Le second commandement · Préface du Père A. de Parvillez S.J., Beauchesne éditeur 1964....

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  • JEANNE MORET / LE SECOND COMMANDEMENT

  • Du même auteur :

    OUVRAGES RELIGIEUX

    La Vierge Marie dans la vie Trinitaire, Editions Notre-Dame — Blois, Préface de Dom Gaspar Lefèbvre O.S.B. 1962.

    La Vierge Marie dans la liturgie catholique — Centre marial canadien.

    BIOGRAPHIE

    Le Père Lhande, pionnier du Christ dans la banlieue et la radio, Préface du Père A. de Parvillez S.J., Beauchesne éditeur 1964. Couronné par l'Académie française (Prix Montyon 1965).

    La Mère Barat et la Société du Sacré-Cœur (en collaboration avec Marteau de Langle de Cary) Editions Notre-Dame, Blois 1967.

    POUR LA JEUNESSE

    Saint Yves, celui qui plaide notre cause au ciel, E.I.S.E. Lyon. Sainte Bernadette de Lourdes et de Nevers, Apostolat des Editions.

    ETUDES SOCIALES

    Manuel pratique de l'Assistance Sociale, tome II éditions Tech- niques (en collaboration avec le Docteur Guéniot)

    Le devoir social de la famille — Editions Familiales de France.

    ROMANS

    Rosine (Prix de l'Union Féminine Civique et Sociale 1933) Spes éditeur — épuisé.

    Par la Croix (Le roman du sacrifice) Téqui éditeur. L'Opprobre, Editions Familiales de France — épuisé. Le Labyrinthe, Editions Familiales de France — épuisé. Les pas qui s'égarent, Ramgal, Editions Familiales de France —

    épuisé. Grande fut la peine, Bonne Presse — épuisé. Virage, Editions Siloë — épuisé. Les nouveaux maîtres, Apostolat des Editions, Paris 1965.

    POUR PARAITRE

    Bar-Jona, surnommé Pierre, Apostolat des Editions, Paris. Luc, évangéliste et médecin. A la rencontre de l'hindouisme. Moïse et Jean (de l'Exode au quatrième Evangile).

  • Jeanne Moret

    LE SECOND

    COMMANDEMENT

    É D I T I O N S D U D I A L O G U E

    SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS INTERNATIONALES

    PARIS 1 9 6 7

  • Vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu'aux confins de la terre. (Actes 1, 8).

    Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur igno- re ce que veut son maître ; je vous appelle mes amis. (Jean 15, 15).

    Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres. Oui, comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres. (Jean 13, 34).

    Bien-aimés, ce n'est pas un commandement nouveau que je vous écris, mais un commandement ancien (1) que vous avez reçu dès le début. Ce commandement ancien est la parole que vous avez entendue. Et néanmoins, encore une fois, c'est un commandement nouveau que je vous écris — ce qui est vrai pour vous comme pour lui — puisque les ténèbres s'en vont et que la lumière brille déjà. Celui qui prétend être dans la lumière tout en haïssant son frère est encore dans les ténèbres. Celui qui aime son frère de- meure dans la lumière. (1 Jean 2, 7-10).

    (1) Mt. 22, 31-40; Deut. 6, 5

  • Dans le tumulte des événements contemporains, dans l'attente d'autres bouleversements prévisibles pour l'avenir, dans l'expérience décevante des discordes humaines tou- jours renaissantes et dans la marche irrésistible des peuples vers leur unification, nous avons besoin de vérifier, de façon quasi expérimentale, l'unité qui nous fait famille et temple de Dieu, Corps mystique du Christ; nous avons besoin de nous rencontrer, de nous sentir vraiment frères, d'échanger le baiser de paix, bref de nous aimer comme le Christ nous a aimés.

    Et notre amour, ici, a déjà reçu et recevra des formes d'expression qui caractérisent ce Concile devant l'histoire présente et future. Ces diverses expressions apporteront un jour une réponse à l'historien désireux de définir l'Église en ce point culminant et critique de son existence.

