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    Henri Lepage

    Pourquoi la proprit

    Bibliothque de la Libert

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    www.UnMondeLibre.org

    Bibliothque de la Libert

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    Pourquoi la proprit

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    Depuis 1976, charg de mission linstitut de lEntreprise, il estlauteur de Demain le capitalisme et Demain le libralisme

    (Hachette-Pluriel). Il a galement publi Vive le commerce

    (Bordas-Dunod) et Autogestionet Capital isme(Masson). Henri Lepageest membre de la Socit du Mont Plerin et administrateur de lALEPS

    (Association pour la libert conomique et le progrs social). Membre

    du groupe des nouveaux conomistes , il est lun des cofondateurs

    de lInstitut conomique de Paris.

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    Sommaire

    Introduction ........................................................................................ 9

    I.Droit et proprit : lenjeu ........................................................ 13

    II.Le droit de proprit : histoire dun concept ............................ 40

    III.La proprit prive : pourquoi ? ............................................... 85

    IV.Lentreprise et la proprit : les sources du pouvoir du

    capitaliste............................................................................ 118

    V.Lentreprise et la proprit: lre des managers : un

    problme mal pos ................................................................. 143

    VI.La proprit et le pouvoir : le pige de la dmocratie

    conomique ......................................................................... 207

    VII.La proprit et le pouvoir : les fausses vertus de la

    participation ............................................................................ 249

    VIII.La proprit, procdure de connaissance : lillusion

    planiste ... ....................................................................... 285IX.Capitalisme et cologie : privatisons lenvironnement .......... 325

    X.Proprit, march et moralit : aspects thique du droit de

    proprit ................................................................................ 353

    XI.La proprit et les liberts ...................................................... 413

    Annexes ......................................................................................... 443

    Table des matires ......................................................................... 467

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    Introduction

    Un Franais sur deux est pratiquement propritaire de sonlogement. Les sondages le montrent clairement : les Franais ont unesolide mentalit de petits propritaires. Et cela mme lorsqu'ils votent gauche. Tout pouvoir politique qui oserait attaquer le principe dulopin de terre commettrait un acte suicidaire.

    Lorsqu'il s'agit d'industrie et de proprit industrielle, les choses

    sont, en revanche, fort diffrentes. Les lections de 1981 ont montrqu' tout le moins, il n'y avait pas de majorit dans le corps lectoral

    pour s'opposer aux nationalisations de la gauche. Mme lesactionnaires des groupes nationaliss n'ont, en vrit, pas offert unegrande rsistance. A quelques exceptions prs, leur mobilisation etleur combativit ont t plutt faibles.

    Trois ans plus tard, le jugement des Franais a compltementchang. Une majorit se dgage pour dnationaliser. Une tellesituation suggre nanmoins que l'attachement des Franais la

    proprit est devenu extrmement slectif et variable. Si donc l'on

    veut tre en mesure de s'opposer durablement aux menacescollectivistes, il est urgent de leur faire redcouvrir le sens vritabledes institutions fondes sur la notion de proprit prive. L'ambitionde ce livre est d'y contribuer.

    L'objectif n'est pas de prendre la dfense des propritaires, grosou petits, ni de prsenter une apologie de la proprit individuelle entant que structure sociologique. Mais de dfendre un principe

    juridique : le rgime de la proprit prive ; c'est--dire un systmed'organisation sociale fond sur l'ide que les droits de proprit

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    reconnus par la collectivit ne peuvent tre, par dfinition, que desdroits individuels, exclusifs et librement transfrables. Ce principe,c'est celui de l'ordre du march .

    Mon intention est d'tudier les caractristiques des institutionslies la proprit prive, non seulement pour mettre en lumire les

    raisons de leur plus grande efficacit conomique, mais aussi pourrappeler que leur lgitimit se fonde galement sur des argumentsd'ordre thique.

    Pourquoi la propritse prsente bien videmment comme unesuite des deux volumes publis dans la mme collection, l'initiativede Georges Libert : Demain lecapital ismeet Demain le libralisme. ce titre, alors que se multiplient les essais littraires sur lelibralisme, ce livre s'efforce de rester fidle au style et la

    prsentation adopts dans les prcdents : une sorte de reportaged'ides visant informer les lecteurs franais des dveloppements les

    plus rcents de la pense et de la recherche no-librale amricaine.Rien d'tonnant donc si, sauf exceptions, l'essentiel des rfrencescites est quasi exclusivement d'origine anglo-saxonne. C'est l lersultat d'un choix dlibr, mme si la proprit, depuis longtemps(mais cela est moins vrai des temps rcents), a dj inspir un grandnombre d'auteurs franais, au nom et au savoir souvent prestigieux.

    Les lecteurs qui ont lu les prcdents ouvrages retrouverontdans celui-ci une proccupation constante : dnoncer toutes les idesfausses que notre culture a accumules sur les dfauts et les limites dela libert conomique. Plus que jamais, me semble-t-il, nous devonsnous efforcer de dbusquer et de combattre les ido-virus qui ont

    envahi la pense contemporaine et contaminent tout aussi bien ceuxqui se disent libraux que leurs adversaires. Qu'on ne voie aucundogmatisme dans ce propos. Seule une pense pleinement cohrente,

    j'en suis persuad, et parfaitement consciente tant de ses vritablesstructures que de ses vrais fondements, peut tre susceptible desduire ceux qui seront la majorit de demain, et sans lesquels l'espoirlibral ne pourra jamais prendre forme : les jeunes.

    Les chapitres consacrs la proprit de l'entreprise

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    Introduction 11

    sont un peu plus longs et un peu plus fouills que les autres. Cela tient mes attaches l'Institut de l'Entreprise. Pendant que je menais cetterecherche, l'Institut ouvrait un vaste chantier de rflexion consacrnotamment l'avenir de la socit de capitaux. Il me sembla utile decontribuer ces travaux en insistant sur la manire dont les nouvellesapproches de la thorie conomique des droits de propritrenouvellent la comprhension des phnomnes d'organisationindustrielle. Je prcise cependant que les ides prsentes icin'engagent en aucune manire l'Institut de l'Entreprise, ni aucun de sesmembresauxquels la publication de ce livre m'offre une nouvelleoccasion d'exprimer toute ma gratitude pour l'indpendance danslaquelle j'ai pu mener mes travaux au cours de ces dernires annes.

    La partie philosophique, en revanche, est moins dveloppe. Cen'est pas mon domaine. Cette recherche cependant m'a confort dansla conviction qu'il est ncessaire de dgager le libralisme del'conomisme dans lequel on le cantonne gnralement un peu trop.

    Le libralisme n'est pas seulement une idologie conomique. Si lesFranais avertis sont maintenant peu prs au courant desmouvements intellectuels et scientifiques qui, depuis vingt ans, auxtats-Unis, ont contribu renouveler l'approche librale des faitsconomiques et politiques, on ignore en revanche qu'une rvolutionidentique affecte actuellement des disciplines aussi importantes que la

    philosophie du droit ou la recherche thique et morale.

    Le no-libralisme amricain ne se rsume pas en un simplenew-look conomique. Au-del du reaganisme, du friedmanisme, etc.,se manifeste un bouillonnement intellectuel qui, travers des

    questions aussi essentielles que celle de savoir si les hommes ont des droits et lesquels, renoue avec la plus pure tradition de l're desLumires. Tout se passe comme si, aprs plus d'un sicle et demid'erreur et de dviation utilitariste, on revenait enfin l'essentiel, auxvraies questions, aux vritables sources de l'thique librale. Mais celane se sait pas encore dans notre pays. Dommage, car il me semble quele libralisme serait une cause encore plus solide et peut-tre plussduisante, si ses dfenseurs, ou supposs

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    tels taient enfin intimement convaincus qu'ils n'ont pas seulementpour eux l'efficacit, mais galement la morale.

    Ce livre, bien entendu, n'est pas complet. S'attaquer laproprit, suppose qu'on aborde presque tous les aspects de la vieconomique, sociale et politique. J'aurais d non seulement parler del'industrie et de l'entreprise, mais aussi de l'agriculture, des rgimesfonciers, de la fiscalit, des ingalits, des frontires entre l'tat et lemarch, etc. Ce ne serait pas un livre que j'aurais alors entrepris, maisune encyclopdie. Aussi me suis-je limit aux problmes de fond, de

    philosophie conomique ou politique de la proprit, dlaissantvolontairement toutes les questions concrtes et particulires quecertains s'attendraient voir traites dans un tel ouvrage. Comme dansles livres prcdents, ce qui m'importe est de dresser un cadreconceptuel et non de participer la rdaction d'un programme

    politique. On trouvera cependant dans le chapitre X consacr auxrapports entre la proprit et l'environnement, ainsi que dans les textes

    figurant en annexes, quelques exemples illustrant concrtementcomment la proprit prive pourrait tre tendue des domaines ol'on croit gnralement que seule l'action publique est envisageable,

    possible ou souhaitable.

    Je sais bien qu'en me comportant ainsi je m'expose une nouvellefois l'accusation d'utopisme. Mais elle ne m'incommode nullement,ni ne me dcourage, tant je reste persuad que ce sont en dfinitive lesides qui mnent le monde, et non l'inverse.

    Henri LepageThoury-Ferrottes

    Janvier 1985

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    CHAPITRE PREMIER1

    Droit et propr it: lenjeu

    Commenons par le commencement : qu'est-ce que laproprit ? Qu'est-ce que la proprit prive ?

    Proprit : Droit d'user, de jouir et de disposer d'une chosed'une manire exclusive et absolue sous les restrictions tablies par laloi. Telle est la dfinition que l'on trouve dans le dictionnaire. Elleest directement dduite du Code civil dont l'article 544 prcise : La proprit est le droit de jouir et de disposer des choses de lamanire la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage

    prohib par les lois ou les rglements. Comme dans toute dfinition, chaque mot a son

    importance.Bien qu'on considre gnralement que notre rgime de la

    proprit est issu du droit romain, le terme proprit est en faitrelativement rcent. A Rome, le mot qui se rapprochait le plus duconcept tel que nous l'entendons aujourd'hui tait celui de dominium.Issu de dominus, c'est--dire le matre, il voquait l'ide desouverainet absolue, notamment celle du chef de famille sur safamille (la domus). Le mot proprietas n'est apparu qu'avec le droitromano-byzantin. Le mot propre tant le contraire de commun, ilsuggre l'ide d'une appartenance personnelle, excluant tous lesautres individus de la matrise de la chose concerne. De par saracine, le terme proprit voque ainsi lui seul l'ide d'exclusivit

    1* Les notes de ce chapitre commencent p. 37.

