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Jacky Ferjault (Massachusetts) 1673-1692 (Massachusetts) 1673-1692

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Jacky Ferjault

22.02 521793

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 286 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 22.02 ----------------------------------------------------------------------------

Les chroniques de Salem (Massachusetts) 1673-1692

Jacky Ferjault

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Du même auteur :

• Les Garçons, nouvelles, Editions du Pont Médicis,

Paris, 1997.

• Moi, Howard Phillips Lovecraft, biographie

romancée, Editions de L’Œil du Sphinx, Paris, 2004.

• Lovecraft et la politique, essai, Editions de L’Œil du

Sphinx, Paris, 2008.

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A Félix

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Chapitre I

Si j’abuse des mots, des faits, des lecteurs ou

Si je suis rude dans l’exposé

des personnages, ou dans celui

Des ressemblances, tout ce que je puis faire

Est chercher la vérité, dans telle ou telle voie.

Nieras-tu que je l’ai fait ?

(John Bunyan, préface à

The Pilgrim’s Progress.)

Lorsque, au soir du 20 octobre 1673, le pasteur

Jonathan Everitt – que l’on surnommait Jon

familièrement mais sans perdre de vue le respect dû à

sa position – passa devant le chantier de la Maison de

Midi, il éprouva toujours la même admiration devant le

travail de la congrégation. La maison Commune avait

été bâtie en un temps record et même si les

aménagements intérieurs, bien que spartiates,

demandaient à être perfectionnés, l’édifice tel quel,

autorisait la pratique du culte dans de bonnes

conditions.

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Il ralentit le pas, admirant l’ossature de l’édifice,

dont les poteaux de bois se dressaient dans la lumière

du soleil déclinant. Si tout allait bien, le bâtiment

serait terminé avant les grands froids et permettrait à

ceux de ses paroissiens éloignés et isolés de pouvoir

se réchauffer et se sustenter entre l’office du matin et

le sermon de l’après-midi.

Il faut dire que l’accès à l’indépendance, l’année

d’avant, du village de Salem, jusqu’alors rattaché au

bourg de Danvers, à cinq kilomètres, avait décuplé les

forces des hommes valides, tant sur le plan physique

que moral. Il n’avait pas fallu moins de treize années

pour que la demande des villageois, aiguillonnée par

le développement de la natalité autant que par un

sentiment marqué d’indépendance, aboutisse.

Petit à petit, la communauté avait donc pris ses

destinées en mains, choisi son ministre du culte, élu

son assemblée, entériné ses relations avec le

gouverneur Bellingham, décédé peu de temps après

l’accès à l’indépendance de la congrégation, qui avait

été remplacé par son vice-gouverneur, John Leverett,

major-général de la milice du Massachusetts avant sa

désignation au poste de gouverneur.

Jonathan Everitt s’assit sur une grosse pierre qui

bordait le chemin. Il aimait ce calme du soir, où le

temps semble s’arrêter lorsque le vent faiblit. Son

père avait alors pour habitude de dire « le temps

écoute ». Jolie formule, pensa-t-il, même si l’instant

lui paraissait installé par Dieu comme un répit pour le

travail des hommes. De fil en aiguille son esprit

vagabonda. Il se pencha pour cueillir, à ses pieds, une

feuille de pissenlit, se rappelant fort à propos qu’il

avait promis aux enfants des Martin, dont il était le

précepteur, de les aider à constituer un herbier. Tout

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en mâchouillant la feuille au goût amer, ses yeux

errèrent vers le champ voisin, celui-là même où avait

eu lieu son repas d’ordination. On l’avait choisi – le

champ – pour la grange qui offrirait une protection en

cas de pluie ; mais le soleil avait été de la partie. Ce

jour-là, la communauté avait mis les petits plats dans

les grands et, après la cérémonie officielle du matin,

la fête avait été plutôt réussie. Les pasteurs des

communautés voisines, doués d’un véritable appétit

clérical, avaient partagé le repas avec l’impétrant. Il y

avait eu toutes sortes de mets, tous les mélanges

mystérieux et toutes les confections de blé indien et

de « somptuosités », toutes sortes de rôtis, de dindes

cuisinées de divers manières, de pain d’épices et de

gâteaux. Le cidre, le punch et le rhum avaient aussi

pas mal coulé. Chacun avait mis la main à la pâte, et

au porte-monnaie, pour que la fête soit réussie :

