L'Initiation Traditionnelle - n°1 de 2014 - cld.pt · Trois lettres de Stanislas de Guaita à...

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L L I I n n i i t t i i a a t t i i o o n n T T r r a a d d i i t t i i o o n n n n e e l l l l e e Numéro 3 de 2016 Papus dans l'arrière boutique de la "Librairie du merveilleux", salle de réunion des activités martinistes, 29 rue de Trévise, Paris 9 e (vers 1890) En hommage à Papus à qui ce numéro est consacré Revue en ligne L’Initiation Traditionnelle n° 3 de 2016 Juillet, août & septembre 2016 Revue éditée par le GERME (Groupe d’Études et de Réflexion sur les Mysticismes Européens) et fidèle à l'esprit de la revue L'Initiation fondée en 1888 par Papus et réveillée en 1953 par Philippe Encausse Philosophie Théosophie Histoire Spiritualité Franc-maçonnerie Martinisme

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Revue en ligne L’Initiation Traditionnelle n° 3 de 2016 Juillet, août & septembre 2016

Revue éditée par le GERME (Groupe d’Études et de Réflexion sur les Mysticismes Européens) et fidèle à l'esprit de la revue L'Initiation fondée en 1888 par Papus et réveillée en 1953 par Philippe Encausse

Philosophie • Théosophie • Histoire Spiritualité • Franc-maçonnerie • Martinisme

Sommaire du numéro 3 de 2016 Les liens du sommaire ci-dessous sont cliquables

Éditorial, par Yves-Fred Boisset 1 Le Voile d’Isis, l’autre revue de Papus, par Hector Launay 6 Le symbolisme dans la Franc-maçonnerie, par Papus 14 Hymne à la Nuit, par Charles Dubourg 20 Un homme de Dieu : « Monsieur PHILIPPE », par Jean Prieur 22 Trois lettres de Stanislas de Guaita à Joris-Karl Huysmans, 1885, 1890, 1893, par Papus 24 Le Serpent de la Genèse, par Stanislas de Guaita 35 Les Mystères de la tombe et la Résurrection de la chair, par Phaneg 46 La légende de l’inceste, par Joséphin Péladan 54 Saint-Yves d’Alveydre, le Maître intellectuel de Papus, par Yves-Fred Boisset 59 Pourquoi l’Église catholique romaine condamne-t-elle la Franc-maçonnerie depuis 1738 ?, par Nadime Michel Kalife 67 Mémento 82 Les livres et les revues 83

L’Initiation Traditionnelle 7/2 résidence Marceau-Normandie 43, avenue Marceau 92400 Courbevoie Téléphone (entre 9h et 18h) : 01 47 81 84 79 Courriel : [email protected] Sites Web : www.initiation.fr (site officiel) www.papus.info (site des amis de la Revue L’Initiation) ISSN : 2267-4136 Directeur : Michel Léger Rédacteur en chef : Yves-Fred Boisset Rédacteurs en chef adjoints : Christine Tournier, Bruno Le Chaux Rédactrice adjointe : Marielle-Frédérique Turpaud Les opinions émises dans les articles que publie L’Initiation Traditionnelle doivent être considérées comme propres à leurs auteurs et n’engagent que leur responsabilité. L’Initiation Traditionnelle ne répond pas des manuscrits communiqués. Les manuscrits non utilisés ne sont pas rendus. Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

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Éditorial Et voilà donc cent ans à peu de jours près que Papus a abandonné brusquement le plan terrestre. C’était le 25 octobre 1916. Il était âgé de cinquante-et-un ans et laissait derrière lui une œuvre considérable. Aucun d’entre nous n’a pu le rencontrer de son vivant et nous savons que beaucoup l’ont longtemps regretté. Mais c’est ainsi et ce sera toujours ainsi tant que l’existence humaine ne dépassera presque jamais la durée d’un siècle. Dans ma prime jeunesse, j’ai connu des gens qui, au vu de leur grand âge (c'est-à-dire qu’ils avaient dépassé la… soixantaine, ce qui représentait encore un exploit dans la première moitié du vingtième siècle) auraient pu rencontrer le docteur Papus, soit en tant que malades, soit par l’intérêt qu’ils auraient pu porter envers l’occultisme et le mysticisme. Mais, dans mon entourage, nul n’y avait fait la moindre allusion et c’est en ma quinzième année (vers 1950) que j’ai découvert dans un bric-à-brac de vieux bouquins fripés et poussiéreux le Tarot des Bohémiens. Je jouais au tarot et ce jeu de cartes m’a toujours distrait. Mais, que diantre les Bohémiens venaient-ils faire en… l’affaire ? J’achetais le livre pour quelques anciens francs, autrement dit pour pas grand-chose, et je le dévorais ; je venais de tomber dans la marmite. Je sais gré à mes parents de ne m’avoir jamais influencé dans mes choix philosophiques, spirituels ou politiques et, bien qu’ils fussent catholiques, ils admirent normalement que je prisse quelques libertés avec les dogmes et enseignements de cette confession. Et, sans me détacher de la culture chrétienne à laquelle je me suis toujours honoré d’adhérer mais sans esprit sectaire, je partais à la recherche d’autres horizons, plus vastes et plus universels, et Papus m’a infiniment aidé dans mes recherches. Papus était au nombre de ces êtres lumineux qui traversent leur temps comme ces étoiles filantes qui sèment dans leur sillage la lumière. Ces êtres ne sont ni dieux ni sages, ils sont de chair et de sang et sont farouchement adversaires de ce que l’on appelle le « culte de la personnalité ». Ce culte, que l’on évoque à tout propos jusqu’à le banaliser, ils l’abandonnent aux éphémères, c'est-à-dire à ceux-là qui s’accrochent aux modes et qui disparaissent avec elles. Parce qu’il était engagé dans une voie spirituelle, il devait échapper à l’immédiateté des

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pensées, au dépérissement de son œuvre. Il a dépassé son temps pour venir jusqu’à nous. Cependant, nous ne sommes pas des disciples ordinaires de Papus. Car, justement, il nous a enseigné ce que l’on pourrait appeler la « fidélité critique ». Il ne fut pas un gourou, mais plus justement un éveilleur. Ses nombreux ouvrages nous incitent d’abord à une réflexion personnelle dont il nous montre les pistes, puis ils nous invitent à la constante recherche d’une vérité à travers les penseurs qui l’avaient précédé comme à travers ceux qui lui furent contemporains. Je dis bien une vérité et non la vérité car il faut être atteint d’une vanité pathologique pour prétendre détenir la « Vérité une et indiscutable » dont la détention usurpée est justement l’apanage des sots et des ignorants. Autour de Papus et de sa puissante personnalité gravitaient de nombreux autres personnages attachants par leur savoir et leur talent. Victor-Émile Michelet les illustra dans Les Compagnons de la Hiérophanie. Tous furent des spiritualistes engagés qui, à la charnière des XIXe et XXe siècles, participèrent à un grand mouvement qui aboutit à la création du « Martinisme », ordre initiatique chrétien qui se réfère à Louis-Claude de Saint-Martin, le « Philosophe Inconnu » (1743-1803), et, à travers lui, à ses deux propres Maîtres, Martinez de Pasqually (1727 [?]-1774) et, plus haut, Jacob Boehme (1575-1624). On sait que c’est au cours de ses études de médecine que Papus commença à s’opposer au « positivisme » ou « comtisme » prôné par le philosophe Auguste Comte (1798-1857). Ce positivisme connaissait alors un réel engouement dans les milieux intellectuels. Papus en constata rapidement les limites car cette théorie n’expliquait pas tout. Il s’y opposa, développant a contrario une vision spiritualiste du monde. C’est cette vision qui inspira ses premiers écrits qui auraient pu ne jamais être pris au sérieux dans le contexte matérialiste de cette époque. Mais, c’était sans compter avec le dynamisme et la puissance de travail du jeune docteur Gérard Encausse qui adopta le nomen de Papus (génie de la première heure, dans le Nuctéméron d’Apollonius de Thyane) pour défendre ses idées. Outre la rédaction de ses traités, Papus écrivit moult articles pour diverses revues et créa la revue « L’Initiation » (en 1888) et le « Groupe Indépendant d’Études Ésotériques » (1890). Ses multiples activités ne l’empêchèrent pas d’exercer parallèlement la médecine généraliste dans deux cabinets, l’un à Paris, l’autre à Tours.

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Était-il un « surhomme » ? Sans doute, aurait-il détesté qu’on le qualifie de la sorte. Il détestait louanges et honneurs. Il s’était mis au service de ses semblables et n’en tirait aucune gloire. Il aimait les autres, mais de cet amour qui reste attaché à la personnalité du Christ. Amour divin, bien sûr ce qui ne lui interdisait nullement d’aimer aussi beaucoup les dames et de ne pas s’en priver à ce que l’on rapporte. L’esprit et la chair ne sont pas des ennemis, comme le laissent supposer certains adeptes de la bigoterie. Il va sans dire que les membres du clergé appréciaient peu ses propos et écrits. Les bergers n’aiment pas les brebis qui s’écartent du chemin qu’on leur a tracé. Et, de ce point de vue, Papus était un rebelle qui faisait passer l’esprit avant la lettre. Par ailleurs, sa proximité avec la franc-maçonnerie générait une certaine méfiance des milieux ecclésiastiques, toujours jaloux de leurs prérogatives et de leur pouvoir sur les âmes. Pourtant, ses relations avec les obédiences maçonniques françaises ne furent pas empreintes d’une absolue sérénité. Provocateur à ses heures (ce n’est pas moi qui le lui reprocherait), Papus avait dénoncé ce que l’on pourrait appeler la désacralisation des loges à l’aube du XXe siècle et leur oubli de leurs racines spirituelles et chrétiennes, leur engagement politique (voire politicard) et leur renoncement à leurs missions originelles, telles que définies dans les premières Constitutions. Devenues des forums où l’on débattait de tout sauf de spiritualité et de tradition, lesdites loges françaises ne pouvaient satisfaire Papus qui en connaissait l’historique et les rituels mieux que la plupart des frères de son époque. Aussi, quand il eut l’impudence de présenter sa candidature à la Grande Loge de France, il fut blackboulé. Qui pourrait s’en étonner ? Quelques années auparavant, n’avait-il pas publié un pamphlet au titre évocateur Ce que doit savoir un maitre maçon ? Ce qui laissait sous-entendre que ceux-ci ne savaient pas grand-chose… Pas désarmé pour si peu, Papus fit un détour par l’Angleterre où il se fit recevoir dans une obédience du rite de Memphis-Misraïm. Il en revint avec le titre de « Grand-Maître du Souverain Grand Conseil Général du Rite de Memphis-Misraïm ». Excusez du peu. On n’aurait pas imaginé un Papus passif, sagement assis sur la colonne d’une loge et réduit au silence ; ce n’était pas dans son caractère. Une bonne trentaine d’ouvrages, des centaines de conférences et d’articles, un groupe d’études, deux revues mensuelles, deux cabinets

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médicaux, voilà la partie visible de l’activité du docteur Papus. Le bonhomme était solide, d’une constitution robuste, une véritable force de la nature. Il en imposait par sa prestance et son autorité. Il subjuguait les hommes par son esprit et les dames par son cœur. Il était né en 1865 en Galice, à La Corogne. Venu très tôt à Paris avec ses parents (son père était ingénieur chimiste), il vécut son enfance et une partie de sa jeunesse sur la Butte Montmartre, là où l’on croisait quotidiennement peintres et musiciens avant que la Place du Tertre ne devînt un des hauts lieux touristiques de la capitale. Plus tard, avec ses amis carabins, il fréquentera le « Chat noir » ou le « Lapin agile », ces cabarets emblématiques de Montmartre et a-t-il réellement rencontré le jeune Picasso comme semble le suggérer Marijo Arïens-Volker dans son merveilleux ouvrage Picasso et l’occultisme à Paris que nous avons récemment présenté dans le numéro 1/2016 de la revue (pages 82 et 83). Quand éclata la Première Guerre mondiale le 1er août 1914, Papus fut mobilisé dans le service de santé des armées. La véritable boucherie que représenta cette guerre nécessitait une grande présence médicale. On sait peu de chose sur la conduite au front de Papus. Seulement qu’il s’attachait avec autant de dévouement à soigner indifféremment les soldats blessés des deux camps, français et allemand. Devant un blessé, un médecin n’a pas à savoir à quel camp il appartient. Mais, en plus des soins médicaux et en vertu de sa vocation spirituelle, on peut penser que Papus devait apporter aux combattants frappés dans leur chair un réconfort moral. Sur les quatre années que dura cette guerre, Papus n’en vécut que deux puisque c’est le 25 octobre 1916 qu’il abandonna sa dépouille terrestre, pleuré par ses amis et ses disciples. Après une cérémonie religieuse en l’église parisienne Saint-Roch, il fut inhumé au cimetière parisien du Père-Lachaise auprès de son père, Louis, dans le caveau de la famille Encausse. Plus tard, l’y rejoindront son fils Philippe et l’épouse de ce dernier : Jacqueline. Chaque année, en un dimanche proche du 25 octobre, de nombreux admirateurs de Papus (martinistes ou non) se rassemblent autour de ce caveau pour honorer la mémoire de ce Maître dont le souvenir demeure vivant. À cette occasion, son fils Philippe (1906-1984) qui était seulement âgé de dix ans à la mort de son père, aimait conter son

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étonnement d’avoir vu venir à l’inhumation de son père, des « messieurs fort sérieux en redingote et gibus ». Il s’agissait vraisemblablement de notables et d’hommes d’état. Il ne faut pas oublier que Papus avait acquis de son vivant une notoriété certaine qui débordait largement le cadre déjà très étendu de ses activités spiritualistes. Il faisait partie de la « Haute Société » et fréquentait de nombreuses personnalités de la politique et de la presse. Ce sont quelques-uns de ces gens-là que son jeune fils avait dû voir au cimetière le jour de l’enterrement du docteur Gérard Encausse, plus connu sous le nom de Papus. La présente livraison de « L’Initiation Traditionnelle » sera largement consacrée à la mémoire de Papus et de certains de ses contemporains.

Yves-Fred Boisset, rédacteur en chef.

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Le Voile d'Isis, l'autre revue de Papus

par Hector Launay Alors que cela fera bientôt 100 ans que notre cher Papus s’est désincarné, le 25 octobre1916, il nous a paru important de présenter ici cette autre revue qu’il créa en plus de la revue L’Initiation : le Voile d’Isis.

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Non content d’avoir lancé la revue mensuelle l’Initiation en octobre 1888, l’infatigable Papus décide en 1890 de lancer une revue hebdomadaire, le Voile d’Isis, qui est l’organe hebdomadaire du Groupe indépendant d'études ésotériques de Paris. Cette décision fait suite à sa rupture avec la société théosophie de Madame Blavatsky. « L’Initiation, à la faveur des diverses polémiques et des nombreuses soirées de propagande, constituait une réussite commerciale : le nombre des abonnés ne cessait de doubler […] Une revue mensuelle vouée aux questions théoriques ne suffisant plus à satisfaire au « besoin d’une propagande vraiment active » qui se faisait sentir, Papus créa le Voile d’Isis, nouveau tréteau hebdomadaire spécialisé dans les « polémiques courantes »1

Cette revue sera publiée jusqu’en 1935 bien après la mort de Papus et perdurera même jusqu’en 1992 sous le titre de « Etudes Traditionnelles » (1936 à 1992). Elle connaîtra plusieurs séries avec quelques interruptions et des changements de périodicité ainsi que de sous-titres que nous allons détailler ci-après. I - La première série hebdomadaire de novembre 1890 à novembre 1898 La 1ère série a pour sous-titre Journal hebdomadaire ésotérique et paraîtra du mercredi 12 novembre 1890 avec le n°1 jusqu’au lundi 7 novembre 1898 avec le n° 331. Cette première série est divisée en 9 volumes qui correspondent approximativement aux 9 années de parution (1890 à 1898). Seule cette première série est hebdomadaire avec parution le mercredi sauf pour les 2 derniers numéros 330 et 331 parus le lundi. Chaque numéro consiste en un livret de 8 pages et ensuite de seulement 4 pages à partir du n° 231 du 5 février 1896. Les tout premiers numéros ont paru dès septembre 1890 sous une forme non typographiée avant ce premier numéro typographié de novembre 1890. On imagine aisément la difficulté à produire 8 pages hebdomadaires et on ne peut que saluer l’exploit d’avoir tenu à ce rythme sur une telle durée. 1 Papus, biographie, la Belle Époque de l’occultisme p. 77, par Marie-Sophie André et Christophe Beaufils, collection « faits et représentation » chez Berg international, 1995

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Vous pouvez télécharger et consulter plusieurs de ces numéros sur le site officiel de la revue L’Initiation sur la page consacrée à la revue Le Voile d’Isis. En couverture, deux encadrés contiennent les maximes « Le surnaturel n’existe pas » et « Le hasard n’existe pas ». Le Directeur en est Papus, le rédacteur en chef Augustin Chaboseau, puis Julien Lejay puis enfin Lucien Mauchel (Lucien Chamuel) qui fut dans un premier temps Secrétaire de la Rédaction, les secrétaires de rédaction Paul Sédir (Yvon Le Loup) et Noël Sisera (Léon Champrenaud). Chaque numéro est vendu 10 centimes. Les abonnements sont de 1 franc pour 2 mois, 3 francs pour 6 mois et 5 francs pour un an. L’administration est située dans un premier temps au 29 rue de Trévise dans le 9ème arrondissement jusqu’au milieu du volume 5, puis ensuite au 79 rue du faubourg Poissonnière dans le 9ème pour les derniers numéros du volume 5 et pour le volume 6 puis ensuite au 5 rue de Savoie (et au 4 rue de Savoie pour la rédaction) dans le 6ème arrondissement de Paris pour les volumes 7, 8 et 9. Il s’agit en fait des locaux successifs de la librairie Chamuel. Un immense succès : 100.000 lecteurs en 1892 Le succès de la revue est considérable et le nombre de lecteurs très impressionnant comme on peut le lire ici : « Le Voile d'isis, née de la rupture de Papus avec la Société Théosophique, draine jusqu'à 100.000 lecteurs en 18922

».

Ou encore : « Les activités éditoriale du Groupe, dans le même temps, ne cessaient de se décupler. Le Voile d’Isis, en janvier 1892, sortit un « numéro exceptionnel » tiré à cent mille exemplaires, lesquels furent distribués à domicile ; à cet important effort publicitaire s’ajoutaient les fascicules gratuits de la Bibliographie de la science occulte par Papus et Chaboseau. L’organisation du GIEE paraissait désormais acquise… 3

»

2 Les revues et la dynamique des ruptures, sous la direction de Jean Baudouin et François Hourmant, Collection Res Publica, Presses universitaires de Rennes, 2007 3 Papus, biographie, la Belle Époque de l’occultisme p. 92, par Marie-Sophie André et Christophe Beaufils, collection « faits et représentation » chez Berg international, 1995

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Voici le texte de la page 1 du numéro 1 du 12 novembre 1890 : Le Groupe Indépendant d’études ésotériques publie aujourd’hui le premier organe hebdomadaire d’occultisme que possède la France. C’est là une preuve de succès qui se passe de commentaires. Rappelons que nous avons débuté sans autre fortune que notre ferme volonté et notre foi en l’avenir. Le Voile d’Isis, désormais typographié, commence donc en réalité avec ce numéro. Aussi, avons-nous décidé que tous les abonnés actuels recevraient intégralement leur année d’abonnement sans tenir compte des numéros autographiés qu’ils

peuvent posséder. Les nouveaux abonnés seuls auront à payer 5 fr. au lieu de 3 fr. par an. Le programme du Voile d’Isis est celui du Groupe lui-même. Liberté absolue pour tous ; mais défense énergique contre toute attaque d’où qu’elle vienne. Notre organe hebdomadaire sera donc tout différent de la Revue mensuelle l’Initiation. La Revue continuera d’être ce qu’elle a toujours été, une tribune libre de haute Science, indifférente à la polémique personnelle. Le Voile d’Isis se mêlera davantage à la vie de chaque jour ; les mouvements dans les diverses sociétés, l’infiltration de la Science occulte dans la littérature et l’art contemporain seront étudiés soigneusement. De plus les séances de spiritisme, de magie et d’occultisme, faites dans les Groupes fermés, seront analysées, les conférences publiques seront résumées pour les membres de Province et de l’Etranger et pour ceux qui ne peuvent suivre régulièrement les travaux du Quartier Général. Toutes les branches du Groupe recevront gratuitement le Voile d’Isis qui contiendra tous les avis officiels émanant du Comité de direction. Les noms de Augustin Chaboseau, Lucien Mauchel, etc. sont assez … … …

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II - La nouvelle série mensuelle de novembre 1905 à décembre 1909

C’est seulement en novembre 1905, après une interruption d’exactement 7 ans, que la revue le Voile d’Isis réapparaît avec cette fois-ci une périodicité mensuelle. Il est évident que la périodicité hebdomadaire demandait un travail trop important à nos amis bénévoles du Groupe indépendant d'études ésotériques. Cette nouvelle série (2ème série) comprendra 50 numéros répartis en 5 volumes et verra se succéder 3 sous-titres. Ainsi, du n° 1 au n° 26, c’est le Journal d'études ésotériques, psychiques et divinatoires, puis du n° 27 au n° 45, la Revue

d'études ésotériques, psychiques et divinatoires et enfin du n° 46 au n° 50, la Revue mensuelle d'études ésotériques, psychiques et divinatoires. L’administration est située au 11 quai Saint-Michel dans le 4ème arrondissement au siège de la Librairie Générale de Sciences Occultes, la fameuse librairie Chacornac. En effet, Henri Chacornac en est le gérant, Papus en est toujours le Directeur et Etienne Bellot est le Rédacteur en Chef. La revue se remplume et revient à 8 pages et même à 16 pages dès le n° 5 et l’abonnement est de 3 francs par an (pour 12 numéros). Dès le n° 31 de mai 1908, le rédacteur en chef Etienne Bellot a disparu et seul Papus subsiste dans l’ours toujours en tant que Directeur. Dans le n° 33 de juin 1908, Paul Chacornac succède à son père Henri (décédé en 1907, son décès est annoncé dans le n° 20 de juin 1907, ses obsèques ont lieu le jeudi 30 mai 1907 au cimetière de Bagneux) en tant qu’administrateur-gérant. Il est à noter qu’il est possible de suivre le célèbre congrès de juin 1908 (du dimanche 7 juin au mercredi 10 juin 1908) dans les numéros de cette série. Le programme de ce congrès est également visible dans les numéros de mai, juin et juillet 1908 de la revue l’Initiation.

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III - La troisième série mensuelle de janvier 1910 à août 1914

La 3ème série a pour sous-titre Revue mensuelle d'Études ésotériques, psychiques et divinatoires et comptera 56 numéros mensuels, elle paraîtra jusqu’à la veille de la Grande Guerre, le dernier numéro étant le n° 56 de août 1914. Chaque numéro comprendra 24 pages (50 centimes le numéro et 5 francs l’abonnement annuel), puis 48 pages avec gravures à partir du numéro 37 de janvier 1913 (tarifs inchangés) et enfin 56 pages avec gravures à partir du numéro 40 d’avril 1913. Les collaborateurs sont nombreux et certains sont déjà célèbres. On peut citer ceux indiqués sur la couverture : Georges Allié, F.-Ch. Barlet, Jules Bois, Ernest Bisc, Gaston Bourgeat, Jacques Brieu, R. Buchère, Léon Combes, Edmond Dacé, Debeo, Dr Gaspard, A. Gaudelette, Grillot de Givry, Abel

Haatan, Dr Marc Haven, Albert Jounet, Julevno, Kadochem, L. de Lamandie, L Le Leu, Dr Papus, Phaneg, Paul Redonnel, P. de Regla, Léon Riotor, A. de Rochetal, A. Rougier, Han Ryner, Gaubert Saint-Martial, Sédir, Ely Star, Tanibur, Tidianeuq, J. Williams, Oswald Wirth. L’administration est toujours située au 11 Quai Saint-Michel, Librairie Générale de Sciences Occultes, Bibliothèque Chacornac.