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    comme caractre essentiel de la relation que le droit de proprittablit entre les hommes et les choses.

    Le mot droit s'oppose au fait, c'est--dire la simplepossession. Il exprime l'ide d'un avantage, d'un privilge opposable

    au reste de l'humanit, reconnu par les autres membres de la socitet bnficiant de la protection de celle-ci, que ce soit par la forcecontraignante des murs et des coutumes, ou par la sanction de la loi

    dont la puissance publique est l'agent d'excution. Il tablit laproprit comme un droit subjectif, individuel, faisant partie desdroits de l'homme et du citoyen ainsi que le dfinit la Dclaration desdroits de 1789 dans son article 2 :

    Le but de toute association politique est la conservation desdroits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont lalibert, la proprit, la sret et la rsistance l'oppression.

    En l'occurrence, il s'agit d'un droit qui concerne la jouissance,l'usage et la disposition des choses. Dtenir un droit de proprit,c'est se voir reconnatre l'autorit de dcider souverainement del'usage, de l'affectation et de la disposition du bien ou de la choseauxquels ce droit s'applique. Par exemple, s'il s'agit d'un sol, endtenir la proprit c'est se voir reconnatre le droit de dciderlibrement si ce sol sera utilis des fins de culture ; si on y construiraune maison d'habitation, un atelier, un commerce ; ou encore si on yinstallera un golf, un tennis ou un terrain de sport. Si on dcide del'affecter des usages agricoles, c'est se voir reconnatre le droitsouverain de dcider qu'on y cultivera du bl plutt que du mas oudu soja, qu'on y fera de l'levage plutt que d'y planter des arbresfruitiers, etc. C'est aussi, le cas chant, se voir reconnatre le droit dene rien en faire du tout. A ce titre, il s'agit, comme le prcise ladfinition du dictionnaire, d'un droit exclusif et absolu, c'est--dired'un droit qui protge le libre choix de son dtenteur contretouteinterfrence d'autrui non volontairement accepte ou sollicite parlui. Qui plus est, bien que le Code ne le prcise pas, il s'agit d'un droit

    perptuel qui ne peut s'teindre que par abandon du titulaire oudestruction de la chose vise. La proprit n'est pas limite la vie du

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    titulaire, ce qui la distingue de l'usufruit, et affirme en mme tempsson caractre hrditaire ; elle ne s'teint pas par le non-usage.

    Dans la mesure o il confre au propritaire le droit d'excluretout usage de sa proprit qui ne serait pas conforme ses vux, le

    droit de proprit implique le droit d'exclure de l'accs sa proprittoute personne non agre par lui, et donc, simultanment, celui deprendre toutes dispositions visant exercer effectivement ce droit(par exemple par la construction d'un mur ou d'une clture, ou parl'appel la justice et la force publique pour sanctionner lesrcalcitrants ou les tricheurs).

    Ce droit entrane pour les autres le devoir concomitant derespecter les dcisions du propritaire, mme s'ils conservent le droitd'exprimer leur dsaccord avec sa gestion et ses dcisions. Quandquelqu'un se voit reconnatre le droit de choisir librement l'usage qu'ilentend faire de sa proprit, cela signifie qu'il est non seulement

    illgal, mais galement immoral d'essayer de restreindre sa libert dechoix, ou de l'en priver par la force, la contrainte ou la menace.

    La prsence du qualificatif absolu traduit la volont dulgislateur de montrer que la proprit est le plus complet, le plusabsolu de tous les droits rels reconnus : un propritaire peut toutfaire, alors que le titulaire de n'importe quel autre droit ne peut faireque ce qui lui est expressment accord (comme c'est par exemple lecas en matire d'usufruit, ou de servitudes rsultant dudmembrement des diffrentes caractristiques du droit de propritoriginel). Chaque propritaire se voit en quelque sorte attribuer une

    position de monarque absolu par rapport au domaine qui lui estreconnu.

    Le droit de proprit n'est pourtant pas un droit illimit.Dtenir un droit de proprit ne signifie pas que le propritaire peutfaire tout ce qu'il lui plat avec les choses dont on lui reconnat lecontrle. Outre les restrictions qui peuvent rsulter de la Loi et desrglements dicts par le lgislateur, le propritaire est naturellementlimit dans l'exercice des prrogatives qui lui sont reconnues par lesdroits quivalents des autres par exemple ses voisins. Il ne peutlibrement dcider de

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    l'affectation des biens dont il a la proprit que pour autant que seschoix n'affectent pas la nature et les caractristiques des biens

    possds par d'autres. S'il en tait autrement, la proprit des autresn'aurait plus ce caractre exclusif et absolu qui en principe la dfinit.

    Par exemple, si la socit me reconnat la possession lgitime d'unmorceau de fer, je peux m'en servir pour fabriquer une pelle, unebarrire ou un paratonnerre, mais je n'ai pas le droit de m'amuser casser vos fentres. Un tel acte constituerait une violationrprhensible de vos propres droits de proprit.

    Le fait que la proprit soit dfinie comme le droit d'user, dejouir et de disposer d'une chose signifie que le droit de propritn'entrane pas seulement celui de librement dcider de l'emploi quisera fait de cette chose, mais galement : le droit de conserver pourmon usage exclusif et selon mes propres volonts les produits etrevenus qui peuvent rsulter de cet emploi (par exemple, l'argent que

    me rapportera la vente des pommes de mon verger) ; le droit detransfrer librement un tiers tout ou partie des droits spcifiques quidcoulent du droit de proprit. Par exemple, au lieu d'exploitermoi-mme un terrain, je peux me contenter de cder un tiers le droitde le cultiver, et d'en percevoir les revenus, tout en gardant lanue-proprit (exemples du fermage et des diffrents rgimes demtayage). Au lieu d'habiter moi-mme le logement que j'ai faitconstruire, je peux dcider d'en louer l'usage un tiers pour un tempsdtermin ; tout en continuant jouir librement et pleinement de la

    proprit de mon jardin, je peux reconnatre mon voisin un droit depassage ; tout en conservant la proprit de mon entreprise, et le droitd'en percevoir les bnfices, je peux dlguer d'autres desmanagers professionnelsle droit d'en assurer la gestion et donc de

    prendre, sous certaines conditions contractuellement dfinies, cesdcisions d'usage et d'affectation des ressources qui lgalement sontle privilge du propritaire.

    On retrouve la trilogie classique prtendument hritedu droit romain, entre droit d'usus, de fructuset d'abusus (jusutendi,fruendiet abutendi) ; droits qui peuvent tre cds en bloc (lorsqu'il ya vente pure et simple ou transmission par hritage), ou bien ngocissparment

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    sans pour autant pouvoir faire l'objet d'une alination perptuelle(comme c'est le cas lorsqu'il s'agit de location, d'opration de leasing,etc.).

    L'usus, ainsi que le dfinit Jean Carbonnier dans sonmanuel de Droit civil, dcrit cette sorte de jouissance qui consiste retirer personnellement individuellement ou par sa famille l'utilit (ou le plaisir) que peut procurer par elle-mme une chose non

    productive ou non exploite. Le fructus, c'est la jouissance, le droitde percevoir les revenus du bien, soit par des actes matriels de

    jouissance, soit par des actes juridiques. L'abusus permet aupropritaire de disposer de la chose soit par des actes matriels en laconsommant, en la dtruisant, soit par des actes juridiques enl'alinant1.

    Bien que trs souvent invoqu par les juristes, ce triptyque estune classification des attributs de la proprit qui en ralit ne doitrien aux Romains. On la doit aux romanistes de la Renaissance quitaient, ainsi que nous le rappelle le professeur Michel Villey, plus

    proccups de reconstruire le droit romain la lumire des conceptset des proccupations de leur poque, que de dcrire le droit tel qu'iltait pens et vcu par les Romains eux-mmes2.

    La dfinition du droit de proprit parle du droit de jouir et dedisposer des choses... . A l'origine, le droit de proprit taitessentiellement conu par rapport aux problmes poss parl'appropriation des biens fonciers et matriels ; mais il fautcomprendre ce terme dans le sens le plus large. Le mot choses serapporte tous les biens matriels ou immatriels, corporels ouincorporels qui peuvent faire l'objet d'un usage privatif ; parexemple, tous les droits dont il est techniquement et lgalement

    possible de garantir la jouissance exclusive des individus (propritindustrielle, proprit littraire, etc.).

    Enfin, tous les attributs du droit de proprit peuvent trelibrement transfrs au profit de personnes morales, socits ouassociations, spcifiquement constitues cette fin par plusieurs

    personnes. Cette personne morale acquiert alors tous les privilges de

    la qualit de propritaire.

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    Telles sont, rapidement rappeles, les grandes lignes ducontenu du droit de proprit tel qu'il est consacr par notre Codecivil et tel qu'il est gnralement conu en Occident.

    Cette description ne permet cependant pas de saisir ce qui,

    fondamentalement, du point de vue de l'organisation sociale, dfinitle rgime de la proprit prive. Pour cela, il faut dpasser la simpleprsentation juridique et repartir d'un constat trs simple. A savoirque nous vivons par dfinition dans un univers marqu par un

    phnomne gnral de raret : raret du sol et de l'espace, desressources naturelles, mais aussi raret du temps (la plus rare detoutes nos ressources).

    Cette situation gnrale de raret n'tait peut-tre pas celledes hommes de la prhistoire vivant de la chasse et de la cueillette.Mais elle est celle de l'homme moderne depuis que la rvolutionagricole du nolithique, puis la seconde rvolution de l're

    industrielle, ont apport l'humanit les moyens d'assurer la surviede populations de plus en plus nombreuses (environ 8 millions d'treshumains sur terre un million d'annes avant notre re, 300 millions audbut de l're chrtienne, 800 millions aux environs de 1750, 4milliards aujourd'hui)3.

    Or, ds lors que l'on se trouve en situation de raret, se pose unproblme incontournable : celui d'arbitrer l'invitable comptitionque les hommes se livrent entre eux pour accder au contrle et l'usage de ces ressources rares. Qu'il s'agisse de prescriptions critescomme dans nos socits contemporaines, ou simplement de normesde comportement individuelles ou collectives dcoulant du respectde contraintes implicites imposes par la tradition, les coutumes, lareligion, la prsence de tabous, l'enseignement de philosophes ou desages vnrs, etc., c'est la fonction mme de ce qu'on appelle ledroit, et des rgles de proprit qui en dcoulent, que de dfinir lastructure et les rgles du jeu de ce processus d'arbitrage et dersolution des conflits.