traduction de fait de l’estime réciproque des

paroissiens envers leur pasteur. Rebecca Eames,

pourtant d’habitude assez discrète, avait étonné

l’assistance en lui offrant un cocktail tout neuf : cidre,

raisins de Malaga, épices et sirop de clous de girofle,

qui avait, faut-il le préciser, partagé les convives,

certains le trouvant « acidulé », d’autres préférant

penser que c’était aussi surprenant que l’effacement

de la dame Rebecca et qu’il fallait donc bien se

méfier de l’eau qui dort.

Le soleil venait de disparaître à l’horizon La

grange était devenue une silhouette sombre et

imposante qui se dessinait en contre-jour dans la

courte lumière éblouissante du soir. Jon se remémora

alors le repas d’ordination de son « collègue » Samuel

Victon, à Lynn, auquel il avait assisté. Eu égard à la

pluie qui était malheureusement tombée durant

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presque toute la journée, le repas s’était déroulé dans

la grange d’un M. Hood. On avait décoré l’intérieur

d’arceaux et autres suspensions de verdure agréables

à contempler. Dans ce décor pourtant idyllique,

l’assemblée avait siégé. Et c’est là que les choses se

gâtèrent. Les hôtes habituels de la grange – poules et

autres gallinacés – avaient entrepris, à l’insu des

habitants temporaires du lieu, de le réinvestir. Et on

ne tarda pas à voir des poules, piaillant et caquetant,

errer et battre des ailes entre les convives, au grand

dam de ces derniers. L’un d’eux – il s’appelait

Shepard, Jonathan s’en souvenait très bien – avait

perdu patience et lancé une pomme vers une poule.

Mais ce fut un mauvais calcul car le fruit n’atteignit

que la patte du volatile, lui faisant perdre l’équilibre,

et le faisant s’étaler sur la table. De là, diverses sauces

et aliments se répandirent sur les vêtements et les

visages de certains convives, tandis que d’autres se

gaussaient sans vergogne…

Le pasteur fut tiré de ses pensées par une charrette

qui passait. Lorsqu’elle fut à sa hauteur, la tête hirsute

du vieux Brewster émergea de derrière la toile.

– Je vous ramène, mon révérend ?

Jonathan Everitt hésita un instant, partagé entre le

désir de marcher et celui de profiter du soir, bien qu’il

fut tout proche du presbytère, lorsqu’il se rappela

opportunément qu‘il devait aller remettre à Samuel

Billington, un autre enfant dont il était le précepteur,

un exemplaire d’une bible qu’on lui avait récemment

livrée.

Le vieux Brewster était plutôt du genre taciturne.

Jonathan respectait le silence du vieil homme qui

avait beaucoup fait pour la communauté et qui

continuait encore, malgré son âge avancé, à aller

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presque chaque jour cultiver sa terre, à trois

kilomètres d’ici. Au pas lourd et calme des chevaux,

on dépassa ainsi la Maison Commune.

Comme souvent le soir chez les Billington, le père

et le fils étaient installés sur le perron, en train de

discuter. En fait, c’était surtout le père qui parlait, le

fils se contentant de gober ses paroles dont il était très

friand.

– Daddy, raconte-moi encore le bateau ?

L’enfant s’accrochait aux basques de son père qui

tentait désespérément de parcourir la Gazette.

– Mais je te l’ai déjà raconté des dizaines de fois…

– Oui mais tu as dit que tu me parlerais de l’autre

bateau, celui qui est arrivé après…

John Billington replia sa feuille de chou, heureux

somme toute de voir que son fils s’intéressait à ses

ancêtres. L’encore adolescent se carra entre les

jambes de son père, un bras posé sur sa cuisse.

– Tu te rappelles le Mayflower qui, il y a cinquante

ans déposa tes arrières-grands parents près d’ici. Tu te

souviens qu’il venait de l’Angleterre qu’ils avaient

quitté, avec d’autres.

– C’est où l’Angleterre… ? » Le père hésita.