    Que faisait donc l'Église catholique en ce moment-là ? demandera-t-il.

    Et la réponse sera : l'Église aimait.

    SS. Paul VI Extrait de l'allocution prononcée à l'ouverture de la I V session du

    Concile Vatican 11

    Impossible d'être frère si l'on n'est humble. Car c'est l'orgueil, si inévitable qu'il puisse paraître, qui provoque les tensions et les luttes du prestige, de la prédominance, du colonialisme, de l'égoïsme : c'est lui qui brise la fra- ternité.

    SS. Paul VI Discours aux Nations Unies New-York, 4 octobre 1965

  • CHAPITRE I

    LE GRAIN EN TERRE

    Dans le petit bureau de la clinique de Neuilly, le Profes- seur Tablereau, en tenue de ville, donnait ses instructions à ses deux assistants.

    — Je serai de retour dimanche soir. S'il y a urgence, vous pourrez me joindre à mon domicile à partir de 20 heures. Deux cas me préoccupent : notre grande agitée que je vais voir avec vous, Brignac. Mais surtout, je suis inquiet de l'état de notre petit Abbé. Après une améliora- tion spectaculaire, nous nous heurtons à une prostration tout de même bizarre. Votre avis, Geoffroy ?

    — Je pense comme vous, Monsieur. Ses efforts pour lutter sont indéniables mais inopérants. Le pouls est faible et arythmique.

    — Et vous, Brignac : qu'en pensez-vous ? Le second assistant eut un geste d'impuissance qui vou-

    lait corriger la dureté professionnelle de la réponse. — Il s'en va. On a l'impression qu'il décline chaque

    jour. — Ce n'est pas possible. Dès lundi, il faudra prendre

    une décision. En attendant, Geoffroy, si vous alliez lui faire une visite d'amitié. Il faudrait savoir ce qui peut lui faire défaut et me le dire.

    — J'y vais tout de suite, Monsieur.

  • Le Docteur Geoffroy, en larges foulées, s'engagea dans un long couloir, poussa doucement la porte n° 12 et péné- tra dans une vaste pièce baignée de soleil. Au milieu, se trouvait ce qui apparaissait de prime abord comme une étroite cuve : un lit entouré de planches. Le médecin se pencha : il y avait, dans cette excavation, un crucifix, un chapelet, une revue illustrée posés là sur un corps immo- bile aux bras perpendiculaires. Sur un petit oreiller, un visage au teint ocré, aux yeux clos, reposait comme fixé dans un sommeil sans rêve. Le médecin prit la main qu'il caressa, serra le poignet, compta les pulsations. Puis, très doucement :

    — Monsieur l'Abbé... C'est le Docteur Geoffroy. Jacques Simonet ouvrit les yeux, ébaucha un sourire

    mais resta immobile et muet. — Est-ce que quelque chose vous manque ? Si vous

    aviez le moindre désir, nous serions si heureux de le satis- faire ?

    — Non, merci. — Voulez-vous qu'on enlève les planches ? — Non. L'autre jour... — ...vous êtes tombé parce que vous n'avez pas réalisé

    votre faiblesse. Je suis sûr qu'autrefois, dès le réveil, vous sautiez à terre.

    — Oui.

    — Ce sera possible quand vous aurez récupéré vos for- ces. Attendez que je vérifie la perfusion. Le sérum ne coule pas trop fort ?

    — Non. — Mais le soleil vous gêne. N'êtes-vous pas mieux

    maintenant que le store est baissé ? — Bien mieux. — Alors, il faut nous considérer comme des amis. Nous

    avons été très méchants contre notre gré vous l'imaginez ?

  • — Oh ! Oui. — Vous avez là de belles images : pourquoi ne les re-

    gardez-vous pas? — Trop fatigué. Jacques avait refermé les yeux. Au bout d'un instant,

    il parut faire un effort, souleva ses paupières, esquissa un geste.

