Marc Forget · 2018. 4. 13. · Je sens que ça va mal tourner. — Je ne sais pas ce qui se passe...

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Marc Forget roman Versicolor Romanichels Extrait de la publication

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  • Marc Forget

    roman

    Versicolor

    Romanichels

    Après une rupture amoureuse, David Dupuis,médecin en début de pratique, décide de se lancerdans l’aventure humanitaire. Il est dépêché au SudSoudan, où il doit composer avec plusieurs incon-nues : la maladie tropicale, le manque de res-sources, les tracasseries administratives, la mortaussi, quotidienne, presque banale. Mais il fait aussides rencontres déterminantes : les Dinkas, peupleintrigant et attachant, ses coéquipiers, et surtoutErika, une ingénieure à la sensualité dérangeante,qui ébranle quelques-unes de ses certitudes.

    Pendant ce temps, Loïc Hardy, son meilleur ami,tente de trouver sa voie comme réalisateur de films.Après des années de vaches maigres, le voilà prèsdu but.

    Blessés tous deux par les aspérités de l’existence,David et Loïc sont liés à tout jamais. Quand Davidrevient fragilisé de son expérience africaine, Loïcveut l’aider. Il l’entraîne avec lui jusqu’aux terresaustrales de l’Argentine, pour le meilleur et pourle pire.

    Au-delà du récit saisissant de la vie d’un médecinau Sud Soudan, Versicolor est avant tout l’histoired’une indéfectible amitié.

    Né en 1968, Marc Forget estmédecin. Il partage sa vie profes-sionnelle entre le Grand Nordquébécois, où il occupe un posteà demi-temps, et les différentesrégions du globe où l’amènent lesmissions humanitaires. Parfoisaussi, il regarde pousser les fleursdans son jardin, à Montréal, saville natale.

    Retourner chez eux des enfantsde dix ans cadavériques,car ils habitent trop loin et neremplissent pas nos critèresd’admission pour la tuberculose.Savoir qu’ils vont mourir, dévoréspeu à peu par les bacilles. Leurdonner un simple antibiotique,des cachets pour la fièvre, unsourire triste.

    Crever des abcès, nettoyer desulcères tropicaux qui évoluentdepuis des mois et qui puent lanécrose. Amputer des doigtsrongés par la gangrène. […]Retirer par dizaines les asticotsqui se sont multipliés dansl’oreille d’un enfant. Si loin qu’iln’y a plus de tympan ni d’osseletsni rien d’autre. Seulement unegrosse cavité où grouillent des versblancs. Un endroit si profond queje me demande si on peut encoreappeler ça une oreille.

    Donner du Valium à des enfantsqui convulsent. Les voir sombrerdans le coma, puis mourir d’unemalaria traitée trop tard ousimplement trop agressive. […]Courir partout. Me sentirimpuissant.

    Ver

    sico

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    Mar

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    ISBN :�978-2-89261-636-1

    21 $

    www.edit ionsxyz.com

    Photo

    :�©�Christine�Bourgier

    Couv_Versicolor_VF 11-01-27 16:32 Page 1

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  • La collection ROMANICHELS est dirigée par Josée Bonneville.

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  • Marc Forget

    Versicolorroman

    éditeur

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  • Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives CanadaForget, Marc, 1968-

    Versicolor : roman

    (Romanichels)

    ISBN 978-2-89261-636-1

    I. Titre. II. Collection : Romanichels.

    PS8611.O732V47 2011 C843’.6 C2010-942629-0PS9611.O732V47 2011

    Les Éditions XYZ bénéficient du soutien financier des institutions suivantes pour leurs activités d’édition :– Conseil des Arts du Canada ;– Gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement

    de l’industrie de l’édition (PADIÉ) ;– Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) ;– Gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit d’impôt pour

    l’édition de livres.

    Conception typographique et montage : Édiscript enr.Maquette de la couverture : Zirval DesignPhotographie de la couverture : Stephan Zabel (iStockphoto)Photographie de l’auteur : Christine Bourgier

    Copyright © 2011, Marc ForgetCopyright © 2011, Les Éditions XYZ inc.

