dans le céleste palais. -La reine des Dieux s’élance de l’Olympe. Dlun vol rapide

elle franchit le mont Piérius, et les plaines enchantées del’Emathic: toujours suspendue dans les airs, elle voit sousses pieds les montagnes de Thrace, que couvre une neigeéternelle. Athos disparott à sa vue; la mer ofi’re à ses regardsses ondes écumantes. Enfin elle s’abat sur les rives de Lem-nos. Là, elle trouve le Sommeil, le frère de la Mort. Ellellahorde, et la bouche collée sur sa main z n 0 Sommeil! luidit-elle, o toi qui maîtrises les mortels et les Dieux ! je t’ai vujadis seconder mes projets; écoute aujourd’hui ma prière:ma recounoissance sera éternelle comme moi. Viens enchaînerJupiter dans mes bras; viens de tes pavots accabler ses pau-pières. Tu auras, pour prix de ce service, un trône d’or,ouvrage indestructible de llindustrieux Vulcain; tes pieds yreposeront sur un marchepied dior.

-- » O fille de Saturne! o reine des Immortels! j’endor-mirois tous les Dieux , j’endormirois l’Océan lui-même, quileur donna l’être; mais , sans les ordres de Jupiter, je n’a-borderai jamais ce Dieu terrible; jamais je ne lui verseraimes pavots. Je me souviens encore du jour où, vainqueurd’llion, Hercule fendit le sein des ondes z pour seconder tesprojets, jlosai sur Jupiter répandre mes langueurs, et assou-pir sa pensée. Cependant ta haine déchatna contre son filsles vents et les tempêtes. Loin de ses amis, loin de sa patrie,tu le jetas sur les rives de C005; mais Jupiter se réveille :dans sa fureur, il outrage tous les Dieux; il me poursuitplus qu’eux tous. Si la Nuit, dont j’implorai le secours , nem’eût dérobe à son courroux, il m’auroit, du sein de l’Olympe,

précipité dans les flots. Mais il respecta cet asile, et craignit(Tamiser une Déesse qui commande aux mortels et auxDieux. Non, je ne puis seconder tes desseins.

-» Doux Sommeil! eh! pourquoi ces vaines terreurs!Crois-tu que Jupiter slintéresse autant au sort des Troyensqu’au destin de son fils? Allons; je mettrai dans tes brasl’objet de ta constante ardeur, la belle Pasithée; la plusjeune des Graces t’appellera du tendre nom d’époux. n

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192 L’luADE.Le Sommeil a ces mots est transporte de joie : «Atteste ,

lui dit-il, atteste le Styx et ses inviolables torrents; d’unemain presse la terre, étends l’autre sur la surface des mers.Que les dieux de l’Olympe, que les dieux de l’Abime soienttémoins de tes serments! Jure que l’objet de ma constanteardeur, la belle Pasithée , la plus jeune des Graces , me seraunie par les nœuds de l’hyménée. n

Il dit; la Déesse étend ses bras d’alhatre , invoque et lesdieux du Ciel et les dieux de l’Abime , et prononce l’irrévo-cable serment. L’un et l’autre soudain ils s’élancent dans les

airs. Un nuage épais les environne. Imbre et Lemnos fuientloin derrière eux. A l’aspect de l’Ida , qui leur montre sesfontaines et ses bois, ils cessent de planer sur la mer, et s’a-battent au pied du Lyctos. La foret s’incline devant eux et laterre tremble sous leurs pas.

Pour se dérober aux regards de Jupiter, le Sommeil monteà la cime d’un sapin , qui , de la pointe de I’Ida , s’élance

dans les airs, et domine sur tous les arbres qui l’environnent.La. sous la forme d’un oiseau que les Dieux appellent Chalcis,et les mortels Cymindis , il se cache dans l’épaisseur dufeuillage.

Junon vole au sommet du Gargare. Jupiter la voit; il lavoitet un feu soudain le dévore. Tel il l’éprouvajadis, lors-que, trompant les regards de leurs parents, il éteignit dansles bras de la Déesse une incestueuse ardeur. Il vole au-devant d’elle : a O Junon! quel projet t’a, du sein de l’O-lympe, amenée dans ces lieux? Je ne vois ni les coursiers niton char.

- u La reconnoissance , lui répond l’artificieuse Déesse,m’appelle air-delà des limites du monde , dans les régionslointaines où l’Océan, le père des Dieux, et la vieille Téthys,ont fixé leur séjour. Tu sais avec quels soins ils élevèrentmon enfance. Une fatale querelle a troublé la douceur deleurs amours. Je vais tacher d’assouplr ces tristes débats,et de rallumer leurs premiers feux. Frets à me porter sur laterre et sur les flots , mes coursiers reposent au pied de lamontagne. Je viens demander ton aveu. Je redouterois toncourroux, si, sans l’avoir obtenu , je descendois aux lieuxqu’habite l’Océan.

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CHANT XIV. 193.- n Tu pourras, tantôt. suivre le désir qui te presse. Viens

à présent, viens; que dans tes bras... Ah! jamais je ne sentisde feux si brûlants! jamais ni mortelle ni Déesse n’excitadans mon aine une émotion si tendre. Ni la femme d’Ixion,qui me rendit père de Pirithoüs, ce mortel égal aux Dieux;ni Danaé, la mère de l’intrépide Persée; ni la fille dePhénix, qui enfanta et Minos et Rhadamante; ni Sémélé, quidonna le jour au Dieu père de l’allégresse; ni Alcmène, quiporta Hercule dans ses flancs; ni la blonde Cérès, ni l’altièrcLatone, ni toi-mémé enfin, vous ne lites jamais naltre, dansmon cœur, une flamme si vive, de si violents désirs.

-. n 0 fils de Saturne! où t’égarent tes transports? Quoi î

sur le mont Ida, aux yeux de l’univers... Ah! si quelqueDieu, témoin de nos ardeurs, alloit les révéler aux autreslmmortels.... Non, jamais je n’oserois remonter dans l’O-lympe. La honte seroit sur mon front... Mais si tu l’exiges,s’il faut céder à ta flamme... il est dans ton palais un secretréduit que Vulcain fit exprès; viens, dans cet asile impéné-trable, cacher tes transports et ma foiblesse.

- » Ne crains ici les regards ni des mortels ni des Dieux.Je t’envelopperai dans un nuage d’or. Le soleil même , deses rayons les plus perçants , ne pourra le pénétrer. n Il dit,et dans ses bras ilserre la Déesse. Soudain la terre se couvrede verdure. Le lotos , le crocus, l’hyacinthe, fleurissent au-tour d’eux, et mollement entrelacés, les soutiennent et lesembrassent. Sur ce lit voluptueux , un nuage d’or les envi-ronne; de sa vouté étincelante distille une rosée d’ambroisie;

le Dieu succombe enfin, et dans les bras de la Déesse il lan-guit et s’endort.

Le Sommeil vole au camp des Grecs , et porte à Neptunecette heureuse nouvelle z u Dieu des mers, lui dit-il, va pré-ter aux Grecs ton appui. Qu’ils triomphent pendant les courtsinstants que Jupiter sommeille. Junon l’a séduit par l’attraitdes plaisirs. Moi , j’ai fermé ses paupières, et versé dans soname la langueur et l’oubli. n Il dit, et va dans d’autres cli-mats répandre ses pavots.

Une nouvelle ardeur enflamme le courroux de Neptune.Il s’élance aux premiers rangs : a Enfants de la Grèce, s’écrie-

t-il , allons-nous encore abandonner au fils de Priam et nosi7

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1911 L’ILIADE.vaisseaux et la victoire? Il le dit; il triomphe déjà, parcequ’Achilie irrité languit oisif sur ses vaisseaux. Ah l si nous.combattons, si nous savons exciter l’audace de nos guerriers,que nous importe Achille et son courroux? Allons, livrez-vous à mes conseils : prenons nos plus larges boucliers; cei-gnons nos casques les plus forts; armons nos mains despiques les plus longues. Que l’intrépide guerrier qui n’estcouvert que d’un simple écu l’échange avec un guerrier moins

vigoureux contre un bouclier plus pesant. Marchons; je gui-derai votre audace. Tout furieux qu’il est, Hector n’oseranous attendre. n

.Il dit; tout obéit à sa voix : en dépit de leurs blessures,Atride , Ulysse , Dioméde, dirigent et pressent leurs mou-vements. Ils vont dans tous les rangs , échangent les armes ,donnent aux plus braves les plus fortes, les plus faibles auxmoins vigoureux. Couverts d’acier, les Grecs marchent auxcombats , et Neptune les guide. Dans sa main étincelle unlarge cimeterre. Tel, du sein des nues, brille l’éclair, avant-coureur de la foudre. Il ne lui est pas donné de verser lesang des humains; mais son aspect imprime la terreur. SousHector se forment les Troyens. Rival de Neptune, il inspireà ses guerriers toute son audace et toute sa fierté. La merfranchit ses rives, les ondes viennent, en mugissant. se briseraux vaisseaux et aux tentes des Grecs. Les deux armées s’é-

branlent, et de leurs cris [ont retentir les airs. Telle, etmoins bruyante encore , la rague, au pied d’un rocher, sebrise, écume et gronde. La flamme, avec moins de rage,embrase et dévore une foret; avec moins de furie, l’aquilonébranle le chéne altier, et mugit dans les bois.

Hector, le premier, lance un javelot au fils de Télamon.Fidèle a l’œil qui le guide, il frappe le héros à l’endroit où

le baudrier se croise avec le lien qui attache la cuirasse , etla toute sa force expire. Hector maudit l’inutile instrumentde sa rage, et, pour se dérober lui-mémé au trépas, il sejette au milieu des Troyens. Tandis qu’il fuit, Ajax saisitune pierré énorme, destinée à soutenir les vaisseaux, et,d’un bras vigoureux, il la lance a son ennemi. Le blocmeurtrier frappe Hector a la poitrine, et, encore animéd’un rapide mouvement, il va loin de lui, rouler, en bon-

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CHANT xlv. 195dissant, sur la terre. Le Troyen tombe renversé; sa pique.échappe de sa main; son bouclier, son casque, roulent au-prés de lui, et la plaine gémit sous son poids. La terreurglace tous ses guerriers. Tel, sous les coups de la foudre,un chêne tombe déraciné; une odeur funeste se répanddans les airs; le spectateur reste immobile d’étonnement etd’effroi.

Les Grecs accourent en poussant le cri de la victoire;déjà ils croient saisir leur proie, et font pleuvoir sur le hérosune grêle de traits; mais aucun ne peut l’atteindre. Autourde lui se pressent Polydamas, Énée , Agénor, Sarpédon etGlaucus. Mille autres encore viennent le défendre et le cou-vrir de leurs boucliers. Des guerriers le reçoivent dans leursbras entrelacés, et, loin de cette funeste arène, ils le portentaux lieux ou reposent ses coursiers et son char. Gémissantet presque sans vie, on le ramène vers Troie. Le char s’ar-rête sur les rives que le Xante arrose de ses eaux. La ondépose le héros défaillant. De l’onde du fleuve on baigneson visage. Il respire, et ses yeux se rouvrent à la lumière.Il se soutient sur ses genoux, et de la main il essuie lesang noir et livide qui coule de ses blessures. Bientôt il re-tombe; un noir bandeau s’épaissit sur ses yeux, et la douleurl’accable.

A la vue d’Hector fugitif et blessé , les Grecs , avec plusde fureur, fondent sur les Troyens, et réchauffent le carnage.Plus rapide qu’eux tous, le fils d’Oïlée s’élance sur Satnius.

Satnius doit le jour aux amours d’Énops et d’une Nymphedes eaux. Le Satnios le vit naître sur ses rives , et lui donnason nom. Ajax lui enfonce son épée dans la gorge. Il tomberenversé; les Grecs et les Troyens se disputent son cadavre.Polydamas accourt pour le venger. Il frappe Prothoénor, lefils d’Arélicus, et lui plonge son épée dans l’épaule droite.

Prothoénor tombe étendu sur la poussière , et mord la terreabreuvée de son sang. Le vainqueur triomphe; il s’écrie:« Le trait de Polydamas n’a point trompé ses vœux. QuelqueGrec en a senti l’atteinte; appuyé sur ce trait, il va descendrechez les morts. n

Il dit; les Grecs frémissent de douleur et de rage; maisrien n’égale les transports du fils de Télamon, qui a vu

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196 L’ILIADE.Prothoénor expirer à ses pieds. Furieux , il lance un dardvengeur. Polydamas se dérobe au coup qui lui est destiné.Conduit par les Dieux, le fer ra frapper Archiloque , un filsd’Anténor, et s’enfonce dans le gosier. La tète penche ren-versée , et le corps tout entier est entraîné par son poids.Ajax triomphe à son tour: a Dis, Polydamas, parle sansfeinte; ce guerrier est-il une victime digne de Prothoénor PJe ne le crois point un lâche ni un soldat sans aïeux. Il est ,sans doute , ou le fils ou le frère d’Anténor. Je. lui en retrouve

tous les traits. n Hélas ! il ne le connoissoit que trop. LesTroyens sont saisis de douleur et d’effroi. Acamas accourtpour venger son frère. De son épée il perce le Béotien Pro-machus , qui s’empare de ce cadavre chéri.

a Insolents ennemis ! s’écrie le vainqueur, lâches , quin’avez que l’orgueil et la menace , la douleur et les larmes nesont pas pour nous seuls. La mort vous frappe à votre tour.Mon frère, du moins, n’a pas long-temps attendu sa victime ,et Promachus, soushmes coups, vient d’expier son trépas.Heureux qui, comme lui, laisse un frère pour le venger.

Il dit; les Grecs frémissent de douleur et de rage. Plusfurieux qu’eux tous , Pénélée fond sur Acamas. Le Troyenrecule devant lui, et le coup qui le menaçoit tombe sur Ilio-née , un fils de Phorbas. Phorbas, de tous les citoyensd’Ilion , étoit le plus cher à Mercure. Ce Dieu lui prodiguales trésors et les richesses. Père infortuné l Ilionée étoitl’appui de ses vieux ans.

Le fer l’atteint tau-dessous du sourcil, chasse l’œil de sonorbite , et s’enfonce dans le crane.

Le malheureux tombe les bras étendus. Le vainqueur saisitson épée, lui tranche la tété , etla jette sur la poussière avec

le casque qui la couvre. Sanglante, et encore traversée dutrait mortel, il la relève , la montre aux Troyens, et fier deson triomphe , il s’écrie : Allez dire aux parents d’Ilionéequ’ils pleurent la perte de leur fils. Malheureuse comme eux,la jeune épouse de Promachus ne pressera plus un épouxchéri dans ses bras, et les Grecs, victorieux, ne lui repor-teront que des regrets et des larmes. » Il dit; la pâleur estsur leur front, et l’effroi dans leurs ames. Tous cherchent,des yeux , un asile contre le trépas.

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CHANT KV. 197O Muses! ô Filles du ciel, dites qui des Grecs frappa le

premier cette troupe éperdue que poursuit le courroux deNeptune? Le grand Ajax immole Hyrtius , un fils d’Ogyrtès,un chef des belliqueux Mysiens. Plialcès et Mermérns tom-bent sous les coups d’Antiloque. Hippotion et Morys expiærent sous le fer de Mérion. Prothoon et Periphétès reçoiventla mort de la main de Teucer. Atride plonge son épée dansle sein d’Hypénor, et lui déchire les entrailles. Son ame , parune double blessure , s’écoule avec son sang, et le voilede la mort s’épaissit sur ses yeux. D’un bras plus rapideencore, le fils d’O’ilée sème le carnage et l’effroi. Quand

l’ennemi fuit éperdu , quand la terreur le disperse, il n’estpoint de guerrier qui, comme le fils d’OiIée , sache le pour-suivre et l’atteindre.

CHANT QUINZIÈME.

Déjà , dans leur fuite. les Troyens ont franchi le rempartet le fossé qui le couvre. Une foule de leurs guerriers a périsous les coups des Grecs. Pales et tremblants , ils s’arrê-tent auprès de leurs chars. Cependant, au sommet de l’Ida ,Jupiter se réveille; il s’arrache des bras de Junon; et sesyeux s’ouvrent sur l’univers. Il voit les Troyens fugitifs ,éperdus; les Grecs triomphants , et Neptune au milieud’eux. Il voit dans la plaine Hector, languissant , abattu; sesfidèles écuyers l’environnent; des flots de sang coulent de sabouche, et un souille mourant s’échappe avec peine de sespoumons.

A cette vue , le Père des mortels et des Dieux est ému depitié; il lance sur la Déesse un sinistre regard : u Voilà donc,perfide, le fruit de ton lâche artifice! Hector expirant, etses guerriers éperdus l Je devrois a l’instant te payer de tacoupable ruse , et punir ton audace. Eh E ne te souvient-ilplus que jadisje t’attachai a la voûte de l’Olympe , les piedschargés d’une lourde enclume, et les mains d’une Chante

f7.

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198 13mm.d’or ? Suspendue dans les airs , les Dieux en vain s’unirentpour briser tes liens. Un d’entre eux , précipité du cé-leste séjour, tomba sur la terre sans haleine et presque sansvie.

u Ah! c’était trop peu pour ma vengeance. Mon cœur estencore plein des outrages dont tu accablas mon fils chéri.Tu avais juré sa perte , tu soulevas contre lui les vents et lestempétes , tu le jetas enfin sur les rives de Coos. Moi, je l’enarrachai; après de longs travaux , je le ramenai au sein de sapatrie. Va, je saurai, par un châtiment nouveau, te faireabjurer les artifices; tu verras si tes feintes larmes , tes per-fides caresses , adouciront ma rigueur. n l

Il dit; la Déesse frissonne. a J’en jure, dit-elle , par leCiel, par la Terre , par ce fleuve terrible que redoutent lesDieux, j’en jure par toi-mémé, par ce lit témoin de nosardeurs, que jamais je n’attestai en vain; non , ce n’est pasmoi qui ai soulevé contre les Troyens la fureur de Neptune.Il n’a consulté que lui-mémé; attendri sur le sort des Grecs,

il a couru les soutenir et les venger. Moi , je ne sus jamaisque l’exhorterà plier sous tes lois. u

Jupiter sourit: OJunon! lui dit-il , si tes vœux désor-mais s’accordent avec les miens , Neptune , malgré le pen-chant qui l’entraine, souscrira bientôt lui-même à nos des-

seins. Allons, pour me garantir la foi de tes serments ,remonte dans l’Olympe. Qu’à ta voix Iris et Apollon descen-dent en ces lieux. La messagère des Dieux ira au camp desGrecs ordonner à Neptune de s’éloigner des combats , et derentrer dans son humide empire. Apollon, sur les rives duXanthe , ranimera la vigueur d’Hector, calmera ses douleurs,et le fera revoler aux combats. Devant lui les Grecs fuirontépouvantés , et, jusqu’aux tentes d’Achille , porteront leurdésordre et leur effroi. De l’aveu du héros , Patrocle s’armera

contre les Troyens, et vainqueur de mille guerriers. vain-queur de Sarpédon , de mon malheureux fils, il périra lui-méme sous le fer d’Hector. Pour venger son ami, Achilleimmolera Hectora son tour. Alors , sous les drapeaux desGrecs , je fixerai la victoire. Moi-mémé je les guiderai dansles combats , jusqu’au moment fatal où , secondés parMinerve, ils triompheront d’Ilion. Mais tant que vivra la

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CHANT KV. 199colère d’Achille, ma colère poursuivra les enfants de laGrèce , et j’enchafnerai dans l’Olympe tous les Dieux quilos protègent. Je le promis , je le jurai à Thétis, le jour ou ,embrassant mes genoux , elle me conjura de venger les

injures de son fils. n *Il dit, et docile à ses lois , la Déesse. du sommet de l’Ida,remoule dans l’Olympe. Telle, et moins rapide encore, lapensée du voyageur parcourt l’univers, et sur les ailes de laMémoire revole aux lieux que jadis il a vus. Déjà Junon afranchi les barrières de l’éternel séjour ; déjà elle est au mi-

lieu des Immortels rassemblés dans le palais de Jupiter.Tous se lèventà son aspect; tous, dans des coupes d’or,offrent le nectar à leur auguste Reine. Elle en prend unede la main de Thémis , qui vers elle s’est avancée la pre-mière.

a O Junon ! lui dit cette jeune Déesse, d’où vient cetrouble que je lis dans tes yeux? De ton époux, du fils deSaturne. craindrois-tu les rigueurs? - Tu me le demandes ,o Thémis ! Ah! tu commis toi-même son humeur altière .impitoyable. Va. continue de présidera la table des Dieux.Je vous révélerai à tous les sinistres décrets de Jupiter; ilsferont le désespoir des humains , et loin de nos fétes banni-ront l’allégresse. n Elle dit, et s’assied sur un trône d’or.

Les Dieux frémissent autour d’elle: mais son front est tou-jours chargé d’ennui; toujours la fureur est dans son ame.n Insenses , dit-elle, un fol orgueil nous révolte contre Jupi-ter. Irons-nous encore tenter de l’elfrayer par nos cris, oude l’arrêter par nos efforts ? Dans un calme profond, il dé-daigne nos clameurs, et rit de notre faiblesse. Sou pouvoirsuprême nous méprise et nous brave. Allons, soumettons-nous à ses lois . et supportons ses rigueurs. Déjà Mars estfrappé de son courroux. Son fils, son cher Ascalaphe , vientde périr sur la fatale plaine. n

A ces mots, Mars s’agite; il gémit; il s’écrie: n Dieuximmortels! pardonnez à ma douleur. Il faut que j’aille ven-ger mon fils. Oui. j’irai, dussé-je tomber frappé de la fou-dre de Jupiter; dussé-je , sous des monceaux de cadavres ,me voir enseveli dans le sang et dans le carnage. n

Il dit , et soudain , à sa voix, la Terreur et la Fuite attel-

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200 L’ILlADE.lent ses coursiers. Déjà il est couvert de ses armes étincelan-tes; son indiscrète fureur alloit enflammer encore davantagele courroux de Jupiter; mais Minerve , qui tremble pour tousles Dieux, s’élance de son troue; elle arrache à Mars et soncasque et son bouclier; d’une main vigoureuse elle saisitsa redoutable lance.

a Furieux , insensé , lui dit-elle , tu cours a ta perle ! N’as-tu donc point d’oreilles pour entendre? Quel vertige! quelleivresse l ne l’as-tu point compris , le discours de Junon PVeux-tu te voir forcé de remonter dans l’Olympe, victimede tes fureurs, en proie a la douleur et a la honte? Veux-tuentraîner, après toi, tous les Dieux dans une atfreuse dis-grace? Pour te punir, il abandonnera les Troyens et lesGrecs. Il viendra dans l’Olympe nous accabler de sesrigueurs. Innocents ou coupables , nous gémirons tous sousle poids de ses vengeances. Calme , je t’en conjure , le trans-port qui t’agite. Pardonne au destin qui t’a ravi ton fils.Milleguerriers plus fameux sont tombés ou tomberont comme lui.La mort ne peut pas choisir ses victimes. n Elle dit, et replacele Dieu sur son trône.

Junon appelle Apollon et Iris , la messagère des Dieux ,hors de la céleste enceinte. Volez sur l’Ida , leur dit-elle ,Jupiter vous l’ordonne. Montrez-vous à ses yeux , et obéis-sez à ses lois. u Elle dit, retourne à l’assemblée des Dieux ,et s’assied sur son trône. Les deux Immortels volent, etbientôt descendent sur l’lda , au milieu deses sources et deses bois.

Ils trouvent Jupiter assis au sommet du Gargarc, envi-ronné d’un nuage de parfums. Ils s’arrêtent en silence auxpieds du monarque redouté. Le Dieu, content de leur obéis-sance , laisse tomber sur eux des regards satisfaits , et, s’a-dressant a Iris : « Va, dit-il, va , messagère prompte etfidèle, porter a Neptune mes ordres suprêmes. Qu’il renoncea la guerre et aux combats; qu’il rentre dans l’Olympe , oudans son humide empire. S’il n’obéit pas , qu’il v songe , et,tout fort qu’il est , qu’il craigne que ma force ne s’appcsau-

tisse sur lui. Je suis son aine, je suis son maltre; et il osemarcher mon égal! il ose braver le Dieu que redouter!t "NIBles autres Dieux ! n

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CHANT xv. 201Il dit; la Déesse, du sommet de l’Ida , précipite son vol

aux plaines d’Iliou. Telles et moins rapides encore, au souffledes aquilons , la neige ou la grêle tombe du sein des nues.Elle aborde Neptune : « Dieu des ondes, lui dit-elle, écoutel’interprète de Jupiter, et l’organe de sa volonté suprême.

Renonce a la guerre et aux combats. Rentre dans l’Olympeou dans ton humide empire. Si tu n’obéis pas , il viendra tefaire ici la guerre. Dérobe-toi a la force de son bras; il estplus puissant que toi : il est ton aîné; et tu oses marcherson égal! Tu oses braver le Dieu que redoutent tous les au-tres Dieux!

-- » O ciel, s’écrie Neptune en fureur, quel orgueil est lesien! Lui, mon égal! il ose se flatter que, malgré moi, jeploierai scus son empire! Saturne et Rhée eurent trois fils,Jupiter, Neptune, et Pluton qui règne sur les ombres. Entrenous trois nous partageâmes l’univers. Le sort m’a donnél’empire des eaux, à Pluton les enfers, à Jupiter le ciel,qui embrasse et les airs et les nues. La terre et l’Olympesont encore communs entre nous , et attendent un nouveaupartage.

n Je ne serai point l’esclave de Jupiter. Tranquille danssesÉtats,qu’il y exerce son suprême pouvoir. Mais moi, qu’il

ne croie pas me subjuguer par de vaines terreurs. Qu’il gardepour ses filles , pour ses fils, ses aigreurs et ses menaces.Il a le droit de leur commander en maltre , et c’est à eux delui obéir.

- n Faudra-Hi, a Neptune! lui répond la Déesse, que jereporte à Jupiter une réponse si fière et si hautaine? Ne sau-rois-tu la changer et l’adoucir? Changer est souvent l’etfortd’un sublime courage. Les Furies , tu le sais , marchent surles pas des aines , et vengent leurs injures.

- n La raison, Iris, a parlé par ta bouche; heureux qui,dans un messager , trouve , comme moi , un conseillerfidèle Mon cœur est révolté qu’un frère ne mon égal,placé dans le même rang que moi , affecte tant de hauteuret d’empire. Cependant je fais taire mon injuste dépit, et jecède à ses lois. Mais écoute, et qu’il s’en souvienne : si,

contre moi, contre Junon , Minerve , Mercure et Vulcain, ils’obstine à protéger Troie; s’il refuse aux Grecs la victoire

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202 L’ILIADE.et la conquête de cette ville superbe, nous lui jurons unecolère éternelle. n A ces mots , le Dieu des mers se plongedans les ondes, et laisse aux Grecs la douleur et les regrets.

Jupiter appelle le Dieu du jour 2 a Va, pars, mon fils; voleauprès d’Hcctor. Le Dieu qui fait trembler la terre, et dontl’humide ceinture embrasse l’univers, a redouté mon cour-roux, et rentre dans ses flots. Ah! s’il eût osé me braver !Saturne et tous les Dieux de l’abîme eussent frémi au bruitde nos combats... Enfin il obéit; et son respect pour meslois lui sauve à lui-mémé une honteuse défaite, et à moi, de

pénibles travaux.n Va, mon fils, arme-toi de mon égide; qu’agitée dans

tes mains, elle répande sur les héros de la Grèce la fuite etles alarmes. Qu’Heclor, le vaillant Hector, soit l’objet de testendres soins. Rauime sa vigueur, échaulfe son audace : quetremblants, éperdus devant lui, les Grecs fuient aux rives del’Hellespont. La, par un soudain retour, je mettrai un termeà leurs revers, et ils respireront encore. n Il dit, et docile a lavoix de son père, Apollon s’élance du sommet de l’Ida. Teldu sein des nues l’épervier fond sur sa proie.

Il trouve le fils de Priam assis aux rives du Scamandre.La pensée de Jupiter a réveillé sa langueur; déjà il a re-cueilli ses esprits : son œil reconnott les guerriers qui l’en-tourent. Il n’est plus couvert de sueur , et son haleine avecmoins d’elfort s’échappe de ses poumons. u Hector, lui dit le

Dieu, pourquoi loin des combats languis-tu sans force etsans courage? n

Le héros, soulevant ses paupières encore appesanties :a Qui es-tu , o Dieu propice qui daignes t’intéresser a monsort? Eh l ne sais-tu pas que , vainqueur des Grecs, unepierre lancée par A jax m’a renversé, m’a forcé d’abandonner

la victoire P j’ai cru que ce jour étoit le dernier de mes jours.--- « Rassure-toi : du sommet de l’Ida Jupiter t’envoie un

vengeur et un appui, Apollon, ton protecteur, le protecteurde la patrie. Viens ranimer tes Troyens. Qu’avec leurs cour-siers et leurs chars ils fondent dans le camp des Grecs, etse précipitent sur leurs vaisseaux. Moi, je guiderai vos pas ,j’aplanirai votre route , je disperserai les héros de laGrèce. n

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CHANT XV. 203r Il dit, et dans son sein il allume une nouvelle ardeur. Ala voix du Dieu , Hector revole aux combats et y entraîneses guerriers avec lui. Tel un coursier fougueux, impatientde se baigner dans un fleuve qui lui est connu, brise sesliens, et s’élance triomphant dans la plaine. De ses hennis-sements il fait retentir les airs; sa tète superbe se balance surses épaules, sa crinière à longs flots retombe sur son col.Fier de sa beauté, il vole au milieu du haras, et bondit dansles pâturages.

Tel Hector, plein du Dieu qui l’anime, va fondre surl’ennemi. A sa voix. les chars et les coursiers volent sur sestraces. Les Grecs. à son aspect, sont saisis d’épouvante et;d’effroi; ces vainqueurs, qui semoient le carnage dans laplaine, tremblent à leur tour; le fer languit dans leurs mains,et leur audace expire.

Tels, sur les traces d’un cerf timide , ou d’une chèvre sau-vage , se précipitent des chasseurs et des chiens. Protégéepar le destin, leur proie se cache au sein des rochers , ou,dans l’épaisseur des bois, se dérobe a leurs coups. Mais éveillé

par leurs cris, un-lion s’élance de son repaire. Soudain toutfait, tout recule épouvanté.

Thoas, le fils d’Andrèmon , le chef et le héros de l’Élolie,

élève la voix au milieu des Grecs éperdus. Thoas sait lancerdes javelots, il sait combattre de pied ferme; dans les assem-blées, sa rapide éloquence ne connoit que peu de rivaux.a Dieux! s’écrie-t-il, quel prodige a frappé mes regards!Hector vivant l Hector échappé du trépas! Nous nous flattionsqu’il avoit expiré sous les coups d’Ajux; mais un Dieu lerappelle à la vie; un Dieu ramène sur nous ce farouche des-tracteur de nos guerriers, et va nous livrer encore a sa fureur.Oui, sans doute, Jupiter le protège , Jupiter a ranimé soncourage et ses forces. O mes amis! o vous l’honneur et l’es-poir de la Grèce! arrêtez! par un généreux effort, soutenonsnotre renommée. Que nos soldats, au milieu de nos vais-seaux, aillent chercher un asile.Nous, immobiles dans ceposte, présentons le fer à l’ennemi. Peut-être cet Hector,tout avide qu’il est de périls et de gloire , craindra de nousapprocher. n Il dit; tous obéissent à sa voix. Ajax , Idomé-née, Teucer, Mérion, Mages, appellent l’élite des guerriers,

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204 L’lLlADE.et forment avec eux une épaisse barrière. A l’abri de ce rem-part, la foule des Grecs regagne les vaisseaux.

Les Troyens s’avancent , l’air altier, le regard menaçant;Hector les guide. Devant lui marche le Dieu du jour. Sa tèteest cachée dans un nuage. Il tient dans sa main cette terrible,cette épouvantable égide dont Vulcain arma Jupiter pourrépandre sur les humains la fuite et la terreur. D’un œilintrépide , les héros de la Grèce défient la tempête , et, pardes cris alfreux, ils répondent aux cris de l’ennemi. Les flè-ches , les javelots volent dans les airs , les traits portent lamort au sein des guerriers, ou , trompant la fureur qui lesguide . ils s’enfoncent, en frémissant, dans la terre.

Tant que, dans la main du Dieu , l’égide s’arrête immo-

bile , la victoire flotte incertaine; mais bientôt sur les Grecsil tourne l’immortel bouclier, il l’agite, et lui-mémo il pousse

un cri terrible. Soudain leur courage languit, leur ardeurs’alfoiblit et s’éteint. Ils fuient éperdus. Tel, surpris pardeux lions, dans l’horreur de la nuit, sans berger et sansguide, un troupeau de bœufs erre dispersé. Tels fuient lesGrecs, tremblants, découragés. Apollon dans leurs cœurs averse les alarmes, et sur les pas des Troyens il encharne lavictoire. Les Troyens égorgent leurs victimes éparses dansla plaine. Sous le fer d’Hector tombent Stichius et Arcésilas;Stichius, le chef des Béctiens; Arcésilas, le compagnon, l’amide l’intrépide Ménesthée.

Énée immole et Jasus et Médon. Jasus guidoit [les Allie-niens : Sphélus étoit son père. Médon devoit le jour auxamours d’Oilee : le grand Ajax l’appelait du doux nom defrère. Malheureux objet de la haine d’une marâtre dont lefrère avoit péri de sa main, il s’étoit vu banni de sa patrie, etPhylacé l’avoit reçu dans ses murs. Polydamas égorge ne.cisthée; Échius expire sous les coups du jeune Polytes; Age-nor fait mordre la poussière à Clonius; Paris, d’un trait,perce Déiochus qui fuit, et le fer ressort par la poitrine.

Tandis que les vainqueurs arrachent à leurs victimes leursdépouilles, les Grecs, fugitifs, ont atteint leurs murailles, etvont y cacher leur honte et leur faiblesse. Hector, par ses cris,anime ses guerriers; il les appelle aux vaisseaux, et leur dé-fend le pillage : a Le premier qui osera s’écarter à mes yeux,

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CHANT xv. 205soudain je lui donne la mort. Ses frères, ses sœurs, ne pleu-reront point sur sa cendre : son cadavre, à la vue de nosmurs, sera la proie des chiens et des vautours. n A ces mots,il presse les flancs de ses coursiers. Ses escadrons s’ébran-lent; tous, en poussant des cris affreux, précipitent leurschars et volent après lui. Apollon les devance; sous ses pasles barrières s’abaissent, le fossé se comble, et offre un che-min dont à peine un javelot lancé par le bras le plus vigou-reux pourroit mesurer la largeur.

Toute la phalange troyenne s’y précipite a la fois. Armé del’égide , le Dieu porte devant eux la terreur et l’effroi. Lamuraille , ô Phebus! s’écroule a ton aspect. Tel, au rivagedes mers, tombe sous les pieds et les mains d’unnenfant l’édi-fice de sable qu’ont élevé ses jeux. Tremblants sous les coupsdu Dieu qui les poursuit, les Grecs s’arrêtent enfin auprès(le leurs vaisseaux. Dans ce dernier asile, tous s’excitent a denouveaux efforts, tous lèvent les mains au ciel et offrent auxImmortels d’impuissantes prières. Nestor, leur oracle et leurguide, Nestor tend les bras vers la céleste voûte : a O Jupi-terls’écrie-t-il, si jamais dans Argos nos sacrifices et nosvœux ont imploré tes faveur; et sollicité notre retour; si tupromis d’exaucer nos prières! Dieu puissant! souviens-toide les promesses; sauve-nous du Irepas , arrache les débrisde la Grèce à la fureur des Troyens! n

Il dit, et, propice à ses vœux, Jupiter fait gronder son ton-nerre. A ce signal équivoque, les Troyens abusés fondent surles Grecs et réchauffent le carnage. Avec d’horribles cla-meurs, ils pressent lcurs coursiers, et, sur les ruines de lamuraille, ils volent aux vaisseaux. Telle, soulevée parlesvents, la vague en furie s’élance sur un navire et l’abîmesous son poids. Un nouveau combat s’allume. Debout surleurs chars, les Troyens frappent et de la pique et de la lance.Armes de pieux que la flamme a durcis et que recouvre l’ai-rain, les Grecs se’défendent sur leurs vaisseaux.

Tant qu’au pied de la muraille, et loin encore de la flotte,les deux partis se sont disputé la victoire , Patrocle, assis au-près d’Eurypyle, a soulagé sa peine et trompé ses ennuis. Sa

main a versé sur la blessure de son ami un baume adoucis-sant et calmé sa douleur. Soudain les cris des Grecs ont

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206 L’lLILDB.frappé ses oreilles; il les voit fuir éperdus; il voit les Troyensvainqueurs franchir les débris de la muraille; il gémit, il sou-pire, et frappant ses genoux : u Cher ami, s’écrie-t-il, quelsque soient tes besoins, je ne puis auprès de toi demeurerplus long-temps. La Grèce est accablée. Appelle ton esclavefidèle; je te laisse à ses soins. Moi, je vole vers Achille; jetenterai de l’entraîner aux combats. Que sais-je? peut-êtreun Dieu secondera mes efforts; la voix de l’amitié fléchirason courage. n Il dit, et d’un pas rapide il fuit loin de latente.

Toujours les Grecs résistent aux efforts des Troyens; maisquoique plus nombreux, ilsne peuvent les repousser. Tou-jours les Troyens fondent sur les Grecs, mais ils ne peuventrompre la barrière qui les arréte. Aucun ne cède, aucun neplie; une ligne fatale les sépara et voit expirer leurs efforts.Ainsi, dans la main d’un favori de Minerve , le fer respectetoujours laligne que la règle a tracée.Ainsi flottoit, entre lesdeux partis, la balance des combats. L’orage gronde sur tousles vaisseaux a la fois, Hector s’attache à la nef que défend lefils de Télamon. En vain il tente de l’embraser, en vain Ajaxle repousse. Tour a tour vainqueurs, vaincus tour à tour, ilsse consument tous deux en efforts impuissants. Calétor, unfils de Clytius , s’avance une torche a la main : Ajax luiplonge son fer dans le cœur. Il tombe, et la torche échappeà sa main défaillante.

Hector voit son parent étendu sur la poussière, expirant àses pieds; il s’écrie : «Troyens, Lyciens, et vous généreux

enfants de la Dardanie, arrêtez! ne cédez point encore. Sau-vez le fils de Clytius, sauvez son armure. n Il dit, et contreAjax il dirige sa lance : le fer s’égare, et va frapper le fidèleLycophron , Lycophron , fils de Mastor , et ne dans l’île deCythére : sa main, jeune encore, s’était plongée dans le sang

d’un de ses concitoyens. Banni de sa patrie, le fils de Téla-mon l’avait attaché à sa fortune. Il est frappé à côté de son

maltre; de la poupe du vaisseau il tombe renversé , et sesmembres restent sans mouvement et sans vie. Ajax frémit, ils’écrie : a Teucer, ah! cher Teucer! le fils de Mastor , cetami fidèle qui nous étoit uni par les nœuds les plus chers...,il n’est plus ! Hector vient de l’immoler a tues yeux.

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CHANT KV. 207Où sont tes traits? au est cet arc dont Phébus arma tonadresse P n

Il dit; Teucer accourt. Dans sa main est son arc et soncarquois. Soudain un trait siffle dans les airs , et va percerClytus , un fils de Pisénar. Clytus guidoit le char de Paly-damas , et , brûlant de se signaler aux yeux d’Hector et desTroyens , il précipitoit ses coursiers au milieu des dangers.Rien n’a pu le défendre de son malheureux sort. La flèchede Teucer l’atteint par derrière, et s’enfonce dans son col. Iltombe : les chevaux bondissent effrayés, et traînent au hasardle char abandonné. Polydamas accourt, arrête ses coursiers,et remet les rênes aux mains d’Astynaüs, un fils de Protion zu Garde mon char, n lui dit-il; et soudain il revole au com-bat. Un second trait est dans la main de Teucer; il menaçoitHector, et il alloit lui ravir la glaire et la vie. Mais Jupiter avu le danger qui s’apprête; il arrache a Teucer un si nobletriomphe. La carde de son arc se brise sous sa main; laflèche s’égare, et l’arc tombe a ses pieds.

Teucer frémit ; a O ciel! dit-il à son frère, un Dieu jalouxm’arrache les armes et la victoire. Je l’avais à mon arc atta-chée ce matin; je devais avec elle lancer plus de mille traits;un pouvoir ennemi, dans mes mains, l’a rompue.

-- i: Va, laisse cet arc, laisse ces traits que brise un Dieujaloux. Armé de la pique , couvert du bouclier , viens cam-battre a mes cotés, et ranimer l’ardeur de nos guerriers. Sile sort nous accable, que l’ennemi, du mains, achète chèresment sa victoire... Ballumons le carnage. n Il dit; Teucerrevole dans sa tente , charge son bras d’un vaste bouclier ,arme sa tête d’un casque étincelant, que surmonte un horri-ble panache. Une pique a la main, il revient prés d’Ajaxaffronter les hasards.

Hector a vu l’arc tomber des mains de Teucer; son audaceredouble; il s’écrie : a Troyens, Lyciens, et vous généreux

enfants de la Dardanie, accourez, frappez; la victoire nousappelle. Jupiter, mes yeux l’ont vu ; Jupiter a d’un héros dela Grèce désarmé la valeur. Ce Dieu, toujours par des signescertains, manifeste au sa faveur ou sa haine. Il protège nosefforts, il ravit aux Grecs le courage et la vigueur. Marchons,combattons. S’il faut, de notre sang, acheter la victoire, mou-

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208 L’ILLmE.lions; il est beau de mourir pour défendre sa patrie. Heureuxsi nos derniers regards voient fuir les Grecs! si, tranquillesau sein de nos foyers, nos femmes, nos enfants, jouissent enpaix de l’héritage de leurs pères! n Il dit; à sa voix le couragerenaît dans tous les cœurs.

Avec une ardeur égale , Ajax enflamme ses guerriers. a Ohonte ! o désespoir! Amis, il ne nous reste que la victoire oula mort! Si Hector s’empare de nos vaisseaux, croyez-vousque , pour retourner dans votre patrie , la mer vous ouvredes chemins? Déjà la torche estdans ses mains; n’entendez-vous pas ses cris? Ce n’est pas à une fête, c’est aux combats,c’est a la victoire qu’il appelle ses guerriers. Allons, à leurfureur opposons une fureur égale; qu’un moment décidenotre perte ou notre triomphe. De vils Troyens nous réduireà défendre nos vaisseaux! Ah! mourons, mourons plutôtque de prolonger par une molle résistance leur gloire et notrehonte! a: Il dit, et l’ardeur qui renflamme embrase tous lescœurs.

Le chef des Phocéens, Schédius , le fils de Périmède, ex-pire sous les coups d’Hector. Ajax immole Laodamas, un filsd’Anténor, qui guidoit l’infanterie troyenne. Polydamas ren-verse le Cyllènien Otus, un compagnon de Mégès, qui com-mandoit aux Épéens. Pour venger son ami, Mégès s’élance

sur Polydamas. Mais Apollon veille sur le fils de Panthoüs;il se courbe et se dérobe au coup qui le menace. Le fer meur-trier se plonge dans le sein de Cresmus; il tombe, et le vain-queur lui arrache ses dépouilles.

Dolops fond sur Mégès. L’intrépide Dolops est fils de Lam-

pus , et compte Laomedon au rang de ses aïeux. Dans lebouclier de Mégès il enfonce son épée; mais la cuirasse duhéros arrête la pointe homicide. Heureuse cuirasse! JadisPhilee, aux bords du Selléis, la reçut des mains d’Euphétès,

pour gage de l’hospitalité qui les unissoit tous deux. Plusd’une fois elle le sauva du trépas; toujours fidèle, elle sauveencore les jours de son fils. Mégès, sur la tète de Dolops, de-charge un coup terrible. Le casque en gémit; le panache ,tout brillant de la pourpre dont naguère il fut teint, tombeépars sur la poussière.

Le Troyen combat toujours , et se flatte encore de la vic-

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«î... . . . vs.

CHANT XV. 209toire. Mais Ménélas accourt, se glisse par derrière et lui porte

un coup inattendu. Le fer meurtrier s’enfonce dans sonépaule, et ressort sanglant par la poitrine. Les bras étendus,il tombe aux pieds de son vainqueur. Atride et Mégès accou-rent tous deux pour lui arracher son armure.

Hector, à cet aspect, appelle ses frères; il appelle surtoutl’intrépide Ménalippe. Avant que la guerre menaçât les murs

d’llion, Ménalippe, dans Percote, faisoit paltre ses nombreuxtroupeaux. Mais depuis que la merieut vomi les Grecs surses rives, il revient défendre sa patrie. Mille exploits signa-lèrent son courage; et Priam , qui le reçut dans son palais,le chérissoit à l’égal de ses fils. u 0 Ménalippel s’écrie Hec-

tor, céderons-nous à une indigne foiblesse? Verras-tu sanspitié Dolops, ton ami, ton parent, frappé du coup mortel?Déjà ses dépouilles sont au pouvoir de ses vainqueurs. Vienscombattre, viens le venger. Il faut désormais lutter corps acorps. Ce jour doit éclairer notre triomphe ou la chute deTroie. n Il dit; Menalippe accourt, ivre, comme lui, de fu-reur et de vengeance.

A jax ranime le courage de ses guerriers : a Amis, leur dit-il, soyez toujours les héros de la Grèce. Que l’honneurvousenflamme; que les regards de vos compagnons vous soutien-nent. Le brave échappe au trépas; le lâche, dans sa fuite ,trouve la mort et l’ignominie. n Il dit, et son discours allumeencore l’ardeur dont ils sont embrasés. Ils élèvent autour deleurs vaisseaux une barrière d’airain. Jupiter contre eux pré-cipite les Troyens.

Ménélas excite au sein du jeune Antiloque une bouillanteivresse. a O fils de Nestor! lui dit-il, tu es le plus jeune denos guerriers: à la course, il n’en est point qui te devance.Tu n’as point de rival dans les combats; si tu fondois sur lesTroyens P...» Il dit, et se replie sur les Grecs. Le javelot à lamain , Antiloque s’élance au milieu des ennemis ., et de l’œil

il cherche une victime. A son aspect, les Troyens reculent.Son fer trop sur va frapper Ménalippe, le fils d’Icétaon, et luiperce le sein. Il tombe, et la terre gémit sous le poids de l’ar-mure qui le couvre. Antiloque fond sur sa proie. Tel, etmoins ardent encore , le limier s’élance sur la biche que laflèche du chasseur a frappée au moment où elle fuyoit, en

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wâfl-A M210 L’ILIADE.bondissant, loin de son asile. Tel , o Ménalippe ! le filsde Nestor , pour t’arracher ton armure , se précipite surton.