    — J'ai essayé... d'écrire une lettre. - C'est merveilleux. C'est... Oh ! Monsieur l'Abbé. Jacques se concentra : les veines de ses tempes se dila-

    tèrent. — Cela... ne me fera pas mourir... une heure plus tôt. Le docteur Geoffroy, bouleversé, considéra l'enveloppe

    close, hésita, puis : — Vous avez raison après tout. Et, ouvrant son portefeuille, il plaça ostensiblement la

    lettre.

    — Voyez : je la mets ici. Je vous la rendrai quand vous quitterez la clinique tout-à-fait guéri. Autre chose : nous avons interdit les visites pour ne pas vous fatiguer. Mais si vous vouliez voir Monsieur le Doyen, ou Mamy, ou votre ami...

    Jacques parut hésiter sur la réponse à faire ou plutôt sur la forme à donner au refus.

    — Plus tard. Quand j'irai mieux. — Comme c'est gentil de me le dire. Je vous aime

    beaucoup Monsieur l'Abbé. Un ultime effort : cette fois, c'était l'artère du cou qui

    gonflait. — Moi aussi cher docteur. Vous êtes si bon. Les yeux se refermèrent. Seul le léger mouvement de

    la respiration prouvait qu'un pauvre reste de vie subsistait. Le Docteur Geoffroy se retira. Dans le couloir ensoleillé, une infirmière l'interpella :

  • — Monsieur Geoffroy, on vous demande au téléphone. Réprimant un peu d'agacement, le médecin s'empara de

    l'écouteur. Une conversation s'engagea : il semblait que l'interlocuteur invisible s'insurgeait, insistait pour faire rapporter un interdit jugé abusif. Geoffroy raccrochait lorsque le Professeur Tablereau et le docteur Brignac re- parurent.

    — Une piqûre de phénergan a calmé la malade. Et notre abbé ?

    Geoffroy aurait voulu éluder. Comme ce n'était pas possible, il avoua.

    — Je pense comme M. Brignac. Il ne réagit même plus quand on pénètre dans sa chambre.

    — Je ne mets pas en doute vos paroles mais une contre- expérience peut être tentée. Venez tous les deux.

    Sans précaution, le patron ouvrit la porte n° 12, s'avan- ça, se pencha. En silence, il considéra la forme immobile... Dans le bureau réintégré, il ne céla pas son inquiétude.

    — Aujourd'hui samedi, impossible de rien tenter. Mais lundi il faudra aviser. Vous a-t-il parlé un peu quand vous êtes allé le voir ?

    — Il a répondu à mes questions d'une manière visible- ment très pénible. On sent qu'il y met tout son courage. Et même, il m'a confié une lettre.

    Geoffroy ouvrit son portefeuille. — Oh ! s'exclama le Professeur. Brignac constata : — Il ne se fait pas d'illusions. Ou plutôt : il nous croit

    plus informés que nous ne le sommes. Le patron réfléchit un court instant. — Conservez cette lettre, Geoffroy. Je veux encore es-

    pérer malgré les terribles apparences. Je vais immédiate- ment téléphoner au Doyen. Les visites sont autorisées à la condition qu'on évite de le faire parler et que l'un de

  • vous soit présent. Continuer la perfusion. Soutenir le cœur. Alimentation uniquement liquide. Sous aucun prétexte, on ne doit le torturer avec la sonde œsophagienne.

    — J'ai reçu un coup de téléphone à son sujet, dit Geof- froy. Et bien inattendu. Il émanait d'un contremaître qui voulait absolument le voir et qui, de toute façon, sera ici à l'heure des visites pour avoir de ses nouvelles.

    — C'est surprenant en effet. A quel titre s'intéresse-t-il à notre malade ?

    — Je n'ai pas compris grand'chose à ses profuses expli- cations sinon que l'Abbé Simonet aurait rendu de grands services à un groupe d'ouvriers de produits chimiques.

    — Tiens. Cela pourrait peut-être nous aider. Puisque ce brave homme doit venir, vous pourrez le conduire au chevet de l'Abbé Simonet mais en restant avec lui et en agissant de manière à limiter la fatigue. Je vous appellerai demain soir à vingt heures. Je sais que je peux compter sur vous deux.

