Marguerite Duras

11
www.magazine-litteraire.com - Novembre 2011 DOM 6,50 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 6,90 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 850 CFP - TOM/A 1350 CFP - MAY 6,50 € CASANOVA OU LA LIBERTÉ AU TEMPS DES LUMIÈRES 3:HIKMKE=^U[UU\:?a@f@l@n@a; M 02049 - 513 - F: 6,00 E EXCLUSIF DES EXTRAITS DE « LÉGENDE D’UNE VIE », UNE PIÈCE INCONNUE DE STEFAN ZWEIG enquête L’écriture à l’épreuve de la folie entretien avec annie ernaux « La fiction n’a pas sa place dans ce que je fais » DURAS L La romancière de l’amour absolu L Son entrée dans La Pléiade, son retour au théâtre L Deux textes inédits dont « Mothers » DoSSier

description

L’incomparable pythie du xxe siècle fait son entrée dans « La Bibliothèque de La Pléiade », qui publie les deux premiers tomes de ses OEuvres complètes et en annonce deux autres.

Transcript of Marguerite Duras

Page 1: Marguerite Duras

Le M

agaz

ine

Litt

érai

re -

n° 51

3 - n

oveM

bre

2011

- 6 €

Do

ssie

r : D

uras

www.magazine-litteraire.com - Novembre 2011

DOM

6,5

0 €

- BEL

6,5

0 €

- CH

12,0

0 FS

- CA

N 8,

30 $

CAN

- AL

L 6,9

0 €

- ITL

6,6

0 €

- ESP

6,6

0 €

- GB

5 £

- AU

T 6

.70

€ -

GR 6

,60

€ - P

ORT

CO

NT 6

,60

€ - M

AR 6

0 DH

- LU

X 6,

60 €

- TU

N 7,

3 TN

D - T

OM

/S

850

CFP

- TO

M/A

1350

CFP

- M

AY 6

,50

casanova ou la liberté au temps des lumières

3:HIKMK

E=^U[UU\

:?a@f@l@n

@a;M

0204

9 - 51

3 - F:

6,00

E

exclusifdes extraits de « légende d’une vie », une pièce inconnue de stefan zweig

enquêteL’écriture à l’épreuve de la folie

entretien avec annie ernaux« La fiction n’a pas sa place dans ce que je fais »

durasL La romancière

de l’amour absolu

L Son entrée dans La Pléiade, son retour au théâtre

L Deux textes inédits dont « Mothers »

DoSSier

Page 2: Marguerite Duras

3 Éditorial

Novembre 2011 | 513 | Le Magazine Littéraire

Édité par Sophia Publications74, avenue du Maine, 75014 Paris.Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94Courriel : [email protected] : www.magazine-litteraire.com

Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 22, rue René-Boulanger, 75472 Paris Cedex 10Tél. - France : 01 55 56 71 25Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25Courriel : [email protected] France 2011 : 1 an, 11 numéros, 58 €.Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.

Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom.

RédactionDirecteur de la rédactionJoseph Macé-Scaron (13 85)[email protected]édacteur en chef Laurent Nunez (10 70) [email protected]édacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) [email protected] de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93)Conception couverture A noirConception maquette Blandine PerroisDirectrice artistique Blandine Perrois (13 89) [email protected] photo Michel Bénichou (13 90) [email protected]/éditrice web Enrica Sartori (13 95) [email protected] Valérie Cabridens (13 88)[email protected] Christophe Perrusson (13 78)Directrice administrative et financièreDounia Ammor (13 73)Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49)

Marketing directGestion : Isabelle Parez (13 60) [email protected] : Anne Alloueteau (54 50)

Vente et promotionDirectrice : Évelyne Miont (13 80) [email protected] messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74)Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31

PublicitéDirectrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96)Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) [email protected]é culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) [email protected]

Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) [email protected]

Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie.

Commission paritairen° 0415 K 79505. ISSN- : 0024-9807

Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.Copyright © Magazine LittéraireLe Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros.

Président-directeur général et directeur de la publicationPhilippe ClergetDépôt légal : à parution

Par Joseph Macé-Scaron

Han

naH

/OPa

le

C’ est d’abord une voix, forcément une voix. Nous l’avons tous encore en mémoire. Reconnais sable entre mille, comme celle de Colette. Nostalgie d’une époque où les

grands qui nous accompagnaient avaient une voix. Dans ce cas, un monologue intérieur tapi au fond d’une gorge rentrée dans un pauvre corps. Avec le temps, voix rayée comme les vieux microsillons. Avec le succès, voix raillée par ceux-là mêmes qui la regrettèrent après l’avoir tant brocardée. Duras lex sed lex. Comme elle le dit dans C’est tout : « Quand on dit Duras, ça fait un double poids. »Une voix apaisée pour nous rappeler que la souffrance d’exister a épousé la douleur d’aimer. Impossible de démê-ler qui de la femme ou de l’écrivain a plongé en premier dans le tourbillon de la vie pour nous dire la nécessité et l’impossibilité de cette quête de l’amour absolu ou de l’absolu de l’amour.Retour nécessaire sur l’auteur d’Un barrage contre le Pacifique, qui a repoussé plus loin, encore plus loin, toujours plus loin, l’épure ciselée d’un style qui campe entre ravage et ravissement. Écrire, transfor-mer sa mémoire, ses désirs, ses angoisses en phrases. Écrire comme trahison de soi (« À mesure que j’écris, j’existe moins »), s’abîmer dans le livre et être, au fur et à mesure qu’elle chemine sur cette route parallèle, Donnadieu, Duras, puis M. D., et sentir, à la fin, « déli-cieusement l’éviction souhaitée de sa personne ».

