Magazine Palais #21
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Transcript of Magazine Palais #21
12/ Le bord des mondesAt the edge of the worlds
par / by Rebecca Lamarche-Vadel
18/ CARLOS ESPINOSA
20 / ROSE-LYNN FISHER
26 / CHARLIE LE MINDU
30 / ZDENEK KOSEK
32 / ARNOLD ODERMATT
36 / GAME OF STATES
42 / Le monde de l’art en ses bords The world of art on its borders
par / by Jean-Marie Schaeffer
56 / BRIDGET POLKEn équilibre :
l’œuvre de Bridget PolkIn balance: the work
of Bridget Polkpar / by David Raymond
64 / LAURENT DEROBERT Art, amour et mathématiques
Art, love and mathematicsLaurent Derobert & Edward Frenkel
s’entretiennent avec / in conversation with Peter Coffin
72 / JERRY GRETZINGER Les cartes magiques de Jerry Gretzinger
Jerry Gretzinger’s magic maps
par / by Philippe Rekacewicz
88 / LA SAPELa carte des possibles : la Sape kinoise
The possibilities card: Kinshasa “Sape”
par / by Sandra Maunac (Masasam)
98 / HIROSHI ISHIGURO Une discussion entre
Hiroshi Ishiguro et Keiichiro Shibuya
A conversation between Hiroshi Ishiguro and Keiichiro Shibuya
PALAIS 21 Le magazine du Palais de TokyoThe magazine of the Palais de Tokyo www.palaismagazine.com E [email protected] Directeur de la publication, Publisher : Jean de Loisy Rédacteur en chef, Editor-in-chief : Frédéric Grossi Éditeur, Editor : Vincent Simon Assistante éditoriale, Editorial assistant : Aurore Bano Conception graphique, Graphic design : Helmo Traducteurs, Translators : Caroline Burnett, Christopher Merkel, Ian Monk, Steven Rendall, Adel Tincelin Relectures, Proofreading : Nolwenn Chauvin, Tiffany Thomas Ont participé à ce numéro,Have contributed to this issue : Frédérique Aït-Touati, Bénédict Beaugé, CKY, Peter Coffin, Laurent Derobert, Brian Dillon, Carlos Espinosa, Rose-Lynn Fisher, Edward Frenkel, Pierre Gagnaire, Jerry Gretzinger, Iris van Herpen, Hiroshi Ishiguro, Theo Jansen, Jean Katambayi, Kenji Kawakami, Zdenek Kosek, Jesse Krimes, Rebecca Lamarche-Vadel, Charlie Le Mindu, Sandra Maunac (Masasam), Arnold Odermatt, Bridget Polk, Le Prince Noir, David Raymond, Philippe Rekacewicz, Tomás Saraceno, Jean-Marie Schaeffer, Keiichiro Shibuya, Jean-Paul Thibeau, Jane Venis, George Widener
PALAIS est édité par, is published by : Palais de Tokyo SAS, 13 avenue du Président Wilson, F-75116 Paris, T +33 1 4723 5401www.palaisdetokyo.com
Publicité, Advertising : Mazarine Culture, 2 square Villaret de Joyeuse, F-75017 Paris, T +33 1 5805 4970www.mazarine.com Contacts : Françoise Meininger, Carole Nehmé Diffusion, Distribution :PALAIS est diffusé en France et à l’étranger. Liste et coordonnées des diffuseurs, voir www.palaismagazine.com / PALAIS is distributed internationally. List and contact details of distributors, see www.palaismagazine.com Abonnements et ventes en ligne, Subscriptions and online orders : www.kdpresse.com / www.palaismagazine.com
Conseil en fabrication, Production advisor : Ex Fabrica (Paris)
Imprimé en Union européenne par,Printed in European Union by : D’Auria Printing spa, S. Egidio alla Vibrata (TE), Italie, Italy Dépôt légal à parution, imprimé en février 2015ISSN 1951-672X / ISBN 978-2-84711-057-9 © Palais de Tokyo et les auteurs, 2015© Adagp (Paris), 2015 pour les œuvres de ses membres
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106 / THEO JANSENLe grand simulateur
The great pretenderpar / by Theo Jansen
122 / TOMÁS SARACENO L’araignée, l’artiste
et le philosopheThe spider, the artist and
the philosopherpar / by Frédérique Aït-Touati
132 / PIERRE GAGNAIRE La cuisine des possibles de Pierre Gagnaire
The cooking of possibilities of Pierre Gagnaire
par / by Bénédict Beaugé
138 / JEAN KATAMBAYI Bonjour Monsieur Jean Katambayi par / by Jean-Paul Thibeau
146 / KENJI KAWAKAMILe paradoxe du chindogu
The paradox of chindogupar / by Jane Venis
164 / LE PRINCE NOIR
166 / KUSKÖY
168 / JESSE KRIMES
172 / IRIS VAN HERPEN
174 / GEORGE WIDENER
178 / CKY
184 / Huit formes et figures d’une histoire non-naturelle
Eight forms and figures from an unnatural history
par / by Brian Dillon
« Le Bord des mondes »,
exposition collective du 18/02/15 au 17/05/15 au Palais de Tokyo.