Mais Hector l’a vu. Hector accourt, et, le fer à la main , ilvient venger ton trépas. Tout intrépide qu’il est, Antiloquen’ose attendre ce rival redoutésll fuit tremblant, éperdu.Tel un monstre des forets , la gueule encore dégouttante dusang d’un berger. ou de son chien fidèle , fait dans les bois ,et des chasseurs qui s’assemblent trompe et prévient la ven-geance. Hector et ses guerriers le poursuivent de leurs cris,et l’accablent de leurs traits. Il rentre dans la foule des Grecs,et la, d’un œil intrépide, il brave la tempête.

Ministres des éternels décrets, les Troyens comme deslions se précipitent sur les vaisseaux. Jupiter lui-même lesenflamme. Toujours il élève leur courage, tandis qu’il énerveleurs rivaux, et dans leurs cœurs dégénérés verse la faiblesseet l’effroi. Le Dieu qui commande aux Destins guide Hectoraux champs de la gloire. Il veut que la main de ce hérosattache aux vaisseaux des Grecs un feu dévorant, et acquitteles promesses qu’il fit a Thétis. Il attend que la flamme del’incendie qu’il doit allumer vienne sur l’lda luire a ses im-mortels regards. Alors, par un soudain retour, son bras repor-tera la terreur aux Troyens , et rendra aux Grecs le courageet la victoire. Mais , en ce moment, il veille sur Hector. Sesregards le soutiennent, et, d’une ardeur nouvelle, échauffentson ardeur. Mars avec moins de fureur s’élance au milieu descombats; la flamme avec moins de rage dévore les forets. Ilécume; sous ses noirs sourcils, ses yeux roulent étincelants;son casque retentit sur sa tété, et des éclairs en jaillissent,avant-coureurs du trépas. Seul, au milieu de tant de héros,la gloire l’envirunne , et de tous ses rayons éclaire ses derniersinstants. Le jour fatal approche où Pallas , du fer d’Achille ,égorgera sa victime.

Le héros essaie de rompre la barrière qui l’arrête. Il fondsur les rangs les plus serrés, au milieu (les guerriers les plusredoutables. Inutile fureur! immobile comme une tour, laphalange des Grecs résiste a ses efforts. Tel, au rivage desmers, un vaste rocher défie et les vents et les flots. Les vaguesmugissantes expirent sur ses flancs , et les couvrent d’une

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(mm xv. 211impuissante écume. Enfin , la rage dans le cœur , et l’éclairdans les yeux , Hector , au milieu des Grecs , s’élance ettombe :

Comme l’on volt un flot soulevé par l’orage

Fondre sur un vaisseau qui s’oppose a sa rage ,Le vent avec fureur dans les voiles frémit;Lanier blanchit d’écume, et l’air au loin gémit;

Le matelot troublé, que son art abandonne ,Croit voir dans chaque flot la mon qui l’environne.

Tels, sous les coups d’Hector et du Dieu qui le guide, les.Grecs tremblent abattus , consternés. Partout le vengeurd’Ilidn présente à leurs yeux le fer et le trépas. Tel, du sein

des roseaux, un lion en furie fond sur un troupeau nom-breux, qui paît dans un marécage. Le berger, novice encore,vole tantôt a la queue , tantôt à la tète de la troupe éperdue.Mais le monstre s’élance au milieu, saisit une génisse et ladévore; le reste fuit épouvanté. Ainsi fuyoient les Grecs. Leseul Périphète expire sous le fer d’Hector. Periphète dut lejour à Coprée, ce ministre abhorré des rigueurs d’Eurysthée;

fils vertueux d’un détestable père , Mycenes le comptoltau

rang de ses héros et de ses sages. vSa mort, o fils de Priam ! illustra tes destins. Au moment

on il se retourne sur l’ennemi, sa téta heurte contre le bou-clier qui le couvre. Du choc, il tombe renversé. Son casquarésonne sur sa tête , et trahit sa chute. Hector le voit; ilaccourt, et dans le sein lui plonge son épée. Il expire auxyeux de ses compagnons, qui, tremblants, éperdus, ne peu-vent donner à sa mort que d’iltuliles regrets.

Dans la terreur qui les presse , ils fuient derrière lapremière ligne de leurs vaisseaux. La, ils se rallient; lahonte , la frayeur , les arretent; ils n’osent se disperser dansle camp; tous se reprochent une commune foiblesse ,touss’excitent a la vengeance. Nestor, surtout, Nestor, leur con-seil et leur guide, embrasse leurs genoux. Il évoque, à leursyeux, et leurs parents et la patrie. a O mes amis! s’écrie-t-il,rappelez votre audace première ; que le sentiment, que l’hon-neur revivent dans v0s ames. Craignez les regards de l’uni-vers; souvenez-vous de vos foyers , de vos femmes , de vusenfants , de vos parents ; soit qu’ils vivent encore , soit que

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212 L’ILIADE.déjà ils soient descendus dans la tombe. Absents , ils vousimplorent, ils vous conjurent par ma voix z Combattez, vousdisent-ils; n’allezpas, par une fuite honteuse, trahir votregloire et la nôtre. n Il dit, et dans tous les cœurs il rallumela flamme du courage. Minerve déchire le nuage que Jupiterépaissit sur leurs yeux. Une clarté céleste offre à leurs re-gards et les vaisseaux et la plaine. Ils voient Hector et sesguerriers, et ceux çui combattent encore, et ceux qui ont étéforcés de quitter cette sanglante arène.

Honteux de se cacher dans la foule des Grecs, Ajax, d’unair altier, d’un pas audacieux, va, sur les bancs des rameurs,affronter les Troyens. Un arbre durci par la flamme, hérisséde fer, et long de vingt-deux coudées , arme ses mains, etporte au loin ses ravages. Plus rapide que l’éclair, il sembleêtre sur tous les vaisseaux à la fois. Tel, aux portes de noscités, un agile mortel guide de front quatre coursiers qu’adomptes son adresse. Tandis qu’ils volent, il saute sur l’un,il saute sur l’autre, et les monte tour à tour; une fouleétonnée le contemple et l’admire . Tel, de vaisseau en vais-seau, court l’impétueux Ajax. D’une voix tonnante, il excite

les Grecs à défendre et leur flotte et leur camp. Ses criss’élèvent jusqu’aux nues.

Avec une égale ardeur, Hector , loin de ses guerriers , seprécipite sur lui. Tel, du sein des airs , l’aigle fond sur devulgaires oiseaux. De son bras tout-puissant, Jupiter conduitHector, et sur ses pas entraîne les Troyens. La fureur serallume :

Vous diriez. à les voir pleins d’une ardeur si belle ,Qu’ils retrouvent toujours une vigueur nouvelle;Que rien ne les sauroit ni vaincre ni lasser ,Et que leur long combat ne fait que commencer.

Les Grecs, désespérés , ne cherchent plus que le trépas. Ivrediorgueil et de rage , le Troyen croit déjà voir et la flotteembrasée, et dans des flots de sang la Grèce anéantie.

Hector siattache au vaisseau qui, d’une course rapide ,aborda le premier aux rives de la Phrygie. Malheureux Pro-tésilas ! celte nef étoit la tienne. Elle t’amena sur ces bords ,mais elle ne te reportera point dans ta patrie. La , mêlés et

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CHANT XV. î l 3confondus, Grecs et Troyens frappent et meurent ensemble.Les traits, les javelots ne sifflent plus dans les airs. Armes dela hache meurtrière , du cimeterre , de la pique , tous , avecune fureur égale , se pressent, se heurtent et s’egorgent.Dans les mains , et sur les épaules des guerriers, le fer sebrise et vole en éclats sur l’arène. La terre est inondée d’un

sang noir et livide.Hector, toujours collé à la poupe , et la tenant embrassée :

a Accourez tous, apportez le fer, apportez la flamme; ce joureffacera dix années de disgraces. Jupiter nous les livre enfin,ces funestes vaisseaux qui, en dépit des Dieux, ont vomi surces rives les Grecs et nos malheurs. Ah ! sans la faiblesse ,sans les lâches conseils de nos vieillards , qui enchaînèrentmon audace , et arrêtèrent nos guerriers , je les aurois millefois détruits ces perfides vaisseaux. Si Jupiter a long-tempsendormi notre valeur, lui-même, en ce jour, il nous enflammeet nous guide. » Il dit, et ses soldats, avec une rage nouvelle,s’élancent sur les Grecs. Ajax plie sous les efforts de la tem-pête; il recule, et sur les bancs des rameurs il va désormaisattendre le trépas. La, debout, le fer a la main , il combatencore. Toujours il repousse et les Troyens et la flamme ;toujours, par ses cris, il ranime l’ardeur de ses guerriers.

a Amis! héros! Grecs !ô vous jadis la terreur des humains!soutenez votre gloire; rappelez votre audace. Nous reste-t-il,derrière nous, des appuis, des vengeurs? Est-il quelque rem-part, quelque cité qui puisse, à l’abri de ses tours, nous sauverdu trépas? Loin de notre patrie, sans amis, sans asile, la merdiun côte , les Troyens de l’autre , notre espoir, notre salut,nos destins sont dans nos mains. n Il dit , et la rage dans lecœur , il frappe, il abat, il renverse. Quiconque , pour obéirà Hector , marche aux vaisseaux la flamme à la main , expiresous ses coups. Déjà douze guerriers ont mordu la pous-sure.

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2113 L’ILIADE.

CHANT SEIZIÈME.

Tandis que la flotte est en proie a la fureur des combats ,Patrocle arrive auprès d’Achille. Un torrent de larmes coulede ses yeux. Telle , on voit une source jaillir du sein d’unrocher. Le héros s’attendrit a sa vue : a Cher ami. lui dit-il,pourquoi ces pleurs qui déshonorent ton courage? Tu as lafaiblesse d’un enfant qui court après sa mère, arrête ses pas,s’attache a sa robe, la regarde en pleurant, et veut la forcera le reprendre dans ses bras. Est-ce sur moi , est-ce sur lesThessaliens que pleure ta tendresse? Des rives de la Phthio-tide auroisvtu, seul, appris quelque revers que j’ignore?Ménétius vit toujours. Au sein de ses États, Pelée coule unetranquille vieillesse. . La mort de l’un ou de l’autre seroitpour nous deux une source de regrets et de larmes... Eh !plaindrois-tu donc ces Grecs qui, victimes de leur injustice,périssent au milieu de leurs vaisseaux? Parle , épanche dansle sein de ton ami un secret qu’il doit partager. n

Patrocle soupire : a 0 fils de Pelée ! 0 héros de la Grèce!pardonne, s’ecrie-t-il, pardonne à mes larmes. Eh! puis-jene pas en répandre? Nos guerriers les plus fameux, nos chefsles plus intrépides, gémissent, dans leurs tentes, ou mou-rants ou blessés. Le fils de Tydée, le vaillant Diomède, a étéatteint d’une flèche; Ulysse , Agamemnon, ont été frappésd’un fer ennemi; Eurypyle a eu, d’un trait, la cuisse percée.L’art leur prodigue ses ressources, et guérira’leurs blessures.

Mais toi, rien ne peut adoucir ton fatal ressentiment. Dieu !que jamais une colère aussi funeste ne captive mon ame!Infidèle à la gloire, trailre a les propres vertus , eh! si tu nesauves pas aujourd’hui les Grecs du dernier des malheurs, aquelle génération réserves-tu donc le secours de ton bras?Barbare! non, Pelée n’est point ton père. Tu n’es point lefils de Thétis. Ame de fer! cœur impitoyable! l’Océan t’en-

fanta au milieu des orages; la vague en furie te vomit au seindes rochers. Si la peur d’un oracle enchaine ton courage; si,par l’organe de ta mère , Jupiter t’a révélé un destin qui

t’effraie, ah! du moins laisse-moi combattre, laisse-moi gui-

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CHANT xvr. 215der les Thessaliens dans les champs de la gloire; que j’aillerendre aux Grecs abattusl’espérance et llaudace. Donne-moiton armure. Les Troyens abuses croiront revoir Achille; ilsfuiront, et laisseront respirer nos guerriers accablés. Un seulinstant peut changer leur destin et rappeler la victoire. Fraisencore et pleins de vigueur, nous repousserons, sans peine,au pied de ses remparts , un ennemi épuisé de fatigue. nPrières insensées! malheureux! c’est ta mort que tu de-

mandes. ’Achille pousse un profond soupir : « Qu’ai-je entendu,Patrocle P lui dit-il. Une vaine terreur n’enchaine point moncourage. Jupiter, par l’organe de ma mère, ne m’a pointrévélé un destin qui m’elfraie. Mais mon cœur saigne encoredu trait qui l’a blessé. Un mortel... mon égal... oser m’ou-

tragerl Parce qu’il est ici le plus puissant, oser me ravir, àmoi, le prix de mes travaux !.. .

n Oui : cet affront vit encore tout entier dans mon ame.Une beauté dont les Grecs avoient payé ma valeur , quej’avois achetée par tant dlexploits, par la conquête d’une ville

superbe, Atride Panache de mes bras. Comme un vil pros-crit, il me couvre d’ignominie l... Mais enfin laissons cessouvenirs injurieux : ma colère ne dut point être immortelle.Je promis qu’elle finiroit quand les flammes troyennes éclai-reroient mes vaisseaux, quand les cris de l’ennemi vainqueurretentiroient jusqu’à moi.

n Va: revets mon armure; guide les Thessaliens aux com-bats. Va, diurne nuée de Troyens la flotte est environnée.Pressés sur le rivage, les Grecs défendent à peine un restede terrain : Troie tout entière, au milieu de leur camp, lesinsulte et les brave E... .

u Ah! si le casque d’Achille eût brille dans la plaine , siAgamemnon eût su adoucir ma fierté, ces vils Phrygiens fui-roient éperdus; nos fossés seroient remplis de leurs cada-vres... et jusque dans leur camp ils viennent les égorger!Diomède, et sa lance, et sa fureur, ne peuvent les garantirdu trépas. Je n’ai point encore entendu la voix du détestable

Atride; Hector , le seul Hector, enflamme ses guerriers; ilsremplissent la plaine, etfont retentir les airs du cri de la vic-toire.Va, Patrocle, va, sauve les vaisseaux, fonds sur l’ennemi;

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216 muscs.éteins la flamme dans ses mains; que les Grecs doivent à tavaleur l’espoir de leur retour. Mais sois fidèle aux lois que l’a-mitié l’impose. Pour ajouter à ma gloire, pourles forcer à merendre la beauté qui me fut ravie , à effacer par de superbesprésents les outrages qu’ils m’ont faits, reviens dès que tu au-

ras, loin des vaisseaux, repoussé l’ennemi. Quelque gloire queJupiter promette a tes efforts, ne va pas sans moi accabler lesTroyens; ton triomphe feroit la honte d’Achille.

n Non, cher Patrocle,’ne va pas, enivré de tes succès, gui-der les Grecs aux remparts d’llion. Grains que, pour défendreles Troyens, un Dieu ne descende de l’Olympe. Apollon leschérit et les protégé. Reviens dès que tu auras sauve les vais-seaux, et laisse les deux peuples s’égorger dans la plaine. Ju-piter, Apollon, Minerve, Dieux immortels, périssent tous lesTroyens l périssent tous les Grecs! Puissions-nous échappernous seuls au trépas, afin que nous seuls nous renversionsles murs d’Ilion. n

Cependant Ajax chancelle, et plie sous la tempête. Le brasde Jupiter énerve sa vigueur, et les Troyens l’accablent.Frappé de coups redoublés, son casque gémit sur sa tété;son épaule fléchit sous le poids de son bouclier : pressé detous côtés , il résiste encore; mais ses flancs palpitent; desflots de sueur coulent de ses membres; haletant, épuisé , achaque trait qu’il repousse succède un trait plus terrible.

O Muses! o filles du’ciel! dites comment la flamme s’at-tacha aux vaisseaux des Grecs. Hector s’élance , et sur lapique d’Ajax il décharge un coup de son large cimeterre; illa brise. Le fer va, loin du fils de Télamon , retentir sur lerivage, tandis que sa main agite encore d’inutiles débris.Ajax frémit; il reconnolt l’ouvrage des Dieux; il voit queJupiter, pour couronner les efforts des Troyens, a brisé danssa main l’instrument de sa gloire. Il cède ; l’ennemi attacheaux vaisseaux un feu dévorant, et soudain la flamme l’enve-loppe tout entier.

Achille frappe ses genoux : n Cours, Patrocle! cours;s’écrie-t-il; je vois l’incendie qui s’allume. Va sauver lesvaisseaux; que les Grecs te doivent l’espoir de leur retour.Revets mon armure : moi, je vais réveiller l’ardeur de nosguerriers. n ll dit; Patrocle obéit a sa voix. Autour de ses

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CHANT xv1. 217cuisses se replie un mobile rempart . qu’y attachent des agra-fes d’argent. Sur son sein la cuirasse d’Achille brille d’unfeu sinistre et menaçant. L’épée du héros étincelle à soncôté. Son bras gémit sous le poids de l’immense bouclier. Il

ceint le casque, et sur sa tète flotte le terrible panache. Ilprend les javelots que son bras peut lancer. Des armes deson maître, il ne laisse que la pique , trop grande, troppesante pour un autre mortel, et qui ne peut être maniéeque parle seul Achille : fatal instrument de la mort des héros,Chiron jadis en coupa le bois sur le mont Pélion, et en armales mains de Pelée.

Par les ordres de Patrocle, Automédon apprête le char;Automédon , après Achille, son ami le plus cher et son com-pagnon le plus fidèle dans les combats. Il attelle XanthectBalius, deux coursiers plus rapides que les vents. Jadisaux bords de l’Océan, Podarge les conçut du souffle amou-reux du Zéphyr. A caté d’eux il attache Pédase , qu’Achille

avoit pris à la conquête de Thèbes. Tout mortel qu’il est,Pédase est digne de marcher avec ces immortels coursiers.

Cependant le fils de Pelée court aux tentes des Thessa-liens, et les appelle aux combats. Tous s’aiment à sa voix ;tous, pleins d’une fureur guerrière, volent sur les pas dufidèle Patrocle. Tels, des loups, enivrés de sang et de car-nage , courent, au sein d’une fontaine, éteindre la soif quiles dévore; leurs yeux étincullent, leurs flancs palpitent. etd’une langue avide ils lèchent encore leurs lèvres ensan-glantées.

Debout au milieu de ses Thessaliens, Achille enflammeleur audace. Cinquante vaisseaux avoient vogué sous sesordres; chaque vaisseau sur les rives de Troie avoit vomi cin-quante guerriers. Pour diriger leurs mouvements, le héros amis à leur tète cinq chefs dont il a éprouvé les talents et lafidélité. La première bande obéit a Méncsthius, petit-fils de

Jupiter. Cc guerrier doit le jour au fleuve Sperchius , et àla belle Polydore, une fille de Pelée, qui reçut ce Dieu dansses bras. Le vulgaire le donnoit a Borne, fils de Périérès,qui avoit obtenu la main de sa mère, et, par de richesprésents. payé le droit de s’appeler son époux. Le second

corps marche sous Eudorus, le favori (lu Dieu des combats.19

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218 Humus.Eudorus est encore un enfant de l’Amour. La jeune Poly-mèle, fille de Phylas, dansoit dans les chœurs de Diane:Mercure la vil; Mercure brûla pour elle, et, par un amou-reux larcin, il lui ravit les prémices de sa virginité. De sesembrassements devoit naître un héros infatigable à la course,intrépide dans les combats. A peine Polymèle étoit devenuemère , le vaillant Échéclus brigua l’honneur de sa main, etpar de magnifiques présents paya le titre de son époux.Phylas reçut Eudorus dans son palais , et avec la tendressed’un père il y éleva son enfance. La troisième troupe estguidée par Pisandre , un fils de Mémalus; Pisandre, aprèsPatrocle, le plus habile des Thessaliens à manier la pique. Levieux Phénix commande à la quatrième. A la tète de la cin-quième est le fils de Laërce. le généreux Alcimédon.

Dès qu’Achille a disposé ses soldats : « Enfants de la Thes-

salie , leur dit-il, tant que ma colère a enchaîné vos bras ,vous n’avez cessé de menacer les Troyens : allez, justifiezl’orgueil de vos menaces. Vous accusiez mon ressentiment :Impitoyable fils de Pelée, disiez-vous, il faut que la mèreait de fiel abreuvé ton enfance ,- malgré nous, tu nous con-damnes d une laîche oisiveté. Ah! si rien ne peut fléchir tors

courroux. rends-nous, cruel! rends-nous à notre patrie.Tels étoient les reproches qu’exhaloit contre moi votre impa-tiente ardeur. Je vous rouvre aujourd’hui la carrière où vousbrûliez de courir. Allez, et dans le sang des Troyens éteignezla soifqui vous dévore. n

Il dit, et le feu de la gloire embrase tous les cœurs. Lesbataillons se pressent et se serrent. Soldat contre soldat,casque contre casque , bouclier contre bouclier, leurs pana-ches se mêlent et flottent confondus. Ainsi, sous une mainhabile , les pierres s’unissent et forment une masse épaisse ,impénétrable, dont le front s’élance dans les airs, et défie lestempêtes. Pleins d’une égale audace , brûlants d’une ardeurégale. Patrocle et Automédon marchent à la tète de ces intré-

pides guerriers. .Achille retourne a sa tente z la, dans un coffre pompeux,sont entassés (les robes, des lithiques, (les lapis, des trésors,dont, en partant , Thétis avoit chargé son vaisseau. Sa mainy prend une coupe superbe, que jamais ne. souillèrent les

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CHANT 7m. 219lèvres d’un autre mortel, et qulAchille lui-meute n’empioyajamais qu’à faire des libations au Maître des Dieux. A lavapeur du soufre, le héros la purifie; dans une onde pureil lave et le vase et ses mains. Il verse le vin; debout, lesyeux au ciel , il répand la liqueur sacrée , et jusqu’au trônede Jupiter élance sa prière.

a 0 Dieu des Dieux! ô toi qui, loin des mortels , habitesles forets de la froide Dodone, ou , les pieds toujours cou-verts de poussière et couchant sur la terre, les Selles, tes inter-prètes, consultent et reçoivent tes oracles! ô Jupiter! tu asécoute mes premiers vœux. Déjà, pour me venger , tu as surles enfants de la Grèce déployé tes rigueurs ; j’implore encore

aujourd’hui la puissance. Je reste dans ces lieux. Mais unguerrier qui m’est cher va, par mes ordres, guider au combatmes Thessaliens. Fais marcher avec lui la Victoire. 0 Jupiter !échaude son audace; qu’Hector reconnaisse qu’inviucibleavec Achille , Patrocle sait encore tout seul s’illustrer parses exploits. Mais après avoir sauve les vaisseaux de la flammeennemie, qu’un henreux retour me rende mon ami, mesarmes et mes guerriers! » Il dit; Jupiter entend sa prière;mais il n’en exauce que la moitie. Il permet que Patrocle,loin des vaisseaux, repousse la guerre et les dangers, maisses décrets refusent aux vœux d’Achiile son retour et savie. Après avoir rendu a Jupiter ce religieux hommage, lehéros rentre dans sa tente. Il remet à sa place la coupe sacrée,et retourne contempler d’un œil inquiet la scène des combats.

Les Thessaliens marchent sous Patrocle r l’orgueil est surleurs fronts; ils brûlent de combattre. Telles des guepes,qu’irrita dans ses jeux une imprudente jeunesse , s’élancent

de leur asile , et sur tout ce qui les approche exercent leurvengeance. Si, sans le vouloir, le tranquille voyageur a trou«blé leur repos, soudain tout s’alarme , tout vole a la défensede leurs foyers et de leurs tendres essaims. Tels , et plusardents encore, les Thessaliens abandonnent leurs vaisseaux;l’air retentit de leurs clameurs guerrières.

Patrocle excite leur audace : a O Thessalieus, s’écrie-t-il,ô compagnons d’Achiile! soyez loujours des héros. Rappelezvotre valeur première. Soldats du [lis de Pelée, du plusvaillant des Grecs, soutenons sa gloire et la nôtre. Qu’en

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220 L’IHADE.voyant nos exploits, Atride rougisse d’avoir outragé le plusgrand des guerriers.» Il dit; tous sont enflammés d’unenouvelle ardeur : tous , à flots presses, ils fondent sur l’en-nemi. Les Grecs font retentir le rivage et leurs vaisseaux descris de leur allégresse.

A la vue de Patrocle et de la fatale armure, les Troyenssont glaces de frayeur; ils s’ébranlent: ils croient qu’Achille,

abjurant son courroux, vient secourir Atride et le venger.Déjà des yeux ils cherchent un asile contre le trépas. Patron-cle, le premier, lance un javelot au milieu de ces bataillonséperdus. L’arme meurtrière va, prés du vaisseau de l’infor-tuné Protesilas, frapper Pyreehmés, qui, des rives de i’Axius,avoit aux plaines d’Ilion guidé les Peouiens. Le fer lui percel’épaule droite. Gémissaut, renverse, il tombe sur la pous-sière. Les Péoniens se. dispersent; la chute de leur héros etde leur chef a porté l’épouvante dans leurs cœurs. Déjà leTroyen a fui loin des vaisseaux; déjà la flamme est éteinte;déjà on a sauve les débris de la ne! embrasée. Les Grecsaccourent en triomphe , et se pressent autour de leur flottereconquise. L’espérance et l’audace renaissent dans leurscœurs. Ainsi, quand Jupiter, armé de la foudre, a déchiré leflanc d’un nuage, les rochers, les montagnes et les bois repa-roissent ; le ciel s’embeliit et s’éclaire.

La Grèce respire; mais forcé d’abandonner les vaisseaux,errant, disperse, le Troyen combat encore. Dans ce désordre,il n’est point de héros grec qui ne frappe sa victime. D’unjavelot lancé par Patrocle, Arelyeus est atteint dans sa fuite;le fer meurtrier perce l’airain qui le couvre , s’enfonce danssa cuisse , pénètre jusqu’à l’os et le brise. Il tombe expirant.

sur la poussière. Le roi de Lacédémone plonge son épéedans le sein de ’l’hoas, et le renverse immobile et sans vie.Mégès prévient Amphiclus, qui le menace, luit perce lacuisse et déchire les nerfs. Le voile de la mort s’épaissit surses yeux.

Antiioque , Thrasymède, dignes enfants de Nestor , vousvous signalez tous deux par d’illustres exploits. Autiioqueatteint Atymnius, et lui plonge son fer dans la gorge. Lemalheureux expire à ses pieds. Pour venger son frère, Murisfond sur Antiloque, le javelot a la main; mais avant qu’il

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CHANT xvr. 221l’ait lancé, Thrasyméde l’a frappé lui-même a l’épaule. Les

muscles qui attachent le bras sont brises, l’os est fracassé :il tombe; la terre gémit sous son poids, et ses yeux sont cou-verts de la nuit du trépas. Ainsi, sous les coups des deuxfrères périssent deux héros, les amis, les compagnons fidèlesde Sarpédon, tous deux fils d’Amisodar , qui nourrit la fataleChimère , le fléau des humains.

Ajax , le fils d’Oile’e, fond sur Cléobule , qui s’agite au

milieu de la foule , le saisit vif , et dans la gorge lui enfonceson épée. Le fer fume du sang qu’il a versé, et la mort, d’une

ombre épaisse , enveloppe sa victime. Penelée et Lycon seprécipitent l’un contre l’antre; de leurs piques ils se frappent

en vain; en vain ils essaient leurs javelots ; ils saisissent leursépées. Lycon, de la sienne , décharge un coup terrible sur lecasque de son ennemi. Le panache est abattu, mais le fer sebrise et vole en éclats. Pénélée, de la sienne , frappe le colde Lycon, et l’y cache tout entière. La tété, qu’une peaulégère arrête a peine , penche renversée; le cadavre immo-bile est éteudu sur la poussière. alérion atteint Acamas aumoment où , pour fuir , il va remonter sur son char , et luiperce l’épaule. Il tombe, et le nuage de la mort s’épaissit sur

ses yeux.Le fer d’Idoménée atteint Érymas à la bouche , s’enfonce

dans le crane , et’en brise le fragile tissu. Les dents sontfracassées , les yeux nagent dans le sang ; des flots de sangs’écoulent par la bouche et par les narines; la nuit de lamort enveloppe sa victime. La terreur s’accrolt; les Troyensfuient éperdus : les Grecs, avec plus de fureur, les poursui-vent et les égorgent. Tels, sur un troupeau dispersé parl’imprudence du pasteur, fondent les loups avides de carnage;tels ils dévorent leurs victimes faibles et sans courage.

Le grand Ajax ne cherche qu’Heclor; c’est contre Hectorqu’il dirige tous ses traits. Mais , immobile sous le bouclierqui le Couvre. le guerrier habile observe et les javelots et lesflèches qu’on lui lance. D’un œil intrépide, il voit la victoire

abandonner ses drapeaux; mais il reste inébranlable et sauveencore les Troyens. Loin de lui la terreur et la fuite entrai-ncnt ses guerriers; ainsi, quand Jupiter rassemble les tem-pètes , un nuage s’élève à l’horizon, et sur l’aile des vents

19.

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222 L’ILIADE.se disperse dans les cieux. Tels fuient les Troyens en tumulte;l’air retentit de leurs clameurs, et le camp des Grecs estcouvert de leurs débris. Hector lui-meme, au milieu du dés-ordre, vole aux remparts d’Ilion. Derrière lui ses Troyenséperdus se pressent aux bords du fossé qui les arrête. La, lestimons sont brises, les coursiers fuient, laissant et leurschars et leurs maîtres étendus sur la terre.

Toujours avide de sang, Patrocle poursuit le cours de savictoire, et verse au cœur des Grecs la fureur qui l’anime.Les Troyens, épars, remplissent de leurs cris et la plaine etles airs. Les coursiers voient a Troie, et. des tourbillons depoussière s’élèvent jusqu’aux nues. Patrocle fond toujourssur les pelotons les plus serrés. L’œil en feu, la menace à labouche , il les presse, il les accable. Les chars tombent ren-versés sur les chars; les guerriers qui les montent roulentavec eux, expirants surla poussière. Déjà lesimmortels cour-siers que les Dieux donnèrent a Pelée ont franchi le fossé.lis dévorent la terre; le fils de Ménétius les précipite surHector; c’estHector seul qu’il brûle d’atteindre et d’immoler.

Mais Hector fuit, ses coursiers, haletants et couverts d’écume,le dérobent à l’ennemi qui le menace. Après lui, des flots de

Troyens roulent vers les remparts. Ainsi, aux jours de l’au-tomne, quand Jupiter en courroux venge les lois outragées,et punit l’iniquité des-juges et les crimes des rois, Fume cé-

leste s’epanche sur la terre, les fleuves débordés inondent les

campagnes, les torrents en furie ravagent les monts et lesplaines , et vont, en mugissant, porter à la mer leurs ondeset les trésors du laboureur.

Déjà Patrocle a devancé les Troyens fugitifs. Soudain il sereplie, et ferme le chemin qui les conduit à ces murs ou leurfrayeur aspire. Resserrés entre le fleuve et la muraille, il re-vient sur aux , il les égorge, et sur une foule de victimes ilvenge les héros que la Grèce a perdus. Pronoüs tombe lepremier sous ses coups; d’un javelot il lui perce le sein. Lemalheureux expire. et la terre gémit sous son poids.

Le vainqueur s’élance sur Thestor. Caché au fond de sonchar, tremblant, éperdu, Thestor avoit abandonné les rênes.Le héros lui enfonce sa pique dans la joue, et, la bouchebéante , l’enlève de son char. Tel il l’harneçon du pécheur le

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CHANT xvx. 223poisson balance suspendu. Soudain sur le sable il laissetomber sa proie, et la mon l’enveloppe de ses ombres.

Ériale va fondre sur Patrocle; d’une pierre énorme lehères l’atteint à la tète. Le crane est brise, la cenelle s’épan-

cbe dans le casque, le tronc tombe immobile, et le froid dutrépas le saisit. et le glace. Érymas, Amphoterus, Epaltes,Tlépoleme, Échius, Pyrès, Iphée, Eüippus, Polymede , rou-

lent entasses les uns sur les autres , et confondent leur sanget leurs derniers soupirs.

Serpedon a vu périr ses compagnons; soudain il rappelleses Lyciens et gourmande leur frayeur : «Vils soldats!s’écrie-t-il, opprobre de la Lycie ! courez cacher votre honte.Moi, je vais remonter; je saurai quel il est, est ennemi ter-rible, ce fier destructeur des Troyens. n Il dlt, et soudain ils’élance de son char. Patrocle s’élance du sien. Avec descris affreux ils fondent l’un sur l’autre. Tels, au sommetd’un rocher, deux vautours , de leur bec recourbe, de leursserres tranchantes, se menacent, se déchirent, et de leurscris aigus tout retentir et les monts et les bois.

A cet aspect, Jupiter est ému de pitié : «Hélas, dit-il àJunon, le Destin , à mes yeux, va par les mains de Patrocleimmoler mon cher Sarpedon. Quel trouble s’élève dansmon cœur paternel! Dois-je, loin des combats, le transporterau fond de la Lycie , ou le laisserai-je immoler par le fils deMénétius ?

u- » Étrange Divinité! lui répond Junon, qu’oses-tu pro-

noncer! Un mortel, que depuis long-temps la Parque amarque pour le trépas , tu voudrois le dérober à ses coups!Fais, si tu Poses; mais les Dieux ne seront pas tous complicesde ta faiblesse. Hé! si tu sauves ton fils du destin qui le me.noce, crains que bientôt quelque autre Immortel ne veuille,pour une tale aussi chère, obtenir une faveur égale. Combiend’enfants de Dieux combattent sous les murs de Troie! Com-bien d’entre eux sont condamnés a périr victimes de toncourroux! Va. laisse-le dans les champs d’llion, expirer sousles coups de Patrocle.

v Mais pour consoler tu tendresse et tromper tu douleur,des que la Parque aura tranche le dernier fil de sa vie, que leSommeil et la Mort aillent porter sa dépouille au fond de

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22a L’ILIADE.la Lycie. La, ses frères, ses amis, lui donneront un cer-cueil, et sur son tombeau élèveront une colonne , monumentde son néant et de leurs regrets. a» Elle dit; le Père desDieux se soumet à la rigueur du destin. Mais pour honorerce fils chéri, que le bras de Patrocle va immoler dans leschamps d’Ilion , loin de sa patrie . il fait pleuvoir sur la terreune rosée de sang.

Cependant les deux héros s’approchent; déjà le fils deMénétius a percé le flanc du brave Thrasyméde, l’écuyer de

Sarpédon , et lui a ravi la vie. Sarpédon, moins heureux, alancé un javelot inutile; mais de sa pique il atteint le chevalPédase à l’épaule droite. Le coursier mugit, se dresse, re-

tombe et roule expirant sur la poussière. A la vue de leurcompagnon étendu à leurs pieds , Xanthus et Balius bondis-sent ct siécartent. Le joug crie, les guides se mêlent et s’em-barrassent; soudain Automédon s’élance, et de son fer ilcoupe les traits. Les coursiers, sous sa main, se rapprochentet se rassemblent. Le combat se rallume ; Sarpédon lance unnouveau trait; mais toujours infidèle, le fer glisse sur l’épauledroite de son ennemi. D’une main plus sûre, Patrocle lancele sien. Sarpédon tombe renversé sur la poussière. Tel, ausommet des montagnes, le chêne ou le sapin altier succom-bent sous les coups de la cognée.

Étendu aux pieds de ses coursiers, le héros frémit de lu-reur et de rage. Il se débat encore sur la terre arrosée de sonsang, et de ses mains impuissantes la presse et la déchire.Tel un taureau fougueux mugit et s’agite sous la dent meur-trière du lion qui le dévore. Enfin , d’une voix mourante, ilappelle son ami, le compagnon de ses travaux : a Cher Glau-cus, lui dit-il, tu fus toujours l’exemple de nos guerriers;mais il faut aujourd’hui, par de nouveaux exploits, signalerton courage; il faut qu’une ardeur nouvelle te transporte ett’enflamme. Va, que nos Lyciens, à ta voix, viennent défen-dre les restes de Sarpédon. Toi-même, avec eux, sauve d’undernier outrage la mémoire de ton ami. Ah! si les Grecsm’arrachoient mon armure, s’ils insultoient à mes dépouilles,

ton front seroit couvert d’un opprobre éternel. Sauve magloire, sauve la tienne; que tous nos soldats accourent pourme venger. Il dit, et la Mort sur ses yeux épaissit son bath

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CHANT KV! . 2 25deau. Le vainqueur presse du pied sa victime expirante, ctde son sein palpitant il arrache et Ic fer et la vie. Les Thes-saliens arrêtent les coursiers de Sarpédon , qui, dégagés deson char. fuyoient éperdus dans la plaine.

Aux dernières paroles de son ami mourant, la douleur adéchiré le cœur de Glaucus. Il gémit et de sa perte et del’impuissance de le venger. La blessure que lui fit Teucersaigne encore. De la main il presse son bras languissant, etadresse au fils de Latone cette ardente prière z u Dieu puis-sant, prête l’oreille à ma voix. En quelque lieu que tu résides,

a Troie ou dans la Lycie , le cri du malheureux peut arriverjusqu’à toi. Une cruelle blessure me dévore; ma main estpercée des traits de la douleur; mon sang coule, et monbras languit appesanti. Je ne puis ni manier la lance, nifrapper l’ennemi, et Sarpédon n’est plus ! Le héros de laLycie, le fils de Jupiter a péri sous mes yeux, et son père lelaisse sans vengeance! Dieu puissant , guéris cette funesteblessure; assoupis ma douleur; donne a mon bras une forccnouvelle , donne à ma voix une nouvelle énergie. Que mesLyciens m’entendent; que moi-mémé je puisse combattre etdéfendre avec eux les restes de mon ami. » Il dit; Apollonexauce sa prière; soudain la douleur fuit, le sang s’arrête, etune nouvelle vigueur anime son audace.

Glaucus reconnoit la main du Dieu qui le protégé, et dansles transports de sa joie, il court porter à ses Lyciens l’ardeurqui l’enllamme; de la il vole au milieu des Troyens, il ap-pelle au combat Polydamas, Agénor, Énée; il appelle sur-tout Hector. «O fils de Priam! s’écrie-t-il, tu oublies lesalliés! Ces guerriers qui, loin de leurs amis, loin de leurpatrie , sont venus s’immoler pour toi, tu les laisses expirersans vengeance! Sarpédon n’est plus ! La Lycie a perdu son jhéros et son roi. Mars vient de l’égorger par les mains dePatrocle. 0 vous! ses amis , accourez; qu’un noble ressen-timent vous enflamme! Venez sauver son armure , venez lesauver lui-même des outrages que lui préparent les Myrmi-dons pour venger tant de Grecs abattus sous nos coups. n

Il dit , et son discours porte dans le cœur des Troyens ladouleur la plus profonde. Tous pleurent un héros qui, quoi-que étranger, fut l’appui de leurs murs; qui, chef d’une

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226 L’ILIADE.nombreuse milice, l’animoit par son exemple. Tous, pour levenger, revolent au combat : plus ardent qu’eux tous, Hectorles devance et les guide.

Patrocle enflamme ses guerriers. Il échauffe encore labouillante ardeur des deux Ajax z «Venez, leur dit-il,venez me seconder; soyez ce que vous lutes toujours; soyez,s’il se peut, encore plus vaillants. Celui qui, le premier, afranchi notre muraille, Sarpédon, est couché sur la pous-sière. Si nous pouvions, sur ses restes odieux , venger lesoutrages que nous avons reçus! si nous pouvions ravir sesdépouilles. et sur son cadavre immoler encore quelques-unsde ses soldats l... n Il dit, et brûlants de fureur les Ajax vo-lent avec lui.

Des deux côtés se forment des phalanges menaçantes.Troyens, Lyciens, Grecs, Thessaliens, tous, autour de Sar-pédon , se heurtent et se mêlent. L’air retentit d’atfreusesclameurs; les armes se choquent, étincellent et se brisent.Pour donner plus de victimes aux mânes de son fils, Jupiter,sur ce théatre sanglant, épaissit une nuit funeste.

Les Troyens, les premiers, font plier leurs rivaux. Èpigée,une illustre victime, expire sous leurs coups. Jadis Épigéoavoit régné dans Budium; souillé du sang d’un parent quiavoit péri de sa main , il étoit allé , en suppliant, demanderun asile à Thétis et à Pelée, qui l’avaient envoyé, avecAchille, combattre les Troyens.

Il saisissoit le cadavre z Hector d’un éclat de rocher lefrappe à la tète. Les os sont brisés, la cervelle s’épanche dans

le casque. Il tombe sur sa proie , et la mort le couvre de sesombres. Sa chute , ô Patrocle! irrite ton courage; pour ven-ger ton ami, tu le précipites sur les Lyciens et sur les Troyens,semblable a un vautour qui. du sein des nues , fond sur defoibles oiseaux et les disperse.

D’une pierre énorme il écrase Sthénelaüs, un fils d’Ithé-

mènes. Les Troyens plient; Hector lui-même plie avec eux.Autant qu’un javelot lance par une main habile peut mesurerd’espace dans nos jeux et dans les combats , autant, dansleur fuite, en parcourent les Phrygiens. Les Grecs les pour-suivent. Glaucus se retourne le premier, et Bathyclee, un filsde Calcon, expire sous ses coups. Bathyclée habitoit dans

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CHANT xv1. 227l’Helladc. Sa fortune et ses trésors, parmi les Thessaliens, leplaçoient aux premiers rangs. Il poursuivoit Glaucus; déjàil étoit près de l’atteindre. Soudain le Lycien se retourne ,et dans le flanc lui plonge son épée. Il tombe , et la terregémit sous son poids. Les Grecs pleurent la perte d’un héros,les Troyens triomphent, ct fondent sur le cadavre. Avec nonmoins d’audace les siens accourent pour le venger. La , Mé-ricn immole un chef des Troyens, l’intrépide Lagon , le filsd’Onétor, Onétor, prêtre de Jupiter-Idem , et que le peuplerévéroit à l’égal des Dieux; Mention lui enfonce son fer dans

la gorge z son aune s’envole , et ses yeux sont couverts de lanuit du trépas.

Énée lance au vainqueur un javelot, et se flatte de [atteinsdre sous son vaste bouclier. Mais le héros se courbe et sedérobe au coup qui le menace. Le fer du Troyen va derrièrelui s’enfoncer, en frémissant, dans la terre. Énée furieux z« Ah, Marion! s’écrie-t-il, si mon trait ont pu t’atteindre, lasouplesse et ton agilité n’auroient pu te sauver du trépas.

-- n Énée, lui répond Mérion, quel que soit ton courage,crois-tu que quiconque ose te combattre doive expirer soustes coups? Tu es mortel comme moi. Si ce trait peut arriverjusqu’à toi. tu descendras aux sombres bords, et ta valeur sirenommée ne fera qu’ajouter à ma gloire. u ll dit; le fils deMénétius le gourmande en ces mots : o Quoi! Mériou, quandon combat, Mérion s’amuse à discourir! Va , pour les fairereculer, il faut du fer et non pas des injures : la langue sertdans les conseils, et le bras à la guerre. Laissons d’inutilesdiscours, et songeons à combattre. u

Il dit, et lllériou se précipite sur ses pas. La terre gémit :les casrlues, les boucliers , les lances , les épées se heurtent,et tout retentir les airs d’un bruit affreux. Tels, sous les coupsde la cognée, résonnent les forets, et les échos gémissent.Couvert de poussière, de sang et de javelots. Sarpédon n’estplus qu’un objet hideux que méconnottrcit l’œil même de sa

mère. Les guerriers se pressent autour du cadavre. Tels, auxjours du printemps, des essaims d’insectes ailés bourdonnentautour du vase qui reçoit le lait qu’exprime la bergère.

Cependant l’œil de Jupiter est toujours attaché sur cettefuneste arène. La mort de Patrocle occupe sa pensée. Il ba-

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228 L’lLlADE.lance s’il doit, par le fer d’Hector, l’immoler a l’instant, sur

le corps de son fils, ou s’il reculera sa perte , pour ajouterencore aux horreurs de cette sanglante journée. Il décideenfin qu’il repousseralesTroyens jusqu’aux pieds de leurs rem-parts, etquc de nouvelles victimes tomberont sous ses coups.

Soudain il verse l’épouvante au cœur d’Hector. Le héros

reconnoit que Jupiter a penché sa balance; il monte sur sonchar; il fuit, et sa voix, dans sa fuite, entralnc ses guerriers.Le Lycien sent expirer son audace. A la vue de son roi percéde coups, enseveli sous un monceau de cadavres, il fuit épou-vanté. Le Grec, vainqueur, arrache a Sarpédon son armureétincelante; et Patrocle remet a ses compagnons ce trophéepour le porter aux vaisseaux.

Jupiter appelle le Dieu du jour : a Va, mon fils, va, luidit-il, sauver des outrages des Grecs les restes de mon cherSarpédon : porte-le aux rives du Xanthe, et dans ses ondeslave le sang et la poussière dont il est souillé. Parfume-led’amhroisie , et couvre-le d’immortels habits. Que le Som-meil et la Mort aillent le déposer au fond de la Lycie. Sesfrères, ses amis, enseveliront sa dépouille, et sur son tombeauélèveront une colonne , monument de son néant et de leursregrets. n

1l dit; du sommet de l’lda . Phébus descend sur la plainesanglante. ll enlève le corps de Sarpédon, le baigne dans lefleuve, et parfumé d’ambroisic, revêtu d’immortels habits, il

le remet au Sommeil et à la Mort, qui, d’un vol rapide, vontle déposer aux rives de la Lycie.

Cependant, ivre d’espoir et d’orgueil, Patrocle anime sescoursiers et vole sur les pas des Troyens. L’inseusé! il ou-blie les ordres d’Achille, et cet oubli le conduit à la mort.Misérables humains! le Moteur suprême se joue de nos vaincspensées. 1l élève, il abaisse notre courage a son gré; il nousmontre, et puis soudain il nous dérobe la victoire. O fils deMéuétius! c’est Jupiter qui-allume ta funeste ardeur. Danscet instant fatal où les Dieux l’appellent au trépas, que devictimes encore expirent de la main! Adraste , Autonoüs,Échcclus, l’ériinus , Épistor , Ménalippe , l-Ilasès , Mulius et

Pylartus, ont déjà mordu la poussière : le reste des Troyensfuit épouvanté.

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CHANT .xvt. :229llion alloit tomber. Patrocle furieux. étincelant, alloit dé-

truire ses remparts ; mais pour les détendre Apollon descendsur une des tours et prépare au vainqueur un malheureuxsort. Trois fois le héros s’élance, trois fois la main de l’Im-

mortel fait briller sur lui son égide et le repousse. Une qua-trième fois il prend son essor. Le Dieu lui crie d’une voixmenaçante : a Arrête, Patrocle , arrête z ce n’est point sousles coups que doit tomber Ilion. Achille lui-mèmp, ton héroset ton maître , n’aura point la gloire de l’abattrc. u Il dit;Patrocle recule plein de terreur.