P ourquoi Duras ? Répondant un jour à un de ces nombreux entretiens filmés où elle se caricaturait pour mieux disparaître à l’image,

elle dit : « Quand on me demande, pourquoi voulez-vous changer le cinéma ? Je réponds : “Imaginez que dans cinquante ans le cinéma n’ait pas encore changé.” » Cette phrase peut être appliquée exacte-ment à la littérature. On n’écrit plus tout à fait de la même manière av. M. D. et ap. M. D. La raison en est simple : la romancière fore au plus profond ; chaque livre a été un tour d’écrou.Le Tour d’écrou est le titre d’une longue nouvelle de Henry James, qui a suscité – et suscite encore – les interprétations les plus brillantes, les plus folles, les plus baroques (1). Dernièrement encore, en reli-sant un recueil d’essais de William Burroughs, on

pouvait noter que l’écrivain commençait à « expliquer » sa misogynie par le souve-nir de sa « gouvernante anglaise sortie des pages du Tour d’écrou », sans que l’on sache s’il parlait ainsi de la narratrice ou du fan-tôme, son double inversé, venu reprendre son bien. Il est vrai que le critique, comme le lecteur, se tient devant l’œuvre de James à peu près comme Le Voya-geur au-dessus de la mer de nuages de Caspar David Friedrich.Le Tour d’écrou ouvre le quatrième volume des nou-velles complètes de Henry

James publiées dans « La Pléiade (2) » sous la direc-tion d’Évelyne Labbé. Nous pouvons enfin, grâce à un travail de bénédictin, accéder à la totalité de ces cent douze nouvelles. On ne sait pas ce qu’il faut saluer ici en premier : la présentation, l’appareil cri-tique ou la traduction… Tout a vocation à servir d’écrin à la prose jamesienne. Un ravissement, puisque, comme l’a souligné Maurice Blanchot, tout ici est « mouvement, effort de découverte et d’inves-tigation, plis, replis, sinuosité, réserve, art qui ne déchiffre pas mais est le chiffre de l’indéchiffrable », panorama vertigineux de la société du spectral de ce terrible xixe siècle, saisi dans sa monstruosité juste avant qu’il ne bascule dans la boue des tran-chées. Le Tour d’écrou est la traduction de The Turn of the Screw, qui, littéralement, signifie « le tour de vis » (le tour de vice serait dans ce cas plus judi-cieux), mais aussi la pression et la tension perma-nentes exercées sur un esprit. Cette pression du xixe siècle, nous la ressentons encore…

[email protected]

(1) Le Théâtre de l’Athénée proposait en octobre, à Paris, un opéra de Benjamin Britten tiré de cette nouvelle. (2) Nouvelles complètes, Henry James, Évelyne Labbé (éd.), éd. Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade», t. I, 1568 p., 67,50 €, t. II, 1632 p., 67,50 €, t. III, 1552 p., 62 €, t. IV, 1808 p., 63 €. Cette édition présente dans de nouvelles traductions l’ensemble des nouvelles rédigées entre 1864 et 1910 dans l’ordre chronologique de leur publication.

Les tours d’écrou

« Cet art où tout est [...] plis, replis, sinuosité, réserve, art qui ne déchiffre pas mais est le chiffre de l’indéchiffrable. »

Blanchot, sur Henry James

Page 3: Marguerite Duras

5

Novembre 2011 | 513 | Le Magazine Littéraire

Le cercle critiqueChaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

Enquête : ce que la littérature doit à la GrèceÀ l’heure de la crise européenne, peut-être est-il temps de rappeler d’autres dettes – intellectuelles et artistiques –, de la plus haute Antiquité à nos jours.

En complément du dossierL’intégralité de l’entretien que Marguerite Duras accorda en 1990 à Aliette Armel, dans Le Magazine Littéraire.Su

r w

ww

.mag

azin

e-lit

tera

ire.

com

n° 513 Novembre 2011Sommaire

884822

8

Cahier critique :� J.-M. G. Le Clézio Dossier :� Marguerite Duras Grand entretien :� Annie Ernaux

En couverture : Marguerite Duras en 1932 (coll. Jean Mascolo/Corbis). Détail de la première page du manuscrit de Théodora, texte de Duras resté inachevé (fonds Marguerite Duras, Imec Images). © ADAGP-Paris pour les œuvres de ses membres reproduites à l'intérieur de ce numéro.

Abonnez-vous page 93

Ce numéro comporte 5 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, 1 encart Universalis et 1 encart Philosophie Magazine sur une sélection d’abonnés, 1 encart Unipresse sur les abonnés Export.

Enquête Peut-on être écrivain et fou ? Retour sur une question fondatrice, à l’occasion de rencontres sur Antonin Artaud.

L’actualité 3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs 8 Enquête L’écriture à l’épreuve de la folie,

par Jacob Rogozinski 12 La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles… Les rendez-vous du mois 20 Le feuilleton de Charles Dantzig

Le cahier critiqueFiction 22 J.-M. G. Le Clézio, Histoire du pied

et autres fantaisies 24 Alain Fleischer, Sous la dictée des choses 26 Carole Martinez,

Du domaine des Murmures 27 Jean-Paul Dubois, Le Cas Sneijder 28 Enrique Vila-Matas,

Chet Baker pense à son art 30 Adam Levin, Les Instructions 31 Alessandro Piperno, Persécution 32 William T. Vollmann, Le Grand Partout 33 Laura Kasischke, Les RevenantsPoésie 34 Zbigniew Herbert, Corde de lumièreNon-fiction 36 Gisèle Freund, La Photographie en France

au xixe siècle 38 Mireille Calle-Gruber, Claude Simon 39 David Le Breton, Éclats de voix 40 Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté 41 Karl Polanyi, La Subsistance de l’homme,� 42 Jacques Rancière, Aisthèsis 45 Alexandre de Vitry, L’Invention

de Philippe Muray 46 Ingeborg Bachmann et Paul Celan, Le Temps

du cœur. Correspondance

BaS

Sign

aC/f

EdEp

hot

o –

ozk

ok

/Sip

a –

jér

ôm

E B

on

nEt

CnaC

/mn

am d

iSt.

rm

n/a

dam

rzE

pka

Prochainnuméroenventele24novembreDossier : Jean-Jacques Rousseau

Le dossier 48 Marguerite Duras

dossier coordonné par Laurent Nunez 50 Hors limites, par Aliette Armel 51 Chronologie, d’après Jean Vallier 57 Édits de Duras, par Hélène Cixous 60 Lol de Clèves, par Laurence Plazenet 62 Anne-Marie Stretter, sainte de l’abîme,

par Christiane Blot-Labarrère 64 Les liens du sang, par Jean Vallier 66 Deux textes inédits de Duras sur sa mère

et la mort de son père 69 On avance sans savoir et soudain on danse,

par Philippe Besson 70 Abolir le sentiment, par Bernard Alazet 72 Un « écrit non écrit »,

l’ombre de l’inconscient, par Florence de Chalonge

74 En finir avec Duras ? par Philippe Vilain 75 « Le plus difficile, c’est de se laisser faire »,

entretien avec Duras, par Aliette Armel (1990) 78 Un amant inconstant, par Julien Piat 80 Le Bleu et le Noir,

par Gilles Philippe 82 Dans ses films, une spectatrice de génie,

par Marcos Uzal 84 Auteur de théâtres, par Christophe Bident

Le magazine des écrivains 86 Admiration Giacomo Casanova,

par Lydia Flem 88 Grand entretien avec Annie Ernaux :