    Nous sommes tellement marqus par la rvolution juridique etpolitique qu'a constitu la reconnaissance par la Rvolution franaisedu droit de proprit parmi les droits fondamentaux de l'homme, quenous avons pris l'habitude de raisonner comme si la proprit tait

    une

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    innovation radicale et exclusive de la socit occidentale moderne.Une telle attitude est trop simplificatrice et nous fait perdre de vueque, par dfinition, il ne peut pas exister de socit humaine sans

    prsence de rgles de proprits et donc de droits de proprit,

    explicites ou implicites, organisant les rapports des hommes entreeux quant l'usage des biens et des choses4. Cela vaut aussi bien pourles socits primitives qui survivent encore que pour toutes lescivilisations qui nous ont prcds dans l'histoire. Ainsi que lersument Henri Tzenas du Montcel et Yves Simon en s'inspirant desauteurs amricains :

    Les droits de proprit ne sont pas des relations entre leshommes et les choses, mais des relations codifies entre les hommeset qui ont rapport l'usage des choses. Dtenir des droits, c'est avoirl'accord des autres membres de la communaut pour agir d'une

    certaine manire et attendre de la socit qu'elle interdise autruid'interfrer avec ses propres activits, la condition qu'elles ne soient

    pas prohibes. Ces droits permettent aux individus de savoir a priorice qu'ils peuvent raisonnablement esprer obtenir dans leurs rapportsavec les autres membres de la communaut. Ils permettent leurdtenteur de faire du bien ou du tort aux autres membres de lasocit, mais pas n'importe quel bien ni n'importe quel tort. Ondistingue les droits absolus et les droits contractuels. Les premiersconcernent tous les membres de la communaut et leur sontopposables. Ils sont excutoires et reprsentent des principes decomportement que toute personne doit observer. Les droitscontractuels ne concernent, eux, que les parties impliques. Ilsn'choient et ne sont opposables qu' certains membres de lacommunaut. Leur but est d'harmoniser les intrts diffrents desmembres de la socit par l'intermdiaire d'oprations d'change. Lesdroits absolus dterminent la qualit et le contenu des accordscontractuels. Ces derniers ne peuvent tre excutoires que s'ils neviolent pas les droits absolus 5.

    Dans cette optique, ce qui diffrencie les socits humaines, cen'est pas la prsence ou l'absence de proprit, mais la faon dont les

    droits de proprit qui dcoulent des rgles juridiques qu'ellesobservent prennent naissance, s'agencent et se conjuguent entre eux ;ou encore, la faon dont ils se distribuent, s'attribuent, setransmettent, etc.

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    Prenons par exemple le cas de la socit mdivale. Le conceptde proprit au sens moderne du Code y est bien videmmentinconnu ; mais ce n'est pas pour autant une socit dpourvue dedroits de proprit au sens o l'entend l'conomiste contemporain.

    Hommage et retrait fodal, tenure censitaire et tenure servile, droit deban, droits de glanage, de grappillage, de rtelage, de vaine pture oude libre passage, autant d'institutions et de rgles qui organisent lafaon dont les uns et les autres, suivant leur fonction ou leur statut

    personnel, peuvent accder au contrle des choses et des ressources ;qui prcisent ce que les individus ont le droit de faire ou de ne pasfaire, dans quelles conditions ils peuvent ou non interfrer avec leschoix et les dcisions des autres ; qui dfinissent donc, mme si les

    juristes n'utilisent pas ce langage, toute une grille de droits deproprit individuels et collectifs, explicites ou implicites, dont lafonction est d'organiser non pas les rapports des hommes avec les

    choses, mais, comme je l'ai dj signal, les rapports des hommesentre eux quant l'usage des choses.

    De la mme faon, ce n'est pas parce que les socits socialistesont aboli la proprit prive des biens de production, qu'elles ne secaractrisent pas par une certaine structure de droits de proprit.Mthode de planification, structures d'organisation conomique,rgles de gestion des entreprises, modes de nomination des dirigeantset des responsables, autant de procdures dont la finalit est dedfinir qui, en dfinitive, a autorit sur qui et sur quoi, et quidterminent toute une hirarchie de droits de proprit fixant lesconditions dans lesquelles chacun peut ou non tirer profit de l'usagedes ressources de la collectivit.

    Partant de l, ce qu'on appelle le rgime de la proprit prive n'est qu'un cas particulier, un cas extrme o la rgle gnrale estque les droits de proprit reconnus par la collectivit sont des droitssubjectifs6, caractre personnel, exclusif et librement transfrable,qui drivent directement du droit inalinable de chaque individu la

    pleine et entire proprit de soi. Ce qui dfinit le rgime occidentalde la proprit prive n'est pas la prsence de proprits individuelleset

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    Droi tet propr i t 21

    personnelles (la proprit individuelle se retrouve toujours, d'unemanire ou d'une autre, des degrs divers, dans tous les rgimesconomiques ou politiques : par exemple, mme dans les tribus les

    plus primitives, le chasseur se voit gnralement reconnatre la

    proprit personnelle de ses instruments domestiques ou de ses outilsde chasse) ; mais la dominance de trois principes juridiques essentiels: le fait que, par dfinition, tout droit ne peut tre qu'un attribut des

    personnes, dfinissant des droits individuels et personnels ; leprincipe selon lequel tout droit concernant la possession, 1'usage oule transfert d'une ressource ne peut faire l'objet de plusieurs

    proprits simultanes et concurrentes ; enfin, le fait que tout droitlgalement reconnu un individu constitue un bien privatif qui

    peut tre librement cd et transfr au profit d'autres personnes.Ce sont ces trois principes le fondement individualiste du

    droit, la rgle d'exclusivit, et le principe de libre transfert impliquant

    une pleine alinabilit, cessibilit et transmissibilit du bien quidfinissent le rgime occidental de la proprit prive. Ce sont euxqui, fondamentalement, constituent les trois piliers de ce rgimeconomique et social et qui l'opposent aux autres types de socit.Par exemple, aux socits fodales o les droits, le plus souventinalinables, sont d'abord et avant tout lis aux fonctions et au statutdes individus et non leur personne et s'embotent mutuellementdans un maquis inextricable d'obligations hirarchiques etd'allgeances rciproques. Ou encore la socit socialiste dont le

    principe de base est que seule l'unit organique qu'est le groupe aqualit tre investi des attributs de la proprit ; ce qui implique queles-droits dont disposent les individus ne sont jamais que concds

    par la collectivit au lieu d'tre indfectiblement ancrs dans lapersonnalit humaine.

    Ce qu'on appelle la proprit prive n'est ainsi qu'un systmed'organisation sociale parmi d'autres, li une philosophie

    particulire du droit, et des droits et obligations qui en dcoulent.Quelles sont les proprits de ce systme ? Quelles consquencesa-t-il sur les mcanismes d'allocation des ressources ? Quelles sontles raisons ou les origines de son apparition ? Avec quellesconceptions de la

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    justice est-il compatible ou incompatible ? Telles sont les questionsauxquelles nous essaierons de rpondre dans les chapitres quisuivent.

    En attendant, on peut remarquer que la proprit d'tat de typesocialiste et sovitique n'est elle-mme qu'un autre cas particulier ola totalit des droits appartient en thorie une entit collectivele

    peuple, mais o les droits de proprit sur les biens de productionsont en ralit regroups de faon exclusive et non transfrable dansles mains d'un appareil bureaucratique qui se prsente commel'instrument de la volont populaire. Cet arrangement institutionneln'interdit pas la prsence de certaines sphres de possession privative(par exemple pour les objets personnels, les meubles particuliers, lesautomobiles, certains logements). Mais ces proprits personnelles

    ne sont qu'une tolrance dlgue et font l'objet de svresrestrictions d'usage, comme par exemple les logements privs quine peuvent tre utiliss des fins de location payante. Il en va demme dans les autres dmocraties populaires, y compris celles quiont rintroduit une certaine dose d'initiative et d'entreprise prive. Ilne s'agit jamais que de droits dlgus qui peuvent tout moment setrouver remis en cause par les autorits, dpositaires ultimes del'ensemble des droits de proprit attribus dans la socit.Paradoxalement, les marxistes ont pourtant une conception de lanature du droit de proprit qui n'est pas fondamentalementdiffrente de celle que dcrit le droit occidental. Ainsi que le faitremarquer Leopold Kohr:

    Les marxistes reconnaissent que la proprit est constitue par ledroit exclusif qu'une personne dtient sur l'usage et la disposition d'unechose, que la libert elle-mme est constitue par le droit exclusif qu'unepersonne dtient sur ses propres actions, et que, dans un monde o lesactions sont ncessairement mdiatises par des rapports aux choses, on nepeut pas avoir l'un sans l'autre. Mais la grande diffrence apparat partirdu moment o il est question de dterminer quelle est la "personne " quipeut ainsi tre sujet de ces droits7.

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    C'est effectivement la question fondamentale. Seule unepersonne peut se voir investie du droit sacr la pleine proprit.Mais qui est cette personne ? A qui s'applique ce concept de

    personnalit ? Est-ce toute personne humaine vivante, comme

    l'tablit la pense individualiste du droit occidental ? Ou bien, nous,tres vivants, ne sommes-nous que les particules lmentaires d'uneentit suprieure au niveau de laquelle s'exprimerait seulement leconcept de personnalit, comme le conoivent les collectivistes ?Dans le premier cas, cela signifie que tout tre humain ou touteconstruction juridique dduite de la libre volont d'tres humains,comme l'entreprise peut tre investie de la qualit et des

    prrogatives de la proprit. Dans le second, que seule l'entitsuprieure dont nous sommes part peut prtendre cette qualit.

    Le point central de la doctrine marxiste est que le conceptsuprme de personnalit ne peut s'incarner qu'au niveau suprieur du

    groupequ'il s'agisse du peuple, de la nation, de la socit conuecomme un tout organique. Cela n'implique pas que les marxistesdnient toute valeur la personnalit humaine individuelle, pas plusque croire au tout organique du corps ne conduit ngliger la valeuret les apports de la cellule. Simplement dans leur credo la socitvient d'abord, l'individu n'est que second ; ses actions ne sont paslibres mais circonscrites et dtermines par les buts et les desseins del'entit suprieure dont il n'est qu'une part.