Cependant Hector a, vers la porte de Scée, ramené sescoursiers. Il balance s’il ira encore dans la plaine aimanter leshasards , ou si, dans l’enceinte des murs, il rappellera sesguerriers. Tandis qu’il [lotte irrésolu, Apollon l’aborde sons

les traits du jeune, du bouillant Asius, le lits de Dymas, etle frère d’l-Iecube, qui habitoit dans la Phrygie, aux rives duSangar. a Hector, lui dit-il, pourquoi abandonnes-tu le com-bat? Arrete z ah! si j’étais tin-dessus de loi par mes forcesautant queje suis an-dessous de toi par ma foiblesse, tu n’au-rois pas impunément cessé de combattre : va, pousse tescoursiers contre Patrocle. S’il périssoit de ta main, si Apollonte donnoit la victoire... n A ces mots , le Dieu se jette aumilieu des guerriers , sema parmi les Grecs le désordre etl’elfroi, et du côte des Troyens rappelle la fortune.

Hector revole dans la plaine, et loin des guerriers vulgai-res il précipite ses coursiers sur Patrocle. Patrocle s’élancede son char : dans sa main gauche est une epée; de l’autreil saisit une roche énorme et la lance. Le bloc meurtrier vafrapper au front t’infortune Cébrion. L’os est brisé, les yeux

roulent sanglants sur la pozissiére; le malheureux tombe latête la première, sans mouvement et sans vie. Le vainqueurl’insulte et l’outrage z a Je croyois, dit-il, avoir des guerriersa combattre; mais Troie a des plongeurs et n’a point de sol-dats. n Aces mots, il fond sur sa proie. Tel au milieu d’untroupeau s’e’lanee un lion, la terreur des bergers. Son cou-rage allronte le (repas, et, frappe d’un trait mortel, il expireétendu sur ses victimes.

Hector se précipite de son char, et vient disputer a l’atro-cle les restes de Cebrion. Achat-nos sur ce malheureux cada-

20

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230 mincis.vre, tous de!!! ils brûlent de s’immoler. Tels, au sommetd’une montagne, deux lions en proie à la faim dévorante,tous deux animés d’une fureur pareille, s’arrachent les lamabeaux encore palpitants d’une biche égorgée.

Hector saisit la tète; Patrocle s’attache aux pieds; tousdeux ils luttent avec une vigueur égale. Autour d’eux com-battent les Troyens et les Grecs. Les traits aiment; les javo-lots volent dans les aire; les boucliers gémissent sous lespierres qui les frappent; la terre est jonchée de cadavres.Ainsi, quand, resserrés dans un vallon, les vents du nord etdu midi se livrent de bruyants combats, les forets mugissent,les hêtres, les peupliers. les chéries, ploient, éclatent, tour.hem, et du bruit de leur chute [ont gémir les échos. Tels,autour de Céhrion, les deux peuples déploient leur fureuret leur rage. Aucun ne fuit, aucun ne cède z environne d’unnuage de. traitsA l’infertilité guerrier presse la terre de sonpoids, et son adressa, avec lui, est ensevelie dans la pone-clerc.

Le soleil a parcouru la moitié de sa arrière : la victoireflotte encore incertaine. et d’une aile égale la mort plane surles deux partis. Il penche vers son déclin : les Grecs, en cemoment, tranchent et des Troyens et du sort. Ils arrachentà leurs rivaux le corps de Cébrion, et son armure est le "Unphee de leur victoire.

L’impétueux Patrocle veut frapper encore de plus grandscoups. Furieux, menaçant, trois fois il s’élance sur lesTroyens. Trois fois neuf guerriers expirent de sa main. Ivrede ses succès, pour la quatrième fois il s’élance... Arrête, oPatrocle! la mort est devant toi, et s’apprête à saisir sa vicotime. Couvert d’un nuage épais et invisible à tes yeux, Apol-lon vient t’accabler du poids de sa fureur. Le Dieu s’arrêtederrière lui, et sur son des lame tomber sa main. Le hérosse confondl ses yeux s’égarenl et se troublent. Son casque,arraché par Apollon , roule sous les pieds des coursiers.Cette aigrette , ce panache menaçant, qui ornèrent la tèted’Achille, et qu’avcicnt jusqu’alors respectés les combats,

sont souilles de sang et de poussière. Jupiter veut que cecasque ceigne le front d’Hector, funeste trophée, que bientôt

avec la vie lui ravira son vainqueur.

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cuaN’r’ XVI. 231Dans la main de Patrocle se brise sa pique mont-trière. Son

bouclier tombe avec le lien qui l’attache : le Dieu lui-mêmedénoue sa cuirasse; un noir pressentiment s’empare de sonâme; il reste debout, immobile, et glacé d’eifihl. Euphorbeaccourt; Euphorbe, un fils de Panthoüs, de tous les guerriersde son âge le plus agile à la course, le phis savallt dans l’artde guider des coursiers, le plus intrépide dans les combats.La première fois qu’il ameuta les dangers de la guerre, vingthéros précipites de leurs chars signalèrent son audace. Ilapproche, ô Patrocle! et sa main , par den’ière, te donne lepremier coup ; mais il ne fa point abattu. Tout désarmé quetu es, il te redoute encore et court, loin de toi, se cacherdans la ioule des Troyens. Blessé par un mortel, accablé parun Dieu , le fils de Ménétius va parmi les siens dérober satète au (repas.

Hector le voit; il s’élance sur ses traces, lui enfonce sonfer dans le sein, et l’y plonge tout entier. Il tombe , et lebruit de sa chute porte au cœur des Grecs la douleur et l’efa

froi; Tel , au fond des bois, aux bords d’une fontaine, lethéatre et le prix de leur combat, un Sanglier terrible expiresous le: etïorts (Pub lion, et souille de son sang cette ondepure qui datoit le désaliénai. Tel, après tant de victimesqu’il a immolées, Patrocle tombe à son tout, Hector triom-

phe : a O Patrocle l dit-il , tu te flattois nue Troie se-rait ta conquête; que nos" filles. queues femmes , chargéesde les l’en, iroient sous tes lois servir dans la patrie ! Insensè!Hector combat pour elles; mu lance et mon char les prote-gent et les défendent. Toi, tu vas être la proie des vautours.Malheureux! ton Achille n’a pu te sauver du trépas. Sarisdoute il te disoit en partant : « Va , Patrocle," va combattre;mais ne reviens que charge des dépouilles d’Hector. Ses per-fldes conseils t’ont conduit a ta perte. n

Les yeux a demi termes, Patrocle lui répond d’une voixmourante 2 a louis de ton noble triomphe; c’est Jupiter,c’est Apollon, qui tout ma défaite et la victoire; ce sont euxqui ont désarme mon bras. Ah l si je n’avois en à Combattreque vingt guerriers tels une toi, tous auroient expire sous mescoups. La Parque et le fils de Latone ont mis la mort dansmon sein. EUphorbc a frappe lotir victime, et toi tu l’as ache-

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3 L’ILIADE.vée. Va, bientôt je serai vengé. La mort est sur ta tête, et leDestin, pour ta perte, aiguise le I’er d’Achille. n Il expire àces mols; son ame , en gémissant, abandonne un séjourqu’embellissoient pour elle la jeunesse et les plaisirs. Toutmort qu’il est, Hector lui répond : « Garde tes vains angu-res. Cette mort dont tu me menaces, peut-étire mon brassaura, le premier, la donner au fils de Thétis. n Il dit, et dupied pressant le cadavre, il retire son fer ensanglanté et fondsur Automédon; mais les immortels coursiers dérobent Auto-médon à sa fureur.

CHANT DIX-SEPTIÈME.

Le fils d’Atrée, le belliqueux Ménélas, a vu tomber Patro-

cle sous l’eifort des Troyens. Soudain il vole, et, couvert deses armes étincelantes, les yeux attachés sur ces déplorablesrestes, il tourne tout autour pour les défendre. Telle unegénisse devenue mère couvre de ses regards le premier fruitde ses amours, et promène autour de lui sa tendre inquié-tude. Tel, autour de Patrocle, s’agite l’intrépide Ménélas; un

javelot dans une main, son bouclier dans l’autre, il présentela mort a quiconque osera s’avancer.

Séduit par l’espoir d’une illustre conquéte, Euphorbe lac-court : n 0 fils d’Atrée l s’écrie-t-il, cède-moi ma victime ,

abandonne-moi cette armure : c’est moi qui, le premier, aifrappé Patrocle ; laisse-moi jouir de ma gloire, ou crains quele bras qui lui ôta la vie ne t’arrache la tienne. n» Ménelas .indigné: a 0 Jupiter! s’écrie-t-il, un vil mortel porter sihaut l’insolence et l’orgueil t Jamais le lion, jamais le léopard,

jamais le sanglier, le plus redoutable habitant de nos forets,ne montrèrent autant d’audace qu’en affectent les fils de Pan-illOüS. Hypérénor, pourtant, quand il osa défier mon bras et

insulter a mon courage , ne trouva de secours ni dans saforce ni dans sa jeunesse, et je ne crois pas qu’il soit re-tourné consoler son épouse chérie et ses tendres parents. Toiaussi, tu périras , si tu oses me combattre. Va, fuis : cache-

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CHANT xvn. 233toidans la foule de les Troyens. Préviens le coup qui te me-nace; l’insensé ne voit le malheur que quand il en est lavictime.

Euphorbe , toujours intrépide : « O Menélas! ta mort vame payer la perte de ce frère que ton bras m’a ravi. Malheu-reux! tu triomphes encore de sa chute! Tu as coupe lesnœuds d’un tendre hyménée; tu as plongé dans le deuil uneveuve chérie, un père. une mère, objets de ma tendresse. Ah!si je puis t’immoler, si je puis mettre aux pieds de Panthoüset de Phrontis tes armes et ta tète , j’essuierai bientôt deslarmes que ta fureur leur fait encore verser. Allons, que lefer à l’instant décide ou ta mort ou la mienne. n Il dit; sou-dain son javelot va frapper le bouclier de Ménélas; mais ilne peut le percer, et la pointe s’y arrête émoussée.

Le fils d’Atrée tond sur lui en invoquant Jupiter, et d’unbras vigoureux, taudis qu’il recule, il lui plonge son fer dansla gorge. 1l tombe, et la terre gémit sous le poids de l’airainqui le couvre. Ses cheveux blonds nagent dans le satia . etces boucles formées par les Graces , que des nœuds d’or etd’argent embellissoient encore, sont souillées de poussière.Tel un jeune olivier que l’Aurore baignoit de ses pleurs, qued’un soufile amoureux caressoit le Zéphyr, gémit lout-à-coup

sous les allons des Aquilons , et tombe renversé aux bordsdu ruisseau qui l’a vu naître. Tel, sous les coups de Ménélas,

expire le fils de Panthoüs : le vainqueurlui arrache ses dé-pouilles. Témoins de son triomphe, les Troyens n’osent luidisputer sa proie. Tel un lion, la terreur des forêts, s’élancesur un troupeau, saisit la génisse la plus belle, regorge et ladévore. Les chiens et les bergers poussent de loin des crisimpuissants ; mais la pâleur est sur leur front, et la frayeurles enchaîne.

Ménélas alloit, sans péril, emporter son trophée; maisApollon. irrité, court, sous les traits de Mémés, le chef desCiconiens, armer contre lui la vengeance d’Hector. n Fils dePriam, lui dit-il. tu poursuis en vain une proie qui t’échappe.Ces superbes coursiers , indociles pour tout autre mortel,n’obéissent qu’a la voix d’Achille. Cependant Ménelas, en

défendant les restes de Patrocle, a frappé le plus vaillant desTroyens. Euphorbe, le fils de Panthoüs, a cessé de combattre

20.

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231i muant.et de vivre. a A ces mots, le Dieu va se perdre dans la toutedes guerriers. Le cœur d’Hector est percé des traits de ladouleur : il porte ses regards sur le champ du carnage; ilvoit Ménélas dépouillant sa victime; il voit Euphorbe étendu

sur la poussière g le sang coule encore de sa blessure. Plusrapide que la flamme, il vole aux premiers rangs, l’éclair jail-lit de son armure, ses cris portent au loin la menace et l’ett’roi.Ménélas a reconnu sa voix; il gémit , et se dit a lui-mémé :

a Malheureux! si j’abandonne le corps et les armes de Pa-trocle, qui a péri pour venger mes injures , le Grec qui leverra sera indigné contre moi.

n Si je n’écoute que l’honneur, si Seul j’ose ameuter Hec-

tor et les Troyens , tous viendront tondre sur moi; tous ac-courent déjà sur mes pas. Mais que balancé-je? Malheur àqui ose lutter contre un héros qu’on Dieu protégé! La colère

de Jupiter est sur le guerrier qui combat contre un guerrierplus vaillant. Les Grecs, témoins de ma retraité, me pardonslieront de reculer devant Hector, puisque les Dieux combatstent avec lui.

» Si je rencontrois Ajax...., nous reviendrions tous deux,en dépit du sort, amputer l’ennemi; pentàétre nous sau-verions les restes de Patrocle, et nous les rendrions au filsde Pelée. Oui, dans cette crise terrible , c’est le parti le plus

sage. nCependant les Troyens accourent: Hector les devance et

les guide : Ménélas s’éloigne, et abandOnne le corps de Pa-

trocle; mais saurent il se retourne , soutient ses yeux se re-portent sur cet objet de ses regrets. Tel, poursuivi par deschasseurs et des chiens, un lion fait a pas tardifs, la tristessedans le cœur, et dévore de ses regards la proie qui lui estravie.

Ménélas a rejoint ses guerriers : il s’arrête, et des yeux ilcherche le fils de Télamon. Il le volt a l’aile gauche, rassurant

les Grecs éperdus , et ranimant leur audace. Il court a lui :n Viens, lui dit-il, viens sauVer d’un dernier outragé le corpsde Patrocle. Déjà ses armes sont au pouvoir d’Hector. Sinous pouvions du moins rendre au fils de Pelée ce qui restede son ami! n ’

Il dit; soudain Ajax vote sur ses pas. Déjà le Vainqueur

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CHANT 31m. 285avoit dépouillé sa victime. Déjà pour la livrer aux vàutôurs,il s’appretoit à lui trancher la tète. Le fils de Tèlamon s’a-vance sous le vaste abri de son bouclier. Hector se rejette aumllieu des siens , et sléiauœ sur son char. Ses écuyers apar ses ordres, vont porter a Troie les armes d’AchlIlepour y être un monument de sa victoire. Ajax, immobile,canine de son bouclier le corps du fils de Ménetius. Telle ,surprise avec ses lionèeaux, par des chasseurs, au milieudes bois, une lionne, l’œil en feu, le sourcil abaissé, couvreses petits de Son corps, et pour les sauver affronte le trépas.Debout et immobile comme Ajax, Ménéias attend l’en-nemi pour le repousser, et ses regrets sont toujours plus"amers.

Ce enliant le fils d’Hippoioque, le chef des Lyciens, Glau-cus, aile-e sur Hector de farouches regards : u Vain fantômede guerrier, lui dit-il, tu n’as qu’une gloire usurpée : on te

croit un héros, et tu fuis les combats! Va, seul avec lesTroyens, songe a sauver tes murailles. Les Lyciens n’iront pluspour toi s’exposer aux hasards. De quelle reconnaissancezig-tu" payé leurs services? Le soidatie plus vil peut-il se flatterque ton bras le sauvera de la mort? Malheureux! Sarpédon,ton hôte, ton ami , le vengeur et l’appui de ton empire , tul’abandonnes à la fureur des Grecs! Ses restes, sous tes yeux,seront la proie des chiens et des vautours! Partons, qu’i-lion périsse... Ah! si les Troyens avoient cette audace, cetteintrépidité que doivent avoir des guerriers qui combattentpour leur patrie, nous eussions déjà dans vos murs entrantele cadaVre de Patrocle. Déjà, pourle racheter, les Grecs nousauroient rendu et les armes et le corps de Sarpédon. C’étaitle moindre prix dont ils pussent payer les restes de l’amid’Aehllie, du plus grand de leurs guerriers. Mais tu nias osecombattre Moi"; tu n’as seulement pas osé soutenir ses re-gards. u

Hector, la fureur dans les yeux: n Glaucus , lui dit-il,pourquoi ce discours qui mioutrage? Je te croyois le plussage des Lyciens; mais ta langue indiscrète ne sait que pro-diguer les injures. Mol, je n’ai Ose combattre contre Ajax!...Va, jamais l’éclat des armes n’etonna mou courage; jamaisle bruit des coursiers Wolfram mon oreille. Mais un moteur

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236 L’lLIADE.suprême se joue de nos vaines pensées; il élève notre mu-rage ou l’abaisse; il nous-donne ou nous refuse a son gré lavictoire. Viens, ami. viens à mes côtés : sois témoin de mes

exploits; vois si je suis un guerrier sans courage, ou si jesaurai arrêter les eti’orts des vengeurs de Patrocle, quelle quesoit leur audace. n Il dit, et d’une voix tonnante il s’écrie 2a Troyens, Lyciens , et vous enfants de la Dardanie , soyezhommes; frappez, combattez, tandis que je vais revêtir l’ar-mure d’Achille , cette armure superbe que mon bras a con-quise sur Patrocle. n A ces mots, il vole vers les remparts (leTroie, et, non loin encore, d’une course rapide, il atteint lesguerriers qui portoient à ilion ce funeste trophée.

Il s’arrête, dépouille ses armes , charge ses écuyers deles remettre a Troie , et revét l’armure immortelle que lesDieux donnèrent à Pelée. Alfoibli par les ans , Pelée la re-mit à son fils; mais ce fils chéri ne vieillira point sous cettearmure.

Jupiter contemple le héros sous ce superbe appareil; etbalançant sa tète : a Ah , malheureux! dit-il, tu ne vois pasla mort préte à te frapper! Tu revêts l’armure immortelled’un héros que tous les autres héros redoutent. Tu as im-molé son compagnon, son ami ; d’une main injurieuse tu luias arraché ces fatales dépouilles : ta chére Andromaque ne te

serrera point dans ses liras au retour du combat; ses yeuxne te verront point chargé de ce noble trophée. Du moins jevais t’armer d’une force nouvelle, et répandre encore lagloire sur tes derniers instants. n

Il dit, et fronçant ses noirs sourcils, il arrondit la divinearmure sur le corps du héros; Mars tout entier entre dansson amc , et ses membres sont animés d’une force et d’unevigueur nouvelle 2 en poussant un cri terrible, il s’élance aumilieu (le ses guerriers. Sous cette brillante armure, ils croienttous voir un autre Achille qui vient combattre avec eux. Ilporte dans tous les rangs l’ardeur qui l’enflamme : il appelleMestlès, Glaucus, Médon , Orsiloque , Astéropée, Désinor,Hippothoüs , Phorcys , Cromius . et l’auguste Ennomus.a Écoutez, s’écrie-t-il, o vous que l’amitié, que l’inlérét unis-

sent à notre empire! Ce ne fut point pour étaler un vain ap-pareil que je vous appelai sur ces rives; ce fut pour arracher

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CHANT xvn. 237à la fureur des Grecs nos foyers, nos femmes et n05 enfants.C’est pour récompenser vos services , pour nourrir votre ar-deur, que ma main vous prodigue et la fortune et les sueursde nos sujets. Allons , payez-moi ces bienfaits : marchons àla merlon à la victoire. Celui qui dans nos murs entraiiierale corps de Patrocle, celui qui fera reculer Ajax, partageracette armure avec moi, et jouira d’une gloire égale à lamienne.

Il dit, et, le fer à la main, tous se précipitent sur les Grecs.Déjà ils croient arracher au fils de Télamon et la victoire et saproie. Insensés! combien d’entre eux vont périr sous sescoups! A la vue de tant de guerriers conjurés contre lui,Ajax s’écrie : «O Ménélas! il n’y a plus d’espoir; ce n’est

plus les restes de Patrocle, qui bientôt seront la pâture deschiens et des vautours; c’est ta tète, c’est la mienne qu’il faut

défendre; le nuage de la guerre, Hector est sur nous, etnotre perte approche. Va, rassemble autour de nous les chefsde nos guerriers. u

Il dit, et, docile à sa voix, Ménélas s’écrie : a O mes amis !

ô chefs de la Grèce! vous, les égaux des Atrides, qui, commeeux, avez reçu de Jupiter le sceptre et le souverain pou-voir; au milieu de ce vaste incendie , mes yeux ne peuventvous distinguer tous. Mais accourez; venez sauver d’un in-digne outrage les restes de Patrocle; venez les arracher auxchiens et aux vautours. n Il dit; le fils d’Oilée a entendu savoix. Il accourt le premier, après lui Idoméne’e et le fidèleMérion , une foule d’autres encore. Mais qui pourroit lescompter et rappeler les noms de tous ceux qui vinrent réta-blir et ranimer ce terrible combat?

Avec d’horribles clameurs , les Troyens se précipitent surles pas d’Hector, et frappent les premiers coups. Tel , dusommet des montagnes, un torrent vient en grondant mêlerses flots aux flots de la mer : les vagues luttent contre les va-gues , et du bruit de leur choc fout retentir les rochers etles rivages.

Tous , animés d’une méme ardeur, tous couverts de leursboucliers, les Grecs se pressent autour de Patrocle. Jupiter-lui-méme encourage leurs efforts. Jupiter aima le fils de Mé-nétins, lorsque vivant encore il étoit attaché au fils de Pelée;

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238 muant.mort, il ne veut pas quiil soit la proie des Troyens et la pâ-ture de leurs chiens, et il couvre d’un nuage épais ses enne-mis et ses vengeurs.

Les Grecs ploient les premiers ; ils reculent et abandonnentle corps de Palmele ;mais, malgré tous les êfl’ufts desTrbyens,

aucun ne succombe sous le fer ennemi. Les Troyens saisissentle cadavre; déjà ils croient voir dans les murs d’Ilion cettefatale dépouille; déjà Hyppothoüs avoit aux pieds attaché unlien , et, triomphant aux yeux d’Hector et dès Travestis , ilentraînoit sa conquete.

Mais bientôt, a la voix d’Ajax; les Grecs revolent pour ledéfendre. Rival presque digne doseronsà Ajax lubméme se:lanec,etporte au milieu des" ennemis la terreur et la fuite.Tel, au fond des bois, le sanglier en furie revient sur leschasseurs et les chiens, les poursuit et les dispersea

A travers mille bras levés pour les détendre, le héros et;teint Hyppothoüs. Son casque est brise, le fer s’enfonce dansle crane; la cervelle sanglante s’écoule par la blessure, lelien échappe à sa main détaillante; et le malhwreux tombeexpirant aux pieds du cadavre qu’il alloit ravir. InfortuneLeihus! ton fils ne mêlera point ses cendres aux cendres deses aïeux. Enleve au printemps de ses jours, loin de la feranie Larisse, il ne te paiera point les tendres seins quemprodigUas à son enfance.

Hector, à son tour, lance un javelot à son Vainqueur;Ajax le voit, et se dérobe au coup qui le menace. Le termeurtrier va percer Sehédius, le héros de la Phoclde. Solidedius régnoit dans Panopee, et un peuple nombreux obéissoità ses lois. Il tombe , percé du irait mortel , et la terre geintesous le poids de liarmure qui le couvre; Ajax atteint au flancPhorcys, un fils de Phénops, qui derendolt les restes d’Hîp-Ipolhoüs, perce sa cuirasse, et déchire Ses entrailles. Le mal-heureux tombe, et de ses mains presse la terre; qu’il baignede son sang. Les Troyens reculent, et Hector avec cuir. LesGrecs, triomphants , saisissent les cadavres d’Hippothoüs etde Phoreys, et leur arrachent leurs armures.

Vaincus, désespérés, les Troyens alloient, dans les mursd’Iliou, cacher leur honte et leur elfroi : en dépit de Jupiteret du sort, les Grecs alloient devoir à leur courage l’honneur

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CHANT xvu. 239et lavictoire; mais soudain Apollon va dans le cœur d’Énecallumer le dépit et la vengeance. 11a pris la taille et les traitsdu sage Périphas, ministre fidèle d’Anchise, et vieilli aveclui dans son palais z a Énée, lui dit-il, eh! que deviendroitIlion, si les Dieux avoient juré sa ruine! Je vis jadis desguerriers, torts de leur courage et de leur nombre, luttercontre les destinées; nous, Jupiter nous protège; c’est anous, plth qu’aux Grecs, qu’il otite la victoire; et, trem-blants, vous n’osez combattre pour l’obtenir! n

Il dit ; Énée recourroit le Dieu qui lance d’inévitahles traits.Soudain il s’écrie a a Hector, et vous les héros et les vengeurs

de Troie, quelle honte pour nous de plier sous les Grecs, etde rentrer vaincus dans nos murs! Un Dieu m’est apparu ,un Dieu qui m’assure que le Mante des Dieux, que Jupitercombat avec nous. Allons , tondons sur l’ennemi; ne souf-frons pas qu’à nos yeux il emporte sans elforts les restes dePatrocle. n Il dit, et le premier il se précipite au milieu desGrecs. Les Troyens volent sur ses pas et reviennent défierleur vainqueur.

Énée immole un fils d’Arisbas , le vaillant Léocrite, l’ami

de Lycomcde. Lyoornède le voit, il accourt ; un javelot ven-geur aime dans les airs, et va percer le sein d’Amytaon, lefils d’Hippaam , Amytaon , après Astéropée , le héros de laPécnie. Il tomba : Asteropoe gérait de sa chute, et, furieux,il s’élance sur les Groin. Impuissants ell’orts! les Grecs cou-

verts de leurs boucliers , leurs lances en arrêt, se serrentautour de Patrocle. Ajax soutient leur courage. leur défendde reculer, leur défend d’avancer, et, toujours dans le mêmeposte, les excite à combattre. La terre est arrosée de sang.Les Troyens et leurs allies tombent les uns sur les autres.Les Grecs tombent aussi ; mais , toujours soigneux de sesoutenir et de se défendre , ils frappent plus de victimes , etperdent moins de guerriers.

Un nuage épais couvre cette sanglante arène; vous diriezque le salai! est éteint, que la lune a perdu sa clarté. Ailleursun jour serein éclaire les combats, et la lumière la plus puredore de ses rayons la terre et les montagnes. La , des guer-riersépars s’attaquent , se delendent à la clarté du jour, sereposent quelquefois , et souvent se dérobent à des coups

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2A0 L’ILIADE.qu’ils ont prévus; tandis qu’autour de Patrocle , dans l’hor-

reur des ténèbres , les héros des deux armées se frappent etdégorgent.

Deux guerriers fameux, Antilope ét Thrasimède, ignorentle destin du fils de Ménétius : ils croient que vivant, toujoursà la tète de ses Thessaliens, il poursuit liennemi. Fidèlesaux ordres de Nestor, ils combattoient loin de ces funesteslieux, et rassembloient les débris de leurs troupes éper-dues.

La Discorde et la Fureur environnent pendant tout le jourle cadavre de l’infortune Patrocle. Les Grecs , les Troyens ,se l’arrachent. Epuise’s, chancelants , ils arrosent de sang etde sueur ces restes déplorables. Telle, sous des bras vigou-reux , la dépouille d’un taureau s’étend , et dans ses pores

ouverts reçoit [onctueuse liqueur dont sa surface est char-gée. L’un et l’autre parti triomphe tour à tour : témoins de

leurs combats , Mars et Pallas elle-même avoueroient leuraudace.

Cependant Achille ignore que Patrocle n’est plus. Reculéloin de ce théâtre sanglant, il se flatte que son ami, vain-queur des Troyens , et arrive au pied de leurs murailles , varevenir dans son camp. Il sait, et la Déesse sa mère , en luirévélant les secrets de Jupiter, a pris soin de l’en instruire;il sait que ni avec lui, ni sans lui, Patrocle ne triompherapoint dlIlion. Mais sa mère ne lui a point dévoilé le pluscruel des malheurs : elle ne lui a point dit que l’ami leplus cher à son cœur devoit expirer sous le fer des Phry-giens.

Ce qui reste de l’infortunè guerrier , par combien de sang,par combien d’homicides . les Troyens et les Grecs s’effor-cent de l’acheter! «Amis, s’écrient les héros de la Grèce ,

nous ne trouvons que la honte auprès de nos vaisseaux : quela terre plutôt s’entriouvre sous nos pas! La mort, la mort,plutôt que de voir les Troyens nous ravir Patrocle et la vic-toire! -- Amis, s’écrie un des enfants d’Ilion, dussions-noustous expirer sur ce cadavre , expirons plutôt que d’aban-donner notre proie. u A ces mots , un feu nouveau embrase

tous les cœurs, et le bruit des armes et les cris (les guerriersépouvantent les airs.

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CHANT xvu. 2MLoin de ce combat. funeste, les coursiers d’Achille plen-

roient leur guide étendu sur la poussière , sous les coups del’homicide Heclor. En vain Automédon les presse de llaiguil-Ion; en vain il les excite par la douceur et par les menaces :ils ne veulent ni marcher vers l’Hellespont , ni reculer versla plaine. Semblables a ces statues qui pleurent sur des toni-beaux, ils s’arrêtent immobiles et la tète baissée; des torrents

de larmes coulent de leurs yeux, leurs crins épars tombentàlongs flots, et se souillent dans la poussière.

Jupiter s’attendrit a la vue d’une douleur si touchante. llsecoue la tète : «Malheureux! se dit-il à lui-mente, pourquoivous donnai-je a un mortel, vous qui ne pouvez ni vieillir nimourir? étoit-cc pour partager avec ces misérables humainsla douleur et la peine? De tous les insectes qui rampent surcet amas de boue , il n’en est point de plus infortune quel’homme. Du moins vous ne courberez point la tète sous lejoug d’Hector ; je ne le permettrai pas. N’est-ce point assezpour son orgueil de posséder les armes d’Achille? Je vaiscouronner les Troyens d’une gloire nouvelle : ils iront en-core, au milieu des vaisseaux, égorger leurs victimes; et lesoleil, de ses derniers rayons, éclairera leurs exploits et leurstriomphes. Mais vous, je ranimerai votre ardeur, et, d’unecourserapide.vous porterez Automédonloindes périls et descombats. a» lldit ; une vigueur nouvelle animclescoursiers; ilssecouentleurs criuieres poudreuses, et le char vole au milieude laplaine. Endepit de sa douleur, Automédon les précipitedans les rangs des Troyens. Tel fond l’éperviersur des colom-bes timides. Sans peine il se dérobe aux traits de [ennemi ;sans peine ilrevole au milieu de la mele’e. Mais sa main, occu-pée a diriger ses coursiers , ne peut manier le ferret donnerletrépas. Enfin Alcimédon , le fils de Laërte, arrête sur lui sesregards : u Automédon, s’écrie-t-il, que] Dieu aveugle tesesprits et confond ta sagesse! Quoi! seul sur ton char, tuveux combattre les Troyens? Ton ami est tombe; l’orgueil-leux Hector triomphe sous les armes d’Aehille.

- n Alcimédon, lui répond-il, eh! quel autre mieux quetoi pourroit guider ces immortels coursiers? Tu ne l’auroiscédé qu’à Patrocle : hélas l il n’est plus ; la Parque a terminé

sa vie et ses exploits. Viens, prends ces relies; moi, je vais

il

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242 L’IuADE.descendre etcombatlre. n il dit; Alcimédon monte sur le char,saisit l’aiguillon et les guides. Automédon s’élance àterre.

Hector le voit: a Généreux appui des Troyens, cher Énée,s’écrie-t-il , je reconnais les coursiers d’Achille , guidés par

des mains inhabiles, si tu veux me seconder, ils vont être notreproie. Ces lâches n’oseront soutenir nos regards. a» Il dit; lefils d’Anchise accourt à sa voix. Tous deux ils s’avancent cou-verts de leurs vastes boucliers. Chromius et Arétus s’associentà leur projet; ils se flattent de partager leurs exploits et leurconquête. Insensés! l’un d’eux, sous le fer ennemi, verraexpirer son orgueil et sa vie.

Automédon invoque Jupiter; une vigueur nouvelle animeson courage -. « Alcimédon, dit-il , viens sur mes pas , queles coursiers me blanchissent le dos de leur écume. Rien nepeut arrêter la rage d’Hector, que la prise du char d’Aehille,notre mort ou la sienne.» A ces mots il appelle les deux Ajax

’ et Ménélas : u 0 vengeurs de la Grèce! accourez, laissez àces héros le soin de défendre un cadavre; nous qui vivonsencore, venez nous sauver du trépas. Hector , Énée, tous lesplus braves d’flion s’apprêtent a fondre sur nous: le secretde nos destinées est dans le sein des Dieux; moi je vais combattre; Jupiter décidera des mon sort. r Il dit, et lance unjayelot. Le fer va percer le bouclier d’Arétus , traverse sonbaudrier, et s’enfonce dans ses entrailles. Le malheureuxbondit et tombe renversé. Tel , sans les coups de la hachemeurtrière, le taureau bondit et retombe expirant.

Un trait vengeur part de la main d’Hector ; Automédon levoit, se courbe, et se dérobe au trépas. Le fer s’enfonce dansla terre . et la fureur qui l’animoit s’y perd en d’inutiles fré-missements. L’épée a la main, les deux rivaux fondoient l’un

sur l’autre ; mais les deux Ajax accourent a la voix d’Auto-médon. Hector, Énée, Chromius, reculent effrayés , et lais-sent Are’lus expirant sur la poussière.

Le vainqueur s’élance sur sa proie, arrache l’armure san-glante, et, fier de son triomphe, ils’écrie: «Toute vile qu’elleest, cette victime immolée a l’ombre de Patrocle adoucit mesregrets. » A ces mots , il saisit sa proie et la place sur lechar; il y monte lui-mémo , la main encore dégouttaute desans, et semblable à un lion enivré de carnage.

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CHANT xvn. 2A3Le combat se rallume autour de Patrocle. Pour le rendre

plus terrible, Minerve descend du haut des cieux. Jupiterchange le cours des destins, et veut que la Déesse aille porterau cœur des Grecs une nouvelle ardeur. Couverte d’un nuagede pourpre, elle s’élance au milieu d’eux, et réveille leuraudace. Telle paroit l’écharpe d’Iris, quand les foudres de laguerre grondent sur les empires , ou que l’orage suspendudans les airs menace les travaux du laboureur et latranquillité

des bergers. -Elle a pris et la taille et la Voix de Phénix : n O fils d’Atrée!dit-elle à Ménélas , quelle honte! que] opprobre pour toi, sil’ami d’Achille étoit, sous les murs de Troie , la pâture des

vautours! Allons, combats, et que ton exemple enflamme tesguerriers! - 0 Phénix! ô généreux vieillard! lui répondMénélas , si Minerve daignoit seconder mon audace, et ga-raniir ma tété des traits de l’ennemi, avec quelle ardeur j’irois

défendre les restes de Patrocle, et le venger l Sa mort a misle désespoir dans mon ame; mais Hector est un feu dévo-rant. Jupiter enchaine la victoire sur ses pas; rien ne peutarrêter le cours de ses exploits n

Il dit, et flattée d’étre le premier objet de ses hommages,

la Déesse redouble sa vigueur. Elle met dans son ame cecourage obstine dont la nature arma l’insecte importun qui ,toujours chassé par l’homme , revient toujours , jusqu’à cequ’il se soit abreuvé de son sang.

Le héros voie auprès de Patrocle , et lance un javelot.Parmi les Troyens combattoit Podes, le fils d’Héétion, leriche, le généreux Podès , l’ami d’Hector, le compagnon de

ses plaisirs. Le fer de Ménélas l’atteint au moment ou il vafuir, perce son baudrier, et s’enfonce dans son cœur. Iltombe, et la terre gémit sous son poids. Atride fond sur savictime, et l’entralne au milieu des Grecs.

Apollon s’approche d’Hector, caché sous les traits de Phé-

nops, qui régnoit dans Abydos, et que les droits de l’hospi-talité,les nœuds de l’amitié la plus tendre, unissoient au fils de

Priam; et pour ramener son audace : «Hector, lui ditail, eh !que] Grec désormais tremblera devant toi? Menélas , un vilguerrier, tu crains de l’attaquer? Seul, sous les yeux, il enlèvesa proie. Il t’a ravi ton ami, ton fidèle Podès, un des plus

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2M Ultime.intrépides vengeurs (l’lliou. » Il dit ; Hector est couvert d’un

nuage de douleur. Soudain ils’élance au milieu des guerriers.Sous armure étincelante répand au loin la terreur et l’effroi.

Cependant , sur le mont Ida , Jupiter épaissit les nuages,lance les éclairs, fait gronder la foudre, secoue sa redoutableégide, répand sur les Grecs la terreur et la fuite, et donne lavictoire aux Troyens.

Pénélée, le premier , se précipite éperdu. Le fer de Poly-damas lui a percé l’épaule , et a pénétré jusqu’à l’os. Hector

frappe Létus à la main, et désarme sa valeur. Inhabile désor-

mais aux combats il cherche des yeux un asile où il puissecacher ses jours et sa honte. Hector le poursuit ; Idome’née,monté sur un char, enfonce sa pique dans la cuirasse duvainqueur; mais la pique est rompue , et les Troyens pous-sent des cris d’allégresse. Hector, d’un javelot, veut percerIdoméne’e ; mais le trait s’égare, et, sur le char de Mérion, va

frapper Céramus. Mérion étoit venu à pied affronter leshasards; sa mort eût assure la victoire aux Troyens , si lefidèle Céramus ne lui avoit amené ses coursiers. Malheureuxécuyer! son maître lui doit le salut et la vie, mais il périralui-méme sous les coups de l’homicide Hector. Il est percé ala joue, sa langue est coupée, et le fer ressort entre les dents.Il tombe, et les rênes échappent a ses mains défaillantes.Mérion se penche et les ressaisit: u Allons, dit-il à ldoméuée,allons à tes vaisseaux; tu le vois toismeme , il n’est plus icid’espoir pour les Grecs. » Il dit, et, plein de sa propre ter-reur, Idoménée fuit sur ses coursiers.

Ajax et Ménélas sentent que Jupiter donne aux Troyensla victoire. n Dieu l s’écrie le fils de Télamon, eh! qui peutméconnottre un bras toutopuissant appesanti sur nous? Braveou lâche, il n’est point de Troyen dont les traits ne donnentla mort; le Maître des Dieux lui-mémé prend soin de lesguider; les nôtres s’égarent , et tous impuissants vont seperdre dans la terre. Allons, qu’un utile conseil arrache auxTroyens les restes de Patrocle , et que notre heureux retourconsole nos amis, dont les yeux fixés sur nous s’attristent etne voient plus de barrière qui puisse arréter l’invincihleHector. Déjà la frayeur le leur montre foudroyant nos vais-seaux. N’est-il point un guerrier qui veuille porter au fils (le

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CHANT xvu. 2A5Pelée cette funeste nomelle! Sans doute il ignore que sonami n’est plus. Mes regards ne rencontrent personne, unvoile épais me dérobe et nos soldats et nos chars. GrandDieu! chasse la nuit qui nous couvre les yeux; et si tu veuxnous perdre, perds-nous du moins à la clarté des cieux. » Ildit; Jupiter est attendri à la vue de ses larmes. Soudain lesnuages fuient, l’air s’épure , et le soleil éclaire de tous sesfeux la scène des combats.

« O Ménelas! dit Ajax, promène tes regards surla plaine;s’ils rencontrent le fils de Nestor , si le généreux Antiloquevit encore, qu’il coure annoncer au fils de Pelée son malheuret le nôtre. n Il dit; Ménélas obéit à sa voix. Il s’éloigne à

regret du corps de Patrocle; il craint qu’en proie a la ter-reur, les Grecs n’abandonnent à l’ennemi ces déplorablesrestes. Tel, dans l’horreur de la nuit , un lion affamé de car-nage alloit, au sein de leur asile, assiéger des troupeaux. Lesbergers et les chiens veillent pour les défendre; sa fureurobstinée se consume en efforts impuissants; les traits sifflentautour de lui; des torches enflammées l’étounent et arrêtentson audace. Enfin l’aurore se lève; il fuit confus, désespéré,

et sur sa proie jette encore des regards dévorants.Tel partoit Méuélas : en s’éloignant, il excite, du geste et

de la voix, Mérion et les deux Ajax z a Nobles soutiens de laGrèce, leur crie-t-il, souvenez-vous de l’infortuné Patrocle.Sensible , humain , son cœur étoit toujours ouvert aux mal-heureux. Hélas! il n’est plus ! et la Parque nous a ravi à tousl’ami le plus fidèle. n Il dit, et de ses regards perçants ilembrasse la plaine. Tel, du sein des nues, l’oiseau qui portele tonnerre cherche au fond de son asile le lièvre qui se cacheà sa vue, le voit, fond sur sa proie et la dévore. Tel, o Méné- .las! ton œil, au milieu d’une foule de guerriers , chercheAntiloque et le découvre. Ce héros, à l’aile gauche, rassuroit,

ses soldats, et ranimoit leur audace.Soudain le fils d’Atrèe accourt : «Viens, Antiloque, viens,

lui dit.il , le malheur le plus funeste... Ah! sans doute tu assenti toi-même que la main des Dieux s’appesantissoit surnous, que la victoire étoit aux Troyens. Notre héros , notreappui, Patrocle n’est plus , et sa mort ne laisse aux Grecsque.les regrets et les larmes. Va, cours porter au fils de

21.

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21.6 firmans.Pelée cette affreuse nouvelle , qu’il vienne du moins sauverles restes de son ami; déjà son armure est au pouvoir d’Hec-tor. » Il dit; Autiloque est glacé d’horreur et d’effroi. Sesyeux se remplissent de larmes , sa langue s’arrête immobile,et les mots expirent sur ses lèvres. Cependant il remet sonarmure au fidèle Laodocus , et court éploré annoncer au filsde Pelée sa cruelle disgrace. Privés de son appui, les Pylienssentent languir leur courage. Ton bras, ô Ménélas ! eût sou-tenu leur faiblesse , mais le souvenir de Patrocle le rappelleauprès de lui, et Thrasimède , par tes ordres , vient ranimerleur valeur.

Déjà le fils d’Atrée a rejoint les Ajax : t Il Va, leur dit-il,

à la tente d’AchilIe; mais que fera en ce moment, contreHector. son inutile courroux? Viendra-Hi sans armure com-battre les Troyens? Allons , c’est a nous de sauver les restesde Patrocle; c’est de nos seuls efforts que nous devons anonedre et la gloire et la vie. n I

Ajax lui répond : u La raison, Ménélas, a parlé par tabouche t allons, saisissez, Mérion et toi, ces tristes dépouil-les; emportez-les loin de cette sanglante arène. Le fils d’Oi’lée

et moi nous vous couvrirons de nos boucliers; tous deuxunis , nous soutiendrons encore le choc d’Hector et desTroyens. u

A ces mots , les deux guerriers prennent le cadavre dansleur: bras. Avec d’horribles clameurs , l’ennemi se précipite

sur leurs traces. Le fer à la main, il les poursuit, il lesaccable; soudain les deux Ajax reviennent l’œil en feu , leregard étincelant. A leur aspect, le Troyen pâlit, son ardeurdéteint; interdit, étonné, il laisse, sans combattre, échapper

sa conquête. Tels des chiens en furie fondent sur un sanglierque le fer du chasseur a blessé, et s’apprêtent a dévorer leur

proie z mais l’animal se retourne terrible et menaçant; souedain la meute fuit éperdue; et se disperse dans les bois.

Cependant les Troyens se raniment; les chars, les guer-riers, tout s’ébranle, et le feu du combat étincelle dans laplaine. Telle, nourrie par les vents, la flamme éclate etdévore les débris d’une ville embrasée.

Toujours intrépides, Ménélas et Mérion marchent en hale-

tant sous leur précieux fardeau. Tels ou voit ces animaux

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’ CHANT XVIII. 2&7vigoureux , que l’humaine industrie asservit à ses lois , trat-ner dans un pénible sentier le chene ou le sa in destine àsoutenir le poids d’un édifice, ou à braVer a fureur desondes. Beignes de sueur, accablés de fatigue, leur courageles soutient, et hate encore leurs pas.

Derrière eux , les deux Ajax opposent aux Troyens unebarrière impt-iIüIi-ttble. La, expirent. leurs etforts ; la, se briseleur audace. Telle, au bord d’une foret, ou sur le flanc d’uneplaine féconde , unie digue arrête des torrents et des fleuves,leur marque leur cours, et à toute leur violence oppose uneforce invincible.

Le reste des Grecs est toujours en proie à la terreur. LesTroyens les pressent; plus terrible qu’eux tous, Hector et lefils d’Anchise poursuivent leurs troupes éperdues. A leuraspect, elles fuient, oubliant le combat. et poussant de vainesclameurs. Tel, à la vue d’un vautour, tyran des célestesplaines, fuit, en criant, un nuage de timides oiseaux; telle,devant Hector, (levant Énée , m-tte milice se retire désespé-

rée. Les armes tombent de ses mains; autour du fossé , àl’entrée du camp , la terre en est couverte; ce n’est plus uncombat, mais c’est toujours la guerre et ses horreurs.

CHANT DlXuHUITIÈME.

Cependant le fils de Nestor arrive à la tente d’Achille. Iltrouve le héros à la tète de son camp, livre aux plus sinistrespensées. a Ah! se disoit-il en soupirant, pourquoi ce désor-dre soudain ! pourquoi les Grecs dlSperses dans la plaine?

n Si le sort alloit m’accabler d’un coup funeste.... Si l’heure

étoit venue, cette heure prédite par la Déesse ma mère , ou,moi vivant, le plus brave des Thessaliens doit descendre autombeau. . Ah! sans doute , le fils de Menetius n’est plus!Malheureux! je Pavois conjure de revenir des qu’il auroitéteint la flamme ennemie, et de ne point oser combattrelector. n

Tandis qu’il eSt en proie à ces cruels pressentiments, Anti-

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2118 rhume. slope l’aborde, versant des larmes amères; et d’une voix alté-

rée par la douleur : a 0 fils de Pelée, lui dit-il, je viens t’ap-porter une affreuse nouvelle. Ah! nous eussent préservés lesDieux d’un coup si funeste! Patrocle est tombé, on combatautour de ses restes dépouillés; Hector a ses armes. n

Il dit; Achille est couvert d’un nuage de douleur; de sesdeux mains il épanche sur sa tète une cendre brûlante, etoutrage ces traits que les Graces ont formés. Il se roule surla poussière , souille la pourpre brillante qui le couvre, etarrache ses cheveux. Ses jeunes captives accourent avec lescaptives de Patrocle : éplorées, gémissantes , elles se meur-trissent le sein; leurs genoux fléchissent et se dérobent souselles. Antiloque , les yeux noyés de larmes, le cœur gros desoupirs, presse de ses mains les mains d’Achille. Il craintque, dans son désespoir, il ne s’enfonce le fer dans le sein.Le héros, par de lamentables cris, exhale sa douleur. Dufond de l’humide palais où elle est assise auprès du vieuxNérée, la Déesse sa mère entend ses gémissements. Ellesanglote , elle soupire. Toutes les Nymphes qui habitent lesein des eaux se pressent autour. d’elle. La, étoient Glaucé,Thalie, Cymodocé, Nésée, Spio, Thoé, la belle Alia, Cymo-thoé , Actéa, Limnorée, Mélite , Jéra, Ampithoé , Agave ,

Doto, Proto, Phéruse, Dynamène, Dexamene, Amphiuome,Callianire, Doris, Panope, et la célèbre Galathée. Avec ellesaccourent Clyméne, Ianire , Ianasse, Orithie , Méra , et lablonde Amathée; enfin, toutes les Néréides que la mer ren-ferme dans son sein.