« Il s’agit toujours de cela, de ce qui se passe entre naître et mourir », propos recueillis par Évelyne Bloch-Dano

94 Inédit Légende d’une vie,� une pièce de Stefan Zweig

98 Le dernier mot, par Alain Rey

Page 4: Marguerite Duras

8Enquête

Le Magazine Littéraire | 513 | Novembre 2011

chasser les poètes de la Cité juste. On peut y repérer un geste de défense (contre sa propre folie, une folie capable de contaminer la Raison ?) qui présuppose une démarcation tranchée entre la rationalité du Logos et la folie du Poème.Cet antique partage traversera les siècles, et il va resur-gir dans les Temps modernes, sous une forme un peu différente. L’affirmation d’un lien essentiel entre la folie et la poésie – ou, plus généralement, la littéra-ture – s’est main tenue, mais l’on voit désormais s’op-poser ceux qui sacralisent l’écrivain en vertu de sa folie et ceux qui le condamnent parce qu’il est un « aliéné », un « malade mental ». Le partage entre raison et dérai-son se fonde toujours sur un savoir, mais ce n’est plus celui du philosophe-roi : c’est le savoir de la psychia-trie moderne, de ces médecins qui ont fait interner Nerval, Mau passant, Artaud et tant d’autres, et ont dis-qualifié leur écriture comme une production patho-logique. « Langage biscornu, néologismes et manié-rismes, incohérence, stéréotypes et allitérations vaines » : autant de symptômes qu’un psychiatre alle-mand repérait dans les derniers poèmes de Hölderlin, ce qui l’amenait à diagnostiquer « une forme cata-tonique d’idiotie ». Alors que la psychiatrie ne voit dans la folie des poètes qu’un délire, c’est-à-dire une illusion pathologique, elle a été au contraire glorifiée comme la révélation d’une vérité cachée. C’est ainsi qu’est né au xixe siècle le mythe romantique du « poète fou », gardien d’un mystérieux savoir. Quand elle évoque l’ef-fondrement de Hölderlin, Bettina von Arnim – elle-même écrivaine et égérie de Goethe – affirme qu’« une puissance divine l’a inondé de ses flots, et cette puis-sance, c’est le langage qui a noyé ses sens sous son afflux » – « Oui ! il faut qu’il ait vraiment baisé la langue. C’est ainsi : qui hante de trop près les dieux, ils le con-damnent à la misère ». Ce n’est pas un hasard si ce thème se retrouve à la même époque chez un poète interné, Gérard de Nerval, qui tente désespérément de convaincre ses amis et ses lecteurs qu’il n’est pas un « aliéné » au sens clinique du terme, mais un Initié, un Voyant, persécuté par ces « médecins et [ces] com-missaires qui veillent à ce que l’on n’étende pas le champ de la poésie » : « Avoue ! avoue ! me criait-on,

L es poètes sont des fous, et il est impos-sible d’être un vrai poète sans faire l’épreuve de la folie. Platon est sans doute le premier à l’avoir affirmé, lorsqu’il célèbre dans l’Ion et le Phèdre

la folie poétique, cette possession extatique inspirée par les Muses : car « le poète est chose ailée, légère, sacrée, et il est incapable de créer avant d’être inspiré, transporté hors de lui, et de perdre l’usage de sa raison ». La folie du poète est donc indissociable d’un certain rapport au sacré, au divin. Mais cet éloge est plus ambigu qu’il ne paraît, puisque Platon veut en fait nous montrer que la poésie ne se fonde pas sur un savoir, sur la connaissance d’une vérité rationnelle, et qu’elle ne saurait donc rivaliser avec la philosophie. Si le poète, mais aussi l’amant sont atteints d’une « folie divine », en revanche il ne saurait y avoir de folie philosophique. Ainsi, Platon sacralise la poésie, mais pour mieux la disqualifier, et l’on sait qu’il entendait

L’écriture à l’épreuve de la folieQu’est-ce qu’un écrivain s’il est fou ? L’œuvre, dans ce cas, n’est-elle qu’un symptôme ou un ultime rempart face à la démence ? Retour sur des questions fort anciennes, alors que se tiennent à Marseille des rencontres consacrées à Antonin Artaud. Par Jacob Rogozinski

Œuvres, Antonin Artaud, éd. Gallimard, « Quarto », 1 786 p., 35 €.

Histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault, éd. Gallimard, « Tel », 688 p., 16 €.

Nouvelles de Pétersbourg, Nicolas Gogol, éd. Folio, 306 p., 4,10 €.

Œuvres, Friedrich Hölderlin, éd. Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1 296 p., 49,50 €.

Hymnes, élégies et autres poèmes, Friedrich Hölderlin, éd. Garnier-Flammarion, 404 p. (ép.).

Apparition et autres contes d’angoisse, Guy de Maupassant, éd. Garnier-Flammarion, 224 p., 4,80 €.

Le Horla et autres contes d’angoisse, Guy de Maupassant, éd. Garnier-Flammarion, 254 p., 2,30 €.

Un artiste de la faim, À la colonie pénitentiaire et autres récits, Franz Kafka, éd. Folio, 250 p., 8,90 €.

Aurélia, Gérard de Nerval, éd. Garnier-Flammarion, 388 p., 6,60 €.

Les Filles du feu. Les Chimères, Gérard de Nerval, éd. Garnier-Flammarion, 442 p., 6,60 €.

Ion, Platon, éd. Garnier-Flammarion, 188 p., 5,80 €.

Phèdre, Platon, éd. Garnier-Flammarion, 418 p., 8,30 €.

Foucault et la folie, Frédéric Gros, éd. PUF, 136 p., 12 €.

Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, Mathieu Potte-Bonneville, éd. PUF, 312 p., 14 €.