    ISBN 978-2-89261-636-1ISBN version numérique (PDF) : 978-2-89261-658-3

    Dépôt légal : 1er trimestre 2011Bibliothèque et Archives CanadaBibliothèque et Archives nationales du Québec

    Diffusion/distribution au Canada : Diffusion/distribution en Europe :Distribution HMH Librairie du Québec/DNM1815, avenue De Lorimier 30, rue Gay-LussacMontréal (Québec) H2K 3W6 75005 Paris, FRANCETéléphone : 514 523-1523 Téléphone : 01.43.54.49.02Télécopieur : 514 523-9969 Télécopieur : 01.43.54.39.15www.distributionhmh.com www.librairieduquebec.fr

    Imprimé au Canada

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  • À mes amis, surtout.

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  • première partie

    Frères

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    Il est tôt. Je relis l’endos d’une boîte de céréales. Un soleil pourpre rase la maison. Le téléphone sonne. Je me gratte la nuque, puis l’aine. Deuxième sonnerie. Je décroche.

    — Allô ? — Salut, David. C’est Marianna.Silence. Je termine ma bouchée. Marianna est, ou plu-

    tôt a été la femme de ma vie, jusqu’à ce qu’elle m’impose un long temps d’arrêt, du genre qui transperce le cœur comme un cheval de Troie, laissant à ses soldats cachés le soin de mitrailler de l’intérieur.

    — Qu’est-ce qu’il y a ?— J’aimerais que tu passes prendre tes choses. Le plus

    tôt possible. J’ai besoin d’espace.— …— Tu m’as entendue, David ?— Oui, mais je ne descends pas à Montréal avant un

    mois… Ça pourrait attendre, non ?— Non.Un petit non de rien, sans trémolo. Puis un silence

    qu’elle allonge, à l’heure précise où débute le plein tarif. Et moi, je me mets à espérer en dedans. Les veines du cou qui palpitent. Le sang qui circule à travers des mil-liers de vaisseaux de plus en plus minuscules, certains

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    fins comme des cheveux. Les molécules d’adrénaline et de caféine qui s’unissent dans l’effort. Effet escompté sur l’organe cible. Des portes coulissantes s’écartent en faisant VVOOUUIITTTT ! VVOOUUIITTTT ! Comme dans un film de science-fiction.

    — Je… je sais pas quoi te dire !Menteur. Tu mens, David Dupuis. Depuis six mois

    que tu marines au fond d’un rang de l’Abitibi et que tu te prépares des répliques de héros triste, avec les intentions dans la marge, les menus détails, les points et les virgules, les cues du régisseur.

    — Ça peut pas attendre un peu ?— T’es sourd ?Sept heures. Heure avancée de l’Est. J’ai même ajouté

    quelques minutes sur le réveille-matin pour tenter de me surprendre. Mais s’attend-on jamais à ce type de sonnerie ? Intérieurement, je dérive. On dirait une forme élaborée de bégaiement. Je tente de me ressaisir en jonglant avec deux tangerines.

    — T’es fâchée ?— Non. Mais je te vois venir, David. Tu procrastines

    et, un jour, tu vas arriver ici, comme si de rien n’était : tu me manques, pourquoi on va pas bouffer au resto ?

    Tout à coup, j’ai envie de raccrocher. Je sens que ça va mal tourner.

    — Je ne sais pas ce qui se passe pour toi, mais moi, sincèrement, je suis rendue ailleurs.

    — Pffff !! C’est la réponse la plus organisée qui jaillit de moi.

    On dirait une bûche qui attend la hache. Je sens une nou-velle faiblesse dans les genoux lorsqu’elle me compare à ce chien d’une série télé. À la fin de chaque épisode, il repart vers de nouveaux horizons canins, tandis que le

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    générique lui tombe sur les fesses. Cette fuite perpétuelle, c’est un élan romantique, si on me demande mon avis. Personnellement, je trouve ça beau.