Elles remplissent l’enceinte de la grotte argentée , toutesdans un morne silence, et se frappant la poitrine. Thétis, aumilieu d’elles, donne un libre cours a ses gémissements :« Écoutez , mes sœurs ; écoutez, leur dit-elle , le triste récitdes peines que j’endure : déplorable Déesse! mère infor-tunée! hélas! j’ai donné le jour au plus grand des hé-ros. Il croissoit sous mes yeux; je le voyois s’élever commeun tendre olivier , l’orgueil et l’espoir du sol qui l’a nourri.

n Du fond de la Thessalie je l’ai envoyé combattre etpunir les Troyens. Je ne le reverrai plus dans le palais deson père; je n’aurai point la douceur de le serrer, vainqueuret triomphant, dans mes bras........ Hélas! et pendant qu’il

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CHANT X7111. 21:9respire encore, la douleur empoisonne sa vie ! et sa mère ne.peut soulager ses ennuis l Allons, je vole auprès de lui; jesaurai du moins quelle nouvelle disgrace , loin des combats,accable mon malheureux fils. n

A ces mots, elle sort de la grotte, suivie de ses sœurs éplo-rées; l’onde s’ouvre : déjà elles foulent les rives de Troie ,

et s’arrêtent aux lieux où sont les vaisseaux thessaliens auxlieux témoins de la douleur d’Achille.

La Déesse approche du héros gémissant. Elle soupire, etdans ses bras elle presse la tete de son fils. D’une voixqu’entrecoupent les sanglots: « O mon fils! lui dit-elle,pourquoi ces pleurs que tu répands Quelle douleur teconsume Parle, ne cache rien à ta mère...... Tout ceque tu avois demandé à Jupiter, Jupiter l’accorde à lesvœux.. Les enfants de la Grèce périssent auprès de leursvaisseaux : dans le malheur qui les poursuit, dans la hontequi les accable, tu es leur seul espoir et leur dernier asile.

- n Oui, ma mère! lui répond Achille en poussant unprofond soupir ; oui, Jupiter a exaucé mes prières; mais quesa faveur est amère à mon cœur affligé! Mon ami, mon cherPatrocle il n’est plus ! ce compagnon dont les jours m’é-taient aussi précieux que les miens , je l’ai perdu ! Hector aoutragé son cadavre; il lui a ravi cette armure superbe queles Dieux donnèrent a Pelée le jour où l’hyinen forma lafuneste chaîne qui vous unit tous deux.

a» Hélas! que n’es-lu, avec tes immortelles sœurs, toujoursrestée au sein des flots l Que Pelée n’a-t-il été l’époux d’une

mortelle l Ce triste hyménée te condamne à d’éternelles

larmes. Tu verras expirer ton fils; jamais un heureux retourne le remettra dans tes bras, au sein de la Thessalie. Eh !pourquoi vivrois-je encore Non, j’abhorre la vie; je nepuis plus soutenir les regards des mortels, si Hector ne tombesous mes coups, si sa mort n’expie la mort de Patrocle.

- » O mon fils! lui répond Thétis en versant un torrentde larmes, tu prononces l’arrêt de ton trépas: si Hector périt,tu péris après lui.-Ah l fossé-je mort ! malheureux! je n’aipoint arraché mon ami au fer de son assassin l il est tombéloin des lieux qui l’ont vu naître. Ses derniers vœux ontvainement imploré le secours de mon bras l Non, jamais je

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250 L’ILIADB.ne retournerai dans ma patrie. J’ai été inutile il Patrocle , aune foule de Thessalieus qu’a immolés le fer d’Hector l Vilfardeau de la terre , je languis oisif sur mes vaisseaux , moi,de tous les Grecs , le plus redoute dans les combatsl....D’autres savent mieux que moi parler dans nos conseils...Périsse la Discorde, le fléau de la terre et des cieux l Périssecette colère funeste qui égare le plus sage! Plus douce quele miel, elle s’insinue dans nos amas; mais bientôt elle trou-ble la raison de ses noires fumées.

n Atride allumadans mon cœur un juste ressentiment... Ah!ne touchons plus cette fatale plaie! domptons, quoi qu’il encoute, domptons ce malheureux courroux. Je vals égorgerHector , l’assassin de mon ami. Quitte d’un devoir si cher,j’attendrai sans crainte que Jupiter et les antres Immortelsordonnent de ma destinée. Hercule, le fils chéri du Mattredes Dieux, ne put échapper à son sort. Il périt victime de laParque et des rigueurs de l’impitoyable Junon. Moi aussi,s’il faut mourir, je mourrai comme lui. Mais du moins que jeme couronne encore d’une nouvelle gloire; que mes derniersexploits coûtent encore aux femmes troyennes des larmes etdes gémissements; que les Phrygiens s’aperçoivent que j’aiété long-temps éloigne des combats. O me mère! n’opposepoint à mon ardeur une tendresse inutile. Non, je ne céderaini à tes prières, ni à tes larmes.

- » O mon fils! lui répond la Déesse, il est digne de toncourage de défendre tes amis et de vengerleur trépas. Mais tesarmes, les Troyens les possèdent; Hector triomphe, couVertde ce noble trophée. Il ne triomphera pas long-temps; lebras de la Mort est levé, sur sa tète. Mais, ô mon fils! ne re-iourne point aux Combats que tu n’aies revu ta mère dans ceslieux. Demain, avec l’aurore , je viendrai t’apporter une ar-mure, ouvrage de Vulcain. n

A ces mots, elle s’éloigne de son fils: a Vous, dit«elle à ses

sœurs, rentrez au sein des mers; allez dans le palais du Dieuqui nous donna le jour; apprenez-lui ce qui cause ma dou-leur et mon absence. Moi, je monte dans l’Olympe; je vaistenter d’obtenir de Vulcain une armure pour mon fils. n Elledit; les Néréides s’enfoncent dans les eaux, et la Déesse s’en-

vole dans les cieux.

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CHANT mon. 251Cependant les Grecs, poursuivis par l’homicide Hector,

fuient éperdus aux rives de I’Hellespont. La plaine retentitau loin des cris de la victoire et des accents du désespoir.Les restes de Patrocle ne sont poilu encore à l’abri de l’ou-

trage. Une foule de Troyens, infanterie, cavalerie. ont fondusur ses défenseurs. Trois fois Hector, brûlant de l’entrainer,l’a saisi par un pied; trois fois les Ajax l’ont repousse; mais,toujours intrépide, tantôt il s’élance pour ressaisir sa proie,tantôt il s’arrête en [mussant de grands cris, et jamais il nerecule. Tel un lion atlante s’acharne sur sa proie : ni les pas.tours ni leurs chiens ne peuvent l’arracher à sa rage; tel, endépit des deux Ajax, et bravant toutes leurs forces, Hectorreste attaché sur le cadavre.

Il l’entrainoityil se couvroit d’une gloire immortelle, si,trompant les regards de Jupiter et des Dieux , Iris ne futvenue, par les ordres de Junon, réveiller la fureur d’Achille.a Lève-toi, fils de Pelée, lui dit-elle , viens sauver les restesde Patrocle. Le feu du combat les environne z pour les conqué-rir, pour les défendre , les Grecs et les Troyens s’égorgeut.Hector surtout brûle de les entretuer dans Troie. Il veuttrancher la tète, et sur ses mon arborer ce trophée. Lève- toi,sors d’un honteux repos; viens sauver ta gloire; viens arra«cher aux chiens des Troyens la dépouille de ton ami Ah! sile corps de Patrocle éprouvoit un outrage, quel opprobrepour Achille !- Divine messagère, en! quel Dieu t’envoie surces rires ?--- C’est Junon, c’est la reine des Dieux. Jupiter ettous les autres Immortels ignorent le dessein qui m’amène.-Eh! comment irois-je aux combats? mon armure est en leurpouroir. Ma mère m’a défendu d’affronter les Troyens avantqu’elle-même ait reparu dans ces lieux. Elle m’a promis desarmes quelle va demander a Vulcain. Des armes, où pourrai-je en trouver P Je ne cannois que le bouclier du [ils de Téla-mou qui puisse couvrir Achille. Mais sans doute Ajax combatlui-mame et défend les restes de Patrocle.

q- n Je sais, lui dit la Déesse, nous savons tous que ton ar-mure a été leur conquête :mais, va sur le fosse te montrer auxTroyens; peut-être à ton aspect ils s’arrêteront épouvantes.

Les Grecs respireront un instant, et ce court repos leur ren-dra la victoire. u Elle (lit, et s’envole : Achijle sclère. Minerve

1,. Y;r a

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252 L’ILIADE.jette sur ses épaules son immortelle égide; elle-même cou-ronne sa tète d’un nuage d’or, et en fait jaillir des feux et deséclairs. Telle, pendant la nuit, sur les tours d’une ville assié-gée, brille la flamme qui des peuples voisins appelle les se-cours. Telle , du front d’Achille, s’élance dans les airs uneformidable clarté. Fidèle aux ordres de la Déesse sa mère, ilne se mêle point aux guerriers. Il s’arrête sur le fosse : delà ilpousse un cri. Minerve, en même temps, en fait entendre unplus terrible; la terreur vole au milieu des Troyens. Telle,au sein d’une cité , la trompette ennemie porte l’épouvante et

les alarmes.A la voix du héros, la frayeur entre aux cœurs des guer-

riers. Les coursiers , frappés de sinistres présages, fuientéperdus. Tremblants, à la vue de cette clarté menaçante quiceint la tète d’Achille, leurs conducteurs partagent leur elfroi.Trois lois il répète son cri; trois fois les Troyens et leursalliés se troublent et s’epouvantent. Dans le tumulte, douzede leurs héros expirent sous leurs chars, et sont percés deleurs propres armes.

Les Grecs arrachent enfin le corps de Patrocle à la fureurennemie , et le portent sur un lit funèbre. Ses amis l’envi-ronnent éplorés. Achille marche avec eux, versant des larmesamères à la vue de son compagnon fidèle, couché dans lesein de la mort, et déchiré par un fer ennemi. C’était luiqui, avec son char, avec ses coursiers, l’avoit envoyé auxcombats... Il s’étoit promis de le revoir, a son retour,vainqueur et triomphant... n Cependant Junon précipite lacourse du Dieu qui porte la lumière. Le Soleil se plonge àregret dans les eaux, et les Grecs abandonnent la plaine.

Les Troyens vont dételer leurs coursiers; mais avant quede réparer leurs forces épuisées, ils assemblent un conseil.La , ils se tiennent debout, immobiles. les yeux chargés detristesse. Achille , le terrible Achille est toujours présent àleur vue, et les remplit de terreur. Enfin Polydamas rompt lepremier ce funeste silence. Le sage Polydamas embrasse lepassé et perce dans l’avenir; il est le compagnon d’Hector;une même nuit les vit naître tous deux. Mais Hector triom-phe dans les combats, etl’olydamas règne dans les assemblées.u Songez, amis, songez, dit-il, aux périls qui nous menacent.

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CHANT xvnt. i 253Croyez à mes conseils, rentrons dans nos murs. N’attendonspoint sur cette plaine, et si prés des vaisseaux ennemis, lerc-tonr de l’aurore. Nos remparts sont encore loin de nous.Tant qu’irrite contre Atride, ce fatal guerrier a langui soussa tente, nous avons pu braver les Grecs et nous promettrela victoire. Je triomphois de passer les nuits auprès de leursvaisseaux; je les regardois comme notre conquétc. Mais lelils de Pelée se réveille, et. je sens renaître mes alarmes. Ar-dent, impétueux , il ne se bornera point a nous combattredans ces champs, tant de fois baignes du sang des Grecs etdes Troyens; ce seront nos foyers , ce seront nos femmesqu’il faudra défendre de ses coups. Marchons à Troie; cédonsà un infaillible présage. La nuit l’enchaine encore; mais de-main , s’il nous retrouve dans la plaine , le fer a la main, ilfondra sur nous, et nous apprendrons a le connaître. Que deTroyens seront la proie des vautours! Heureux qui, par lafuite, pourra se dérober a la mort! O Dieux! épargnez a mavue un spectacle si funeste! Mais si vous forcez votre couragea plier sous l’impétueuse nécessité , tranquilles , dans lesilence de la nuit , nous préparerons nos ressources et nosforces. Détendu par ses tours et par ses portes , Ilion oppo-sera aux Grecs une barrière impénétrable.

n Demain, aux premiers rayons du jour , le fer à la main,nous attendrons l’ennemi sur nos remparts. S’il ose nous y

’ attaquer, il ne remportera que les regrets et la douleur. Nousverrons sons nos murailles haleter ses coursiers épuises; onvain des yeux il dévorera cette proie, quiil ne pourra saisir:honteux, humilié, il retournera sur ses vaisseaux , où son ca-davre, aux yeux d’Ilion, sera la pâture des chiens. u

Hector, lançant sur lui un sinistre regard : a Polydamas ,lui dit-il, tes lâches conseils offensent mon courage. Tu veuxque nous allions encore nous cacher a 1mm (le nos tours!Eh! niâtes-vous point las de languir captifs dans nos murs?Jadis l’univers vantoit la ville de Priam et sa vaste opulence.Elle n*est plus , cette reine des cites. Depuis que Jupiters’arma contre nous, la guerre a dévore les trésors entassésdans son sein. La Phrygie , la Mécnie , sont pleines des de-bris de notre fortune. Aujourd’hui , ce Dieu, plus doux , medonne la victoire; il nous livre les Grecs enchaînes sur ces

. -. on’ Ad-

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25a L’imam.rives. lusensé! ne jette phis au cœur de nos guerriers tesvaines alamies; je saurai bien les en défendre. Croyez, amis,croyez Hector; obéissez a sa voix. Réunis sous Vos drapeaux,allez réparer vos forces épuisées. Veillons, faisons une gardeassidue. S’il en est encore parmi vous que tourmentent encored’importunes richesses, qu’ils les rassemblent, qu’ils livrent à

nos soldats ces dangereux trésors; plutôt que de les laisserdév0rer à des Grecs, qu’ils en fassent à des Troyens un géné-

reux partage.» Demain , aux premiers rayons du jeur, nous irons , au

milieu des vaisseaux, rallumer le feu des combats. S’il est vraiqu’Achille se réveille , il ne trouvera dans son camp que ladouleur et les regrets. Loin de le fuir, j’irai le braver; je seraisa victime ou il sera la mienne ; Mars partage ses faveurs, etsouvent le vainqueur expire sous le fer du vaincu. n Il dit :les Troyens applaudissent. Insensés! Minerve a pris soin deles aveugler. Ils écoutent Hector et ses funestes conseils; ilsdédaignent Polydamas et la sagesse qui l’inspire. Tous armés,ils vont, sous leurs drapeaux, réparer leurs forces épuisées.

Tome la nuit les Grecs pleurent l’infortuné Patrocle ;Achille, au milieu dieux, donne nii libre murs a sa douleur.Le cœur gros de scupirs, il presse (le ses homicides mains lesein glacé de son ami. Tel, à la vue de son antre désert, unlion généreux déplore la perle de ses petits, que son absencea livrés à une main ennemie. Furieux, désespéré, il s’élance

sur les traces du chasseur qui les lui a ravis, et fait retentirles forets de ses rugissements. Tel Achille , au milieu de sesThessaliens. exhaloit ses regrets z n Dieux! s’écrioibil , ah!que d’un vain espoir j’abusai Ménétius, quand, pour rassurer

sa tendresse, je lui promis que dans Opunte je lui ramène.rois son fils, vainqueur de Troie, et riche de ses dépouilles !

n Jupiter se rit de nos projets. Notre sort , à tous deux,est de rougir cette. terre de notre sang. Pelée ne reverrapoint son fils; Thétis . au sein de la Thessalie , ne le serrerapoint dans ses bras. Le Destin, en ces lieux , a marque montombeau... Hélas ! cher Patrocle , je nly descendrai qu’aprèstoi... Mais du moins , je vengerai ton trépas. Oui, avant quela flamme ait consume la dépouille , je promets à ton ombre,et la (été et les arums de ton barbare assassin; pour expier

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CHANT xvtu. 255ta mort, pour assouvir ma rage et ma vengeance , j’immo-lerai sur ton bûcher douze enfants des Troyens. En atten-dant tes victimes , tu reposeras sur ce lit funèbre. Les jeunesbeautés que tes mains et les miennes ont ravies sur cesbords pleureront ta destinée , et nuit et jour t’arroseront deleurs larmes.»

A ces mots il ordonne à ses Thessalicns de laver le corpsensanglanté. Soudain ils versent une onde pure dans unvase d’airain que la flamme environne. Bientôt elle frémit ets’élève à gros bouillons. Ils lavent le cadavre; l’huile et le

baume coulent à longs flots dans les bieszures. On retendsur le lit funèbre; un linceul, surmonté d’un voile blanc, lecouvre tout entier. Toute la nuit, les Thessallens , rassem-blés autour d’Achille , pleurent avec lui son cher Patrocle ,et remplissent les airs de leurs longs gémissements.

Jupiter a lu dans le cœur du héros sa fureur et sa ven-geance: a Tu triomphes, dit-il à Junon, tu as ramené auxcombats le fils de Pelée. Ces Grecs si chéris, sans doute,ils sont tes enfants? - Dieu terrible l s’écrie la Déesse ,que viens-je d’entendre? Un mortel, un vil atome , pourra,sur un autre mortel, assouvir sa vengeance ! Et moi, fille deSaturne; moi, femme de Jupiter; moi, à ce double titre ,la reine des Dieux , je ne pourrai satisfaire ma haine et punirles Troyens ! u

cependant Thétis arrive au palais de Vulcain. Lui-mêmeavoit élevé ce palais d’immortelle structure. Jaloux de sabeauté , les autres Dieux admiroient son ouvrage. Toutdégouttant de sueur, dans sa forge brûlante , le Dieu pres-soit d’un bras nerveux les mobiles prisons où il avoit enfermé

les Vents. Pour orner le céleste palais, il forgeoit vingt tré-pieds d’or. Chefd’œuvre de son art, ces merveilleux tré-pieds, sur des roues d’or, marcheront seuls à l’assemblée

des Dieux, et seuls reviendront a leur place. Des anses ymanquent encore; le Dieu forge les liens qui doivent les yattacher.

Thétis paroit: la jeune Charis, qu’unissent a Vulcain lesnœuds de l’hyménée. s’avance pour la recevoir. Ses tresses

d’or flottent sur ses épaules; les lèvres collées sur la main(le la DécSSe: «OThétis, lui dit-elle , o divin objet de.

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256 L’lLIADE.notre amour et de nos respects ! quel .motif t’amène en deslieux que rarement honore ta présencePViens, reçois dema main les dons de l’hospitalité. n Elle dit, et la fait asseoirsur un trône superbe , où ses pieds reposent sur un marche-pied d’or. Elle appelle Vulcain 1 a Viens , lui dit.elle, viens;

Thétis te demande. ’-n Thétis me demande! L’auguste Thétis est dans monpalais l Combien elle a de droits a ma reconnaissance !Quand ma mère, honteuse de m’avoir donné le jour, meprécipita de la céleste voûte , Thétis me reçut au sein desondes. Sans elle, sans Eurynome , j’étais condamné a d’étero

nielles douleurs. Pendant neuf années , je vécus caché dansles abîmes de l’Océan, les vagues écumantes rouloient au-dessus de ma tété. La , ignoré des mortels et des Dieux, jeconsacrai mes talents aux Déesses qui m’avoient protégé.

Pour embellir leur grotte, pour relever leurs attraits , mamain apprit à revêtir les métaux des formes les plus heureu-ses. Thétis est en ces lieux ! Ah ! pour la payer d’un justeretour, il faut que j’epnise toutes les ressources de mon art.Va , tandis que j’éteins ces feux, offre à la Déesse le céleste

nectar. » A ces mots, le Dieu laisse reposer son enclume. Ilse lève, tire les Vents de leurs prisons, et d’un pas chance-lant va, dans un coffre pompeux, renfermer les instrumentsde son art. Armé d’une éponge , il épanche une onde pure

sur son front noirci par la fumée; il lare et ses bras et sapoitrine velue. Enfin il revêt ses immortels habits, et, lesceptre à la main , il s’avance a pas inégaux. Deux figuresd’or marchent à ses côtés , et le soutiennent. Animées parson art , ces figures ont l’intelligence et la vie; elles rendentdes sons, et leurs mains industrieuses secondent les travauxdu Dieu qui les a créées. -

Vulcain s’assied prés du trône de la Déesse , et la bouchecollée sur sa main: u 0 Thétis! lui dit-il , ô divin objet demes respects et de mes hommages l d’où vient une faveur sirare! quel intérêt t’amène en ces lieux? Parle , ma recon-noissance te répond de tout ce que peutmon industrie.

-» Ah, Vulcain ! lui répond la Déesse éplorée, est-il uneimmortelle plus malheureuse que moiPEn est-il sur qui J upiterait versé tant de peines et de douleurs? Parmi toutes les

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CHANT XVIll. . 257Néréides , il me choisit pour me soumettre aux lois de Pelée;malgré moi, je tus condamnée à partager la couche d’unmortel. Consumé parla vieillesse, Pelée languit dans sonpalais solitaire; etmoi, mère infortunée du plus grand deshéros , il faut que je pleure sur ma triste fécondité. J’ai vuce fils croître sous mes yeux, comme un tendre olivier. l’or-gueil et l’espoir du sol qui l’a nourri. Des rives de la Grèceje l’ai envoyé aux bords (le la Phrygie pour combattre, pourpunir les Troyens. Hélas E je ne le reverraiplns dans le palaisde son père; je n’aurai point la douceur (le le serrer, vain-queur et triomphant dans mes bras. Et pendant qu’il respire,la douleur empoisonne sa vie! et sa mère ne peut soulagerses ennuis l Une jeune beauté que les Grecs avoient accordéeà son courage , Atride la lui a ravie. En proie a son ressen-timent, il se consumoit sous sa tente. Soudain les Troyensfondent sur les Grecs, et jusque dans leur camp menacentde les égorger. Les chefs éperdus viennent implorer lesecours de mon fils, et lui olfrent de superbes présents:toujours obstine dans son courroux , il refuse de les sauver.Mais le péril s’accroît; déjà , la flamme à la main , llenneini

va embraser les vaisseaux. Vaincu par les larmes de Patrocle,mon fils lui confie son armure: il l’envoie. aux combats , etses Thessaliens avec lui.

n Sous ce jeune héros les Grecs sentent renaître leuraudace. lis repoussent les Troyens jusqu’au pied de leursremparts. Ilion alloit tomber; mais soudain Apollon immolele fils de Menetius au milieu de ses succès, et livre à Hectoret sa victime et les armes de mon fils. O Vulcain ! j’em-brasse tes genoux. Donne a ce fils , que bientôt la mort vame ravir, donne-lui un bouclier, un casque , une cuirasse.Privé de son cher Patrocle , impatient de le venger, ilgémit étendu sur la terre , et se consume en regrets impuis-sauts.

- a» Rassure-toi , Thétis, et calme ton inquiétude. Achilleaura des armes qui feront l’étonnement et l’elfroi des guer-

riers. Que ne puis-je aussi bien le dérober a la mort, quandla destinée s’appesantira sur lui! n Il dit, et retourne a sonimmortel atelier. Soudain les Vents rentrent dans leurs pri-sons. Ils soufflent : dans vingt fourneaux , leur haleine mais

22.

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258 - L’lLlADE.saute allume la flamme, et, au gré de Vulcain , presse ouralentit ses efforts. Dans des brasiers ardents, l’or, l’argent,le cuivre et l’étain se mêlent et s’unissent. L’enclume fait

gémir la voûte sous son poids. D’une main le Dieu saisit unlourd marteau; de l’autre , des tenailles. Un immense bou-clier s’arrondit sous ses coups. Cinq lames de métal le cou-vrent de leur épaisseur. Autour brille un triple cercle d’or,auquel pend un lien d’argent. Sur la surface , le Dieu repré-sente d’étonnantes merveilles.

On y voit, et la terre , etla mer, et les cieux, et le soleilsur son char de rubis , et la lune sur son trône d’argent. Ony voit tous les astres qui couronnent la céleste voûte, lesPléiades tranquilles, les Hyades et leur urne fangeuse, leredoutable Orion, et l’Ourse qui le poursuit; l’Ourse, qui,toujours fidèle au pôle, ne se plonge jamais au sein del’Océan.

Sous le céleste ciseau s’élèvent deux superbes cités. Dans

l’une, des noces, des festins et des jeux; à la clarté desflambeaux, de jeunes beautés sont conduites à l’autel del’Hyménée. De jeunes garçons forment des danses légères,

et marient leurs pas aux sons de la flûte et du hautbois. De-bout sous les portiques, les femmes contemplent ces fêtes etsoupirent.

Plus loin, s’assemble une foule empressée. Un citoyendemande à un autre citoyen le prix du sang qu’il a versé. Lemeurtrier atteste le peuple, et jure qu’il l’a payé. L’autre niequ’il l’ait reçu. Tous deux invoquent des témoins : la foule,

partagée, frémit et murmure. Des hérauts commandent lesilence. Les juges sont assis sur le marbre , dans l’enceintesacrée. lis se lèvent tour à tour, et , le sceptre a la main, ilsprononcent leurs avis. Deux talents d’or sont au milieu,destinés arécolnpenser le sutfrage le plus juste et le pluséclairé.

Auprès de l’autre cité campent deux armées , que la ter-reur environne. L’une veut embraser cette ville infortunée ,l’autre veut partager ses dépouilles. Les assiégés résistent

encore : les femmes, les enfants, les vieillards, inhabiles auxcombats, debout sur les remparts, veillent pour les défendre.

La jeunesse guerrière marche a une embuscade. A leur

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CHANT xvm. 259tète brillent et Mars et Minerve. Tous deux sont d’or; unerobe d’or, une armure d’or, les revêtent tous deux. Dansleur maintien , dans leurs traits, respire une majesté divine.Sous eux, l’intrépide cohorte se cache aux bords d’un fleuve,où viennent s’abreurer des troupeaux. Deux guerriers,» surune hauteur, observent la plaine , et donnent le signal. Desbœufs , des moutons, s’avancent vers la rive; deux bergersles suivent , et sans soupçons, sans inquietude , ils font ré-sonner leurs rustiques pipeaux. Soudain la troupe s’élance :elle égorge les troupeaux , elle égorge les pasteurs. Appeléspar les cris, les ennemis accourent, montés sur d’agilescoursiers. On combat, on se mêle; les traits volent, et laterre est inondée de sana. Au milieu des guerriers triomphentla discorde , la terreur et la mort. Couverte (Tune robe eu-sanglante’e . la mort s’attache à ses victimes, déchire leursblessures, ct traîne sur la poussière les cadavres encore pal-pitants. Tout vit, tout respire dans ces tableaux : c’est uncombat réel, c’est un carnage véritable.

Dans un cadre voisin, l’Immortel représente une plaineimmense, où trois fois la charrue a déjà imprime des sillons.Des bœufs ouvrent encore le sein de la terre; armés de l’ai-guillon , des laboureurs pressent leurs pas tardifs. Au boutdes guérets, le maître les attend, et leur offre un vin qui pe-tille dans la coupe. Ils recommencent, impatients d’obtenirla même récompense; la terre , tout or qu’elle est, noircitsous leurs pas, et trompe les yeux étonnés.

Ici s’étend un vaste domaine , l’héritage des rois. La sur-face est chargée des trésors de Cérès. La faucille à la main ,des moissonneurs ardents parcourent les sillons; les épis au-tour dieux tombent entassés; des enfants les ramassent etles pressent dans leurs bras; trois hommes les reçoivent deleurs mains, et en forment des faisceaux.

Debout, en silence, appuyé sur son sceptre, le monarque ,avec des yeux satisfaits, contemple ses richesses. Des escla-ves, sous un chêne, apprêtent pour lui un champêtre festin.Ils font cuire un bœuf, dont ils offrent les prémices aux Dieux.Plus loin , des femmes préparent aux moissonneurs un repasplus frugal et plus simple.

La , sur un coteau doré, la vigne élance ses rameaux; des

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260 L’ILIADE.raisins noirs y pendent en festons. Sur des appuis d’argent,les ceps s’élèvent dans les airs. Autour règne un fossé rem-

bruni , que couronnent des buissons, et qui forment dans lavigne de tortueux détours.

Là , un folâtre essaim de vendangeurs porte dans des pa-niers le fruit dont la liqueur enchante les humains. Au milieud’eux , un jeune garçon tire de sa guitare des sons harmo-nieux, et s’accompagne en chantant; les autres lui répondentet marchent en cadence.

Ailleurs, un troupeau de bœufs sort, en mugissant, deson asile , et gagne les bords d’un torrent rapide qu’ombra-gent de mobiles roseaux. Derrière, marchent quatre bergers,que suivent neuf chiens vigoureux. Soudain, du fond desbois, deux lions s’élancent sur le taureau: il se débat, ilmugit; les pasteurs et les chiens accourent pour le défendre;mais les monstres, à leurs yeux, égorgent leur proie et ladévorent. Vainement excités par leurs maîtres, les chiensn’osent les attaquer, et poussent, en reculant, d’impuissantesclameurs.

Tout auprès, un vallon délicieux offre des moutons, desbergers, des étables, des cabanes et des bois. Plus loin, l’im-mortel artisan figure une danse pareille à celle que jadis,dans la Crète , Dédale composa pour la belle Ariane. Dejeunes beautés, de jeunes garçons, se tiennent par la main.Les filles sont couronnées de guirlandes; des robes de linflottent autour d’elles , et d’un voile léger couvrent leursappas. Les hommes sont vêtus d’étoiles d’un tissu plus serré,

qu’une huile divine embellit de son lustre; à leur côté , desépées d’or pendent à des baudriers d’argent.

Tantôt ils forment un cercle , et tournent avec autant derapidité que la roue sous la main du potier. Tantôt le cerclese rompt; les danseurs se mêlent, s’entrelacent, et décriventmille figures voluptueuses. Une foule enchantée les contem-ple et les admire. Au milieu , deux agiles sauteurs étonnentles regards et voltigent en chantant.

Enfin , au bord du bouclier, le Dieu trace liOcéan et sonimmense empire. Bientôt de l’atelier sort une cuirasse pluséclatante que le feu; bientôt encore un casque étincelant,merveille d’un art divin, qui se ploiera de lui-mémo autour de

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CHANT x1x. 261la (été du héros, et que surmonte un panache d’or; et enfindes bottines d’étain. Cette armure achevée , Vulcain va ladéposer aux pieds de la Déesse, qul, plus rapide qu’un oiseau,s’élance de l’Olympe, chargée du présent superbe qu’elle

promit à son fils.

CHANT DIvaNEUVIEME.

L’Aurore s’élève du sein de l’Océan, pour porter la lumière

aux mortels et aux Dieux. Thétis vole à la tente de son fils,et lui porte le présent de Vulcain. Elle le trouve étendu surle corps de Patrocle , l’arrosant de ses larmes, le rappelantpar ses cris. Ses compagnons, éplorés, gémissent en fouleautour de lui.

Soudain la Déesse s’offre à leurs regards, et la bouchecollée sur la main du héros : a Laissons, 0 mon fils l. laissons,

lui dit-elle, ce triste objet de notre douleur et du célestecourroux. Prends cette armure , ouvrage immortel de Vul-cain, et telle que jamais n’en revêtit un autre guerrier. u

Elle dit, et dépose les armes aux pieds d’Achille; ellesrésonnent par un artifice divin; les Thessaliens reculentétonnés, et leurs yeux éblouis n’osent fixer ces clartés im-

mortelles.Achille voit les armes , et sent à leur aspect redoubler son

courroux; des éclairs jaillissent de ses yeux; d’une mainavide, il saisit le céleste présent et le contemple avec trans-port. Enfiu, rassasié d’une vue qui le flatte : a 0 ma mère ls’écrie-t-il , oui, ces armes sont le chef-d’œuvre d’un Dieu.

Je les revêts, je revole aux combats. Mais, hélas! les restesde mon cher Patrocle.... Je tremble que la pourriture et lesvers n’infeetent ces blessures, et ne me laissent de mon amique de honteux lambeaux.

- a: Va, mon fils, lui répond la Déesse, calme tes inquié-tildes; je chasserai loin de lui ces insectes importuns quidévorent les guerriers moissonnés dans les combats. Dùt-il,une année entière , rester exposé sous ta tente, je saurai le

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262 12mm-conserver et l’embellir d’une fraîcheur nouvelle. Va, rassem-

ble les héros de la Grèce; abjure au milieu d’eux ton cour-roux contre Atride; revêts ton armure; que le feu de lagloire et de la vengeance échaude ton courage. u Elle dit,et dans l’ame de son fils elle allume une nouvelle audace.Sa main verse dans les narines de Patrocle l’ambroisie et lenectar, pour le garantir des injures des vers et du temps.

Achille vole au rivage, et appelle à grands cris les enfantsde la Grèce; tous accourent; et le guerrier amoureux de lagloire, et le pilote qui sur les ondes dirigea les vaisseaux, etces utiles agents dont l’intelligence assure les subsistancesde l’armée et prévient ses besoins. Tous brûlent de revoirun héros depuis si long-temps perdu pour les combats. Deuxfavoris de Mars, Ulysse et Dioméde, toujours soutfrants deleurs blessures, viennent, appuyés sur leurs piques, s’asseoiraux premiers rangs. Après eux s’avance Atride, le monar-que des rois , encore gémissant du coup dont le frappa le filsd’Anténor.

Déjà tous les Grecs sont réunis. Achille se lève : a O filsd’Atree ! dit-il , où nous a conduits tous deux une funestequerelle! Misérable captive! Ah! que ne périt-elle avantqu’elle eut allume entre nous la discorde et la haine ! Quene fut-elle percée des traits de Diane, le jour même où, dansLyrnesse conquise, elle fut le prix de ma valeur! Ils vivroientencore ces guerriers infortunés que mon ressentiment a livrésau fer des Troyens ! J’ai fait triompher Hector; j’ai servi laPhrygie! Malheureux! la Grèce pleurera long-temps macolère et la tienne. Oublions , oublions s’il se peut, notreerreur et nos pertes; courbons notre orgueil sous le joug dela nécessité; j’ahjnre mon courroux; je ne dois point nourrir

une haine éternelle. Allons, fais marcher nos guerriers auxcombats, que je coure avec eux affronter les Troyens. Sa-chons s’ils oseront passer les nuits auprès de nos vaisseaux.Ah ! s’il en est qui, par la fuite, échappent à mes coups, avecquelle ardeur ils iront chercher leur salut dans leurs murs! nIl dit; les Grecs, avec transport, applaudissent à son géné-reux retour.

Du siégé où il est assis , Agamemnon élève aussi la voix :a Héros de la Grèce , favoris du Dieu des combats, écoutez

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CHANT x1x. 263votre roi, faites taire une importune rumeur. Au milieu deces cris, parmi ces bruyants éclats de votre joie, comment ouparler ou s’entendre P La bouche la plus éloquente resteroitinterdite et muette. Je veux me justifier aux yeux d’Achille;vous, écoutiez et pesez mes discours.

a SOIJVent les Grecs ont accusé ma hanteur; souvent ilsm’ont imputé nos funestes divisions. Non. je n’en fus point

la came. Ce fut Jupiter, ce fut le destin, ce furent les furiesqui égarèrent ma raison; ce furent eux qui mirent dansmon cœur l’injure et tous ses poisons, le jour où j’arra-chai au fils de Pelée le prix qu’avoit obtenu son courage;sous la main d’une déesse, que pouvoit faire un aveuglemortel l

n L’Injure est fille du Maltre des cieux; farouche ennemiedes humains , elle les accable l’un par l’autre. Ses pieds dé-

daignent la terre; elle marche sur nos tètes , et sème, dansl’univers, le malheur et l’outrage. Jupiter, le roi des mortelset des Dieux, Jupiter lui-méme a été blessé de ses traits.Junon, une déesse, sut, par une ruse adroite, se jouer de sapuissance, le jour ou, dans Thèbes, Alcmène dut enfanterAlcide. Écoutez , o Dieux! et vous; Déesses, disoit lemaître de l’Olympe, orgueilleux du destin de son fils, écoutez

les Secrets de ma sagesse; il va nattre en ce jour un mortelqui régnera sur tous ses voisins, sur ceux mêmes qui sont nésde mon sang.

» Tu nous tromperas , lui répond l’artificieuse Junon; tun’accompliras point ton oracle, Jure par le Styx que le mortelqui naîtra dans ce jour régnera sur tous ses voisins, sur ceuxmémés qui sont nésde ton sang. Elle dit; Jupiter abusé pro-nonce l’irrévocable sennent ; soudain la Déesse, du sommetde l’Olympe; se précipite dans Argos, où elle sait que depuissept mois à peine la femme de Sthénélus lui promet (l’êtrepère. Elle hate son enfantement, et retient Alcide captif dansle sein de sa mère. Elle revole, triomphante, au céleste palais.Il est ne, dit-elle à Jupiter, le ,héros qui doit régner surArgos. Issu de ton sang, Eurysthée mérite le destin glorieuxou l’appelle ta sagesse.

n Elle dit; le Maître des Dieux est percé des traits de ladouleur. Enilamme de courroux , il saisit l’Injure, et, en

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26a L’ILIADB.attestant le fleuve redouté , il prononce que cet odieux fléaune rentrera jamais dans l’éternel séjour. Soudain il la préci-

pite sur la terre, où bientôt elle empoisonne le bonheur deshumains. Mais la plaie qu’il lit au Maître du tonnerre saignalong-temps encore , à la vue de son fils courbé sous le jougd’Eurysthe’e, et condamné aux plus rigoureux travaux.

n Moi aussi, victime de ses fureurs, je n’ai pu me défendrede ses serpents. Aveugle par Jupiter, enivré par Bacchus,ou égaré par d’autres Dieux, je veux enfin guérir la plaieque j’ai faite, et racheter mon erreur. Va , marche aux com-bats, et guide les Grecs dans le chemin de la gloire. Tousles dons qu’Ulysse t’offrit dans sa tente, je te les donne au-jourd’hui.... Mais plutôt suspends un moment l’ardeur quit’entralne. Mes esclaves vont les prendre sur mes vaisseauxet les exposer à ta vue. »

Achille lui répond : O monarque l digne du rang on lesGrecs t’ont placé, donne ou garde a ton gré tes superbesprésents. Nous, volons aux combats. Un grand ouvrage nousappelle; ne perdons point en vains discours de précieuxinstants. Allons montrer Achille au milieu du carnage; queson exemple enflamme nos guerriers , et qu’ils frappentcomme lui. n

Ulysse arrête ses transports : n O héros de la Grèce! luidit-il, ô mortel égal aux Dieux! ne va pas, séduit par tavaleur, entraîner au combat des troupes épuisées.Quaud Mars

aura inspiré sa fureur aux deux partis, le choc sera long, etnos soldatsiaifoiblis ne pourront le soutenir. Retirés sousleurs tentes, que les dons de Cérès et les dons de Bacchus

raniment leur vigueur. r» Sans cet utile secours , le plus intrépide guerrier suc-combe bientôt sous le poids des fatigues. En dépit de soncourage, son bras s’appesantit; la faim, la soif, l’énervent .et l’accablcut; ses genoux se refusent à l’ardeur qui l’a-nime. Les aliments lui redonnent des forces; armé d’unenouvelle audace, il soutient le combat le plus opiniâtre, et necède à la fatigue que quand l’ennemi lui a cédé la victoire.

- n Allons, sépare nos guerriers; toi-mémé, excite-les àréparer leur vigueur alïoiblie. Atride va, dans ces lieux, offrirà nos regards et aux tiens les dons qu’il tc destine. Il faut

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CHANT XIX. 265que tu jouisses de ton triomphe; pour rassurer la tendresse,le Monarque, debout au milieu des Grecs, jurera qu’il arespecte ta captive, et que jamais elle ne partage son lit.Enfin, un festin apprête sous sa tolite achèvera dielliacer soninjure. Atride, tu sauras désormais être juste; tu saurasqu’un roi peut, sans siarilir, expier une erreur.

- n O fils de Laërte ! dit Agamemnon, jlaime a entendrela raison qui parle par ta bouche. Oui , je ferai le sermentque tu m’imposes, et je ne serai point parjure. Quelqueardeur qu’il ait de voler au combat, qu’Acllille attende; aGrecs 1 attendez tous que mes présents soient en ces lieux,et qu’un traite ait scelle notre retour. Toi. Ulysse, prendsl’élite de nos guerriers, va dans ma tente , apporte tous lesdons que nous promîmes au [ils (le Polee ; amène les captives.Que Thalthybius aille apprêter la victime que nous devonsimmoler au Soleil et au Maître des Dieux.

- » Puissant Ali-ide, s’écrie Achille, remets a d’autres

moments ces inutiles soins; attends que la guerre soit ralen-tie, attends que j’aie éteint dans le sang la fureur qui medévore. Hélas! les guerriers qu’egorgea le fer d’Hector sont

encore étendus sur la terre , sanglants et dechires; et voussongez a des tètes l Non, atlbiblis par la faim , énerves par lafatigue , c’est encore au combat que j’appelle les enfants dela Grèce. Quand ils auront venge les alfronts quiils ont reçus,ils reviendront, au déclin du jour, goûter les plaisirs de latable et les douceurs du repos.

» A moi des l’êtes, des repas, quand Patrocle n’est plus l

quand son cadavre, perce de coups, est couche sons ma tente,et me demande vengeance ! quand mes compagnons en pleursgémissent autour de lui! Ali! je ne suis all’ame quc (le meur-tres , je ne suis altéré que de sang.

-- n O fils (le Pelee l noble et seul espoir de la Grèce! luirépond Ulysse , tu as plus que moi de rigueur et d’audace ,mais Page et l’expérience ont mûri mes esprits , et j’ai acquisle triste droit d’éclairer ta jeunesse. Baigne, daigne écoutermes conseils. Les mortels sont bientôt rassasies de sang etde carnage. Quand Jupiter, l’arbitre des combats, a penchesa balance , bientôt la plaine est jonchée (le cadavres , et lefer moissonne et les vaincus et les vainqueurs.

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266 L’union.n Ce n’est point par le jeûne que les Grecs doivent expier

la mort de leurs guerriers. Combien il en expire tous lesjours! Bientôt , consumes par les besoins, nolis expirerionsaprès eux. Donnons des tombeaux à leurs cendres , arrosons-le’s un moment de nos larmes; mais réparons nos forces pourles venger.

n Allons, guerriers , allons à table; nous volerons de latable aux combats : n’attendez point d’autre signal. Malheurau lâche qui languira encore aUprès de nos vaisseaux! Quela Grèce tout entière aille, au milieu des Troyens, allumerla flamme des combats; en

A ces mots, il appelle le fils de Nestor, et Mégès, et Thoas,et Mérion, etLycomede, et Menalippe. Avec eux il vole a latente d’Atride; ils en rapportent les superbes présents quele Monarque promit au fils de Pelée. A la vue des Grecsétonnés , Ulysse étale dix talents d’or, sept trépieds , vingt

vases brillants; sept jeunes captives , et Briseis avec elles ,viennent sur ses traces oli’rir leurs modestes appas; Enfin ,douze coursiers bondisSent, et déjà semblent s’enorgueillirdu maître auquel on les destine.

Agamemnon se lève; debout auprès de lui, Thalthybiuslui présente la victime. Les Grecs en silence , les regardsattachés sur leur roi, attendent ce qu’il va prononcer. Armé

d’un poignard; qui toujours pendoit a son côte, il coupe lepoil dont est couvert le front de la victime , lève au ciel etles yeux et les mains , et oll’rant a Jupiter ces prémices: a OMaître du monde! dit-il , o Puissance suprême! ô Terre!o Soleil! et vous, Divinités de l’enfer, Furies vengeressesdu parjure, entendez mes serments! Je jure que jamais jene portai sur Briseis une main impure: que jamais Aga-memnon n’outragea sa pudeur. Si le mensonge est dans mabouche, puissent les Dieux verser sur moi tous les mauxdont ils frappent l’imposteur qui les atteste et les olfensel nIl dit, et enfonce le ter au cœur de la victime; Thalthybiusla jette dans les eaux pour servir de pâture aux poissons.

Achille se lève a son tour : a O Jupiter! décrie-HI , dequels fléaux ta colère accable les mortels! Non, ce ne fûtpoint Atride qui alluma dans mon cœur un funeste ressenti-ment. Ce ne lut point lui qui, maigre moi, de nies bras

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CHANT m. 267arracha ma captive. Aveugles instruments! Jupiter nous (li-visa pour perdre nos guerriers. Allez réparer vos forces pourmarcher aux combats. n Il (lit, et sépare rassemblée; lesGrecs se dispersent. Les Thessaliens portent les présentsd’Atride a la tente de leur roi. Les douze coursiers vont semêler aux coursiers dlAchille , et les captives marchent à sonvaisseau; aussi belles que Venus , Briseis les devance; ellevoit les restes sanglants de Patrocle; elle les voit, les em-brasse et soupire. De ses mains elle se meurtrit le sein, ellearrache ses cheveux, ses yeux sont baignes de larmes. a Mal-heureuse! s’écrie-telle , ô Patrocle ! o toi, mon consolateuret mon appui! quand on Inlarracha de ces lieux , je t’y lais-sai plein de vie! J’y rentre , et tu n’es plus !... Comme tou-

jours a mes douleurs succède. une douleur nouvelleL’époux auquel m’avaient unie mes parents , je l’ai vu , sous

nos murs, tomber sanglant et perce de coups! Mes troisfrères, je les ai vus tous trois expirer sous le fer meurtrier !

n Cher Patrocle! tu me consolois de mes pertes; quandAchille vainqueur foudroyoit nos remparts , quand il égor-geoit mon époux , ta main essuyoit mes larmes. Tu me pro-mettois un plus noble hyménée; tu devois me faire asseoir autrône de la Thessalie. Hélas l je dois a ta sensibilité, je don-nerai a ta mort des regrets éternels. n Ainsi gémissoit Briseis.Les autres captives semblent pleurer Patrocle, et ne pleurentque leur propre infortune.

Rassemblés autour d’Achille, les chefs (le l’armée le pres-

sent, le conjurent de slasseoir a table avec eux. Le cœurtoujours gros de soupirs , il se refuse a leurs prières. a Ah!si je vous suis cher, respectez, je vous en conjure, respectezma douleur. Ne me fatiguez point d’importunes instances;j’attendrai , j’attendrai sans peine jusqulau déclin du jour. n

Il dit, et , à sa voix , la foule se disperse; les deux Atrides ,le divin Ulysse, Nestor, Idomenee et le vieux Phénix restentauprès de lui , et tachent de chartrier ses ennuis. Mais rienne peut les charmer que le sang et le carnage. Il se nourritde ses regrets , et Patrocle est toujours présent à sa pensée.a O (le mes amis, ditsil, le plus cher et le plus malheureux!c’etoit toi qui, dans ma tente, apprêtois mes repas, quandles Grecs alloient porter aux Troyens la terreur et la mort !