Artaud, « l’aliéné authentique », Évelyne Grossman, éd. Farrago/Léo Scheer, 170 p., 15 €.

Nerval, le « rêveur en prose », Jean-Nicolas Illouz, éd. PUF, 238 p., 11,50 €.

Nietzsche et le cercle vicieux, Pierre Klossowski, éd. Mercure de France, 368 p., 22,50 €.

Guérir la vie. La Passion d’Antonin Artaud, Jacob Rogozinski, éd. du Cerf, 210 p., 28 €.

La Manière folle. Essai sur la manie littéraire et artistique, Gérard Dessons, éd. Manucius, 272 p., 22 €.

À lire

À suivre Rencontres

« Les routes d’Artaud », Archives et Bibliothèque départementales Gaston-Defferre, 18-20 rue Mirès, Marseille 3e , le vendredi 4 novembre de 14 h 30 à 18 heures et le samedi 5 de 9 h 30 à 17 heures. Avec Denis Guénoun, Valère Novarina, Serge Malausséna, Serge Margel, Renaud de Portzamparc, Jacob Rogozinski, Olivier Saccomano, Sijia Guo, Wael Ali. Entrée libre, dans la limite des places disponibles. Rens. : 04 13 31 82 00 et www.culture-13.fr/

Page 5: Marguerite Duras

9

Novembre 2011 | 513 | Le Magazine Littéraire

l’épreuve de ce que Foucault désigne, dans les der­nières pages de son Histoire de la folie, comme « l’absence d’œuvre ». Ce que dévoile l’expérience mo­derne de la folie, c’est qu’elle est « absolue rupture de l’œuvre », qu’elle « en dessine le bord extérieur, la ligne d’effondrement ». Et pourtant, ajoute­t­il aussitôt, cette limite ultime est aussi, paradoxalement, la condition de l’œuvre, la possibilité énigmatique de son surgisse­ment : « L’œuvre d’Artaud éprouve dans la folie sa pro­pre absence, mais cette épreuve, [… ] tous ces mots

jetés contre une absence fondamentale de langage [… ], voilà l’œuvre elle­même : l’escar pement sur le gouffre de l’ab­sence d’œuvre. » Ainsi, ce qui menace de réduire l’écrivain au silence serait en même temps la plus

secrète ressource de son écriture. Comment rendre compte de ce paradoxe ? Comment se fait­il que l’époque où la folie se révèle comme absence d’œuvre soit aussi celle des premiers écrits de la folie, de ces œuvres inouïes qui, de l’Aurélia de Nerval aux Lettres de Rodez, auront tenté d’écrire le délire, d’explorer de l’intérieur l’abîme du non­sens ? De telles tentatives étaient impensables aux siècles précédents, lorsque le partage entre raison et folie s’imposait encore avec une évidence incon testable. « Mais quoi, déclarait Descartes, ceux­là sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant moi­même si je me réglais sur leur exemple. » Je pense, donc je ne puis être fou. Dans

comme on faisait jadis aux sorciers et aux hérétiques, et, pour en finir, j’ai convenu de me laisser classer dans une affection définie par les docteurs », qui se donnent ainsi « le droit d’escamoter ou réduire au silence tous les prophètes et voyants ». Et c’est la même colère, exacerbée par neuf années d’internement et d’électro­chocs, qui sous­tendra les invectives d’Artaud contre la « haute crapulerie psychiatrique » qui fait du méde­cin « une sorte d’ennemi­né et inné de tout génie ».

« Ligne d’effondrement »De Platon aux romantiques, puis aux surréalistes et à l’antipsychiatrie contemporaine, une même concep­tion perdure, une même sacralisation de la folie, qui la considère comme la source majeure de l’inspiration poétique. On la retrouve dans L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, lorsqu’ils soutiennent que l’œuvre d’Ar­taud serait « l’accomplissement de la littérature, pré­cisément parce qu’il est schizophrène ». Il est donc question non de chercher à guérir de la folie, mais de devenir encore plus fou, de s’engager toujours plus loin dans la « grande ligne de fuite » schizophrénique : « Allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trouvé notre corps sans organes, pas assez défait notre moi. » On peut cependant se demander si cette célé­bration de la folie créatrice ne fait pas violence à l’ex­périence effective de Hölderlin, de Nietzsche ou d’Artaud, si elle ne se méprend pas sur sa signification essentielle. Loin d’être une source d’inspiration, la folie du poète ou du penseur est d’abord, dans notre modernité, l’expérience d’une limite, d’une butée où son trajet s’interrompt, où sa parole s’étrangle. Il y fait

La Projection du véritable corps, Antonin Artaud, 18 novembre 1946, Paris, Musée national d’art moderne/Centre Georges-Pompidou.

coll

ecti

on

cen

tre

pom

pid

ou

, dis

t. r

mn

/ph

ilip

pe m

igea

t« Avoue ! avoue ! me criait-on, comme on faisait jadis aux sorciers et aux hérétiques, et, pour en finir, j’ai convenu de me laisser classer dans une affection définie par les docteurs. » Gérard de Nerval

Vient de paraître Cahiers d’Ivry

(février 1947-mars 1948), Antonin Artaud, texte établi, préfacé et annoté par Évelyne Grossman, éd. Gallimard, t. I, 1166 p., t. II, 1180 p., 34,50 € chacun jusqu’au 29 février 2012, 38 € ensuite.

Page 6: Marguerite Duras

12 La vie des lettres

Le Magazine Littéraire | 513 | Novembre 2011

73 ans, 1,87 mètre, 67 000 kilo mètres p a r c o u r u s ,

3 700 pages, dix tomes conservés dans onze boîtes acquises par la Bibliothèque nationale de France pour 7 millions d’euros : voilà les mensurations folles de Giacomo Casanova, déjà célèbre pour ses 122 conquêtes féminines qui firent de lui l’archétype du liber­tin (lire p. 86-87)�. Sa bonne for­tune s’étendait aussi à ses ou­vrages, comme en témoigne le destin du manuscrit d’Histoire de ma vie. À sa mort en 1798, Casa­nova lègue le manuscrit à son neveu. Les enfants de ce dernier le cèdent en 1821 à l’éditeur Brockhaus de Leipzig, qui en pu­blie des versions aseptisées. Les descendants de l’éditeur pren­dront soin des précieux feuillets, les sauvant des bom bardements en 1942. La seule édition fiable d’Histoire de ma vie restait à ce jour celle qu’a publiée Broc­khaus­Plon entre 1960 et 1962 (rééditée chez « Bouquins »). En 2007, l’ambassadeur d’Allemagne