    — Fais pas ton smatte !Dehors, des oiseaux font leur tapage matinal. Je m’ap-

    proche de la fenêtre, les salue à travers la mince couche de saleté. Ils piaillent comme des fous. J’ouvre, leur lance des bouts de pain. Je referme.

    — C’est quoi, ce bruit ?— Des mésanges. Y en a plein. Tu sais, l’endroit où on

    a fait les photos de ton portfolio ? Elles se sont regroupées là. Et si tu avais appelé il y a un mois, t’aurais entendu des bernaches.

    — C’est donc ben cute…La vache. C’est incroyable d’aimer un être d’une

    telle indifférence. Vous riez. Vous donnez des détails sur une émotion qui monte. Les fines nervures du feuillage, les couleurs des ailes. Le climat se réchauffe, l’ozone est un gruyère, les pôles se fracassent. C’est troublant, non ? Regarde ce qui est écrit ce matin dans le journal. Les nar-vals perdent leur dent unique. Les ours polaires crèvent de faim. Le monde est foutu. Sept cents kilomètres nous séparent, mais quand c’est vingt centimètres, c’est la même chose. Sitôt que vous parlez d’autre chose que d’elle, de sa carrière ou de son potentiel, vous êtes cuit. Une torche rageuse perce plein de petits trous incandescents et ça fuit de partout, vos forces, votre exaltation, l’amour du pro-chain et des animaux. Une saignée intarissable et bientôt il ne reste plus de dignité que le minimum syndical. Cute…

    — Tu fais quoi ces temps-ci ? interrompt-elle.— Bof… Pas grand-chose. Je travaille beaucoup. Je…

    j’ai des petits projets personnels, aussi…Le flou atteint sa cible imaginaire.

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    — De voyage, je suppose ?— De voyage ? Pas exactement, non.Je n’allais pas lui dire que je n’avais aucun projet

    concret, que je ne savais plus très bien où j’en étais ni pour-quoi je m’étais exilé en Abitibi, et qu’un simple claquement de doigts me ramènerait à Montréal. Loin des mésanges, certes, mais tout près d’elle et de ses jolis fruits. Jadis ils m’appelaient si fort qu’on aurait dit qu’ils tentaient de se faufiler à travers les mailles de son tricot. On s’attache à ce genre de choses. C’est comme pour l’opium. En bas du contrat, c’est écrit J’ACCEPTE DE DEVENIR L’OMBRE DE SON OMBRE ET DE SA MAIN ET DE SON CHIEN. Et puis à Montréal, il y a des pigeons et plein d’écureuils.

    — Bon. Tu envoies quelqu’un chercher tes choses. Sois gentil.

    Le sans-fil grichouille, la lumière indique low batt.— Et toi ?— Moi quoi ?— Ben… toi. Tes projets ? Les auditions, ça a marché ?— Eufff… non. En fait, j’ai pas vraiment voulu que ça

    marche non plus…À son tour, elle slalome. Moi, j’ai l’impression de

    dégringoler une piste à losange noir en position recherche de vitesse. All speed, no control… Pause. Toussotement inhabituel.

    — J’ai besoin d’espace, David. Quelqu’un vient emmé-nager ici…

    — Heuuhh… Tu veux dire que…— Que j’ai quelqu’un d’autre dans ma vie, David.Le plus terrible d’une rupture qui se confirme, c’est le

    ton neutre qui l’accompagne. Ce moment où l’on com-prend qu’on a perdu la capacité d’émouvoir l’autre. Que dans ce domaine, on a été remplacé par quelqu’un de meil-

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    leur que soi. Mon esprit affolé cherche une issue. Si j’étais Jackson Pollock, j’ajouterais des coulisses mauves sur mes toiles.

    — Tu t’entendrais bien avec lui. Il est réalisateur. Il travaille pour la télé, mais c’est en attendant.