Cette exposition bénéficie du soutien de PeclersParis, McCANN, Orange.
“Le Bord des mondes,” group exhibition from 18/02/15 to 17/05/15
at the Palais de Tokyo. This exhibition benefits from the support
of PeclersParis, McCANN, Orange.
12
En explorant des territoires extérieurs au monde de l’art, en débusquant des gestes singuliers à l’origine de formes nouvelles de création, l’exposition « Le Bord des mondes » entreprend de renouveler et d’élargir le champ de notre attention
artistique. Une tentative de voir, d’expérimenter et de penser le monde, en s’affranchissant
des catégories qui l’organisent.
12 AT THE EDGE OF THE WORLDS
Le bord des
mondespar
Rebecca Lamarche-Vadel
« Mondes éternellement étudiés, à jamais inconnus peut-être, oh ! dites, avez-vous des destinations de paradis, d’enfers, de purgatoires, de cachots, de villas, de palais, etc. ?… Que des systèmes et des groupes nouveaux, affectant des formes inattendues, adoptant des combinaisons imprévues, subissant des lois non enregistrées, imitant tous les caprices providentiels d’une géométrie trop vaste et trop compliquée pour le compas humain, puissent jaillir des limbes de l’avenir ; qu’y aurait-il, dans cette pensée, de si exorbitant, de si monstrueux, et qui sortît des limites légitimes de la conjecture poétique 1 ? »Charles Baudelaire
L’exposition « Le Bord des mondes » est née de l’hypothèse selon laquelle l’art dans toute son étendue, dans son expression la plus fertile, peut se trouver et s’accomplir quelque part à l’interstice des mondes, au-delà des territoires traditionnellement consa-crés de la création artistique. En 1913, Marcel Duchamp s’inter-rogeait : « Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas “d’art” 2 ? » Ce questionnement qui accompagne la pensée de l’exposition « Le Bord des mondes » évoque l’extension du territoire de l’art. Existerait-il des formes, des actions et des pensées singulières, nées d’« autres » mondes, qui puissent être considérées, elles aussi, comme des œuvres ? L’art pourrait-il surgir et s’accomplir en dehors des sphères consacrées ? L’œuvre pourrait-elle naître dans les intervalles, dans ces zones énigmatiques laissées au « bord des mondes » ?
Les créateurs présentés dans l’exposition révèlent l’étendue de ces espaces insoupçonnés. « Le Bord des mondes » renouvelle l’at-tention portée à des recherches contemporaines et historiques se situant dans l’expression de la création la plus libre et la plus audacieuse, dépassant les définitions classiques de l’art. Qu’ils soient visionnaires, chercheurs, poètes ou pirates, tous ces créa-teurs estompent les limites des territoires en les transgressant. Ils franchissent les frontières mentales et historiques érigées entre les savoirs et les gestes, entre l’écriture et la lecture du monde. Libérés des disciplines et du dogme, ils nous invitent à douter de la pertinence de l’idée d’un centre et de ses marges et à remettre en question la désignation d’une norme qui circonscrirait les terri-toires de l’art et de l’œuvre. Ni outsiders ni naïfs, pas plus qu’hors-normes, ces créateurs sont des esprits libres qui renouvellent notre expérience du visible et, par là même, notre expérience du monde, hors des canons de la spécialisation, procédant par l’exer-cice de l’« indiscipline ». Ils dessinent l’architecture de mondes « possibles » dont ils sont les bâtisseurs, par le biais d’emprunts, d’intuitions et grâce aux recherches pour lesquelles ils inventent leurs propres méthodes.