contacte Bruno Racine, le prési­dent de la BnF : il faudra trois ans et l’intervention d’un mécène pour conclure « la plus grande ac­quisition patrimoniale » de l’ins­titution. L’heure est venue de ren­contrer, dans le texte, un grand écrivain du Siècle des lumières. « Je commence par déclarer à mon lecteur que, dans tout ce que j’ai fait de bon ou de mauvais dans toute ma vie, je suis sûr d’avoir mérité ou démérité, et que par conséquent je dois me croire libre. » L’exergue du ma­nuscrit tient lieu d’épigraphe à l’exposition « Casanova, la pas­sion de la liberté ». Hasard du calendrier ou signe du destin, Casanova prend la plume en 1789. Bibliothécaire à Dux, isolé et en proie à la mélancolie, il choisit d’écrire en français. Le visiteur de l’exposition découvre

des pages débordant d’une écri­ture serrée, très lisible, dont la ligne s’élance vers le ciel. « La gra­phologie caractéristique des gens optimistes », selon Corinne Le Bitouzé et Marie­Laure Pré­vost, commissaires de l’exposi­tion. Certains feuillets montrent la démarche d’écriture de Casa­nova listant des noms comme il dis tribuerait des rôles. Puis, preuve qu’un vrai projet éditorial se forme, les signes typographi­ques envahissent la page (« Dieu » souligné de deux traits vifs).L’exposition nous embarque sur la gondole du Vénitien avec le texte comme fil rouge, garant de la muséographie de Massimo Quendolo et Léa Saito, qui ont minutieusement reconstitué l’atmosphère du xviiie siècle tra­versé par Casanova. Les dix salles suivent les tomes du manuscrit : la jeunesse vénitienne, les voca­tions ecclésiastique ou militaire, Venise la sensuelle, Paris la bohème, le goût du jeu, les voyages et la fête des sens. Tableaux, costumes, étoffes,

décors inspirés du théâtre et du carnaval, objets d’époque dits « de vertu », extraits de films… La scénographie va d’aventure en aventure sans oublier les cases prison, évasion, prospérité, ruine, tentative de suicide, espionnage, escro querie… Pour Blaise Cen­drars, « les Mémoires de Casa­nova sont la véritable encyclopédie du xviiie siècle ». Et un Bottin mondain avant l’heure, puisque l’on y découvre une galerie de portraits, des papes aux rois en passant par Farinelli, Mozart, Gol­doni et Voltaire.Outre le séducteur qui, tel son avatar de papier, don Juan, a légué son nom au vocabulaire courant, l’auteur apparaît à la fois en figure du patrimoine littéraire français et en personnage roma­nesque, cousin, aïeul ou descen­dant du comte de Monte­Cristo, de Cartouche, de Barry Lyn­don… L’énumération sied à Casanova l’inépui sable. Les com­missaires de l’exposition sou­lignent la force de vie de ce poète sensuel, fidèle à une économie de la dépense dans tous les domaines, très loin de la pulsion morbide que lui prêtait le film de Fellini. Noémie Sudre

Paris �Du 15 novembre au 19 février 2012

exposition�Casanova s’effeuilleLa BnF expose le manuscrit récemment acquis d’�Histoire de ma vie.� Son destin rocambolesque vaut celui de son auteur, qui fut bien plus qu’�un séducteur en série.

« La véritable encyclopédie du xviiie siècle. »

Blaise Cendrars

La Festa del Giovedi Grasso in Piazzetta, Gabriele Bella (1730-1799).

ven

ezia

fo

nd

azio

ne

qu

erin

i sta

mpl

ia

À voir « Casanova, la passion

de la liberté », du 15 novembre au 19 février 2012, Bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand.

Casanova, une histoire de ma vie, un documentaire d’Antoine de Baecque et de Hopi Lebel, diffusé sur France 5 le 24 novembre à 21 h 40.

À lire Casanova, la passion

de la liberté, Chantal Thomas et Marie-Laure Prévost (dir.), éd. BnF/Le Seuil, 244 p., 49 €.

Le Bel Âge. Fragments d’Histoire de ma vie, Giacomo Casanova, éd. Gallimard, 338 p., 17,90 €. Une sélection judicieuse en attendant la parution intégrale d’Histoire de ma vie dans La Pléiade courant 2012.

Casanova. L’Écrivain en ses fictions, Jean-Christophe Igalens, éd. Classiques Garnier, 474 p., 58 €.

Casanova, Maxime Rovere, éd. Folio Biographies, 298 p., 7,30 €.

Page 7: Marguerite Duras

13

Novembre 2011 | 513 | Le Magazine Littéraire

livres audioTraître au carréSuspense à l’intérieur du suspense : comment Didier Weill allait-il incarner Dima, financier mafieux postsoviétique et « traître à notre goût » selon Le Carré ? À la façon dont Bonnaffé joue le Japonais Hara Kei dans sa lecture de Soie� de Baricco (« Écoutez lire », 2005) : en simulant l’accent et en adoptant un timbre sourd, définitif, grave. La voix d’un puissant aux abois. Pour le reste, l’interprétation, sèche, tendue par l’urgence et incorporant une note de fatalité, sert idéalement le pessimisme romanesque de Le Carré. A. B.

Un traître à notre goût, John Le Carré, lu par Didier Weill, éd. Audiolib, 12 h 49, 23 €.

Lady acideAdorable lady Susan : « Elle ne se borne pas à la sorte d’effronterie tranquille qui suffit à la plupart, mais aspire au plaisir plus délicat de plonger toute une famille dans la détresse. » Après avoir ensorcelé M. Manwaring, lady Susan s’amuse de Reginald de Courcy, petit frère chéri de sa belle-sœur honnie, tout en ourdissant les noces de sa propre fille : « Je n’ai pu en conscience contraindre Frederica à un mariage auquel son cœur refusait de se soumettre. Je me propose seulement de l’incliner à ce choix en rendant sa vie parfaitement insupportable. » C’est à 19 ans que Jane Austen écrivit ce roman épistolaire. En compagnie de six autres acteurs, Chloé Lambert, dont le timbre, en habillant de distinction amusée la réelle absence de compassion de lady Susan, exprime entièrement le personnage. A. B.