    Une fois que l'on accepte cette philosophie, conclut LeopoldKohr, la position marxiste en ce qui concerne la proprit devient

    parfaitement cohrente .On comprend mieux pourquoi, alors que les marxistes ne cessent detirer boulets rouges sur la proprit prive et la spoliation

    bourgeoise qui en dcoule, ils n'en dcident pas pour autant derendre au proltariat ce qu'ils se proposent d'enlever la bourgeoisie.

    Ni l'un ni l'autre, ni les bourgeois ni les proltaires, dans leur optique,n'ont de personnalit propre et ne peuvent donc prtendre auxattributs de la proprit qui leur permettrait de faire obstacle auxdesseins, et la volont du Tout. Ce que veulent les marxistes, cen'est pas transfrer la proprit ceux qui sont dmunis et dont ils sefont pourtant

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    les ardents avocats, mais la rendre au seul lment organique qui, leurs yeux, incarne l'ego, la souverainet, la personnalit : la socit,le public, le peuple, l'tat.

    Cette remarque est particulirement intressante en ce qu'elle

    suggre que si les marxistes revendiquent la proprit pour l'Etat etpour lui seul, c'est en dfinitive pour les mmes raisons que lesindividus qui veulent tre libres revendiquent le droit la proprit :

    parce qu'tre propritaire, dtenir le droit de proprit, c'est dtenir lepouvoir de se prmunir contre toute interfrence extrieure ; c'est, enun mot, tre libre. Mais il est bien vident que les consquences sontradicalement diffrentes.

    Dans la conception marxiste, il n'y a donc pas de diffrence denature entre la proprit prive et la proprit publique. La proprit

    publique est la proprit du public de la mme faon que les usinesFord sont la proprit de la Ford Motor Company. Les deux types de

    proprit confrent leurs propritaires un gage de libert absolue.Mais un systme de proprit publique ne connat qu'un seul

    propritaire dot de tous les attributs que lui confre lareconnaissance de sa personnalit souveraine : l'Etat ; alors que dansun systme de proprit prive, l'tat n'est qu'un lment souverain

    parmi beaucoup d'autres gaux en droit. Dans le premier cas, on a peut tre une "socit libre" au sensmarxiste du concept ; mais aux yeux de ceux qui estiment qu'unesocit libre ne peut tre qu'une socit d'hommes libres, c'est lesecond qui importe le plus.

    L'autogestion la yougoslave est un autre systme, de typeintermdiaire, o les diffrents droits de proprit affrents l'usagedes biens de production sont en principe rpartis entre plusieursniveaux d'organisation : le personnel des entreprises, les collectivitslocales, les associations d'usagers ou de clients, les rgions, l'Etat, etcela selon toute une gradation qui admet certaines clausesd'exclusivit limite (par exemple, la redistribution des profits del'entreprise aux membres du personnel), certaines possibilits delibre cession (la libre vente des produits de la firme), mais contientgalement de nombreux droits qui ne sont ni exclusifs, ni librementtransfrables (par

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    exemple, l'impossibilit pour le collectif des travailleurs d'alinertout ou partie du capital dont l'usage lui est thoriquement concd

    par la socit).Les thoriciens de l'autogestion sont particulirement attentifs

    souligner que leur conception de la proprit s'oppose autant audroit bourgeois classique qu' la conception marxiste telle quecelle-ci s'exprime travers ses projets de nationalisation. C'est ainsiqu'il y a quelques annes, percevant fort bien le lien paradoxal quiexiste entre le dogme marxiste de la proprit d'tat et le dogmelibral de la proprit prive, Pierre Rosanvallon crivait :

    Il apparat difficile de penser le socialisme dans le cadre de la conceptionbourgeoise de la proprit. Le problme de la socialisation, conu commemode d'articulation entre l'intrt local et l'intrt global, reste en effetinsoluble tant qu'on le pose par le seul biais du changement de propritaire.

    Il ne peut tre rsolu que par l'clatement et la redistribution des diffrentsdroits qui, regroups, forment le droit classique de proprit. Lasocialisation autogestionnaire doit faire clater la conception capitaliste etbourgeoise de la proprit issue de la Rvolution de 1789. La socialisationredistribue les diffrents droits attachs la proprit classique entrediffrentes instances (au niveau de l'entreprise, de la rgion, de l'Etat, descollectivits diverses) et ne les remet donc pas tous ensemble entre lesmains d'un mme agent collectif. En ce sens, elle reprsente, une vritabledpropriation. La socit autogestionnaire doit tendre ce qu'il n'y ait plusde droit de proprit proprement parler, mais un ensemble de droitscomplmentaires exercs par diffrentes collectivits sur un mme bien8.

    Ce qu'Edmond Maire lui-mme compltait l'poque encrivant:

    Il ne s'agit pas seulement d'un changement de propritaire, mais biend'une mise en cause de la notion de proprit elle-mme. C'est pourquoinous parlons plus volontiers de proprit sociale ou de socialisation que denationalisation (qui implique trop et de faon trop centrale uniquement lechangement de propritaire). Car, au-del de la proprit physique prive,c'est la notion mme de proprit avec les pouvoirs qui y sont attachs qu'ilfaut faire clater afin de redistribuer ses

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    diverses fonctions. Dans une socit autogestionnaire, les diffrentspouvoirs que la proprit confre son dtenteur seront rpartis entreles divers centres de dcision autogrs : l'entreprise, la communautrgionale ou locale, le plan national. Ainsi, le "quoi produire" sera

    indiqu par le Plan, ainsi le "comment produire" sera dtermin parles travailleurs de l'entreprise ou de la branche industrielle, ainsi le"avec qui produire" rsultera de ce qui prcde mais aussi del'intervention de la communaut locale (emploi) et des centres deformation (qualifications). Si bien que la proprit sociale ne peut sedfinir correctement qu' partir de l'articulation instaure entre cesdiffrents pouvoirs9.

    Cette approche de la proprit ne manque pas d'intrt. Elleconstitue effectivement une rupture radicale avec les conceptsabstraits hrits de la Rvolution de 1789 et des philosophes des

    Lumires et renoue, d'une certaine faon, avec les traditions del'poque fodale o, comme je l'ai rappel, il n'y avait pas de

    proprit au sens propre du terme, mais un tissu complexe etenchevtr de droits rels attachs des biens, des fonctions ou destitres. Enfin, elle dbouche sur une sorte de philosophie contractuelleet dcentralisatrice o, comme l'explique Serge Christophe Kolm,tout le pays serait organis en -associations et associationsd'associations, volontaires et pouvant tre dissoutes par leursmembres, pour chaque groupe de problmes de la socit[x] cequi, indiscutablement, lui confre une certaine tonalit librale

    particulirement attirante pour ceux qui, entre le capitalisme qualifide sauvage et le socialisme autoritaire, voudraient trouver unetroisime voie.

    Il faut bien voir cependant que cette conceptionautogestionnaire n'en reste pas moins profondment marque parl'empreinte des ides marxistes mme s'il ne s'agit plus d'unmarxisme d'tat. Invoquer l'image d'un paradis contractuel sous le

    prtexte qu'une multitude de groupes de base et d'associations selieraient entre eux dans le cadre d'un rseau de contratsvolontairement souscrits, ne doit pas en effet cacher que la

    philosophie autogestionnaire reste fonde sur une conception du

    contrat qui n'a rien voir a vec ce que les libraux entendent parordre contractuel. Il ne suffit pas de

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    dcentraliser, mme outrance, pour raliser l'idal humaniste d'unesocit de libert ; il ne suffit pas de se gargariser du mot contrat pourddouaner l'autogestion de toute rmanence collectiviste. Dans un telsystme, les contrats engagent d'abord et avant tout des groupes en

    tant que groupes ; expressions de la personnalit intrinsque de cesgroupes, ils ne sont pas ancrs, mme indirectement, dans le librearbitre et la libre adhsion des personnes. Tout contrat s'analysant enfin de compte comme un transfert ou une dvolution de droits de

    proprit au profit de tiers, cela signifie que tout droit de propritprocde du groupe et non des droits des individus. On retrouve unephilosophie typiquement collectiviste o les droits de propritindividuels ne sont jamais que concds et peuvent donc tre repris tout moment ds lors qu'une majorit le juge bon.

    Cette remarque nous ramne la proprit prive et au droit deproprit classique et m'incite conclure ce chapitre introductif parquatre observations :

    Il est vrai que la grande innovation du Code civil a t deprocder au regroupement de tous les droits lis la jouissance, l'usage et la disposition des choses en un droit de proprit uniqueconfrant son titulaire toute la puissance et la solennit dudominium romain. Cependant, en se concentrant sur les aspects

    politiques et sociologiques de cette rvolution, on perd gnralementde vue l'autre grande innovation du systme, celle qui du point de vuede la dynamique de l'organisation sociale, est peut-tre la plusimportante : la gnralisation du principe de libre cessibilit des titresde proprit et de tous les droits y affrant. La pleine alinabilit, cessibilit, transmissibilit du bien est unattribut capital de la proprit, explique le professeur Carbonnier. Il

    peut sans doute exister des proprits inalinables, mais cetteinalinabilit n'est jamais entire, ni perptuelle11. Cette libertd'aliner qui, sous l'Ancien Rgime, tait encore loin de fairefigure de droit universel malgr les progrs raliss au cours dessiclesest effectivement un trait tout fait

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    capital, car elle signifie que le rgime de la proprit prive, tout entant historiquement centr sur la proprit individuelle, autorise la

    prsence et la formation d'une infinie varit d'autres cas de figuresusceptibles d'merger spontanment du simple exercice de la libert

    contractuelle qui est la consquence directe de la reconnaissance dudroit individuel la libre transfrabilit des droits. Par exemple, ledroit de proprit s'analysant en dernier ressort comme un panier dedroits lmentaires dont la liste peut tre presque infinie, et dont lesattributs se dduisent eux-mmes de ceux du droit de proprit(individuel, exclusif et librement transfrable), dans un tel systme,rien n'empche ceux qui le dsirent de s'entendre avec d'autres pourformer ensemble des organismes fonds sur un principe de propritcommune pour autant seulement que ces arrangements privssoient le produit du droit imprescriptible de chacun ngocierlibrement avec d'autres l'agencement des droits dont ils sont

    lgitimement propritaires.Ainsi que le prouve l'exprience quotidienne et notamment

    toute l'histoire du capitalisme lui-mme, particulirement riche enexpriences institutionnelles nouvelles, le terme de proprit priveest devenu dans le monde d'aujourd'hui un terme gnrique quirecouvre un univers extrmement complexe o l'ensemble des droitsaffrents la jouissance, l'usage et la disposition des biens peut secombiner et se recombiner selon une infinit de cas de figure dont laseule limite est l'ingniosit et l'imagination des tres humains,notamment des juristes : proprit individuelle, droit d'usufruit,viager, socit responsabilit limite, socit anonyme, propritcooprative, coproprit, multiproprit, location, leasing,crdit-bail, association loi de 1901, contrat de servitudes, etc.