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IV - La quatrième série mensuelle de janvier 1920 à décembre 1935

Il faut attendre janvier 1920 pour voir réapparaître la revue le Voile d’Isis grâce à l’initiative de Paul Chacornac. Papus a quitté ce monde le 25 octobre 1916, laissant toute son équipe orphelin. Néanmoins, Paul Chacornac relance la revue avec pour sous-titre REVUE PHILOSOPHIQUE DES HAUTES ÉTUDES. Cette 4ème série comprendra 192 numéros mensuels du n° 1 de janvier 1920 (25ème année) au n° 192 de décembre 1935 (40ème année). Plusieurs numéros spéciaux Cette quatrième série, créée par les Editions Chacornac pour servir de réceptacle de publication à René

Guénon verra naître de nombreux numéros spéciaux thématiques comme par exemple :

• L’Alchimie – décembre 1926 • La Médecine Hermétique – juin 1927 • Les Rose-Croix – août-septembre 1927 • L’Astrologie • Le Tarot - 1928 • Les Gemmes – août 1929 • Les Templiers - août-septembre 1929 • Jacob Boehme – avril 1930 • Le Compagnonnage – avril 1934 • La Tradition Islamique - août-septembre 1934 • La Tradition rosicrucienne

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V - Études Traditionnelles de janvier 1936 à décembre 1992

En janvier 1936 naîtra la revue Etudes Traditionnelles, dans la droite succession du Voile d’Isis. Cette dernière disparaîtra en décembre 1992. Elle connaîtra aussi des numéros spéciaux thématiques : • Le Tantrisme hindou, n° 212-213,

août-septembre 1937 • Le Soufisme, n° 224-225, août-

septembre 1938. • Le Folklore, n° 236-237-238, août,

septembre, octobre, 1939 • René Guénon, n° 293-295, 1951

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Le Symbolisme dans la Franc-maçonnerie

Par Papus La question du Symbolisme est une de celles qui doivent le plus préoccuper l'observateur qui s'intéresse à la grandeur et à l'avenir de la Franc-Maçonnerie. Partout, le Symbole accompagne l'Initié dans sa carrière et, depuis la plus simple Augmentation de Salaire jusqu'aux plus importantes Cérémonies de l'Ordre, cette langue mystérieuse étale ses différents Enseignements. Et cependant, combien y a-t-il aujourd'hui de Vénérables comprenant exactement la valeur du Symbolisme ?... Les hommes les plus éminents, les orateurs les plus estimés, occupent le plus souvent ces délicates fonctions d'Initiateur vis-à-vis du profane, nous ne saurions le contester ; mais encore faut-il étudier tout particulièrement ces questions, sous peine de siéger entre des signes ridicules faute de les comprendre, et de ne pouvoir rien enseigner à l'Apprenti qu'il ne puisse apprendre facilement lui-même dans les livres d'instruction courante. Cette ignorance des fondements même de l'Ordre, est la cause des attaques journalières dont sont l'objet les Hauts-Grades de l'Écossisme, réputés inutiles. Comment comprendre en effet, qu'un homme raisonnable, vivant dans ce siècle de progrès, dans ce siècle producteur des chemins de fer, du télégraphe et du téléphone, aille sérieusement s'installer entre un soleil et une lune en papier, pour traiter de morale et de philosophie devant un profane qui attend avec confiance la Lumière promise ?... Il est bien évident que dès l'instant où une langue devient incompréhensible, il est on ne peut plus désagréable d'en voir apparaître à chaque pas les signes qui semblent narguer les connaissances positives du moderne hiérophante. Telle est la raison de toutes les tentatives qui s'efforcent de faire oublier à jamais la partie du symbolisme la plus belle et la plus instructive : celle qui contient les Grades Capitulaires et Philosophiques. Le cadre de notre étude ne peut nous permettre d'aborder actuellement un sujet aussi important dans tous ses développements ; aussi, ne traiterons-nous aujourd'hui du Symbolisme dans la Franc-Maçonnerie,

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qu'à un point de vue tout à fait général, quitte à revenir plus tard sur les considérations de détail. Faut-il fixer une époque à la naissance de ce mode d'expression ?... La tâche est au moins téméraire car, au plus loin que puisse remonter l'archéologue dans ses travaux, apparaît la pierre brute dressée en souvenir d'un haut-fait quelconque, muet symbole d'une civilisation disparue. La Chine vénérable, l'antique Inde et la sage Égypte sont pleines du symbolisme traduisant aux yeux du vulgaire, les découvertes de plusieurs générations de savants. C'est au sein de l'Initiation Égyptienne, dans ces Mystères dont les Rites se retrouvent encore en Franc-Maçonnerie1, que cette langue sublime acquiert ses plus complets développements. Les méthodes d’exposition antiques différaient sur beaucoup de points des méthodes modernes2

; ainsi, l'historien moderne cherche avant tout dans ses récits, l'exposition exacte des faits pour aussi nombreux qu'ils soient. Pas un nom d'homme ayant joué quelque rôle à l'époque, pas une action politique, ne doit échapper à l'attention de l'écrivain contemporain.

L'Ancien bien au contraire, l'Initié égyptien ou grec, cherchait dans l'évolution des faits la loi morale qui pouvait en découler, sans s'occuper des individus ni de leurs actes particuliers3. Il synthétisait dans un seul nom symbolisant la force brutale, toutes les actions de plusieurs générations d'hommes qui s'étaient laissé guider par elle, et le nom générique de Nemrod venait apprendre à la postérité, la loi d'évolution de cette force dans l'humanité4

.

En science de même, les phénomènes importaient peu, les lois qui les produisaient étaient tout. De là, l'amour de toute l'Antiquité pour la philosophie spéculative, pour l’étude des généralités, de la synthèse, et son profond mépris pour les travaux de détail et l'analyse. La conséquence de cette méthode se retrouve dans la manière même d'exposer les sciences : et c'est la Loi, c'est-à-dire le principe général, universel, identique dans des phénomènes divers, que l'Initié ou le savant de l'Antiquité va représenter par un Symbole.

1 Dr Vassal : «Cours Complets de Maçonnerie» 2 Fabre d'Olivet : «Les Vers Dorés de Pythagore» 3 Fabre d'Olivet : «Discours sur l'essence et la forme de la Poésie» 4 Saint-Yves d'Alveydre : «Mission des Juifs»

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Ainsi, l'étude d'une foule de faits dans la nature avait conduit les chercheurs à constater partout l’existence de deux forces opposées en apparence, et dérivant de la même source : l'une agglutinative, compressive, rassemblant les êtres ou les objets séparés ; l'autre dispersive, dilatatrice, répulsive. La première de ces forces, active par excellence, était symbolisée par l'image du Soleil, et la seconde par celle de la Lune5

; nos savants modernes ont retrouvé ces forces sous les noms de force centripète et force centrifuge, ou d'attraction et de répulsion.

Un symbole de l'Antiquité représentait donc une Loi de la Nature et comme les Lois n'ont jamais changé, ce symbole doit s'appliquer encore aujourd'hui aux enseignements à nous fournis par les sciences expérimentales. Une des erreurs modernes est justement de n'avoir pas bien compris l'universalité du Symbolisme, et de croire que toutes ces figures ne peuvent qu'exprimer exclusivement les idées des Anciens sur la physique et la chimie, et par là-même, de ne s'appliquer qu'à l'enfance des connaissances humaines. Cette opinion serait juste si les Anciens, suivant les errements des expérimentalistes à outrance, avaient représenté les phénomènes physiques ou chimiques, qu'ils produisaient ; mais ils se sont bien gardés de tomber dans cette erreur. Il est sûr que l'image représentant l'expérience de M. X... sur la patte de la grenouille, ne peut s'appliquer qu'à cela et sera d'une inutilité parfaite quand M. Y... dix ans après, aura perfectionné l'expérience d'après les derniers progrès à accomplir, et fixé sa découverte dans une nouvelle image. Pour bien montrer que le Symbolisme ne traitant que les Lois générales, est encore vrai de nos jours comme représentation de ces Lois, appliquons-le à nos sciences contemporaines. Prenons pour exemple, une des plus fécondes d'entre elles : la physique. Que nous considérions ses diverses parties : l'acoustique, la chaleur, la lumière, l'électricité, le magnétisme... ou que nous portions notre attention sur son ensemble, partout la même Loi générale se dégage de ses enseignements. Ne voyons-nous pas en effet cette force active, positive, apparaître dans le chaud, le lumineux, le positif, l'attraction ; et cette force passive, négative, dans le froid, l'obscur, le négatif, la répulsion ?... Ce sont là les

5 Moïse appelle ces forces : Caïn et Abel - et la lutte des deux frères symbolise l'action éternelle de ces forces dans la Nature. Voyez : Fabre d'Olivet : «Caïn» ; et Papus : «Saint-Yves d'Alveydre».

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deux pôles extrêmes d'une série de transitions qui se synthétise dans les deux éternels opposés embrassant toute la physique : la Force, pôle positif, et la Matière, pôle négatif, de l'évolution naturelle. Ce sont bien là, les extrêmes d'une chaîne transitoire et il faudrait bien se garder de vouloir ne voir dans la Nature que cette dualité. C'est en effet de cette fausse conception que dérivent les plus grandes erreurs d'analyse dans lesquelles sont tombés les physiciens modernes. Une considération, même superficielle, nous permet de constater qu'entre chacun de ces opposés, existe un terme médian formant, au point de vue général, transition entre ces deux forces. En effet, le chaud et le froid se fondent dans le tempéré ; le positif et le négatif dans le neutre ; la lumière et l'ombre, dans la pénombre ; l'attraction et la répulsion dans l'équilibre ; la force et la matière, dans l'être. Voilà pourquoi, si le Soleil représente la force active, la Lune la force passive, entre les deux se trouvera un signe intermédiaire : un triangle, représentant le terme médian de la Loi universelle, tout à la fois. Cette idée de la Trinité se retrouvant partout en physique, en chimie, aussi bien qu'en métaphysique, était à un tel point honorée des Anciens que, dans une image de la Vérité que l'on retrouve dans les Anciens-Rituels du 26ème Grade Écossais (Prince de Mercy), cette déesse est représentée la tête surmontée d'une flamme, la main gauche armée d'un miroir, et la main droite appliquée sur le cœur et tenant un triangle. De tout cela, se dégage une conclusion nette : c'est que le Symbolisme représente des Lois toujours vraies, et peut s'appliquer aussi bien à nos sciences contemporaines qu'aux conceptions philosophiques des Anciens. La connaissance de cette donnée détruit une des grandes difficultés que rencontre l'Initiateur Maçonnique : celle d'être obligé d'expliquer au profane le Symbolisme d'après les idées des Anciens, ce qui établit un anachronisme bizarre dans le cerveau de l'Apprenti, et le porte à faire un usage ridicule des Symboles qu'il ne comprend plus... comme tel marchand de vins parisien qui, au sortir de son Initiation, n'eut rien de plus pressé que de faire peindre sur sa devanture un triangle symbolique où l’œil, indice de l'intelligence, était remplacé par une bouteille, et dont les trois côtés se nommaient «quantité, qualité, bon marché» !... Tel est l'exemple du résultat auquel conduit l'enseignement du Symbolisme, par ceux qui n'y comprennent rien...

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Mais le Symbole ne représente pas uniquement l'idée d'une loi scientifique ou morale, et quelques développements complémentaires sont encore indispensables pour établir les bases positives de son étude. Chaque fois que le pouvoir despotique croit écraser sous ses persécutions, les protestations de la liberté et de la pensée, l'intelligence de l'homme de cœur sait déjouer ses complots. Les sciences semblent perdues à jamais : elles sont plus vivantes qu'autrefois au fond des temples. Une censure rigoureuse fausse à dessin l'Histoire : l'Initiation rétablit dans ses Rites la réalité des faits. Plusieurs des Cérémonies en usage dans la Transmission des Hauts-Grades relatent un fait important que le despote, impérialat ou inquisitional, tenait à cacher à la postérité, et ce nouvel aspect du symbolisme ne peut que nous inspirer le plus grand respect pour ces vénérables Traditions. Alors que l'Eglise, devenue puissance temporelle, a perdu de ce fait même la clef de tous ses Mystères, alors que l'Ésotérisme primitif, transmis par les Esséniens à ceux qui devinrent les premiers Chrétiens6

, semble à jamais introuvables, le Rose+Croix Maçonnique pratique encore, à son insu, les Rites secrets des catacombes. C'est dans le 18ème Degré de l'Écossisme que l'archéologue peut aller avec confiance chercher à sa source la Chrétienté ; que l'occultiste instruit peut étudier l'Ésotérisme chrétien dans toute sa pureté.

L'espace nous manque pour énoncer tous les faits importants touchant soit à l’Histoire de l'Égypte, soit à celle des Hébreux ou même à notre Histoire Nationale, que nous transmettent pieusement les cahiers des Hauts-Grades, et vouloir en abolir la teneur, ce serait faire œuvre non seulement d'ignorance, mais encore, de vandalisme. Ce second aspect du Symbolisme nous représente donc une des plus ingénieuses façons qu'ait trouvée l'esprit humain pour rétablir la vérité historique. L'Initié devenait acteur d'un fait important ou des tendances d'une époque, que le littérateur racontait symboliquement pour échapper aux yeux vigilants du pouvoir despotique. Tel Cervantès figurant la bravoure (Don Quichotte) enfourchant Rossinante, et le bon sens (Sancho Pança) conduit par la Bêtise7

.

On conçoit tout l'intérêt que présenterait une étude complète du Symbolisme Maçonnique, sous tous ses aspects. C'est là l'idée qu'ont 6 - Voir J.A.Vaillant : «Les Rômes – Histoire vraie des Bohémiens» 7 - Voir Victor-Hugo : «William-Shakespeare»

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caressée tous les réformateurs de la Franc-Maçonnerie depuis Ashmole et Tshoudy, jusqu'à Marconis et Ragon ; mais qui se sentira assez sûr de lui pour entreprendre une œuvre d'une telle importance et d'une telle difficulté ?... Et cependant, la réforme du Symbolisme s'impose, tous les Francs-Maçons instruits le ressentent, s'ils n'osent le dire. C'est par là seulement, que cet Ordre vénérable peut reconquérir son ancienne gloire - en se différenciant des sociétés de secours mutuels ou des réunions politiques avec lesquelles il se confond trop souvent. C'est par ce moyen qu'on peut espérer apprendre vraiment quelque chose d’intéressant et de nouveau, au néophyte qui cesse de fréquenter la Loge où il voit les mêmes questions s'agiter que dans ses journaux, avec cette différence qu'il paye très cher un plaisir ou un ennui... que peuvent lui débiter à meilleur compte les tenancières de kiosques sur le boulevard. Nous avons une idée si haute de l'Avenir de la Franç-Maçonnerie et une confiance si grande dans le savoir et l'activité de ses membres, que nous n'hésitons pas un seul instant à lui prédire la carrière la plus belle et la plus féconde qu'ait jamais parcourue société humaine, du jour où elle sentira les beautés cachées dans les profondeurs de son merveilleux Symbolisme.

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Hymne à la nuit

par Charles Dubourg

Salut, ô douce Nuit ! Ô Nuit mère des songes ! Ton ombre bienfaisante, et si chère aux amants,

Verse à tous le sommeil plein de divins mensonges Où l'Humanité boit l'oubli de ses tourments.

Tu caches sous ton voile éblouissant et sombre

Le troupeau morne et lent des plaintives douleurs, Et le lointain regard de tes astres sans nombre Console et rafraîchit les yeux brûlés de pleurs.

Le penseur grâce à toi, devine d'autres mondes ;

Tu lui montres un coin du gouffre illimité, L'infini lumineux de tes plaines profondes Aux ailes de son rêve, ouvre l'immensité.

Salut, ô douce Nuit ! Ô Nuit mère des songes !

Ton ombre bienfaisante et si chère aux amants, Verse à tous le sommeil plein de divins mensonges

Où l'Humanité boit l'oubli de ses tourments.

Les hommes, oublieux de leurs peines amères, S'endorment confiants, sur ton sein maternel,

Et gardent du torrent des rêves éphémères La soif de s'engloutir dans un rêve éternel.

Tous ceux que le Malheur a saisis dans ses toiles,

Et ceux qu'a torturés un impossible amour, Préféreront toujours, ô Nuit pleine d'étoiles,

Le calme de ton ombre à la splendeur du jour.

Tu caches sous ton voile éblouissant et sombre Le troupeau morne et lent des plaintives douleurs,

Et le lointain regard de tes astres sans nombre Console et rafraîchit les yeux brûlés de pleurs.

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Mais si ton ombre est douce au malheur solitaire, Les heureux sont aussi par toi favorisés,

Car tu prêtes ô Nuit, l'abri de ton mystère Aux couples enivrés par le vin des baisers.

Salut ! Ô grande Nuit ! Ô Nuit consolatrice !

Endormeuse des cœurs meurtris et des remords ! Source d'amour, salut ! Salut, Libératrice

Qui fait que les vivants sont semblables aux morts !

LLeess mmeemmbbrreess ddee ll’’OOrrddrree kkaabbbbaalliissttiiqquuee ddee llaa RRoossee--CCrrooiixx ffoonnddéé eenn 11888888 ppaarr SSttaanniissllaass ddee GGuuaaiittaa eett JJoosséépphhiinn PPééllaaddaann

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Un homme de Dieu : «Monsieur PHILIPPE»

par Jean Prieur De tous les Personnages dont nous avons parlé dans l'Europe des Médiums et des Initiés, il est certainement le plus étrange et le plus fascinant. Et pourtant, comme le Christ son Maître, il n'avait rien qui pût attirer les regards. Il avait l'air d'un brave bourgeois un peu bedonnant, avec des poches sous les yeux et une énorme moustache, quelque chose du «militaire retraité»... Alors qu'à Paris, tant de gens se proclamaient sârs, archontes, patriarches et impérators, il ne changea pas de nom et ne voulut être que «Monsieur Philippe». Alors que tous ces mystagogues et mystagogos se vêtaient, comme Péladan, d'oripeaux égyptos-babyloniens, il s'habillait comme Monsieur-Tout le monde. Alors qu'ils s'entouraient d'un rituel compliqué, de formules incantatoires, il ne connaissait que la Prière. Alors qu'ils fondaient tous des églises, il demeura modestement dans la sienne. Alors que tous s'enorgueillissaient de vies précédentes illustres, Philippe lui, disait qu'il avait été un simple pêcheur du Lac de Tibériade. Et pourtant, il en aurait eu des motifs de s'enorgueillir !... Quelques temps avant sa naissance en 1849, sa mère Marguerite Philippe, née Vachod, s'était rendue auprès du Curé d'Ars, et celui-ci lui avait prédit «vous mettrez au monde un fils qui sera un être très élevé». Pour l'instant, Nizier-Anthelme Philippe n'est qu'un petit paysan qui garde les moutons et les vaches dans les pâturages qui entourent Loisieux, village de Savoie. Ses pouvoirs se manifestent déjà : il se fait obéir des animaux - par exemple, il trace autour des vaches un cercle, qu'elles ne franchissent jamais ; il guérit les maux de ses camarades ; il tient des propos qui émerveillent et inquiètent en même temps, le curé chargé de lui enseigner les rudiments du catéchisme. A l'âge de quatorze ans, il quitte la Savoie devenue française, et se rend pieds-nus à Lyon, chez l'un de ses oncles qui l'employa comme garçon-livreur. Le jeune-homme fait ses études à l'Institution Sainte-Barbe, puis à la Faculté de Médecine, où il prit quatre inscriptions d'officiat de santé. De novembre 1874 à juillet 1875, il travaille à l'Hôtel-Dieu, à la satisfaction de tous, jusqu'au jour où l'on apprend qu'il guérissait... alors qu'il n'avait pas encore obtenu ses diplômes. On lui refuse alors sa cinquième inscription, sous prétexte qu'il fait de la médecine occulte en véritable

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charlatan. On le met à la porte, mais il avait trouvé sa voie : dès lors, il serait guérisseur, uniquement guérisseur Un beau jour de 1877, on lui amène une jeune personne, fille d'un industriel lyonnais - on désespère de la sauver. Monsieur Philippe la soigne, et il la guérit. Elle le trouve séduisant, il la trouve jolie ; il la demande en mariage, il n'a rien, elle a tout, on la lui accorde. Elle lui apporte la richesse : sur les hauteurs de l'Arbresle, le domaine de Collonges, le Clos-Landar - ainsi que plusieurs maisons en ville, dont l'hôtel particulier sis au 35, rue de la Tête d'Or. C'est là que le thérapeute donnera ses consultations ; c'est là qu'il effectuera des guérisons spectaculaires.

PPaappuuss,, MMaarrcc HHaavveenn,, MMoonnssiieeuurr PPhhiilliippppee,, SSééddiirr eett RRoossaabbiiss

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Trois lettres de Stanislas de Guaita à Joris-Karl Huysmans - 1885, 1890, 1893

par Papus

Si la relation entre Stanislas de Guaita et Huysmans a fait quelque bruit autour de 1890 dans le Paris littéraire, c’est justement parce qu’elle ne fut pas longtemps littéraire. Un même attrait pour le mystère allait entraîner les deux hommes dans une sombre affaire de « meurtre astral1 ». L’occultisme, à la mode à l’époque, contaminait la littérature. Hommes de lettres et journalistes prêtaient leurs plumes à toutes sortes d’enquêtes sur le surnaturel. Huysmans avouait son penchant baudelairien pour le satanisme. Guaita faisait carrière d’occultiste. Ils auraient pu s’entendre. Ils devinrent « ennemis ». Les trois lettres suivantes nous permettrons de suivre l’état de leur relation : la première date du 10 mai 1885, la seconde du 30 janvier 1890, et la dernière du 13 janvier 18932

.

Huysmans a environ trente-cinq ans en 1884 lorsque paraît À rebours, qui marque la distance vis-à-vis de Zola et du naturalisme. Son roman participe à la naissance du mouvement « décadent », néologisme péjoratif que ses initiateurs finiront par assumer pleinement. Le souci d’inventer une nouvelle façon de sentir engendre à l’époque la prolifération de cercles, cénacles, cafés et revues, où naît rapidement un véritable réseau littéraire et artistique. Dans cette effervescence, les jeunes talents rencontrent des écrivains plus accomplis. Comme aimantés par la capitale, les provinciaux affluent en quête de succès. À l’ouest, Victor-Émile Michelet abandonne sa Bretagne en 1881 ; à l’est, Maurice Barrès déserte sa lorraine en 1882, avec cette idée : « c’est à côtoyer les maîtres qu’on se rend compte que leur mérite n’est pas inaccessible3

».

Barrès ne vint pas seul à Paris cette année-là. Il était accompagné de son inséparable ami, Stanislas de Guaita (1861-1897), un jeune lorrain qu’il avait connu au lycée à Nancy. Issu d’une famille aristocratique lombarde, ce jeune poète partageait son temps depuis 1882 entre le 1 L’expression est d’André Falk, dans son article intitulé « Guaita est-il coupable de “meurtre astral”? », paru dans L’Intransigeant, du 18, 19, 21 et 22 octobre 1956. 2 Lettres inédites, à l’exception de celle de 1893. Voir la revue moderne le Monde inconnu n° 1. 3 Ce sont les paroles de son cousin, Maurice Valentin, qui eurent raison de ses dernières hésitations. Voir la préface de Philippe Barrès au livre de son père : Le Départ pour la vie, Plon, 1961, p. 21.

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château d’Alteville et son petit appartement de la rue des Écoles, à Paris. En 1884, il était déjà l’auteur de deux recueils de poèmes, Oiseaux de passage (1881) et La Muse noire (1883) et s’apprêtait à en publier un troisième, Rosa Mystica (1885)4

. D’inspiration baudelairienne, ses vers tendaient vers un nihilisme juvénile et sincère dans lesquels le poète glorifiait l’« Art de la décadence » :

Décadence

Art suprême du vers ! Art de la Décadence Moderne ! – Mauvais goût exquis ! – Outrecuidance Du Verbe, dont la robe a des paillettes d'or, Et les épaules, des ailes, comme un condor ! Rythme savant, désordonné, rythme où s’égare L’oreille paresseuse ! – Effroyable bagarre Où le bon sens bourgeois ne se reconnaît plus ! Ô labyrinthe des poètes chevelus !... Ô labyrinthe éblouissant de pierreries ! Temple où la majesté des Idoles chéries Rayonne – vierge de tous profanes regards – Sous des flots bleus d'encens, devant nos yeux, hagards D'extase !... – Pourquoi pas ? Nous sommes fanatiques, Nous, héritiers tardifs des bardes romantiques ; Mais la sérénité sied à notre dédain Pour le doux rêvasseur au lyrisme anodin : Le plus humble de nous a des pitiés sans borne Pour l’inintelligent élégiaque morne Qui vomit en distique ou soulage en tercet Son admiration béate sur Musset, […] Ô Décadence ! Gloire !… A nos aïeux antiques, Frères, chantons en chœur de triomphaux cantiques ! – Stace ! Apulée, et toi, chèvre-pieds Martial, Poètes décadents ! Notre chant filial Doit vibrer jusqu'à vous, nos ancêtres de Rome !