Lady Susan, Jane Austen, lu par Chloé Lambert et 6 comédiens, éd. Gallimard, « Écoutez lire », 3 h 15, 15,90 €.

éditionLe manuscrit de Madame BovarySignalons, aux éditions Droz, la parution d’une reproduction exacte du manuscrit de Madame� Bovary en 520 pages, incluant (de la main de Flaubert) les exigences de la censure, à la suite de la parution initiale du roman dans La Re�vue� de� Paris. Rappelons que le manuscrit intégral de Madame� Bovary est aussi accessible sur le très ingénieux site Bovary.fr/, qui permet de naviguer de la transcription au manuscrit en un mouvement de souris.

Soixante-quinze ans de GrevisseRéférence et compagnon indéfectible de tous les esprits épris de correction grammaticale, Le� Bon Usage�,� aussi appelé du nom de son auteur, Grevisse, fête ses 75 ans avec une quinzième édition, qui vient de paraître aux éditions De Boeck-Duculot. Décliné en version classique (89 €) et en version de luxe (175 €), le Grevisse possède désormais une déclinaison Internet, dotée de tous les outils de recherche idoines. Celle-ci peut s’acquérir seule (36 €) ou avec la version papier (99 €).

Polars en MouvementsLe numéro d’automne de la revue Mouve�me�nts (éd. La Découverte) s’intéresse au polar en tant que source pour le cinéma et le petit écran. La vogue des séries policières télévisées doit beaucoup à la littérature noire et y a recruté nombre d’auteurs. Pour étudier le phénomène, Mouve�me�nts mobilise de grandes figures du polar français et de jeunes écrivains.

MAt

SAS/

oPA

LE

Du Rocher au grand bainE n ces temps de concentration capitaliste, il est rassurant

d’assister à la floraison de maisons d’édition indépen­dantes. C’est le cas de celle de Pierre­Guillaume de Roux,

créée en avril, qui porte son nom. Bercé de littérature dès son enfance par son père – l’éditeur et écrivain Dominique de Roux –, il accueillit à sa descente d’avion Ezra Pound, dont la photo orne aujourd’hui les murs de son bureau tapissé de figures tutélaires. Parmi elles, Vladimir Dimitrijevic, fondateur des éditions de L’Âge d’Homme, récemment disparu, assura le rôle d’un second père sur les sentiers de la profession. « On ne peut plus aujourd’hui assurer un vrai travail de découverte d’auteurs au sein des grands groupes. Le métier d’éditeur exige du temps pour imposer un écrivain avec plusieurs livres », dit­il. En vingt­six ans de carrière, Pierre­Guillaume de Roux a su tracer son propre sillon : après un apprentissage chez Christian Bourgois, il est entré à la Table ronde en 1984. Il y a révélé le premier roman de Linda Lê, Un si tendre vampire, et Pèlerin parmi les ombres de l’écrivain triestin Boris Pahor. Passé ensuite chez Critérion, Julliard, Bartillat, il a cofondé les éditions des Syrtes avant de rejoindre les éditions du Rocher. L’homme est cultivé, sérieux, lettré et volontiers taquin. Sa maison couvre un champ littéraire large : fiction, essais, biogra­phies et des romans italiens et d’Europe centrale, des littératures peu connues qu’il défriche et souhaite faire découvrir au public français. L’identité visuelle sobre de ses livres est marquée par le coup de pinceau qui zèbre les couvertures à fond blanc. C’est avec culot qu’il ouvrit son catalogue par le premier roman d’une jeune inconnue, Csillag, de Clara Royer, salué par la critique. Un risque peut­être compensé par la publication de l’essai de Richard Millet, Fatigue du sens. Éditer, peser, équilibrer, cela fait partie du jeu. Cet automne, il sort en plein centenaire de la naissance de Cioran un volume de contributions réunies par Yun Sun Limet et Pierre­Emma­nuel Dauzat, riche de correspondances et de témoignages inédits, ainsi qu’un roman énigmatique, Dans un autre temps, de Philippe Caubet. L’année 2012 s’annonce sous l’égide de « la parution excep­tionnelle en français des Escaliers du Strudhof de Heimito von Doderer, l’auteur des Démons, traduits par Raymond Voyat, l’un des rares à posséder les particularismes du dialecte viennois ». Les Stratégies du détachement ne constituent pas seulement le titre d’un roman d’Ariel Denis, publié par PGDR, mais résument surtout la ligne de conduite de cet éditeur. Olivier Cariguel

www.pgderoux.fr/

Vient de paraître aux éditions Pierre-Guillaume de Roux

Cioran et ses contemporains, Yun Sun Limet et Pierre-Emmanuel Dauzat (dir.), 300 p., 20 €.

Dans un autre temps, Philippe Caubet, 272 p., 18,50 €.

Portrait Pierre-Guillaume de roux

Page 8: Marguerite Duras

22 Critique |Fiction

Le Magazine Littéraire | 513 | Novembre 2011

Histoire du pied et autres fantaisies, J.-M. G. Le Clézio, éd. Gallimard, 352 p., 17,90 €.

D ans l’apologue à Histoire du pied et autres fantaisies,� qu’il transforme en leçon de survie, Le Clézio reprend la distinction établie par Schopen-hauer entre trois sortes d’écrivains :