    — Je le connais ?— Non. En tout cas, je ne crois pas.Un artiste. Ne manquait plus que ça. Ces dernières

    années, j’en ai rencontré une panoplie de ces créateurs et, à franchement parler, ils me font pitié avec leur petite suffisance et cette impression qu’ils ont d’appartenir au haut de l’organigramme. Ça se congratule en se lar-dant le dos à coups de trophées remportés dans les galas, et ça bavarde dans les cafés en écrivant des scénarios et des romans que personne ne lira jamais. Ça pleure et ça souffre sans souffrir. Ça élève la voix sur les tribunes sans rien dire, en se faisant des plans de comète qui s’écrasent sur les trottoirs dans le doré éternel. Et Marianna qui a développé elle aussi la maladie de notre génération : j’au-rais voulu être une artiste. Depuis deux ans qu’elle me rebat les oreilles avec ses envies de devenir comédienne.

    — Et tu penses qu’il te rendra enfin célèbre ?— David, fais-moi le plaisir d’aller te faire foutre…Je suis tombé dans un bain d’amertume, une espèce

    de vaseline où je n’arrête pas de m’enfoncer. C’est à ça que l’amour laisse la place. À l’amertume et à la nostalgie. Marianna, c’est le lac où j’ai fait des pêches miraculeuses. Dans l’intérieur du genou. Dans le cou, les aisselles. Ça mordait toujours. Je revois la baie rebondie des fesses, les longues plages du dos, ses épaules. Je revois le mouve-ment aqueux de ses chairs. Marianna. Son sexe au goût de biscuit au beurre. J’ai envie de lui dire « je t’aime ! » C’est fait. Elle éclate d’un rire ennuyé, le genre qui demeure en

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    suspension au bout des lèvres. Ses lèvres. Elles ne sont plus miennes. Sur sa bouche se décalque désormais celle de son réalisateur de merde. Je lui imagine une tête qui ressemble au cul d’une vache. Les cinéastes sont toujours laids. Ils ont choisi ce métier pour se taper des Marianna. C’est clair.

    — David… Tu te rends compte ? Ça fait des mois qu’on s’est parlé et on reprend exactement où on avait laissé !

    — Tu veux dire ?— On s’engueule !— Excuse-moi, je voulais pas être méchant…— Mouan…— …— David ?J’ai pris une grande quantité d’air dans mes poumons.

    J’ai raccroché juste à temps.

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    Vrai qu’il n’y a que moi à blâmer. La direction que prend ma vie forme un angle de cent quatre-vingts degrés avec ce que j’avais planifié en venant ici. Une année complète me paraissait suffisante : je rembour-serais ma marge de crédit, mes réflexes professionnels s’affûteraient rapidement, je pourrais dire : « mission accomplie, j’ai fait ma part ». La médecine en régions ? Coché. Ensuite revenir en ville, refaire les fondations de ma relation avec Marianna, acheter avec elle un truc à rénover, travailler moins et quoi encore. Mais les bons plans sont faits pour être sabotés. Par petites périodes au départ, puis par saisons complètes, j’ai étiré l’élastique de mon retour. J’évitais le piège de la vie normale, une mai-son en banlieue avec une piscine en forme de haricot, des enfants avec des noms joliment désuets. L’univers cloîtré du bonheur familial me terrorisait. J’errais de promesses en promesses, jusqu’à ce que Marianna me glisse qu’elle était fatiguée et malheureuse. Qu’elle ne passerait pas sa vie à m’attendre. Que derrière chacune de mes nouvelles lubies (nous élèverons des enfants sur un voilier ! On ouvrira une micro-brasserie aux Îles-de-la-Madeleine ! Je vais faire des meubles ! On va écrire une bande dessi-née avec une héroïne qui s’appellera Simone !) se cachait un rêveur frustré dont les accomplissements réels ne

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    reflétaient qu’un minuscule centième de ses désirs. Qui ne pense qu’à lui. Un égocentrique.

    — Tu remets toujours à plus tard !— …— Pourtant tu pourrais très bien travailler à Montréal !