4 Oiseaux de passage (« rimes fantastiques », « rimes d’ébène »), Berger Levrault, 1881 ; La Muse noire (« heures de soleil »), Auguste Lemerre, 1883 ; Rosa Mystica, (« fleurs d’oubli », « choses d’art », « remember », « eaux-fortes et pastels », « petits poèmes »), avec une préface de l’auteur sur la poésie française, Auguste Lemerre, 1885.

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[…] Comme vous – nous ferons scintiller des joyaux En notre style, et sculpterons, en des noyaux, De fabuleux palais aux colonnades folles ! – Ô Lilliput ! ô rêve!.. […] […] Et nous enlacerons, en des rythmes subtils, La rareté de nos sentiments, fussent-ils Plus ténus que des fils de vierge, et plus étranges Que les tissus orientaux aux riches franges !

Guaita ne fut pourtant jamais « décadent », et ce poème est le

programme d'une poétique qu’il célébra sans jamais pouvoir l'exprimer. Guaita fut un parnassien « de moyenne qualité5 », habité par le désir de sentir différemment. Malgré tous ses efforts pour sortir de lui-même et des cadres poétiques de son temps, il n’aboutira pas à cette littérature de la charogne. En 1884, À rebours apparut comme une des manifestations en prose de ce « suicide littéraire » auquel, finalement, Guaita n’allait pas prendre part. Ce roman n’a pu manquer, cependant, de l’impressionner. Huysmans acquit avec cette œuvre une grande notoriété et l’on peut penser que Guaita éprouva quelque fierté à collaborer à ses côtés à la Revue indépendante6 et à la Minerve7. C’est sans doute dans le milieu des revues littéraires qu’ils se sont rencontrés, vers 18848

.

À partir de là, on ne sait rien de leurs rapports, si tant est qu’ils en aient eus. En 1885 pourtant, la sortie de son dernier recueil, Rosa Mystica, valut à son auteur les félicitations de Huysmans. On l’apprend dans une lettre de remerciement que Guaita adressa à l’écrivain le 10 mai 1885 :

5 D’après André Billy, Stanislas de Guaita, Mercure de France, 1971. 6 Revue fondée en mai 1884 par Georges Chevrier. Voir l’étude de Louis Marquèze-Pouey, Le Mouvement décadent en France, PUF, 1986, p. 107-108. 7 Revue fondée en 1885 par Charles Buet. Guaita y plaça une étude sur Péladan, « Ohé ! Les races latines, à propos du Vice suprême de M. J. Péladan », le 25 février 1885. 8 Robert Baldick, dans sa biographie sur Huysmans, semble quant à lui situer cette rencontre vers 1889 : « Huysmans entra en contact avec plusieurs chefs de file parisiens du mouvement occultiste. Villiers l'avait conduit un jour à une librairie tenue rue de la Chaussée d'Antin par Edmond Bailly qui y éditait la revue La Haute Science. Il y fit la connaissance d'Édouard Dubus, un jeune poète amateur de morphine et de magie, du marquis Stanislas de Guaita, morphinomane lui aussi, qui avait récemment ressuscité l'ancien ordre de la Rose-Croix… », La Vie de J.-K. Huysmans, Denoël, 1958, p. 173-174. Il est certain que c'est davantage vers la fin des années 1880 que Huysmans eut un intérêt particulier à rencontrer les gens du milieu occultiste parisien - ce qui expliquerait le choix de Baldick ; et puis, il n'avait peut-être pas eu connaissance de la lettre du 10 mai 1885.

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Monsieur et éminent confrère, Je tiens à vous dire merci pour votre aimable petit mot et votre si précieux suffrage. Vous avez mille fois raison de blâmer ma préface. Je me rends assez compte aujourd’hui de ce que mon procédé d’universelle bienveillance a de déplorable. Pour se permettre une pareille désinvolture, à [mot illisible] – de ci, de là – d’uniformes éloges, il faudrait être Théophile Gautier. Vous n’ignorez point que c’était un peu là son habitude ; mais à travers les lignes, il savait faire percer sa souveraine indifférence, dédaigneuse toujours de trop faciles et vaines indignations. – À moi seyait de garder le silence. Votre généreuse sincérité à me dénoncer cet enfantillage donne plus de prix aux quelques éloges dont vous ne me jugez pas indigne – et vous me voyez doublement reconnaissant. Encore que mon esthétique ne soit pas en tout point celle de Des Esseintes, je serai toujours spécialement flatté de son suffrage, en quoi que ce soit. Des Esseintes est quelqu’un. Veuillez agréer Monsieur, avec l’expression renouvelée de ma gratitude, l’assurance de ma profonde sympathie9

.

La déférence que montre ici Guaita envers son « éminent confrère » sera durable. Même la sombre affaire qui devait les opposer au début des années 1890 n’entama jamais vraiment la profonde estime qu’ils avaient l’un pour l’autre. Mais rappelons les circonstances qui conduisirent ces deux galants hommes à se disputer publiquement.

Il faut dire au préalable que Stanislas de Guaita ne fut pas longtemps

poète. Conscient de la médiocrité de ses vers, il alla chercher ce « supplément d’âme » ailleurs qu’en poésie – dans les sciences occultes. L’occultisme se présentait à l’époque comme une riposte au positivisme en place, un peu à la manière du symbolisme face au naturalisme en littérature. La théosophie d’une certaine Mme Blavatsky était répandue à Paris depuis 1883. Cette femme dispensait à ses adeptes une sagesse orientale ésotérique par le truchement de ce qu’elle appelait des 9 Fonds Lambert, ms 28/27, bibliothèque de l’Arsenal, Paris.

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« Mahatmas », sortes de guides spirituels invisibles. En légère concurrence, s’ouvraient dans Paris peu de temps après des écoles ésotériques dites « occidentales », héritières d’Eliphas Lévi, de Wronski, de Fabre d’Olivet et d’autres occultistes renommés. Un engouement pour le mystère – mieux, pour le mysticisme – s’emparait également de personnalités littéraires telles que Catulle Mendès, Villiers de l’Isle-Adam, Léon Bloy ou Joséphin Péladan. Le virus fut transmis à Guaita à leur contact. Dès 1885, Guaita entreprit l’étude des « sciences maudites », titre qu’il donna ironiquement en 1886 en préambule à la somme qu’il allait écrire10

.

1886 fut en effet l’année d’un nouveau départ. Il se lia d’amitié tout d’abord avec Joséphin Péladan, le jeune protégé nîmois de Barbey d’Aurevilly. En 1884, son Vice suprême, d’inspiration occulte, avait connu un franc succès. Péladan initia bientôt Guaita aux mystères de la Rose-Croix et le jeune néophyte se révéla un brillant élève. Cloîtré dans son appartement rue Pigalle, il approfondit son étude de la kabbale et de la magie d’Eliphas Lévi, et commença une collection d’ouvrages rares sur l’occultisme. C’est l’époque où il collabore à des revues occultisantes, et notamment à celle d’un certain René Caillié, la Revue des Hautes Études11. Là, il fait la connaissance entre autres d’un prêtre défroqué lyonnais aux mœurs douteuses, l’abbé Joseph-Antoine Boullan. C’est ce même prêtre qui sera au cœur de la sombre affaire à laquelle prendront part Huysmans et Guaita – la fameuse « affaire Boullan12

».

Stanislas de Guaita avait acquis un certain aplomb en cette fin d’année 1886. Son discernement l’avait rendu apte à douter de la moralité de cet abbé qu’il avait pourtant commencé par admirer. Il mena sa propre enquête, lui rendit visite à Lyon. Ses soupçons furent confirmés : Boullan était un mage inique. Il en reçut les dernières preuves de celui qui allait devenir son secrétaire, Oswald Wirth. Celui-ci

10 Essais de sciences maudites en trois tomes. Introduction : Au Seuil du mystère, G. Carré, 1886, 38 p. (brochure ; étude augmentée jusqu’en 1896). Le Serpent de la genèse : Le Temple de Satan (première septaine), orné de nombreuses gravures, G. Carré, Paris, 1890, 550 p. ; La Clef de la magie noire (seconde septaine), orné de nombreuses gravures, Chamuel, 1897 ; Le Problème du mal (troisième septaine, achevée à titre posthume par Oswald Wirth et Marius Lepage), avant-propos et postface de Marius Lepage, Éditions du Symbolisme, 1949. 11 Revue fondée en 1884. Anciennement appelée l’Anti-matérialiste, elle devint la Revue des Hautes Études à partir de 1886 et jusqu’en 1887. 12 Les premiers à avoir relaté en détail cette histoire sont Léo Taxil et Joanny Bricaud. Voir Léo Taxil (Dr Bataille) et Charles Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, Paris et Lyon, en 2 tomes, 1892-1895 et Joanny Bricaud, Huysmans et le satanisme, Bibliothèque Chacornac, 1913.

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venait de trahir « ignoblement »13

le chef de la secte éliaque lyonnaise en lui faisant croire à son adeptat pendant une année entière. Lié désormais à Guaita, Wirth expliquait à Boullan dans une lettre brutale, datée de mai 1887, qu’il l’avait trompé jusqu’ici et qu’il possédait les preuves suffisantes de son iniquité. Le groupe parisien, Péladan, Guaita, Wirth, exhortèrent Boullan, au nom d’une Rose-Croix fraîchement érigée, à cesser toute activité sous peine d’une « condamnation » suprême. Le prêtre ne ferma pas sa secte et une guerre « fluidique » – à coups d’envoûtements – débuta.

Cette guerre battait son plein, en 1889, lorsque deux autres acteurs firent irruption sur la scène : J.-K. Huysmans et Jules Bois, un jeune journaliste méridional. Huysmans, à cette époque, subissait une attirance grandissante pour le mystère. Rappelons qu’il préparait Là-bas, roman sur le « satanisme contemporain ». Édouard Dubus et Berthe Courrière lui parlèrent d’un « mage noir » de Bruges nommé Van Haecke, et lui transmirent des informations à son sujet. Avide de documents, Huysmans compulsait les articles rapportant des faits troublants14

. C’est alors que l’un des ses amis, Gustave Guiches, lui parla de l’abbé Boullan. Guiches tenta de lui obtenir une entrevue avec cet abbé. Roca, un ancien membre de la secte lyonnaise, l’envoya s’adresser aux occultistes parisiens, parfaitement au courant, disait-il, des agissements du sorcier lyonnais. Huysmans rencontra Wirth qui le mit en garde, en vain. L’écrivain sortit de l’entretien peu impressionné et bien décidé au contraire à rendre visite à ce pauvre abbé contre lequel tout le monde semblait s’acharner. Le 31 janvier 1890, il écrivit à Guaita pour obtenir l’adresse de l’abbé à Lyon. Voici la réponse ; c’est la deuxième lettre connue que Guaita écrivit à celui qui avait été, cinq ans auparavant, son « éminent confrère » littéraire :

Monsieur et cher confrère, L’abbé Boulant [sic] habitait en 1887 rue Saint Marcel, 10, à Lyon ; depuis cette époque, j’ai complètement perdu de vue M. Boulant, je ne puis donc vous répondre de son adresse actuelle. Charmé, cher Monsieur, d’avoir

13 C’est le mot même d’Oswald Wirth qui, une trentaine d’années plus tard, fera son mea culpa : « …Guaita publia une partie de ma correspondance avec Boullan, auprès de qui j’ai eu un très vilain rôle, puisque je l’ai ignoblement trahi… », Léon Deffoux, Huysmans sous divers aspects, Crès éditions, 1927, p. 47. 14 Voir le fonds Lambert, dans lequel les articles sont conservés.

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eu l’occasion de vous être agréable, je vous prie d’agréer l’expression de mes sentiments dévoués15

.

Guaita aurait certainement dû prendre l’affaire en main et assister à l’entrevue avec Huysmans. Au lieu de cela, il ne s’en occupa point, et perdit un atout majeur dans cette affaire. Pire, il se fit un adversaire de l’auteur d’À rebours. L’adresse du prêtre n’avait pas changé depuis que Guaita était allé lui rendre visite en 1886. Huysmans lui écrivit et le rencontra au début de l’année 1890. Ce fut le début d’une complicité qui dura trois ans, jusqu’à la mort de l’abbé. Il fit une forte impression sur Huysmans. Il faut dire que Boullan approchait l’âge vénérable de 65 ans. Il nia bien sûr les accusations portées contre lui et les retourna contre le groupe occultiste parisien. Huysmans ne savait rien à l’époque du passé trouble de son hôte lyonnais. Il semblait sincèrement accorder du crédit à toutes ces histoires d’envoûtements à distance. Cet abbé était, pour lui et son roman en cours, une mine de renseignements précieux. Quand ils n’étaient pas réunis, l’abbé continuait de lui envoyer toute une documentation sur les maléfices. Il se montra sous son plus beau jour et offrit amicalement à Huysmans la protection magique dont l’écrivain aurait besoin, maintenant qu’il s’était fait l’allié du lyonnais. Dans les lettres échangées pendant l’année 1890, on voit que Huysmans devient en quelque sorte l’espion de Boullan à Paris. De son côté, l’abbé rassure l’écrivain quant à la menace que représente le trio rosicrucien. Aussi, on apprend dans une lettre de Boullan à son Huysmans datée du 31 juillet de cette année-là que le groupe parisien avait appris – par des moyens médiumniques – le projet romanesque de Huysmans. Guaita avait des raisons de s’inquiéter car, dans l’ombre de Huysmans, c’était bien Boullan qui tirait les ficelles16. D’autant que Huysmans serait lu, pris au sérieux, et son point de vue sur l’occultisme parisien pourrait faire école. En 1890, Huysmans avait conscience de la portée de son opinion. Il le confie dans une lettre qu’il adresse à Boullan le 9 février 1890 : « Je dispose, je vous l’ai dit, d’une situation littéraire qui me permet d’être cru lorsque j’avance une chose dans un livre17

15 Ibid., ms 76.

».

16 Voir les « Notes extraites de Là-Bas, le roman de Joris-Karl Huysmans, documenté à la mode de Boullan », treize feuillets (inédits), numérotés, photographiés et appartenant au fonds Lambert, côte 108/158 : « Papiers de Bricaud ». Dans ces notes, Guaita se proposait de faire la lumière sur les sources de Huysmans : « …Ces formules sont textuelles, et très certainement M. Huysmans les a transcrites d’après Boullan, sans y changer un seul mot… », p. 31. 17 Fonds Lambert, ms 104 : « Minute d’une lettre de Huysmans à Boullan » (2e lettre de Huysmans à Boullan).

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Guaita le devança en publiant un rapport sur la personnalité et les agissements d’un certain Jean-Baptiste18

. Il dénonçait ainsi Boullan, sans le nommer explicitement. C’était l’application de la condamnation que le « tribunal initiatique » avait votée quatre ans plus tôt.

À cette époque, comme on l’a dit plus haut, un autre personnage se fit l’allié du camp lyonnais. Jules Bois (1868-1947), très jeune à l’époque, faisait son apparition sur la scène littéraire parisienne en 1887 avec un article intéressant sur Villiers de l’Isle-Adam19. Il fut remarqué par Huysmans notamment, avec lequel il se lia d’amitié. À côtoyer l’auteur de Là-Bas, il prit bientôt parti pour le camp lyonnais20

. Depuis février 1891 déjà, Là-bas paraissait en feuilletons dans l’Écho de Paris. Il condamnait la secte parisienne et faisait l’éloge d’un certain mage « blanc » inspiré de Boullan, le Dr Johannès. Les attaques magiques redoublèrent alors.

D’après le contenu des lettres échangées entre Boullan, Pascal Misme (son hôte à Lyon), Julie Thibault (sa médium), Jules Bois et Huysmans, les années 1891 et 1892 furent deux années de luttes astrales livrées contre Guaita, Wirth, Péladan, etc. La paranoïa grandissante forçait le vieil abbé à redoubler de précautions. Il se plaignait des apparitions fantomatiques de ses ennemis, se méfiait de l’empoisonnement par lettre, et envoyait à Huysmans de quoi se protéger contre les agissements maléfiques. En présence de l’écrivain, il s’adonnait même à des opérations de défense grâce auxquelles il prétendait renvoyer le mal à sa source parisienne. Huysmans écrit à Berthe Courrière le 17 juillet 1891, pour

savoir si Guaita est très malade ; d’après des conjectures que je vais vous expliquer, il doit être, à l’heure qu’il est, au lit et le bras qu’il s’injecte d’habitude de morphine doit être comme une outre. Voici ce qui se serait passé. Ici, à Lyon, chez le bon Boullan, c’est une mêlée générale pour l’instant. Assisté d’une fort extraordinaire

18 Dans Le Temple de Satan, éd. cit. 19 Paru dans la Revue politique et littéraire le 8 mars 1890. 20 Curieux lui aussi d’occultisme, il se fera à son tour le détracteur des Rose-Croix parisiens. Avec son concours, « l’affaire Boullan » deviendra publique.

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somnambule et de maman Thibaut, il se démène et se cogne. Or de Guaita aurait empoisonné la petite somnambule qui lui aurait riposté par la loi du retour. Si bien qu’il y aurait intérêt à savoir si, en effet, Guaita a écopé. Les deux femmes le voient, ici, au lit21

.

On peut être surpris de voir le degré d’implication de Huysmans dans cette sombre affaire. Mais il était homme à s’immerger dans la réalité de ce qu’il étudiait, fût-ce une réalité dépravée. N’oublions pas qu’il était à cette époque en pleine quête mystique. Sa rencontre avec cet abbé déchu, quoi qu’on en dise, fut l’une des étapes qui le menèrent à la conversion. Les choses s’envenimèrent à la mort de Boullan, le 4 janvier 1893. Huysmans reçut le lendemain même un télégramme de Lyon annonçant la terrible nouvelle. De toute évidence, Boullan venait de succomber à une ultime attaque fluidique. Cela ne faisait de doute pour personne. C’est alors que Jules Bois, avec la complicité de Huysmans, prit l’initiative de livrer une série d’articles accusateurs au Gil Blas. Le premier, daté du 9 janvier 1893, mêlait à ses soupçons les témoignages que lui aurait faits Huysmans et sommait les Rose-Croix parisiens d’éclaircir les circonstances de cet étrange décès. Le lendemain, un certain Horace Blanchon, du Figaro, apportait de nouvelles révélations, toujours d’après un Huysmans de plus en plus audacieux dans ses allégations : « Il est indiscutable que Guaita et Péladan pratiquent quotidiennement la magie noire […] il est tout à fait possible que mon pauvre ami Boullan ait succombé à un envoûtement suprême22 ». Le 11 janvier, Jules Bois reprenait la plume avec le soutien, cette fois, de Laurent Tailhade et d’Édouard Dubus, familiers de Guaita, qui venaient confirmer la rumeur selon laquelle le mage de l’avenue Trudaine23

21 Lettre rapportée par André Du Fresnois, dans son article de la Grande Revue du 25 mai 1911, « Une étape de la conversion de Huysmans ».

hébergeait un fantôme. L’auteur de l’article en profitait pour préciser – la chose n’était pas évidente – qu’il n’était pas l’ennemi de Guaita, mais qu’il faisait son devoir d’« honnête homme » en voulant voir cette histoire éclaircie. Guaita était résolu à ne pas répondre à ces accusations, mais le

22 Article du journaliste Horace Blanchon qui rapporte les propos de Huysmans dans le Figaro du 10 janvier 1893. 23 Guaita avait habité successivement rue des Écoles, rue de Tournon, rue de Pigalle et avenue Trudaine.

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second article de Jules Bois dans le Gil Blas du 13 janvier fut celui de trop. Bois revenait à la charge. Il avait trouvé, en fouillant dans la genèse de cette affaire, la preuve de la culpabilité de Guaita et ressortait du tiroir l’imprudente « condamnation » émise par la Rose-Croix en 1887. Guaita sortit de son silence et écrivit au Gil Blas le 15 janvier une lettre analogue à celle qu’il envoya à Huysmans, le 13 janvier :

D’infâmes et ridicules potins circulent sur mon compte dans la presse depuis plusieurs jours, – et c’est vous qui vous en êtes fait le propagateur et le centre. Je prétends vous demander raison, non par les armes occultes de cette sorcellerie que vous affectez de craindre et que je ne pratique point, – mais loyalement et l’épée à la main24

Ce cartel nous sera présenté par mes témoins, que vous voudrez bien mettre en rapport avec les vôtres.

.

J’ai l’honneur, Monsieur, de vous saluer. Dans la lettre au Gil Blas, Guaita prenait soin d’éclaircir le

malentendu regrettable qui l’accusait à tort. La condamnation de 1887 était, disait-il, toute platonique et elle était tombée en 1890, lors de la publication du Temple de Satan. Il reprochait à Jules Bois de s’acharner à prouver qu’il était un meurtrier satanique et à Huysmans de cautionner de telles pratiques. Guaita l’écrit, il en voulait à l’écrivain

qui, dans son Là-Bas, et depuis la publication de ce livre, n’a cesse de se faire l’écho central de ces invraisemblables calomnies ; – À M. Huysmans, qui a permis qu’on publiât les folles lettres où M. Boullan me désigne comme son persécuteur ; – À M. Huysmans enfin, dont la rectification parue dans le journal du matin souligne en quelque sorte les calomnies qu’on lui prêtait à mon endroit, plutôt qu’elle ne les atténue.

Finalement, Huysmans se rétracta. Le Gil Blas du 16 janvier le

rapporte. Les témoins de Huysmans, Alexis Orsat et Gustave Guiches, 24 Guaita passait pour un habile escrimeur et il en était fier. En 1884, il arrivait que les collaborateurs de la Jeune France – dont Guaita, Victor-Émile Michelet, Charles Morice, Edmond Haraucourt faisaient partie – transformassent les bureaux en salles d’armes pour y manier le fleuret (voir Jean Ajalbert, Mémoires en vrac. Au temps du symbolisme, Albin Michel, 1938). Peut-être Guaita était-il craint sur ce terrain ? Huysmans ne l’ignorait pas, sans doute, au moment de se rétracter.

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firent comprendre que l’auteur de Là-bas « n’entendait nullement revendiquer comme des opinions personnelles les articles de Bois » :

En outre M. J.-K. Huysmans, après avoir pris connaissance de la lettre publiée par M. de Guaita dans le Gil Blas du 15 janvier 1893, s’empresse de déclarer qu’il n’hésite nullement à considérer M. de Guaita comme absolument étranger aux faits qui ont motivé la polémique sur la mort de M. Boullan.

Voilà un véritable retournement de situation, si l’on se souvient de

ses audacieuses allégations rapportées par Jules Bois. En réalité, Huysmans voulait éviter le ridicule d’un tel scandale et puis il n’était pas question de remettre en cause le caractère de « parfait galant homme » de Guaita. Seul le jeune Jules Bois persista en l’attaquant une nouvelle fois dans l’Événement. Cela se termina sur le pré – sans résultat25

.

Enfin, les choses se calmèrent. Pourtant, les fidèles du Carmel ainsi que ses sympathisants parisiens continuèrent de considérer les Rose-Croix comme responsables de la mort de Boullan. Huysmans n’apprit que tardivement la vérité sur le passé criminel de celui qui l’avait conduit sur le chemin de la conversion. Stanislas de Guaita, lui, mourut cinq ans plus tard des suites d’une santé fragilisée par les drogues.

Voilà le tour étrange qu’a pris la relation entre Huysmans et Guaita. Les circonstances n’ont pas été favorables. Il est possible aussi de croire à la présomption d’une telle « condamnation » rosicrucienne. L’intérêt de Huysmans s’est alors tourné vers celui que l’on accablait. Les deux hommes choisirent des camps opposés. Ils ont assumé leur choix. On ne peut s’empêcher, malgré tout, de croire que le jeune Guaita avait les qualités requises pour gagner la sympathie de l’écrivain. À l’instar de Jules Bois ou d’Esquirol26

, jeunes hommes à qui Huysmans avait offert son amitié, Stanislas de Guaita l’aurait amplement méritée.

25 Guaita laissa le choix des armes à Jules Bois, trop mal en point alors pour manier l’épée. Deux coups furent échangés sans que personne ne fût touché. 26 Esquirol (Adolphe Berthet) était venu voir Huysmans, spontanément, décidé à faire carrière. Grâce aux conseils du maître et à sa rencontre avec un certain Joanny Bricaud, il fit une enquête sur le Lyon sataniste de l’époque intitulée Cherchons l’hérétique ! (Stock, 1903). C’était une sorte de Là-bas moins réussi.