Aucun modèle n’est permanent. Les frontières se déforment, se dissolvent : elles sont redessinées, renégociées. Le territoire de l’œuvre d’art est un corps en mouvement 3, qui se modifie en vertu de l’intégration progressive de nouveaux champs de recherche qui nous semblaient jusqu’alors étrangers, voire interdits. « Ce qui nous paraît digne d’être aimé est toujours ce qui nous ren-verse, c’est l’inespéré, c’est l’inespérable 4. » L’ère moderne, à la suite des théories d’Auguste Comte et de l’avènement de la doc-trine positiviste au xixe siècle, s’est dessinée selon un programme visant l’unification du monde : un système de pensée universel et rationnel. Tout ce qui ne pouvait pénétrer la catégorie définis-sant le périmètre de l’œuvre d’art s’est trouvé, pour des raisons
de cohésion, déporté vers une catégorie annexe et fourre-tout, embrassant l’amateurisme, le folklore, la folie. « On pourrait faire une histoire des limites – de ces gestes obscurs, nécessaire-ment oubliés dès qu’accomplis, par lesquels une culture rejette quelque chose qui sera pour elle l’Extérieur ; et tout au long de son histoire, ce vide creusé, cet espace blanc, la désigne tout autant que ses valeurs 5. »
L’histoire de ce qui fait œuvre n’est-elle pas précisément l’histoire d’une révolte de l’homme contre la possibilité de son enfermement ? L’expression d’un refus de se soumettre, la forme tangible d’une insubordination ? « L’art naît [...] de la fascination de l’insaisissable, du refus de copier des spectacles, de la volonté d’arracher les formes au monde que l’homme subit pour les faire entrer dans celui qu’il gouverne... Les grands artistes ne sont pas les transcripteurs du monde, ils en sont les rivaux 6. » Dans l’ex-position « Le Bord des mondes » se côtoient et cohabitent des ingénieurs, architectes, biologistes, militants, mathématiciens,
hackers, inventeurs, poètes, experts et amateurs, artistes-cher-cheurs et chercheurs-artistes, aux parcours et aux intentions multiples. Les artistes, tels que reconnus par un système qui les rend légitimes, autant que les autres créateurs, ces individus à l’interstice des territoires, ont tous en partage de ne pas accep-ter une conception statique du monde et des formes, à laquelle ils préfèrent les processus, l’enquête, l’hypothèse et par-dessus tout, peut-être, le doute. Ils ont en partage d’arpenter les terri-toires de la création, ce lieu symbolique mystérieux qui sans cesse échappe, ce lieu d’où l’humain dévoile son étendue. L’exposition tente, comme Joseph Beuys le défendait avec le concept de « sculp-ture sociale », d’écrire l’extension des territoires de l’œuvre d’art. Il s’agit de réintégrer l’inclassable, d’accepter l’indéfinissable, d’ouvrir les portes de la raison à des territoires en permanente réinvention au-delà de la logique de confinement ; de douter, à la suite de Nelson Goodman, de ce qui distinguerait une œuvre authentique d’une contrefaçon. Il s’agit de sortir des territoires familiers, de regarder les œuvres qui se construisent à l’ombre des usages académiques, de célébrer la perméabilité du monde – des mondes – de l’art.
Si nous parlons du « bord des mondes », c’est bien pour dési-gner l’existence d’une multiplicité, peut-être même d’une infi-nité de mondes. Ces mondes humains et non-humains, ces mondes animés et inertes, ces mondes intérieurs et extérieurs, ces mondes des savoirs et des sentiments, tous, inextricable-ment liés par leurs bords, ectoplasmes en permanente trans-formation, existant grâce à leurs mouvements, aux profondes perturbations qui les animent, liés et réunis par chaque créa-teur. L’art s’est toujours enrichi du dépassement de ses limites, et l’exposition « Le Bord des mondes » présente ces recherches qui font cohabiter, sur fond d’incertitude, le plus grand nombre de valeurs et de modes d’existence au sein d’un écosystème le plus riche possible 7. L’œuvre naît dans l’esprit du créateur qui, libre, multiplie et croise les gestes, dissout les savoirs, invente
13LE BORD DES MONDES
L’art pourrait-il surgir et s’accomplir en dehors des sphères consacrées, dans ces zones énigmatiques laissées au « bord des mondes » ?
CARLOS ESPINOSA est l’inventeur des atrapanieblas, les « pièges à brumes », que le physicien a disséminés dans le désert de l’Atacama au Chili avant qu’ils se propagent dans les régions les plus arides du monde. Permettant de capter l’eau des nuages, ils favorisent le développement de la vie organique dans les zones désertiques. Développée dans les années 1960 à la suite d’une terrible année de sécheresse, l’invention fut brevetée en 1963 et son système offert en usage libre à l’Unesco. Cette recherche consistait pour Carlos Espinosa à « trouver des solutions durables de cohabitation de l’homme avec son environnement, quand l’humanité tout entière commençait déjà à se lancer dans la conquête spatiale ».