    C’est pas les hôpitaux qui manquent !— …— Et moi ? T’as pensé à moi ?— …— Alexandra et Raffi, ils en ont acheté une maison,

    eux !— …Et ainsi de suite. Le sermon sur la montagne. Une

    litanie de jugements sévères qu’elle débitait au lance-flamme. Ici, qu’il me soit permis d’expliquer que je n’ai jamais navigué, ni brassé de bière ni quoi que ce soit d’ailleurs, et encore moins travaillé le bois. Et je dessine des personnages avec des corps tordus et filiformes. C’est tout ça qui s’envole ce matin : les microscopiques res-tants de ma superbe. Debout, à poil, ma main se dépose machinalement sur ce qui était sa zone franche. Les foot-balleurs ont le même réflexe quand ils forment un mur. Dans quelques milliers d’années d’évolution, ce sera la tête que l’on privilégiera. Dans la mienne, ça bourdonne de répliques assassines arrivées trop tard. Je plonge dans un bain chaud en savonnant ma peau comme un déchaîné. Je retire de chaque centimètre carré tout ce qui peut être considéré comme superficiel ou ayant appar-tenu à Marianna. Un travail d’archéologue, avec comme résultat nul une rougeur exagérée et des craquelures qui démangent.

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    Les essuie-glaces sursautent en arc de cercle sur des gouttelettes glacées. Moins vingt-huit. Sans tenir compte du facteur éolien, ce nouveau salaud, ni de ma petite Sibérie intérieure. La route a fait un mort. La motoneige aussi. L’amour, ils n’en parlent jamais. C’est une sorte d’entente tacite entre les stations de radio afin de ne pas ameuter l’opinion publique.

    — Pourquoi le cerveau des blondes est gros comme un pois, le matin ?

    — Parce qu’il a enflé toute la nuit !Ça se tape sur les jambonneaux en studio. Je ferme le

    poste après les nouvelles du sport. Mes Bruins dominent le classement général. Je retourne à mes moutons mentaux. « Bon courage… » Mouais, grommelé-je. J’avais autant besoin du ton doucereux avec lequel Marianna avait conclu notre entretien que d’un caillou dans mon soulier. Bon cou-rage… Le bourreau tapote l’épaule du voyou, puis injecte le poison meurtrier. La petite vieille sort du bureau de l’onco-logue. Bon courage… Ça pue les soins palliatifs, cette phrase. Tout le monde sait cela. Un automobiliste me dépasse. Ma prudence l’agace et, en repliant quatre-vingts pour cent des doigts d’une main, il me fait le geste qui humilie.

    Arrivé en ville, je cherche l’enseigne du Tim Horton’s. Drôle à dire, mais j’y viens souvent quand les choses vont mal. C’est plein de vieux patients à saluer et l’an-cienne gloire du hockey a légué à l’Univers des recettes qui conviennent bien à la situation. Du gras, du sucré : ça aide à confire le désarroi. Je stationne. J’entre. La serveuse, véritable concentré de joie matinale, me lance son laïus habituel.

    — Bonjour ! Ça va bien ?— Non. Ça va pas du tout. J’hésite entre le meurtre,

    un beigne et un café moyen avec un rebord à dérouler.

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    Je regarde ses joues s’inonder de sang et regrette aussi-tôt mes paroles. Aujourd’hui, les attitudes convenues et le bonheur gluant des autres sont des choses que j’ai envie de broyer. Je m’excuse. Une crème. Garde la monnaie. Merci. N’empêche. Tout ce qui n’est pas bonheur simple est devenu suspect. Le malheur, la méfiance, le désespoir, l’iro-nie, la joie, l’amour. Bientôt, les scientifiques élucideront l’endroit exact où ces phénomènes sécrétoires ont lieu. On les reproduira en laboratoire. Les émotions seront caté-gorisées par parenté chimique. J’étais dopaminé. Je m’en contre-gammabutylise. Tu es sérotoninergisante dans ce chandail moulant, ma chérie !

    Dehors, c’est novembre. Les routes sont glissantes. Je mets le clignotant, tourne à gauche à l’entrée de l’hôpital. Déjà plein de voitures dans le stationnement.

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