    La caractristique de la socit capitaliste est de laisser aumarchc'est--dire au libre jeu des apprciations individuellesle soin de dterminer quel est l'agencement contractuel le plusappropri selon les circonstances auxquelles chacun est confront.tant donn que chaque type d'arrangement institutionnel a pourconsquence de produire, du point de vue de l'usage des ressourcesainsi contrles, des comportements individuels

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    et collectifs qui peuvent tre fort diffrents (par exemple, l'entreprisepublique compare l'entreprise capitaliste), l'une descaractristiques les plus remarquables de ce libre march est de

    permettre la collectivit d'accumuler une connaissance des

    avantages et inconvnients de chaque formule d'organisationinfiniment plus tendue que dans un systme o la libert de choixcontractuelle est ncessairement beaucoup plus rduite, comme c'estle cas dans les socits socialistes12 mme la socitautogestionnaire qui, pour survivre et ne pas tre condamne serenier, se doit d'imposer des limites trs strictes la libert d'initiativede ses membres, notamment et surtout leur libert contractuelle.

    Il est vrai que l'exercice du droit de proprit est limit pardes restrictions lgislatives et rglementaires de plus en plusnombreuses. Nous n'en sommes pas encore au rgime socialiste o,

    comme le dfinissait le premier projet de Constitution de 1946, la proprit est le droit inviolable d'user, de jouir et de disposer des

    biens garantis chacun par la loi ce qui implique que lelgislateur peut dfinir des catgories de biens qui, par dfinition, ne

    peuvent plus faire l'objet de procdures d'appropriation particulire ;mais il est clair que nous vivons dj dans un univers d'conomiemixte o le caractre absolu du droit de proprit apparat de plus en

    plus comme un anachronisme juridique13.Interrogeons-nous un instant sur la signification de cette

    croissance continue du pouvoir rglementaire de la puissancepublique. Ds lors que l'tat se mle de tout et de n'importe quoi, dslors qu'il s'arroge, sous de multiples formes, le droit de prendre Pierre pour donner Paul ce qu'il considre juste de lui donner, ilest naturel que chacun se tourne de plus en plus vers lui et lemonopole de la contrainte qu'il dtient, pour satisfaire ses intrts

    privs, plutt que vers les formes de coopration contractuelle de lasocit civile. Ce faisant, nous ne sommes pas assez attentifs au faitque cette extension continue du champ d'intervention de la puissance

    publique conduit un changement profond de la nature mme dudroit de proprit : celui-ci cesse d'tre un attribut des personnes pourdevenir un droit dlgu ; un droit qui

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    n'est plus ancr dans les droits naturels de l'individu, mais dont lacollectivitet donc, en ralit, l'tatest le dpositaire premier.Autrement dit, un droit socialiste...

    Prenons l'exemple des rglementations modernes qui se

    dveloppent gnralement sous le prtexte de moraliser laconcurrence ce qui est encore l'une des formes les moinsinterventionnistes de l'Etat contemporain. Lorsqu'il rglemente une

    profession ou une activit les notaires, les mdecins, lespharmaciens, les taxis, les banques, les agences de voyage, lesmaisons de travail temporaire, demain les agences matrimoniales,etc.et qu'il introduit un numerus clausus, l'exigence d'un diplmedlivr par un aropage de professionnels installs, ou encore lerespect de certaines normes techniques qui, sous prtexte de protgerle client, rendent plus difficile l'tablissement de nouveaux venus,l'Etat fait bnficier les premiers installs d'une protection qu'il leur

    garantit par son monopole de la contrainte. En rduisant lespossibilits d'entre de nouveaux comptiteurs, cette protection creau profit des professionnels dj installs une rente conomique dont la nature n'est pas fondamentalement diffrente de celle dont lescorporations bnficiaient sous l'Ancien Rgime. La seule diffrenceest qu'au lieu de vendre sa protection, l'tat l'change en gnralcontre les votes de ceux qu'il protge ainsi14. Mais qu'il exerce cetteactivit de distributeur de privilges sous le contrle priodique deslecteurs ne change rien la nature du processus. En multipliant lesrglements en tous genres (lois anti-trust mais aussi lois du travail ousur le logement etc.), l'Etat redevient ce qu'il tait sous le rgimemercantiliste : non plus seulement le producteur essentiel etindispensable de droits de proprit l o l'absence de droits de

    proprit clairement dfinis et librement changeables empche lemcanisme de la comptition marchande de fonctionner et d'apporterses bienfaits la collectivit, mais aussi et surtout le dtenteur

    premier du droit de proprit.Ainsi, partir du moment o l'on reconnat l'tat le droit

    illimit d'interfrer et de modifier autoritairement le contenu dedroits de proprit lgitimement acquis par des individus, la propritcesse d'tre l'extension natu-

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    relle de la personne comme dans la tradition du droit libral ; elledevient un privilge d'Etat dont l'usage est seulement concd des

    personnes prives. On entre dans droit totalement diffrent.L'incertitude constante qu'une telle situation fait dsormais peser sur

    tous les droits de proprit dont chacun de nous est lgitimement ledtenteur signifie en clair que c'est bien l'Etat qui se retrouve letitulaire rel du droit de proprit dont il ne fait plus que dlguerl'usage plus ou moins complet des attributs aux personnes et groupes

    privs.Il s'agit d'un renversement fondamental de doctrine qui nous fait,sans que nous nous en rendions compte, basculer dans une socit ola distribution de ces franchises lgales constitue la monnaied'change que ceux qui contrlent les instruments dont l'Etatmoderne est aujourd'hui dot utilisent pour multiplier les votes enleur faveur et mieux assurer ainsi leur carrire. C'est l'engrenage de

    cette dmocratie hgmonique dont Yves Cannac a dcrit lesrouages dans son livre Le Juste Pouvoir15.

    Pour faire bon poids, bonne mesure et affirmer ainsi leurobjectivit, les mdias ont pris l'habitude d'opposer d'un ct, lesrgimes totalitaires de type communiste et de l'autre, les dictatures detype fasciste que certains n'hsitent pas nous dcrire comme lestade suprme du capitalisme et donc de la logique de la proprit

    prive.Je voudrais ragir vigoureusement contre une telle prsentation

    qui suggre l'existence d'une sorte d'affinit naturelle entre le rgimede la libre entreprise, fond sur le principe du pouvoir absolu de la

    proprit prive, et ces rgimes autoritaires. Elle traduit en effet unemconnaissance profonde de la nature mme des relationsconomiques et politiques qui caractrisent ces rgimes.Il est vrai que les rgimes dictatoriaux ou les rgimes qui serclament d'une doctrine de type fasciste reconnaissent en gnral le

    principe du droit traditionnel de la proprit prive. Leur politique estde dissocier liberts conomiques et liberts politiques. Jusqu'o lesliberts conomiques sont respectes dpend de chaque cas d'espce.Mais il est une certitude commune, c'est que tous

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    ces rgimes, tout en maintenant le principe juridique de la propritprive, n'en rduisent pas moins considrablement la zoned'applicabilit de son attribut le plus fondamental : le principe de lalibert contractuelle, qui concerne non seulement les contrats

    commerciaux, mais aussi le principe de la libert d'association(formation de syndicats, d'associations, libert des partis politiques).Si le droit de propriet entrane la libert absolue pour son dtenteurde faire ce qu'il dsire de sa proprit, cela signifie qu'il peutlibrement imprimer ou diffuser ce qu'il dsire faire connatre auxautres. Dans l'optique du droit libral, le droit de proprit est un toutqui entrane non seulement la libert de produire et de commercer,mais galement la libert de parole, la libert d'expression, la libertde la presse, ou encore la libert d'utiliser ses ressources pourcontribuer la constitution d'associations contractuelles aux objectifsles plus diverspour autant seulement que ces objectifs ne sont pas

    en contradiction avec la protection mme de ce droit de proprit quiest le fondement de la socit (par exemple, illgitimit desassociations criminelles telles que les mafias). Attenter l'une de cesliberts, c'est attenter au principe mme du droit de proprit. Ce quimet ces rgimes hors la loi.

    Mme s'ils maintiennent le principe de la propritconomique, il s'agit plus d'une faade juridique que d'une ralitconcrte dans la mesure o la politique de ces rgimes, du moinsdans leurs formes les plus extrmes, est gnralement de priver cette

    proprit de tout contenu rel. Le fascisme, mme s'il n'abolit pasofficiellement le principe de la proprit prive des biens de

    production, s'identifie avec une politique conomique et industriellequi aboutit au contrle des principales activits conomiques parl'Etat et transfre des bureaucraties publiques ou corporativesl'essentiel des attributs rels de la proprit. Un cas de figure qui,somme toute, est assez proche de celui des socits socialistes. Ledroit de proprit n'y est plus qu'un droit dlgu par un pouvoircentral qui est le vritable dtenteur du pouvoir conomique, et doncdes droits de proprit lis l'activit conomique. En ce sens, le

    principe qui rgit les rgimes fascistes n'est gure diffrent de celuiqui rgit les socits communistes ou socialistes, mme si la faade

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    est diffrente. Cela n'a plus rien voir avec les conceptions libralesde la proprit capitaliste.