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Le Serpent de la Genèse

par Stanislas de Guaita

PREFACE d'un livre en préparation – Un fort vol.in-8, avec cinq figures magiques, dessinées par M. Oswald Wirth – Paris, Carré, Editeur. (Sur plus de détails sur ce prochain livre : voir «Le Lotus», tome II, page 321 - n°12). A l'heure où nous traçons ces lignes, le monde intellectuel est en plein désarroi. Le triomphe de la pire épidémie : l'Agnosticisme, se laisse augurer par trois symptômes alarmants entre tous : le délire de l'irrespect, la monomanie du relatif, et la fièvre de l'individualisme. - SI, pieux à recueillir les enseignements du passé, comme un fils accomplit les dernières volontés de son père, le Docteur moderne interrogeait avec déférence le Testament des Sages primitifs ; - SI le Savant, sans négliger l'étude patiente des faits matériels, ni suspendre la grande enquête analytique, veillait au triage progressif de tant d'éléments épars, en vue d'édifier une Synthèse Universelle - où se rangeraient en quatre hiérarchies étagées, les Sciences physique, intellectuelles, morales et divines ; - SI le Penseur enfin, moins soucieux de paraître original que sincère et véridique, se montrait aussi moins prompt à récuser tout autorité traditionnelle, qu'à s'enquérir avec loyauté des Principes éternellement absolus, qu'ils aient été formulés ou non, par un autre que lui ; - SI tels étaient Théologiens, Savants et Philosophes, alors le XIXe siècle serait en vérité le Siècle-Lumière, et Paris la Ville-Soleil !... Mais NON. A part les minutieux investigateurs du positivisme qui entassent, infatigablement et sans conclure, sur des Ossas de menues constatations, des Pélions de remarques scrupuleuses - à part les dévots mais aveugles partisans «de la Lettre qui tue», dragons de la sainte-caverne, et dont le seul mérite est de conserver intact le trésor symbolique du dogme à jamais fermé pour eux ; que dire de ceux-là que tient encore le souci des vues d'ensemble ?... Comme leur ambition se borne à estampiller de leur nom un système, d'ailleurs quelconque, mais qui paraisse bien à eux, ils contestent a priori la doctrine de leurs devanciers et poussent l'émulation entre collègues,

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jusqu'aux plus mesquins dénigrements : nul ne veut être le dernier à dénoncer son voisin, comme envisageant les choses d'un point de vue inexact, erroné, trompeur... Comme si le rôle de la Synthèse n'était pas d'embrasser tous les points de vue relatifs, dans une même et absolue contemplation du Vrai !... C'est la Haute-Science que celle-là, et Spinoza l'a magnifiquement définie, en disant «qu'elle envisage les objets sous un caractère d'éternité».

=:=:=:= Néanmoins, quelque désespérée que puisse paraître à cette heure la cause sainte de l'intégrale Vérité, il est loisible à l'observateur attentif de percevoir, à côté des symptômes de décomposition et de mort, d'autres indices non moins certains de restauration et de renaissance. Toutes ces choses sont providentielles : des scories, se dégage au creuset le noble métal - et le monde nouveau, dans son œuvre de laborieuse réédification, utilisera les infimes débris du vieux monde, dissocié, désorganisé fort à point, pour fournir des matériaux tout prêts aux architectes de l'avenir. Ainsi, le Futur s’alimente du Passé ; ainsi notre Mère céleste1

fait germer et fleurir la Vie Eternelle sur le fumier de la mort - terreau fertile et qu'engraisse l'universelle voirie des existences éphémères, accumulées de jour en jour.

=:=:=:=

Aux siècles lointains, alors que florissaient des civilisations plus colossales, mais surtout plus nobles et plus fortes que la nôtre - car elles reposaient sur l'unité de la Synthèse, et non sur les morcellements de l'Analyse ; sur la saine et sainte Hiérarchie, et non sur l'Anarchie morbide et dissolvante ; aux siècles lointains, la Science et la Foi s’identifiaient dans la Splendeur une et indivisible de la Totale Connaissance. Le Sacerdoce et l'Enseignement fraternisaient, ouvrant deux voies distinctes sur un même Idéal ; et de vénérables Universités religieuses rassemblaient de jeunes élèves dans l'Etude et le Culte du Vrai. Le Pontife et le Savant enfin, ne faisaient qu'un Maître, chargé sous le nom de

1 La Sophia des gnostiques, puis de Böhme et de Saint-Martin ; la Nature-Naturante, épouse du Verbe ; en un mot, la Providence, ou conscience-universelle de la Vie-Principe.

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Hiérophante2

d'initier graduellement les hommes dignes de ce nom, aux quatre hiérarchies des sciences sacrées et d’officier dans les cérémonies publiques - ainsi, porté sur les triples ailes de l'étude, de la contemplation et de la prière, le néophyte s'élevait par degrés, de la connaissance de ce qui est, aux mystérieux et ineffables arcanes de Celui qui Est éternellement.

Tel nous apparaît l'Enseignement scientifique et religieux, dans tout l'empire arbitral fondé par Rama ; tel, après Irshou et le schisme des Yonijas, le saluons-nous encore dans les contrées comme l'Egypte et l'Etrurie, qui surent garder intact le Trésor traditionnel de l'Antique Orthodoxie. L'Histoire Philosophique du Genre Humain3 de Fabre d'Olivet, ne laisse aucun doute sur ces faits historiques ; mais ils éclatent surtout d'une lumineuse évidence aux yeux de ceux qui ont médité sans parti pris, l’œuvre plus récente moins sommaire du Marquis de Saint-Yves d'Alveydre : La Mission des Juifs4

.

Blessée dans sa vaniteuse suffisance, notre civilisation contemporaine peut mettre des lazzis sur les lèvres de ses sceptiques défenseurs ; opposer le ricanement de Voltaire à la voie inspirée de l'épopte qui brusquement, déchire à nos regards le voile des temps dits Héroïques5

...rien ne prévaut en définitive contre des faits positivement établis, et quand la Vérité Sainte émet son Verbe fulgurant, elle enveloppe dans ses roulements de tonnerre, l'aigre voix des sifflets -libre aux siffleurs de prolonger ensuite leurs grinçantes protestations... ce fait n'en demeure pas moins sans conteste : que le tonnerre a parlé.

=:=:=:= Oui, vos débris titanesques, ô monuments mystérieux des vieux-âges, témoignent de civilisations formidables et sacrées, où la Science et la Foi (d'accord dans leurs Principes trois fois Saints), se prêtaient un mutuel appui : la Religion consacrait les enseignements de la Gnose ; la Gnose

2 L’Hiérophante étant à la fois ce que nous appellerions Evêque Métropolitain, et Recteur d'Université ; hiérarchiquement groupés autour de lui, les simples professeurs-prêtres prenaient alors le nom de Mages 3 Paris, J. Brière, 1822 – 2 volumes in-8 4 Paris, Calmann-Lévy, 1884 – 1 volume grand in-8 de 1.000 pages 5 Temps Héroïques : appellation aussi inexacte que celles de temps préhistoriques ou fabuleux ; mais pour nous mieux faire comprendre, force nous est d'adopter la terminologie consacrée par l'usage...

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vérifiait les dogmes de la Religion !... Et les simples, à travers les fables exotériques comme à travers un cristal dépoli, recevaient le rayonnement de la Vérité-Lumière, aux degrés d'atténuation que comportait la faiblesse de leurs yeux. Toutes les antinomies conciliées, toutes les connaissances classées, toutes les réalités contingentes débouchant dans l'absolue Vérité, comme des fleuves finis dans l'infini de la mer : c'était là une forte synthèse, harmonieuse et hiérarchique !... Telles, dans le corps humain, les circulations veineuse et artérielle ; ainsi, à travers tout l'organisme de ce colosse, se croisaient deux courants d'ordre intelligible, ascendant et descendant : l'un, parti de la multiplicité des observations positives, convergeait vers l'Unité du Vrai transcendantal et absolu ; l'autre, émanant de cette Unité sublime, se ramifiait par contre en radieux canaux, à l'infini, pour aller répartir sa sève de lumière sur l'innombrable multitude des faits primitivement observés. Une science : celle de l'Être ; une religion : celle de Dieu... fusionnaient en un Culte scientifique ou Gnose Sacrée, par quoi les adeptes s'élevaient à la totale Connaissance de la Vérité Divine.

=:=:=:= Eduqués à pareille Ecole, les hommes de cette Ère bénie étaient des géants - nous sommes des pygmées. Leur unanime admiration saluait les œuvres grandioses de l'Intelligence et de la Justice ; les meilleurs d’entre nous, titillés d'un enthousiasme malsain, se prosternent devant les idoles sanglantes de la force arbitraire et brutale. Nos lointains Ancêtres criaient Patrie!... les yeux au ciel tout fleuri d'étoiles ; ivres de sang et de haine, nous crions Patrie !... en trébuchant aux tertres de récents charniers, et c'est au même refrain que nous rêvons de futures et sanglantes hécatombes. Ne sommes-nous pas bien naïfs dans notre présomption, quand nous proclamons l'avènement contemporain de la science et de la lumière ?!... Pareils au grossier centurion de Rome qui traitait les Grecs de barbares, nous n'avons pas assez de dédain pour les héros des civilisations antiques. Apôtres du scepticisme, nous conspuons leur foi naïve et leur enthousiasme serein nous fait sourire, blasés qui n'avons plus d'énergie que pour le Mal !... Et si les morts revenaient pourtant... A la vue de notre société pourrie,

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Ram ou Zoroastre pourraient bien railler à leur tour, s'ils ne se sentaient plutôt l'envie de pleurer sur nous et notre présomptueuse décadence. Est-ce à la multitude des connaissances isolées, empiriques, analytiques ; est-ce aux progrès de l'industrie, du luxe et du confort, que se mesure une civilisation ?... Ces choses ont sans doute leur importance secondaire dans l'édifice d'un état social, mais la valeur réelle d'une société se mesure à son développement intellectuel et moral, à l'équilibre de ses fonctions organiques, et surtout à la perfection de son système unitaire. L'incontestable progrès des sciences positives, l'importance et la variété de leurs applications, le développement gigantesque de l'industrie, l'apparente prospérité des grandes nations, qui finissent toujours par engloutir les petites, l'accroissement général (significatif d'égoïsme), du bien-être matériel, la diffusion très active d'une instruction bienfaisante sans doute, mais bien primaire, toutes ces manifestations du Progrès au sens moderne du mot, ne nous font-elles pas illusion sur la valeur et l'universalité de note état social européen ?... Mais à n'envisager que les questions sociales, nous apparaît-il si merveilleusement enviable, cet état ?... Allons...rentrons en nous-mêmes et faisons appel à notre Conscience, afin qu'elle juge avec équité !...

=:=:=:=

L'état actuel ?... voyons ses fruits : – l'hostilité flagrante de la science et de la religion – la grande lutte des autoritaires et des libéraux, plus farouches et plus irréconciliables que jamais – le Positivisme aveugle, se disputant les plus hautes intelligences, avec le stérile Éclectisme et l'individualisme éhonté des Sceptiques – le Militarisme envahissant tout, la cité bâtissant la caserne et la caserne opprimant la cité – le Socialisme s'alliant trop souvent au Nihilisme, pour triompher par la dynamite ou l’échafaud – l'Économie Politique épuisant sa verve ingénieuse à dissimuler sous d'euphémiques vocables, l'imminence de banqueroutes nationales, signes avant-coureurs de pires débâcles – l'Agriculture en Europe, égorgée par le libre-échange... Toutes les licences en un mot, sous le nom de Liberté ; toutes les misères sous le nom d'Egalité ; et sous le nom de Fraternité, tous les égoïsmes !...

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sont-ce là les indices d'une civilisation réellement prospère ?... La réponse n'est pas douteuse, pour qui a comparé l’ère présente non pas aux siècles césariens d'Assoûr et de l'Empire de Rome (infimes épaves d'un vaste état social en pleine dissolution), mais bien aux trois-mille cinq-cents ans de la Paix du Bélier, quand l'empire universel de Rama prodiguait au monde sa glorieuse lumière, si vive et si douce que le souvenir de l'Âge d'Or est resté dans la conscience humaine, comme un réconfort pour le présent et une espérance pour l'avenir !...

=:=:=:=

Quels cataclysmes matériels, intellectuels et moraux n'a-t'il pas fallu, pour jeter à bas cet édifice auguste, cette Sainte Babel de l'harmonieux androgyne éternel, l'Adam-Eve social ?... Mais debout, malgré l'action dissolvante des siècles, bravant Saturne et sa faux, Neptune et son trident, Mars et son glaive – les ruines de ce Passé grandiose ont subsisté, car des obélisques et des pylônes sont encore là, criblés d'hiéroglyphes... Une Âme latente habite ces squelettes du passé, un Verbe puissant fera vibrer quelque jour les profondeurs de ces nécropoles soixante fois séculaires, et la mort apparente livrera une fois de plus au monde caduc les secrets de la Vie !... En attendant que la Parole posthume s'exhale de tous ces ossements de l'Antiquité sainte, de rares penseurs ont déchiffré les inscriptions hiérogrammatiques des Temples en ruine, des pantacles des manuscrits décriés - ils sont à même de prêcher avec la prudence qui sied, l'Evangile de nouveau. Assez longtemps, du haut de Sa Croix, le Christ-Douloureux a fait retentir le monde du plus épouvantable Cri qui ait jamais jailli des lèvres d'un homme, des Lèvres d'un Dieu, défaillant un instant jusqu'à douter de Lui-Même «Eli, Eli, lamma sabacthani !...». L'Avènement est proche du Christ-Glorieux : Il est venu pour souffrir, se sacrer dans le sang, et s'affirmer dans la mort ; Il reviendra pour vaincre, régner dans la paix, triompher dans la Vie !...

=:=:=:= Jésus+Christ est le Soleil Idéal de l'Humanité : c'est dans Son Évangile qu'il faut chercher la Loi de la Vie Éternelle ; Son Esprit y est, tout entier. Mais Lui-Même, ne l'oublions pas, nous a prévenu d'un Voile à déchirer, si nous voulons que la Minerve se révèle à nous dans sa nudité chaste et merveilleuse «la lettre tue et l'Esprit seul vivifie» a-t-Il dit...

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C'est à l'oubli de ce divin Précepte que les Docteurs modernes doivent de n'entendre guère mieux l'Evangile, qu'ils n'ont compris le Sepher de Moïse, les Prophéties d'Ezéchiel, de Daniel et d'Isaïe, l'Apocalypse de Saint-Jean. Ils prennent les Textes Sacrés au pied de la lettre morte, attribuant à d'incomparables génies, tels que Moïse, Zoroastre et Jean, les tissus d'inepties que sont le Pentateuque, ou l'Avesta, ou l'Apocalypse, si s'attachant au «récit» littéral (lequel n'est rien moins qu'un récit), l'interprète oublie d'en dégager la science latente ; s'il néglige d'éveiller cette Belle au Bois Dormant qui, dans la forêt enchantée, inextricables fouillis de contes allégoriques et de symboles absurdes en soi... attend toujours le Prince Charmant qui doit lui rendre la Vie avec un baiser.

=:=:=:= Nous n'avons guère jusqu'ici, parlé du fatal Serpent, et les quelques pages qui précèdent peuvent sembler au lecteur, un singulier hors d’œuvre : elles n'en sont un, qu'en apparence... L'interprétation ésotérique et strictement inconnue d'un texte de Moïse,, ne pouvait être présentée, sans qu'on insistât d'abord sur la commune ignorance où sont les Docteurs, de l'Esprit caché des Livres Saints ; d'autre part, avant d'indiquer à quel point l'Exégèse religieuse est routinière et superficielle, il importait de mettre en lumière par un effet de repoussoir, le caractère également agnostique de la civilisation contemporaine, véritable cause de cette routine et de cette légèreté. Mais il est temps de marquer ici les étapes que nous allons parcourir. Cette Genèse, que les Docteurs entendent dans un esprit matériel et anthropomorphique vraiment révoltant, cette Genèse «où la vérité scientifique est cachée, effrayante de hauteur et de profondeur (Saint-Yves d'Alveydre «Mission des Juifs», page 66)» va fournir le texte d'une étude qui remplira un volume : car nous développerons les deux sens occultes de ce texte, après en avoir expliqué le sens démotique ou vulgaire.

=:=:=:= Le Monde vient de sortir du Chaos à l'Appel du Verbe Créateur, et le Premier-Homme, façonné à la Ressemblance de Dieu même, partage avec l'Épouse (que, par un dédoublement mystérieux, le Seigneur a fait naître de son flanc), les délices d'un Jardin sans pareil, destiné pour être leur

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immortelle patrie. Tout ce que la Terre dans l'épanouissement d'une sève virginale, a pu faire jaillir de son sein sous les caresses du Soleil, décore ce Paradis terrestre - ce ne sont que prodiges de splendeur verdoyante et de majesté fleurie. Et le couple amoureux et naïf parcourt, en roi et en reine de la Création, ces merveilles écloses pour lui seul. Un Arbre Unique est interdit à sa curiosité ; et 4 Fleuves, prenant leur source dans ses Racines, s'épanchent en croix au loin, divisant l'Eden en autant de presqu'îles rivales de grâce et de fécondité... Et le Seigneur dit à l'Homme «C'est ici l'Arbre fatal de la Science du Bien et du Mal ; ses fruits donnent la mort ; tu n'y toucheras point !...». Mais déjà, l'on assure que l'aimant de la chose défendue attirait et fascinait la Femme -et qu'oublieuse des mystères de son amour nouveau-né, Eve ne pouvait plus s'éloigner de l'Arbre, et rêveuse, murmurait «puisque ce fruit donne la mort, pourquoi n'en goûterais-je pas ?...». La Bible (il faut tout dire) présente une autre version : elle attribue la première tentation d'Ève, non pas au Serpent qui la guettait, enroulé sur le Tronc de l'Arbre... mais, au sentiment des arrières-petits-fils d'Adam, Moïse a dû faire erreur sur ce point. Quoi qu'il en soit, nous devons rester fidèles au récit mosaïque, ou plutôt à la version des traducteurs accrédités de la Genèse... Donc, le Serpent s'adressant à Ève «Aelohîm t'a trompé et ce fruit ne donne pas la mort, mais rend pareil à Dieu même, l'audacieux qui l'a goûté». Et moins indécise, l'espiègle tend la main vers la Pomme d'Or... c'en est fait, elle succombe à la Tentation : prévaricatrice. Ève du moins, veut avoir un complice ; elle a mordu au Fruit... elle y fait mordre Adam, qui frissonne entraîné dans le crime, à l'idée de Celui qui peut à tout instant les appeler... Déjà, s'élève la Voix du Seigneur et le couple s'enfuit affolé, ayant honte pour la première fois de la nudité de sa chair. Et c'est couvert d'un vêtement improvisé en feuilles de figuier, qu'Adam et son aimable tentatrice, comparaissent devant leur Juge en courroux «Adam !... où donc es-tu ?!...» - «Seigneur, en entendant Ta Voix, nous nous sommes cachés loin de Ta Face, rougissant de nous sentir nus...» - «Et qui t'a révélé ta nudité ?... Tu as donc mangé le Fruit de l'Arbre ?...» - «la femme que Tu m'as donnée pour compagne, m'en a offert hélas !... et j'en ai goûté» - «Femme, pourquoi as-tu agi de la sorte ?...» - Et la pauvre Ève tout en pleurs «le Serpent m'avait séduite».

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«Sois donc maudit, ô Serpent !!... - reprit le Seigneur - maudit entre tous les animaux de la Création !... Tu ramperas sur ton ventre, et tu te nourriras des immondices du sol. Et Je mettrai l'inimitié entre la Femme et toi, entre sa Postérité et la tienne... et de son sang, une Vierge naîtra qui du pied écrasera ta tête, tandis qu'en vain tu t'efforceras de la mordre au talon». Puis, s'adressant à la Femme «Je te condamne au travail et à la souffrance, tu enfanteras dans la douleur, et tu deviendras l'esclave de ton mari» - «Quant à toi - dit alors le Seigneur à l'Homme - pour avoir succombé aux séductions de la Femme, pour avoir goûté avec elle, du Fruit Défendu : la Terre sera maudite à cause de toi, infructueuse et rebelle ; le labeur incessant sera ta vie, tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu'au jour où la mort rendra ton corps à la poussière d'où il est sorti». Puis, Aelohîm ayant vêtu les deux coupables de peaux grossières en guise d'habits, chassa du séjour d'Eden le Premier Couple humain. Et sur le Seuil, Il mit un Chéroûb au Glaive flamboyant, pour lui en interdire à jamais l'Entrée. Voilà donc et en substance, à peu de chose près, la fable mosaïque de l'originel péché : je veux dire, en sa version la plus matérielle et la plus voilée, telle que l'ont constamment rendue des traducteurs ou naïfs, ou feignant de l'être... Demandons-nous à cette heure, quel peut être ce Serpent mystique et formidable, dont la perfidie sut induire Ève en Tentation... Et d'après les sens divers de cette allégorie, nous établirons les divisions de notre Livre.

=:=:=:= Qu'est-il donc, ce Serpent?... :

- au sens vulgaire, on l'a deviné : c'est le diable déguisé en reptile ; c'est l'éternel adversaire - en Hébreu «Sathan».

- au premier sens ésotérique : c'est la Lumière astrale, ce fluide

implacable qui gouverne les instincts ; cet universel dispensateur de la vie élémentaire, agent fatal de la naissance et de la mort. Cet être hyper-physique, inconscient donc irresponsable, et dont il faut se rendre maître, si l'on ne veut pas devenir l'esclave des grands courants qu'il crée, suivant d'invariables lois.

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- au sens ésotérique le plus élevé : le passage cité de la genèse symbolise le problème du Mal : il faut y voir l'histoire de la destinée humaine, aussi bien collective qu'individuelle, à quoi fait suite, à titre de complément nécessaire, la grande épopée de la Rédemption.

1/ Notre première partie sera donc consacrée aux œuvres spéciales, caractéristiques de Satan, la magie noire et ses hideuses pratiques, envoûtements et maléfices. Nous énumérerons les ressources infernales de la sorcellerie ; nous irons défier dans son antre le Prince des Ténèbres éternelles, et au sabbat le bouc monstrueux aux seins de femme, que les adeptes de ces répugnantes agapes devaient «baiser brutalement sous la queue, en signe de grande révérence et honneur». 2/ Dans la seconde partie, nous donnerons le sens caché du mythe de Satan6

. L'étude de la Lumière Astrale, comme agent suprême des œuvres ténébreuses de la Goétie, nous permettra de reprendre les phénomènes que nous avions décrits, et de les analyser dans leur cause et leurs effets réels, suivant les doctrines longtemps secrètes de la Kabbale et de l'Hermétisme Occulte.

3/ La troisième partie enfin, sera la synthèse philosophique de notre livre : nous y aborderons la grande énigme du Mal7

(2) et soulèverons, dans la limite où notre conscience et notre Initiation nous le permettront, le Voile redoutable et bienfaisant qui dérobe aux yeux du profanum vulgus, le grand arcane de la Magie.

6 le diable est le symbole de toutes les affirmations mensongères et de toutes les négations stériles, c'est le spectre même du Néant. «Je suis celui qui toujours nie» fait dire à Méphistophélès, le plus grand des poètes-Initiés qui se soit levé depuis Dante, aux contrées de l'Occident. Goethe, créant une nouvelle incarnation du Malin, s'évertue à mettre en scène le mystère jamais compris de son incurable inanité : le second Faust est la négation finale du premier ; comme le jour est le démenti qu'inflige à toutes les nuits relatives, ce symbole absolu de l'Eternelle Lumière : le Soleil !... Dans le drame du poète allemand, on voit Méphisto s'annihiler et s'éteindre pour ainsi dire, en face des Puissances du Ciel. Ainsi, la laideur du mal qui est Satan, doit s'anéantir -ou se fondre en s'harmonisant - dans la Splendeur du Beau-Bien, qui est Dieu. 7 L'utilité contingente du Mal s'explique par la loi des contraires, et la solution de ce problème peut (éxotériquement du moins) se formuler en ces termes : le Mal s'oppose momentanément à la norme du Bien, pour manifester celle-ci dans l'Eternité de son Triomphe : Dieu ne tolère le péché originel, cette infraction au Bien négatif, qu'à titre de gestation ténébreuse et transitoire, d'où doit éclore ce Bien Positif et Superlatif : la Rédemption. La Rédemption mène à la Réintégration, qui est le Paradis. Comme la nuit est l’œuf du jour, ainsi le Mal est l’œuf du Bien ; cette paroi fragile une fois brisée, la Lumière Divine se manifeste, et du Mal antérieur, il ne reste plus que débris de coquilles. Qu'on nous pardonne cette comparaison triviale mais juste, grâce à laquelle tout lecteur réfléchi pourra saisir la pensée profonde des Maîtres Kabbalistes, lorsqu'ils appellent les Esprits des Ténèbres des «écorces» (cortices).