ceux qui n’ont rien à dire, ceux qui réfléchissent à ce qu’ils ont à dire (non sans avoir eu recours parfois à des rabatteurs), et ceux qui se lancent à l’aventure en prenant le risque de revenir bre-douilles. La sympathie de l’auteur de Désert va, bien évidemment, à cette dernière catégorie, et il est vrai que l’on a vu notre grand écrivain reve-nir parfois avec un vieux lapin dans sa gibecière, comme dans Ritournelle de la faim.�« Misère de la littérature », écrivait Schopenhauer. Littérature de la misère, ont répété certains admi-rateurs de Le Clézio, réduisant son œuvre à l’étouf-fée : un manifeste cosmopolite en faveur des sans-voix. Ce manifeste a pu détourner des lecteurs du lauréat du prix Nobel. Tant pis. Ces derniers pas-seront à côté de ce recueil de nouvelles où Le Clé-zio nous inflige une magistrale leçon pour l’avoir ainsi caricaturé, nous rappelant qu’il est l’un des der-niers écrivains capables d’accéder aux mythes tout en nous ramenant vers notre âme d’enfant.Voici Ujine aux gros orteils, aux doigts de pieds bou-dinés, qui marche avec les talons comme un canard. Son histoire donne son titre au recueil de nouvelles. Elle va apprendre à vivre « sur les pointes ». Sur les pointes, elle va aimer, être possédée, désaimer et lut-ter pour ne pas être dépossédée de son enfant. Ujine, dont tous les muscles sont tendus et qui parvient à être souple comme une liane. Tendue vers cet absolu qu’est l’amour, mais souple quand le vent mauvais de la trahison souffle.Quelle est la meilleure façon de marcher ? Se dresser sur des constructions branlantes au risque de glisser sur les pavés mouillés, au risque de se rompre les liga-ments quand un des talons est pris au piège de grilles ou de terrasses en caillebotis ? Ou, simplement, être à plat, prendre le sol pour époux : « Après le sommeil (l’amour, le rêve). “Bonjour !” L’étonnement du pre-mier contact. » L’amant d’Ujine est délicat, ses pieds sont longs et minces, il s’excuse de tout, respecte les interdits, impose des règles à leur relation comme un gentleman. C’est un jeu, pense-t-elle. Non, c’est un leurre. Cette distance polie est de l’indifférence, ces lois qu’il impose sont celles d’un goujat indolent. Et

s’il n’extériorise jamais ses sentiments, s’il se met rare-ment en colère, c’est tout simplement parce qu’il est lové sur lui-même comme le serpent.Chacune de ces dix nouvelles comporte un méca-nisme parfait où le lecteur va se retrouver désorienté, obligé de reprendre le sentier jusqu’à ce moment pré-cis où le récit bascule. Et souvent les masques tombent non pas pour laisser place aux visages, mais à d’autres masques « de cartons bouillis ou de vieux cuir, avec deux fentes par où bouge le regard ». Démasqué dans « Barsa, ou barsaq », Omar, le philosophe qui s’est rebaptisé Simon Frantz Fanon, hommage à l’auteur des Damnés de la terre, qui rêve et fume sur son rocher et encourage les jeunes à quitter Gorée. C’est un minable rabatteur qui envoie les candidats au départ vers l’enfer. Démasqué dans « L’arbre Yama »,

le père d’Esmée, diamantaire libanais, dont le véritable « trésor » est constitué de photos de corps africains saccagés ou mutilés à l’issue des guerres tribales. Démasqué aussi l’époux de l’écrivaine Letitia Elisabeth Landon, res-ponsable de son empoisonnement. Dans « L.E.L., derniers jours », Le Clézio ressus-cite la mémoire de cette poétesse bri-tannique qui connut une grande renom-mée littéraire de son vivant ; mais il raconte surtout le naufrage de la goélette anglaise sur les côtes ghanéennes. L’in-compréhension totale entre deux mondes, deux approches radicalement opposées de la liberté.Il y a dans ce livre du bruit et de la fureur, mais c’est le bruit et la fureur des contes. Il serait vain de chercher une ligne de

démarcation entre le réel et l’imaginaire. L’araignée au fond de son trou boueux

s’enivre, tout comme nous, d’improbables galaxies. Et si nous nous laissons guider par le chasseur Le Clé-zio, c’est parce que son style glisse sur le récit comme

une périssoire. Il trouve naturellement le mot qu’il cherche, le mot qu’il ouvre comme une coquille, « comme un fortune cookie qu’on craque pour lire le message qui s’adresse à tous et à personne ». Éloge

de la fluidité qui court de page en page et que l’on pourrait résumer par cette description : « L’eau de pluie cascade le long de l’intérieur du tronc et emplit les creux de l’écorce. La pluie bondit de branche en branche, de feuille en feuille, et de la terre monte une odeur puissante et douce qui se relie à l’enfance. »

J.-M.G. Le Clézio, sur la pointe des pieds, Cannes, 2007.

Par Joseph Macé-Scaron

alex

maj

oli

/mag

nu

m P

hot

os

Le Clézio à pas contés

Exposition « Les musées sont des mondes ». Une exposition conçue

par J.-M. G. Le Clézio à l’invitation du Louvre : à la façon d’un cabinet de curiosités, elle mêlera des œuvres et objets issus de quatre territoires chers à l’auteur : l’Afrique, le Mexique, Vanuatu et Haïti. Le Clézio donnera une conférence inaugurale le 3 novembre. Entre le 7 et le 28 novembre, quatre autres écrivains – la Mauricienne Ananda Devi, le Mexicain Homero Arijdis, le Congolais Alain Mabanckou et le Haïtien Dany Laferrière – évoqueront l’œuvre du Prix Nobel 2009. Également au programme : un cycle de films présenté par Le Clézio (les 5 et 6 novembre), une lecture de son texte Personne, une représentation théâtrale de son récit Pawana. Du 3 novembre au 6 février 2012, musée du Louvre.

Page 9: Marguerite Duras

roman

présente

© p

h J

Sas

sier

Gal

limar

d

Mario Vargas Llosa Le rêve du CelteAprès La fête au Bouc et Le Paradis - un peuplus loin, Mario Vargas Llosa exhume à nouveau une fascinante fi gure historique :celle de Roger Casement (1864-1916). Personnage controversé, auteur d’un célèbrerapport sur l’Afrique qui porte son nom,cet aventurier et révolutionnaire irlandaisdécouvre au fi l de ses voyages l’injusticesociale mais aussi les méfaits du colonia-lisme jusque dans son propre pays. Au rêve d’un monde sans colonies viendra ainsi s’ajouter celui d’une Irlande indépendante, tous les deux marquant la trajectoire de cet homme intègre et passionné.

Prix Nobel de Littérature 2010

23

Novembre 2011 | 513 | Le Magazine Littéraire

Don Juan de la Manche, Robert Menasse, traduit de l’allemand (Autriche) par Barbara Fontaine, éd. Verdier, « Der Doppelgänger », 216 p., 18 €.