– De l’autre côté de la mer… je te montrerai sur

une carte.

– Pourquoi ils étaient partis ?

– Ne m’interromps pas tout le temps… Eh bien,

tes grands-parents se sont donc installés, pas très loin

d’ici ; ensuite, moi je suis né. Et c’est à peu près à ce

moment-là que d’autres Anglais sont arrivés,

beaucoup plus nombreux cette fois-là. On a parlé de

six cents, avec plusieurs bateaux. »

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Le vieil homme fit une pause ; le garçonnet

attendait, craignant, s’il parlait, de se faire reprocher à

nouveau une interruption. Le vieil homme poursuivit :

– Et cette fois ça n’a pas été facile avec les Indiens.

Avec tes arrières-grands parents, nous étions peu

nombreux et notre installation s’était faite gentiment,

si on peut dire. On s’était arrangé. Mais six cents

personnes qui débarquèrent pour obtenir de la terre

des Indiens, ce ne fut pas facile. La tribu des Indiens

Pequots, découverte entre la colonie du Connecticut à

l’ouest et celle de la baie du Massachusetts à l’est, fut

l’un des peuples indiens les plus grands et les plus

puissants de la région. Elle faisait du commerce avec

les Hollandais, à la Nouvelle-Amsterdam, plus au

nord, ce qui déplaisait aux Anglais. Les tribus

Narragansetts et Mohegans vivaient dans la même

région que celle des Pequots avec lesquels ils avaient

des rapports tendus. Ils s’allièrent donc avec nous

pour faire pression sur eux. Les Pequots contrôlaient

le commerce de coquilles de buccins dont les Indiens

se servaient pour fabriquer des wampums qui

servaient à rappeler les réunions et les événements

majeurs. Alors, nos ancêtres, réalisant la grande

valeur de ces coquilles pour les Indiens, les utilisèrent

comme monnaie d’échange pour traiter, et

cherchèrent à obtenir un meilleur accès à leur marché

sur le territoire des Pequots. Ceux-ci nous devinrent

de plus en plus hostiles du fait des pressions

territoriales qu’ils exerçaient. »

Le père s’arrêta de nouveau ; il avait bien

conscience que ce qu’il racontait là, pour autant que

ce fut vrai, était peut-être un peu compliqué pour

l’enfant, mais c’était comme une force intérieure,

comme un exorcisme de bon aloi qui se libérait en lui.

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Il attendit que la vieille Amy, la domestique, ait posé

sur la table une lampe tempête qui jeta alors les

ombres fantomatiques du père et du fils sur le mur,

pour reprendre le cours de l’histoire.

– Une fois, en 1633, puis plus tard, en 1636, des

Indiens tuèrent un batelier sur les voies navigables.

On ne sait pas qui tua le premier mais le second fut

tué par les Narragansetts. Nos ancêtres prirent alors

ces actes de violence comme prétexte pour déclarer la

guerre aux Pequots. Leur chef, Sassacus, ne réussit

pas à convaincre les Narragansetts de s’unir à eux

contre les Anglais. Il préféra au contraire se tourner

vers eux, voyant ainsi la possibilité d’éloigner une

tribu rivale ; une fois les premières hostilités lancées,

les Pequots attaquèrent tous les villages anglais isolés

qu’ils purent trouver et assiégèrent Fort Saybrook,

dans le comté du Middlesex. Pour lutter contre eux,

les colonies du Connecticut et de la baie du

Massachusetts formèrent des armées. La plus

dramatique des batailles fut lorsque nos ancêtres,

accompagnés des tribus alliées Mohegans et

Narragansetts, prirent, le premier juin 1637, le

principal village pequot, Fort Mystic. La majorité des

guerriers pequots étant partie à l’assaut de nos bases

anglaises, les habitants de Fort Mystic étaient donc

pour la plupart des femmes, des enfants et des

personnes âgées. Nos ancêtres incendièrent le fort et

ses édifices et tuèrent ceux qui tentaient de

s’échapper. Six cents Pequots seraient ainsi morts,

alors qu’à l’origine, deux des nôtres, seulement,

avaient été tués. «

L’homme s’arrêta encore, comme presque effrayé

des horreurs qu’il débitait à son fils de huit ans. Mais

l’enfant qui voyait encore régulièrement des hommes

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en armes à la porte des lieux de culte le dimanche

pour parer à une attaque indienne inopinée, savait

déjà que la vie n’était pas un long fleuve

tranquille. L’enfant ne disait rien, buvant les paroles

du père, qui poursuivit :