CARLOS ESPINOSA is the inventor of atrapanieblas,
or “mist traps,” which he disseminated throughout the Atacama Desert in Chile before they spread to the most
arid regions of the world. Able to capture humidity, these inventions help the development of organic life in desert
areas. Developed in the 1960s after a terrible year of drought, the invention was patented in 1963 and its
system offered for free use to Unesco. Carlos Espinosa’s research consisted in “finding lasting cohabitation
solutions for man and his environment, at a time when the whole of humanity was already embarking on
the conquest of space.”
18 CARLOS ESPINOSA
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En écho aux hypothèses formulées par l’exposition « Le Bord des mondes », Jean-Marie Schaeffer propose une réflexion allant à l’encontre d’une vision qui oppose l’art à ce qui n’est pas de l’art. Le philosophe ne pense pas l’art comme une entité
stable et close, mais comme un monde pluriel qui remet sans cesse en jeu son extension
et sa nature au gré de ses interactions et échanges avec les mondes multiples
qui le bordent.
42 THE WORLD OF ART ON ITS BORDERS
Le mondede l’art
en ses bords
par Jean-Marie
Schaeffer
MONDE(S) DE L’ART ET AUTRES MONDESNous parlons souvent de l’art en termes de « monde », que ce soit au singulier, comme le philosophe Arthur Danto 1, ou au pluriel, comme le sociologue Howard S. Becker 2. L’expression « monde(s) de l’art » désigne sans conteste une réalité : dans nos sociétés actuelles l’art prend figure comme monde, à la fois social (Becker) et symbolique-culturel (Danto). La question de savoir s’il y a un monde de l’art ou plusieurs n’aura pas à nous retenir ici. C’est une question de perspective : l’art étant un fait de valeur et donc d’engagement, en général pour celui qui habite un monde de l’art, ce monde est le monde de l’art et non pas un parmi d’autres. L’observateur extérieur, non-engagé, consta-tera souvent l’existence d’une pluralité de mondes interagissant entre eux de diverses manières, et plus ou moins compatibles ou incompatibles les uns avec les autres. Le sociologue qui s’in-téresse aux relations et interactions entre humains et groupes humains se trouvera ainsi confronté à l’existence en synchro-nie de plusieurs mondes de l’art dont l’interaction produit le fait d’« art » : le monde des artistes, celui des collectionneurs, celui des institutions, celui des critiques, celui des connaisseurs, celui du public général, etc. L’historien de son côté constatera l’exis-tence en diachronie d’une succession de mondes de l’art, les périodes de transition entre deux mondes correspondant sou-vent à des moments d’a-synchronie entre les différents mondes de l’art en interaction étudiés par le sociologue (il peut y avoir ainsi une a-synchronie marquée entre le monde des artistes et celui du public général).
Je laisserai de côté ici la question de savoir s’il y a toujours eu un ou des monde(s) de l’art, c’est-à-dire si les pratiques artis-tiques conçues comme activités créatrices ont toujours pris la figure d’un espace social autonome. En l’état actuel de nos connaissances historiques et anthropologiques, les activités artistiques, au même titre que certains autres faits sociaux (tels les faits de pouvoir ou de domination, le fait religieux ou encore les faits de reproduction intergénérationnelle), sont généra-lement des faits socialement marqués, c’est-à-dire considérés comme importants ou significatifs du point de vue de la société dans sa globalité. Mais un tel marquage ne donne pas nécessai-rement naissance à la constitution d’un monde social ou sym-bolique autonome. En fait, l’art comme monde autonome ne semble pouvoir exister que dans certaines constellations socié-tales bien particulières. Ces conditions sont réunies dans nos sociétés actuelles, mais il ne s’agit pas de l’unique constella-tion ayant abouti à une telle autonomisation. Il suffit de penser à la Grèce classique (la polémique menée par Platon contre l’art mimétique au nom de la philosophie est une preuve indirecte de l’existence d’un monde artistique autonome à son époque), à la Rome impériale, à la Chine ou au Japon classiques et sans doute bien d’autres encore. Mais je préfère laisser cette ques-tion aux bons soins de l’histoire comparative des cultures et à l’anthropologie.
En effet, du moins telle que je la comprends, l’exposition « Le Bord des mondes » n’a pas pour enjeu la question de l’autonomie de l’art. Par certains aspects, elle touche à la question de l’unité ou la multiplicité des mondes de l’art, plus particulièrement à celle de la relation entre l’art légitime (ou plutôt l’art légitimé) et ce qu’on peut regrouper cum grano salis sous le nom de outsider art, c’est-à-dire les pratiques qui, tout en s’inscrivant manifestement
dans une intentionnalité artistique, rencontrent des problèmes de légitimation de la part des discours qui délimitent ce qui vaut comme définition prototypique de l’art 3. Mais ici la question de l’unité ou de la multiplicité des mondes de l’art n’est qu’un aspect superficiel : le véritable problème est celui de la relation du ou des monde(s) de l’art avec ce qui n’est pas de l’art. Car c’est bien à par-tir d’une position d’exclusion préalable, pour des raisons d’illégi-timité personnelle ou générique, du monde de l’art, que l’art brut par exemple vient interroger le bord de ce monde.