S ous la plume de l’Autrichien Robert Menasse – à qui on doit déjà le remarquable Chassés de l’enfer –, l’initiation aux plai-sirs a l’apparence d’un millefeuille philosophique à l’architec-

ture complexe. Voici le récit à la première personne d’un homme en thérapie, affairé à percer le secret d’un intérêt compulsif pour la gent féminine. Une dépendance qui s’est insidieusement installée dans sa vie. Le lecteur suivra les déboires du flamboyant séducteur insatisfait. Il assistera à de dérisoires anecdotes dévoilant l’essence tragique d’un anathème – l’intrication souterraine du ravissement au prix de vives souffrances. Pour cela, Robert Menasse crée un territoire mental. Il façonne un décor où notre sémillant peine-à-jouir a du mal à trouver son épicentre, tandis que la tentation nihiliste est réduite à une entre-prise de justification illégitime et polymorphe. Le reste n’est qu’his-toire de « malentendu » – terme dont la résurgence lacanienne ser-vira de fil conducteur aux digressions logico-discursives de Nathan. Car l’apathique charmeur manifeste l’équilibre précaire séparant le désir d’un désespoir infini. Au-delà, il se mue en une incarnation farcesque de l’angoisse de pénétration – figure tragi-comique d’une anatomie de la mélancolie inédite. Laquelle est abordée à travers l’er-rance chorale de toute une génération, grotesque et attachante, de

soixante-huitards sur le retour. Une galerie qui traduit in fine la déréliction et la révo-cation du modèle idyllique : « Il n’y avait plus de machine à promettre le bonheur aussi efficace que la publicité. La promesse de pratiquer l’abstinence consumériste ne nous a pas vengés, en son temps, du fait que nous n’apparaissions pas dans la publicité ; elle n’a fait qu’office de balda-quin moral posé sur la bourse austère de nos études. » Il en ira du faux ascétisme ici brocardé pour ses visées politiques comme

du spectre d’un affranchissement dicté par l’urgence des grandes causes. C’est que l’époque de l’émancipation féminine est aussi celle où « un homme et une femme couchaient pour ne pas avoir de plai-sir. Pour échouer, je veux dire pour s’interdire le plaisir […]. Nous n’avons pas brisé le tabou, nous nous sommes juste redéfinis comme des prestataires de services. Car notre amour devait aussi servir. » Les années d’apprentissage de Nathan pourraient être celles d’un homme qui change de partenaires, comme il en va d’une prison l’autre, d’un être condamné à l’aporie du discours amoureux. Il en résulte le por-trait d’un picaresque antihéros du désir, figuré sous les traits d’un misanthrope sans défense. On pense aux personnages de Woody Allen, à l’antipathique et drolatique premier rôle de Whatever Works. Mais c’est pourtant chez Cervantès qu’il faudra lorgner pour accéder au sens profond de ce récit. De mensonges en trompe-l’œil, il dévoile l’importance de l’affabulation, comme d’une condition sine qua non à l’invention du désir. Un champ des possibles qui s’imposerait comme le triomphe d’une subjectivité délirante, mais aussi une expé-rience intérieure – en une ultime dilapidation de l’héritage.

Journal d’un séducteurPar Benoît Legemble

Page 10: Marguerite Duras

Dossier 48 Dossier

Saisie en 1955 par Robert Doisneau à la terrasse du Petit Saint-Benoît, sa « cantine » au pied de chez elle, à Saint-Germain-des-Prés.

Page 11: Marguerite Duras

Dossier Dossier 49

Novembre 2011 | 513 | Le Magazine Littéraire

C’était plus qu’une écrivaine : elle incarnait l’écriture. Borges : c’était l’érudition. Balzac : c’était la volonté. Hugo : c’était l’aisance et la manie de tout dire. Mais il y avait chez Mar-guerite Duras cette fureur poétique, pour parler comme les Anciens, cette foi en l’écri-ture – et peu importe où elle menait – qu’on n’avait encore jamais vue chez personne, et qui lui permettait d’avouer, confiante, trem-blante : « La solitude, ça veut dire aussi : Ou la mort, ou le livre » (Écrire). Peut-être tenait-elle cette exigence de Queneau, qui avait lu son premier livre, qui l’avait encouragée, lui donnant cet ordre si simple et impossible : « Écris, et ne fais rien d’autre. » Voilà ce qu’elle essaya de faire, M. D., écrire, et c’est tout. Même vivre, pour elle, c’était encore lire un de ses livres, parce qu’elle vivait dans un univers durassien – et c’est ce que prouva son fameux article, terrible et polémique, sur l’affaire Villemin.Son entrée dans la collection de « La Pléiade », nul doute qu’elle s’en serait réjouie ; car, si Duras paraissait sûre de son talent, elle crai-gnait ce lieu d’où elle écrivait, qui la rendait

C chaque jour plus solitaire, et qui surtout la faisait devenir « personne » ; et longtemps elle rechercha la bienveillance de Blanchot, de Bataille. Sait-on qu’elle rêvait d’un entretien avec Michel Foucault, qui n’eut jamais lieu ?Mais voici donc les deux premiers volumes de sa Pléiade, qui courent jusqu’à India Song. Voici, en quelque quatre mille pages, la vie et l’œuvre de Duras – jusqu’en 1973. Au lecteur d’entrer dans cette forêt d’histoires, dans la crainte et le plaisir ; à lui d’être submergé par ce désir d’absolu que Duras injectait partout,

dans les veines d’une femme qui fait le tour du monde à la recherche de son amant (Le Marin de Gibraltar), ou dans le cri d’un homme désespéré (Le Vice-consul). À lui, aussi, de sourire parfois,

de rire avec elle, et parfois d’elle. Ainsi était Duras, et son théâtre le prouve suffisamment. Il suffit d’aller au Vieux-Colombier, où l’on joue actuellement La Pluie d’été, pour voir le public rire sans gêne, et même parfois applau-dir, en pleine scène, pour un mot, pour une situation irrésistible. La vieille dame était vrai-ment infréquentable. Nous voulons la fré-quenter – forcément, Duras. L. N.

Marguerite Duras

Dossier coordonné par Laurent Nunez

« Écris, et ne fais rien d’autre » : l’ordre que lui donna Raymond Queneau et auquel elle se tint.

Ro

beR

t D

ois

nea

u/R

aph

o/G

amm

a

L’incomparable pythie du xxe siècle fait son entrée dans « La Bibliothèque de La Pléiade », qui publie les deux premiers tomes de ses Œuvres complètes et en annonce deux autres.