    Dans son rcent livre, The Ominous Parallels, The End ofF reedom in America, l'crivain et philosophe amricain, hritier

    testamentaire de Ayn Rand, Leonard Peikoff, cite ce passagesignificatif extrait des dclarations de l'un des responsables de lapropagande nazie dans les annes 1930, Ernst Huber:

    La proprit prive, telle qu'elle est conue par le libralismeconomique, est le contraire mme du vritable concept de proprit. Ceque cette proprit confre l'individu, c'est le droit de faire ce qu'il veut,sans se proccuper de ce qu'exigerait l'intrt gnral... Le socialismeallemand tourne dfinitivement le dos cette conception irresponsabled'une proprit au droit illimit. Toute proprit est une propritcollective. Les droits du propritaire sont naturellement limits par ceux dupeuple et de la nation. Ceux-ci lui imposent d'en faire un usage responsable.Le droit juridique de la proprit n'est justifi que quand le propritairerespecte ses obligations l'gard de la collectivit16

    Contrairement aux marxistes, remarque Leonard Peikoff (dontle livre est une recherche sur les origines du totalitarisme d'un pointde vue libertarien), les nazis ne considraient pas la nationalisationdes biens de production privs comme indispensable. Il leur suffisaitque le gouvernement obtnt le pouvoir effectif de diriger et decontrler l'conomie du pays. Pour eux, l'aspect juridique tait tout fait secondaire. Ce qui comptait, ce n'tait pas l'aspect lgal du

    pouvoir de dcision conomique. Il leur tait bien gal que lescitoyens allemands continuent de dtenir des titres de proprit

    prive, du moment que l'tat en contrlait l'usage effectif. Si l'onappelle proprit, le droit de dterminer l'usage et de disposer des

    biens matriels, alors, conclut Peikoff, il faut considrer que c'taitl'tat nazi qui, dans la ralit, dtenait les vritables prrogativesgnralement associes au droit de proprit. Ce que conservaient lesAllemands n'tait qu'un bout de papier lgal qui ne leur confrait, enfait, aucun droit rel. Ce qui caractrise le communisme, c'est que, de

    par la loi, tout est proprit collective. Ce qui

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    distingue le nazisme du communisme, c'est seulement que celle-ciest une proprit de facto. Ds avant la guerre, les patrons desgrandes entreprises prives allemandes n'taient plus que desfonctionnaires d'Etat excutant des ordres dicts par le parti

    national-socialiste.

    Il y a quelques annes, deux universitaires britanniques, R.E. Pahl, et J. T. Winkler, dans un article intitul Vers lecorporatisme , remarquaient:

    En Angleterre, le capitalisme moderne se meurt et ce qui se profile l'horizon n'est pas le socialisme, mais le corporatismec'est--dire uneforme de socit fonde sur le contrle tatique de la proprit prive17.

    Allant au-del de la gestion keynsienne de la demande globale

    et de l'intervention des fins de stabilisation conjoncturelle, lecorporatisme, expliquaient-ils, s'efforcera de rgler jusque dans lesmoindres dtails les activits conomiques et d'assurer une directionconsciente des ressources. Par contraste avec l'conomie mixte

    pour partie nationalise et dirige par l'tat, et pour partie constitued'entreprises prives non diriges, le systme corporatiste visera uncontrle total de tout l'ventail des activits conomiques nationales,tout au moins en ce qui concerne les plus grandes entreprises. A ladiffrence de la technocratie du nouvel Etat industriel deGalbraith, o des experts commandent au nom de la science et del'efficacit, le corporatisme reconnatra ouvertement qu'il y a

    contrle politique des fins dtermines par l'Etat lui-mme. Lecorporatisme ira galement plus loin que la planification indicative la franaise, qui repose sur un exercice non bureaucratique etd'ampleur limite de fixation concerte d'objectifs entrefonctionnaires et patrons, avec l'appui financier de l'tat. Plus qu'uneforme simplement un peu pousse d'intervention gouvernementale,le corporatisme consiste tenter d'instaurer le contrle de l'Etat surtous les aspects essentiels de la prise de dcision dans les entreprises.Par ailleurs, le corporatisme implique la matrise par l'tat del'essentiel des investissements.

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    Droi tet propr i t 35

    L'exprience Thatcher a fait mentir le pronostic que les deuxprofesseurs britanniques portaient sur l'avenir probable del'conomie anglaise. En France, aprs les illusions et les graveserreurs de l'tat de grce de 1981-1982, on est revenu un peu

    plus de ralisme. Le discours officiel rhabilite, du moins en paroles,les vertus traditionnelles de l'entreprise et de la responsabilit. Maisquand on y regarde de plus prs, on demeure frapp par l'ampleur desconcidences qui se dessinent entre ce qui, selon ces deux auteurs,dfinit un rgime corporatiste, et tous les ingrdients quicaractrisent le nouveau compromis socio-conomique atteint par lasocit franaise aprs trois annes de politique socialiste. Parexemple:

    - L'exaltation d'une philosophie de l'intrt gnral quiaccepte le maintien formel du droit la proprit prive, mais quiconduit nanmoins transfrer l'Etat le contrle direct ou indirect

    de toutes les dcisions conomiques essentielles (nationalisations,notamment nationalisation du systme bancaire).

    - Le maintien d'un secteur priv encore numriquementmajoritaire et donc l'acceptation de certaines rgles de march, maisdans le cadre d'une doctrine dnonant le caractre immoral etincivique de ses russites les plus spectaculaires et n'acceptantl'initiative prive que soumise une rglementation tatiqueextrmement pousse.

    - L'exaltation d'une conomie de coopration, de dialogue etde ngociation qui gonfle le rle des organisations professionnelles

    prives, favorise le jeu des intrts corporatifs de minoritsprivilgies (les fameuses organisations dites reprsentatives), etdbouche sur une relation permanente de marchandage tous lesniveaux entre fonctionnaires, bureaucrates syndicaux et responsables

    privs, avec invitablement beaucoup de combines, d'arbitraire, decollusions, de drobades, de menaces, de rancurs, deplaidoyers prodomo, et de manipulations de rseaux de camaraderie occultes, etc.

    Il est vrai que, mme de ce point de vue, le prcdent rgimefranais tait loin d'tre sans tache. Dans toutes les dmocratiesoccidentales, on assiste un dplacement du centre des dcisionsconomiques de l'arne ouverte du Parlement et de la reprsentation

    politique, vers d'autres

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    enceintes domines par le jeu occulte d'organisations conomiquesprives, syndicales ou associatives dont l'idologie prtentionuniverselle camoufle en ralit une habile capacit utiliser leconcept d'intrt gnral ou de lutte des classes pour assurer la

    promotion d'intrts troitement corporatifs. En France, comme dansde nombreux autres pays, la crise n'a fait qu'accentuer cette drive aunom d'un pragmatisme courte vue. Mais ce n'est pas une excuse

    pour sous-estimer les excs du rgime issu des lections de 1981.Il est dj grave, ainsi que le souligne le professeur Christian

    Atias, de voir l'expos des motifs d'une loi de la Rpublique (loiQuilliot du 22 juin 1982) dcrter l'existence d'un droit fondamentalnouveau18 : le droit l'habitat! Mais on devient franchement inquietlorsqu'on dcouvre qu'un autre document officielle nouveau Codede l'urbanisme, tel qu'il rsulte du vote de la loi du 7 janvier 1983 quignralise l'obligation pour les communes d'tablir des plans

    d'urbanismecommence par la disposition suivante :

    Le territoire franais est le patrimoine commun de la nation.Chaque collectivit publique en est le gestionnaire et le garant dans le cadrede ses comptences.

    Dsormais plus personne n'aura le droit de construire unemaison en dehors des zones dj urbanises des communes. Il suffira,remarque le professeur Claude Giverdon, qu'un maire ne prescrive

    pas l'tablissement d'un plan d'urbanisme pour que le droit deconstruire, pourtant attach la proprit du sol par l'article L. 112. 1

    du Code de l'urbanisme, soit paralys19.Alors que les pouvoirs publics multiplient les messages

    apaisants et rhabilitent le proft (dans une industrie moititatise et compltement contrle par un crdit d'Etat), au plus

    profond de nos institutions se droule une volution inquitante donttrop peu de Franais ont vritablement conscience ; elle n'est passpectaculaire car elle ne change pas nos modes de vie du jour aulendemain, mais elle remet en cause les fondements les plus profondsde nos racines juridiques.Il ne faut pas hsiter le dire : nous vivons dans un

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    Droi tet propr i t 37

    pays o la proprit se meurt. Une dichotomie se creuse chaque jourdavantage entre l'esprit de notre droit fondamental et le contenu deslois que le rgime socialiste fait voter par sa majorit depuis 1981. En

    principe, si nous nous en tenons aux textes fondateurs de notre

    Constitution, c'est l'homme qui est la source de tout droit deproprit. Mais, dans la ralit, nous vivons chaque jour davantagedans une socit o, ce droit n'est plus qu'un droit dlgu, par cette

    puissance tutlaire qu'est l'Etat dsormais vritable dtenteur rel dela puissance de la proprit.

    Cette inversion des racines de la proprit signifie que, d'unedmocratie librale, nous sommes en train de basculer (et plus vitequ'on ne le croit gnralement) dans l'hgmonisme socialiste.Lorsque la prsente opposition reviendra au pouvoir, il ne s'agiradonc pas seulement de dnationaliser, mais de faire beaucoup plus et

    beaucoup plus fondamental : faire revenir et ancrer pour de bon notre

    pays dans le camp des nations fidles leur foi librale. Ce quiimpliquera une activit lgislative la hauteur des bouleversementsque les socialistes n'ont pas hsit introduire en moins de quatreannes.

    Une telle action supposera des hommes et une opinionpublique solidement motivs, conscients des valeurs que vhicule leconcept de proprit. C'est pour aider chacun prendre vraimentconscience de ces valeurs que les pages qui suivent ont t crites.

    Notes

    1. Jean CARBONNIER, Droitcivil, t. III. LesBiens(Monnaie,immeubles,meubles), P.U.F., Thmis Droit , 10e edition, Paris, 1980, p. 107.

    2. Voir les ouvrages de Michel VILLEY, notamment SeizeEssaisdephilosophiedu droit, Dalloz, 1969 ;Le Droit et les droits de lhomme. P.U.F., Questions , 1983. Michel Villey est le frre de Daniel VILLEY dcd il y a

    quelques annes.3. Cf . Ansley COALE, The Human Population , ScientificAmerican,vol. 231, n 3; Carlo CIPOLLA, TheEconomicHistory oftheWorldPopulation, Midlesex, Penguin Books, 1962.

    4. Le passage du concept de rgles de proprit au concept de droits de proprit seffectue trs simplement partir du moment o

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    l'on considre que constitue un droit tout ce dont on vous reconnatle droitd'exclure les autres. Toute rgle, explicite ou implicite, qui vous reconnatla jouissance exclusive d'une chose et vous protge contre toute interfrenced'autrui, dtermine automatiquement votre profit un droit opposable tous lesautres.

    5. Henri TZNAS DU MONTCEL et Yves SIMON, Thorie de lafirme et rforme de l'entreprise , Revueconomique,n 3, 1977. Voir galementEirik G. FURUBOTN et Svetozar PEJOVICH, Property Rights and EconomicTheory : a Survey of Recent Literature Journal of Economic Literature,10,1972, pp. 1137-1162. Harold DEMSETZ, Toward a Theory of PropertyRights , American EconomicReview,57, mai 1967, pp. 346-359, reproduit dansFURUBOTN et PEJOVICH, The Economics of Property Rights,Ballinger,Cambridge Mass., 1974.