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Nous pousserons même plus avant qu'aucun Adepte ne crut devoir le faire, jusqu'à cette limite dernière, si formidable à franchir, où le Chéroûb emblématique, le Glaive de flamme au poing, menace de cécité les téméraires contemplateurs du plus aveuglants des soleils. Qu'est-ce que le Mal ?... Dieu l'a-t-Il créé ?... Quelle est l'origine du Mal, s'il n'a pas positivement de Principe ?... Qu'est-ce au sens véritable, que la Chute Edénique ?... Qu'était le Grand-Adam avant la Chute ?... Que devient-Il après ?... En quoi le Mystère de la Création s'identifie-t-il avec ceux de la Chute et de l'Incarnation ?... En quoi le Mystère de la Rédemption est-il complémentaire de ces derniers ?... Qu'est-ce que Le Christ-Douloureux et le Christ-Glorieux ?... Comment s'analysent kabbalistiquement les Cinq Lettres hébraïques du Nom de Jésus ?... A quoi se résout, au point de vue ésotérique, la Question Sociale ?... Comment l'inaccessible Unité se révèle-t-elle toujours par le Quaternaire dans le monde sensible ?... Qu'est-ce que le Nirvâna ?... En répondant sans ambages à toutes ces questions, et à quelques autres... nous manifesterons l'idée que peut se faire des dogmes chrétiens, un philosophe initié aux arcanes de la Kabbale ; telle est notre seule intention. Et pour clore cet avant-propos d'un livre qui prétend ne troubler la paix d'aucune conscience, le lecteur nous excusera de transcrire sans commentaires ce que nous écrivions en 1886, au bas d'une page où nous avions été conduit à parler des Œuvres du Christ : «à cette Mission Divine, nous croyons prudent de ne pas toucher ici, car où la Foi commence, peut-être conviendrait-t-il que la Science toujours s'arrêtât afin d'éviter de tristes malentendus... Et chaque fois qu'au cours de cette rapide étude, il nous faudra toucher aux croyances religieuses, déclarons une fois pour toutes, qu'aucunement compétent en matière de Foi, nous envisageons les hommes et les faits, du seul point de vue de la raison humaine, et sans jamais prétendre à dogmatiser» («Essais de sciences maudites» I. au seuil du mystère – par Stanislas de Guaita (Paris, Carré, 1886 - 1 vol. grand in-8 – pages 13 et 14).

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Les Mystères de la tombe et la Résurrection de la chair1

Par Phaneg L’Esprit est UN - la Matière est UNE

Ce n’est pas pour satisfaire une vaine curiosité que j’écris cet article, d’autant plus que les explications données ne sont évidemment pas définitives mais parce qu’il fera, je crois, penser, réfléchir et méditer. Il est bon, du reste, que certaines questions restent un peu mystérieuses pour notre raison et que nous croyions à la résurrection de la chair surtout par l’humilité et par la Foi.

Que se passe-t-il, après que notre organisme physique a cessé de constituer pour notre Esprit un instrument capable de le manifester dans la matière ?

L’Ame, principe animateur, a brisé les liens qui lui permettraient

d’agir sur le monde extérieur par l’intermédiaire du cerveau et du cœur : la Conscience n’est plus dans le corps visible et elle fonctionne ailleurs.

L’instrument qui nous a servi quelques années est déposé dans la

terre, mais la décomposition est-elle un anéantissement ? Que se passe-t-il exactement et que pouvons-nous percevoir ou connaître une fois la tombe refermée ?

Enfin, ce corps que nous devons reprendre à la Résurrection, quel

sera son avenir d’ici-là ? Pour essayer de répondre à ces questions, nous examinerons successivement la composition de notre corps physique et les différents états de la matière sous lesquels nos cellules peuvent se présenter, le degré de leurs conscience et de leur intelligence propre ; le milieu minéral, végétal et animal où ces cellules vont évoluer après leur libération – Nous rechercherons en rappelant même les découvertes les plus récentes de la science, quel est le terme final de cette évolution et je l’espère, nous pourrons alors mieux comprendre une Loi énoncée dans « Quelques Paroles directes » ; « Psyché » page 110, numéro spécial consacré au Dr Marc Haven : «Vous reprenez votre corps là où vous

1 Psyché n° 399, décembre 1929.

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l’avez laissé, vous avez toujours le même corps (mêmes éléments sous différentes formes) ».

Dans son étude intitulée « Le Corps, le Cœur de l’homme et

l’Esprit » (« Psyché » n° de mars 1927) le Dr MARC HAVEN, établit que le corps humain a été formé d’atomes que nous trouvons dans les couches profondes de la terre : carbone, oxygène, silice, calcium, soufre, etc. Il a fallu, dit-il, que ces molécules prennent contact les unes avec les autres, dans la matière minérale, évoluent jusqu’au végétal, passent dans le règne animal par l’intermédiaire des herbivores et enfin dans le corps humain, où les cellules formeront un organe avec l’aide des Siècles.

Notre matière physique est toujours en évolution et en

perfectionnement continu. Elle se présente à l’état solide liquide, gazeux, radiant, éthérique. Des expériences précises (DURVILLE, de ROCHAS et d’autres) ont prouvé que le siège réel de nos sensations est dans ces dernières cellules et non dans les organes physiques grossiers qui ne fonctionnent plus dès qu’elles sont extériorisées par le sommeil magnétique ou anesthésique. Notre corps est presque à ce moment un cadavre. La petite partie de notre conscience que nous connaissons peut quitter notre cerveau dans le sommeil ou l’extase. Voilà ce qu’il faut retenir ; on ne constate plus alors que la vie inférieure, chimique, végétative. La seule différence avec la mort réelle c’est que l’Ame n’a pas encore abandonné la direction de la machine humaine et que les liens ne sont pas brisés, mais seulement distendus.

Avant d’aller plus loin et pour que notre étude soit plus complète, il y a lieu de rappeler ici deux Lois intéressantes : celle de l’intelligence et de la mémoire des cellules nerveuses (Plexus) et celle de la force conservatrice de la forme. Je n’en dirai que peu de choses. Que nos plexus soient doués d’une sorte d’intelligence rudimentaire et d’une mémoire précise, cela ne peut faire aucun doute pour le physiologiste qui constate par exemple la reproduction identique des petites lignes qui strient l’extrémité du doigt après qu’elles ont été détruites par une blessure légère. En ce qui concerne le principe conservateur de la forme, nous pouvons en avoir la preuve en nous basant sur les belles expériences de Claude Bernard, de Flourens et de leurs successeurs. Elles ont démontré que nos cellules se renouvellent toutes en 3 ou 4 ans et cependant quand je revois un ami au bout de ce temps, sa forme n’a presque pas changé. Il y a donc en nous un principe non visible qui a agi et nous pensons que ce principe est tout simplement le double, ou Corps

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astral qui lui-même n’est qu’une manifestation de la Vie, un lien avec les parties les plus grossières de l’Ame.

Cette intelligence de la partie astrale de nos plexus nerveux, cette

force conservatrice de la forme échappent, il me semble, à la mort ; elles ont certainement un rôle important à jouer dans le travail qui s’effectue après la mise en terre et que nous allons étudier maintenant.

Dès que le cadavre a été déposé dans la tombe et d’autant plus vite

que le cercueil sera en bois plus léger, commence une série de transformations dont une partie seulement est connue. Sous l’influence de la chaleur et de différents agents, la décomposition de la matière se produit. En réalité, les cellules qui composent nos organes n’étant plus comprimées par la force qui les maintenait unies, reprennent leur liberté. Les atomes de calcium, de carbone, de silice, d’azote, de métaux en suspension dans le sang, etc. vont donc être disponibles et prêts à subir l’évolution nécessaire. Une partie de ces cellules passera dans les minéraux, végétaux et animaux voisins et ici nous entrons dans un domaine moins connu.

Aujourd’hui, la science admet que la matière non seulement peut

passer à l’état radial et colloïdal, mais encore se dématérialiser entièrement et il n’est pas anti-scientifique d’enseigner que les cellules libérées de nos corps passent à un état subtil où elles peuvent facilement traverser la matière solide. Le Dr Marc Haven, dans « Psyché » Mars 1927, dit page 46, en renvoi : « on reconnaît que l’atome de carbone (par exemple) peut se présenter à l’état colloïdal, amorphe, etc. ».

Nous voici au cœur même de notre sujet : page 80, de la même

revue, l’auteur cite le passage suivant : « jadis, Tcheou Huong disait que : les transports des particules des êtres défunts sous l’action de la terre, sont imperceptibles ».(Lao-Tseu, ch.1, p.70). Et cette idée ne peut même plus nous étonner à une époque ou l’on étudie couramment la dématérialisation de la matière, le noyau de l’atome, les radiations invisibles, les rayons ultra-gamma, ultra-béta, les ions, les électrons, etc. qui ne sont déjà plus de la matière physique, mais bien les débuts de la matière supérieure (astrale, disaient les écoles occultistes).

Nous sommes donc en droit de penser que si au bout de 50 ans ou

ouvre une tombe, au moins une grande partie du corps qu’elle contenait n’a pas été anéantie, mais a pu être transportée dans l’une quelconque

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des directions de l’espace ; soit sur des ondes spéciales, soit sur des courants depuis longtemps familiers aux occultistes et que la science redécouvrira sûrement tôt ou tard.

Dans le même numéro de « Psyché », page 110, le Dr Marc Haven

cite l’enseignement suivant « Nous avons toujours le même corps, mêmes éléments, c’est-à-dire que nous le reprenons « là où nous l’avons laissé ». Cette loi assez obscure s’éclaire bien, je pense, et se comprend si l’on se rapporte aux pages précédentes.

Nous supposons naturellement admise l’existence d’un Etre

spirituel et d’une âme pour chacun de nous : l’âme étant considérée comme le principe animateur de la matière. A chaque mort, le corps que l’Ame vient d’abandonner subit plus ou moins lentement les transformations décrites plus haut, selon que le cercueil est en bois léger ou en plomb ou déposé dans un caveau. Dès que la future mère est prête et qu’elle a été fécondée, le transport des cellules passées à l’état radiant s’effectue sous la direction de l’Ame, et le nouveau corps se reconstruit, très souvent, je pense, à peu près semblable à l’ancien, car le principe conservateur des formes dont nous avons constaté l’action pendant la vie doit continuer d’agir. Nous reprenons bien ainsi le même corps là ou nous l’avions laissé. Mais l’enseignement ci-dessus précise qu’il s’agit des mêmes éléments. Cela revient à dire que nous reprenons les « principes » servant à composer le corps, c’est-à-dire les cellules, bases de chaque organe qui sont passées à un état subtil et ont été transportées jusqu’à la future mère. Rappelant ici quelques souvenirs de l’Embryologie occulte de Papus, nous pensons que c’est dans l’œuf, d’où sort tout être vivant, que se concentrent les éléments du futur corps, très probablement à l’instant où il a été fécondé. Cette concentration doit se faire dans l’un des feuillets externes et de là, ce dynamisme initial va diriger tout le travail de développement du fœtus et d’abord celui du système nerveux (Papus, Traité méthodique, p. 273 et suiv.). A un certain moment de la gestation, le Corps subtil est formé, constituant d’après les traditions orientales et occidentales le moule sur lequel vont se placer les cellules dues à la vie de la Mère qui fournit ainsi la matière physique du Corps, mais les Eléments, base du futur organisme, viennent bien de l’ancien corps. La part de la mère n’en est pas diminuée.

Examinons maintenant quelques conséquences de cette Loi. Tout

d’abord, il apparaît que l’incinération et l’embaumement, qui, sans en empêcher complètement la réalisation, mais la rendant plus difficile,

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doivent être évités ainsi que l’emploi du plomb pour le cercueil. La mise en terre dans un cercueil de bois mince, voilà le procédé le meilleur qui du reste a été recommandé par l’église.

Remarquons ensuite, que si les choses se passent comme nous

l’indique la « Parole directe » citée ci-dessus, je comprends fort bien que si j’ai abusé de mon estomac ou de n’importe quel autre de mes organes, j’en souffrirai forcément dans ma vie suivante car les cellules affaiblies sont transportées dans le même état. Par exemple, beaucoup d’infirmes de naissance sont des êtres qui ont détruit leur corps par le suicide avant l’heure fixée. L’embaumement pratiqué chez les Égyptiens et certains peuples, la conservation des cadavres dans des terrains secs et calcaires, la préservation des corps de quelques Saints due à la pureté de leur Âme, de leur vitalité et à l’ascétisme, ne semblent pas constituer des exceptions, en partie, parce que ces faits sont relativement rares et en partie parce que les Éléments de ces organismes physiques peuvent malgré tout passer à l’état radiant ou éthérique. Du reste, en particulier chez les Égyptiens, tous les initiés connaissent les troubles profonds et les conséquences terribles qui ont été la suite de leur décision volontaire d’empêcher la décomposition des corps de leur Elite dans le but d’amasser d’énormes forces fluidiques, destinées à des buts occultes.

Il nous faut aussi jeter un regard sur le milieu minéral, végétal et

animal où notre corps va subir les changements nécessaires. Là encore l’orientation nouvelle de la science, qui sait aujourd’hui reconnaître la Vie, même dans les minéraux, nous permettra certaines idées qui auraient paru il y a vingt ans tout à fait inadmissibles. On n’est pas loin de reconnaître que la conscience étant un des attributs de la Vie, il est possible de dire que le minéral a une certaine notion de lui-même très rudimentaire certes, mais réelle. La science ne peut encore aller cependant jusqu’à la notion, familière aux Mystiques chrétiens, de responsabilité, de liberté et de tendance vers l’Esprit Pur que possède une simple pierre. Aussi, c’est seulement sous forme de légende que nous parlerons du rôle que la partie spirituelle de nos organes, surtout le cerveau et le cœur, ont à jouer dans la Terre. C’est cependant un beau spectacle que de voir leur esprit sous formes de lumières colorées, s’arrêter un instant ; appeler les esprits obscurs des minéraux et les grouper autour d’eux. Elles sont, en effet, nos cellules, la seule forme sous laquelle l’Esprit créateur peut être perçu, dans ce milieu sombre. Des interéchanges se produisent du reste, comme partout où il y a Vie, et

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une aide mystérieuse peut être donnée par ces esprits élémentaires à nos particules corporelles dans le travail difficile que j’ai tenté de décrire.

Nous ne présentons pas, bien entendu, ces notions nouvelles pour

quelques lecteurs, comme un dogme, mais nous y trouverons, je crois, quelques lumières pour l’étude des rapports possibles entre la tombe et le berceau et le grand problème si important de la naissance et de la mort pourrait en être un peu éclairci.

Ici se présente tout naturellement à notre mémoire ce qu’on a

appelé la réincarnation. A mon avis, seul l’Être qui pourrait être sûr de savoir de ce que sont la Matière et l’Esprit en parlerait en connaissance de cause. En tout cas, si le fait est certain, le mot est sûrement inexact, car il donne l’idée de pénétration dans la matière physique d’un Principe spirituel. Je pense que ce dernier n’est jamais prisonnier d’un organisme de chair. C’est par l’âme , qui dans ses parties inférieures touche à ce que la science occulte appelle corps astral, que l’Esprit, parcelle de l’absolu créateur, siège de notre moi réel, agit sur le corps, un peu comme un opérateur projette les ondes nouvelles pour diriger à distance un bateau ou un avion, sans s’y trouver corporellement. Une grande quantité d’êtres humains n’ont aucune conscience de cette direction. Il faut gagner son Âme par la patience c’est-à-dire que beaucoup de temps et d’efforts sont nécessaires pour commencer à se rendre compte de l’existence de notre âme tout à fait en dehors de notre matière.

Ainsi, comme nous avons toujours le même corps, la mort n’a

aucune espèce de sens pour notre moi véritable ; elle n’a plus ses aiguillons. Notre âme cesse momentanément son action sur notre corps : ou plutôt, elle agit sur lui autrement, pendant qu’il se renouvelle et se reconstitue, et elle a du reste d’autres instruments, car son activité est incessante. Il n’y a donc aucun interruption dans notre vie, ni dans notre travail, ni dans nos efforts pour atteindre un but dont notre conscience ne peut avoir physiquement qu’une idée imparfaite. Ainsi également, nous sommes définitivement fixés sur l’absurdité de nos raisonnements, de nos façons de voir lorsqu’il s’agit de la notion de l’Absolu, de l’Esprit et des grandes énigmes que l’Univers nous présente. Et cependant, les hommes continuent de parler et d’écrire sur ces sujets ; ont-ils tort de le faire ? non : on doit travailler, mais ils ont tort d’attribuer à leurs systèmes philosophiques ou à leurs théories scientifiques une valeur importante et, pour quelqu’un, définitive.

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Enfin, les idées que nous avons remuées dans cette étude, ne peuvent manquer de nous rappeler un des dogmes les plus obscurs de l’Eglise chrétienne : la résurrection de la chair. Sans prétendre l’expliquer, les pages précédentes nous aideront cependant à en admettre la possibilité.

Voici donc un résumé du dogme catholique, et de la célèbre Épitre

de Saint Paul : « Tous ceux qui sont morts depuis le commencement du monde,

ressusciteront avec le même corps qui leur aura servi pendant leur vie ; ce seront les mêmes corps ; mais il sera hideux et grossier pour les méchants, glorieux pour les bons (jouissant des qualités suivantes : immortalité, impassibilité, clarté, agilité, subtilité) (catéchisme romain) ».

Saint Paul, lui, dit en résumé : « Pour qu’une graine produise une fleur vivante, il faut qu’elle

meure comme graine. Le Corps vivant qui naît n’est pas semblable à ce qui lui donne naissance. Des différences très grandes existeront entre les corps ressuscités, comme composition et éclat. Le corps humain provient d’une semence corruptible, méprisable, faible, animale, périssable. Le corps ressuscité sera incorruptible, glorieux, plein de force, spirituel, éternel ».

Remarquons tout d’abord le rapport très strict qui existe entre

l’affirmation de l’Église et la parole directe à laquelle nos amis attachent avec raison une importance définitive « Vous ressusciterez avec le même corps qui vous aura servi, dit le catéchisme ».

« Vous reprenez votre corps là où vous l’avez laissé, vous avez toujours le même corps » lisons-nous dans « Psyché ». Il s’agit évidemment d’un enseignement identique. Que nous reprenions ce corps une seule fois à la résurrection et que notre Âme purifiée le transforme en corps glorieux, ou que nous le reprenions à plusieurs reprises, l’affinant sans cesse et le rapprochant de plus en plus de l’Esprit, jusqu’au dernier jugement, cela n’a pas une importance énorme. Le processus est le même. L’Église catholique ajoute qu’à la résurrection, le corps sera hideux et grossier pour ceux qui auront refusé la Lumière et l’effort, qui se seront livrés au mal sans repentir ; nous pouvons espérer que même pour eux tout ne sera pas fini et que l’Esprit ne les laissera pas sans aide. Pour les bons, c’est-à-dire l’immense majorité qui auront fait des efforts progressifs vers le Bien, l’Amour, la Charité vraie, pour tous

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ceux auxquels Jésus pensait lorsqu’il disait : « Soyez sans crainte ; il a plus au Père de vous réserver le Royaume », le Corps de résurrection sera tel que le décrit Saint Paul : resplendissant, immortel, impassible, agile et subtil. Toutes les molécules auront été transmuées. Ce qui aura été semé corruptible et mortel, sera incorruptible, éternel et, à des degrés différents, tous nos corps deviendront capables de vivre dans ce que le Christ appelle son Royaume.

Dans l’hypothèse de notre vie ininterrompue matérielle, comment cette transformation aura-t-elle pu se réaliser plus ou moins longuement ? Citons ici encore une des paroles directes, recueillies par le Dr Marc Haven (page 110 « Psyché ») : « C’est vous-même qui avez formé votre corps et qui le préparez depuis des siècles ». Notre corps glorieux, c’est notre personnalité vraie qui lentement, d’âge en âge, l’aura formé. A chaque pardon, à chaque défaut vaincu, à chaque effort vers l’accomplissement parfait de la volonté de Dieu, le travail invisible s’accomplit et peut-être le Christ construit-il parallèlement les assises mystérieuses de ce Royaume, où, régénérés, victorieux, purifiés, nous vivrons un jour près de Lui en corps et en âme et en Esprit.

CCoonnggrrèèss ddee 11990088

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La légende de l’inceste

Par Joséphin Péladan Dans l'Oether où va la Ronde des astres géants, il était un petit monde -insoumis au Soleil - un petit monde errant. Les Anciens des Jours et les Vigilants savent le péché des planètes. Le Soleil, c'est le cœur de Satan qui brûle sans ranimer son épouse Sina, froidie par châtiment, et le plus petit monde fit le plus grand péché : l'Inceste. Voici :

I C'est le Déluge !... La colère de Dieu engloutit l'Atlantide ; les eaux ont tout recouvert, seul un Bamoth demeure insubmersible. Bene Satan s'y dresse, ses fils autour de lui et ses filles. Déjà, le flot vert vient mouiller la frange des tuniques et écume son argent sur les armilles d'or des femmes. La foudre éclate et tourne autour de ces hautains, dont l'orgueil n'a pas demandé grâce, comme un bourreau craintif qui s'entraîne et qui n'ose frapper de sublimes coupables. Cependant, un cyclone effrayant va noyer le Bamoth. «MARIA !...» dit le fils de Satan.

II «Maria !...», et la trombe creva dans le lointain.

«Maria !...», et le flot s'écarta du rocher. «Maria !...», et le tonnerre cessa ses aboiements.

«Maria !...». L'Océan immobile sous le ciel éclairci. Après ce quaternaire conjuratif, il dit «Seigneur, je me repens du péché de mon père !... il fut méchant d'oser dédire votre Verbe et tenter par lui-même ce que Seul vous pouvez. Je m'humilie Seigneur, pour sauver ma famille». Et le fils de Satan ploya ses beaux genoux «Ô Conçue sans péché, qui concevra de Dieu, mon front jamais baissé Te salue !... Future Mère du Sauveur, sauve Bene Satan et ses fils qui, sept mille ans avant Ta Naissance, s'inclinent. AVE MARIE !...».

III Lors, Mikaël parut, éblouissant de Gloire : «Ton Hommage à Marie te sauve, grand coupable, et le Très-Haut veut bien commuer votre dam, en exil sur un monde errant». Le fils du Grand-Déchu orbitra la planète et fit l'ordre aussitôt ; puis, il se reposa. Un enfant l'éveilla «Père, avec nous sauvés, des terrestres sont

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là» - «qu'ils soient précipités !...». Comme il se rendormait, une fille survint «Père, je suis émue ; les terrestres supplient, ils seront serviteurs, esclaves... Et Dieu, en les mêlant à nous, avait Sa Volonté ; pour cela, l'irriter, serait-ce sage, ô Père ?...» - «qu'ils soient donc supportés !...». Et Satan s'endormit après cette clémence ; il rêva. Ô l'atroce vision !... que ses filles accouplées avec les Kalibans, enfantaient des bâtards ; et que ses gars lubriques dans les girons terrestres, cherchaient la volupté ; et sa Race d'Archange se croisait de brutaux. Il poussa un tel cri de rage et de colère, que les échos du Ciel en furent épouvantés. Ses enfants, réveillés, accoururent... «Dormez ; un songe me hantait, un songe détestable ; il s'est évanoui. Enfants, je vais veiller ; le sommeil est mauvais à ma paupière d'aigle ; mais vous, dormez en paix !...».

IV Le soir tombe. Satan, rêveur, marche majestueux à-travers champs et grèves ; soudain, il aperçoit sa fille aimée Izéel, que lutine un lourdaud. Il arrache un jeune arbre et d'un seul coup, férit l'audacieux. La fille de Satan pleure «Il me parlait d'amour, c'était une douceur ; en le tuant, vous avez frappé sur votre fille». Bene Satan se tut, et suivit son chemin. A l'abri d'un rocher, son fils Rouna prend des baisers sur le sein d'une Kalibane. Au courroux de son Père, l'amant rébellionné s'écrie «Ne sais-tu pas le passé ?... et que, tombé du Ciel, tu es fils comme moi, d'une simple mortelle, avide de baisers et de vertiges ?... Lorsque tu m'as conçu, était-ce dans le Ciel, ou bien sur le lit parfumé d'Ereck ?... Pourquoi reproches-tu aux autres, ton péché ?...». Bene Satan se tut et suivit son chemin. Cette nuit il veilla, à regarder dormir sa Race. Les adolescents se tordaient sur leurs lits de fougères, étreignant des fantômes ; et les vierges baisaient leur propre chair. Un arôme d'amour montait, qui fit pleurer le Père.

V Sur le Bamoth, il attendit l'aurore au premier rayon, incanta «Mikaël !...». Et l'Archange parut. «Ô Toi qui fut mon Frère, et dont l'intelligence ne s'est pas obscurcie... conseille-moi. Mes filles admirables sont béantes d'amour, et mes fils semblables aux taureaux furieux. Ils n'osent marier leur flamme dans l'inceste, et l'amour va mêler le sang de Kaliban à mon sang. Sacrilège !...».