    Peu après le départ du patron, les deux assistants prirent leur repas dans une salle à manger élégante. Habituelle- ment, ils parlaient de tout excepté de médecine pour que cette halte fut l'occasion d'une réelle détente. Il leur arri- vait de chahuter, d'échanger des plaisanteries corsées ou tout simplement de faire des projets de vacances. Cette fois, ils attaquaient les hors d'œuvre en silence. Puis Bri- gnac laissa échapper :

    — Ça me dégoûte. Il ne faudrait pas insister pour me faire tout lâcher.

    — Lâcher quoi ? — La psychiatrie bien sûr. — Qu'est-ce que tu lui reproches ? — D'être une discipline sans base véritablement scienti-

    fique.

  • — Si tu précisais ta pensée, dit Geoffroy avec un calme un peu trop complet.

    — Oh. tu as parfaitement compris. Au lieu d'un traite- ment psychiatrique si l'on avait tout de suite examiné l'Abbé Simonet, nous n'en serions pas à cette situation pour moi sans autre issue que le coma terminal.

    — Tu oublies peut-être le diagnostic porté par le méde- cin traitant : crises psycho-motrices.

    — Il n'en a eu qu'une seule et elle a été vite maitrisée. Il aurait fallu chercher la cause organique au lieu de fermer les yeux sur une évidence par déformation professionnelle.

    — Tu es injuste pour le patron. — Ecoute Geoffroy : si tu es athée, le patron est catho-

    lique. Comment a-t-il pu pratiquer une narco-analyse sur un prêtre ?

    — Tu ignores comment les choses se sont passées. Si j'ai fait la piqûre et posé les premières questions, il avait été bien entendu que je me retirerais dès que le patron me ferait signe. Tout s'est passé comme prévu : ce que j'ai appris et dont j'ai consigné l'essentiel au dossier ne pouvait que me donner du prêtre une idée absolument merveilleuse. A partir de ce moment, l'abbé Simonet a cessé d'être pour moi un malade quelconque. Je l'admire et je l'aime.

    — Tout de même cette manière de pénétrer dans une âme par effraction, de mettre à nu des secrets qui n'ap- partiennent pas au seul malade, des aveux qu'il a pu rece- voir en confession...

    — Tu parais oublier deux choses. La première est que le pouvoir des amphétamines est tout de même limité. La seconde c'est qu'on les a utilisés avec discrétion. Et tu ne peux nier la très nette amélioration obtenue.

    Pendant un court silence les deux médecins évoquèrent le malade délivré de ses fantasmes, accueillant avec joie

  • les petites attentions, les visites du doyen, de son ami, de Madame Jouaneau muée en une Mamy à la délicate com- préhension.

    Ce que les médecins ignoraient c'est que le doyen de Villenne n'était pas seulement pour l'Abbé Simonet un chef hiérarchique mais un conseiller spirituel d'une exception- nelle qualité. Quant à l'ami, c'était l'abbé Pierre Jouaneau, naguère premier vicaire d'Erinville avant d'être nommé à Fontvielle en remplacement du Père Robert nommé curé à Villebois. (1) Simonet, dont le père était mort avant sa naissance et sa mère bien avant son adolescence, avait trouvé auprès des Jouaneau, grande famille d'industriels du Nord, accueillante, un père qui l'avait beaucoup aidé lors de son action sociale auprès des ouvriers de l'usine d'Erin- ville et une seconde mère, Mamy, dont la distinction avait progressivement affiné l'enfant du peuple.

    ... Oui, peu après la narcoanalyse tout avait été à l'euphorie. Puis les forces du malade avaient décliné. L'Abbé Simonet avait lutté pour manger — et les méde- cins comprenaient l'espèce d'héroïsme que cela représen- tait — lutté pour sortir de cette torpeur qui le terrassait, dans laquelle il s'enfonçait malgré ses efforts de noyé pris dans un courant. Geoffroy conclut.