    6. Pour une dfinition du concept du droit subjectif,voir MichelVILLEY, Seize Essais de philosophie du droit, op. cit.,pp. 144-146: Est subjectifce qui est l'attribut du sujet, ce qui appartient son essence, qui lui estinhrent, tandis que l'objectifau contraire est surajout au sujet, jet devant lui...Donc ce terme de droit subjectif dsignait cette espce de droit qui serait endernire analyse tirde l'tremme du sujet, de son essence, de sa nature.

    7. Leopold KOHR, Property and Freedom , dans Samuel L.BLUMENFELD, Property in a Humane Economy : A Selection of EssaysCompiled bytheInstitutefor HumaneStudies,Open Court, LaSalle, Illinois, 1974.

    8. Pierre ROSANVALLON, Lge de l'autogestion,Le Seuil, 1976.Voir aussi Autogestion et proprit , Esprit,avril 1976.

    9. Edmond MAIRE, Demain l'autogestion,Seghers, 1976.10. Serge Christophe KOLM, La Transitionsocialiste,Le Cerf, 1977.11. Jean CARBONNIER, Droitcivil, op.cit.,p. 107.12. Sur ce sujet voir Steve CHEUNG, Will China Go Capitalist ,

    Institute of Economic Affairs, Hobart Paper,1982, n 94.13. La formule du Code civil sovitique est la suivante : Le

    propritaire d'une chose a le droit d'en disposer librement, dans les limites de la loi; il peut la revendiquer contre quiconque la dtient sans droit et repousser touteusurpation. Plus que de limiter le Droit subjectif, prcise le professeurCARBONNIER(Droitcivil, op.cit.,p. 116), il est important de dlimiter les bienssur lesquels il sera admis s'exercer. Chez nous, le premier projet de Constitutionde 1946 (article 35) avait peut-tre saisi le dualisme essentiel d'une dfinition de la

    proprit individuelle en rgime socialiste (protection nergique du droitlui-mme, mais limitation de ses objets possibles). On rencontre dans les codescivils d'inspiration sovitique une dlimitation des diffrents secteurs de proprit :

    proprit socialiste, proprit personnelle; ventuellement, entre les deux,proprit prive (proprit transitoire main-tenue aux particuliers de certainsmoyens de production). Des thoriciens sovitiques rduisent la porte pratique dela proprit personnelle en la prsentant comme un simple driv de la propritsocialiste; elle ne serait qu'une fraction du revenu national rpartie entre lescitoyens pour la satisfaction de leurs besoins matriels ou psychologiques.

    14. Sur ce thme, voir les essais publis dans l'ouvrage de JamesBUCHANAN et Gordon TULLOCK, Toward a Theory oftheRentSeeking

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    Society,Texas A&M University Press, College Station, 1980. Notamment lacontribution de B. BAYSINGER, R. B. EKELUND et Robert D. TOLLISON, Mercantilism as a Rent Seeking Society .

    15. Yves CANNAC, LeJustePouvoir,Ed. J. C. Latts, 1983; nouvelle

    dition revue et augmente, Pluriel , 1984.16. Leonard PEIKOFF, TheOminous Parallels,the End ofFreedom in

    America,Stein and Day, 1982.17. R. E. PAUL et J. T. WINKLER, Vers le corporatisme , trad. par

    Bernard Caze, Contrepoint,n 20, 1976.18. Henri LEPAGE, Christian ATIAS et Franois GUILLAUMAT, Les

    Vraies Clefsde la location,d. de l'Institut conomique de Paris, 1984.19. Voir Claude GIVERDON, Le glas du droit de proprit peut

    encore ne pas sonner , tribune libre dans L'Information immobilire,revuemensuelle de l'Union nationale de la Proprit immobilire, n 148, mars 1983.

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    h

    II2

    Le droit et proprit :histoire dun concept

    O et quand la proprit a-t-elle t invente ? Il est probablequ'on n'en saura jamais rien.

    Si lon entend par proprit, le droit de proprit tel que le

    dfinit le Code civil, il est clair qu'il s'agit d'une invention fort rcente( l'chelle de l'histoire de l'humanit), et parfaitement localise : ellea merg en Occident, entre les XIII et XVIII sicles. En revanche,si l'on entend par proprit la simple facult mentale et

    psychologique de l'homme distinguer le mien du tien et revendiquer l'accs total, durable et exclusif certaines choses qu'ilconsidre comme siennes, il est non moins clair qu'il s'agit l d'uncomportement vieux comme le monde ; dont les origines se

    confondent avec celles de l'humanit, et qui, comme l'explique JeanCannone, est vraisemblablement n le jour o l'achvement de lastructure de son cerveau a permis l'homme de dpasser l'instant

    pour imaginer le futur et mettre celui-ci en relation avec son passvcu1.

    Ds la prhistoire, il est probable que le chasseur de cette red'abondance, si chre Marshall Sahlins, n'tait pas moins

    propritaire de ses armes et de ses outils que nous ne le sommes desobjets domestiques indispensables notre vie quotidienne. Il n'est

    pas draisonnable d'imaginer, comme le fait Jean Dauvillier, que les grottes et abris o chaque hiver revenaient familles ou hordes ,

    ont constitu la premire forme juridique d'ap-

    2*Lesnotes de ce chapitre commencent p. 77.

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    propriation du sol2. Henri Breuil et Raymond Lautier n'hsitent pas interprter les lignes graves sur les armes d'os comme des marquesde proprit individuelle3.

    Les tudes anthropologiques contemporaines montrent qu'on

    trouve chez les peuplades primitives les rgimes de proprit les plusdivers. Certaines d'entre elles pratiquent des formes de propritindividuelle qui ne sont gure loignes de ce que nous connaissonsen Occident4. Si on se limite l'Afrique traditionnelle, celle-ci offreune bien plus grande diversit de situations qu'on ne le croithabituellement. Ainsi que l'expliquent David E. Ault et Gilbert L.Rutman, l'ide qu'il existerait ou aurait exist travers tout lecontinent, une forme peu prs commune de tribalisme, dont le traitdominant serait l'absence de toute forme de proprit personnelle et

    privative, est une lgende.

    Aucun aspect de la vie indigne, font remarquer ces deux auteursamricains, n'offre une telle diversit d'arrangements institutionnels que lafaon dont s'organise le rgime des droits fonciers. Les populationsd'Afrique tropicale offrent le spectacle d'une infinie varit de systmes detenures foncires allant du systme communautaire le plus intgral auxformes les plus abusives de la grande proprit latifundiaire, en passant partous les stades intermdiaires possibles. Dans certaines zones, il n'est pasrare de trouver presque cte cte des tribus, les unes fidles un espritd'organisation communautaire, les autres pratiquant dj des formes plusou moins prononces de proprit prive5

    Il en va de mme de l'Antiquit. Ds l'aube de l'histoire, enBasse Msopotamie, par exemple, o rgne la proprit des temples,des particuliers disposent en toute libert de leurs maisons et de leurs

    jardins. Dans l'ancienne gypte, le principe est que toutes les terres etles outils appartiennent au pharaon ; la proprit est un monopoletatique, qui rappelle le rgime qu'ont connu, d'autres poques,certaines civilisations comme, l'empire des Incas ou l'Inde antique.

    Nanmoins on peut y reprer des traces trs nettes de propritindividuelle, celle-ci connaissant des priodes d'avance ou de recul.L'volution est loin d'tre rectiligne ; chaque poque ou presque

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    connat simultanment plusieurs types de proprit6. Le cas estencore plus net en ce qui concerne la Grce. Dans un essai sur lesorigines de la dmocratie grecque, Jean Baechler remarque que dsMycnes, les villages grecs sont peupls de paysans libres,

    propritaires de leurs terres . Passant la Grce classique, il observeque la dominance aristocratique de la cit grecque confirme l'imaged'une socit o depuis toujours, le peuple tait libre et propritaire,chacun tant conomiquement et moralement un centre dedcision7. Enfin, Rome, il est clair que la lgende de Remus etRomulus carte toute hypothse d'un communisme primitif. Ds lestemps les plus reculs, de nombreux indices indiquent la prsenced'une proprit personnelle, attribut du chef de famille, bien qu'ilexiste simultanment des terres appartenant collectivement ungroupe plus large : la gens.

    Autrement dit, l'ide selon laquelle l'histoire de la proprit

    s'identifierait avec une volution linaire qui conduirait d'uncommunisme originel des formes familiales de proprit, puis decelles-ci la proprit prive telle que nous la connaissonsaujourd'hui, relve de la lgende. Il s'agit l d'un mythe pur et simpledont sont victimes, depuis le sicle dernier, des gnrationsd'ethnologues et de sociologues trop presss de parer les socitsqu'ils tudiaient de ces vertus mmes qui leur paraissaient manquer la socit moderne.

    Ledroit romain de la propritest-il vraiment l'anctrede

    not

    redroit

    depropritm

    oderne?Avec l'avnement de la Rpublique romaine, la proprit

    collective de type lignagre s'efface devant la proprit publique del'Etat-cit ; les formes de faire-valoir individuel l'emportent sur la

    proprit collective, notamment l'occasion des conqutes de Rome.Quand une cit adverse est vaincue et ses habitants rduits enesclavage, comme ce fut le cas de la malheureuse Carthage, Romes'empare de toutes les terres. Celles-ci deviennent proprit de l'Etatromain ; elles constituent ce que l'on appelle l'ager publicus.Cependant l'tat ne les exploite pas directement. Une partie fait

    l'objet de

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    contrats de location ou de concession des particuliers. Une autre estconstitue des terres de colonisation assignes et divises entre lessoldats d'une mme cohorte, que l'on fixe ainsi la terre. Mais cesdeux formes d'attribution ne concernent qu'une part relativement

    limite des terres annexes. Le reste est ouvert une sorte decolonisation libre o l'occupation de fait vaut possession, moyennantle versement d'une redevance annuelle au fisc. Le statut de cettetroisime catgorie est laiss dans le vague. En principe l'tat est

    propritaire ; il peut thoriquement en reprendre possession toutmoment. Mais comme il ne le fait pas, ces terres restent dans lesmmes familles pendant des sicles et font mme l'objet d'actes devente ou d'affermage des tiers.