– Nos ancêtres vainquirent les Pequots restants

deux mois plus tard. Les Narragansetts et les

Mohegans furent choqués par la brutalité dont les

nôtres firent preuve, et par le grand nombre

d’assassinats. Sacassus, le chef des Pequots, s’enfuit

vers le territoire mohawak où il fut décapité. Car les

Mohawaks toléraient bien peu ce qui ne concernait

pas les Iroquois et désiraient témoigner aux Anglais

leur refus de s’impliquer dans cette guerre. Les

Pequots capturés par les Anglais furent vendus

comme esclaves ou partagés entre Mohegans et

Narrangansetts comme prisonniers pour les remercier

de leur aide. Ce fut la fin de la domination des

Pequots dans notre région. »

John Billington s’arrêta enfin, avec le sentiment

d’un double devoir accompli, celui d’avoir mené

l’histoire à son terme, et celui effectué par ses

ancêtres pour installer et préserver les descendants. Il

était bien conscient que le petit garçon n’avait

certainement pas tout compris ; mais son fils le

questionnerait de toutes façons à nouveau, ce fils dont

il sentait la volonté céder peu à peu, vaincue par la

nécessité du sommeil. Il appela Amy qui vint quérir

l’enfant. Il demeura seul un instant, eut une pensée

pour son épouse, qui les avait quittés six mois plus

tôt, emportée par un mal mystérieux. Il lui sembla

alors que la nuit le rapprochait d’elle.

Puis il prit son journal, la lampe tempête et monta

à son tour se coucher. Ce fut l’obscurité sur le perron

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qui peu de temps auparavant, avait vibré à l’évocation

de la folie des hommes.

Le bruit des charpentiers qui s’activait à la

construction de la Maison de Midi réveilla Jonathan

Everitt. Il émergea d’un demi-sommeil, au bruit des

coups de marteaux et de celui des scies qui tranchait

la chair mordorée et odorante des cèdres et des sapins.

Il ouvrit les yeux et le bruit des hommes au labeur le

ramena quelques années en arrière quand les mêmes,

ou presque, avaient érigé la Maison Commune. Dans

une grande ferveur communicative, tout le village

avait mis la main à la pâte et au gousset. Ainsi, la

famille Dudley, une des plus aisées de la

communauté, avait fourni à l’époque cinq barils de

rhum, un de bon sucre brun, une boîte de beaux

citrons et deux pains de sucre. L’anecdote valait

d’être rapportée, car en dépit de ces dons certes pas

très orthodoxes, aucun accident n’avait été à déplorer,

signe que personne n’avait du même coup commis

d’excès. Qui plus est, l’édifice avait été bâti en un

temps record, jusques et y compris sa flèche.

Certes, l’intérieur était encore à aménager mais on

pouvait décemment y exercer l’office du sabbat et

Jonathan se rappela avec émotion sa première messe,

entouré de ses paroissiens – ceux là mêmes qui

l’avaient élu – et la bonne odeur de bois neuf et vert

qui avait enveloppé tout l’office.

L’après-midi, pour le sermon, cela avait été moins

réussi. Beaucoup de villageois, qui habitaient loin du

centre, n’y avaient pas assisté. C’est pourquoi à la

réunion de l’Assemblée qui avait suivi, Jonathan avait

rapidement fait voter la construction de la Maison de

Midi.

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Pour cette maison, les Dudley avaient fourni le

bois nécessaire à la construction, issu d’une terre

boisée qu’ils désiraient cultiver. Et cerise sur le cake,

ils avaient demandé qu’on y prévoit une cheminée,

s’engageant à fournir le bois de chauffage qui serait

nécessaire.

A ce moment de sa réflexion, Jonathan se rappela

qu’il devait se rendre sur le chantier, précisément

pour que les charpentiers tiennent bien compte de

l’espace à réserver pour la construction de l’âtre et de

son conduit, qui seraient érigés en pierres. Il se leva,

fit ses ablutions, puis une rapide prière au Seigneur et

sortit.