C’est cette question des frontières entre le(s) monde(s) de l’art et les « autres » mondes qui est au centre de l’exposition « Le Bord des mondes ». Elle l’aborde de manière innovante et profonde, prenant le contrepied de notre façon spontanée de la poser.
Nous avons tendance à opposer le ou les mondes de l’art en bloc à ce qui n’est pas de l’art, comme si, à part le monde de l’art, il n’y avait qu’un seul autre monde qui se caractériserait uni-quement par la propriété négative de ne pas être de l’art. Les racines de cette façon de voir se trouvent dans le romantisme (et tout particulièrement le romantisme philosophique et l’idéa-lisme spéculatif allemands) qui avait investi l’art d’une fonction
de contre-monde s’opposant frontalement à toutes les autres sphères de la vie humaine, comme la vérité s’oppose à l’erreur (ou à l’illusion), ou encore l’authenticité à l’inauthenticité, la plé-nitude au manque d’être. Au xxe siècle, cette façon de voir l’art a été extrêmement influente, et ce dans de nombreux domaines allant de la philosophie de l’art aux théories des créateurs en pas-sant par le discours des critiques, au point de se constituer sou-vent en théorie par défaut des relations entre art et société. Elle a nourri des projets artistiques exceptionnels et a donné nais-sance à des œuvres admirables. Mais à la longue elle a eu trois conséquences malencontreuses.
D’abord elle a transformé l’art en un fait u-topique au sens littéral de ce terme, c’est-à-dire en un fait sans lieu, ou en tout cas sans lieu propre, au sens où le lieu de l’art a fini par n’être plus que la négation de toute localisation (et en particulier de toute localisation sociale). Deuxième conséquence : en devenant u-topique l’art est du même coup devenu l’« autre » de la vie, car il n’y a de vie que « située ». Troisième conséquence enfin, et c’est elle qui importe ici : en réduisant tout ce qui est extérieur à l’art au statut purement négatif de « ce qui n’est pas de l’art », elle a méconnu la multiplicité irréductible des mondes non–artis-tiques. Du même coup elle a aussi méconnu la multiplicité irré-ductible des relations entre l’art et ce qui n’est pas de l’art.
MONDES ET BORD(S)En réalité, le ou les mondes de l’art sont immergés dans d’in-nombrables autres mondes sociaux de dimensions et d’impor-tance diverses. La notion même de « vie » désigne un processus perpétuel de différenciation située, et l’art en fait partie. L’idée selon laquelle l’art serait une intériorité close sur elle-même, qui se détacherait d’une extériorité indifférenciée, interdit de com-prendre la dynamique du ou des mondes de l’art. L’art se sépare
43LE MONDE DE L’ART EN SES BORDS
le véritable problème est celui de la relation du ou des monde(s) de l’art avec ce qui n’est pas de l’art.
56 BRIDGET POLK
BRIDGET POLK réalise des installations de balancing rocks ou « pierres enéquilibre ». Ces sculptures impossibles se maintiennent grâce à un équilibre précaire qui se joue des lois de la gravité, « organisant le chaos ».David Raymond, artiste, écrivain et poète, livre une analyse riche et subtile de cet « art » singulier, au croisement de la sculpture, de la performance et de la méditation.
BRIDGET POLK
BLACK AND WHITE[2010]
CIMENT, GOUDRON / CEMENT, TARMAC
Courtesy Bridget Polk
57BRIDGET POLK
BRIDGET POLK
BALANCING ROCKSSUNDAY SESSION,
MOMA PS1 (NEW YORK)06.04 2014
Photo : Beth Browde
≥BRIDGET POLK
SPLASH[2010]
PIERRES DE SCHISTE ET PAVÉ PROVENANT DE L’HUDSON RIVER /SHALE FROM THE HUDSON RIVER
AND COBBLESTONECourtesy Bridget Polk
JERRY GRETZINGER
En 1963, JERRY GRETZINGER dessina le premier élément de la carte d’un monde imaginaire. Chaque jour ce dessin a été augmenté, étendant un monde et dessinant la physionomie d’une terre inconnue. Cinquante ans plus
tard, le cartographe amateur travaille toujours à ce même document, qui s’est
métamorphosé en un espace constitué de plus de trois mille feuilles de papier.