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«C'est le Dessein de Dieu, Bene Satan !... Ton Père voulut être Messie ; son cœur de démon ne fut qu'un cœur de prince ; il avait la beauté, le génie ; la charité manquait, et tout fut confondu. Dieu lui laissa sa gloire en punissant son crime, et l'âme du faux-dieu, aliment du Soleil, resplendit sur le monde, en réalisation de Son Verbe et de Ses Normes. Pour toi, Bene Satan et pour ta Race, je connais un recours. Que tes fils et tes filles vivent leur vie humaine, sans amour, sans baiser ; que votre Race hybride ne se perpétue pas, et vous serez reçus dans l'Atmosphère Seconde, toujours punis, mais moins humiliés». «Tu railles Mikaël, la daïmonique est l'amour» - «et bien !... abaisse ta fierté, laisse les Kalibans approcher de tes filles, et les femmes terrestres concevoir de tes fils. Sache que le Dieu-Bon, dont le rôle envié écrasa les épaules du Grand-Déchu, veut qu'à force d'amour on élève la brute - et que l'entendement penche sur l'idiot, que le génie féconde l'ignare. Solidaire à jamais, fais les Œuvres du Christ, rejeton de Celui qui pensa devancer la Divine Miséricorde. Allons Bene Satan !...que ton orgueil écoute ce conseil salutaire, dicté par les liens d'une Commune Essence». «Ange - cria le Rebelle - stériliser ma Race ou la prostituer aux mortels ; et mêler l'Étoile un jour tombée du firmament vermeil, à la poussière vile et sale !... Je me lève, indigné contre ces deux supplices, et Tu diras à Dieu que Satan ne veut pas !...» - «Prends garde esprit encoléré, il n'est pas d'autre mot qui te sauve à nouveau, et le Nom de Marie seul a pu, une fois... écarter ton destin. Les Arcanes ne te sont-elles pas présentes ?... La science suffit encore à t'affirmer qu'aucune Humanité ne vivra dans l'inceste, et que Dieu a voulu que l'un rachetât l'autre, et le grand rendit sa bonté au petit». Bene Satan croisa ses bras sur sa poitrine «C'est donc notre dernier entretien Mikaël ; formule-moi mon dam...» - «tu seras toi, le chef et l'âme réunis à ton Père damné en Soleil, et ta postérité rejetée sur la terre, oubliera jusqu'au nom de Satan et son vœu ; comme ils auront la Norme de l'Inceste, ils n'auront point d'amour qu'entre eux, et chercheront leur sang» - «à merveille, et le Verbe de Dieu au Verbe de Satan fait suite». Mikaël effaça d'une Croix le blasphème : «Pauvre Satan, pitoyable orgueilleux, tu parles comme un homme ; as-tu donc tout perdu de la Gnose céleste ?... Aussitôt que ce monde perdu par ton péché rejettera les tiens vers les rives terrestres, un malheur sans répit commencera pour

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eux. Noyés dans l'humanité hostile, en cent ans, pas un frère ne trouvera de sœur, et tes filles seront piétinées par les brutes, et tes fils s'oublieront dans les bras rouges et lourds ; mêle ton sang au sang terrestre, c'est le Salut... Que dois-je dire à Dieu ?...» - «Tu répondras à Dieu que Satan ne veut pas». Bene Satan redescendit ; en bas de la montagne, tous les siens anxieux, attendaient sachant qu'il apportait la terrible Parole des Cieux interrogés. Il prit la main des vierges «Ô mes fils !... voici vos femmes», et la mit dans la main de leurs frères - «Ô mes filles, voici vos époux !...». Et sacrilègement, il bénit le péché qui conservait sa Race.

VI Depuis le début de la Nuit d'Ereck, où les dix-vingt Célestes tombèrent au giron mortel extasié, aucune heure de chair n'avait sonné si chaude que ce Minuit d'Inceste. Le froissement des corps faisait un bruit de blés que le vent couche, et le râle d'amour qui sortait des poitrines couvrait de son «ahan» la clameur de la mer. De sinistres lueurs s'allumaient sur les mares, dansaient aux pointes des rochers ; puis, des flammes parurent et le sol se fendit sous l'amplexion coupable. Alors Satan, une dernière fois, bénit l'Inceste Fou, inclassé, furieux, qui conservait sa Race ; et ce monde craqua, éparpillant dans l'air des îles, des démons et des humains. Dans l'éther où va la ronde des astres géants, il était un petit monde -insoumis au Soleil - un petit monde errant. Les Anciens des Jours et les Vigilants savent le péché des planètes. Le Soleil, c'est le cœur de Satan qui brûle sans pouvoir ranimer son épouse Sina, froidie par châtiment ; et le plus petit monde fit le plus grand péché : l'Inceste !... Voilà !... Et c'est depuis ce temps que l'amour a mêlé, immondément égalitaire, le poète à la gouge et la reine au valet. Les Oelohites, ainsi que les Fils de Satan, ne savent pas fermer leur cœur ; ces affamés d'amour, de tendresses assoiffés, se ruent sur les vulgaires, et de la puberté jusqu'au pâle moment où la mort qui délivre apparaît, les plus grands cœurs sont pris aux mains les plus grossières, comme de fins oiseaux aux doigts de paysans. Ainsi, Dieu a voulu poursuivre sur sa Race, le verbe de l’Aîné insoumis et hautain ; et Socrate et Dürer et Le Dante lui-même, damnés au sacrement,

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forniquent au-dessous d'eux. Bene Satan a dit à Dieu «Je ne veux pas», et ses Fils obéissent au «je veux» d'une sotte, et ses Filles au désir d'un goujat. Lamentable péché, dam plus lamentable qui embourbe les grands aux vases les plus noires, aux cloaques d'indignité. Mais il est des Orphée refuseurs des joies basses qui, fuyant les Ménades, savent vivre d'un nom et mourir pour un songe : Eurydice. Il est des cœurs patients qui s'obstinent et qui cherchent, conscients de leur sort, le seul être euphrasien. Salut à ces patients qui, dédaigneux, regardent d'un œil indifférent les tordions d'en-bas. Salut aux obstinés qui ne boiront l'ivresse qu'en des coupes frappées aux armes de leur rang. Salut aux vigilants, qui savent les Arcanes et respectent les voix de l'Idéalité ; ce sont les Oelohites, les daïmons de Lumière qui, pour l'Œuvre de Dieu, militants et fidèles, se préfèrent stériles que fécondés du Mal. Genoux à terre devant les Décrets du Très-Haut, et Gloire aux expectants de l'Inceste sublime !...

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Saint-Yves d’Alveydre, le Maître intellectuel de Papus

par Yves-Fred Boisset

Papus revendiquait trois Maîtres : un maître en magie, Peter Davidson, un maître intellectuel, Saint-Yves d'Alveydre, et un maître spirituel, Nizier Philippe (Monsieur Philippe). Nous ne parlerons pas du premier pour lequel nous avons peu de matière. Papus l’avait connu en Angleterre, vers les années 1895, mais il en parla peu. Nous avons évoqué Nizier Philippe dans un chapitre précédent grâce à la plume de Jean Prieur. Papus avait choisi son maître intellectuel en la personne d’un écrivain qui n’était que de vingt-trois ans son aîné. Il s’agit de Saint-Yves d'Alveydre, personnage énigmatique s’il en fût qui fut admiré, presque sacralisé, par les uns et honni par beaucoup d’autres d’entre ses contemporains. Les idées qu’il avait développées et exposées dans ses ouvrages, plus particulièrement la synarchie et l’archéométrie, lui valurent autant de coups d’encensoir que de coups de bâtons. Qui était donc ce Saint-Yves d'Alveydre, né Alexandre Saint-Yves et élevé au marquisat par l’acquisition d’un domaine réalisée à l’occasion d’un voyage en Italie et grâce aux deniers de son épouse, Marie-Victoire de Riznitch, comtesse de Keller, laquelle était dotée d’une fortune appréciable, ce qui avait permis à Saint-Yves de travailler à ses créations littéraires, en-dehors de tous soucis financiers immédiats ? Quand Saint-Yves d'Alveydre mourut le 5 février 1909 en la bonne ville de Pau, à deux pas du château qui avait vu jadis naître le futur Henri IV, ses amis firent rapatrier sa dépouille qui repose depuis au cimetière ancien de Versailles dans une chapelle qu’il avait fait construire pour honorer son épouse, décédée quelques années auparavant. Dans la revue « L’Initiation » dont il était le directeur et le rédacteur en chef après en avoir été le fondateur, en 1888, Papus publia cet hommage dans lequel paraît en filigrane toute la respectueuse estime qu’il éprouvait à son endroit. Papus était fidèle en amitié et ce bien au-delà de la vie terrestre.

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MORT DE SAINT-YVES D’ALVEYDRES 1

Le marquis Saint-Yves d'Alveydres est mort le 5 février 1909, à l’âge de 67 ans, à Pau où il s’était retiré depuis quelques semaines pour essayer d’améliorer un état de santé déjà inquiétant. Ce sera, pour tous les véritables amis de la Vérité, une véritable douleur que de sentir disparu du plan physique ce savant aussi prodigieux que modeste, ce causeur charmant et cet homme du monde accompli qu’était Saint-Yves pour ses intimes. Personnellement notre douleur est profonde, car c’est notre maître intellectuel qui disparaît. Jadis, l’auteur des Missions voulut bien nous accueillir avec sa bonté habituelle et nous sommes reconnaissants au ciel d’avoir permis si longtemps la continuité de cette amitié. Le disciple doit être reconnaissant à l’invisible quand il peut demeurer fidèle jusqu’au terme de la voie terrestre à celui qui guida ses études. Que d’écrivains venus avec des paroles de reconnaissance et de dévouement auprès de Saint-Yves se sont ensuite détournés de celui auquel ils devaient tant et l’ont de plus insulté par jalousie de sa réelle et incontestable supériorité intellectuelle. Tout entier à sa communion mystique avec l’Ange de sa vie2

, Saint-Yves n’a jamais daigné répondre à ces attaques de roquets à face humaine.

C’est que, dans cette époque d’arrivisme à outrance, Saint-Yves fut un méditatif, dédaignant l’immédiat pour l’immortel et si cet admirable ami n’est plus

1 Par souci d’authenticité, je reproduis également la coquille sans doute commise par l’imprimeur de l’époque et vraisemblablement due à la précipitation dans laquelle il fallait publier cette information. En effet, Alveydre n’a jamais pris d’ « S » final. 2 Il s’agit, bien entendu, de son épouse, la comtesse Keller, décédée quatorze ans auparavant, en 1895. (NDLR)

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physiquement, du moins son œuvre nous reste et peut encore sauver bien des générations. On peut même dire que c’est maintenant que commence vraiment la phase féconde de la vie spirituelle de notre Maître. En effet, après ses Missions dont la portée sociale sera considérable quand on les comprendra, Saint-Yves s’était voué depuis bientôt vingt ans à la création de ce qu’il a nommé l'Archéomètre, c'est-à-dire l’instrument de la mesure des principes. Cet instrument permet de remplacer par des règles mathématiques les données instinctives qui président à tous les arts. Il permet de plus de reconstituer mathématiquement toute la science antique dans ses diverses adaptations et de déterminer la part de vérité contenue dans les visions de tous les fondateurs de religions. L'Archéomètre rend scientifiquement au Christ la place prépondérante qu’il occupe dans l’invisible. Nous espérons que les efforts considérables en travail et en dépense matérielle faits pour l'Archéomètre par son auteur ne seront pas perdus et nous appelons de tous nos vœux la réalisation de cette œuvre admirable et féconde.

PAPUS

À la mort de Saint-Yves d'Alveydre, le comte Alexandre Keller et sa

sœur, tous deux nés d’un premier mariage de la comtesse Marie-Victoire Keller, se mirent en devoir de classer les papiers de leur beau-père dont ils étaient les héritiers légaux. Une fois extraits les documents familiaux et personnels, il restait un nombre important de notes, brouillons, projets, manuscrits, correspondances, se rapportant tous aux travaux ésotériques auxquels Saint-Yves avait consacré les dernières années de sa vie.

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Dans l’incapacité de les exploiter eux-mêmes, mais désireux que cet héritage intellectuel et spirituel ne se perdît point, ils s’adressèrent naturellement à l’un d’entre les plus fidèles disciples du Maître, au seul qui leur parut être en mesure de concrétiser les ébauches inachevées et qui serait capable de le faire sans trahir sa pensée. On aura deviné qu’il ne pouvait s’agir que du docteur Papus.

C’est ainsi que naquit l’association « Les Amis de Saint-Yves » qui

réunit autour de Papus qui en fut l’animateur et le coordinateur six personnalités de talent : le docteur Chauvet (Saïr), Batillat, Duvigneau de Lanneau, Gougy, Jemain et Lebreton. Chacun d’entre eux travailla dans le cadre de sa spécialité : Chauvet assura la mise en œuvre de la partie spéculative de l'Archéomètre, alors que Jemain et Gougy travaillèrent respectivement sur les adaptations musicales et architecturales, cependant que Lebreton, ancien secrétaire de Saint-Yves, se chargea du classement des documents disponibles et que Batillat mit au service de l’équipe son grand talent littéraire.

Dans un premier temps, l’association ainsi constituée s’employa à faire

éditer, en 1909, « La Théogonie des Patriarches » qui, avec « l'Archéomètre », est un ouvrage posthume, puis, en 1910, « La Mission de l’Inde », ouvrage écrit par Saint-Yves en 1886 et non encore publié par la volonté de Saint-Yves qui en avait détruit tous les exemplaires sauf un dès leur sortie de l’imprimerie. Ces deux volumes parurent chez Dorbon-Aîné, 19, boulevard Haussmann, à Paris.

Puis, « les Amis de Saint-Yves » s’attaquèrent avec courage et zèle à

ce que l’on peut considérer comme le sommet de la pensée alveydrienne, je veux parler de l'Archéomètre qui paraîtra également chez cet éditeur.

Cette édition était précédée d’une Dédicace et d’un Avertissement que

j’ai jugé utile de reproduire ici même in extenso.

DÉDICACE

Mon cher Maître, L’impitoyable destin qui a brusquement mis fin à vos jours terrestres

nous a valu le périlleux honneur de remplacer, par l’union de vos amis,

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l’unité de votre intelligence, pour la publication de l'Archéomètre. Si vous aviez vécu pour assister à la naissance de cette œuvre intellectuelle, la dédicace de cette œuvre eût été faite par vous à l’Ange qui a présidé, de l’autre côté, à son édification. C’est à votre chère femme, c’est à cet esprit angélique descendu sur terre pour illuminer de tout le rayonnement de sa beauté et de sa spiritualité notre pauvre enfer d’ici-bas, c’est à elle que votre œuvre aurait rendu hommage.

Aussi, est-ce un devoir pour nous d’évoquer en tête de cette

publication qui vient d’un double plan la mémoire de celle qui en a été l’inspiratrice dans le Monde de la Parole vivante.

Nous dédions donc l'Archéomètre à Madame la Marquise de Saint-

Yves d'Alveydre, qui est maintenant unie éternellement à vous dans le nom de Notre Seigneur Jésus-Christ et pour la bonté de Marie, la Vierge de pitié et de lumière.

Alexandre Keller remercia « Les Amis de Saint-Yves » en ces termes : Bravo, chers et consciencieux « Amis de Saint-Yves » qui, par l’union

de vos efforts et l’affection que vous portez au souvenir du Maître regretté, êtes parvenus à mener à bien cette œuvre colossale, en la sortant du désordre dans lequel elle se trouvait lors de la mort du défunt Marquis. Bravo et merci.

AVERTISSEMENT

Voilà deux ans à peine que notre Maître vénéré, quittant le monde

visible, a franchi la porte des Âmes, pour s’unir à jamais dans le Verbe divin à l’Âme Angélique qui fut toujours, même invisible, son soutien et sa vie ici-bas.

La disparition de ce lumineux génie lui a fait surgir de toutes parts une

quantité de disciples, et nous ne pourrions qu’être heureux, si certains de ces convaincus d’hier, exagérant quelque peu leur zèle de néophytes, ne tentaient de se persuader et de persuader les autres qu’ils sont vraiment les dépositaires des suprêmes confidences du Maître et de ses plus intimes pensées. Inutile d’ajouter que tous possèdent à fond l'Archéomètre dont la description exacte, celle que nous tenons de la main même de son Inventeur, est pourtant inédite encore.

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D’aucuns n’hésitent pas à donner des interprétations quabbalistiques de cet Instrument d’interprétation. D’autres, qui ne rougissent pas d’affirmer connaître les derniers secrets de la Science archéométrique, promettent des Initiations grandioses et des fantasmagories qui n’existeront jamais, Dieu merci, que dans leur imagination exaltée. D’autres enfin, tout en se réclamant de Saint-Yves, livrent pour toute pâture, à leurs lecteurs, des élucubrations d’un anticléricalisme et d’un antipapisme vraiment par trop rudimentaires et enfantins, dignes au plus d’un sous-comité électoral de village ou d’une Loge maçonnique de dixième ordre et qui eussent valu à leurs auteurs, du vivant du Maître, d’être cloués au pilori par un de ces mots cinglants dont il avait le secret.

Parmi ceux des esprits qui lurent et apprécièrent sincèrement Saint-

Yves, quelques-uns ont pu se demander pourquoi ses Amis paraissaient mettre si peu d’empressement à défendre sa mémoire. La raison en est simple. Un être comme celui que nous ne regretterons jamais assez n’a pas besoin d’être défendu ; même mort à la Terre, il est assez puissant pour se défendre seul, ayant laissé derrière lui assez d’œuvres inédites pour fermer la bouche à tous les imposteurs. Celle que nous publions aujourd'hui en est une preuve éclatante. Elle vient à son heure, à l’heure voulue et choisie par le Maître, et elle répond comme par un coup de tonnerre à toutes les insanités débitées depuis deux ans sous le couvert de son nom.

Complément et sceau final des « Missions », ce livre est la véritable

introduction à l’étude de l'Archéomètre. Jamais, dans aucune de ses œuvres précédentes, Saint-Yves n’a dévoilé comme dans celle-ci le fond de son intime pensée. Jamais, dans aucune, les Mystères n’ont été par lui aussi audacieusement scrutés ; jamais, comme ici, il ne s’est aussi complètement révélé.

Ce n’est plus seulement le génie chrétien, le Rénovateur inspiré de la

Synarchie que nous retrouverons, c’est le véritable successeur des Nabis antiques, le dernier prophète. Une flamme terrible court dans son œuvre d’Isaïe moderne, aussi sévère pour les Pharisiens et les Scribes contemporains que le fils d’Amos le fut pour les Lettrés et les prêtres de Juda. Aussi terrifiantes sont ses visions touchant l’avenir de la France et de l’Europe, aujourd'hui retombées à la pire anarchie païenne ; plusieurs, déjà, hélas !, se sont réalisées, d’autres sont en voie d’accomplissement, et, si nous n’avions entendu de la bouche même du Maître, la lecture de ces prophéties il y a plus de sept ans, devant l’infini de la mer qui leur

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donnait, s’il est possible, encore plus d’ampleur et de majesté, nous pourrions croire qu’elles furent écrites après coup.

Mais, en même temps qu’il montre les catastrophes imminentes pour

les Peuples soumis aux Lois implacables des Cycles historiques, son cœur saigne devant cette Fatalité qui semble inévitable et qui pourrait cependant ne pas l’être. Et il adjure ses frères humains d’abandonner la fausse voie pour suivre la Voie véritable, celle qu’il leur a déjà depuis vingt ans indiquée, celle qu’il leur indique encore. Il les supplie de vouloir enfin faire l’essai loyal des moyens qui, seuls, peuvent encore s’opposer au Destin et sauver l’Humanité.

Et en cela, il est vraiment homme, homme à qui « rien de ce qui est

humain n’est étranger », et là n’est pas le moindre de ses titres à notre vénération et à notre affection profonde.

C’est vers 1903, ainsi que l’indiquent certaines allusions aux

événements d’alors, que fut composée l’Œuvre que nous livrons au public. Notes éparses et parties complètes, nous la recueillîmes pieusement et n’en voulûmes être strictement que les simples ordonnateurs. Nous en avertissons le lecteur qui comprendra ainsi pourquoi nous avons dû rejeter en appendice un fragment écrit sur un mode et dans un style tout différents de l’ensemble de l'œuvre. Et si nous l’avons conservé et publié, ce fragment inachevé, c’est dans la conviction qu’il sera lu avec plaisir par tous ceux qui ont connu le Maître et quelque peu fréquenté chez lui ; car ils l’y recevront tout entier avec cette fine ironie, cet esprit pétillant et cet exquis mélange de sels attique et gaulois qui mettaient tant de charme, d’originalité et d’imprévu dans ses conversations les plus élevées et les plus sérieuses.

Quant à la forme et à la division de l’ouvrage, nous n’en parlerons pas ;

elle est assez claire, surtout maintenant que certaines planches de l'Archéomètre ont été répandues et reproduites un peu partout.

23 mai 1911 Les Amis de Saint-Yves. On trouve dans l’Archéomètre, entre mille leçons, le processus de la « chute » et de la « Réintégration », les deux piliers de la philosophie de Martinez de Pasqually, qui, dans la seconde moitié du XVIIIIe siècle, firent la trame du Traité de la réintégration des êtres dans leurs premières

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propriétés, vertus et puissance spirituelles et divines. Gros ouvrages de lecture difficile mais plein d’enseignements pour le cherchant. Selon Saint-Yves d'Alveydre, la chute se déroule en trois étapes : la régression mentale, l’erreur triomphante et la mort spirituelle. Ainsi, l’homme est passé de la Sagesse au Paganisme et devient « l’Homme du Torrent ». De la même manière, la réintégration se déroule en trois étapes : la Voie, la Vérité et la Vie. Ainsi, a contrario, « l’Homme du Torrent » se transmue en « Homme de Désir » car il a rejoint la Sagesse de Dieu et le Christianisme. En jouant sur les formes géométriques, les proportions mathématiques et les couleurs vives ou tamisées, la représentation graphique de l’Archéomètre ouvre la voie à de multiples adaptations pour lesquelles je renvoie le lecteur aux rares exégèses parues sur le sujet. Quant à la « synarchie », autre volet de la pensée de Saint-Yves, elle se décline en cinq ouvrages politico-historiques qui sont successivement intitulées : Mission des Souverains (1882), Mission des Ouvriers (1882), Mission de Juifs (1884), Mission de l’Inde (1886) et Mission des Français (1887). Dans cette série, Saint-Yves d'Alveydre s’efforce de démontrer l’absence de l’esprit initiatique dans les grands moments de l’histoire. Pour lui, le monde gagnerait à être entre les mains de « Sages », d’« Initiés », de « philosophes », alors que, pour son malheur, il est soumis aux appétits politiques qui le dépècent. Par la suite, certains, ayant confondu « gouvernement par des initiés » et « gouvernement théocratique » n’ont pas ménagé leurs critiques, souvent acerbes, toujours injustes, à l’encontre de Saint-Yves d'Alveydre et de son œuvre. Par ailleurs, dans les années 1930, en France, des mouvements conservateurs, catholiques et antirépublicains, s’employèrent, avec beaucoup de maladresse et de mauvaise foi, à récupérer à leur profit l’idée synarchique, exprimant moult sottises et mettant le martinisme et la franc-maçonnerie dans le même panier, allant jusqu’à dénoncer Saint-Yves d'Alveydre comme Grand-Maître du martinisme, alors qu’il n’appartint de son vivant ni à aucune société initiatique, ni à la franc-maçonnerie, trop jaloux qu’il était de son indépendance.

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Pourquoi l’Église catholique condamne-t-elle la franc-maçonnerie depuis 1738 ?

Par Nadim Michel Kalife

Pour comprendre l’acharnement antimaçonnique de la papauté

romaine il faudrait remonter l’histoire européenne qui a vu naître la Franc maçonnerie au XVIIe siècle avec son cortège d’esprit de tolérance religieuse offrant à chacun d’adopter la confession religieuse de son choix, de liberté de conscience pour chacun, de lutte contre les arrestations arbitraires et le pouvoir absolu du roi, de respect de l’opinion d’autrui et de l’égalité des hommes, sans oublier la recherche de la vérité scientifique et des lois de la nature en dehors des Saintes Écritures.

DE LA PENSÉE EXPÉRIMENTALE ET HUMANISTE DE BACON

À L’ESPRIT DE TOLÉRANCE ET DE LIBERTÉ INDIVIDUELLE CHEZ LES ANGLAIS DE LA FIN DU 17e SIÈCLE

L’histoire de l’Angleterre au 17e siècle1

nous révèle l’ « Enlightenment », à traduire en français par éclairage des esprits, résultant des influences successives des pensées philosophiques de Bacon, Spinoza, Locke et Newton. Il s’agit d’une influence progressive pour l’émancipation des consciences des gentlemen anglais envers l’obscurantisme, l’absolutisme royal et le fanatisme religieux.