Lorsqu’il arriva en vue du chantier, peu éloigné en

vérité, il vit un attroupement, eut peur d’un accident,

toujours possible. Il s’approcha, soucieux, le cœur

serré. Personne ne le vit arriver, jusqu’à ce qu’un

jeune homme, qu’il reconnut pour être le fils de John

Willard, se retourne et l’interpelle :

– Venez, mon révérend, venez voir…

On s’écarta pour lui faire une place. Deux jeunes

filles, du village voisin (il l’apprit par la suite) étaient

venus aider « moralement » et s’activaient à réaliser

une boisson, selon leur propre expression,

« insidieuse », que se fit expliquer le pasteur. Le

breuvage avait pour nom flip et consistait en un

mélange de bière brassée maison, de sucre et de

quelques gouttes de rhum de la Jamaïque, le tout

mélangé à un « chaud et froid », c’est-à-dire que

lorsqu’elles jugèrent le liquide assez chaud, elles y

plongèrent un gros bâton de fer plat chauffé à blanc

Devant l’assistance ébahie, le mélange se mit à

déborder. Et trois minutes plus tard, l’opération

terminée, on offrit au pasteur un verre de flip en lui

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demandant ce qu’il en pensait. Jonathan trouva à la

mixture un âcre goût de brûlé, son principal attrait

selon lui, tout en demandant, mi-figue mi-raisin, si le

breuvage n’était pas l’œuvre du diable. L’assistance

fut secouée d’une belle vague de rires, chacun ayant à

cœur de voir à quoi ressemblait ce flip antérieurement

inconnu. Et le départ du pasteur, appelé à visiter les

malades après qu’il eût réglé l’affaire de la cheminée,

sonna la fin de la réunion impromptue. Chacun, selon

les prescriptions du Seigneur, reprit sa tâche pour le

bien de la communauté.

Le gouverneur John Leverett leva les yeux, se

pinça le nez, qu’il avait camus, comme pour se

défatiguer. Il venait de régler un litige ayant trait à

des terres à l’est de l’Etat – sempiternels problèmes

de partage à l’amiable, autant que faire se pouvait,

avec une tribu d’Indiens autochtones. Cette dernière

n’était pas des plus coriaces et, de toutes façons, ses

études à la Boston Grammar School lui avaient appris

que mieux valait régler les choses de manière

pacifique, chaque fois que c’était possible, en lâchant

bien sûr le moins possible. Il se leva, fit le tour de son

bureau lambrissé, s’arrêta devant la fenêtre dont la

vue donnait sur le parc que fermait au lointain une

haie de trembles dont les feuillages argentés se

mêlaient à ceux des épicéas et des marronniers, subtil

cocktail coloré de la nature automnale. Il revint

devant la glace de sa bibliothèque. A cinquante-sept

ans, faisant fi des préceptes religieux qui interdisaient

l’autosatisfaction, il se trouvait encore belle allure,

dans son habit de serge noire que décorait un tour de

cou à pan carré, rehaussé d’un liséré de batiste

blanche qui mettait en valeur son visage, certes pas

extraordinaire – il se trouvait le menton trop pointu –

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mais néanmoins amène. S’asseyant il sonna Jacob,

son secrétaire, qui lui apporta le courrier. Rien

d’extraordinaire. Une invitation de la communauté de

Salem à l’inauguration de la Maison de Midi. Signe

d’attention particulière : l’auteur de l’invitation, le

révérend John Everitt, avait ajouté de sa main un mot

aimable qui l’influença favorablement. Si aucun

imprévu d’exception ne survenait, il se rendrait à

cette invitation.