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268 L’ILIADE.Sanglant, déchiré , tu reposes maintenant sur ce lit funèbre.Aceablé de ma perte , je ne m’assie’rai point à cette table ou

tu n’es plus!.....

n Jamais il ne sera pour moi un coup plus cruel et plusaffreux. Non, la mort même d’un père..... Hélas! seul aufond de la Thessalie, ce père déplorable, peut-être en cemoment, pleure l’absence de son fils , condamné à combattresur une terre étrangère, pour la trop funeste Hélène!.....Mon fils, mon cher Néoptolème... si pourtant il vit encore...sa perte ne seroit pas pour moi plus amère que la tienne. Jem’étois flatté que je périrois seul sur ces bords, loin de nosheureux climats. J’espérais que, des rives de Scyros, tuconduirois mon fils au sein de la Phthiotide, que tu luiremettrois mes trésors et mes captives , que toi-méme tu leplacerois au trône de ses aïeux Oui, sans doute , Peléea cessé de vivre , ou , courbé sous le poids des ans , accabléde douleur et d’ennuis, ses yeux, pour se fermer, n’attendentplus que l’aifreuse nouvelle de mon trépas. n Ainsi Achilleexhaloit ses regrets. Les héros qui l’entourent se rappellentles gages chéris qu’ils ont laissés dans la Grèce , et soupirent

comme lui. aJupiter s’attendrit à la vue de leur douleur et de leurslarmes : a O Minerve! dit-il, ô ma fille! as-tu donc oubliéle héros que protégeoit ton bras? Achille n’est.il plus l’objet

de ta tendresse ? Seul sous sa tente , il pleure son ami. Lesautres vont goûter les douceurs de la table; lui seul ne senourrit que de ses regrets , ne s’abreuve que de ses pleurs.Va , verse dans son sein le nectar et l’ainbroisie; repousseloin de lui la faim et ses rigueurs. n Il (lit, et par ce discoursil excite la Déesse, déjà pressée de sa propre impatience.Sous la figure de l’aigle, elle s’élance de la voûte azurée, etbientôt elle a franchi l’espace. Déjà les Grecs s’apprêtent aux

combats , déjà Minerve a versé au sein du héros le nectar etl’ambroisie ; son courage est armé d’une nouvelle vigueur, etla Déesse revole au céleste palais.

Des flots de guerriers s’élancent hors de leurs tentes.Telle,au souffle des aquilons, la neige du sein des nues s’épanche

sur la terre. Les panaches menaçants flottent dans lesairs. Les cuirasses, les boucliers, les javelots étincellent;

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CHANT XlX. 269l’éclat en jaillit jusqu’aux cieux; la terre resplendit etrésonne sous les pas des coursiers et des soldats. Achille,au milieu d’eux , s’arme pour le carnage. Ses lèvres frétais-

sent, ses yeux sont en feu , la douleur et la rage s’enfoncentdans son cœur. Impatient dégorger les Troyens, il ceintl’armure superbe que lui forgea Vulcain. Autour de ses jam-bes se replie un mobile rempart qu’y fixent des agrafes d’aragent. La divine cuirasse s’arrondit sur son sein; l’épéemeurtrière pend a son côté. Il charge son bras du poids del’immense bouclier. Des rayons de lumière jaillissent de lasurface arrondie. Tel l’astre des nuits lance au loin sesclartés; ou tel encore , du sommet d’une montagne , un feusecourable éclaire des matelots que, loin de leur patrie , latempête égara sur les ondes.

Le héros ceint le casque immortel. Autour de sa tête flot-tent les mobiles aigrettes; le panache brille dans les airs,semblable à une comète menaçante. Sous ce terrible appa-reil, Achille essaie sa vigueur et sa souplesse. Il vole , l’ar-mure immortelle lui a prêté des ailes. Il saisit enfin la lancede Pelée, cette lance meurtrière que ne pouvoit manieraucun autre guerrier, et qu’il manioit sans peine; instrumentfatal de la perte des héros, dont Chiron, jadis, coupa lebois au sommet du Peliou.

Alcime et Automédon attellent ses coursiers. Déjà lesrênes flottent sur leur col; déjà le mors est blanchi de leurécume. Automédon prend le fouet, et s’élance sur le char.Après lui s’y place Achille, tout étincelant de feu. Tel brillel’astre du jour sur son trône enflammé. D’une voix mena-çante, le héros gourmande ses coursiers : u Nobles enfantsde Podarge , Xanthus ctBalius , leur dit-il, songez du moinsà ramener votre maître. N’allez pas le laisser, comme vousavez fait de Patrocle, étendu sur les champs du carnage. uXanthus secoue la [été , sa crinière tombe a longs flots surle sable, et Junon, sur sa langue , forme ces terriblesaccents : a Oui, puissant. Achille, nous te sauverons aujour-d’hui de la fureur des combats. Mais ton heure fatale appro-che, et, malgré nos efforts, un Dieu terrine et la Parquetermineront tes destins. Ce n’est point notre lenteur, cen’est point notre foihlesse qui ont trahi Patrocle et livré

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270 L’ILIADE. ’ton armure aux Troyens; c’est un Dieu, c’est le fils deLatone qui a immolé ton ami , et donné la victoire à Hector.Nous volerons bien à l’égal du Zéphyr; mais ton destin àtoi-mémé est de tomber sous les coups d’un mortel et d’un

Dieu. nA ces mots , les Furies étouffent sa voix. Achille indigné :

et Xanthus, dit-il, que viens-tu m’annoncer? la mort? Eh !que t’importe à toi? Je sais que mon sort est de périr en ceslieux, loin de Thétis et loin de Pélée. Je mourrai, puisqu’il

le faut, mais je mourrai vainqueur et sur des monceaux deTroyens.» Il dit, et. poussant des cris terribles , il précipiteson char à la tète de ses guerriers.

CHANT VINGTIÈME.

Arides de combats , comme toi, les Grecs, ô fils dePelée , vont mari-ber sur tes traces. Les Troyens sur le dosde la plaine s’apprêtent a les recevoir : du sommet del’Olympe Jupiter ordonne à Thémis d’assembler le conseildes Dieux. La Déesse obéit , et tous les Immortels accourentà sa voix. Les Fleuves, les Nymphes des eaux , les Nymphesdes bois , montent au séjour du tonnerre ; l’Océan reste seulau fond de ses abîmes. Tous s’asseyant sur des trônes dontl’art de Vulcain orna le céleste palais.

Le Dieu qui commande aux. flots, Neptune lui-même , aquitté son humide empire. Assis au milieu des Immortels, ilinterroge la sagesse de l’Arbitre supréme : a 0 Maître del’Olympe! lui dit-il, pourquoi rassembles-tu les Dieux?Est-ce le sort des Troyens et des Grecs qui occupe encore tapensée? Déjà, pour eux , le leu des combats se rallume , etils brûlent de s’égorger.

- n Neptune, lui répond Jupiter, Ion œil a lu dans mapensée z oui, ces mortels , quoique destinés à périr, m’inté-

ressent encore; mais, tranquille au sein de l’Olympe, je joui-rai du spectacle qu’ils m’apprétent. Vous, descendez surcette funeste arène; protégez, a votre gré, ou les Troyens ou

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CHANT -xx. ’ 271les Grecs. Seul, Achille triompheroit de tous les héros dela Phrygie; jadis ils trembloient a son aspect ; aujourd’huiqu’il est armé par la vengeance, je crains qu’en dépit duDestin, Ilion ne tombe sous ses coups. n Il dit, et soudain ildonne le signal des combats. Les Dieux, partagés, vont semêler a ces peuples rivaux et ennemis. Junon, la reine del’Olympe, la redoutable Pallas, Neptune, le souverain desmers, Mercure, le père des arts, le Dieu de l’industrie, vontprêter aux Grecs leur appui. Armé de feux, et les yeux étin-celants, Vulcain, sur leurs traces , s’avance à pas inégaux.

Mars, ceint de fer et de terreur, se jette au milieu desTroyens. Le blond Phchus, Diane, Latone, le Xanthe et Vé-nus, la mère des Ris, vont avec lui soutenir leurs bataillons.

Les Grecs marchoient orgueilleux de revoir enfin Achilleles guider aux champs de la gloire. A l’aspect du héros toutrayonnant de feux , et semblable au Dieu des combats , lesTroyens étoient saisis de terreur; mais les Divinités se mé-lent aux guerriers ; la Discorde sanglante fait siffler ses scr-pents, et verse dans tous les cœurs sa fureur et ses poisons.

Pallas vole de la mer au camp des Grecs , du camp desGrecs à la mer, et par des cris terribles anime le carnage.Plus bruyant que la tempête, Mars tonne aux bords du Si-moïs, et sur les tours d’llion. Ainsi les Immortels préci-pitent ces deux peuples l’un contre l’autre, et rassemblent,sur leurs tètes, l’orage des combats. Du sommet de l’Olympe,

le Père des mortels et des Dieux faitgrouder la foudre ; armédu trident, Neptune ébranle et la terre et les montagnes;l’lda tremble , et sur sa cime , et dans ses fondements. LeGargare et ses forets, Ilion et ses tours , le rivage des merset la flotte des Grecs sont agités par d’horribles secousses.Jusqu’au sein des enfers, Pluton est frappe de terreur.

De son trône il s’élance, il pâlit, il s’écrie;

Il tremble que le Dieu , dans cet affreux séjour ,D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour;Et par le centre ouvert de la terre ébranlée ,Ne fasse voir du Styx la rive désolée;Ne découvre aux vivants cet empire odieux ,Abhorré des mortels . et craint même (les Dieux.

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272 L’ILIADE.La nature entière annonce les Immortels et leur présence

dans ces horribles combats.L’arc a la main , Apollon brave Neptune. Minerve affronte

le Dieu des batailles. La sœur du Dieu du jour , Diane auxtraits dorés , au front d’argent, défie la fille de Saturne, lareine de. l’Olympe. Mercure luttera contre Latone; un grandfleuve, le Xanthe dans les cieux, le Scamandre sur la terre ,soulève déjà contre Vulcain ses torrents et ses flots.

Ainsi les Dieux marchent contre les Dieux. Presque aussiformidable qu’eux , Achille brûle d’aller au milieu de sesTroyens égorger l’homicide Hector; cjest du sang leectorqu’il veut enivrer le démon du carnage et de la vengeance.

Mais soudain Apollon va, contre le fils de Pelée, armer lefils d’Anchise, et verser dans son ame une nouvelle audace.Il aipris et la voix et les traits du jeune Lycaon , un fils dePriam, et, sous cette feinte ressemblance, il aborde le héros :« Noble appui des Troyens, lui dit-il, où sont ces rares, cessublimes exploits? Assis dans nos festins, au milieu desprinces d’Ilion, la coupe à la main , tu menaçois Achille, tu

devois le défier et le combattre! -- » O fils de Priam i lui répond Énée, pourquoi, malgré

moi, me précipiter encore contre le fils de Pelée? Ce n’estpas la première fois que j’aurai combattu contre Achille;déjà il m’a force de fuir du mont Ida , lorsqu’il vint y sur-prendre nos troupeaux. 1l saccagea Pédase, il renversa Lyr-nesse; la flamme à la main, Minerve guidoit ses pas et luiordonnoit d’égorger et Léleges et Troyens. Je périssois si ,pour sauver mes jours, Jupiter n’eut redoublé ma vigueur etma souplesse.

n Non, il n’est point de mortel qui puisse combattre con-tre Achille ; toujours un Dieu veille à ses côtés , et le défenddu trépas. Jamais le trait qu’il a lancé ne se perd que dans lesein de sa victime. Ah! si d’une main égale l’Arhitre suprême

balançoit nos destins, fut-il de marbre , fût-il d’airain, je nelui céderois pas une facile victoire.

- » Mais toi, héros pieux, lui répond le feint Lyraon ,n’as-lu pas aussi des Dieux qui te protègent? Il n’est, lui,que le fils de Thétis, dlune simple Néréide; et toi, la fille deJupiter, Venus est ta mère. Va , porte contre lui ton épée

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CHANT xx. 273indomptée; ne t’eifraie ni de sa fierté ni de ses menaces. nIl dit, et souille au cœur du héros une audace nouvelle. Énéevole aux premiers rangs, caché sous sa brillante armure , etva chercher le fils de Pelée au milieu des phalanges enne-mies.

Junon l’a reconnu 2 elle appelle et Neptune et Minerve :u Songez, dit-elle, au combat qui s’apprête. Énée sous cettearmure va combattre contre Achille ; c’est Apollon qui l’en-courage et le guide ; allons le repousser loin du guerrier quinous est cher. Que l’une de nous, du moins, se tienne à sescôtés, nourrisse son courage et veille sur sa gloire; qu’ilsente que les plus puissants des Dieux l’aiment et le proté-gent; que les Dieux amis de Troie n’ont été jusqu’ici quedes Dieux impuissants.

n C’est pour le sauver de ce combat, c’est pour le détendre

contre les-Troyens, que nous sommes tous aujourd’hui des-cendus de l’Olympe. Un jour il subira le sort qu’en naissantla Parque lui a marqué; mais en ce moment, son salut et savie intéressent notre. gloire. Quand un Dieu viendra combat-tre contre lui, Achille tremblera de frayeur , si la voix d’unautre Dieu ne lui a pas révélé que des Dieux aussi lui prè-tent leur appui.

.- n Bannissez, ô Déesse ! bannissez, lui.dit Neptune, d’in-utiles alarmes. Nous n’irons point, nous autres Dieux , dé-ployer contre de misérables mortels notre force et notre puis-sance. Laissons la guerre aux humains , et sur cette hauteurécartée, allons contempler la scène qui s’apprête. Si Mars, siApollon, se mêlent aux guerriers, s’ils arrêtent ou enchaînentla valeur d’Achille, soudain nous fondrons sur eux, et, bien-tôt vaincus et dispersés , ils retourneront dans l’Olympe secacher dans la foule des Dieux. »

A ces mots, le souverain des mers les conduit à la muraillequ’élevérent jadis Minerve et les Troyens, pour garantirAlcide de la fureur du monstre qu’il alloit combattre. La,Neptune et les Dieux amis de la Grèce s’asseyent et s’enve-loppent d’un nuage impénétrable.

Autour de Mars, autour de toi, puissant Apollon , lesDieux de la Phrygie vont se ranger sur les rochers sourcil-leux de Callicolone’. Ainsi , des, deux côtés, les Immortels

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27A rhums.pèsent et balancent leurs desseins, et, des deux cotés, ils re-culent leurs funestes combats.

Cependant Jupiter, du haut de l’Olympe, adonné le signal.La plaine est couverte de soldats, l’air étincelle du feu desarmes, la terre tremble et résonne sous les pas de ces nom-breux bataillons. Deux héros impatients de combattre, le filsde Vénus et le fils de Thétis, paraissent au milieu desdeux armées. Énée s’est montré le premier menaçant son

rival, et taisant flotter sur sa tète son terrible panache. Sonvaste bouclier couvre sa poitrine, et sa main agite sa piquemeurtrière.

Achille s’est avancé à son tour , l’oeil étincelant, la ven-

geance dans le cœur. Tel paroit un lion, la terreur des cam-pagnes, que poursuit un peuple entier conjuré pour sa perte:d’abord il marche dédaigneux; mais dés qu’il a senti le fer,il écume, il rugit ; sa rage s’enflamme , de sa queue il se batles flancs et s’excite au combat; l’œil en leu, il fond sur l’en-nemi, déchire tout ce qu’il peut saisir, ou lui-mémé il tombepercé de coups.

Les deux rivaux s’approchent : a Énée, dit Achille, quelintérêt te fait le premier avancer contre moi ! Seroit-ce l’es-poir de commander aux Troyens, et de t’asseoir au trône dePriam? Va, quand tu serois mon vainqueur, Priam ne sauroitd’un tel prix récompenser ta victoire. Il a des fils, et l’âgen’a point encore assez atfoibli sa raison et ses forces. LesTroyens , si tu m’immoles , les Troyens t’ont-ils promis devastes domaines, de superbes forets et de riches moissons 2’...Mais je ne suis pas encore abattu à tes pieds. Mes yeux, si jene m’abuse, t’ont déjà vu fuir devant moi. Eh! ne te sou-vient-il plus qu’autrefois, sur l’Ida, je te ravis les troupeaux?Tremblant, éperdu, n’osant seulement regarder en arrière,tu le jetas dans Lyrnesse. Je fondis sur Lyrnesse; secondépar Minerve et par le Maître des Dieux, j’enlevai ses trésors,j’arrachai de ses murs les femmes éplorées, et j’en fis des es-

claves. Toi, Jupiter et les autres Immortels te dérobèrent en-core à mes coups. Mais ils ne te sauveront pas aujourd’hui,Va, fuis , cache-toi dans la foule des Troyens , et ne viensplus me braver. Préviens ton malheur z l’insensé ne connoltle danger que quand il en est la victime.

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CHANT xx. 2’75- la Fils de Pelée, répond le Troyen, garde pour des en-

fants tes inutiles menaces. Je saurois, comme toi, vomir l’in-jure et prodiguer l’ontrage. Nous nous connaissons tousdeux : du moins la Renommée, qui m’apprit ta naissance ,t’aura révélé la mienne.

.. Tu dois, dit-on, le jour au généreux Pelée ; une nymphedes eaux , la belle Thétis, t’a porté dans ses flancs; moi, jeme glorifie d’être le fils d’Anchise, et Vénus est ma mère. Ce

ne sera point ici un combat d’enfants et un assaut de vainesparoles. Dans ce jour, tes parents ou les miens pleureront laperte d’un fils.

la Je pourrois te vanter encore des aïeux connus dans l’u-nivers : ce Dan-dahus, fils du Maître des Dieux , qui, avantque Troie existât encore , bâtit au pied de l’Ida la ville deDardanie; Erichthonius, son fils, ses trésors, ses coursiers,enfants de Dorée, qui couroient sur les épis sans les courber,et d’un pied sec rasoient la plaine liquide. Je te parlerois deTros, d’Ilus , d’Assaracus , de Ganymède , le plus beau desmortels, Ganymède, qUe le ciel jaloux ravit à la terre, et qui,aujourd’hui , dans -l’0lympe , verse le nectar à la table desDieux.

n Ilus fut l’aîeul de Priam; Assaracus fut l’aïeul d’Anchise.

Né près du trône, je puis mardher ton égal; mais un vaintitre n’enfie point mon orgueil. C’est la vertu , c’est lecourage, qui assignent aux mortels et leur place et leur rang.Dispensateur suprême, Jupiter, à son gré, nous les donne eunous les refuse.

n Allons, ne montrons plus de vils discoureurs sur l’arènedes combats. Dans cette tache escrime, le plus obscur soldatest l’égal du héros. Pour repousser l’outrage, la langue trouve

aisément l’outrage; il abonde sur nos lèvres , et surchargenos esprits. Laissons, laissons à des femmes en furie cesarmes de la foiblesse. Que leur langue, au gré de la colère,répande le mensonge et l’injure. Moi, c’est le fer à la mainque je veux te combattre. Allons , que nos traits s’abreuventde, sang. n 1

Il dit, et dans l’immortel bouclier il lance un javelot. Lebouclier gémit; tremblant, étonné, Achille étend son bras et

’recule le mobile rempart. 11 craintque le trait ennemi ne le

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276 L’ILIADE.perce et n’atteigne jusqu’à lui. Aveugle ! il ne songe pas quela divine armure est impénétrable au fer des mortels. Deuxlames d’airain couvrent la surface du céleste bouclier. Aumilieu est une lame d’or, a laquelle succèdent deux lamesd’étain. Le javelot a traversé les deux premières; il atteintl’or, et s’arréte émoussé.

Le fer d’Achille vole a son tour. Il perce et déchire le borddu bouclier, où l’airain et le cuivre expirent amincis. Énéetremble, se courbe, et au-dessus de sa tète élève son bouclier.L’arme terrible va, derrière lui, s’enfoncer dans la terre, et lepresse de son bois; il est glacé d’efi’roi, un nuage s’épaissit

sur ses yeux. Achille fond sur lui, le glaive a la main, la me-nace à la bouche. Énée saisit un éclat de rocher, masseénorme, que les deux plus robustes mortels qu’ait enfan-tés notre age soulèveroient a peine. Lui seul il le prend, ilva le lancer; du coup. il eût brisé ou le casque on le bouclierd’Achille. Achille lui eût plongé son fer dans le sein ; mais

soudain Neptune arrête sur eux ses immortels regards.a Dieux! quelle douleur! s’écrie-t-il ! L’imprudent! il a cruaux conseils d’Apollon, et ce Dieu impuissant ne sauroit ledéfendre du trépas! Pourquoi faut-il qu’innocent , il périssevictime d’un crime étranger l Toujours il ofi’rit aux Immor-tels un agréable encens. Allons , dérobons-le du moins aucoup qui le menace. Ah ! s’il étoit immole par Achille ! Jupi-ter vengeroit sur nous son trépas. Non, le Destin veut qu’iléchappe à cette funeste guerre; c’est lui qui doit perpétuerla race de Dardanus , de ce fils que le Dieu des airs chéritplus que tous les fils que lui donnèrent de mortelles beautés.Désormais le sang de Priam lui est odieux; Énée doit s’as-seoir au trône des Troyens, et les siècles les plus reculés ver-ront son sceptre aux mains de ses enfants.

-- n 0 Souverain des mers ! lui répond la Reine des Dieux,j’abandonne à tes soins ton vertueux Énée; sauve-le , si tuveux, ou laisse-le tomber sous les coups d’Achille. Pallas etmoi, nous avons juré mille fois, à la face des Dieux , que ja-mais nous ne protégerions une race odieuse , dut-elle êtreaccablée de malheurs, dut la flamme, une flamme allumée par

les Grecs , la dévorer tout entière. a .Elle dit; Neptune vole au milieu des armes, au milieu de,à

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CHANT XX. 277guerriers. Il couvre d’un nuage épais les yeux d’Acliillc, etremet il ses pieds le terrible javelot dont il perça le bouclier(l’Énée. Il saisit Énée lui-mémo, et l’enlève dans les airs.

Soutenu par la main divine , le héros franchit les bataillonstroyens, et bientôt il est aux lieux où les Caucons s’apprêtent

encore à marcher aux combats.La , Neptune gourmande en ces mots son indiscrète ar-

deur : « Quel Dieu arma coutre Achille ta téméraire audace 2’

Plus vaillant que toi, plus cher aux Immortels , Achille, situ osois encore le braver , t’immoleroit en dépit du Destin.Fuis loin de lui; mais quand la Parque aura tranché le fil desa vie , retourne aux combats : il n’est point d’autre Grecdont le bras puisse être fatal a tes jours.

A ces mots, le Dieu revole vers Achille, et déchire le nuagedont il lui couvrit les yeux. Le héros promène autour de luides regards étonnés; il soupire ; il se dit à lui-mémé z Dieux!

quel prodige a frappé ma vue! ma pique à mes pieds, et l’en-nemi que j’en voulus percer, je ne le vois plus. Oui, Énéeaussi étoit cher aux Immortels! et je croyois que sa vanitéseule lui donnoit une faveurimaginaire. Qu’il fuie ; trop heu-reux d’avoir échappé au trépas , sans doute il ne reviendra

plus me braver. Allons échauffer le courage des Grecs , etchercher d’autres victimes. n

Il dit, et s’élance au milieu de ses phalanges. a Marchez ,dit-il, ô vengeurs de la Grèce! allez, corps à corps, luttercontre les Troyens. Quelle que soit mon ardeur, je ne puisattaquer tant de guerriers , et les combattre tous. Ni Mars,tout immortel qu’il est, ni Minerve, ne pourroient parcourircette vaste carrière, et sulIire a tant de travaux. Mais tout ceque peuvent, et mes mains, et mes pieds, et ma force, je vaisle déployer tout entier; je vais enfoncer ces bataillons; mal-heur a tout Phrygien que mon fer pourra seulement at-teindre !n

Hector de son côté enflamme ses guerriers, et menace sonrival: « Héros de l’Asie, leur dit-il, ne redoutez point Achille.Moi aussi, je pourrois de la langue défier les Immortels. Maismon bras, que pourroit-il contre eux l la puissance est à eux,et nous ne sommes que foiblcsse. De tant de lauriers qu’il sepromet, Achille ne cueillera pas la moitié. Je vais a lui ; cut-

24

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278 L’ILIADE.il des mains de fer, oui, des mains de fer, et un cœur d’acier,je ltatfronte et le brave. n

Il dit; les Troyens présentent leurs piques, serrent leursbataillons, et poussent d’horribles clameurs. Apollon voleauprès d’Hector : a Ne va pas, lui dit-il, à la tète de tes sol-dats, combattre contre Achille. 0e ce champ périlleux, retire-toi dans la foule de les guerriers, qu’il ne ttatteigne de sa lanceou ne te perce de son épée. n A la voix du Dieu, Hector ef-frayé se rejette au milieu de ses bataillons.

Achille fondISur les Troyens , plein d’une force et d’uneaudace nouvelle , en poussant des cris terribles. Le premierqu’il immole est Iphition , chef intrépide d’une milice nom-

breuse; Iphition , qui naquit au pied du Tmolus , dans lesfertiles vallons d’Ida, fruit des amours d’Othry-nlhée et d’une

jeune Naïade. Il affrontoit Achille; Achille, de sa pique, luifend la tète en deux. Les lambeaux sangiants retombent surl’une et l’autre épaule, et le malheureux expire étendu sur la

poussière.Le vainqueur insulte à son trépas :« Tu tombes, lui dit-il,

o fils d’Olhrynthée ! tu tontinas au bord de l’Hellespont. loin

des lieux ou tu commenças de respirer le jour; loin de cesvastes domaines que , pour t’enrichir , l’Iiyllus et l’Hermus

arrosent de leurs eaux. u Il dit; déjà sa Victime est couvertedes ombres de la mort. Les coursiers et les chars foulent lecadavre ensanglanté.

Le vaillant Deucalion, un fils d’Anténor, expire ’auprèsdelui. Le fer du héros l’atteim au casque, y pénètre, s’enfonce

dans le crane, et le renverse encore écumant de fureur et derage. Hippodamas fuyoit 3 la pique thchitle le Trappe entreles deux épaules. Il tombe, et en mugissant il exhale son der-nier soupir. Tel au temple d’Hélice, au pied de l’autel qu’il

doit arroser de son sang, mugit un superbe taureau. Nep»tune, d’un œil satisfait, contemple sa victime.

Le vainqueur fond sur ’Polydore, un fils du vieux Priam.En vain ce père infortuné, qui chérissoit dans Polydor’e lleplus jeune et le plus agile de ses fils , lui ’avoit’deiendu decombattre; l’imprudent-, séduit par l’amour d’une vainegloire, et fier de sa légèreté, court aux premiers rangs, et ytrouve la mort.

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CHANT xx. 279Aussi agile que lui, Achille l’atteint et le frappe par der-

rière. Le fer perce le baudrier et le lien qui attache la cui-rasse, et ressort sanglant par le ventre. Polydore soupire ettombe sur ses genoux. Sa main, déjà glacée , presse ses en-trailles fumantes, et un noir bandeau s’épaissit sur ses yeux.

Hector voit son frère étendu sur la poussière. Il voitldanssa main ses entrailles déchirées. Soudain le nuage de la dou-leur s’appesantit sur lui. Furieux, égaré, le javelot à la main,

la rage dans les yeux, il oublie les ordres d’Apollon, et re-vient sur Achille. Achille fond sur lui, et dans son transportil s’écrie : a Ah ! le voilà, mon barbare assassin, l’assassin de

mon ami! il ne n’échappera plus. u Et lançant sur leTroyen un regard furieux: a Viens, viens, que je le donne lamort!»

Hector, toujours intrépide z a O fils de Pelée, garde pourdes enfants tes vaines menaces. je saurois comme toi vo-mir l’injure et prodiguer l’outrage : je connois ta force , jecomtois ma faiblesse; mais nos destins sont dans la main desDieux. Ce bras , moins vigoureux que le tien , t’atteindrapeut-être, et ce fer saura te percer. n

Il dit, et d’un bras vigoureux il lance son javelot. Minerved’un souille le repousse loin d’Achille. Il revient sur Hector,et retombe à ses pieds. Plein d’une fureur nouvelle, Achillepousse un cri terrible, et s’élance, impatient d’immoler sonrival; mais soudain Apollon le dérobe a ses coups, et le cacheau sein d’un nuage.

Trois lois Achille pousse sa pique; trois fois il frappe unvain nuage. La foudre dans les yeux, il redouble, et toujoursil voit tromper sa fureur. Enfin il s’écrie : a Lâche! tu m’e-

chapperas donc encore! La mort étoit sur ta tète, mais Apol-lon t’arrache a ses coups. Il te paie bien ton encens et lesvœux que tu lui adresses quand tu viens atl’ronter les hasards.Mais si quelque Dieu daigne me seconder, bientôt je me bai-gnerai dans ton sang. Allons sur d’autres Troyens assouvir

ma vengeance. n iA ces mots , il plonge sa pique dans le sein de Dryops,l’abat à ses pieds et l’abandonne. D’un javelot il atteint Dé-

muchus au genou, et de son épée lui arrache la vie. Laogonet Dardanus, deux fils de Bias, précipités de leur char, expi-

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280 L’IHADE.rent tous deux, l’un atteint d’un trait qu’il lui lance, l’autrepercé de son épée.

Tros, fils d’Alastor, vient à genoux implorer sa pitié. Il seflatte de l’intéresser par le rapport de leur age, et d’en obte-

nir des fers et la vie. Insensé! rien ne pourra désarmer safureur. Le cruel! tandis que ta main presse ses genoux, tan-dis que ta bouche s’ouvre pour le fléchir , il l’enfonce sonépée dans le cœur! Tu tombes renversé; ton sang coule àgros bouillons, tes forces t’abandonnent, et tes yeux sontcouverts de la nuit du trépas.

Combien de victimes il immole encore! D’un coup de pique,il perce Mulius de l’une à l’autre oreille. Il enfonce son épéedans la tète d’Échéclus, un fils d’Agénor, et l’en retire fu-

mante. Échéclus tombe , et son ame s’écoule avec son sang.

Il atteint Deucalion au coude ; le fer déchire les nerfs et tra-verse le bras ; la main pendante, immobile, Deucalion attendson vainqueur. Achille, d’un revers, lui enlève le casque etla tête. La moelle jaillit, et le tronc roule sanglant sur lapoussière. ’

Rigtnus, un fils de Pires, qui, du fond de la Thrace, étoitvenu combattre pour Ilion, tombe expirant aux pieds de sescoursiers. Prêt à fuir, Aréthoi’ts, son écuyer fidèle, reçoit dans

le dos un coup mortel. Les chevaux bondissent etfrayés, ettrament au hasard le char abandonné.

Toujours plus terrible, Achille sème dans toute la plainela terreur et la mort. Le sang ruisselle sur ses traces. Tel,nourri par les vents,!,un incendie s’élève du sein des vallons,et, dans sa rapide fureur, embrase et dévore les forets.

Les immortels coursiers foulent des monceaux d’armes etde cadavres. Le sang jaillit sous leurs pas; l’essieu en estteint, les roues, le char , en sont inondés. Tels , sous lespieds des bœufs , les trésors de Cérès jaillissent du sein del’épi qui les recèle. Énivré de carnage, les mains ensan-glantées, Achille brûle encore de se couvrir d’une nouvellegloire.

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CHANT xxt. 281

CHANT VINGT-UNIÈME.

Quand les Troyens, dans leur fuite, ont atteint les rivesque le fils de Jupiter, le Xanthe impétueux, arrose de seseaux, le héros les coupe et les disperse. Les uns courent versTroie, et, fugitifs, éperdus, ils foulent cette plaine où, laveille, Hector, triomphant, semoit la terreur et la mort. Pourles arrêter, Junon, devant eux, a condensé les airs et épaissiles nuages.

Les autres se précipitent dans les eaux. Le fleuve gémit sousleur poids; les flots écument et grondent, et les rives mugis-sent. Ils nagentépars sous les gouffres profonds, et mêlentles cris du désespoir au murmure des ondes. Tels, à l’aspectde la flamme qui les poursuit, les insectes bruyants qui dévo-roient nos moissons, courent, dans un fleuve voisin; chercherun asile et la mort. Tels, au sein du Xanthe. roulent confon-dus, les guerriers, les coursiers et les chars. v -

Achille , sur la rive , laisse sa pique meurtrière appuyéecontre un tamarin; ivre de fureur , et tout entier à sa ven-geance , le poignard à la main , il se jette dans les flots. Ilfrappe, à droite, a gauche; les ondes roulent ensanglantées,et répètent les gémissements de la mort.

Les Troyens s’enfoncent dans le sein du fleuve , et secachent au milieu des rochers. Tels, à la vue d’un dauphin ,la terreur des mers , les vulgaires poissons fuient éperdus ,et cherchent au fond d’un golfe un asile contre le monstre quiles dévore.

Fatigué de meurtres, Achille saisit douze jeunes Troyensdont le sang doit couler sur le hucher de Patrocle et expierson trépas. Palpitants, demi-morts, il les ramène sur la rive;lui-même il les enchatne des liens qui attachent leurs tuni-ques , et les livre à ses guerriers pour les conduire à soncamp.

Sa fureur le rappelle au carnage. Le jeune Lycaon, un filsde Priam , s’offre le premier à ses coups. Déjà Lycaon a été

dans ses fers. Jadis , au milieu des ombres de la nuit, il le24.

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282 L’ILIADE.surprit dans un domaine du vieux monarque, où il façonnoitdu bois destiné pour un char. Il le conduisit à Lemnos, et levendit au fils de Jason. Heétion d’Imbros, qu’unissoit à Priamles nœuds de l’hospitalité , rompit ses fers aux dépens de ses

trésors , et l’envoya dans Arisbe. Le malheureux Lycaons’échappa de cet asile, et revint au palais de son père.

Depuis onze jours, rendu à ses parents, a ses amis, il jouis-soit de leur tendresse et de sa liberté. Le sort, en ce moment,le rejette aux mains d’Achille , qui va le plonger dans lesenfers pour n’en revenir jamais. Il a jeté son casque et sonbouclier; sans armes , sans défense , dégouttant de sueur ,accablé de lassitude , il fuyoit du sein des eaux. Achille levoit; et furieux il s’écrie : u O ciel! quel prodige a frappémes regards! Les Troyens que j’ai immolés sortiront ausside la nuit du tombeau. Quoi ! ce captif que j’avois vendu àLemnos, il a brise ses chaînes! La mer, qui, pour tant d’au-tres, est une invincible barrière , n’a donc pu l’arrêter!Allons, plongeons-lui ce fer dans le cœur. Sachons s’ilreviendra encore du séjour des ombres , on si la terre,qui captive les plus fameux héros, pourra le retenir dans sonsain. n

Cependant le Troyen approche, tremblant, demi-mort, etpour échapper au trépas, il se hate d’embrasser ses genoux.Fret à l’immoler, Achille lève sa pique. Le malheureux secourbe, se traîne a ses pieds et les embrasse. Le fer, impa-tient de se baigner dansle sang , va , derrière lui, s’enfoncerdans la terre. D’une main. il prend les genoux du héros, del’autre il saisit la pique et s’y attache z a 0 Achille! s’écrie-

t.il , j’embrasse tes genoux , respecte mes malheurs; prendspitié d’un infortuné qui te supplie et qui t’implore.

u Souviensntoi que tu m’as nourri de ton pain , lorsque,chargé de tes fers, tu me vendis à Lemnos, loin de mon père,loin de mes amis. Cent bœufs to payèrent ma rançon; je t’endonnerai trois fois autant pour me racheter encore. Je necompte que la douzième aurore depuis que je suis rentrédans Ilion. Hélas ! a peine échappé de l’esclavage, ma cruelle

destinée me remet dans tes mains! O Jupiter t quel crime asur ma tète attiré ta vengeance t 0 Laothoé! Ô fille déplai-rable du vieux Althée! quels nœuds funestes unirent ton

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CHANT xxx. 283sort au sort de Priam l Deux fils naquirent de ce triste hymé-née ; tous deux, Achille, périront sous les coups.

n Tu viens de regorger combattant à la tète de nos guer-riers , et moi tu vas m’immoler à mon tour.... Non, puisquele sort me remet dans tes mains, je ne réchapperai plus....Daigne du moins , ah! daigne écouter ma prière. Épargnema vie; je irai point été conçu dans les mêmes flancs qu’Hec-

tor, qui t’a prive de ton généreux ami. n

Il dit; une voix impitoyable repousse sa prière : a Insensé!ne parle point. (le rançon , ne m’importune point de tes cris.Avant que Patrocle eût vu son dernier jour, j’aimois à épar-gner les Troyens; j’en ai pris, j’en ai vendu plusieurs.Aujourd’hui , je ne sais plus que donner la mort. Des Phry!giens, des enfants de Priam surtout, quiconque viendra s’of-frir à mes coups, je lui arracherai la vie.

n Va , meurs. Pourquoi ces soupirs et ces larmes? Patrocle,plus grand , plus généreux que loi , Patrocle est mort. Et moi,le héros de la Grèce , le fils (llun héros; moi, qu’enfanta unedéesse, la mort est déjà sur ma tète. Demain , ce soir, toutà l’heure peut-être, un javelot ou un trait va mlétendre sur

la poussière. n lIl dit; Lycaon sent ses genoux tremblants se dérober souslui , ses forces l’abandonnent, la pique échappe de sa main,il tombe en tendant les bras. Achille saisit son épée, et la luiplonge tout entière dans le sein. Le malheureux roule sur lapoussière, son sans coule et inonde la terre. Le vainqueur leprend par un pied, le précipite dans les ondes, et , insultantà sa victime : a Va, dit-il, les poissons lécheront tes blessu-res; ta mère ne pleurera point sur ton cercueil, le Scamandresur ses flots te portera dans llHellespont. La, sur le des dela plaine liquide, les monstres des mers dévoreront les restesdu beau Lycaon.

» Fuyez , lâches l fuyez , allez vous cacher dans Ilion ; j’yvole sur vos traces. Le Xanthe et ses torrents ne vous défen-dront point de mes coups. Les taureaux que vous lui immolez,les coursiers que vous précipitez vivants dans ses ondes , nevous sauveront point du trépas. Ah ! vous périrez tous, vousexpierez tous la mort de mon cher Patrocle et de tant deGrecs que, loin de moi, vous avez égorgés au milieu de

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281; L’ILIADE.leurs vaisseaux. n Il dit; le fleuve, qu’indigne son orgueil,songe au moyen d’arrêter le cours de ses homicides , et desauver les Troyens.

Toujours avide de carnage, Achille , le fer à la main,s’élance sur Astéropée, un fils de Pélégon , qui dut le jour

aux amours du fleuve Axius et de la belle Péridee, l’aînéedes filles d’Acessamène. Armé de deux javelots, l’intrépide

Astéropée l’attend au milieu des ondes. Le Xanthe, furieuxde la mort de tant de guerriers, que l’inflexible.vainqueura immolés sur ses bords, inspire à son rival une nouvelleaudace. a Qui es-lu , lui dit Achille, ô toi qui oses me bra-

.ver? Il n’y a que les fils des malheureux qui se mesurent avecmon.

- u Généreux fils de Pelée, lui répond le fils de Pelégon,

que t’importe qui je suis? Je viens des rives lointaines de laPéonie , et je commande aux soldats qu’elle arma pour défen-dre Ilion. J’ai vu onze fois l’aurore sur ces rivages. L’Axiusest l’auteur de ma race; l’Axius , qui de ses flots argentésinonde les campagnes; il donna le jour à Pelégon , le hérosde la Péonie , la terreur des guerriers. Pélegon est monpère.... Allons , Achille , ne songeons plus qu’a combattre. in

Il dit, le fils de Pelée lève sa lance. De ses deux javelotsà la fois, Astéropée s’apprête à le frapper. De l’un. il atteint

l’immortel bouclier; mais le fer émoussé s’arrête sur l’or

dont Vulcain en garnit l’épaisseur. L’autre effleure le brasdroit du héros ; le sang jaillit, et le javelot, encore altéré, seplonge dans la terre. Tout brûlant de fureur et de vengeance,Achille lance son fer meurtrier; mais, infidèle à la main quile guide , il va s’enfoncer dans la terre.

Astéropée saisit cette arme funeste; trois fois il l’ébranle,il l’abandonne trois fois. Enfin , il tente un quatrième effort,et s’apprête à la briser; mais Achille s’élance l’épée a la main,

et lui perce le flanc. Ses entrailles sont déchirées; il palpite,et ses yeux sont couverts de la nuit du trépas.

Le vainqueur fond sur sa proie, lui arrache son armure, etfier de son triomphe : a Meurs , lui dit-il; ce n’est pas au filsd’un fleuve à lutter contre le fils de Jupiter. L’Axins est.disois-tu, l’auteur de ta naissance; le maltre du monde estl’auteur de la mienne. Le monarque des Thessaliens , Pelée,

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CHANT XXI. 285un fils d’Eacus , m’a donné le jour; Eacus lui-même le devoit

à Jupiter. Autant ce Dieu est anodessus des fleuves, autant sarace est au-dessus de la leur.

n Un grand fleuve est auprès de toi, qu’il te sauve s’il lepeut; mais rien ne résiste au fils de Saturne; ni l’Acheloiis, nil’Océan lui-même, n’osent lutter contre sa puissance. Lemonarque des mers , le père des fleuves , des lacs et des fon-taines, l’Océau , redoute la foudre de Jupiter, et tremble aubruit de son tonnerre. n

A ces mots, il arrache sa pique (le la rive ou elle est en-foncée , et laisse le cadavre étendu sur le sable. Le fleuve lebaigne de ses ondes sanglantes , les poissons viennentrccon-noitre leur proie et la dévorent.

Achille fond sur les Péonicns, qui , tremblants (le lachute de leur chef, fuient épars sur les bords du Scamandre:La , il immole Thersiloque , Mydon , Astypile, Mnésus,Thrasius, Énius, Opheltés; il en eût immolé mille autres ,si le fleuve en courroux ne lui fût apparu sous.les traits d’unmortel, et du sein des eaux ne lui eût adressé ce discours:«Achille, graces aux Dieux qui toujours te protègent, tutriomphes (les mortels , et ta valeur les accable. Si Jupiter alivré tousles Troyens à ta fureur, va , barbare l va du moins,loin de moi, égorger tes victimes. Déjà mon lit est rempli decadavres. Accablé sous leur poids, je ne puis rouler mesflots à la mer, et tu poursuis encore le cours de tes homici-des ! Arrête, arrête ; l’étonnement d’un Dieu suffit à ta

gloire.- « O Scamandre ! ô fils de Jupiter ! oui, j’obéirai a ta

voix. Mais il faut quej’égorge encore ces infâmes Troyens ,il faut que je les repousse dans leurs murailles , et qu’Hcctorpérisse sous mes coups , ou que j’expire sous les siens. n Ildit, et plus terrible , il fond sur l’ennemi. Le Scamandreappelle le Dieu du jour: a O ciel! s’écrie-t-il , a fils de Jupi-ter ! où sont ton carquois et les flèches? Ton père t’avaitordonné de veiller sur les Troyens , et de les défendre , jus-qu’à ce que la nuit trop lente eût couvert la terre de sesombres , et tu oublies ses augustes décrets l n

Cependant Achille s’élance au milieu des ondes; le Fleuveen courroux s’enfle , mugit, et souleva, tous ses flots. Il rejette

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286 limans.sur les rives les cadavres qui surchargent ses eaux; ceux qutvivent encore , il les reçoit dans son sein , et les dérobe à lamort qui les poursuit.

La vague menaçante gronde et s’élève autour d’Achille ;

elle retombe et pèse sur son vaste bouclier; la terre sedérobe sous ses pieds. De sa main, le héros saisit un peu-plier, et s’y attache ; l’arbre , sons ses efforts , plie, succombe,et remplit le fleuve de ses vastes débris; à l’aide de ce pont ,le héros s’élance sur la rive , et, plein de terreur, il vole dansla plaine.

Le Dieu franchit ses bords; et pour enchaîner Achille;pour sauver les Troyens , il se précipite après lui. Le fils dePelée ., d’un saut, fuit aussi loin qu’un javelot peut atteindre;

ses armes retentissent. Le Fleuve , en mugissant, roule surses traces; ainsi, quand le jardinier, la bêche à la main ,conduit au pied de ses arbrisseaux et de ses plantes unmobile ruisseau, à peine il a écarté les obstacles qui l’arrê-tent , soudain, sur le sol incline , l’onde fuit avec un douxmurmure, et devance son guide.

Plus rapide qu’Achille , le flot s’élance devant lui , et par-

tout lui montre un Dieu vainqueur de ses elforts. Trois loisil tente de s’arrêter; il veut savoir si le ciel tout entier estconjuré coutre lui z trois fois l’onde l’environne, et le Dieului bat les épaules de ses flots. La rage dans le cœur, du piedil frappe la terre , et s’elève sur la surface des eaux; mais leFleuve épuise le reste de ses forces , et dérobe le sable sousses pas.

Il soupire , et les yeux au ciel z a O Jupiter! s’écrie-t-il ,ah ! sauve-moi de cet abîme , et je me soumets à tout. Jen’accuse point les autres Immortels. je n’accuse que ma mère,qui, par ses mensonges , abusa mon crédule courage. C’étoit,disoit-elle, sous les murs d’llion, c’étoit parles traits dePhébus que devoit périr son fils.

n Ah! que n’ai-je péri de la main d’Hector! Du moins, lehéros de la Grèce eût eu pour vainqueur le héros de laPhrygie. Je serai donc sans gloire enseveli sous les ondes.Achille aura le sort d’un pâtre qui, dans le sein d’un tor-rent , meurt confondu avec son vil troupeau. u

A ses cris accourent et Neptune et Minerve; tous deux ont

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,v.