    Ce systme de colonisation profite surtout aux familles les plusriches de Rome. En effet, elles seules disposent d'une main-d'uvreabondante qui leur permet d'occuper le maximum de terrain ; elles

    seules peuvent galement payer d'avance les taxes requises par unEtat toujours court d'argent. Ce sont donc les plus riches qui tirentle plus grand profit de cette possibilit d'occuper les terres publiques,soit pour constituer de vastes latifundia privs, peupls d'esclaves,soit pour rtrocder ces terres toute une population de petitstenanciers qui constituent leur clientle. Rome connat ainsi unmouvement continu de concentration foncire qui conduit peu peu,ds les premiers sicles de notre re, l'apparition d'un nouveausystme d'exploitation : le systme domanial, anctre de la seigneuriedes temps mdivaux.

    A plusieurs reprises, le pouvoir romain tentera de rcuprer lesterres ainsi accapares par les plus riches. L'histoire romaine est

    pleine de tentatives de rformes agraires. Mais les rsistancesinternes les feront gnralement chouer. Rsultat : Rome secaractrise par la prsence de trois grands rgimes fonciers ; lergime dit de la proprit quiritaire, qui ne concerne que les terres

    proprement romaines, celles qui faisaient partie du domaine d'originede Rome (les terres des grandes familles patriciennes) ; l'agerpublicus qui regroupe toutes les terres publiques, que celles-cifassent l'objet d'une exploitation directe ou d'une appropriation

    prive sanctionne par un acte officiel ou dcoulant tout simplement

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    du droit du premier occupant ; le rgime des terres provinciales quis'applique aux territoires des peuples soumis Rome.

    C'est la proprit quiritaire qui correspond ce qu'on a prisl'habitude d'appeler la proprit romaine. Ses caractristiques

    techniques sont fort voisines de celles du droit de proprit moderne.Reconnue comme un bien personnel, propre un individu chef defamille, elle est librement transmissible entre vifs ou par hritage et latransmission est soumise un formalisme juridique extrmementstrict (comme nos contrats de vente devant notaire). Elle a uncaractre exclusif ; il ne peut y avoir qu'un seul propritaire pour unmme sol. A la diffrence de ce qui se passe dans la plupart descivilisations anciennes, cette proprit apparat trs largementautonome de tout cadre religieux, politique, communautaire, oumme familial. C'est enfin, une proprit caractre perptuel, mmesi les Romains reconnaissent dj le principe de l'expropriation

    publique.Il faut toutefois prendre garde de ne pas pousser trop loin le

    parallle et croire que notre droit de proprit moderne ne seraitqu'une simple rsurrection de l'ancien droit de proprit romain,aprs l'intermde fodal du Moyen Age. D'abord, parce que cetteformule de la proprit quiritaire ne concernait qu'une toute petite

    partie seulement des terres de l'empire ; elle voisinait avec unevarit de rgimes fonciers et de statuts juridiques sans aucun lienavec elle. A l'poque, on tait encore trs loin de la conception d'undroit de proprit unique et universel, dont auraient dcoul tous lesdroits d'occupation du sol et d'appropriation des biens8. Ensuite,

    parce que la philosophie du droit tait Rome radicalementdiffrente de celle sur laquelle se sont construites les institutions etmentalits juridiques de l'Occident, depuis la Renaissance.

    Dans la conception occidentale de la proprit, telle quecelle-ci s'exprime dans l'article 544 du Code civil, le droit de

    proprit est un droit subjectif c'est--dire un droit abstrait,considr comme un attribut mme de l'tre et qui, ce titre, n'est pasune simple cration de la loi, mais lui est antrieur et que la loi secontente de garantir, dans certaines limites. Par ailleurs, comme

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    l'implique fort clairement la dfinition mme de la proprit droit de jouir et de disposer des choses de la manire la plus absolue

    dtenir un tel droit, c'est se voir reconnatre un vritable pouvoir l'intrieur d'un univers dont le droit de proprit dlimite les

    frontires. Moyennant quoi, le droit, et en particulier le droit deproprit, s'analysent essentiellement comme des instruments quiservent dterminer parmi les individus des structures relativesd'autorit. Or, fait remarquer depuis plus de trente ans le professeurMichel Villey, une telle conception du droit et de la proprit taittotalement trangre l'univers juridique et conceptuel du monderomain9.

    Pour les Romains, disciples d'Aristote, les sources du droit nese trouvaient pas, comme c'est le cas du droit moderne classique,dans l'tude de la nature humaine, individuellement considre, et,

    partant de l, dans la dduction de rgles normatives dfinissant des

    droits et des devoirs vocation universelle. Pour eux, le fondementdu droit se situait dans le respect de l'ordre naturel des choses, tel quecelui-ci peut nous tre rvl par l'observation concrte et attentivedes multiples relations interindividuelles ou supra-individuelles qui,historiquement, dterminent la texture du corps social. Pour eux, ledroit n'tait pas une construction abstraite et thorique, mais uneactivit pragmatique ayant pour fin de prserver l'harmonie socialeen confiant aux juges la tche d'assurer un juste quilibre entretous ceux qui se disputent les honneurs et les biens. Le droits'identifiait d'abord et avant tout avec la recherche et le maintiend'une juste distribution dfinie par l'ordre naturel des murs et

    des coutumes10. Les codes romains ne dfinissent pas, comme lesTables de la Loi, ou mme comme notre Code civil, un ensemble decommandements qu'il convient pour l'homme juste de respecter, sous

    peine de sanctions. Ce sont de simples recueils offrant unrecensement, une description de pratiques observes, dans le seul butd'aider les juges remplir au mieux leur tche, mais sans aucune

    prescription normative comme c'est le cas dans notre systmejuridique.

    Ainsi que le remarque Michel Villey, une telle conceptionexclut par dfinition toute ide d'un droit de pro-

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    prit conu comme un droit subjectif, abstrait et universel,impliquant la reconnaissance de sphres autonomes d'autorit

    juridiquement opposables tous de la manire la plus absolue. Il estvrai, observe-t-il, que, pour dcrire la proprit quiritaire, les

    Romains utilisaient le terme dominium (dominiumex jurequiritium),alors que pour tous les autres types de possession et de droits rels oupersonnels, ils se contentaient du motjusqui ne contient pas l'ide dematrise ni de souverainet prsentes dans le terme dominium. Il estvrai aussi que, par extension, l'utilisation de ce terme voque la

    prsence d'un pouvoir absolu du propritaire sur les gens et leschoses qui relvent de son domaine. D'o la tentation trs lgitime devoir dans cette proprit romaine la premire forme historiquedcelable de notre proprit considre comme un droit absolu .Mais, ajoute Michel Villey, ragir ainsi revient oublier que, dans laconception romaine du droit, le constat juridique de l'existence d'une

    forme de relation absolue , telle que celle qui se pratiquait dans lecadre du dominium quiritaire, n'entranait nullement lareconnaissance juridique du droit un tel pouvoir absolu. Ce sont ldeux choses nettement diffrentes qui sont chez nous implicitementconfondues depuis que nous avons adopt une conceptionessentiellement normative du droit, mais qui taient totalementdistinctes chez les Romains o rgnait une sparation trs nette entrece qui relevait du droit et ce qui relevait de la morale.

    Il se peut, crit-il, quen fait le dominium ait t un pouvoir absolu ;seulement le droit romain s'abstient de consacrer cet absolutisme, de lui

    donner sa garantie ; il ne qualifie point des puissances ; il n'en fait pas desdroits. Il trace les limites des domaines, et ce qui se passe sur chaquedomaine, les rapports du propritaire avec le domaine qui lui choit, ne leconcernent pas. La puissance absolue qu'exerce le matre romain sur sachose, ce n'est point le droit, mais le silence du droit 11.

    L'ide selon laquelle le droit de l'Europe moderne, et notamment saconception du droit de proprit, devrait sa structure subjectiviste l'influence du droit romain, est une ide fausse, une erreur historique.Une erreur qui s'expliquerait par le fait que romanistes et juristes dela

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    Renaissance, dans leur fivre de retourner aux sources de l'Antiquit,auraient tout naturellement rinterprt les crits des Anciens lalumire des nouveaux concepts intellectuels en train d'merger leurpoque, et non dans l'esprit mme des temps o ils avaient t

    rdigs12

    .Il est vrai que les thses de Michel Villey sont encore loin defaire l'unanimit parmi les romanistes contemporains et lesspcialistes de l'histoire du droit. Mais s'il a raison, cela implique quenotre droit de proprit n'est ni une simple copie, ni une simpleextension du droit romain de la proprit ; qu'entre celui-ci et lentre, il y a, la base, malgr toutes les affinits apparentes, uneopposition fondamentale qui tient la manire de concevoir le droitet son rle dans la socit ; qu'en consquence, il faut chercherailleurs, dans l'histoire des institutions et des ides, la gense de notreconception moderne de la proprit.

    O l'on dcouvreque leconceptmodernede la Proprit,conucommeun droit naturel et subjectif,emergepour la premire fois l'occasion dune obscure querellethologique et moyengeuse sur l'tat de pauvretapostolique

    Avec les grandes invasions barbares commence une nouvellepriode de l'histoire de l'Occident. Les guerres, l'inflation, lesdifficults conomiques, la ruine du trsor public entranent le retour

    un rgime de plus en plus contraignant. Pour faire rentrer lesimpts, le Bas-Empire recourt la force. De mme qu'il rive leur

    profession tous ceux qui exercent des mtiers indispensables, ilattache les cultivateurs leur terre et institue peu peu un rgime

    proche de l'esclavage : le colonat. Le colon ne peut abandonner satenure sous peine d'tre chti ; il passe sous la dpendance juridiqueet personnelle du propritaire : il ne peut se marier ni vendre ses bienssans son autorisation. Sa condition devient hrditaire. Un rgime defer s'abat sur les cultivateurs, cependant que se constituentd'immenses domaines les villae o vivent des milliersd'esclaves et de colons aux statuts les plus divers. Le grand

    propritaire devient le matre tout-

  • 8/2/2019 Lepage Pourquoi La Propriete

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    48 Pourquoi la proprit

    puissant, et acquiert peu peu tous les attributs de la souverainet.C'est la seigneurie qui dj se dessine.

    Les Germains sont des semi-nomades pratiquant une formed'agriculture organise autour du clan. Au contact des populations

    gallo-romaines, ils se sdentarisent et se convertissent la propritindividuelle. La loi salique punit ceux qui se rendent coupables dedplacer les bornes. Mais ils ont import leur esprit communautaire.Sous leur influence, les communauts villageoises acquirent unedimension no