Jugeant s’être ainsi dignement et honorablement

acquitté des affaires courantes, John Leverett entreprit

de poursuivre une tâche à laquelle il s’attelait chaque

jour depuis quelque temps, chaque fois que cela lui

était possible : la mise à jour et le classement des

archives de l’Etat, tâche que ses prédécesseurs avaient

peu ou prou négligée, se contentant pour la plupart

d’entasser les documents par années dans les armoires

de la bibliothèque. Il en était ainsi à l’année 1630 –

autant dire à l’aube de l’Etat – l’année où son

collègue John Winthrop avait eu la difficile charge de

structurer les terres et les hommes pour leur donner à

quelques détails près leur actuelle physionomie. Il

sortit du carton vieillissant une liasse de feuillets qu’il

commença à éplucher, jusqu’à s’arrêter sur une

coupure de presse qui retint plus particulièrement son

attention : « LES PURITAINS : DES

ARISTOCRATES DE LA FOI. Naumkeag 12 juin

1630. Austères et rigoristes, c’est par centaines qu’ils

quittent l’Angleterre, depuis que le roi Jacques Ier

Stuart a refusé de dissoudre la hiérarchie épiscopale

de l’Eglise d’Angleterre, bien qu’il ait adhéré

formellement au presbytérianisme. Si, pour les colons

qui s’installent en Virginie, l’Amérique constitue un

espoir de faire fortune, pour les Puritains il s’agit de

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la Terre promise. Tous ceux qui ont mis pied à terre à

Naumkeag partagent cette foi. Ils se considèrent

comme le peuple élu, les héritiers spirituels du peuple

d’Israël. Leur mission ici-bas est de vivre sous

l’autorité suprême des Ecritures en accord avec la

parole de Dieu. Comme John Winthrop a coutume de

dire : « Dieu nous a ravis afin d’être Siens. »

Winthrop est originaire du Suffolk, dans l’est de

l’Angleterre, berceau du puritanisme. Durant une

partie de la traversée, il s’est consacré à méditer sur

les raisons de son départ. Le fruit de ses réflexions est

inscrit dans un opuscule, un sermon intitulé Un

modèle de charité chrétienne, véritable guide de

conduite pour la vie de tous les jours. Cependant, la

foi de ces Puritains ne fait pas l’unanimité, car leur

doctrine fait une distinction au sein du peuple, entre la

masse et la minorité des saints – ceux qui peuvent

espérer le salut. Des droits exclusifs en découlent, tel

celui de réserver le droit de vote aux membres de

l’église, privilège que ne peuvent obtenir ceux qui

n’assistent pas aux offices. »

Il reposa le document sur son bureau. Cela lui

paraissait frappé au coin du bon sens. Le titre

d’abord ; bien qu’un peu excessif, il traduisait assez

bien ce regain de vigueur morale mâtinée de fierté

que durent animer les ancêtres. Quant au sermon de

Winthrop, Leverett l’avait lu, évidemment. Il s’en

rappelait très bien. Il l’avait lu l’année qui avait

précédé son entrée à la Boston Grammar Schoool,

c’était en 1632, il avait seize ans, dans un ouvrage

qu’on s’arrachait alors et que son père avait acquis, et

certains passages étaient encore tout frais à son esprit

d’autant plus facilement qu’ils régissaient et

imprégnaient encore toute la vie des communautés.

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« Chaque congrégation est indépendante et gouvernée

par une aristocratie de doyens. Ainsi l’Eglise n’est

point une et catholique, mais il y a autant d’églises

qu’il y a de compagnies ou de congrégations

particulières constituées de ceux qui professent la foi,

qui sont unis par un lien spécial en vue de la pratique

constante de la communions des saints. La

congrégation est la médiation nécessaire entre le

croyant et Dieu, entre la société civile et la cité de

Dieu, entre le naturel ou le social et le divin. Une

église congrégationnelle n’est pas une église de

congrégationnises mais une église de chrétiens dotée

d’un gouvernement congrégationnel. Nous nous lions

avec le Seigneur et les uns aux autres, et nous

engageons en la présence de Dieu à avancer

conjointement dans toutes ses voies de la manière qui

Lui a plu de Se révéler lui-même à nous dans la vérité

de son verbe béni : et professons et proclamons

explicitement au nom et dans la crainte de Dieu, notre

intention de vivre comme suit, avec le secours du

pouvoir et de la grâce de notre seigneur Jésus-Christ.