CHANT xxr. 287emprunte une figure humaine , tous deux le prennent par lamain : et O fils dePélée , lui dit Neptune , bannis la crainte etles alarmes. Deux divinités, Pallas et moi, de l’aveu deJupiter, nous venons te secourir. Ton sort n’est point d’êtrevaincu par un Fleuve , et bientôt tu le verras s’abaisser devanttoi. Mais écoute , et crois a nos conseils ; n’abandonne lescombats que quand tu auras réduit les Troyens fugitifs a secacher dans leurs murs. Ne rentre point dans ton campqu’Hector ne soit abattu à les pieds ; nous laissons avec toi laForce et la Victoire. u

Aces mols, les deux Divinités vont se réunir aux antresImmortels. Plein de l’audace qu’ils lui ont inspirée, Achille

marche versla plaine. Les ondes la couvrent toutentière;partout flottent des armes, des cadavres , et de funestesdébris. Cependant le héros surnage , et le Fleuve ne peuttriompher de sa vigueur. Mais , toujours obstiné dans soncourroux, il redOuble d’efforts , enfle toutes ses vagues, ctappelle à grands cris le Simoïs . a Viens, mon frère, luidit-il; unissons-nous pour cncliainer sa force. Les Troyenssont impuissants pour lui résister, et bientôt il renversera laville de Priam. Viens, viens me seconder; épanche tous lestrésors de ta source; romps toutes tes digues, rassembletoutes tes eaux, roule les pierres , les rochers , pour arrêterce mortel farouche , qui ose s’égalcr aux Dieux.

n Si tu m’en crois. ni sa force , ni sa beauté, ni sa superbe.armurc , ne pourront le défendre ; elles serontavec lui ense-velies dans le limon ; sous mes sables amoncelés , ses guer-riers ne pourront retrouver ses ossements : ce sera la sontombeau; quand les Grecs célébreront ses funérailles, il nelui faudra point de mausolée. n Il dit, et plus furieux, ils’élance sur Achille, et roule en murmurant, couvert d’é-

cume , de sang et de cadavres. Ses vagues bouillonnent, segonflent ,vet enveloppent Achille tout entier.

Tremblante pour le héros qu’elle protége , Junon s’écrie;

elle appelle Vulcain : « Viens , lui dit-elle, ô mon fils! vienscombattre le Xanthe et ses torrents. Accours, rassembletous les feux; moi, j’appellerai les fougueux enfants du Nordct du Midi; et la flamme nourrie par leurs haleines dévorerales armes et les cadavres des Troyens. Toi , brûle les arbres

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288 . L’ILIADE.qui ombragent les rives de ce Fleuve odieux;brùle-le lui-méme; sois insensible à ses cris , sois sourd à ses prières;que ta fureur, que tes feux ne s’éteignent qu’à ma voix. n

Elle dit; Vulcain déchaîne toutes ses flammes; soudainelles s’étendent sur la plaine , et dévorent les nombreusesvictimes qu’immola le fer d’Achille. L’onde s’exhale en

vapeur, et la terre se dessèche. Telle , dans un jardin quevient de baigner un ruisseau, l’onde superflue s’évapore ausouffle de Borée , et laisse au mortel qui le cultive l’espérance

et la joie.Le Dieu porte sur le Fleuve même la flamme vengeresse;

les peupliers , les saules qui l’ombragent , sont embrasés; lelotos, le jonc, le cyprès, qui bordent ses rives, brûlent etse consument. Les poissons, qui toutoà-l’heure se jouoientsur les eaux, meurent atteints de la vapeur enflammée; leFleuve lui-même est en feu; dans la douleur qui le presse,il s’écrie : a 0 Vulcain! il n’est point de Dieu dont la puis-sance soit égale à la tienne. Je ne combattrai point contretes flammes z arrête, arrête; qu’Achille immole les Troyens.Que m’importent à moi leurs querelles? A quel titre leurdois-je mes secours? n

Cependant le feu le dévore ; ses ondes fumantes se per-dent en vapeur. Tel, dans un vase que la flamme environne,s’élève, a gros bouillons, la graisse des victimes. Sur unsable brûlant, les flots expirent consumés; le Fleuve éperdu,

languissant, implore la Reine des Dieux z « 0 Junon!s’écrie-t-il, pourquoi ton fils m’a-t-il choisi pour m’acca-

bler? Suis-je donc, a tes yeux, plus coupable que tant d’au-tres Immortels armés pour les Troyens? Qu’il cesse de mepoursuivre, et je cesse de les défendre. Oui, dussent lesGrecs, la flamme à la main, ravager Ilion , je jure de nejamais éteindre l’incendie qu’ils auront allumé. n La Déesse

entend sa voix : « O Vulcain! ô mon fils , arrête, s’écrie-

t-elle; il ne faut pas, pour de vils humains, accablerune Divinité. n Elle dit; Vulcain éteint ses feux; les eaux,dans leur lit, recommencent à couler; le Xanthe est dompté.Junon , tout irritée qu’elle est, a calmé les deux Immortelsrivaux.

Cependant la Discorde allume ses fureurs au sein des

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CHANT XXI. 289autres Dieux. Un horrible tumulte annonce la haine qui lesdivise; la terre mugit, le ciel gronde; Jupiter, du haut del’Olympe, où il est assis, a pressenti ces mouvements, etsourit au combat qui s’apprête. .

Il commence; Mars, le premier, fond sur Minerve. Lapique à la main, l’injure a la bouche : « Impitoyable furie!s’écrie-t-il , quoi! toujours tu armeras les Dieux contre les.Dieux! c’estla que tu mets ton courage et ta grandeur. Nete souvient-il pas du jour où tu déchaînas contre moi le filsde Tydée? Toi-même tu dirigeas la lance qui me déchira lesein. Ah! tu paieras aujourd’hui tous les maux que tu m’asfaits. n

Il dit, et de sa pique il frappe l’égide redoutée, que nepeut percer la foudre même de Jupiter. La Déesse recule,saisit un vaste rocher, une borne antique, qui, depuis desSiècles, repose dans la plaine. De ce bloc meurtrier elleatteint son rival a la gorge : ses forces l’abandonnent; iltombe; sept arpents gémissent sous son poids; ses cheveuximmortels traînent dans la poussière, et la terre et l’Olymperetentissent du bruit de son armure.

Pallas sourit, et fière de son triomphe, elle s’écrie :u Insensé! tu osois me braver! tu ignorois combien maforce est supérieure a la tienne. Va z c’est ta mère qui, parmes mains , te punit d’avoir abandonné les Grecs pour sou-tenir ces perfides Troyens. u Elle dit, et détourne ses regardsétincelants; Vénus prend Mars par la main : gémissant,abattu, elle. lientraine loin des combats, et par de tendressoins ranime à la fin ses esprits. Junon la voit z Accours! ofille de Jupiter! dit-elle à Minerve; cette vile Déesse arra-che Mars au tumulte des combats; viens punir son audace. uMinerve accourt, et. la joie dans le cœur, elle appesantit samain sur le sein de Vénus. Soudain la trop loible Immor-telle languit, et tombe défaillante sur le Dieu qu’elle adore.

«Puissent, s’écrie Minerve triomphante, puissent tousles Dieux protecteurs de Troie avoir, contre les Grecs,autant de courage et de vigueur qu’en a déployé Vénuscontre moi! Bientôt, sur les débris d’Ilion , nous célébrerons

notre victoire. n Elle (lit; la Reine des Dieux sourit à sestransports.

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290 L’lLlADIS.Neptune défie le Dieu de la lumière : «Pourquoi, lui (lit-

il, cette lâche inaction? Quand les autres Immortels semélent aux guerriers, quelle honte pour nous si, sans avoircombattu, nous remontons dans les cieux! Viens, com-mence ! tu es le plus jeune. Plus vieux que toi, doué d’uneintelligence supérieure à la tienne, l’attaque seroit indignede moi.

n Inscnsé! quelle est ta démence! Eh! ne te souvient-ilplus de tous les maux que nous avons soufferts sur ces rives !Tous deux bannis des célestes demeures, condamnés tousdeux a servir un an sous les lois de Laomédon , nous nousconsumâmes dans de honteux travaux pour obtenir un vilsalaire. Ce fut moi qui bâtis cette cité, ce fut moi qui , pourla défendre, élevai ces remparts. Toi, sous l’habit d’un ber-

ger, la houlette a la main , au pied du mont Ida, tu faisoispaître des troupeaux.

n Enfin les Heures trop lentes amenèrent le terme de notreesclavage. Le barbare Laomédon nous refusa le prix qu’ilavoit promis à nos services, et à l’injustice il ajouta l’outrage.Il jura de t’enchainer, ctde’te perdre dans une ile lointaine :il nous menaça tous deux des plus cruels affronts. Indignesde ses perfidies, nous remontâmes dans l’Olympe. Et c’està cette race parjure que tu prêtes aujourd’hui tes secours !ettu ne conspires pas avec nous pour anéantir ces vils Troyens,et leurs enfants et leurs femmes! u

Apollon lui répond z « Moi, Neptune, moi te combattre!Eh! pour qui encore? Pour ces insectes, qui, semblablesaux feuilles des forets, ne naissent que pour mourir. Ah! jeserois en effet aveugle et insensé comme eux! Allons, lais-sons-la les combats, et abandonnons les mortels a leursfureurs. n Il recule à ces mots, et respecte, dans Neptune,le frère du Dieu qui lui donna lejour.

Sa sœur, la Déesse des bois, gourmande sa faiblesse:a Tu fuis, Apollon , tu fuis! Quoi! sans combattre tu laissesla victoire a ton rival! Malheureux ! pourquoi , dans ta main,cet arc inutile? Va, que je t’entende enroue, romme autre-fois, te vanter, au milieu des Dieux, que tu oseras luttercontre Neptune!» Elle dit; Apollon dédaigne (le lui repon«dre. Junon , qu’indigne son audace z u Téméraire Déesse,

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CHANT xx1. 291lui dit-elle, oses-tu me braver! Ton arc et tes flèches nete sauveront pas de mes coups. Lionne pour des lemmes,tu peux, sur ce sexe timide, assouvir tes fureurs. Va dans lesbais, va percer de tes traits le chevreuil et la biche; mais res-pecte la Reine des Dieux et la tienne. Viens, si tu l’oscs; tuconnaîtras ma farce et ta faiblesse. n

Elle dit , et de la main gauche elle saisit les mains de sarivale; de la droite elle lui arrache son arc et son carquois,et de ses armes impuissantes elle frappe, en souriant, lesjoues de la Déesse, qui , vainement , essaie de se dérober ases coups. Les flèches tombent éparses sur la poussière ;Diane fuit éperdue, éplorée, telle qu’une colombe timide ,qui, échappée aux serres (le l’épervier, va se cacher dans lecreux d’un rocher.

u O Latone! s’écrie Mercure, je ne combattrai point cou-tre toi; je dois respecter une Déesse qui reçut Jupiter dansses bras. Va dans l’Olympe, va te vanter de m’avoir vaincu. nLatoneramasse et les traits et l’arc (le sa fille, et s’envole surses traces. Diane étoit déjà dans le palais (le Jupiter. Lesyeux baignés (le. larmes, elle s’assied sur les genoux du Dieu

qui lui donna le jour; le voile qui la couvre palpite sur sonsein: Jupiter la serre dans ses bras, et avec un doux sou-rire z a O ma fille! lui dit-il , quel Dieu a osé t’outragcr? -O mon père ! lui répond-elle, c’est Junon, c’est cette Déesse

terrible qui 5éme dans l’Olympe la discorde et la haine. nCependant Apollon vole aux remparts (le Troie; il craint

qu’en dépit (les Destins , les Grecs , en ce jour, ne renver-sent ses murailles. Les autres Dieux remontent dans l’O-lympe, les uns furieux de leur défaite, les autres triomphantsde leurs succès; tous , sur des trônes d’or, s’asscycnt autourdu Monarque suprême.

Achille poursuit le cours de ses exploits, et frappe ctrenverse et les Troyens et leurs chars. Telle , allumé par lacolère des Dieux, la flamme embrase une cité, dévore lesédifices, porte la désolation au sein (les familles, ct enveloppele ciel d’une épaisse fumée.

Du haut d’une tour l’infortuné Priam contemple ses ra-vages; il reconnaît Achille à ses fureurs. Il voit ses Troyensdésespérés fuyant épars dans la plaine. Le vieux monarque

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292 L’ILIADE. ngémit; il descend; il s’écrie: «Gardes! ouvrezles portes;recevez, dans nos murs, mes guerriers éperdus. Achille lespoursuit et va les accabler. Dès qu’ils seront à l’abri de nosremparts, fermez , fermez la barrière; je tremble que ce fa-rouche ennemi ne s’y jette avec eux. n Il dit; les portes rou-lent sur leurs gonds, et otfrent un asile aux Troyens fugitifs.Pour les défendre, Apollon , du sein des remparts, s’élancedans la plaine. Épuisés et couverts de poussière, ils seprécipitent a flots pressés; le fer à la main, Achille lespoursuit; et toujours la rage dans le cœur, il brûle d’acheversa victoire.

Troie alloit périr sous les coups des Grecs, si Apollonn’eût, au sein d’Agénor, allumé une nouvelle audace. Ap-puyé contre un hêtre , enveloppe d’un nuage épais, le Dieuveille lui-même à ses côtés . pour le soutenir et pour le dé-fendre. Le guerrier reconnoit la présence du Dieu à l’ardeurqui l’enflamme. Mille pensées roulent dans son cœur agité :il s’arrête. a Hélas! se dit-il à lui-même, si je fuis devantAchille, si je me mêle à cette troupe éperdue... je n’enpérirai pas moins; je périrai comme un lâche... Si j’aban-

donnois nos guerriers à son courroux, si loin de nos mursj’allois me cacher dans les rochers qui couvrent les flancs del’Ida , protégé par les ombres de la nuit, et baigné dans leseaux du Xanthe , je ren’rcrois dans Ilion... Vaines pensées,impuissantes ressources! Il me verra fuir, il fondra sur moi,et ma perte est inévitable. Mais si, au pied de nos remparts,j’osois le braver l... Le fer peut, comme un autre, l’atteindreet le percer; une seule ame l’anime, et il est, dit-on, mortelcomme moi. C’est Jupiter qui couronne ses efforts. n

Il dit, et, plein du Dieu qui l’enflamme, il brave le fils dePelée. Son cœur impatient bondit et s’élance. Tel au fonddes bois l’intrépide léopard amante le chasseur. Tranquilleau bruit de sa marche , il attend son vainqueur ou sa proie;percé du trait mortel, sa fureur vit encore et n’expire qu’aveclui.

Tel, le fils d’Anténor brûle de lutter contre Achille. Cou-vert de son bouclier et le fer a la main : a Achille, s’écrie-t-il, tu te flattois aujourd’hui de renverser Ilion ; insensé! quede travaux encore tu éprouveras sous nos murs ! Pour sauver

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CH ANT XXÏ l. 29 3leurs parents, leurs enfants et leurs femmes, mille autrescomme moi sont armés, et tout fier, tout terrible que tu es.la mort t’attend au pied de nos remparts. n Il dit, son traitvole, et fidèle à la main qui l’a lancé , il va frapper la jambed’Achille; l’airain divin qui la couvre résiste , et gémit sousle coup; le fer rejaillit émoussé. Le fils de Pelée fond sur sonrival; mais Apollon le dérobe a ses coups, l’enveloppe d’un

nuage épais , et lui ordonne de se retirer tranquille de lascène du combat.

Par un nouvel artifice, le Dieu’entratne Achille loin desTroyens. Il prend et la taille et les traits d’Agénor, et fuitdevant son vainqueur. Le héros vole sur ses pas. Apollonsuit le Xanthe et ses tortueux détours; Achille, toujoursprêt a le saisir, voit toujours tromper et renaître son espoir.

En proie à la terreur, des flots de Troyens se précipitentvers les murs d’Ilion. Déjà la ville en est inondée. Trem-blants encore à la porte de l’asile qui leur est ouvert, ilsn’osent s’arrêter pour reconnottre qui s’est sauvé , qui a péri

dans cette funeste rencontre , et tout pleins de leurs propresdangers, ils courent se cacher au sein de leurs foyers.

CH ANT VINGT-DEUXIÈME.

Semblables, dans leur fuite, à des faons timides, lesTroyens respirent enfin à l’abri de leurs remparts. La, ilséteignent la soif qui les consume, et raniment leurs forcesépuisées. Les Grecs, au pied des murailles s’avancent couverts

de leurs boucliers; mais, enchanté par un destin ennemi,Hector s’arrête à la porte de Scée.

Cependant Apollon éclaire enfin Achille, qui s’égare après

lui : u Quelle aveugle fureur, ô fils de Pelée, t’attache surmes pas! Mortel! c’est un Dieu qtte tu poursuis! Dans tarage insensée tu ne reconnois pas un habitant de l’Olympe lCes Troyens qui fuyoient devant toi l’échappent; et tandisqu’ici tu te consumes en ellbrts impuissants, ils sont déjà

25.

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29a L’ILIADE.rentrésdans leursmurs, et bravent ta vengeance. Arrête; niton fer ni la mort ne peuvent m’atteindre.

- n O de tous les Dieux le Dieu le plus funeste! s’écrieAchille indigné; tu as abusé mon courage , tu m’as entrainé

loin de ces murs que je devois détruire. Que de Troyens,avant que d’y rentrer, auroient mordu la poussière! Tu m’asravi ma gloire et mes victimes. Noble triomphe en etfet pourun Dieu qui n’a rien a craindre de mes coups! Ah l s’il étoit

en mon pouvoir, je te ferois payer chèrement ce lâche arti-fice. n Il dit, et, plein encore des succès qu’il espère, il revolevers Troie. Tel, dans les champs d’Élide, s’élance et se dé-

ploie un coursier amoureux de la gloire : tel Achille dévorela plaine. Le vieux Priam reperçoit le premier; l’airain del’armure divine a, d’un sinistre éclat, ébloui ses regards.Tel, aux yeux des mortels effrayes, brille l’astre brûlant queredoute l’automne; tel , au sein de la nuit, environné d’é-toiles , que font pâlir ses clartés, il lance ses funestes rayonsqui portent, sur la terre, l’aridité, la peste et le trépas.

Le malheureux monarque soupire, et de ses mains il ou-trage son front. Il rappelle son fils, son cher fils, et le con-jure, en pleurant, de rentrer dans ses tnurs; mais, impatientde combattre Achille , Hector l’attend immobile au pied dela porte de Scée. La vieillard lui tend les bras, et d’une voixattendrie : a Hector, mon cher Hector , lui crie-t-il , ne vapas, seul, sans nos guerriers, attendre ce terrible ennemi.Rival trop foible pour Achille , tu expirerois sous ses coups.Malheureux! ah ! que n’est-i1 l’objet de la haine des Dieuxcomme de la mienne! Bientôt, sur cette rive , son cadavreétendu seroit la proie des chiens et des vautours, et un rayonde joie luiroit à mon cœur alfligé. Le barbare! combien defils il a ravis a ma tendresse; les uns égorgés de se main,les autres charges de fers honteux, et vendus dans une terreétrangère! Lycaon , Polydore , ces gages chéris de l’amourde Labthoé , mes yeux ne peuvent les rencontrer dans nosmurs. Ah! s’ils vivent encore, je donnerai, pour les racheter,tous les trésors que leur aïeul a prodigués à sa fille.S’ils ne sont plus, quelle douleur ils laissent à leur mère età moi!

n Mon peuple, cher Hector, si tu échappes a la fureur

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CHANT xxn. 295d’Acbille . mon peuple du moins essuiera ses larmes , etverra calmer ses (hurleurs. Rentre, mon fils, rentre dans nosmurs; sauve tes Troyens, sauve leurs femmes. Dérobe aufils de Pelée sa plus noble victime; conserve-toi pour tantd’objets qui doivent t’attacher à la vie; aie pitié d’un père

infortuné, qui n’existe plus que par le sentiment de ladouleur.

n Hélas! courbé sons le poids des ans, à la porte du tom-beau , Jupiter me réserve encore a des malheurs nouveaux.Mes fils égorgés , mes filles passant des bras d’un vainqueurefi’réné dans l’esclavage et les fers, leurs palais détruits, leurs

enfants. au berceau, écrasés contre la terre.... Spectateur detous mes désastres, je mourrai.. . hélas t je mourrai le dernier.Percé du trait mortel , au sein de mon asile, les chiens quema main a nourris se disputeront mon cadavre : abreuvés demon sans, ils me déchireront sur le seuil de la porte qu’ilsétoient chargés de garder.

u Heureux qui, jeune encore , expire au milieu des com-bats ! L’honneur, du moins, couvre ses restes sanglants, etveille sur sa cendre; mais des cheveux blancs, des joueschargées de rides, de honteux lambeaux , que se disputentles chiens -. voilà tout ce qui reste d’un vieillard , que sa foi-blesse livre sans défense au fer de l’ennemi. Est-il, pour leshumains, un sort plus déplorable! n Le monarque, à cesmots, arrache ses cheveux blancs; mais il ne peut fléchir lecourage d’Hector.

Plus loin, Hécube gémissante , éplorée, déchire sa robe,

et, montrant son sein arrosé de ses larmes z a Hector, moncher Hector, s’écrieat-elle, aie pitié de tu mère ! Respecte lesein qui t’a nourri! si j’allaitai ton enfance, pour prix de messoins, rends-moi, rends-moi mon fils; rentre dans nos murs.Malheureux! ne va pas braver ce farouche ennemi. Hélas! situ péris sous ses coups, je ne presserai plus mon fils , moncher Hector, dans mes bras : ta mère, ton Andromaque ,n’arroseront point ton cercueil de leurs larmes : loin denous, au milieu de ce camp funeste, tu seras la pâture deschiens. » Ainsi tous deux ils rappeloient, en gémissant, unfils qu’ils adorent. Mais toujours inflexible, Hector attendAchille, qui déjà le menace et va fondre sur lui. Tel, au

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296 firmans.sein d’un buisson, un serpent nourri de poison, et gonflé decolère, attend le mortel qui ose l’affronter. Il replie sur lui-méme ses tortueux anneaux, et l’éclair homicide jaillit de sesregards : tel Hector , dans l’ardeur qui l’anime, s’offre à son

redoutable ennemi.Son bouclier brille appuyé contre la tour qui défend la

porte de Seée. Dans le trouble qui l’agite, il se dit à lui-même : « Si je rentrois dans nos murs Ah! Polydamasle premier m’accableroit d’injures et d’atfronts. Dans cettenuit qui précéda le réveil d’Achille, Polydamas vouloit

que je ramenasse les Troyens dans Ilion; malheureux!j’ai dédaigné ses conseils , ma fureur a perdu nos guerriers.

Comment soutiendrai-je et les regards et les cris d’unpeuple irrité contre moi? Un lâche osera dire : Hector,dans sa fougue insensée, a perdu sa patrie. Allons,allons immoler Achille , ou recevoir de sa main un glorieuxtrépas.

» Si je déposois ce casque, ce bouclier , cette pique; si,désarmé , suppliant, j’allois offrir au fils de Pelée de rendre

aux Atrides Hélène et les funestes trésors que Paris leurravit avec elle Si je lui offrois de livrer aux Grecs lamoitie des richesses qu’Ilion renferme dans son sein... Si jelui proposois de faire garantir par un serment la fidélité du

partage. j .» Mais ou s’égarent mes pensées P... Non : je n’irai point

m’humilier a ses pieds. Le barbare l sans respect, sans pitié,égorgeroit sa victime. Dépouillé de ses armes , Hector péri-roit comme une femme... Ce n’est point ici, ce n’est pointavec Achille qu’il faut essayer d’inutiles discours. Allonscombattre; sachons à qui des deux Jupiter donnera la

victoire. a» -Ainsi flottoit Hector. Cependant Achille accourt, sem-blable au Dieu des combats; dans sa main est sa redoutablelance. Un incendie , ou l’astre du jour, quand il s’élève àl’horizon, lancent moins de feux que n’en vomit son armure.

A son aspect, Hector frissonne : il sent expirer son audace.Tremblant, éperdu, il fuit loin de la porte de Scée. Plus agileencore, Achille vole sur ses pas. Tel. du sommet des mouta-gnes, l’épervier fond sur la timide colombe. Pour se dérober

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CHANT XXlI. 297au trépas. elle décrit mille détours dans les airs; mais il lapoursuit dans son vol oblique, et, par des cris aigus, il exhalesa rage impatiente. ’

Tel voloit Achille, tel fuyoit Hector. Dejà ils ont franchila colline que le figuier sauvage couvre de ses rameaux. Bientôtils arrivent aux lieux où, par deux bouches, le Xanthe épan-che les trésors de sa source. L’une olfre une onde bouillante,qu’une épaisse fumée environne; l’autre, au milieu de l’été,

verse des flots plus froids que la neige et la glace. La, sontde vastes bassins ou dans les jours de la paix , avant que leGrec eût désolé ces rives, les Troyennes venoient rendreà leurs habillements leur éclat et leur lustre.

Sur ces bords fuit un héros que poursuit un héros plusterrible : tous deux déploient toute leur souplesse et touteleur vigueur. Un grand intérêt anime ces redoutables rivaux.C’est l’honneur, c’est la vie d’Hector qui seront le prix de la

victoire. Tels , pour honorer les funérailles d’un héros , derapides coursiers volent dans la carrière : un trépied d’or ouune captive , au terme de la course, attend le vainqueur.

Déjà trois fois les deux guerriers ont mesuré la circonfé-rence de Troie z les Dieux, pour les contempler, du haut del’Olympe , abaissent leurs immortels regards: a O Dieux!s’écrie l’Arbitre suprême, quel spectacle est offert à ma vue!Un héros qui m’est cher fuit sous les murs d’Ilion ! Ma pitiés’intéresse au malheur d’Hector. Que de sacrifices il m’offrit

au sommet de l’Ida t Combien de fois Pergame vit son encensfumersur mes autels ! Et prêt à l’immoler, Achille le pour-suit! 0 Dieux! le sauverons-nous du trépas P ou, sans pitiépour ses vertus, le laisserons-nous tomber sous les coups dufils de Pelée P

-- » 0 Maître du tonnerre i ô moteur des tempêtes! luirépond Minerve , quel discours a frappé mes oreilles? Unmortel, dévoué depuis long-temps au trépas, tu voudroisl’arracher à sa destinée! Va, fais; mais ne crois pas que lesautres Dieux soient complices de ta faiblesse.

- n Rassure-toi , o Pallas, o ma fille !Ije ne romprai pointle cours des destins; toujours facile à tes vœux, je te laisserai,à ton gré, gouverner tes projets. n Il dit, et, du sein del’Olympe, la Déesse impatiente vole aux murs d’llion.

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298 rhume.L’impétueux Achille est toujours sur les traces d’Hector.Tel, au fond des bois, un chien presse le faon timide, qu’ontalarmé ses cris; en vain, pour tromper sa poursuite, l’animaléperdu se cache dans les buissons : toujours fidèle à la pistequi le guide, il poursuit sa proie jusque dans son dernierasile. Tel, sur les pas d’Hector, Achille attache ses regardset ses pas. Trois fois le Troyen s’élance vers les portes d’Ilion;

trois fois il cherche une retraite a l’abri de ses touts et sous lestraits de ses guerriers; trois fois son rival le repousse dans laplaine. Tels , dans les erreurs d’un songe , nous tentons envain de fuir, ou d’atteindre le fantôme qui nous évite et nouspoursuit.

Hector enfin étoit prêt de succomber; mais pour la der-nière fois, Apollon accourt, et donne à ses membres une forcenouvelle. Du geste et de fa voix, Achille, loin de sa victime,écarte ses guerriers; il craint qu’un autre ne l’immole à sesyeux, et ne lui ravisse l’honneur du premier coup. Pour laquatrième fois , ils revenoient aux sources du Scamandre.Jupiter, en ce moment, déploie son immortelle balance. Ilmet dans un des bassins la destinée d’AchiIle, la destinéed’Hector dans l’autre. Soudain le sort du Troyen penche etse plonge dans l’abîme.

Apollon l’abandonne, Pallas vole au fils de Pelée: «Héros

chéri des Dieux, lui dit-elle , la victoire est dans nos mains;ce jour, aux yeux des Grecs , va signaler ta gloire , et livrerà tes coups ce guerrier avide de sang et de carnage. En vainApollon , aux genoux de son père , imploreroit pour lui sapitié; il ne peut plus échapper à ton bras. Arrête et respire uninstant, je vais à tes pieds amener ta victime. » Elle dit; lehéros, transporté , s’arrête appuyé sur sa pique. La Déesse

prend de Déiphobe et la taille et la voix , et vole auprèsd’Hector o. u O mon frère! lui dit-elle, c’est trop fuir devant

Achille; osons le repousser, et tous deux, contre lui, unis-sons nos efforts.

- n Cher Déiphobe! lui répond Hector, de tous les frèresqu’Hécube m’a donnés , tu fus toujours le plus cher à mon

cœur; mais combien ce dernier trait ajoute encore à ma ten-dresse! Tandis que les autres restent dans nos murs, témoinsinutiles de mes dangers, toi seul tu oses venir les partager!

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CHANT xxu. 299-- n O mon frère! en vain Priam , en vain Hécube ont

embrassé mes genoux ; en vain nos guerriers , glacés defrayeur, m’ont conjuré de demeurer renfermé avec eux. Moncœur déchiré n’a écouté que ton péril et mes alarmes. Allons,

allons combattre, déployons toute notre rage et toute notrevigueur; qu’Achille retourne dans son camp, vainqueur etchargé de les dépouilles, ou périsse de ta main. n

Elle dit, et pour mieux l’abuser , elle marche la première.Les deux rivaux sont en présence: «O fils de Pelée, s’écrie

Hector , tu m’as vu trois fois devant toi fuir autour de nosmurailles, et me dérober à les coups. Je ne fuirai plus;jeviens te braver ; je viens te donner la mort, ou la recevoir.Allons, invoquons les Dieux; qu’ils soientetles témoins et lesgarants de nos traités. Si Jupiter couronne mes efforts, si jet’arrache la vie , ma haine ne te poursuivra point a’u-dela dutrépas. Content de te ravir ton armure, je rendrai aux Grecston cadavre. Que le même serment te soumette à la loi que jem’impose.

Achille lançant sur lui de siniStres regards : « Des ser-ments t Hector, des traités avec toi t... Quels nœuds peuventunir les lions et les hommes P Entre les loups et les agneaux,est-il d’autre sentiment que la haine? Va, rien ne peut nousrapprocher, ta mort ou la mienne ,,voilà nos serments et nostraités.

n Rappelle tout ton courage; c’est en ce moment qu’ilfaut déployer toute ton audace et toute ta vigueur. Il n’estplus d’asile pour toi. Pallas va t’immoler de ma main ; tume paieras enfin le sang de tous les guerriers que tu m’asravis. n

Il dit, et soudain son javelot siffle dans les airs. Hector levoit, se courbe , et se dérobe au trépas; le trait vole sur satète et s’enfonce dans la terre. Invisible aux yeux du Troyen,Pallas va reprendre l’arme funeste, et la rend au fils dePelée.

u Ton fer s’est égaré! s’écrie Hector; tu n’avois pas lu

dans le sein de Jupiter le secret de mes destins. Par d’im-puissantes menaces tu voulois glacer mon courage. J. "attendspas que la fuite me livre a de honteuses blessures. Je fondssur toi; si les Dieux te secondent, c’est mon sein qu’il te

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300 L’union.faudra percer. Tiens; puisse ce fer s’enfoncer dans ton cœur!Fléau de ma patrie! quel bonheur pour les Troyens si tupéris sous mes coups! n

Il dit, et le javelot, fidèle à sa main, va frapper le bouclierd’Achille; mais soudain il rejaillit émousse. Hector voit safureur trompée; il frémit; il s’arrête étonné. Sa pique lui

manque ; il appelle à grands cris Deiphobe , et lui demandeun javelot, mais Déiphohe n’est plus à ses côtés.

Le héros détrompé : a Ah ! les Dieux, dit-il, m’ont conduità la mort. Je croyois Déiphobe auprès de moi, il est dans nosmurs ! Pallas, pour m’abuser, a emprunté son image. La mortest sur ma tète: je la vois, rien ne peut m’en défendre.Hélas ! jadis Apollon et Jupiter veilloient sur mes jours , etloin de moi repoussoient les dangers...’. La Parque enfin vasaisir sa victime. Mourons, mais du moins ne mourons passans gloire; que mes derniers exploits aillent jusqu’à nosderniers neveux. v A ces mots, il prend son large cimeterre,rassemble toutes ses forces et fond sur son rival. Tel, du seindes airs, l’aigle se précipite sur sa proie.

Achille s’elance à son tour la rage dans le cœur. L’im-

mortel bouclier marche devant lui; son panache flotte sur satète, et les aigrettes dont Vulcain orna son casque lancentau loin de sinistres éclairs. Telle , au milieu des astres quicouronnent le front de la Nuit, brille l’étoile du matin. Lefer étincelle dans la main du héros; des yeux il mesure sonrival, et cherche l’endroit qu’il pourra percer.

Hector est couvert de l’armure superbe qu’il ravit à Pa-trocle. Mais entre l’épaule et la tète cette armure livre aufer ennemi un passage jusqu’aux sources de la vie. C’est laqu’Achille dirige sa pique meurtrière; elle s’enfonce dans la

gorge du Troyen; mais laisse encore un libre passage à savoix. Il tombe étendu sur la poussière; le vainqueur triom-phe. a Hector, s’écrie-t-il , quand tu immolois Patrocle , tute flattois d’échapper a la mort. Tu ne songeois pas que jevivois encore. Insense! mon camp lui gardoit un vengeur!ma main , enfin, vient d’expier son trépas. Les chiens et lesvautours se disputeront ta dépouille, et les Grecs rendronta Patrocle les honneurs du tombeau.

.- n Achille , lui répond Hector d’une voix éteinte, j’int-

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CHANT xxn. 301plore ta pitié. Je t’en conjure par toi-mémo, par tes parents,ne me laisse point dévorer aux chiens des Grecs. Accepteles trésors qu’un père, qu’une mère infortunés s’empresse-

ront de t’offrir. Rends-leur le corps de leur fils; que lesTroyens, que leurs femmes paient le dernier tribut a macendre. u

Achille lance sur lui un farouche regard : n Malheureux!lui dit-il , tu implores ma pitié, tu invoques mes parents l...Ah! pour te punir des maux que tu m’as faits, que nepuis-je dévorer tes entrailles encore palpitantes l Les chienst’attendent , rien ne pourra leur ravir leur proie. Non , dutTroie m’apporter tous ses trésors, et m’en promettre encoredavantage; dût Priam , à mes genoux , m’offrir, pour te ra-cheter, tout l’or de son empire , ta mère ne serrera plus sonfils dans ses bras; elle n’arrosera point ton cercueil de seslarmes; oui, tu seras la pâture des chiens et des vautours. u

Hector expirant : a Je te reconnois, dit-il , à ta fureur.C’est toujours ce cœur de fer que rien ne peut fléchir. Va ,crains les Dieux vengeurs. Apollon et Paris, pour expiermes injures , t’attendent à la porte de Scée. u Il dit, et lamort l’enveloppe tout entier. Son ame, en gémissant, s’ar-rache à tant de jeunesse et de vigueur, et s’envole chez lesombres. Tout mort qu’il est, Achille lui parle encore :u Meurs, dit-il; moi, je recevrai de Jupiter et des Dieuxle destin qu’ils m’apprêtent. n A ces mots, il retire du ca-davre sa pique ensanglantée, et arrache la funeste armure.Les enfants de la Grèce accourent, ils admirent et la tailled’Hector et sa beauté. Ils l’outragent encore par d’inutilesblessures : u Ce n’est plus , dit l’un d’entre eux , ce farouche

Hector qui embrasoit nos vaisseaux. » Il dit, et lui plonge

son fer dans le sein. .Chargé des dépouilles de son ennemi, Achille, debout aumilieu d’eux, leur adresse ce discours; a Intrépides guer-riers , nobles soutiens de la Grèce, les Dieux ont enfin livréà mes coups ce mortel qui nous fut mille fois plus funesteque tous les Troyens ensemble. Allons attaquer Ilion , sa-chons si, privé de son appui, le peuple abandonnera sesmurs , ou si, malgré la chute d’Hector, il osera encore sedéfendre.

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302 L’imam.n Mais, ou m’a emporté un aveugle courage Étendu

sous ma tente , le corps de Patrocle me demande des larmeset un tombeau. Tant que je respirerai, tant qu’il me resteraun souffle de vie , Patrocle vivra dans ma mémoire; jusqu’ausein des morts et dans le séjour de l’oubli, mon ami seratoujours présent à ma pensée. Allons , enfants de la Grèce ,rentrons dans notre camp; que les restes d’Hector y rentrentavec nous. Rentrons en chantant l’hymne de la gloire. a

Quel triomphe aujourd’hui couronne notre audace!L’appui, le Dieu de Troie a péri sous nos coupa.

il dit, et prépare à sa victime les plus indignes outrages.D’un fer cruel il perce ses deux pieds; et , à l’aide d’un lien

qui les traverse, il attache le cadavre à son char, et laissatratner la téta sur la poussière; lui-mémé il monte sur le char,y place avec lui son superbe trophée, et de l’aiguillon il presseses coursiers , qui volent à sa voix. La tète d’Hector tramesur la terre; ses cheveux épars dégouttent d’un sang noir etlivide, son front roule dans la fange; ce front, on brilla jadistant de graee et de majesté. Jupiter, aux yeux de sa patrie,l’abandonne aux outrages des Grecs.

Hécube , à cet aspect, jette le voile brillant qui couvre satète , arrache ses cheveux , et par de longs gémissements ex-prime sa douleur. L’infortuné Priam pousse de lamentablescris; ses peuples, autour de lui, font retentir les airs de leursplaintes et de leurs regrets. On croirait qu’un vaste incendiedévore Ilion et toutes ses richesses.

Le vieux monarque veut aller au milieu des Grecs. LesTroyens, pour l’arréter, se pressent autour de lui; il se rouledans la poussière , il embrasse leurs genoux, et les appelanttous par leurs noms e a Ah! laissez-moi, laissez-moi , leurdit-il; souffrez que je m’arrache de vos bras; que, seul,j’aille au milieu de la flotte ennemie. J’implorerai le bar-bare ; peut-être il respectera ma vieillesse ; ces cheveux blancsexciteront sa pitié. Il a un père !... Il est vieux comme moi ,ce Pelée qui donna le jour au fléau de mon empire, au des-’-lructeur de ma famille. Hélas! combien de fils m’a ravis safureur! Toutes mes plaies saignent encore..... Mais la der-nière! ah! elle est de toutes la plus cruelle! La douleur de

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CHANT XXII. 303ta perte, cher Hector, me fera descendre au tombeau.....Dieux! que n’a-t-il expiré dans mes bras! Son père ct sadéplorable mère auroient du moins goûté la douceur de pleu-rer sur sa cendre. n Tout le peuple, par ses cris, répond àses tristes accents.

Hécube, au milieu des Troyennes, exhale ses regrets : « Omon fils! s’écrieot-elle.... Malheureusel quand je t’ai perdu,pourquoi traîner encore une vie infortunée? Hector, tu étoisl’orgueil de ta mère , l’appui de nos murs, et le Dieu desTroyens; tes jours faisoient la gloire de ta patrie. Tu n’esplus , et tout périt avec toi ! u

Andromaque ignore encore le destin de son époux; elleignore que , seul dans la plaine , il a osé braver Achille. En- ’fermée au fond de son palais; ses mains y travailloient unsuperbe tissu, et ses femmes, par son ordre, faisoient tiédirl’onde où devoit se baigner leur maître au retour des com-bats. Trop inutiles soins! Elle ne songe pas que , loin de cebain , Minerve , par le fer d’Achille, immole son époux.

Des cris, des gémissements ont frappé ses oreilles. Ellepâlit, elle frissonne; l’ouvrage échappe à ses mains trem-blantes : a Qu’entends-je! s’écrie-belle; courons. Ah! c’estla voix d’Hécube!.... Mon cœur palpite....., mes genouxse dérobent sous mei..... Les fils de Priam..... sans doute ,quelque malheur les menace. Dieux! détournez ce funesteprésage! Si c’était mon cher Hector qui, seul et loin de nosmurs, eût à combattre coutre Achille i... 0 valeur trop fa-tale! toujours Hector courut aux dangers le premier; jamaisil ne voulut partager sa gloire. Ah ! je tremble que ce journe soit le dernier de ses jours. u

A ces mots, elle vole palpitante , égarée; ses femmes sepressent sur ses pas. A travers les flots d’un peuple nom-breux , elle monte sur la tour. La, d’un regard inquiet, elleparcourt la plaine; soudain Hector s’offre a sa vue, et sesimpitoyables coursiers qui le traînent au camp des Grecs.

Un noir bandeau s’épaissit sur sæ yeux. Elle tombe ren-versée , sans mouvement et presque sans vie. Loin de sa tèteroulent les nœuds , les tresses , les réseaux dont elle’étoitornée, et ce voile brillant que lui donna Vénus le jour oùHector la conduisit à l’autel de l’Hymenée. Ses sœurs s’em-

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30h L’ILIADE.pressent autour d’elle , et par leurs cris la rappellent à la vie.Enfin elle respire, et le sentiment la rend à ses douleurs.Elle gémit, elle s’écrie : « Malheureux Hector!... Malheu-reuse Andromaquel... un même astre éclaira ta naissance etla mienne. Troie , Thèbes , Priam , Héétion , quel nœud fu-neste vous rassemble! 0 père infortuné d’une fille encoreplus déplorable! pour quel destin tu élevas mon enfance!Hélas! faut-il que je sois née !... Cher Hector! tu descendsdans les sombres demeures , au noir séjour de l’oubli. Et tadéplorable veuve , tu la laisses dans ton palais désert, enproie a la douleur et aux larmes! Un fils, le triste fruit denos malheureuses amours. Ah il ne sent pas encore lepoids de son infortune. En te perdant, il perd l’appui deson enfance : il ne sera point la consolation de tes vieuxans.

» Eh l quand il pourroit échapper à cette funeste guerre,les travaux et les ennuis rempliront sa carrière. D’avidesétrangers dévoreront son héritage. Le jour qui ravit un pèreà son fils, le laisse sans secours, sans appui. Plein de tristessouvenirs, la tété baissée, les yeux baignés de larmes, il va,du cri de ses besoins, importuner les amis de son père. At-taché à leur robe, tremblant à leurs genoux, il les trouveinsensibles et sourds; la coupe que lui offre une avarepitié, loin d’éteindre sa soif, mouille à peine le bord de seslèvres.

in La main de ses égaux le repousse, avec outrage, de latable où ils sont assis : Va, lui disent-ils, ton père ne par-tage plus nos fêtes. Humilié de tant d’affronts, je verrai monAstyanax revenir dans mes bras, et m’arroser de ses larmes.

» Hélas! assis sur tes genoux , il prenoit, de ta main , lesmets les plus délicieux. Quand, fatigué de ses jeux, rassasié

de plaisirs, le sommeil fermoit sa paupière, mollementétendu sur le sein de sa nourrice , ou dans un berceau pom-peux, il y goûtoit un tranquille repos. Astyanax! nom jadischer aux Troyens ! il rappeloit a leur reconnaissance tavaleur et tes exploits. Seul , tu étois l’appui, le défenseur denos murs. Maintenant, au milieu d’une flotte ennemie , loinde tes parents , ton corps sanglant est la pâture des chiens.De vils insectes, après eux, dévoreront mon cher Hector !.. ..

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CHANT XXIÏI. 30 5Ces superbes habits que nos mains avoient tissus !... hélas!ils ne couvriront point la froide dépouille je les livrerai.tous aux flammes! Veine image d’un bûcher que n’obtiendra

pas mon époux !... Du moins les Troyens me verront, par cesacrifice, faire éclater ma tendresse et honorer ta mémoire.»c’est ainsi qu’Andromaque déplore ses malheurs. Ses fem-mes, par leurs gémissements, accompagnent ses regrets.

CHANT VINGT-TROISIÈME.

Ilion retentit de lugubres cris; les Grecs ont regagné lesrives de l’Hellespont, et se dispersent sous leurs tentes. MaisAchille arrête ses Thessaliens : a Héros de la Phthiolide ,leur dit-il, nobles compagnons de ma gloire , ne dételonspoint encore nos coursiers. Allons sur nos chars, pleurerautour de Patrocle. Par ce (cible hommage, du moins , sou-lageons nos regrets, et honorons son trépas. Rassasiés delarmes, nous laisserons reposer nos coursiers, et de tristesaliments ranimeront nos forces épuisées. n

Il dit, et ses guerriers unissent leurs soupirs aux soupirsde leur roi. Guidés par Achille, les yeux noyés de larmes.trois fois ils promènent leurs chars autour de la froide dé-pouille. Les vertus de Patrocle , le souvenir de ses exploits,nourrissent leur douleur: Thétis elle-mémé verse, dans leurs

ames attendries , la tristesse et les regrets; le sable estmouillé de leurs pleurs; leurs armes en sont inondées.

Achille étend ses homicides mains sur le sein de son ami,et laisse échapper ces accents qu’interrompent ses sanglots :a Patrocle!... cher Patrocle, entends ma voixl... qu’elleaille , au sein des morts, consoler tes mânes et apaiser tonombre Je te promis qu’étendu sur ces rives , le cadavrede ton assassin seroit la pâture des chiens. Dans la fureurque m’inspire ta perte, je jurai que douze jeunes Troyens ,égorgés sur ton bûcher, expieroient ton trépas !... J’acquitte

ma promesse; je remplis mes serments.» Il dit, et la ragequi l’anime prépare aux restes du malheureux Hector de

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306 L’ILIADB.plus sanglants outrages. Près du lit où repose le corps dePatrocle , il le jette sur la terre, et l’y laisse le visage plongé

dans la poussière. .Les Thessalicns dépouillent leurs armures et détellentleurs coursiers. Leurs nombreux essaims se rassemblent au-tour de la tente d’Achille , et le héros hâte les apprèts dufunèbre repas. Les taureaux tombent, en mugissant, sous lefer qui les égorge; les moutons, les chevreaux, palpitent surla terre; le sanglier fume à l’ardeur des foyers embrasés; lesang, en longs ruisseaux, coulé autour du cadavre.

Les rois arrachent enfin le fils de Pelée à un spectacle quinourrit ses regrets, et, avec peine , l’entraînent a la tented’Atride. Le monarque ordonne aux hérauts de faire tiédirune onde pure ; et, dociles a sa voix, ils pressent Achille delaver le sang et la poussière dont il est couvert. Il résiste àleurs prières : u O Jupiter! dit-il , o souverain Maître desmortels et des Dieux! sois témoin de mes serments! L’onden’approchera point de ma tète , que je n’aie porté sur lebûcher les restes de mon cher Patrocle, que la flamme n’aitbrûlé mes cheveux , que mes mains n’aient élevé un monu-

ment à sa cendre. Hélas! après ce coup funeste , il ne peutjamais en être un aussi affreux pour mon cœur.

a Hatons , Atride, hâtons un odieux repas. Demain, auretour de l’aurore , que les guerriers aillent couper le boisqui formera ce fatal bûcher; qu’ils apprètent tout ce qu’aufond du tombeau doit emporter une ombre désolée! Ah!puisse bientôt la flamme le ravir à mes yeux. Puissent bien-tôt les Grecs être rendus a la vengeance et aux combats t nIl dit, soudain les tables sont dressées : quand la faim estcalméeI quand la soif est éteinte, tous vont, dans leurstentes, goûter les douceurs du repos.

Mais Achille, le cœur gros de soupirs, se jette sur lerivage , où viennent, en mugissant, se briser les ondes écu-mantes. Une foule de Thessaliens l’environne. La, fatiguéde sa pénible course, épuisé par sa victoire, le doux sommeilvient enchaîner ses sens et assoupir ses ennuis. Soudainl’ombre du déplorable Patrocle apparoit a sa vue. C’étoit etsa taille ct sa voix; c’etoient encore les mémés vêtementsqu’il portoit au terrestre séjour.