Dès 1620, dans Novum Organum, Francis Bacon diffuse sa nouvelle logique expérimentale pour interpréter la nature, au lieu de se contenter de la tradition analogique imposée par les Saintes Écritures. Il nous y explique comment l’Homme peut se perfectionner en purgeant son intellect des 4 catégories de préjugés qui formatent sa façon de penser, à savoir : son hérédité, sa culture d’origine, son ego et ses fréquentations. Chacun peut donc, grâce à cette purge, renaître en un homme nouveau, libre, responsable et à la fois plus utile à la société.

1 analysée par Paul Hazard dans « La Crise de la conscience européenne 1680-1715»

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Ces nouvelles idées, enseignées à Oxford et Cambridge, influenceront le vote de l’« Habeas Corpus Act » de 1679 instituant le principe du respect de la liberté individuelle et d’égalité de droit pour tous les citoyens face à l’absolutisme royal, ce qui sera défendu par les philosophies des Lumières au 18e siècle en France.

En 1626, dans son dernier ouvrage Nova Atlantis, Francis Bacon définit

les nouveaux concepts de progrès, de gain de productivité et d’efficience comme facteurs du développement et du bonheur de la société moderne. À cet effet, il propose la création d’« instituts de recherche » pour développer les échanges entre savants du monde entier en vue d’améliorer la vie sociale. D’où la création en 1662 de la « Royal Society » regroupant les plus grands savants anglais autour de Charles II pour le conseiller dans sa gouvernance. C’est ce qui évitera au Royaume-Uni les convulsions révolutionnaires que connaîtra le continent européen aux 18e et 19e siècles.

Dans le même esprit social, Francis Bacon prône la tolérance religieuse

comme permettant de regrouper les compétences complémentaires des diverses communautés religieuses d’une nation pour son plus grand bonheur. D’où, en 1656, la réintégration des Juifs en Angleterre (dont ils avaient été expulsés en 1290) sur ordre de Cromwell, dans le souci de renforcer l’économie anglaise, ruinée par 30 ans de guerre civile.

Après Francis Bacon, c’est Baruch Spinoza qui influença la pensée

anglaise par son Traité théologico-politique de 1670. Il y soutient que la raison doit pouvoir s'exprimer indépendamment de la foi, libre de toute censure religieuse. Puis, dans « L’Éthique », il démontre que la Cité de Dieu et le Roi de droit divin sont des conceptions erronées et nuisibles pour la société. Il soutient que l’homme, après avoir conçu un Dieu inaccessible générant l’obscurantisme et l’arbitraire, doit désormais concevoir un Dieu rationnel, fondé sur l’ordre harmonieux de l’Univers. Aussi, pour Spinoza, l’homme idéal pour diriger la société doit-il être le Sage veillant à son harmonie au lieu de ceux qui règnent en la divisant et la ruinant.

Quant à John Locke, dans sa Lettre sur la Tolérance de 1689, il

écrit que « personne n’est tenu d’avoir une religion plutôt qu’une autre »,

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tout en ajoutant que « ceux qui nient l’existence d’une puissance divine ne doivent être tolérés en aucune façon ». Les « Constitutions d’Anderson » de 1723 confirment ce point de vue en prônant la réunion des « gens de bien et loyaux » tout en condamnant « l’athée stupide ».

Mieux encore, dans Reasonableness of Christianity, Locke estime qu’au

fond, il n’y a pas de différence significative entre les diverses confessions anglicane, catholique, presbytérienne et luthérienne, leurs divergences n’ayant même pas de sens devant Dieu qui est celui de tous. Et il attribue ces divergences confessionnelles au seul souci politique du pouvoir, cherchant à conduire et gouverner les hommes par le mobile du fanatisme religieux.

Enfin, Newton, auteur de « la loi sur la gravitation universelle »

régissant l’univers, réfute l’idée d’un univers réduit à une simple mécanique en rappelant que si la force de gravitation explique le mouvement des planètes, elle n’en révèle point l’origine. Il en conclut qu’il existe une puissance surnaturelle gouvernant toutes choses, mais sans religion précise, et il refusera de recevoir les sacrements sur son lit de mort en 1727.

Le brassage de tous ces courants de pensée, fondés sur la latitude

offerte à chacun dans l’exercice de sa liberté de conscience, va déboucher à la fin du 17e siècle sur l’esprit « latitudinaire » des gentlemen anglais, que l’association catholique PRO LITURGIA définit comme suit : « Au 17e siècle, dans le monde anglican, sont apparus les « latitudinaires » qui, tout en étant rattachés à l'anglicanisme traditionnel, estiment qu'au fond les formes liturgiques ne sont pas déterminantes pour la foi, l'essentiel étant de croire. Ces latitudinaires sont lassés des querelles religieuses qui divisent les chrétiens sur des détails sans importance au regard de la foi, ce qui contredit l'enseignement évangélique de l’amour de son prochain. En adoptant cette conduite latitudinaire, ils estiment pouvoir ainsi prier en paix, en respectant les diverses « sensibilités », l'essentiel étant d’être d'accord sur l'existence de Dieu en laissant à chacun le choix de sa liturgie ».

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Or, c’est cet esprit latitudinaire qui va inspirer les « Constitutions » d’Anderson dont l’objet est de réunir des « hommes libres et de bonnes mœurs » au sein de l’espace œcuménique de loges maçonniques ignorant les tensions religieuses. Il s’agit là d’une conduite laïque qui va déferler sur l’Europe au 18e siècle, grâce à la position dominante de l’Angleterre après la mort de Louis XIV en 1715. Cette situation va déplaire au Saint-Office, chargé de veiller à la sauvegarde de l’orthodoxie catholique et de l’autorité du pape sur ses fidèles.

LES GRAVES INQUIÉTUDES DE L’ÉGLISE ROMAINE

FACE A CETTE IDÉOLOGIE VENUE DE L’ANGLETERRE ANGLICANE

L’Église romaine va dès lors accuser les « latitudinaires » d’être « déistes », c'est-à-dire se contentant de célébrer simplement un Dieu créateur de l’univers tout en négligeant l’importance du Credo institué par le 1er Concile de Nicée de 325 : c’est à partir de là que fut instauré le pouvoir spirituel de la jeune Église chrétienne qui excommunia Arius en tant qu’hérétique et schismatique pour non respect du dogme de la Trinité.

Aussi, le Saint-Office (ou « l’Index ») reprocha-t-il aux latitudinaires

de négliger la Révélation, le Magistère, la liturgie et le rite, en pratiquant une foi à géométrie variable, désintéressée des questions religieuses jusqu’à verser dans l'indifférentisme. Et c’est ce qui inquiéta le Saint-Office qui y voyait une grave menace pour les fondements de l’autorité du pape, successeur de saint Pierre, et donc pour la survie du catholicisme. Cette crainte inquiéta le cardinal de Fleury, Premier ministre de Louis XV, défendant le pouvoir royal de droit divin, dont la légitimité repose sur l’onction de l’Église romaine. Rappelons que c’est cela qui a associé ces 2 pouvoirs dans leur lutte commune contre les idées « modernes » de rationalisme, d’émancipation des consciences, de liberté de pensée individuelle, de respect de l’opinion d’autrui, le tout étant qualifié de « tolérantisme » par l’Église.

Par ce vocable de tolérantisme, l’Eglise catholique condamnait les

latitudinaires qui considéraient stériles les guerres de religion parce que contraires au message d’amour de l’Évangile, l'essentiel étant de croire en

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Dieu, dans la liturgie de son choix. La Congrégation du Saint-Office condamna cette pensée « tolérantiste » comme menant au déisme qui ignore les mystères de la Trinité, de l’Incarnation et de l’Eucharistie fondant l’autorité de l’Église romaine. En outre, la Congrégation du Saint-Office2

Sagesse

n’admet guère que les loges maçonniques soient cet espace œcuménique interconfessionnel où règne la Raison, la , les mœurs libertines et l’Ordre géométrique de l’univers défendu par Copernic et Galilée, et où le « Modernisme » rejette l’enseignement traditionnel de la foi, le pouvoir de droit divin tout en croyant aux vérités des sciences expérimentales3

.

Or, tout ce nouvel esprit « moderne » se retrouve dans l’Article 1er des « Constitutions » d’Anderson définissant la franc-maçonnerie comme le centre d’union d’ « hommes de sociabilité, de cosmopolitisme et de culture universaliste », libres dans l’interprétation des Saintes Écritures, chacun guidant sa conduite dans un esprit de tolérance mutuelle, l’accord sur l’essentiel autorisant des divergences sur l’accessoire. Et, comme la Grande Loge de Londres, créée en 1717, avait pour ambition d’étendre au monde entier son modèle de fraternité universelle associée à cet esprit latitudinaire4

, il est évident que cet esprit dit « moderne » pût inquiéter aussi les monarchies de droit divin existant à cette époque-là.

L’INQUIÉTUDE DE « L’ESTABLISHMENT » ET DES MONARCHIES ABSOLUES FACE AUX RÉUNIONS DE « FRIMASSONS »

Dans la revue Socio-anthropologie, N°17, de 2006, P.-Y. Beaurepaire

décrit la vie maçonnique du 18e siècle comme des cercles de gens cultivés se réunissant aussi pour profiter des plaisirs de la vie au lieu de se mortifier pour mériter le paradis céleste. Mais des abus eurent lieu, à tel point qu’à Londres, en 1723/24, le fait que d’éminentes personnalités maçonniques, membres de la Haute Noblesse, de la Royal Society, du monde des sciences et des arts se réunissaient régulièrement, sous la loi du secret et du

2 dit l’Index, chargé depuis 1542 de veiller sur la pureté du catholicisme 3 C’est seulement en 1756 que le pape Benoît XIV acceptera la théorie de Copernic attestant que toutes les planètes tournent autour du Soleil, sans toutefois faire son Mea Culpa envers Galilée… qui ne sera faite que par Jean Paul II au début du XXIe siècle. 4 qui avait permis à l’Angleterre de bannir l’arbitraire du pouvoir royal, en 1679 par l’Act « habeas corpus » et en 1688 par le « Bill of Rights » instituant le pouvoir législatif du Parlement

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serment inviolable, pour faire des orgies, finit par révolter l’establishment anglais ainsi que des journalistes et pamphlétaires. Il y avait eu, par exemple, plusieurs défilés maçonniques en grande tenue, à travers les rues de Londres, qui étaient dirigées par le G...M..., Duc de Wharton, connu pour ses frasques et ses mœurs dissolues. Et ces scandales finirent par décider la Cité de Londres à interdire ces défilés maçonniques.

Heureusement qu’au cours de la décennie 1724/34, J.T. Desaguliers,

fondateur de la Grande Loge de Londres en 1717, décida d’implanter la franc-maçonnerie sur le continent européen où il se faisait inviter en tant que grand savant et Secrétaire Général de la Royal Society, se contentant de confier la Grande Maîtrise à de hautes personnalités influentes. Il en profita pour diffuser les « Constitutions » et initier sur le continent des personnalités qui y diffusèrent la franc-maçonnerie.

Mais voici qu’en 1735, le gouvernement des Provinces Unies interdit

les assemblées de frimassons par crainte de complot de ces gens liés par un secret « impénétrable », alors qu’ils soutenaient le Prince de Nassau qui briguait la fonction de stathouder. Et l’année suivante, en 1736, la ville de Genève, devenue calviniste, interdit à son tour l’ouverture d’une 1re loge maçonnique à cause de ce secret inviolable, considéré comme ennemi de l’ordre public.

Ces assemblées de frimassons finirent par inquiéter les autres pouvoirs

absolus de droit divin, notamment le Palatinat en 1737 et le cardinal de Fleury en France.

POURQUOI LE DISCOURS DE RAMSAY DE 1737

EFFRAYA LE CARDINAL DE FLEURY

Le cardinal de Fleury, précepteur du jeune Louis XV, fut chargé de diriger le royaume de France de 1726 jusque sa mort en 1743 à l’âge de 89 ans. Il était conscient du mauvais état de l’armée française, affaiblie par 50 ans de guerres sous Louis XIV qui ruinèrent la France. Aussi, par souci de paix, veilla-t-il à ne guère inquiéter les Anglais.

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Or, le 21 mars 1737, le chevalier de Ramsay, un aventurier écossais partisan du retour au pouvoir de la dynastie Stuart, lui présenta son fameux « Discours » sur l’histoire de la Franc maçonnerie. Le cardinal en fut choqué et jugea aussitôt les réunions de « frimassons » comme « très dangereuses dans un État ». Et, comme Ramsay était protégé par le prétendant au trône de Londres, Jacques III Stuart, donc ennemi du roi George II de Grande Bretagne, le Cardinal de Fleury le soupçonna de chercher à rallier la noblesse française à la cause stuartiste en faisant l’éloge de la chevalerie française ayant défendu les lieux saints aux côtés des Templiers que Ramsay déclare ancêtres des frimassons.

En outre, ce « Discours » de Ramsay critique le roi britannique pour

son intolérance qui aurait amené la fraternité maçonnique à trouver refuge en France en compagnie du roi Jacques II Stuart, réfugié en France où le bon roi Louis XV continue à bien accueillir les Francs maçons. Or, cette partie du Discours risquait fort de fâcher le roi d’Angleterre en poste à Londres…

Et, pire encore pour la stabilité du pouvoir royal de droit divin en

France, dans ce Discours, il est projeté que la fraternité maçonnique crée en France une « république universelle » qui rayonnera sur le monde.

Enfin, ce Discours déclare l’universalité de la FM alors que pour le

cardinal, seule l’Église catholique peut être universelle. Cela signifiait pour le cardinal qu’après avoir longtemps pourchassé l’hérésie janséniste, il sera confronté à une nouvelle hérésie, cette fois latitudinaire et qualifiée de « tolérantisme », portée par la FM qui est soutenue par une puissante alliance de la noblesse avec des hommes des sciences et des arts, très influente à la Cour de Louis XV.

Face à tous ces dangers, le cardinal de Fleury, octogénaire, dut faire

appel à son ami le pape Clément XII pour fulminer une bulle servant à sauver à la fois l’orthodoxie catholique et la monarchie absolue, cette bulle étant censée soumettre Louis XV.

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LES MOTIFS INVOQUÉS PAR LA BULLE « IN EMINENTI » DU 24 AVRIL 1738

L’esprit latitudinaire des gentlemen anglais visait à réaliser l’harmonie

sociale que Francis Bacon avait placée au centre de sa philosophie humaniste. Il rejette le dogmatisme qui sème la division en condamnant tous ceux qui pensent différemment.

Et c’est bien l’esprit latitudinaire qu’adoptent les « Constitutions »

d’Anderson en excluant les « athées stupides » et les « libertins irréligieux » qui risquent de troubler la quiétude nécessaire dans le centre d’union d’ « hommes libres et de bonnes mœurs ».

C’est aussi pourquoi la 2nde édition des « Constitutions » du 25 janvier

1738, influencée par le druidisme ambiant en Angleterre, prône le déisme « noachite », sans engagement confessionnel précis, de façon à pouvoir réunir le plus de gentlemen de tous horizons. Cela est exprimé en ces termes : « Un maçon s’oblige à observer la loi morale comme un vrai noachite ou fils de Noé … et s’il comprend bien le métier, il n’agira jamais contre sa conscience … il suffit de s’accorder sur les trois grands articles de Noé pour préserver le ciment de la loge ».

Ainsi, le Maçon de 1738 n’applique guère les règles de comportement du catholique en ces temps marqués par l’intolérance et les guerres de religion. Il doit se conduire en citoyen laïque, présenté alors, dans le langage de l’époque visant la paix religieuse, comme un « noachite » prônant la religion de Noé qui rejoint l’esprit d’une religion naturelle sans fanatisme religieux. Ceci correspond à l’esprit de l’« Enlightenment » ou « esprit des Lumières » de la fin du 17e siècle anglais, prédisposant les gentlemen à une libre interprétation de la Bible, à la lumière des nouvelles sciences expérimentales et de leur propre conscience. Et comme cette religion de tolérance5 met l’accent sur l’éthique et la morale, cela suffit à la faire condamner par la Congrégation du Saint-Office6 et à déterminer le pape Clément XII à excommunier les assemblées de « frimassons7

5 que l’Eglise romaine qualifie de tolérantisme

»,

6 qui la met à l’INDEX, c.à.d. interdiction de lire et de diffuser 7 C’est ainsi que les Français désignaient les « francs maçons », expression d’origine anglaise « free masons »

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comme le lui demandait le cardinal de Fleury, inquiet pour la stabilité de son gouvernement en France.

Ceci explique pourquoi la bulle « In eminenti » du 24 avril 1738

débute par ceci : « Nous avons appris qu'il s'était formé une certaine société de Francs-Maçons, admettant indifféremment des personnes de toute religion, qui se sont établies certains statuts les liant entre eux et les obligeant sous les plus graves peines, en vertu d'un serment porté sur les Saintes Écritures, de garder le secret inviolable sur tout ce qui se passe dans leurs assemblées… Si leurs actions étaient irréprochables, ils ne se déroberaient pas avec tant de soin à la lumière... De là vient que, depuis longtemps, ces sociétés ont été sagement proscrites par la plupart des princes dans leurs États, qui les ont regardées comme ennemis de la sûreté publique. »

Ainsi, Clément XII invoque-t-il d’abord la présomption de complot

politique portée par des gouvernements politiques contre les assemblées de frimassons, pour ensuite les condamner de façon religieuse. Il invoque pour cela six « causes très graves » : 1- La supra-confessionnalité des assemblées maçonniques ; 2- Le caractère impénétrable du secret ; 3- Le serment sur la Bible qui en garantit l’inviolabilité ; 4- L’illégalité des sociétés maçonniques au regard des lois civiles ou ecclésiastiques ; 5- La proscription de ces sociétés par « les lois des princes séculiers » 6- Leur mauvaise réputation.

Cette bulle s’adressait d’abord au roi de France8

, Louis XV étant en bonne entente avec de hautes personnalités maçonniques qui réussissaient à entraver l’action du cardinal de Fleury dans sa lutte contre les réunions de frimassons. En effet, cette bulle précise bien ceci : « Nous, réfléchissant sur les grands maux qui résultent de ces sortes de sociétés… et de l'avis de plusieurs de nos vénérables frères Cardinaux, … Nous avons conclu et décrété de condamner et de défendre ces dites sociétés à perpétuité ».

8 « la Fille aînée de l’Eglise »

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Or, parmi les 6 motifs invoqués par cette bulle, 3 sont d’ordre moral, plaçant le croyant catholique en état de péché grave le privant des sacrements. Et c’est ce qui amena beaucoup de « Frimassons » de l’époque à démissionner de la franc-maçonnerie. Il s’agit de :

a) le « secret impénétrable » qui empêche de confesser tous ses péchés à son confesseur ; b) le « serment inviolable sur la Bible », jugé inadmissible en raison de sa « barbare formule » qui inspire la terreur, enfreignant le 2e commandement du décalogue : « Tu n’invoqueras pas en vain le nom de l’Éternel en dehors de ce qui est vrai, prudent et juste » ; c) la « mauvaise réputation », qui concerne les réceptions mondaines organisées par de hautes personnalités libertines, membres de l’Ordre maçonnique, comme le duc de Wharton à Londres, le duc d’Antin à Paris ou le futur Frédéric II de Prusse.

Outre ces 3 condamnations à caractère proprement religieux, la bulle

invoque le motif de supra-confessionnalité des assemblées maçonniques, condamnée par le Saint-Office (INDEX) sous le vocable de « tolérantisme » : il consiste à recevoir en loge des hommes de toutes croyances, dont les « latitudinaires » qui pratiquent un déisme noachite négligeant les dogmes catholiques et donc ennemis de l’orthodoxie catholique.

Quant aux 2 autres motifs, ils sont de nature politique, invoquant

l’illégalité des sociétés maçonniques et leur proscription par « les lois des princes séculiers » : ils sont inspirés par le cardinal de Fleury qui qualifiait politiquement ces assemblées de « très dangereuses dans un État ». Aussi, Clément XII invite-t-il le roi Louis XV à traiter « ces sortes de gens comme ennemis de la sûreté publique et toujours nuisibles à la tranquillité de l’État ».

Louis XV fut bien tenté d’exécuter cette condamnation des

« frimassons », mais le Parlement de Paris refusa d’enregistrer la bulle « In eminenti » qui n’eut donc pas force exécutoire en France, au grand dépit

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du cardinal de Fleury. Ce geste politique du Parlement annonçait, 2 siècles à l’avance, la loi de 1905 séparant l’Église de l’État.

CONCLUSION

Au début du siècle des « Lumières » (18e siècle) sur le continent

européen, la pensée philosophique européenne était en quête de nouvelles vérités pour l’aider à libérer l’homme de l’étau de l’alliance du pouvoir temporel absolu du roi de droit divin et du pouvoir spirituel du pape romain condamnant toute latitude à la liberté de conscience.

L’esprit latitudinaire anglais de la fin du 17e siècle inspira la 2nde version

des « Constitutions » du 25 janvier 1738, qui se réfère à Pythagore, à la science des Égyptiens et des Juifs de Babylone, à la science des kabbalistes ainsi qu’à d’autres sciences ésotériques dont la connaissance se fait par des voies cachées échappant à la Congrégation du Saint Office (dit l’INDEX) tout en ignorant le Christ.

Et cela va nourrir les condamnations répétées de l’Église contre la

franc-maçonnerie jusqu’au concile VATICAN II de 1962/1965 qui chercha alors à adapter l'Église au monde moderne en intégrant la réflexion religieuse dans les nouveaux mouvements d'idées, comme l’avait fait, au XIIIe siècle, Thomas d’Aquin en intégrant la réflexion de l’Église dans la logique et la dialectique aristotélicienne au lieu de se limiter au raisonnement par analogie, comme cela était de coutume depuis la chute de l’empire romain au Ve siècle et le repli de la pensée philosophique sur le seul contenu des Saintes Écritures comme source unique de toutes vérités.

Et, grâce à la volonté révolutionnaire de Jean XXIII et de Paul VI, les

travaux du concile VATICAN II donnèrent naissance au nouveau Code de Droit Canonique publié le 23 janvier 1983, qui est plus ouvert sur un monde moderne à dominance laïque, et ne faisant plus état de la condamnation unilatérale de la franc-maçonnerie comme étant du royaume de Satan. Seulement, le Canon 1374 du Code de droit canonique de 1983 stipule : « Qui s'inscrit à une association qui conspire contre l'Église sera puni d'une juste peine ; mais celui qui y joue un rôle actif ou qui la dirige sera puni

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d'interdit ». Cela signifie que le franc maçon qui ne conspire pas contre l’Église n’est pas concerné par cette condamnation.

Quel soulagement par rapport au précédent code de droit canonique de

1917 et à toutes les bulles d’excommunication des francs-maçons depuis 1738, notamment celle de Léon XIII, « Humanum Genus » de 1884, reprochant aux francs-maçons de vouloir séparer l’Église de l’État en remplaçant les institutions chrétiennes par le naturalisme qui reflète les découvertes scientifiques modernes !

Le concile Vatican II a ainsi voulu tourner la page de la peur

angoissante de l’Église vis-à-vis de la science expérimentale moderne qui avait démenti certaines vérités inscrites dans la Bible et relatives à la nature, héritées des philosophes de l’antiquité dont les rédacteurs de la Bible du 2e siècle étaient tributaires. C’est pour mettre fin à ce dogmatisme autodestructeur que Jean XXIII et Paul VI ont œuvré au sein de ce concile Vatican II.

Malheureusement, à son élection en 1983, Jean Paul II nomma le

théologien Joseph Ratzinger9

, Préfet de la Sainte Congrégation de la foi qu’il créa en remplacement de la Congrégation du Saint-Office (ou Index), qui avait été dissoute par Paul VI en 1965 en raison de ses abus de mise à l’Index et de sa désuétude. Et voici qu’aussitôt nommé, le Préfet Ratzinger s’empressa de déclarer à propos du canon 1374 qui semblait protéger la bonne foi des francs-maçons catholiques : « le jugement négatif de l’Église sur les associations maçonniques demeure inchangé, leurs principes étant considérés comme inconciliables avec la doctrine de l’Église », ce qui contredisait le concile Vatican II.

Mais comme ce jugement déclencha les protestations d’un puissant mouvement de catholiques francs-maçons, le Préfet de la foi dut adoucir son jugement en disant : « Les fidèles du Christ qui s’affilient aux associations maçonniques tombent dans un péché grave et ne peuvent donc accéder à la Sainte Communion ». Cela équivalait quand même à une

9 qu’il avait connu comme conseiller en théologie du cardinal Frings au concile Vatican II

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excommunication, car qu’est-ce être chrétien s’il ne peut accéder au sacrement de l’eucharistie !?