Les cartes magiques
de Jerry Gretzingerpar Philippe Rekacewicz
On ne devient jamais tout à fait par hasard géographe, cartographe ou encore grand voyageur. Comme Nicolas Bouvier le raconte dans L’Usage du monde 1, ce sont bien toutes ces journées passées cou-ché sur le tapis, dans son enfance, le nez vissé dans de grands atlas, qui l’ont incité quelques années plus tard à « partir en voyage ».
Jerry Gretzinger aussi, à sa manière, est « parti en voyage ». Lui aussi, depuis son enfance, est fasciné par les cartes, celles que son père – ingénieur chargé de la maintenance de réseaux d’eau – lui rapportait à la maison, et qu’il scrutait avec passion ; celles aussi que les compagnies pétrolières offraient gratuitement dans les années 1950 2. Dans les stations-service, elles débordaient des pré-sentoirs. À chaque fois que ses parents s’y arrêtaient pour faire le plein d’essence, Jerry, lui, en profitait pour faire le plein de cartes.
Il témoigne : « J’étais fasciné par les formes et les symboles, par ces autoroutes sans fin qui se déroulaient comme des immenses tapis sur des milliers de kilomètres pour que les océans puissent se “donner la main”. Je ne me lassais pas d’admirer la structure des villes, leur configuration. Sur ces cartes, il m’arrivait souvent
73
TOUTES LES IMAGES /ALL IMAGES
JERRY GRETZINGER
JERRY’S MAP[1963-2014]
(DÉTAIL / DETAIL)PEINTURE SUR PAPIER / PAINT ON PAPER
Courtesy Jerry Gretzinger
LA SAPE (Société des Ambianceurs et Personnes Élégantes) est un mouvement qui s’est développé à Brazzaville (République du Congo) dans les années 1960, avant de se répandre dans des foyers tels que Kinshasa (République démocratique du Congo) et Paris. Communauté protéiforme et complexe, la Sape fait de ses adeptes des fidèles dévoués à l’art du « se vêtir ».
Sandra Maunac retrace l’histoire
de la Sape kinoise en mettant en
évidence ses liens étroits avec
la scène musicale de « Kin la belle ».
89LA SAPE
100% PAPIER, CEDA JAPON, KINSHASA
[2013]PHOTO : YVES SAMBU
IMPRESSION JET D’ENCRE / INKJET PRINT Courtesy Yves Sambu
≤BA KOKO MUANA, KIN,
KINSHASA[2013]
PHOTO : YVES SAMBUIMPRESSION JET D’ENCRE / INKJET PRINT
Courtesy Yves Sambu
As a researcher in robotics intelligence in Osaka,
HIROSHI ISHIGURO creates “geminoid” robots. Through these machines that imitate
in every way the appearance and the behavior of humans,
he is attempting to understand what constitutes human nature.
Can it be artificially produced and reproduced?
In a conversation with composer Keiichiro Shibuya, author of an opera written for the vocal synthesizer software Vocaloid, Hiroshi Ishiguro attempts to answer these questions.
KEIICHIRO SHIBUYA | Could you indicate what the object of your research is?
HIROSHI ISHIGURO | I’m trying to get to the essence of humanity. So I make robots. Up to this point I’ve made very mechanistic, classic robots and I’ve made ones that look almost exactly like humans, called “geminoids.” At the moment, I’m building robots called “telenoids.” These teleoperated androids are designed to express human aspects and movements, but in a minimal design. You could really mistake them for human beings although you can’t tell their age or their sex. It’s possible to transmit your own presence onto them from a distant location. When you hear them speak, you think of a person and you project that person’s image onto them. Thanks to new research, the border between men and machines should eventually disap-pear. That’s always been the human interest in technological development: to raise new questions about humanity while expanding humanity’s potential. It’s a means for discov-ering the nature of humanity.
KS | I’d like to know whether you appreci-ate humanity. Is an almost entirely human android an ideal for you?
HI | Only researchers would be crazy enough to ever run up to an android and plant a kiss on it. However all humans are wired to respond to something sufficiently human. Make the androids just like humans and the value of actual humans starts to diminish.
KS | It doesn’t seem like you’re all that inter-ested in humanity. I wonder to what extent you really do want to understand humans?
HI | I suppose I’m interested in myself.
KS | But being interested in yourself and being interested in humanity are two very differ-ent things.
HI | I’m interested in myself as a human, though. You aren’t going to find humanity unless you’re looking for something concrete. So it’s better to go after something you’ve
found within yourself. I think it’s the same whether you’re searching for the basic unit of music, or the basic unit of humanity, or the basic unit of the mind or consciousness. For me, the question is whether you can search for it by using artificial means.
KS | The truth is, I don’t think I’ve known a single researcher that was interested in man-kind as a whole.