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CHANT xxm. 307Elle se penche sur la tête du haros : « Tu dors ! lui dit-

elle, tu dors, Achille! et tu m’oublies! Vivantje te lus cher;mort, je te trouve insensible 1 rends , rends à ma cendre leshonneurs du tombeau. Erraut, sans asile, aux portes de l’in-fernal palais, les ombres me repoussent loin de la fatale bar-que, et me ferment le séjour de l’éternel repos.

» Donne-moi la main, que je l’arrose de mes larmes!Quand la flamme aura consume ma dépouille, je ne reverraiplus ces lieux si chers a ma tendresse. Assis ensemble, loinde tes guerriers , nous n’épancherons plus dans le sein l’un(le l’autre nos cœurs et nos secrets. L’incxorable mort a saisisa victime. J’ai paye le tribut qu’aux humains imposa lanature, et l’avare Achéron ne rendra plus sa proie.

u Et toi, divin Achille, la Parque aussi t’attend aux rem-parts d’llion. Exauce, cher ami, exauce le dernier de mesvœux! Que mes cendres, Achille, ne soient point sépareesde les cendres! Le palais de les aïeux a vu croître [on en-fance et la mienne. Depuis le jour où ma main imprudente,égarée, ravit, malgrc moi, la vie au fils d’Amphimadas , lacour de Pelée fut l’asile de Ménetius et le mien. Ton pèreme prodigua ses bienfaits; il me nomma pour te suivre etaccompagner les pas. lnseparables pendant la vie, soyons-lejusqu’au sein du tombeau ! que cette urne d’or, que te donnata mère, renferme mes ossements et les tiens!

-- n O mon frère! ô mon ami! c’est toi que je revoisC’est toi qui viens à des devoirs si chers exciter ma tenudresse !... Tout ce que tu me demandes, je le promis à tesmânes. Je remplirai tes ordres et mes serments... Mais ap«proche, que je te serre du moins un instant contre mon sein :melons, melons ensemble nos soupirs et nos larmes. n Il dit,et tend les bras; mais l’ombre échappe a ses embrassements,et telle qu’une vapeur légère, elle s’enfonce dans la terre en

poussant de sourds et lamentables cris.Achille se lève interdit, étonne; il trappe ses mains, il s’e-

crie z a O Dieux ! l’homme survit donc au trépas! Une aine,image fantastique du corps qu’elle habita, existe encore dansl’infernal séjour! Cette nuit. l’aime de l’infortune Patrocles’est olfertc a ma vue , gémissante , épieuse ; c’étoit lui-même; il m’a prescrit. tout ce que mon amitie avoit promis

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308 mm DE.à ses mânes. » Il dit, et dans tous les cœurs il réveille les re-grets et les larmes. L’Aurore les retrouve pleurant autour de

la triste dépouille. ’A la voix d’Atride, une troupe de travailleurs abandonnele camp. Mérion les guide, le généreux Mérion, l’ami d’Ido-

menée. La cognée est dans leurs mains , des lieus pendentsur leurs épaules, des mulets marchent devant eux; par derudes sentiers, par d’obliques détours, au travers des vallons,au travers des rochers, ils arrivent aux bois qui croissent surles bancs de l’Ida. Soudain la hache frappe à coups redou-blés. Le chêne altier gémit et tombe avec un horrible fracas.Le fer le dépouille de ses branches. Déjà les mulets plientsous les fardeaux dont on les a chargés , et redescendent àpas lents ces montueux sentiers; derrière eux marchent les asoldats, courbés sous le poids des troncs d’arbres que Mé-rion leur ordonne d’apporter.

Sur le rivage, à l’endroit qu’Achille a marqué pour le tom-

beau de Patrocle et pour le sien , les troncs , les branches ,tombent entassés , et s’élèvent en monceaux. Là , les guer-

riers se rassemblent, et attendent la fin de ces lugubres ap-

prêts. ’Le héros ordonne à ses Thessaliens de ceindre l’armuredes combats, et d’attelcr leurs coursiers. Déjà l’airain lescouvre; déjà les écuyers et les combattants sont montés surleurs chars. La cavalerie s’avance; derrière elle , roule unnuage d’infanterie; au milieu paroit le corps de Patrocle,que portent ses compagnons sur leurs bras entrelacés. Il estcouvert de leurs cheveux, qu’ils ont coupés pour honorerson trépas. Achille marche le dernier; penché sur cette dé-pouille chérie, il la baigne de ses larmes, et soutient de sesmains la tète penchée. Ils arrivent au lieu funeste, y déposentle cadavre, et arrangent le bois qui doit le consumer.

Achille s’éloigne , et pour mieux exprimer ses regrets, ilcoupe cette blonde chevelure qu’il nourrissoit pour le fleuveSperchius. Les yeux attachés sur les flots, il soupire, il s’é-crie z r: O Sperchius! ô toi qui baignes les contrées on jecommençai de respirer le jour! Mon père t’avoit promis que,rendu a ma patrie , je t’oll’rirois mes cheveux , que je t’im-mnlerois une hécatombe, que, dans le bois qui t’est consacré,

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CHANT XXlII. 309sur l’autel qui couvre ta source , je ferois couler le sang decinquante moutons. Inutiles vœux , que tu n’as point exau-cés! Je ne reverrai point les champs de la" Thessalie ; cettechevelure , que je ne pourrait’olfr ir, un héros , mon cherPatrocle , l’emportera dans la tombe. n Il dit, et dans lesmains glacées de son ami, sa main met cette triste offrande.Les larmes, a cette vue, recommencent à couler, et le regretdéchire tous les cœurs.

Le Soleil, de ses derniers regards, les eût vus encore pleu-rant autour de l’infortuné guerrier; mais Achille s’approched’Atride : a Les larmes ont assez coulé, lui dit-i1; fais taireleur douleur; qu’ils se retirent, qu’ils aillent apprêter leurrepas. Nous , qu’à Patrocle attacha un intérêt plus tendre ,nous lui rendrons les honneurs suprêmes. Qu’avec nous lesministres des funérailles viennent remplir leur triste devoir.»

Soudain, à la voix d’Agamemnon, les guerriers se disper-sent. Le bûcher s’éleve, et le rivage gémit sous sa vaste éten-

due; au milieu , sur un lit funèbre , on dépose en pleurantles restes de Patrocle. Des moutons, des taureaux , tombentégorgés; de la graisse de ces victimes Achille couvre sonami tout entier; ses mains autour de lui étendent leurs mem-bres encore palpitants. Des urnes inclinées épanchent sur lelit le miel et les parfums.

Il immole en gémissant quatre superbes coursiers , et lesjette sur le bûcher. De neuf chiens que sa main a nourris , ilprend les deux plus beaux , et les sacrifie aux mânes de Pa-trocle. Égaré par la rage, armé par la vengeance, son brasplonge au sein de douze jeunes Troyens un glaive impi-toyable, enfin il enfonce dans le bûcher un fer embrasé.

Les yeux noyés de larmes, il soupire; il appelle à grandscris son ami, le compagnon de ses travaux. a Patrocle! cherPatrocle, reçois le dernier de mes adieux! que ma voix aille,au sein des morts, consoler tes ennuis et apaiser ton ombre!Tout ce que t’avoient promis mes serments , je l’accomplisaujourd’hui. Les douze jeunes Troyens que je devois t’im-moler, la flamme va les dévorer avec toi. Mais les restesd’Hector, le leu ne les consumera point : ils seront la pâturedes chiens. il

Impuissantes menaces! En vain les chiens attendent leur

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310 L’ILIADE.proie. Pour les en écarter , la fille de Jupiter , Vénus , veilleet la nuit et le jour sur cette triste dépouille; elle-même laparfume d’ambroisie et la garantit des outrages d’Achille.Pour la défendre de ses rayons brûlants, Apollon, du seindes airs, abaisse un sombre nuage, et en couvre tout l’espace

où repose le cadavre. .Mais le bûcher ne fume point encore. Achille s’éloigne; ilinvoque et Zéphire et Borée , et leur promet des sacrifices xune coupe à la main , il leur offre à tous deux des libations,et les conjure de venir allumer le feu qui doit consumer soncher Patrocle. Iris entend ses vœux, et va les porter au séjourdes Vents. Tranquilles dans l’antre de Zéphire, ils s’y li-vroient aux plaisirs de la table. La Déesse y vole, et déjà ellefoule le seuil de l’obscure caverne. Tous se lèvent a son as-pect, tous l’invitent à partager leur féte. a Non, dit-elle, non,je ne puis céder à vos instances. Je vais aux rives de l’Océan,au fond de l’Éthiopie , je vais avec les autres Immortels res-pirer l’encens des peuples qui l’habitent. Zéphire! Borée! le

fils de Thétis implore votre secours, et il vous promet dessacrifices. Allez embraser le bûcher où repose Patrocle, l’amid’AchiIle, l’objet des regrets de toute la Grèce. u

Elle dit, et s’envole. Soudain et Zephire et Borée s’élan-

cent dans les airs ; ils soufflent, et les nues fuient dispersées.11s s’étendent sur la mer; l’onde enfle sous leur bruyante ha-leine; enfin, ils touchent aux rives d’Ilion. Le bûcher mugit,le feu s’éveille, et la flamme pétille. Toute la nuit, leursouffle impétueux nourrit l’incendie , et porte dans lesairs des tourbillons de fumée. Toute la nuit, Achilleinvoque l’ombre de Patrocle; une coupe à la main , il puisele vin au fond d’une urne d’or , et le répand à grands flotssur la terre. Tel un père infortuné arrose de ses larmes lebûcher qui consume les ossements d’un fils long-temps sonespoir, et tout-à-coup l’objet de sa douleur et de ses regrets;tel Achille erre, gémissant, autour des restes de son ami, etbaigne de ses pleurs les flammes qui les dévorent.

L’étoile du matin vient annoncer a l’univers le retour dela lumière; l’Aurore s’avance sur ses pas , et dore de sesrayons la surface des eaux. Le bûcher s’amortit et la flammes’éteint. Les Vents fuient; sous leur passage, la mer de

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CHANT xxm. 311Thrace enlie , écume , gronde et mugit. Achille , accablé dedouleur et de fatigue , s’éloigne du bûcher, se couche sur laterre, et le Sommeil vient lui verser ses tranquilles pavots.

Atride et les chefs de la Grèce se rassemblent. Au bruitde leur marche , le héros se réveille , il s’assied : a Atride ,dit-il, et vous les chefs et les vengeurs de la Grèce, allezrépandre le vin sur ces tristes débris; éteignez ces restesqui fument encore. Nous recueillerons ensuite les ossementsdu fils de Ménétius; nos yeux les reconnottront sans peine.Patrocle, seul, étoit au milieu du bûcher; hommes, chevaux,toutes les victimes ont été, suries bords, confusément brûles.

n Ses cendres reposeront dans une urne d’or, jusqu’aumoment où la Parque fermera ma paupière. Je ne demanderaipoint pour lui un superbe tombeau. Je le veux pourtantdigne de l’ami d’Achille. Un jour les Grecs qui me survi-vront, nous élèveront à tous deux un plus pompeux mau-sciée. n

Il dit, tous obéissent a sa voix. Des flots de vin coulentsur le bûcher; les cendres tombent et s’aifaissent. Les yeuxbaignés de larmes, les héros recueillent les ossements que laflamme a blanchis , les renferment dans une urne d’or , et,couverts d’un voile précieux, les déposent sous la tente

d’Achille. -Autour du bûcher on forme l’enceinte d’un tombeau. On

en creuse les fondements, et sur ces fondements la terres’élève amoncelée. Quittes d’un si triste devoir, les guerriers

s’éloignoient de ces lieux; mais Achille les arrête; il veutque des jeux funèbres honorent la mémoire de son ami.

De ses vaisseaux, on apporte le prix qu’il destine aux vain-queurs; des vases, des trépieds, de l’airaiu. de l’or et du fer.On amène des mulets , des coursiers, de superbes taureaux.De jeunes captives s’avancent les yeux baissés , et le frontcouvert d’une modeste rougeur.

Des chars d’abord s’élanceront dans la carrière. Une jeune

beauté , habile à manier l’aiguille de Pallas , un vase à deux

,anses, et qui contient vingt mesures , attendent le mortelheureux qui aura derrière lui laissé tous ses’ rivaux. Le secondaura une cavale indomptée, qui porte un mulet dans sesflancs; le troisième, un grand vase d’argent , que n’a point

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312 L’lLlADE.encore noirci la flamme; le quatrième, deux talents d’or.Pour le cinquième, brille une large coupe qui, sans le secoursdu feu, s’arrondit et se forma sous le marteau.

Achille se lève : « Atride, dit-il, et vous héros de la Grèce,voilà les prix qui attendent les vainqueurs. Si mon cher Pa-trocle n’ètoit pas l’objet de ces funèbres jeux, j’entreroisdans la lice, et la palme seroit à moi. Il n’est point de cour-siers que mes coursiers ne devancent; vous le savez, ils sontimmortels; Pelée me les donna; Pelée les avoit reçus deNeptune.

n Mais, pour moi, pour mes coursiers, la douleur a fermécette triste carrière. Hélas! ils ont perdu le héros qui lesguidoit dans les champs de la gloire; lui-mémé il les bai-gnoit dans l’onde : versée par sa main, l’huile embellissoitleur flottante crinière. litornes maintenant, et la tète baissée,des larmes coulent de leurs yeux, et leurs crins négligéstraînent sur la poussière. 0 vous! qu’un noble espoir en-flamme, venez, des mains de la Grèce et d’Achille, recevoirla couronne. n

Il dit; soudain se lèvent d’augustes rivaux. Eumélus lesdevance; le fameux Eumélus, qui, plus d’une fois, dans leschamps de l’Êlide, a remporté la victoire. Après lui, le filsde Tydèe , le vaillant Diomède , guide ces coursiers divins.que naguère il ravit au fils d’Anchise. Le blond Méne’las pa-

roit à son tour. Avec son cheval Podargue , il attelle la fou-gueuse OEthè , une cavale d’Agamemnon. OEthé jadis ap-partint à Echépole; mais pour obtenir le droit de languirdans Sicyone, au milieu des richesses dont l’avoit combléJupiter, le voluptueux Echépole en avoit fait présent au filsd’Atrée. Déjà elle frémit sous le joug , impatiente de voler

dans la carrière. Le fils de Nestor, le jeune Antiloque, vient,avec des coursiers que Pylos a nourris , disputer la victoire.Son père est auprès de lui , et par ses conseils il éclaire en-core son adresse.

a O mon fils! lui dit-il, Jupiter et Neptune ont protégé tonenfance; eux-mêmes ils te montrèrent a guider un char. Tusais tourner au bout de la carrière. Mes leçons dans cet artn’ont plus rien à t’apprendre. Tes chevaux ont perdu leurforce et leur souplesse. Les coursiers de tes rivaux sont plus

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CHANT xxm. 313agiles; mais tes rivaux ne sauront pas mieux que loi gou-verner leur ardeur.

n Que ton adresse , ô mon fils! t’obticnne l’avantage. Cesrochers que l’humaine industrie asservit à ses lois , ces arbresque la main de l’ouvrier arrondit et courbe pour nos besoins,-ils résistent à la force, et l’adresse en triomphe. Sur les flotsen courroux, le nocher, par son adresse, enchaîne et maîtriseles vents. C’est l’adresse qui, dans la carrière, décide la vic-toire. L’imprudent qui se fie à la légèreté de son char, a lavitesse de ses coursiers, décrit de grands cercles, et souvent,loin du terme, il se perd et s’égare. Avec des chevaux moinsrapides, un guide adroit, d’une main toujours sûre , saitpresser , sait relâcher les rênes. Les yeux attachés sans cessesur la borne , il l’elfleure , et laisse derrière lui soupirer ses .rivaux.

n Cette borne, je vais te la décrire et la peindre à tes yeux.Au point où ces deux routes se rencontrent, un tronc debois s’élève d’une coudée au-dessus de la terre. C’est le reste

d’un chêne ou d’un sapin que n’a point altéré la pluie; deux

blocs de marbre le soutiennent; la , tourne et se replie lacarrière; peut-être étoit-ce un monument élevé à la mémoired’un héros enseveli sur ces rives; peut-étre un terme destinéà l’usage auquel Achille le consacre aujourd’hui.

n Que ton char le presse et l’efileure. Penche-toi sur lagauche; de la voix, de l’aiguillon, anime le cheval qui est àta droite. rends-lui les relies; que l’autre serre la borne; quela roue s’incline et paroisse y toucher. Mais garde qu’elle neheurte les pierres qui la soutiennent; tu blesserois tes cour-siers , tu briserois ton char. Couvert de honte , tu serois lafable.de tes rivaux. Que rien n’échappe a tes regards et à tapensée. Si tu es fidèle à mes conseils , la victoire est à toi. Iln’est point de mortel qui puisse te la ravir; non , quand ilguideroit cet Arion, ce fameux coursier d’Adraste , ou leschevaux de Laomédon, la gloire de ces rivages. n Après cesutiles leçons , le vieillard quitte son fils , et va se rasseoir aumilieu des spectateurs. Mérion vient enfin, le plus tardif detous, mais non le moins ardent pour la gloire.

Déjà ils sont montés sur leurs chars. Leurs noms sont jetés

dans une urus; Achille les secoue et lès agite : le premier27

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314 L’lLlADE.qui en sort, c’est le nom d’Antiloque; Eumélus après lui;Ménélas le troisième; Mérion le quatrième; Diomède, leplus vaillant de tous, Diomède est le dernier. Ranges sur unemémé ligne, ils attendent le signal. Au bout de la plaine,Achille leur marque la borne qu’ils doivent toucher; l’amide Pelée , le fidèle Phénix , est auprès pour juger ces rivauxet nommer le vainqueur.

Au mémé instant, tous les fouets résonnent; de l’aiguillon,

de la voix , tous, au même instant, animent leurs coursiers.Ils s’élancent dans la plaine, et la dévorent. Leur crinièreflotte agitée par les vents; la poussière, en tourbillons épais,s’élève sous leurs pas. Les chars bondissants tantôt sont dans

les airs . et tantôt retombent sur la terre. Debout, penchéssur le joug, les conducteurs palpitent d’espérance et decrainte. Leurs cris redoublent, et les coursiers volent en-veloppés d’un nuage poudreux.

Déjà ils touchent à l’extrémité de la carrière; la, ils dé-

ploient toute leur vigueur; la, une nouvelle ardeur les en-flamme. Le char d’Eumèlns devance tous les chars. Après luiVolent Diomède et ses divins coursiers. Ils semblent prêts às’élancer sur le fils d’Admète; ils le pressent de leur tète,et de leur souille humectent ses épaules.

Bientôt Diomède étoit vainqueur, du moins il alloit balan-cer la victoire ; mais, irrité contre lui, Apollon, de sa main,fait tomber son fouet. Des larmes de fureur coulent des yeuxdu héros. Il voit Eumèlus fuir comme un trait, tandis que sescoursiers, que n’excite plus l’aiguillon, languissent sans ar-deur. Minerve a vu Phébus et sa perfide ruse. Soudain ellevole au fils de halée, et lui rend son fouet, et d’une vigueurnouvelle anime ses chevaux. Elle vole au fils d’Admète; sonbras en courroux brise le joug du char, les cavales s’égarent,le timon traîne sur la terré. Au pied de la roue, les bras san-glants et déchires, Eumélus tombe renversé; sa bouche, sonnez, son front, tout son visage n’est plus qu’une plaie. Sesyeux sont noyés de larmes; sa voix éteinte expire sur seslèvres. Loin de lui, loin (le ses autres rivaux, Diomède fuitcomme l’éclair. Minerve l’échaufl’e et l’enflamme, Minerve lui

donne la victoire.Le blond Ménélas se pressoit sur ses traces; ’Antiloque,

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CHANT xxnt. 315en ces mots, excite les chevaux de Nestor : a Courez, volezau bout de la carrière. Je ne vous demande point de vaincreles coursiers de Diomède; Minerve les anime, Minerve veutcouronner leur maître. Mais, du moins, atteignez le char deMénélas. OEtbé, une cavale, vous ravir la victoire !.. . Quellehonte, quel opprobre ! Ah! soutenez l’honneur de votre sexeet le votre. Malheureux! si vous lui cédez la palme, Nestorne connoitra plus ses coursiers, sa main ne nourrira plus vo-tre inutile langueur; lui-mémé, sur l’heure, il vous plongerale fer dans le sein. Allons , courez , volez tous deux; monadresse secondera votre ardeur; dans ce passage étroit , jesaurai atteindre et devancer mon rival. » Il dit, les coursierstremblent à sa voix, et redoublent de vitesse. D’un œil sur,Antiloque observe le terrain ; creuse par les torrents de l’hi-ver, le chemin s’abaisse et penche en précipice. Pour éviter

un choc dangereux, Menelas se jette sur cette pente; le filsde Nestor l’atteint; de sa roue il serre sa roue , et sur sonchar il incline son char. Le monarque pâlit, il s’écrie z « Ar-

rête, arrête, Antiloque! quelle folie est la tienne! Bientôt,sur un plus large terrain, tu pourras me devancer; ici, tonindiscrète ardeur nous sera funeste a tous deux. n

Il dit; mais sourd à ses cris, le jeune ambitieux redoubleet presse les flancs de ses coursiers. Autant qu’un disquelancé par un bras vigoureux mesure d’espace dans les airs,autant en a franchi le fougueux Antiloque. Ménélas s’est ar-rête; Ménèlas a craint que, heurtés l’un contre l’autre, les

deux chars ne fussent renversés; que tous deux , victimesd’une folle impatience , ils ne tombassent étendus sur lapoussière.

Mais dans sa fureur il gourmande son rival : « Malheu-reux Antiloque! il n’est point de mortel plus insensé, plustéméraire que toi. La Grèce croyoit à ta prudence. Va, cettepalme où tu aspires, tu ne l’obtiendras que par le parjure. n Xces mots, il ranime ses coursiers : « Ah! que la douleur, dit-il, n’arrête point vos pas , volez, ressaisissez le prix qui vousest du. Moins vigoureux que vous, épuisés par la vieillesse,ces vils rivaux vous auront bientôt cédé la victoire. » Il (lit;tremblants à la voix de leur maître, ses coursiers s’élancant ,

etbientôt ils ont atteint le char (l’intiloque.

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316 L’ILIADE.Les Grecs assis a la barrière suivent (les yeux les chars

volant sur la plaine poudreuse. Placé aux premiers rangs, leroi des Crétois les distingue le premier, le premier il recon-nott le vainqueur à ses cris, il le reconnott a l’un de sescoursiers, dont le corps est de couleur rougeâtre, et le frontmarqué d’un croissant.

Il se lève : n O chefs de la Grèce! dit-il , me trompé-je ,ou vos yeux sont-ils d’accord avec les miens? la fortune achangé ; ce ne sont plus les mêmes chevaux, ce n’est plus lemême vainqueur. Le char qu’en partant nous avons vu de-vancer tous les autres, quelque accident, sans doute, l’arrête

dans la plaine. ’» Je l’ai vu le premier toucher au bout de la carrière, etmes yeux ne peuvent plus le rencontrer. En vain de mes re-gards j’embrasse toute cette vaste étendue. Peut-être les rênesont échappé aux mains du héros qui le guide. Peut-être il auraheurté la borne ; du choc il aura brisé son char; lui-mémé ilsera tombé sur la poussière , tandis que ses coursiers s’éga-

rent, emportés par leur fougue et leur ardeur. Levez-vous ;regardez , je n’ose en croire mes yeux: mais s’ils ne m’ontpoint trompé , le vainqueur est né du sang étolien ; c’est undes héros d’Argos, le fils de Tydée, le vaillant Diomède.

- n O roi des Crétois! lui répond d’une voix aigre etmordante le fils d’O’ilée , quoi ! toujours au hasard tu vou-

dras décider! ce char que tu croyois perdu , je le vois volerdans la plaine. En dépit de ton age , en dépit de tes yeux ,affoiblis par les années, juger est toujours ta manie. Eh E laissece soin à des regards plus perçants que les tiens. Je revois lescoursiers d’Eumélus; Eumelus lui-même, je le revois, lesrênes à la main , toujours devançant ses rivaux. n Idoménéeen fureur : a Anne féroce , lui dit-il , le plus vil des Grecs,mais le plus habile à manier l’injure et l’outrage! Allons,qu’Agamemnon nous juge, un vase ou un trépied paieraton erreur ou la mienne. Tu apprendras, à tes dépens, quelscoursiers ont obtenu la victoire. u

Il dit, le fils d’Oïlée s’enflamme, et d’un ton plus aigre en-

core s’apprête a lui répondre. La querelle, peut-être, eut en-sanglante l’arène; mais Achille se lève: u Ajax . Idoménée!dit-il, épargnez à nos yeux une scène qui vous avilit. Vous-

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(1mm xxm. 317mêmes, les premiers, vous blâmeriez dans d’autres ces scan-daleux transports. Tranquilles spectateurs, attendez ces cour-siers; ils accourent, impatients de vaincre, et vont ollrir leurmaître à vos regards. n

Il dit, Diomède approche; son fouet résonne; ses chevauxbondissants ont dévoré l’espace. Le héros est enveloppé dans

des flots de poussière; son char brillant d’or et d’étain sem-

ble presser ses coursiers : ils volent; à peine les roues impri-ment sur le sable une trace légère. Enfin le vainqueur toucheà la barrière; du poitrail de ses chevaux coulent des tor-rents de sueur; leurs flancs en sont inondés. Il s’élance àterre ; son fouet repose appuyé sur le joug. Soudain Sthéné-lus accourt , et reçoit le prixlde la victoire. Il remet a sescompagnons le trépied et la jeune captive, et lui-mémé il dé-telle lies coursiers.

Vainqueur de Ménélas par la ruse , et non par la vitesse ,Antiloque arrive après Diomède. Mais Ménélas est sur sestraces. Le char ne touche pas de plus près au cheval qui letraîne, et dont la queue flotte sur la roue; l’espace a fui, lavigoureuse OEthé a secondé l’ardeur de son guide; un mo-ment de plus, et Ménélas ressaisissoit la victoire. Mérion estencore a la portée du javelot; ses coursiers sont plus pesants,et sa main inhabile presse en vain leur lenteur. Loin, loinderrière lui, le fils d’Admète traîne tristement les débris de

son char. Ses cavales marchent à pas tardifs, et la tète bais-sée. Achille le voit, Achille a pitié de son infortune. Il selève : «Hélas! dit-il, c’était lui qui devoit vaincre, et ilarrive le dernier. Diomède a obtenu le premier prix;soyons justes, et qu’Eumélus , du moins , emporte le se-cond. n

Il dit, tous les Grecs applaudissent. De leur aveu, la cavaleindomptée alloit passer au pouvoir du fils d’Admète ; mais le

fils de Nestor, Antiloque, se lève et réclame ses droits:« Achille , dit-il , sois injuste , si tu Poses, mais crains monressentiment. Son char a été brisé , la fortune a trompé sonadresse; et c’est moi que tu punis; et tu me ravis, à moi, leprix de ma victoire! Eh! que n’invoquoit-il les Dieux! lesDieux l’auroient sauvé de cette disgrace.

u Tu plains son malheur; ton grand cœur te fait une loi27.

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318 , L’ILIADE.de l’adoucir? Ta tente est remplie d’or et d’airain; tu as des

troupeaux , des trésors, des captives; prodigue-lui tes bien-faits; la Grèce est prête à t’applaudir; moi-même je m’unisavec elle. Mais le prix qui m’appartient, je ne le cède à per-sonne. Qui voudra me le disputer, que le fer à la. main ilvienne me le ravir. n

Il dit, Achille sourit : il aime à retrouver dans Antiloqueun cœur digne du sien. a Oui, lui dit-il, o fils de Nestor! cesera dans ma tente que je prendrai le prix que je dois à sonadresse et à son malheur. Je lui donnerai la superbe cuirassed’Astéropée; l’argent, sur les bords, se mêle avec l’airain ; ce

présent est digne de lui; c’est le gage de l’estime d’Achille. n

Il dit, et, docile à ses ordres , Automédon vole à sa tente, eten rapporte cet illustre trophée. Eumélus le reçoit des mainsdu héros, et la joie brille sur son front.

Ménélas se lève : la douleur est dans son aine; toujours ilnourrit contre Antiloque un trop juste ressentiment. Un hé-raut lui met le sceptre a la main , et commande le silence :« O fils de Nestor! dit le monarque, ô toi! dont jadis ouvantoit la prudence, que! soudain vertige a troublé ta raison?Tu m’as ravi ma gloire; par ta fougue insensée, tes coursiersont triomphé des miens. O rois! o héros de la Grèce! pro-noncez entre Antiloque et moi; ne donnez rien à la faveur.Qu’on ne dise pas que Ménélas a dû le prix au mensonge, ouplutôt je prononcerai moi-mémé; dicté par l’équité, mon ju-

gement aura l’aveu de toute la Grèce. Viens, Antiloque, vienssi tu Poses; debout, à la tété de tes coursiers , le fouet à lamain , atteste Neptune , jure que tu ne m’as fait qu’un invo-lontaire outrage. »

Rendu à lui-même, le sage Antiloque lui répond : a O gé-néreux monarque l pardonne à la fougue de mon age. Je res-pacte ton rang , je respecte tes vertus. Tu sais ce que peutsur un jeune courage une vaine ardeur pour la gloire.L’imagination vole; la réflexion, plus lente, se traîne derrière

e.« Fais grace à mon erreur; le prix que je t’ai ravi, je te la

rends; tout ce qui m’appartient, si tu l’ordonnes, je vais lemettre à tes pieds , plutôt que d’encourir ta haine et le cou-roux des Dieux. n

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CHANT mu. 319Il dit, et soudain il remet la cavale aux mains de Ménélas.

La joie épanouit le cœur du monarque. Telle une douce roséeranime les épis, et dans leur tige desséchée rappelle la vigueuret la vie. Telle, 0 Ménélas! la joie s’insinue dans ton sein, etpétille dans tes yeux. u Antiloque, tu as désarmé mon cour.roux. Nous ne t’avions encore jamais vu imprudentni témé-raire. La jeunesse, un moment, a égaré tes esprits. Grains ,une autre fois , crains de blesser ceux que Page et le rangélèvent au-dcssus de toi. Un autre n’eut pas si tôt fléchi mon

ressentiment. Mais ton vertueux père , mais ton frère et toi-méme, vous avez, pour moi, bravé les plus grands dangers;vous avez soutenu pour moi les plus pénibles travaux; je cèdeà tes prières, je t’abandonuc le prix qui m’est du. O Grecs !

h soyez témoins de mon indulgence, et rendez justice a moncœur. u A ces mots, il remet la cavale a Noémon, l’amid’An-

tiloque , et prend le vase pour son partage. Arrivé le qua-trième , Mérion obtient le quatrième prix, les deux talentsd’or.

La coupe reste; le fils de Pelée la porte au roi de Pylos :u Reçois, lui dit-il , reçois ce gage du respect et de la ten-dresse d’Achille; qu’il rappelle a ton souvenir l’infortunéPatrocle. Hélas! le tombeau , pour jamais, l’a dérobé à tavuel... Ce prix , je le donne a ta sagesse;’tu n’iras point,le ceste à la mainc, défier n0s guerriers; tu ne lutteras pointavec eux sur cette arène; ton bras appesanti ne peut pluslancer le javelot ; alloibli par les ans, tu ne voleras point dansla carrière. n

Il dit, le vieillard reçoit la coupe de sa main, et la joieéclate sur son front : u Oui, mon fils, oui, lui dit-il, mesgenoux n’ont plus leur souplesse première, mes bras neretrouvent plus leur première vigueur. Ah! que ne suis-jeencore au printemps de mes jours! que n’ai-je encore cetteforce que je déployai dans Buprase, aux jeux funèbres dontles fils d’Amaryncée honorèrent son trépas? l’Élide, l’Étolie,

Pylos même, ne purent fournir un rival digne de moi.» Armé du ceste, je vainquis le fils d’Hénops, le fameux

Clytomède; Ancée, le héros de Pleurone, je le terrassai ala lutte; à la course, l’agile lphiclus m’avoua son vainqueur;Phyléc, Polydore, me disputèrent en vain la gloire de lancer

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320 L’ILIADE.le javelot. Mon char, moins heureux , fut vaincu parle chardes fils d’Actor. Tous de ux, indignés de mes succès , s’uni-

rent pour me ravir le prix le plus beau. D’une main toujoursferme, l’un tenoit les rênes; l’autre, de l’aiguillon, pressoitles flancs de leurs coursiers. Tel j’étais jadis; aujourd’hui jelaisse, à de plus jeunes guerriers, la gloire de ces jeux. Il fautployer enfin sous le fardeau des ans: je fus, à mon tour,compté parmi les plus fameux héros.

n Va, continue d’honorer par des combats la mémoire deton ami. Donnée par toi, cette coupe m’est chère. Mou cœurattendri et charmé sent avec reconnaissance l’hommage quetu paies à mes années, et l’exemple que tu offres à la Grèce.Puissent les Immortels m’acquitter envers toi! »

Il dit; après avoir écouté l’éloge du vieillard et le sien,

Achille rentre dans la foule des Grecs; il montre à leursregards le prix destiné aux guerriers qui oseront, le ceste àla main, disputer une palme sanglante. Un mulet de deuxans, qui n’a point encore courbé la tété sous le joug , se débat

dans les liens dont il est attaché. Une coupe d’or est auprès,pour adoucir les regrets du vaincu. I

Le héros se lève : n Atride! et vous enfants de la Grèce,dit-il, que les deux plus robustes guerriers viennent surcette arène disputer une périlleuse gloire. Celui qu’Apollondaignera couronner , celui que tous les Grecs nommeront levainqueur, je lui donne ce mulet indompté. Pour consolerson rival, je lui réserve la coupe d’or. n

Il dit; soudain un géant, la terreur des athlètes, Épéus,le fils de Panopèe, se lève et s’avance. D’un bras nerveuxil saisit le fougueux animal: a Qu’un autre, dit-il, viennecombattre pour la coupe; le mulet , je ne le cède à personne;ici, la victoire est à moi. Obscur guerrier du moins, le cesteà la main, Epéus n’aura point d’égaux; il n’est pas donne

a un mortel d’exceller dans tous les arts à la fois. Quemon rival paroisse, mais qu’il sache le destin qui l’attend. Jelui déchirerai les flancs, je lui briserai les os. Vaincu, demi-mart, que ses amis s’apprêtent a l’emporter dans leurs bras. n

Il dit, tous les Grecs interdits gardent un morne silence; lefils de Mècisthée, le divin Euryale, ose seul affronter ce géantredouté. Jadis, aux funérailles d’OEdipe, Mécisthée se cou-

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CHANT mu. 321vrit d’une immortelle gloire, et Thèbes étonnée le vit triom-pher de ses plus fameux héros. Dioméde encourage son ami,et lui promet la victoire; lui-même, il lui attache sa ceinture,et du gantelet homicide arme ses vigoureuses mains.

Les deux rivaux descendent dans l’arène. Tous deuxdéploient leurs bras nerveux; tous deux s’attaquent à la fois.Leurs cestes se mélent et frappent leurs joues retentissantes;la sueur, à longs flots, coule de tout leur corps. Enfin Épéuss’élance, et d’un coup imprévu, Euryale chancelle et tombe

renversé. Tel , quand les vents en furie troublent le sein desmers , un habitant des eaux, par l’effort de la. vague, est jetésur la rive; mais le flot qui l’apporta le rentraine au fond duliquide séjour. Tel, sous les coups d’Épéus, Euryale bonditet va mesurer la terre. Mais le généreux vainqueur lui tendla main, et le relève à l’instant. Ses amis se pressent autourde lui, et le reçoivent dans leurs bras. Les jambes traînantes,la tète penchée , la bouche dégouttante d’un sang noir etlivide, sans mouvement, presque sans vie, ils l’emportentloin de cette funeste arène, et vont prendre la coupe, vaineconsolation de sa peine et de sa défaite.

Achille olfre, aux yeux des Grecs, le prix de la lutte. Untrépied , qu’ils estiment douze bœufs , est promis au vain-queur. Une esclave savante dans l’art de Pallas, et dont qua-tre bœufs paieront la valeur , est réservée pour le vaincu. Lehéros se léve : a Paroisse: , dit-il , û vous qui osez aspirer aune pénible victoire l n Il dit; le fils de Télamon, le terribleAjax s’avance. Le sage Ulysse vient, avec son adresse, afl’ronter

ce rival.Déjà ils ont attaché leurs ceintures; les pieds immobiles,

l’un vers l’autre penchés, tous deux, de leurs bras vigoureux,ils se saisissent et s’embrassent. Tels , au faite d’un édifice ,deux madriers, l’un vers l’antre inclinés, défient les vents etles tempêtes. Sous l’elfort de leurs pesantes mains, leurs dosgémissent et crient. La sueur coule: sur leurs flancs, surleurs épaules, s’élèvent des tumeurs livides et sanglantes;mais toujours l’espoir de la victoire anime leur courage; ton-jours ce trépied, présent à leurs regards, enflamme leurardeur.

Ajax résiste immobile à tout l’art d’Ulyssc. Ulysse se sou-

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322 firmans.tient contre toutes les forces d’Ajax. Mais déjà ce péniblecombat a fatigué les Grecs , .et lassé leur attente : tu 0 fils deLaërte! o héros issu des Dieux! s’écrie Ajax, enlève-moi, ouje t’enlève; le succès, Jupiter en décidera. u Il dit, et déjàson rival est en l’air ; mais le roi d’Itbaque , que jamaisn’abandonnent le sang-froid et l’adresse , lui appuie le piedsur le jarret. Soudain les nerfs plient, Ajax tombe renversé;Ulysse tombe sur lui; un étonnement muet saisit les specta-teurs. Pour enlever Ajax , Ulysse s’épuise en efforts inutiles;à peine il l’a ébranlé. Ses genoux fléchissent sous le poids ;tous deux ils tombent l’un auprès de l’autre, et roulent dansla poussière.

Ils se relèvent, et brûlent de lutter encore. Achille lesarrête : n Cessez, cessez, leur dit-il; ne vous consumez plusen efforts impuissants. La victoire vous couronne tous deux.Recevez tous deux un prix égal, et laissez l’arène à de nouveauxcombats. n Il dit; les deux héros obéissent à sa voix, essuientla poussière dont ils sont couverts , et revêtent leurs habits.

Achille rouvre la carrière. Une urne d’argent qui contientsix mesures brille aux yeux des guerriers, chef-d’œuvre quejadis dans Sidon enfanta l’humaine industrie. Des Phéni-ciens, au travers des ondes, apportèrent à Lemnos ce précieuxtrésor. L’intérêt et la reconnaissance l’olfrirent aThoas; pour

acheter Lycaon , un fils de Priam , Eunéus la remit a Patro-cle. Aujourd’hui, pour honorer la mémoire de Patrocle ,Achille la destine au guerrier qui , a la course , auravaincu tous ses rivaux. Pour le second mugit un superbetaureau que le Xanthe a vu s’engraisser sur ses rives. Undemi-talent d’or est réservé pour le dernier.

Le hérOs se lève z Paroissez , dit-il , o vous que flatte l’es-poir de la victoire l » Il dit; soudain le fils d’Oilée s’avance ;

après lui, le sage Ulysse et le jeune Antiloque , qui , parmitous les guerriers de son age , n’a point à la course un rivaldigne de lui. Tous trois, sur la même ligne , ils attendent lesignal. Achille a marqué le terme; ils s’élancent dans la car-rière ; bientôt Ajax les devance; Ulysse vole après lui. Telle fuseau presse le sein palpitant de la jeune beauté qui,d’une main légère , file ou la laine ou la soie; tel Ulysse deses traces couvre les traces du [ils d’Oilée, de ses pas étonlfc

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CHANT xxm. 323la poussière prête à s’élever sous ses pas , et de son soufflehumecte ses épaules. Les Grecs applaudissent , et par leurscris encouragent son ardeur. ’

Ils reviennent; du fond de son cœur, le roi d’Ithaqueélance vers Minerve cette ardente prière : 0 Déesse! exaucemes vœux! du sein des nues viens seconder mes pas ! » Ildit ; la Déesse prête a sa voix une oreille propice; elle donneà son corps une souplesse nouvelle, à ses jambes, à ses bras,une nouvelle vigueur.

Ils touchent a la barrière. La, soudain Minerve trompe l’es-poir d’Ajax, et lui ravit la victoire. Sur le sang des victimesqu’Achille a immolées à Patrocle, il glisse et tombe renversé.Ses yeux, son nez, sa bouche, sont souillés d’une fange hon-touas. Ulysse triomphe , et saisit l’urne du vainqueur. Ladouleur sur le front , et rejetant encore le sang impur dontses lèvres sont chargées, le fils d’Oïlée s’empare du taureau.

Debout, tenant les cornes d’une main : et Hélas! s’écrie-t-il,

une puissance jalouse a trompé mes efforts. La Déesse qui,comme une tendre mère, veille toujours sur Ulysse, et pro-tége ses desseins, a fait aujourd’hui ma honte et sa victoire.»Il dit; partout le rire , en longs éclats, répond à sa douleuret à ses plaintes.

Antiloqne arrive et sourit à sa disgrace P «Amis, dit-il, lesDieux sont encore propices à la vieillesse. Moins jeune quemoi, Ajax me devance. Ulysse, qu’un autre siècle a vu naltrc,Ulysse triomphe de tous deux. S’il n’étoit point d’Achille ,

il triompheroit de tous les Grecs. » Achille , que flatte cetadroit hommage : a Antiloque, lui dit-il, je dois un prix à talouange. Un demi-talent d’or t’est du ; j’en ajoute encore un

autre. n Il dit; le jeune guerrier le reçoit de sa main , et lajoie éclate sur son front.

Déjà brille sur l’arène une pique , un casque, un bouclierque jadis Sarpédon portoit dans les combats, et que Patroclelui avoit arrachés avec la vie. Achille se lève : a Que les deuxplus intrépides guerriers ceignent leurs armures; que, lapique à la main, ils viennent, aux yeux de la Grèce, disputerce trophée. Celui qui, le premier, aura effleuré son rival, etteint son fer dans le sang , je lui donnerai un cimeterre deThrace, la dépouille d’Astéropée; tous deux partagerontles

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32a L’ILIADE.armes de Sarpédon. Je leur olfrirai , à tous deux, dans niatente, un superbe repas. n Il dit; le fils de Télamon , leredoutable Ajax, s’avance le premier; le fils de Tydée, levaillant Diomède, l’alfronte et le défie.

Déjà ils ont ceint leurs armures. Impatients de combattre,ils s’élancent sur l’arène; leurs regards portent la terreur;les spectateurs palissent. Ils s’approchent. Trois fois ils fon-dent l’un sur l’autre , et redoublent trois fois. Ajax enfoncesa pique dans le bouclier de son rival; mais il ne peut attein-dre jusqu’à lui; la cuirasse arrête ses elforts. Diomède lève

les bras, trompe le bouclier, et porte son fer à la gorged’Ajax. Tous les Grecs tremblent; par leurs cris ils arrêtentles deux rivaux, et leur décernent un prix égal a tous deux;mais Achille donne à Diomède et le cimeterre et le baudrierqu’il promit au vainqueur.

Un disque roule sur le sable , masse de fer encore brute ,que jadis,dans les jeux, lançoit le vigoureux Héétion. Achilleimmola Héétion, et le diSque et les trésors du monarquedevinrent sa conquête. Il se lève : «Venez , illustres rivaux,venez disputer la victoire. Je vous olfre , à la fois, et l’ins-trument et le prix des combats. Quels que soient les damai.nes du vainqueur, et leur vaste étendue, cette masse de fer,pendant cinq années entières , pourra fournir a ses besoins.Ses bergers , ses laboureurs , pour aller chercher cet utilemétal, ne seront point forcés d’abandonnerleurs travaux. nIl dit; l’audacieux Polypète, le vigoureux Léontee, Ajax, lefils de Télamon , et le divin Epeus , s’avancent sur l’arène.

Tous sont ranges sur une même ligne. Épéus prend le dis-que; son bras décrit de grands cercles. La lourde massevole; un rire éclatant règne parmi les spectateurs. Léonte’elance après lui. D’un bras vigoureux, Ajax la porte plus loinencore. Enfin,Polypète la saisit à son tour; elle fend les airs,et fuit au bout dela carrière. Telle ., lancée par le berger, lahoulette vole au milieu d’un troupeau qui s’égare. Un crisoudain fait retentir le rivage. Des compagnons de Polypètese lèvent , prennent la masse de ter, et vont, en triomphe ,

a porter à ses vaisseaux. .Le fer encore sera le prix des guerriers qui sauront, d’un

œil plus sur, guider la flèche dans les airs. Dix haches a deux

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CHANT xxm. 325tranchants , dix demi-haches , sont exposées sur l’arène. Loinde la barrière , un mât de vaisseau est enfoncé dans le sable.A la pointe , une colombe , à l’aide d’un fragile lieu, est atta-chée par un pied. «Qui percera la colombe sera le vainqueur.Les dix haches a deux tranchants paieront son heureuseadresse. Les dix demi-haches sont destinées à celui quiaura coupé le lien et manqué la colombe. n N

A la voix d’Achille, accourent et le souple Teucer et lefidèle Mérion. Leurs noms sont jetés dans un casque, on lessecoue : le nom de Teucer en sort le premier. Déjà sa flèchevole ; mais il, n’aç point invoqué le Dieu qui préside a ces jeux.

Il ne lui a point promis de lui offrir en hécatombe les pre-miers nés de ses agneaux. Apollon , jaloux, détourne sontrait; il s’égare , etue coupe que le lien auquel est attachéela colombe. L’oiseau s’élève dans les airs, la corde tombe

sur le mat, de longs applaudissements font retentir lerivage.

Déjà. la flèche à la main, Mérion saisit l’arc. Il invoque

Apollon, il promet de lui olfrir en hécatombe les premiersnés de ses agneaux. Son œil suit la colombe au sein des nues ;tandis qu’elle décrit des cercles dans les airs, le trait sillle,l’atteint, la perce, et revient sanglant aux pieds de Mérion,s’enfoncer dans la terre. L’oiseau s’abat sur le mat, étend une

aile mourante , et la tête penchée, expire et tombe. Les Grecs,avec des yeux étonnés, contemplent ce spectacle. Mérionsaisit le prix promis au vainqueur. Teucer va renfermer danssa tente ses dix demi-haches et ses regrets.

On apporte un arc, une pique et un vase que des fleursembellissent, et que n’a point encore noirci la flamme. Pourlancer le javelot, le monarque suprême, Agamemnon, selève; Mérion s’avance sur ses traces.

a O fils d’Atrée! dit Achille, la Grèce entière cède ’la

palme à son roi ; tous nos guerriers admirent et envient taforce et ton adresse. La pique est à Mérion. Toi . reçois dela main d’Achille un prix que t’auroit donné la victoire. n Ildit; le monarque , flatté, sourit à cet hommage; lui-mêmeil remet la pique a son rival; charge du vase précieux,Thalthybius marche a sa tente.

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326 L’imam.