Cette condamnation du Préfet de la Foi laissa les frères catholiques

indifférents jusqu’à ce que Ratzinger devienne le pape Benoît XVI en 2005, ses paroles se retrouvant ipso facto revêtues du sceau de l’infaillibilité pontificale, décrétée par Pie IX en 1870 dans sa prison du Vatican pour le protéger du pire.

Désormais, le franc-maçon catholique, après avoir été soulagé de ne

plus être excommunié à la suite du concile VATICAN II, se retrouve, depuis 2005, en état de péché grave, privé du sacrement de l’eucharistie, tant qu’il ne renonce pas à son affiliation maçonnique. Cela le discrimine du FM protestant, juif ou musulman qui est libre.

Ce jugement du théologien Ratzinger repose sur sa thèse émise le 18

avril 2005, à la veille d’être élu pape sous le nom de Benoît XVI, affirmant que la pensée maçonnique soutient « la dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif, et qui donne comme mesure ultime de l’homme, son ego et ses désirs ».

Tout d’abord, certes ce jugement du théologien Ratzinger peut-il être

vérifié au niveau de la pensée philosophique d’une partie des francs-maçons, mais non pas de tous les autres, majoritaires, qui sont sacrifiés par ce dogmatisme qui ignore la diversité des pensées indépendantes des francs-maçons, ce qui fait leur singularité parmi toutes les associations humaines.

Ensuite, ce relativisme dont Ratzinger accuse les francs-maçons ne

concerne que l’appréhension des choses naturelles sur Terre et ne touche pas nécessairement aux croyances métaphysiques qui demeurent libres pour chaque franc-maçon, par respect inaliénable de la liberté absolue de conscience laissant à chacun le libre choix de sa religion avec la seule contrainte de ne pas faire de prosélytisme.

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En somme, Benoît XVI ne tolérait pas la liberté de conscience : c’est un fondamentaliste mû par un antimaçonnisme dépassé, marqué par le fascisme qu’il a connu et épousé dans son adolescence et dont il ne s’est pas réellement émancipé malgré les apparences : il lui manque de lire Francis Bacon et Spinoza pour purger son intellect de certains préjugés. Il ignore qu’au XVIIIe siècle en France, avant la Révolution de 1789, environ 2.000 prélats catholiques avaient été initiés à la franc-maçonnerie.

Il ignore que la franc-maçonnerie n’est qu’une philosophie de l’action

de l’Homme vivant en société, où il doit apprendre par lui-même à user des outils maçonniques pour se perfectionner en vue d’atteindre un certain niveau de sagesse lui permettant d’agir en société pour concilier les contraires dans la tolérance. Il n’y est pas question de religion.

Au fond, ce qui gêne ce théologien doctrinaire, c’est la liberté absolue

de conscience du franc-maçon (très peu d’Initiés y accèdent d’ailleurs !), et qui, à ses yeux, porte en elle le germe du doute systématique risquant d’éloigner le croyant de la pratique de sa foi catholique fondée sur la soumission totale au Saint-Siège. Ce risque lui est insupportable, n’acceptant pas d’accorder une quelconque « latitude » de penser à ses ouailles par crainte qu’elles ne restent plus bêtement soumises.

Et c’est là encore que ce pape doctrinaire se trompe, car la franc-

maçonnerie respecte les croyances métaphysiques de chacun à la seule condition qu’il ne fasse pas de prosélytisme en cherchant à imposer sa foi aux autres. Pour le franc-maçon, la foi religieuse demeure une relation verticale entre l’Homme et son Créateur en vue de son bonheur dans l’au-delà, tandis que son engagement maçonnique est horizontal, traitant exclusivement de ses relations avec les autres hommes en vue de servir l’humanité sur Terre. Il n’y a pas d’incompatibilité entre la verticale et l’horizontale.

En conséquence, le comportement dogmatique du Pape Benoît XVI

nous rappelle la condamnation de Descartes dont le « Discours de la méthode » fut mis à l’Index en 1637, alors même qu’il ne cherchait qu’à prouver mathématiquement l’existence de Dieu à partir du doute

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systématique. Mais la Congrégation du Saint-Office avait trouvé cette méthode du doute contraire à la rigueur de la foi qui ne doit pas connaître le doute systématique par crainte d’errance. Et cela força Descartes à s’exiler en Hollande.

Finalement, Benoît XVI veut faire confesser aux catholiques francs-

maçons ceci : « Je pense, donc je suis hérétique ». Et je lui dis NON !

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Memento Souviens-toi que la Nature t'a donné deux oreilles et une seule bouche.

Pythagore. La science de l'Amour dans les mouvements des Astres, et les saisons de l'année, s'appelle «Astronomie».

Platon. Noé est au monde, ce qu'est à l'homme sa cervelle.

Kabbale des Bohémiens. La parole de la vérité c'est la science, la Vérité de la Parole c'est Dieu.

Kabbale des Bohémiens. Nous avons dérobé les vases d'or des Égyptiens, pour en former à notre Dieu un tabernacle, loin des confins de l'Égypte

Épigraphe des œuvres de Wronski. Mais il est temps de nous quitter ; moi pour mourir, vous pour vivre. Qui de nous a le meilleur partage ?... c'est là un mystère pour tous, excepté pour Dieu.

Socrate.

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Les livres et les revues

Christine Tournier a lu pour vous :

Critica Masonica - n° 8, mai 2016 Si je n’ai pas encore fait l’apologie du n° 8 de Critica Masonica, pourtant paru en mai, c’est qu’il ne m’était pas encore parvenu en juin où nous bouclons notre propre revue. Je répare d’autant plus volontiers cela que le contenu de ce nouveau numéro est remarquable. À l’instar des publications précédentes toujours d’une rare qualité, nous y découvrons des articles aux sujets multiples. Qu’il s’agisse des Illuminati, du REAA, de la Gnose, ou de l’étude d’êtres « particuliers » aussi différents que Voltaire, Guénon ou Krishnamurti, nous savourons un festival d’auteurs qui nous enrichissent non seulement par leurs connaissances, mais aussi par leur esprit philosophique, leur pensée juste et leur souci de transmission. Outre cela, les participants de Critica Masonica proposent un panel de lectures, en particulier un ouvrage de Jean-Claude Allamanche sur Fulcanelli, une énigme irrésolue, complément d’enquête. Plusieurs revues sont recensées : Aden, Quinzinzinzili, Frustration, Hermès… et quelques pages (63 à 70) sont consacrées à l’histoire de notre propre revue, L’Initiation, créée par Papus en 1888, et devenue aujourd’hui L’Initiation Traditionnelle, gratuitement en ligne sur Internet. Comme toujours, les illustrations couleur qui scandent les articles sont parfaitement bien choisies, en adéquation intellectuelle et iconographique avec le contenu du texte.

Enfin, je n’ai évidemment pas pu demeurer indifférente à l’article de Christophe Richard sur Franc Maçonnerie et Bouddhisme puisque des ponts peuvent être constamment établis entre ces deux courants d’une même Quête : se parfaire, être meilleur, et, en cela, rendre le monde moins ignorant et meilleur.

Pour tout abonnement, s’adresser aux Amis de Critica Masonica, chez Alain Artigaud, 136 rue Championnet – 75018 Paris. Le montant est de 35

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€ pour deux numéros trimestriels, chacun de plus de 200 pages. Les prochains seront les n° 9 et n° 10, mais vous pouvez vous procurer les anciens numéros au prix de 20 € chacun.

La revue Point de vue initiatique de la Grande Loge Nationale de France ne faiblit pas. Le troisième volet des « Langages de l’Initiation » est paru et c’est le feu d’artifice de ce triptyque qui avait commencé en décembre 2015 avec « Corps et gestes », continué en mars 2016 avec « La parole », et qui s’achève avec « La colonne d’harmonie ». Non seulement le contenu des articles est, comme toujours, de grande qualité, très documenté, remarquablement illustré, mais, dans ce dernier numéro, un cadeau nous est réservé en dernière page : un CD de musique maçonnique du 18e siècle, avec orchestre et chœurs. Mais revenons aux études présentées dans ce numéro 180 qui, toutes, témoignent de la musique comme langage initiatique, véhicule de l’harmonie, du sacré et de la transcendance. Sont évoqués le silence, le tacet, cette musique intérieure qui nous relie les uns aux autres, émotionnellement, certes, mais aussi spirituellement, dans une élévation de l’âme et de l’esprit qui fait de nous de vrais initiés et non seulement des participants plus ou moins passifs à une dramaturgie rituélique.

Si l’un des articles est consacré à Mozart – ce qui semble incontournable – un autre témoigne que le jazz, lui aussi, peut être le support à un parcours de cherchant. Enfin, l’on découvre, comme à l’accoutumée, des pages consacrées à l’art, plus précisément à la peinture, à la poésie, à l’histoire et à des recensions. Cent quarante pages à lire, sinon avec avidité, du moins à savourer avec bonheur, en s’enrichissant de ce qui nous est transmis.

RAPPEL : L’abonnement est de 20 € par an pour 4 numéros et de 33 € pour deux ans (8 numéros), ce qui est vraiment un prix des plus raisonnable. Je me permets de recommander aux nouveaux abonnés d’anticiper à partir du n° 178 afin d’avoir la totalité des pages (430) traitant du même thème.

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Yves-Fred Boisset a lu pour vous…

Yves Hivert-Messeca vient de publier le troisième tome de son « Histoire des franc-maçonneries européennes du XVIIIe siècle à nos jours » sous le titre générique suivant : L’EUROPE SOUS L’ACACIA1

. Le quatrième tome de cette épopée sera publié en 2017 et nous l’attendons non sans impatience.

Cette vaste fresque historique est préfacée par Jeffrey Tyssens qui rappelle cette formulation de l’historien marxiste anglais Eric Hobsbawn, qui qualifia jadis le siècle présent (le XXe) comme « l’âge des extrêmes » (the age of extremes). Il est vrai que, dans son étude très approfondie, l’auteur s’attache à montrer dans quelle mesure, la franc-maçonnerie, en Europe, eut à pâtir tout au long du vingtième siècle, de la pression des régimes totalitaires qui s’établirent : Hiram, dit l’auteur fut tour à tour, assassiné par les « Rouges » dans la Russie soviétique et au sein de la IIIe Internationale communiste et par les « Noirs », autrement dit le fascisme. Il nous démontre, pièces à l’appui, comment la franc-maçonnerie eut à cruellement souffrir des différents régimes totalitaires qui s’implantèrent dans les différents états européens et il examine les multiples voies qu’empruntèrent ces totalitarismes, en Allemagne où la franc-maçonnerie et la juiverie furent mêlées dans une même haine, en Espagne, où l’Ordre succomba sous les coups de l’antimaçonnisme national-catholique et contre-révolutionnaire. La franc-maçonnerie présente dans les états occupés et vassalisés par le IIIe Reich et ses alliés, tel l’État français institué sous l’autorité de Philippe Pétain au lendemain de l’armistice de juin 40, fut littéralement phagocytée selon l’expression très juste de l’auteur. Plus loin, Yves Hivert-Messeca nous conte la difficile renaissance des loges au lendemain de la libération et de la capitulation allemande. En cinq ans, les effectifs avaient chuté de manière spectaculaire et, avec l’arrivée de nouveaux frères (et sœurs), la franc-maçonnerie française prit un nouveau visage. Puis, l’auteur examine les effets de la renaissance maçonnique dans diverses nations de l’Europe occidentale. Il conclut cet important ouvrage en posant la question de savoir ce que sera la franc-maçonnerie du XXIe siècle après le « siècle des lumières et de l’illuminisme (XVIIIe), celui du nationalisme et de la liberté (XIXe) et celui

1 Dervy, avril 2016. 480 pages, 33€.

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du martyre (XXe). Sera-t-il le « chant du cygne », de la dilution ou des métamorphoses ? Avec une préface de monsieur Jack Lang que l’on n’attendait guère ici, et sous la direction de Raphaël Aurillac, les éditions Dervy publient une fort plaisante ANTHOLOGIE MAÇONNIQUE2

qui nous conduit de Voltaire à Hugo Pratt, en passant par Casanova et Pierre Dac. Le sous-titre de cette anthologie est de nature à éveiller la curiosité du lecteur puisqu’il s’agit de « La conspiration de la tolérance » alors que, d’ordinaire, ladite tolérance est rarement l’apanage des conspirateurs professionnels dont les noirs projets s’ourdissent généralement aux antipodes de la sainte tolérance.

Pour le préfacier, « la maçonnerie est peut-être et, avant tout, une école de l’indignation ; elle est assurément aussi une école d’émancipation pour la promotion de la culture, du droit et des libertés ». Tous les personnages croisés dans cette anthologie ont été francs-maçons en leur temps. Quelques autres, s’ils ne furent pas membres de l’Ordre, en furent très proches par l’esprit, et, particulièrement, celui de tolérance. Je ne vous dresserai pas la liste des personnages mentionnés et dépeints dans cet ouvrage. Ce serait fastidieux, d’autant plus que la table des matières prend soin d’en dresser l’inventaire alphabétique. La grande majorité de ces personnages est déjà connue par les maçons et par tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la franc-maçonnerie. Mais, ce livre est plein d’anecdotes relatives à ces personnalités et on les découvre (ou redécouvre) avec gourmandise. Échappent au classement alphabétique, les deux personnages que l’on considère comme étant à l’origine de la franc-maçonnerie moderne, celle qui vit le jour à Londres en 1717. Je parle, bien sûr, d’Isaac Newton et de Jean-Théophile Desaguliers qui ont droit à une présentation plus étendue. Ils furent les premiers artisans de cette forme de franc-maçonnerie qui devait rapidement proliférer dans tout le monde civilisé et voir se multiplier tant les loges que leurs membres. À leur suite, est également présenté James Anderson qui laissa son nom aux « Constitutions » publiées en 1722.

2 Dervy, juin 2016. 620 pages, 25€.

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À la tête de la longue liste des personnages, figure Ataturk (Mustapha Kemal) qui doit cette priorité à la première lettre de son nom. Après sa biographie assez complète, il est rappelé quelques citations publiques et privées qui permettent de mieux l’approcher. C’est d’ailleurs sur ce schéma qu’est construit le livre : biographie, bibliographie et parfois citations. S’il est exact que les hommes y sont très majoritairement représentés, on rencontre aussi quelques femmes : Alexandra David-Néel, Marie-Adélaïde Deraismes, Louise Michel dont nous avons retenu cette sentence pleine de sagesse : « Le duel des sexes serait ridicule et odieux ; il n’y a pas la Femme contre l’Homme, il y a l’Humanité ». Que nos modernes féministes si agressives méditent ces paroles ! La lettre que Pierre Dac, né André Isaac, adressa au journaliste collaborateur Philipe Henriot qui insistait sur ses origines israélites reste un grand moment de l’occupation allemande. Elle est reproduite dans ce livre. Ce livre se déguste avec plaisir et il doit toujours rester à portée de la main. C’est un conseil d’ami. François Cavaignac, toujours curieux de découvrir et d’exploiter les aspects cachés de la franc-maçonnerie s’attache aujourd'hui aux mythes maçonniques qu’il revisite avec son sens aigu de la recherche rationnelle. À cet effet, il nous offre un essai dont le titre ne dissimule point l’esprit de sa recherche. LES MYTHES MAÇONNIQUES REVISITÉS3

.

Comme pourrait le laisser supposer ce titre, il ne s’agit pas, en l’affaire, de démystification mais, bien davantage, de replacer en perspective ces mythes à la lumière d’une relecture des Old Charges, des Constitutions d’Anderson et du Discours de Ramsay, trois textes fondamentaux fondateurs de la franc-maçonnerie. S’appuyant essentiellement sur les rituels du rite écossais ancien accepté dont il est un des meilleurs analystes, il dénonce les contradictions et s’efforce d’unir la raison et l’imaginaire. Il prétend « éviter la religiosité traditionnelle qui obscurcit l’analyse. Il s’agit donc bien de passer les mythes maçonniques au crible de la raison 3 Dervy, juillet 2016. 170 pages, 17€.

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en se référant à des philosophies anciennes. Il reconnaît que « la mythologie maçonnique, bien que de dimension restreinte, n’appartient pas moins à la mythologie universelle » (page 149). Toujours selon l’auteur, les mythes originels ont été déformés. L’imaginaire joue, prétend-il, un trop grand rôle dans les rituels de la maçonnerie et ce, au détriment de la raison. Tous les symboles sont examinés avec soin et sans complaisance. François Cavaignac regrette que les premiers fondateurs de l’Ordre aient méprisé Euclide, le créateur de la géométrie classique, « la source rationaliste oubliée ». Nous laissons à l’auteur la responsabilité de son propos, ne doutant pas qu’il fasse l’objet de polémiques. Son essai n’est cependant pas sans intérêt et s’il ouvre un débat au sein des loges, nous ne pourrons que nous en réjouir. Confrontant sa recherche initiatique liée à la franc-maçonnerie spirituelle avec les sagesses orientales, en bon « guénonien » qu’il est, Yves Morant, toujours à l’inlassable recherche du secret maçonnique, avait publié, en 2005, et sous le pseudonyme de Louis-Marie Oresve, un premier essai au titre quelque peu bateau, avouons-le, ainsi libellé À la recherche du secret maçonnique. Il reprend ce titre comme sous-titre de son nouvel ouvrage VOULOIR ET OSER 4

.

Ce livre, écrit dans sa préface, Jean-Luc Fauque (Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil pour la France) « ambitionne l’approche de l’essentiel et parvient à éclairer un esprit maçonnique déjà averti ». Et il poursuit en reconnaissant que l’auteur « a voulu et osé aborder l’essence intrinsèque de l’initiation traditionnelle authentique », avant de conclure que cet ouvrage « est un témoignage essentiel pour celui qui s’engage sur la voie de la réalisation Écossaise ». Il est vrai qu’Yves Morant transmet un éclairage original sur l’état de franc-maçon, au moins pour ceux qui désirent vivre leur maçonnerie dans une lignée spiritualiste et qui s’engagent à fond dans cette épopée. Il est vrai, et on ne pourrait que le déplorer, que ce livre n’apportera rien aux frères qui se satisfont d’explorer les couches superficielles de la réflexion maçonnique et d‘ignorer, voire de mépriser, les riches 4 Dervy, août 2016, 336 pages, 21 €.

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enseignements des traditions orientales. Et l’Orient a beaucoup à nous apprendre. L’auteur est solidement attaché à la réalisation spirituelle dont la franc-maçonnerie est une voie importante. Il a bien compris que l’étude de la maçonnerie, comme celle de la Tradition, n’est pas livresque, c'est-à-dire que ce n’est pas dans les livres qu’on en découvre les véritables arcanes et ce fameux « secret » qui n’a rien à voir avec celui des sociétés secrètes mais qui est d’une autre essence et d’une certaine noblesse spirituelle. Sa référence à la traduction littérale du texte original arabe de La Table d’Émeraude introduira le propos d’Yves Morant qui évoque sa découverte de l’Ordre. Il apprend à « séparer le savoir de la connaissance » et il découvrira alors l’œuvre monumentale de René Guénon. Celui-ci deviendra son maître et le restera toujours. Il apparaît en filigrane à chaque page de ce volume. Ce livre, de lecture facile et agréable, paraît à présent incontournable. Il ne renferme aucune leçon, aucune vérité décisive, mais il nous invite à une réflexion approfondie sur le « phénomène maçonnique » qui ne peut s’apprécier que de l’intérieur, du tréfonds de l’être. J’entends mes lecteurs s’exclamer : « Encore un ! ». Oui, encore un gros bouquin sur LE GRAAL5

, sorti cette fois de la plume érudite de Jean Poyard qui explore cette « Queste christique et templière, de Chrétien de Troyes à l’Évangile selon saint Jean ». Selon lui, cette queste constitue « Une question pour notre temps ».

Au premier abord, ce gros livre se découvre comme une immense fresque qui voit défiler les divers avatars de l’histoire du Graal dont la révélation au cœur du Moyen Âge chrétien n’a cessé de mobiliser tous les esprits avides d’ésotérisme, de mysticisme et de spiritualité. L’étude du Graal s’apparente à un voyage initiatique commencé au douzième siècle de notre ère et jamais abouti. Toute une série de fantasmes a fait vibrer l’âme des chrétiens éclairés qui ont érigé un monument fictif mais prestigieux à la gloire du Graal. Je parle de « chrétiens éclairés » car le Graal a laissé indifférents des générations de fidèles ordinaires. En revanche, le Graal a passionné nombre d’écrivains et d’artistes désireux de déchiffrer son énigme ou, du moins, celle que l’on a 5 Dervy, août 2016, 716 pages, 28 €.

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construite autour de lui, avec plus ou moins de sérieux. De l’ésotérisme mystique à l’occultisme délirant, la route est souvent courte et balisée par des imposteurs qui n’ont aucun rapport direct avec la Tradition. C’est ainsi qu’ont surgi dans l’aura du Graal, moult brocantes traditionnelles prêtes à marchander des bribes de la tradition graalienne, éclatée jusqu’à faire oublier son message religieux et initiatique original. Cependant, Jean Poyard décèle dans le Graal médiéval « une question pour notre temps » car il conserve « un ferment spirituel pour les temps nouveaux ». Mais, comme la Queste du Graal est essentiellement personnelle et intime, il est difficile de croire qu’elle peut être de nature à participer à nos recherches morales et spirituelles d’aujourd'hui. Le Graal est un mythe et doit le demeurer ; il est d’une certaine manière un guide lumineux offert aux cherchants humbles et sincères. L’été est la saison propice aux balades et aux découvertes et soyons gré à Serge Thibaut de nous offrir une GUIDE DU PARIS HERMÉTIQUE6

qu’il présente comme « un essai sur la logique symbolique des alignements parisiens ».

Nombreux sont les guides déjà parus sur le Paris ésotérique, le Paris alchimique, le Paris maçonnique, etc. etc. Ils ont tous leur utilité et leur lecture est généralement plaisante et instructive. Cependant, celui-ci montre un visage différent et original qui réside dans l’ordre des visites de monuments ou lieux liés à l’hermétisme. Classés selon des axes directeurs, les monuments suivent une progression qui n’est pas due au hasard mais qui recèle des enseignements précieux. De la Place de la Nation « entrée du Temple parisien » jusqu’au Louvre « épicentre parisien », l’auteur nous invite à nous initier aux messages que les divers lieux traversés recèlent. La Place de la Bastille, le quartier Saint-Antoine, l’Hôtel de Ville, la Place du Châtelet et la tour Saint-Jacques jusqu’à l’église Saint-Germain l’Auxerrois sont porteurs d’une symbolique maçonnique que Serge Thibaut nous distille avec délectation. Le Louvre, avec ses bâtiments, ses colonnades, sa Cour carrée, ses pyramides et l’arc de triomphe du Carrousel, abonde, à son tour, de messages maçonniques. Puis, poursuivant notre promenade, nous remontons de la Concorde à la Grande Arche (cheminement que l’auteur appelle « Du séjour des morts 6 Dervy, juin 2016. 350 pages, 25 €.

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à l’ascension cosmique ») en suivant les Champs-Élysées, la Place de l’Étoile. Mille symboles nous attendant à chaque pas. Plus loin, dans une deuxième partie, l’auteur nous invite à suivre le parcours du méridien, du « Midi au Septentrion » avant de nous convier à une lecture maçonnique de la Grande Arche de la fraternité. Il s’agit en effet pour lui de « l’axe fraternel » avec le Trocadéro, le Champ de Mars, le quartier Montparnasse. Il clôt cette magistrale étude par « Les mues alchimiques ». Ce gros livre se parcourt avec plaisir et curiosité tant il foisonne de mystères sur lesquels l’auteur nous convie à réfléchir. Construit en suivant un plan cohérent, il participe à « la transformation intime de l’initié qui sait décrypter le langage des pierres ». Albert Champeau a rassemblé un certain nombre de pensées sous le titre générique suivant : LA NUIT MYSTIQUE EST DÉJÀ UN SOLEIL7

.

L’auteur est un esprit libre et engagé. Certaines de ces observations sont mordantes. Voyez plutôt : « Dans ce contexte d’incroyance où le Mal semble l’emporter, il peut paraître un peu décalé, voire improductif, de venir parler du Divin, de Valeurs, d’Éthique et de la Connaissance ; en fait, de faire un peu curé qui prêche dans le désert quand la tendance est à la corruption généralisée et à la barbarie… ». Et le reste est de la même eau. Il est bon d’entendre de temps à autre des propos peu conformistes.

7 Le Bibliophore, septembre 2016, 110 pages, 10 €.

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