HI | I wonder if mankind is all that interesting.
KS | You’re right. If you told me never to make another song that would be sung by a human being I’d be fine with that.
HI | But you’re interested in yourself as some-one who would hear the song, right? You make something because you think to your-self that you’ve done a good job once you’ve made it.
KS | Yes, exactly.
HI | It’s the same with me. The biggest thing for me is whether I can convince myself. I’m clearly more interested in the words “me” or “I” than in humans. People talk about con-sciousness and the soul, but I don’t really have the sense of having a soul.
THE DIVIDING LINE BETWEEN LIFE AND DEATH
KS | The words “me” and “you” as we use them don’t mean anything unless the other person is alive.
HI | Exactly. They establish themselves by their relativity.
KS | I’m particularly interested in the divid-ing line between life and death. When the departed “depart,” we imagine that their bodies disappear, but they don’t go anywhere unless we do something with them, like cre-mation. The thing is, pronouns like “me” and “you”—the words that represent this relativ-ity—are the only things that really go away. If I were to die, people would still say, “You
know, Shibuya this and Shibuya that,” refer-ring to me. So the proper nouns live on, and what dies are the words that express our rela-tionships. I don’t think people anticipate that.
HI | The proper nouns survive, but the relativ-ity dies. In other words, your memories live on in the memories of others. And your sub-jectivity dies along with that relativity.
KS | So people stop being able to address you as “you” this or “you” that.
HI | But if you come back as an android then it’s possible again. Because no one really questions what’s inside. In other words, we could replace what’s on the inside of some-one with whatever we wanted, and then you could meet that person a year later and things wouldn’t go any further than: “You’ve changed!” So I get the feeling that if you die and come back as an android, then the people around you should be able to maintain their relationships with you to a certain extent.
COMMUNICATION AND SEXUALITY
KS | The relationship would be rather distant, though, because robots lack sensuality.
HI | Over the course of some discussions with researchers from the Primate Research Institute at Kyoto University, I thought how strange it was that research on communica-tion between chimpanzees equals research on sexual behavior. But the sexual aspect totally disappears when it comes to human communication. But as for human connec-tions, the charm of an android and having a sense of existence, there’s no humanity without considering the sexual aspect. When I decided to make my first android I realized that the engineering field is full of mechanical metal parts, but that engineering doesn’t know anything about the soft parts that cover them, which can be found elsewhere.
KS | Where?
HI | You know, you can’t understand the real psychology of things if you avoid vulgarity. So I went to the sex shops around Akihabara and studied everything I could. You can’t know all the ways of using silicon without investigating a little.
KS | On that point, there’s the whole thing with Moe1 characters, but it doesn’t go any
103HIROSHI ISHIGURO
A conversation between Hiroshi Ishiguro
and Keiichiro Shibuya
123TOMÁS SARACENO
L’un des centres d’intérêt majeurs de TOMÁS SARACENO est l’observation des systèmes environnementaux, physiques et biologiques. Au sein de cette étude, les toiles d’araignées et leur système d’expansion dans l’espace sont une puissante source d’inspiration.
Frédérique Aït-Touati, chercheur en littérature et histoire des sciences et
metteur en scène, plonge au cœur des toiles de Tomás Saraceno et dans l’histoire des savoirs modernes pour
penser la liaison de l’infiniment grand à l’infiniment petit.
TOMÁS SARACENO
OMEGA CENTAURI 1 NEPHILA KENIANENSIS 4 CYRTOPHORA CITRICOLA
[2014]SOIE D'ARAIGNÉE, FIBRE DE CARBONE,
LUMIÈRE, TRÉPIED / SPIDERSILK, CARBON FIBRE, LIGHT, TRIPOD
Courtesy Tomás Saraceno & Esther Schipper (Berlin)Photo : © Studio Tomás Saraceno
142 JEAN KATAMBAYI
JEAN KATAMBAYI AU TRAVAIL / AT WORK
Photo : Raphaël de Staël
≥JEAN KATAMBAYI
ÉCRAN PLASMA[2013]
CARTON, ENCRE DE STYLO SUR CARTON, COMPOSANTS ÉLECTRONIQUES /
CARDBOARD, PEN INK, ELECTRONIC COMPONENTS
102 × 119 × 93 CMCourtesy Jean Katambayi
Photo : Georges Senga
Using cardboard and recycled electronic components, JEAN KATAMBAYI creates electrical calculation systems, theoreticaland practical machines, devoting hundreds of hours to building them. Electricity is a central theme in his production with
its philosophical, technical and political implications, illustrating the daily difficulties in sub-Saharan Africa.
This articulation between technology, poetry, and inventing daily life echoes
the hackers’ practice.