Nous confessons dans un esprit de droiture et de

sincérité que Dieu est notre dieu, et que nous sommes

son peuple. Nous passons résolution que notre but est

d’obtenir que Dieu étende sur nous son approbation

en nos professions respectives. ; nous fuirons

l’oisiveté qui est le fléau de toute condition ; et

éviterons puisque nous sommes les sénéchaux de

Dieu, de traiter durement ou d’opprimer quiconque.

Et promettons aussi, au mieux de nos capacités,

d’instruire nos enfants et nos serviteurs dans la

connaissance de Dieu et de sa volonté, afin qu’ils Le

servent pareillement ; et tout ceci non du fait de nos

propres forces, mais grâce au Seigneur Jésus-Christ

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dont nous avons espoir que le sang scelle notre

présent pacte fait en Son nom. »

Tout ceci, qui se pérennisait somme toute depuis

quarante ans et qui avait donc fait ses preuves lui

parut la chose la plus honnête qui soit.

A la coupure de presse on avait épinglé un feuillet,

avec une mention manuscrite qui précédait le texte

imprimé « John Winthrop, 1645 » :

« Il y a deux libertés, la naturelle (compte tenu,

j’entends de la corruption de notre nature) et la civile

ou fédérale. La première est commune à l’homme et

aux bêtes sauvages et autres créatures. Par elle,

l’homme, en tant simplement qu’il est en rapport avec

l’homme, a licence de faire ce qui lui plaît. C’est une

liberté capable de mal comme de bien. Il y a

incompatibilité et contradiction logique entre

l’autorité et cette liberté qui ne saurait souffrir la

moindre contrainte de l’autorité la plus juste.

L’exercice et la défense de cette liberté poussent les

hommes à devenir plus méchants et bientôt pires que

des bêtes féroces : omnes sumus licentia deteriores.

Telle est cette grande ennemie de la vérité et de la

justice, cette bête féroce que toutes les ordonnances

divines dénoncent afin de l’entraver et de la

soumettre. L’autre genre de liberté, je l’appellerai

civile ou fédérale. Elle mérite également le nom de

morale, par référence au théoricien de Dieu et à

l’homme qui est inscrit dans la loi morale, et les

théoriciens ou constitutions politiques que les

hommes passent entre eux. Cette liberté est la fin

propre de l’autorité et ne saurait subsister sans elle. Et

c’est une liberté qui ne reconnaît que le bon, le juste

et l’honnête. C’est cette liberté qu‘il vous faut

défendre, au péril si besoin non seulement de vos

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biens, mais aussi de vos vies. Tout ce qui s’y oppose

n’est pas autorité, mais maladie de celle-ci. Cette

liberté est exercée et entretenue par voie de sujétion à

l’autorité. C’est de cette liberté que le Christ nous a

fait libre. D’autre part vous savez quels sont ceux qui

se plaignent de ce joug et disent : « brisons-en les

attaches, etc., nous n’accepterons pas que cet homme

nous gouverne. » Il en est exactement ainsi, frères, de

vos rapports avec vos magistrats. Si vous défendez

votre liberté naturelle corrompue et faites ce qui vous

semble bon, vous ne souffrirez pas le moindre

soupçon d’autorité, mais récriminerez et ferez

opposition et vous efforcerez toujours de secouer ce

joug ; mais si vous vous satisfaites des libertés civiles

et légales que le Christ vous permet, alors c’est dans

la paix et la joie que vous vous soumettrez, pour votre

bien, à cette autorité qui vous est imposée et à tous

ses mandements. » John Leverett n’eut pas à se

demander pourquoi on avait réuni ces deux fragments

de texte. Le premier constituait la base même de la

finalité de l’existence de l’organisation des

congrégations, alors que le second le complétait sur le

plan philosophique, en établissant le raisonnement qui

devait présider à la marche des communautés.

« In fine, la vie quotidienne n’était alors que la

mise en œuvre des doctrines, peut-être plus simples à

élaborer qu’a réaliser », ne put s’empêcher de penser

le gouverneur. « Ma tâche, à côté des obligations

administratives, est donc de veiller, au dessus des

communautés, aux bons usages si doctement

formulés. » Et sa jeune expérience l’autorisait

pourtant à penser qu’il fallait trouver là un équilibre

subtil, tâche autant exaltante que délicate.