CHANT VINGT-QUATRIÈME.

Les jeux sont finis; les guerriers , dispersés dans leurs ton.tes , vont réparer leur! forces et goûter les douceurs du repos.Mais toujours plein de son ami , Achille le pleure encore, etle sommeil, qui enchalne tous les êtres, ne peut assoupir sadouleur.

Il se roule sur sa douche , arrosée de ses larmes. L’imagede Patrocle, sa beauté , son Courage , leurs commims’ travaüx,les combats , les mers qu’ils ont affrontées ensemble , tousces objets présents à sa mémoire nourriSSe’nt ses regrets et

[ont couler ses pleurs. Tantot les yeux au ciel, tantôt levisage collé contre Son lit, sans Cesse il se retourne , il s’agitesans cesse. Enfin il se lève , égaré , furieux , et sur la rive ilpromené au hasard son trouble et son inquiétude. L’aurorel’y trouve encore en proie au plus sombre désespoir.

Aux premiers rayons du jour, il attelle Ses rapides coursiers,attache a son char le cadavre d’Hector, et trois fois il le tralneautour du tombeau de Patrocle; enfin il lai9se ces tristesrestes étendus sur la poussière, et revient sous sa tente repo-ser ses ennuis.- Mais la pitié d’Apollon veille encore sur cettefroide dépouille. Pour la défendre d’un traitement injurieux,le Dieu l’a couverte d’une égide d’or. Ainsi Achille outra-

geoit une terre insensible. Du séjour de la félicité, les Dieuxcontemplent ses fureurs; ils s’attehdriSsent sur Hector, etveulent que Mercure le dérobe au pouvoir de son ennemi.Tous lés autres s’unissent pour l’en c0njurer; mais Junon,Neptune et Minerve s’opposent à leurs vœux. Toujours inexo-rables , ces trois divinités abhorrent Ilion et Priam , et sonpeuple; leur haine vit encore telle qu’elle étoit au premierinstant où, choisi pour jager entre les trois déesses, Parisdonna son sutfrage à Vénus , qui , d’un funeste présent, payasa cornplaisanee.

Enfin la douzième aurore éclaire l’univers ; «Dieux cruels !Dieux impitoyables l s’écrie Apollon, Hector ne v0us offrit-il donc jamais des sacrifices ni des vœux P Pourquoi faut-il

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com xxtv. 5,27que vous enviiez à son épouse, à sa mère, à son fils, ason père , aux Troyens, la triste consolation de revoir sonIc)adavre, et de rendre à ses mânes les honneurs du tolu-

eau ?» Des Dieux seconder la rage d’Achille, d’un farouche

mortel qui ne cannoit ni le sentiment ni la pitié !... Tel qu’unlion en furie qui ne respire que le carnage , qui ne fait quedévorer et s’enivrer de sang , Achille n’a plus qu’un cœur

atroce, inexorable. La honte, qui quelquefois fait le malheur,et souvent le bonheur des mortels, la honte n’a plus d’empiresur son aine. Combien d’autres, tous les jours, perdent lesobjets les plus chers, un frère , un fils, un ami plus tendreencore l Ils pleurent, ils gémissent, enfin ils se consolent,Le sort fit aux mortels un coeur qui s’endormit aux disgraces.Mais lui, depuis qu’il a égorgé le malheureux Hector, il necesse de l’attacher a son char, et toujours il le traîne autourdu tombeau de son cher Patrocle. Rage insensée! qui flétritses vertus, et doit allumer la céleste vengeance: Le barbare lil outrage une terre insensible. a

Junon, la fureur dans les yeux z a Il faudra donc , dit-elle,- qu’à l’égal d’Aehille nous honorions Hector! Mais il étoit

mortel cet Hector, une mortelle le porta dans son sein.Aeliille,,,. Achille est le fils d’une Déesse que j’élevai, queje nourris moi-mémé. Moi-mémé je l’unis a Pelée, a un héros

qui méritoit toute la faveur des Dieux, Pour honorer cethymen, vous descendîtes tous de la voûte azurée. Et toi,lâche protecteur d’une race parjure, toi-même, dans cettefête, tu nous enchantas par tes accords.

- u Arrête, dit le Martre du tonnerre, et n’outrage pointles Dieux, Nous ne confondrons point les titres et les rangs.De tous les Troyens, Hector fut le plus cher aux Immortels;il me l’étoit à moi. Toujours mes autels étoient chargés de

ses offrandes, toujours je respirois l’odeur de ses parfums.Vains hommages, mais les seuls que des mortels puissentrendre à des Dieux.

n Arrachons ce héros à la fureur d’Aehille; mais ne nousflattons point qu’un adroit larcin puisse lui dérober sa proie.La nuit, le jour, toujours Thétis veille auprès de son fils.Qu’elle monte dans l’Olympc , ma sagesse la fera souscrire a

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328 L’ILIADE.nos vieux. Vaineu par elle , Achille recevra les dons dePriam , et lui rendra la dépouille de son fils. u

Il dit, et plus rapide que l’éclair, Iris vole à sa voix. Entreles rochers d’Imbre et de Samos, elle s’enfonce dans les flots,l’onde gémit sous son poids. Tel, à l’aide d’un plomb rapide,

se plonge au sein des eaux un perfide hameçon qui porteaux poissons l’aliment. et la mort. Thétis étoit au fond de sagrotte azurée; autour d’elle s’étoient rassemblées les autres

Néréides. Elle pleuroit le destin de son fils, qui bientôtsur les rives de Troie, loin de sa patrie , alloit rencontrer le

trépas. iIris l’aborde : « Lève-toi, Thétis, lui dit-elle; le Maître des

Dieux t’appelle dans l’Olympe. - Hé! que peut attendre demoi la sagesse du Monarque suprême? Accablée sous le poidsdes ennuis , oserai-je me montrer dans l’assemblée desDieuxP... Maisje pars, il me verra toujours obéir à ses lois. nA ces mots, elle voile sa tète d’un noir tissu , symbole de sadouleur, et sort de son humide palais. Iris la devance; l’ondefrémit; les flots respectueux se courbent sous les deuxDéesses. Dès qu’elles ont touché le rivage, elles s’envolent

dans les cieux.Jupiter étoit sur son trône : tous les Dieux de l’Olympe

étoient rassemblés autour de lui. Thétis s’assied auprès del’Arbitre suprême : Minerve lui a ’cédé sa place. Dans une

coupe d’or, Junon lui otfre le nectar et rassure ses esprits.La Déesse boit de l’immortelle liqueur, et rend la coupe à la

Reine des Dieux. ia O Thétis ! lui dit Jupiter, ta douleur n’a point arrêté lespas. De cruels ennuis te consument ; je les connais, Thétis,et mon cœur les partage. Mais écoute ce que ma sagesseexige de toi. Depuis neuf jours, les intérêts d’Hector, lesintérêts d’Achille ont divisé l’Olympe. Les Dieux vouloieut

que Mercure allai dérober a ton fils sa victime; mais parégard, par tendresse pour toi, j’ai décidé qu’Aehille auroit la

gloire de la rendre.n Vole au camp des Grecs; porte mes ordres au héros qui

te doit le jour. Dis-lui que les Immortels sont irrités contrelui ; que, plus qu’eux tous, Jupiter est indigné que sa fureuroutrage les restes d’Heetor, et refuse sa rançon. S’il redoute

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CHANT XXIV. 329mon courroux , il se laissera fléchir. Je fais descendre Irisau palais de Priam : elle lui ordonnera d’aller racheter sonfils et d’offrir à son vainqueur des présents qui puissent ledésarmer. n

Il dit; Thétis obéit à sa voix. Soudain elle se précipite dusommet de l’Olympe, et descend dans la tente d’Achille. Elle

le trouve encore abîmé dans la douleur. Ses compagnons,par des soins empressés . cherchoient à consoler ses ennuis,apprêtoient un repas, et olfroient aux Dieux les prémices d’unagneau.

Thétis approche , s’assied auprès de lui, et de sa mainpresse la main de son fils : «Mon fils, mon cher Achille , luidit-elle, jusqu’à quand te consumeras-tu dans la douleur etdans les larmes! J usqu’a quand oublieras-tu les plaisirs de latable et les douceurs de l’amour? Bientôt tu ne seras plus, etdéjà la mort est sur ta tète. Écoute . mon fils, écoute avecrespect ce que le Martre des Dieux m’ordounc de t’annoncer.Les Immortels sont irrités contre toi; plus qu’eux tous, J upi-ter s’indigne que ta fureur outrage encore les restes d’Hector.Rends, mon fils, rends ce héros à son père, et reçois la ran-çon qu’il va t’otfrir.- O ma mère! lui répond Achille, j’obéis

au monarque des cieux. Qu’on l’apporte, cette rançon, qu’on

reprenne cet odieux cadavre. nTandis que tous deux ils se livrent à un doux entretien , I

Jupiter envoie Iris aux remparts d’llion : a Va, vole, Iris, luidit-il; annonce à Priam ma volonté suprême. Qu’il aille auxtentes des Grecs pour racheter le corps de son fils; qu’ilporte à son vainqueur des dons qui puissent le désarmer.Qu’il y aille sans garde et sans suite. Que le plus vieux deses hérauts conduise le char qui doit remporter les restesdu guerrier que regrette sa tendresse. Que la crainte de lamort, que rien n’alarme ses esprits; Mercure veillera surlui, et le guidera jusqu’à la tente d’Achille. Loin d’at-tenter à ses jours, le héros lui-même prendra soin de les dé-fendre : ce n’est point un barbare, un furieux , un cœurinexorable. Humain, compatissant, il respectera ses malheurs

et ses larmes. n iIl dit, et, plus légère que les Vents , Iris s’élance du hautdes cieux. Déjà elle est dans le palais de Priam. Partout ses

28.

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330 L’tLan.regards y rencontrent la douleur et les larmes. Assis autourdu monarque, ses fils baignoient de pleurs leurs vêtements ;le vieillard étoit au milieu d’eux , enveloppé d’un lugubrevoile, la tété souillée de cendre et de poussière, qu’en seroulant sur la terre ses mains avoient ramassée. Au fond deleurs secrets asiles, ses filles déploroient le destin de tant dehéros que le fer des Grecs avoit moissonnés.

La Déesse s’arrête auprès du monarque; il pâlit , il fris-sonne; Iris adoucit les accents de sa voix immortelle: « Bas-sure-toi, lui dit-elle, o fils de Dardanus! calme ton effroi. Jene viens point à de nouveaux revers préparer tes esprits. Or-gane du Maître des Dieux, ’e suis aujourd’hui l’interprète de

ses bontés. Du sein de I’O ympe il abaisse sur ton sort unregard de pitié. Va, te dit-il par ma voix, va racheter le corpsde ton fils; ofl’re à son vainqueur des dons qui puissent ledésarmer. Pars, seul et sans suite; que le plus vieux de teshérauts conduise le char qui doit rapporter à Troie les restesdu guerrier que tu pleures.

n Que la crainte de la mort, que rien n’alarme ton son,rage. Mercure veillera sur toi, et te guidera jusqu’à la tented’Achille. Loin d’attenter à tes jours , ce héros lui-mémé

prendra soin de les défendre. Ce n’est point un barbare, unfurieux, un cœur inexorable. Humain, compatissant, il res-pectera tes malheurs et tes larmes, a

A ces mots la Déesse s’envole. La monarque ordonne àses fils de lui apprêter un char. Lui-mame il descend dansun secret réduit que le cèdre embellit, qu’embaumant lesparfums. La , il appelle Hécuhe : a 0 mère infortunée! luidit-il , un céleste messager, un interprète de Jupiter, m’or-donne de racheter Ie- corps de mon fils, et de porter à sonvainqueur des dons qui puissent le désarmer. Dis-moi.quel conseil t’inspire ta prudence? Moi! je brûle de sauriraux vaisseaux des Grecs; déjà je voudrois et": dans la tente i

d’Achille. n ’Il dit; Hécube soupire , et d’une voix qu’entrecoupent les

sanglots: u Hélas! qu’est devenue cette sagesse que vantoitl’étranger, qu’admiroient tes sujets? Quoi! seul , tu irois auxvaisseaux des Grecs? Seul , tu afironterois les regards d’un

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CHANT xxtv. 331mortel qui t’a ravi tant de fils, l’espoir de ta vieillesse? Il fautque tu aies un cœur de ter et d’acier.

. a» Ce monstre, ce barbare sans foi, si ses yeux te ren-contrent, si tu te remets dans ses mains, il ne se laisserapoint attendrir par tes larmes; il ne respectera ni ton rangni tes malheurs. Viens, loin d’une ioule importune , vienspleurer avec mai. Hélas! notre malheureux fils , la Parque,en naissant, l’avait destiné a (être , loin de ses parents , sousles veux d’un farouche raineront, la amis des chiens et desvautours!

n Impitoyable unifiai... Que ne puis-je lui arracher lecœur et le dévorer tout flanchet! un rage, du moins égale-roit la sienne, et vengeroit mon fils. Encore s’il eût en lâcheexpiré sans ses coups"n mais Hector défendoit en héros sescitoyens et sa patrie, et il reçut la. mon sans la fait et sans lacraindra.

"me l’oppose point. lui dit Priam. au désir qui mepresse; ne cherche point; a m’eifraver par de sinistres pré-sages; je ne céderai point à tes prières. Si c’était un mortel .un prêtre, un aruspice, un augure, je mépriserois ses oracles,j’en soupçonnerais l’imposture. Mais c’est une Déesse , j’ai

entendu sa voix. elle-même s’est rendue présente à mesregards. Je vols où ses attiras m’appellent, dussé-Je Y ren-contrer la mort , follets. avscjoie. sur puissesrje, a mon fils!le serrer dans mes bras, t’arroser de mes larmes, et sans le(et d’Achille exalter en. remuassent encore tu

Il dit, et ouvre le cotfre pompeux où sont renfermés sestrésors. Il v prend douze superbes tapis, douze voiles bril-lants, douze tuniques. Il r ajoute «Jeux trépieds d’un (leurvases précieux, et cette coupa admirable que jadis lui don.aèrent les peuples de la Thrace- Pour racheter son. fils. il lalivre aujourd’hui; il livreroit toutes ses richesses avec elle.

Il repoussa avec aigreur la feule importuna qui assisseson palais: « Loin, loin d’ici, malheureux! s’écrie-t-il; pour

venir troubler ma douleur, n’avez-vous dans point, vousauSSi, de pertes a pleurer? Quand Jupiter m’accable, quandil me ravit un fils, mon seul espoir et mon dernier appui,[infortune que j’éprouve pourroit-elle n’être pas la vôtre?IAh! Vous la sentirez comme moi.’La mort de mon fils vous

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332 L’imam.livre sans défense à la fureur des Grecs.... Ah! plutôt quede voir Ilion en flamme et ses remparts détruits, puissé-je des-cendre chez les morts! n Il dit, et de son sceptre il écarteun peuple qui fuit tremblant devant lui.

Il appelle ses fils et gourmande leur lenteur : « Helénus,Paris, Agathon, Pammon, Antiphonus, Politès, Delphobe,Hippothoüs, Agaüs, enfants dégénérés, opprobre de ma race;

accourez, leur dit-il; obéissez à votre roi. Ah! plût auxDieux qu’à la place d’Hector , vous eussiez tous expiré sous

le fer des Grecs l» Père infortuné! j’eus des fils qui étoient la gloire et le

soutien de mon empire. Il ne m’en reste plus. Mestor,Troïle, et toi, Hector, toi que les humains révéroient à l’é-gal des Dieux; toi qu’un Immortel eût avoué pour son fils...l’impitoyable Mars les a moissonnés tous trois l Il ne m’a laissé

que des lâches, des parjures, qui ne savent que briller dansdes fêtes, ravager mes états et dévorer mon peuple. Malheu-reux! que n’appretez-vons mon char? que n’y chargez-vousces trésors ?. .. n

Il dit, tous tremblent à la voix de leur père, et s’empres-sent à lui obéir. Déjà le char est pret à rouler; ils y entas-sent les dons précieux destines à racheter la dépouilled’Hector. Ils y attellent de robustes mulets que jadis donnè-rent à Priam les peuples de la Mysie. Un autre char doitrecevoir le vieux monarque. Lui-même, secondé du hérautqui va l’accompagner , il y attelle de superbes coursiers quesa main a nourris.

Hecube approche, la douleur dans l’ame, tenant en samain une coupe remplie d’un vin délicieux z a Prends, cherépoux, lui dit-elle , prends cette coupe; olïre des libationsà Jupiter; puisqu’enfin, malgré moi, ton courage t’entratnedans ce camp funeste , demande au Maître des Dieux qu’ilt’arrache aux mains de nos ennemis et te ramène dans nosmurs.

a Conjure le fils de Saturne, l’arbitre des tempêtes , qui,du sommet de l’Ida, veille sur ton empire, conjure-le de temontrer, à ta droite, son aigle, le roi des oiseaux, et l’inter-prète le plus fidèle de ses volontés. Rassure par ce gage dela faveur céleste, tu marcheras sans crainte à la flotte enne-

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CHANT xxrv. 333mie. Mais s’il te refuse cet heureux augure, quelque ardeurqui te presse, je t’en supplie encore, ne tente point ce funestevoyage.

--u Chère épouse, lui répond le monarque, je cède à tesdésirs. Oui, nous devons implorer le Maître des Dieux, ettendre vers lui des mains suppliantes. n Il dit, et soudain,par ses ordres, une des femmes de la reine verse sur ses.mains une onde pure qui retombe’dans un large bassin. Ilprend la coupe que lui présente Hécube; et, debout, les yeuxau ciel, sur le seuil de son palais, il offre à Jupiter des prièreset des libations : n O Jupiter! ô Dieu puissant, Dieu terri-ble qui, du sommet de l’Ida, veille sur l’univers et sur nous,attendris pour moi le cœur d’Achille; daigne, en ma faveur,émouvoir sa pitié. Que ton aigle, le roi des airs, l’interprètele plus fidèle de tes volontés, se montre à ma droite. Rassurepar ce garant, j’irai sans crainte à la flotte des Grecs. u

Il dit; Jupiter écoute sa prière. Soudain un aigle descenddu haut des cieux et vole au-dessus de la ville, à la droite dumonarque. Ses ailes déployées embrasseroient la porte d’unvaste palais; la joie, à cet aspect, renaît dans tous les cœurs.Le vieillard impatient monte sur son char, et bientôt il afranchi le portique et les avenues de son palais ; un premierchar est tramé par des mulets que conduit Idée; derrière lui,Priam presse de l’aiguillon ses coursiers , qui d’une courserapide traversent Ilion. Ses enfants , ses amis le suivent lesyeux baignés de larmes, et déjà déplorent son trépas. Quand

du sein des murs il est descendu dans la! plaine, ses fils etses gendres retournent enfermer dans leurs palais leur dou-leur et leurs inquiétudes.

Du sommet de l’Olympe, Jupiter abaisse sur le monarqueun regard de pitié : n O Mercure! s’écrie-Ml, tu aimes à se-

courir les mortels, tu te plais a exaucer leurs vœux. Va, guidePriam à la flotte des Grecs; qu’invisihle à tous les yeux, ilpénètre jusqu’à la tente d’Aehille. n

Il dit; Mercure obéit à sa voix. Soudain il attache à sespieds ces ailes d’or qui, à l’aide des vents , le portent sur laterre et sur l’onde. Il prend cette baguette qui ferme, quandil le veut, les yeux des humains, et les réveille du sommeilde la mort. Il s’élance du sein de l’Olympe, et bientôt il est

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33h VERBE.à Troie et aux rives de l’Hellespont. Il a pris les traits d’unadolescent; un tendre duvet couvre ses joues; la jeunesse.dans toute sa fleur, brille sur son visage; aux graces de labeauté s’unit un air noble et majestueux.

Priam et le héraut ont passé le tombeau d’Ilus; ils s’arrê-

tent et abreuvent dans les eaux du Xanthe leurs mulets etleurs chevaux. Déjà la nuit d’un voile obscur enveloppoit laterre. Idée le premier aperçoit l’Immortel; il est saisi d’ai-froi : « O mon maître! o fils de Dardauus! songe, songe àsauver tes jours l Jamais il ne lut un danger plus pressant;je vois un guerrier; il va fondre sur nous. Allons . fuyonssur tes coursiers, ou tombons à ses genoux et implorons sapitié. a» Il dit, le vieillard se trouble, ses cheveux se dressent.

il demeure immobile et glace d’utiroi. .Mercure approche, et le prenant par la main :a 0 mon

père! lui dit-il, où s’adressent tes pasl Au sein des ombres,quand les autres mortels sommeillent, où guides-du ces charset ces coursiers? Ne crains-tu point les Grecs qui sont la, etqui ont jure la ruine de ta patrie 2

u Chargé de tant de trésors, s’ils t’apercevoient au milieu

des ombres, quelle seroit ta ressource? tu n’es plus jeune, etce vieillard qui te suit ne pourroit te détendre. Moi, je ne teferai aucun mal; je repousserai mame quiconque oseroit t’at-taqner x car je crois voir en toi les traits d’un père que j’a»

dore.....» Oui, mon fils , lui répond le monarque, les dangers

m’environneut; mais un Dieu t’envoie pour assurer ma route iun Dieu étend encore sur moi une main secourable. Que degraces ! que d’éclat! quelle sagesse! Heureux les parents quit’ont donné le jour l

-- a Oui, les Dieux veillent Sur tes jours. Mais, parle-moisans feinte , ces trésors, vas-tu les déposer dans une terneétrangère? ou tremblants, désespérés. abandonnez-vous tous

les murs d’Ilion? Quel fils tu as perdu l il étoit le plus vail-lant des Troyens, et ne le cédoit point aux héros de la Grèce.

-- u Héros, toitméme, qui rends un si noble hommage àmon malheureux fils, qui es-tu? quels parents t’ont donné Iojour? --Vieillard, tu me parles de moi, et tu veux que je tuparle d’Ilector. Plus d’une fois je l’ai vu dans les combats, je

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CHANT rom. 335l’ai vu, la flamme à la main , embraser nos vaisseaux et im-moler nos guerriers. Achille, irrite contre Agamemnon, nenous permettoit pas de combattre, et nous restions tranquillesspectateurs des exploits de ton fils.

x Achille est mon maître; un mame vaisseau nous amenatous deux sur ces rives.Je suis ne dans la Thessalie; le richePolyctor est mon père. Il est; comme toi, courbé sous lepoids des années. Six fils sont restes auprès de lui. J’étais le

septième. Le sort me nomma pour venir cumbattre sur cesbords. J’allais dans la plaine observer vos mouvements. De-main, avec l’aurore, les Grecs iront assiéger vos murailles;ils brûlent de combattre, et leurs chefs ne peuvent retenirleur ardeur.

à» Achille est ton maître ?;..-;.. Ah ! parle-moi sansdétour! Mon fils..;. mon cher Hector, est-il encore sous satente ? ou de ses lambeaux sanglants Achille a-tsil déjà faitla pâture des chiens !

-.. a Non; vieillard , ni les chiens ni les Vautôürs n’ontencore outragé les restes de ton fils. Il est couché dans latente d’Achiiie. Depuis qu’il a Cesse de vitre , nous avonscompte douze aurores , et il n’a rien perdu de sa fraîcheur.Ces insectes qui dévorent les morts immolés dans les cam-bats n’ont point encore altéré sa dépouille.

a Aux premiers rayons du jour, Achille le traîne sans pitié .autour du tombeau de son ami; mais ces vains outrages neflétrissent point Sa beauté. Sur cette poussière où il est étendu,

tu le verras encore frais et vermeil; il n’est point souillé desang; une main invisible a fermé toutes les blessures que luifirent nos guerriers. Les Dieux aimoient t0n fils ; ils l’aimentencore au-dela du trépas. u

Il dit; un rayon de joie luit au cœur du monarque. a 0mon fils , s’écrie-t-il , ils ne sont donc point stériles les hom-

mages qu’on rend aux Immortels! Mon cher Hector fut tou-jours iidele à leur offrir son encens et ses vœux; ils l’enrécompensent, et jusqu’au sein de la mort ils se souviennentde lui. Reçois, mon fils, reçois ce gage de ma reconnais-sance. Au nom des Dieux qui me protègent encore ,guide-moi jusqu’à la tente d’Achille.

- n O vieillard! tu velu éprouver ma jeunesse. Moi,

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336 L’iLIADB.sans l’aveu d’Achille, accepter un don que tu lui destinois!M’en préservent les Dieux! Infidèle à mon maître, j’aurois

également a redouter et son courroux et mes remords.Viens,fallût-il te conduire jusque dans Argos, fallût-il afl’ronteravec toi et les dangers de la terre , et les périls de la mer,tu trouveras en moi un guide toujours fidèle et sûr. n

L’Immurtel, a ces mots , s’élance sur le char, prend lesrênes d’une main, l’aiguillon de l’autre , et d’une nouvelle

ardeur anime les coursiers. Déjà ils touchent à la muraillequi détend la flotte des Grecs. Les gardes apprêtoient leurrepas; le Dieu fait descendre le sommeil sur leurs pau-pières; les portes s’ouvrent, et reçoivent Priam et sestrésors.

Enfin, ils arrivent à la tente d’Achille. Les Thessaliensla firent digne du héros qui l’habite. Le peuplier et le sapinen forment le vaste contour; des gazons en couvrent le faitequi s’élève dans les airs. Autour règne une large enceintequ’embrasse une palissade; une porte assujettie par un arbremobile en défend les accès. Cette porte, trois mortels àpeine peuvent l’ouvrir; àpeine trois mortels peuvent la fer-mer; mais , seul et sans elforts, Achille la fait mouvoiràson gré.

A l’aspect de Mercure, la barrière s’abaisse, et les chars

et les trésors franchissent la redoutable enceinte. Le DieuI s’élance à terre : u Ovieiliard l dit-il au monarque, je suis

un Immortel; je suis Mercure: Jupiter, en ces lieux, m’or-donna de guider tes pas. Je viendrai te reprendre pour teremener dans tes murs.

u Mais je ne m’olfrirai point aux regards d’Achille; pourménager leurs jalouses loiblesses , je dois cacher aux mortelsla laveur que raccordent mes bontés. Va, pénètre dans satente; embrasse ses genoux; que le souvenir de sa mère , deson fils, de son père, se mêle a ta prière, et dans son cœurattendri réveille la pitié. n

A ces mots , le Dieu s’envole dans l’Olympe. Priam des-cend de son char, et laisse aux soins d’Idée ses mulets et sescoursiersll marche à la tente d’Achille. Le héros étoit assis;loin de lui, un cercle de guerriers le contemploit d’un œilrespectueux. Seuls à ses côtés, le brave Automédon et Pin-

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CHANT xxtv. 337trépide Alcime le servoient en silence. Il finissoit un tristerepas , et la table étoit encore dressée.

Invisible pour eux, le monarque entre , se jette aux piedsd’Achille , les embrasse et de ses mains presse les homicidesmains qui lui ont ravi ses fils. Achille , étonné , frémita sonaspect; ses guerriers interdits se regardent en silence. Tel ,au milieu d’une foule immobile, un meurtrier que poursui-vent dans sa patrie la vengeance et les lois , vient sous unciel étranger, au sein d’un palais, mendier la pitié du mortelqui l’habite’.

a Héros chéri des Dieux, Achille , s’écrie l’infortuné

monarque, souviens-toi d’un père vieux comme moi, par-venu comme moi aux portes du tombeau; peut-titre, en cemoment, d’inquiets voisins affligent sa vieillesse. En vainil cherche autour de lui le bras qui pourroit venger sesoutrages et défendre ses jours.... Du moins il apprend quetu respires; et cette douce idée console ses ennuis. Chaquejour il espère de revoir son fils, et de le serrer encore dansses bras.

n Mais moi, tous les malheurs à la fois empoisonnent mavie. J’avais des fils, les héros , les soutiens de mon empire ;hélas! je ne les ai plus l J’en comptois cinquante , lorsqueles enfants de la Grèce abordèrent sur ces rives..... L’impi-toyabie Mars m’en a ravi le plus grand nombre. Il m’en rés-

toit un , mon appui et l’espoir des Troyens; Hector, moncher Hector; il vient de périr sans les coups , en combattantpour son pays.

n Ce fils, je viens te le redemander; pour racheter satriste dépouille , je viens mettre a les pieds mes trésors. Res-pecte les Dieux , Achille : aie pitié de ma vieillesse: sou-vienstoi de ton père. Hélas î je suis mille fois plus a plain-dre que lui. Exemple déplorable d’un nouveau genred’infortune , je suis réduit a baiser la main qui m’a ravimes fils! n

Il dit; le souvenir d’un père réveille au cœur d’Achille la

tendresse et les regrets. De la main il repousse doucementle vieillard. lis soupirent, ils gémissent tous deux. Prosterneaux pieds du héros, Priam pleure son cher Hector. Achilledonne tour à tour des larmes a un père qu’il ne reverra plus,

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338 Ultime.et a l’ami qu’il a perdu. La tente retentit de leur; plaintes et

de leurs sanglots. ’Enfin , rassasié de larmes , Achille laisse tomber sesregards sur l’infortuhe monarque. Ce front chargé de rides,ces cheveux blancs , excitent dans son cœur une tendre pitiésIl s’élance de son tronc, et , pour le relever, il le prend parla main : et Déplorable" monarque, lui dit-il, que de thal-heurs accablent ta vieillesse l Comment as-tb osé venir seul,au milieu d’une flatte ennemie, affronter les regards d’unmortel qui t’a ravi tant de fils , dignes soutiens de ton empire?Il faut que ton cœur soit arme de fer et d’acier. Viens , vienst’asseoir sur ce trône; laissons au fond de nos cœurs reposernos ennuis; d’inutiles tannés ne changeront point le coursde nos destinées.-

Seuts; tranquilles au sein d’itn bonheur inaltérable, lesDieux ont formé de douleurs et de peines le cercle de nosjours. Deux tonneaux Sont a la porte du palais de Jhpiter.De l’un Coule le bonheur, les dngraces de l’autre. Si ceDieu , pour composer notre vie , puise également dans tonsles deux, le bien, le mal , dominent tour à leur a mais, s’iln’a puisé que dans le tonneau funeste , le malheur sans cessenous poursuit. Dédaignés des mortels, abhorrés des Dieux ,l’infortune aSsiége notre enfance , et nous conduit jusqu’au

toinbeau. rn Le ciel, prodigue pour Pelée , l’avait comblé de sesfaveurs. L’univers envioit ses trésors : roi d’un peuple heu-reux, l’hymen avoit mis une Immortelle dans ses bras. Maisle sort lui fait connoftre le malheur a son tour. Il n’a pointvu dans son palais croître des enfants héritiers de sa puis--sauce. Il n’eut qu’un fils, que bientôt lui raviront les Des-tins. Du moins si j’atrois pu être le soutien de ses vieux ans...Mais , hélas t loin de ma patrie , sur une me étrangère , jesuis condamné à être le fléau de ta vieillesse, et le bourreaude tes enfants.

n Et toi, déplorable vieillard, l’univers vantoit ta félicité.

Des rives de Lesbosjusqu’aux lieux où régna Macar, du fondde la Phrygie jusqu’aux bords de l’llellespont, il n’était

point de monarque plus puissant, de père plus heureux.Mais depuis que les Dieux ont épanché sur toi l’urne de l’in-

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CHANT W- 339fortune, ton empire n’offre plus a tes regards que des com-bats , (les meurtres et des tombeaux. Ranime ton courage, etne te laisse point abattre sous le poids des disgraces. Tadouleur, funeste pour toi, ne te rendroit point ton fils; teslarmes ne le rappelleroient point à la vie.

-- n Laissemoi, o fils des Dieux! laisse-moi gémir à tespieds. Mon cher Hector.... hélas! il est encore, sans hon-neur, couché sur la poussière ! Remets, remets-le dans mesbras; que mes yeux le revoient et le baignent de larmes.Reçois la rançon que je t’apporte, et jouis de mes trésors.Ah ! pour prix de ces jours que tu daignes épargner, puis-sent bientôt les Dieux te rendre a ta patrie! n

Achille, lançant sur lui de sombres regards: « Grains,vieillard, crains (rallumer mon courroux. Je te rendrai tonfils; ma mère, la fille de Nerée, est venue, au nom de Jupi-ter, m’en imposer la loi. Je connais , Priam , la main qui t’aconduit. C’est un Dieu qui a guide tes pas jusqu’à mes vais-seaux. Un mortel, fût-il. au printemps de son age, n’eûtjamais ose pénétrer dans notre camp; il n’eût pu trompernos gardes, ni franchir les barrières qui nous défendent.Ne m’importunc plus de tes douleurs et de tes plaintes;crains que dans ma tente, a mes genoux, je ne respecte pasun roi qui m’implore, et queje ne viole les lois du Dieu qui

me commande. a» iIl dit; le vieillard tremble et obéit à sa voix. Achille,

comme un lion, s’élance de sa tente; deux de ses guerriersle suivent; Automédon et Alcime, qui, depuis que Patroclen’est plus , tiennent auprès de lui le premier rang. Ils détel-lent les chevaux et les mulets du vieux monarque, amènentIdée avec aux, le font asseoir, et retournent prendre sur lechar les riches présents destinesù racheter la dépouille d’HCC-

ter; mais ils y" laissent deux tissus précieux et une [uniquesuperbe dont Achille veut que les restes du malheureuxguerrier soient couverts en rentrant dans sa patrie.

Il ordonne que les femmes emportent le corps, qu’elles lelavent dans une onde pure, et lassait couler sur tous lesmembres de l’huile et des parfums, mais dans un lieu secretet loin des regards de Priam. Il craint qu’ala vue de son fils,ce père infortune ne puisse contenir ses transports, et que

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3110 . L’ILIADE.lui.méme, impatient de ses plaintes, il n’oublie les ordres deJupiter, et ne l’immole a sa fureur.

Le corps a été lavé, et , tout brillant (le l’huile qui le par-fume, il a été revêtu d’un des tissus précieux et de la tuniquequi ont été réservés pour ce pieux office. Achille lui-même

le prend dans ses bras, et le dépose avec respect sur un litpréparé pour le recevoir. Automédon et Alcime le portentsur le char qui doit le ramener à Troie. Alors le fils de Peléesoupire, et d’une voix gémissante il appelle son ami : «Par-

donne, cher Patrocle, pardonne, si, au sein des morts, tuapprends que j’ai rendu Hector a son père, des présentsdignes de moi m’ont payé sa rançon; et, pour les apaiser,j’en ferai une offrande à les mânes. n

Il dit, et va se rasseoir sous sa tente : « Tes vœux sontaccomplis, dit-il à Priam; ton fils t’est rendu : demain, auretour de l’aurore, tes yeux le reverront, et tu le recondui-ras à Troie ; mais, en ce moment, viens t’asseoir à ma tableet réparer tes forces épuisées. Privée de tous ses enfants, sixfils et six filles, l’orgueil de leur mère, Niché put goûterencore de ce pain qui nous fut donné pour le soutien de

notre vie. .n Niché avoit osé se comparer à Latone. Latone, avoit-elledit, n’a eu que deux enfants, et moi j’ai des gages nombreuxde ma fécondité, six fils et six filles, tous brillants de jeu-nesse et de graces. .Mais les deux enfants de Latone immo-lèrent à ses yeux toute cette postérité si vantée. Tous ses filspérirent sous les coups d’Apollon; Diane, de ses flèches,perça toutes ses filles. Pendant neuf jours entiers, ces mal-heureuses victimes demeurérent couchées dans le sang; iln’y avoit personne pour leur rendre les derniers devoirs z lefils de Saturne avoit changé tout le peuple en rochers. Enfin,a la dixième aurore, les Dieux eux-mêmes prirent soin de lesrenfermer dans la tombe.

n Après avoir épuisé ses larmes, Niohé chercha encore dans

les dons de Cérès le triste aliment de sa vie et de ses dou-leurs. Maintenant, au sommet du Sipyle, au milieu de cesrochers ou vont reposerles nymphes qui dansent ser les rivesde l’Achéloüs, cette mère déplorable, transformée elle-même

en rocher, pleure encore ses malheurs et les vengeances des

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CHANT xxrv. 3MDieux. Allons, cédons comme elle à ces tristes besoins où lavie nous condamne. En le remenant a Troie, tu pleureraston fils.... Il sera long-temps l’objet de tes regrets et de leslarmes. n

ll dit, et le fer a la main il court égorger une brebis. Sescompagnons l’appretent, et la table est dressée. Dans diéle-gantes corbeilles, Automédon apporte le pain. Achille lui-même offre au monarque les morceaux leslplus délicieux.Le repas est fini. Priam, d’un œil étonne, contemple le .héros : « Quelle taille! quels traits! Un Dieu nia pas plusde grandeur et de majesté. n Les regards attachés surPriam , Achille admire et ce front auguste, et ces discoursque dicte la sagesse, et que le sentiment rend si tou-chants.

« Enfant des Dieux, dit enfin le monarque, permets quej’aille goûter quelque repos. Hélas! depuis que mon fils apéri sous tes coups, le sommeil n’a pas un seul instant ferméma paupière. Toujours dans les larmes , en proie a un affreuxdésespoir, je n’ai en pour lit que le sable et la fange. Pour lapremière fois, depuis ce jour fatal, je viens de goûter lesdons de Cérès et la liqueur de Bacchus. »

Il dit; soudain, par les ordres d’Achille, s’élèvent , sous

le portique, deux lits ou, sur un tendre duvet, brille lapourpre qui les couvre. a Va, dit-il a Priam, va reposer horsde ma tente: ici je craindrois pour toi les regards des Grecs,qui, nuit et jour, sur leurs projets, viennent me consulter.S’ils te surprenoient en ces lieux, bientôt Atride en seroitinstruit, et peut-être il voudroit te ravir ce fils que je tiairendu. Mais, parle-moi sans crainte. Combien de jours des-tines-tu aux funérailles d’Hector? Tant que tu seras occupéde ce triste devoir, je veux contenir dans notre camp l’ar-

deur de nos guerriers. .-u Ah! s’écrie le monarque, ce nouveau bienfait, Achille,comblera ma reconnaissance et mes vœux. Captif dans Ilion,mon peuple est en proie à la terreur. La foret qui doit four-nir le bois du bûcher est loin de nos murailles. Pendantneuf jours, renfermes dans mon palais, nous pleurerons surle corps de mon fils; au dixième, la flamme consumera satriste dépouille, et mes sujets célébreront le funèbre repas.

29.

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3&2 L’ILIADB.Le onzième verra s’éleVer son tombeau; et, s’il le faut. la

douzième aurore éclairera de nouveaux combats. - Va,lui répond Achille, j’accorde a ta douleur tout le tempsqu’elle exige. n A ces mots, il presse de sa main la main duvieillard, et par ce gage de sa foi il rassure ses esprits.

Priam et le héraut, toujours agités de mille sombres pen-secs , vont sous le portique attendre que le sommeil assou-pisse leurs ennuis. Achille, en un réduit secret, s’endortdans les bras de la jeune Briséis.

Toute la nuit, les mortels et les Dieux dorment enchaînéspar le sommeil; mais Mercure se refuse à ses douceurs. Ilsonge comment il trompera les gardes qui veillent au campdes Grecs , comment il ramènera Priam dans ses murs.

Penchée sur la tète du monarque : u O vieillard! lui dit-il,tu oublies les dangers qui t’environnent. Tranquille sur la foid’Achille , tu dors au milieu d’une flotte ennemie! Ton filst’est rendu , de riches présents ont payé sa rançon; mais siAtride, si les autres Grecs te savoient en ces lieux, il en coû-teroit trois fois autant aux enfants qui te restent pour t’arra-cher de leurs fers. n

Il dit; le vieillard frémit et réveille son héraut. Mercure ,lui-même, attelle et leurs mulets et leurs coursiers. Invi-sibles à tous les yeux, bientôt ils franchissent avec lui lesbarrières du camp. Quand ils sont arrivés aux bords du 50a.mandre, le Dieu les abandonne et revole dans les cieux.

L’Aurore versoit sur la terre l’or de ses rayons. Les yeuxbaignés de larmes, le cœur gros de soupirs, le monarqueguidoit en silence le lugubre cortège. Aucun Troyen, aucuneTroyenne encore n’a , des murs d’llion , aperçu son retour.Cassandre la première vole au sommet de Pergame; la pre-mière, elle reconnott et son père et le héros qui l’accom-pagne; ses regards tombent sur les restes d’Hector; elle levoit sur le char que traînent les mulets, couché sur le llt fu-nèbre ..... Elle gémit, et va dans Ilion faire retentir sa dou-leur et ses cris.

« Accourez, Troyens; Troyennes, accourez; venez voir cequi vous reste d’Hector! Hélas ! jadis, au retour des combats,vous alliez en foule applaudir a ses triomphes: il ramenoitdans nos murs l’allégresse et la joie. n

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CRANE XXIV. 3113Elle dit , et la peuple , à sa voix , déserte ses foyers; les

femmes , les enfants , Troie tout entière , en proie à la dou-leur, s’élance dans la plaine. Le monarque et les restesd’Hector approchoient de la porte (le Scée. Andromaqne ,Hécubo, les premières, tremblantes , égarées, se précipitent

sur le char funeste z elles embrassent. la tète du héros , ets’arrachent les cheveux. Une foule éplorée se presse autourd’elles. Le soleil, en finissant son cours, les auroit vues encore pleurer Hector aux portes d’llion; mais Priam, du charoù il est assis: a Laissez, laissa-moi , leur dit-il , un librepassage. Quand il sera dans nos murs, vous donnerez unlibre cours à vos larmes. u

Il dit; tout recule à sa voix. Bientôt il arrive a son palais,jadis le séjour de la gloire. La , on dépose le corps sur nulit funèbre. Un chœur nombreux , dans de lugubres chants ,célèbre le héros et ses exploits. Les femmes répondent pardes sanglots et des soupirs.

Andromaque s’avance la premiére, et, serrant dans sesbras la tête de son cher Hector, d’une voix entrecoupée ,elle exhale sa douleur : « Tu n’es plus , cher époux l tu m’es

ravi au printemps de tes jours! tu laisses dans ton palais uneveuve désespérée! et ton fils , ce gage infortuné de notreamour... , il ne t’avoit point encore appelé du tendre nomde pèrel... Il ne vivra point pour être ton Vengeur et lemien! Bientôt Ilion sera la proie d’un barbare vainquenr.. ..En te perdant, cher Hector, Ilion a perdu sa force et sonappui. Seul, tu défendois ses murs; seul, tu protégeois seschastes épouses et les enfants nombreux qui croissaient dansson sein.

n Malheureuses Troyennes! bientôt (les vaisseaux les cm-ménoront captives sur des bords étrangers... et moi-mêmeavec elles!.... lit toi, mon fils, peut-être tu suivras ta déplo-rable mûre! esclave d’un tyran odieux, tu gémiras courbésous le poids des plus vils travaux.

n Peut-être la main d’un Grec forcené te précipitera dusommet de nos tours , et vengera sur toi un père , un frère ,un fils que lui ravit Hector. Que d’ennemis , cher époux, ontmordu la poussière, immolés (le La main l Combien tes exploitsont armé contre nous (le vengeurs! Ton père, ô mon fils!

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3M: firmans.étoit un lion dans les combats; aussi tous nos citoyens pleu--rent en lui leur héros et leur dieu.

n Cher Hector , tu laisses a tes parents d’étemels regrets.Mais quelle douleur est égale à la mienne ! Hélas! tes derniersregards n’ont point rencontré ton Andromaque; tu n’as pointtendu vers moi tes mains froides et glacées. Je n’ai point rescueilli sur tes lèvres mourantes une tendre , une dernièreparole , qui , nuit et jour présente à ma mémoire , eût mêléquelque douceur à mes larmes. n Ainsi gémissoit Androma-que. Les femmes, par des sanglots, répondent à ses plaintes.

Hécube vient après elle répandre ses pleurs et ses regrets :u Hector, o toi, dit-elle, qu’entre tous mes enfants préféroitma tendresse! cher Hector , tu fus pendant ta vie aimé desImmortels; les Immortels t’aiment encore au-delà du trépas.Mes autres fils, captifs d’Achille, ont été indignement vendus,et traînent dans Samos , dans Imbre , dans Lemnos , et leurhonte et leurs fers. Toi. du moins, tu as péri sous ses coups,dans les champs de la gloire. Il t’a traîné sans pitié autour

du tombeau de Patrocle , que lui avOit ravi ton bras. Inutilevengeance qui ne lui a point rendu son ami ! Et mes yeux terevoient encore avec toute ta fraîcheur et toute ta beauté. Ilsemble qu’Apollon , de ses traits les plus doux , ait fermé tapaupière. n Elle dit, et d’un torrent depleurs elle inonde sonvisage. Tout le peuple unit ses gémissements aux larmes desa reine.

Hélène , à son tour, exhale sa douleur et ses regrets :’a Hector, ô toi, dit-elle , qui de tous les fils de Priam,qu leplus cher a la déplorable Hélène! mon frère o nom douxet funeste! malheureux Paris! ah! que n’avoit-il péri avantque de coupables nœuds m’unissent a sa destinée Z Depuis lejour fatal qui me ravit à ma patrie , j’ai compte vingt hiverssur ces rives, et jamais , cher Hector, un mot injurieux pourmoi n’est sorti de ta bouche.

» Si tes frères , si tes sœurs , si Hécube quelquefois me re-prochoient les communes disgraces (ah! je trouvai toujoursdans Priam la tendresse d’un père), ta voix , contre eux , pre-noit ma défense; ta douceur, les discours désarmoient leurcolère. Hélas! en pleurant ton sort, c’est le mien que jepleure. lnfortunée! il n’est plus pour moi de protecteur ni

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CHANT xxtv. 31:5d’appui; tout dans ces murs me déteste et m’abhorre. n Ainsigémit Hélène, et tout le peuple gémit avec elle.

Le vieux monarque enfin interrompt leurs sanglots za Allez, dit-il , allez dans nos forets; apportez du bois pourélever le funeste bûcher. Ne redoutez point les Grecs etleurs embûches. Achille, en partant, m’a promis que les com-bats ne recommenceroient qu’avec la douzième aurore. u

Il dit; soudain les chars sont attelés. Pendant neuf jours,l’Ida gémit sous les coups de la cognée. Enfin, pour la dixième

fois, l’Aurore allume son flambeau. Les yeux baignés delarmes , ils portent sur le bûcher les tristes restes d’Heclor : -déjà la flamme pétille, et bientôt l’embrasse tout entier. Lesfrères , les amis du héros , les joues baignées de pleurs, re-cueillent ses ossements que la flamme a blanchis, les arrosentde leurs larmes, et les enferment dans une urne d’or qu’en-veloppe un brillant tissu. La tombe, enfin, reçoit ce précieuxdépôt, et sur la pierre qui le couvre s’élève un monumentdestiné a perpétuer la gloire d’Hector et les communs regrets.

Des gardes veillent sur les murs pour défendre Ilion des sur-prises des Grecs. Enfin , tous les citoyens viennent dans lepalais de Priam célébrer tristement le repas funèbre.

FIN DE L’imam-1.