BONJOUR MonsieurJean Katambayi
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by Jean-Paul Thibeau
Jean Katambayi likes meeting people, especially when there is an exchange of words, gestures and energies; and thus a transformation. The basis of any genuine encounter is the transformation of those who experience it—the transformation of those who share their knowledge and their experiences, just as much as they might share their lack of knowledge or their inexperience, quite simply and quite honestly. Jean Katambayi says that he always wants to learn and if what he learns can be transmitted to others, then what has been retransmitted is an energy that can stimulate each person’s creativity.
I had the great pleasure to accompany Jean Katambayi during his residence at the École Supérieure d’Art of Aix-en-Provence, in the autumn of 2010. It was an opportunity for me to see him work, while he also attended courses and participated in workshops. As he spent all day studying, he worked at night in his studio. There, he produced an enigmatic, furiously electrified, and micro-sonorised piece, Ecoson (700 hours’ work, 0.8 m × 1.5 m × 1.5 m, 50 kg). “Ecoson is also a man-uscript evoking a metaphysical hypothesis, which confronts design with destiny through the intermediary of colour, as though provid-ing a highly imaginary material, favourable to the ecosystem; such is the theme at the centre of Ecoson.”2
143JEAN KATAMBAYI
Jean Katambayi’s work can be approached from various angles or various vanishing points. He conveys a multiplicity of connections, between tradition and modernity, post-colonialism and de-colonial-ism, DIY and invention, art and science, philosophy and jubilation.
JEAN KATAMBAYI IN THREE PARTS“Jean-Paul Thibeau: You are taking part in the show ‘Le Bord des mondes,’ about which Rebecca Lamarche-Vadel, the curator, has pointed out: ‘The projects of the creators as presented reveal unsus-pected places, enjoining us to rethink our certitudes. Visionaries, seekers, poets and pirates, they defy limits so as to sublimate and transcend the frontiers between worlds.’ What do her words evoke for you?Jean Katambayi: Firstly, I’m self-taught, not just as an artist, but also in all the aspects of my life! What’s more, my roots lie rather in arts and crafts. It was the critics who said: ‘Hang on, you’re an artist in fact!’ But I’m in no hurry to define myself like this. Secondly, in my practice, there is always a bridge which, on one side convokes art, and on the other, science. Thirdly, in my approach there is a conversion step between the initial philosophy, which might be called a ‘theory,’ and its ‘materialisation,’ given that my creations are visual. I need this conversion step so as to connect together society and my practice, and this consumes a lot of energy. Thus, I conduct a great deal of research to find out how to convert a philosophy into algorithms. How to trans-late it and transmit it to society, in such a way that the work becomes useful. To conclude, I’ve been an ‘activist’ since my childhood: I want to create a rupture in a society, which has been frozen by colonisation, among other things. But what really intrigues me are new forms of colonisation of Africans by Africans, which is the worst thing of all.”3
NOTHING MACHINES?“Since my childhood, I’ve been haunted by form; as an adolescent, I wanted to solve questions in an intellectual way, or just display the capacities in invention. That’s how I started. It was about transfor-mation, with no objectives. I quite simply wanted to demonstrate the capacities of creation!”4
Jean Katambayi’s machines are constructed like combina-tions of materials and languages that work together. They are both addresses and “callers”: “Come closer, walk around me, decipher my various signs, explore how it all works!”
As an artist-hacker-odd-jobber, Jean Katambayi has developed a way of working, of “seeing with his fingers,” but also a way of thinking and analysing, of assembling and experimenting with ideas derived from the notions of dysfunction and “disruption.” The works are in themselves archives, tales of experiences and activations of a certain hospitality for diversions and ruptures.
Concerning his work entitled Julia, he says: “I wanted to devote this work to Julia, my new-born daughter. Its technical name is ‘anal-yser-motor-generator’ (…). My researches had been developing on the basis of a break from routines, for we have grown up in a society in which everything has been totally structured, whether it be pro-grammes, or the way we think. For me, this work marked a rupture, because it set out to simulate, by means of a technical illusion, per-petual energy.”5
And concerning Plasma: “The title, Plasma, came directly from the usual name that has been used over the past few years for new-generation screens. (…) But I’ve always been a fan of the cathode tube, which had its own ways, would break down, with images that refused to gel, and sometimes with snow. (…) The apparent working of Plasma
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11
KENJI KAWAKAMI
11MAIN À COUPER /
CUTTING ASSISTANT HAND
12BEURRE EN TUBE /
BUTTER STICK
[1980-2014]Courtesy Kenji KawakamiPhoto : © Kenji Kawakami
157KENJI KAWAKAMI