    — Si tout était rentré dans l'ordre, tu serais le premier à saluer le flair du patron.

    — Même dans ce cas, moi, j'aurais cherché une explica- tion organique au risque d'examens négatifs.

    — C'est étrange, constata Geoffroy. Toi, le catholique pratiquant, tu cherches une cause rationnelle, discernable à l'aide de ton microscope, qu'on puisse recueillir dans une éprouvette dûment étiquettée. Et moi, l'athée, je trouve

    (1) Voir «Les Nouveaux Maîtres», Apostolat des Editions, Paris 1965.

  • que si l 'on pouvait reprocher quoi que ce soit au patron, ce serait d'avoir peut-être minimisé certains facteurs mo- raux.

    — Comprends pas.

    — Tu as remarqué son dédain pour le contremaître des produits chimiques. Le peu que j'ai pu comprendre de la narco-analyse prouve assez l'action constructive et effi- cace du pauvre Abbé dans un domaine qui, normalement, lui était étranger.

    — Rien ne doit être étranger à un prêtre dans l'ordre charitable.

    — Voire... Je serai donc le seul. Enfin, à présent, celà n 'a plus d'importance.

    — D'autant que personne ne peut le nier : l 'abbé Simo- net s'en va d'un glioblastome.

    — Je voudrais tellement que tu te trompes. A ce moment, une infirmière vint prévenir Geoffroy :

    le patron le demandait au téléphone. L'entretien fut précis.

    — J'ai pris un rendez-vous demain soit à 19 heures à la clinique avec le doyen et Voisin (1) au sujet de l'abbé. Pourriez-vous y assister tous les deux? Parfait. J'envisage lundi matin une encéphalographie gazeuse. Si elle est posi- tive, le neuro-chirurgien viendra examiner le malade le soir même. Une chambre pourrait lui être réservée à sa clinique s'il accepte de tenter l'opération.

    — Enfin, il y arrive, constata Brignac en allumant une cigarette. E t tu crois, toi, qu'un neuro-chirurgien acceptera d'intervenir trop ta rd?

    — S'il s'agit vraiment d'un glioblastome, c'eut toujours été trop tard. Mais il est certain que dans l'état où il est actuellement...

    (1) Le médecin traitant de l'abbé Simonet.

  • — Dis : puisqu'il ne réagit pas, est-ce que ça pourrait le déranger si je risquais un coup d'œil avant de partir ?

    — Sûrement pas. Je t 'accompagne. De nouveau, ils se penchèrent sur la cuve, scrutant le

    visage hermétique, considérant le corps immobile. Puis ils se retirèrent sans bruit. Rageusement Brignac se dé- barrassa de sa blouse.

    — Ce n'est pas seulement la psychiatrie que j 'abomine mais la médecine, la chirurgie et le reste. Quand on voit une chose pareille...

    — Tu l'aimes bien aussi ?

    — Comment peux-tu en douter? Je l'ai vu accepter nos sévices avec une douceur qui aurait arraché des lar- mes à un bourreau. Puis il a lutté avec courage : peut-être que nous aurions dû le comprendre plus tôt pour essayer d'atténuer sa souffrance morale si nous étions impuissants à le guérir physiquement. On prend des airs, on se cuirasse, mais au fond... Allons : je dis des bêtises. A ce soir.

    Raymond Geoffroy s'était installé dans le petit bureau. D 'un geste sec, comme s'il maniait le marteau à réflexes, il tira la sangle d 'un dossier : son étude sur la psychana- lyse élaborée durant les nuits de veille et qui avait déjà à son actif un nombre respectable de rejets. Les maisons médicales le trouvaient trop littéraire (au vrai Geoffroy avait cherché à intéresser les non-spécialistes) ; les autres éditeurs reprochaient à l 'étude une technicité de nature à limiter le nombre des lecteurs donc à réduire l 'impor- tance de la vente. Geoffroy qui, en dehors de sa thèse,

  • n'avait rien publié, avait conscience d'un échec partiel par manque de technique professionnelle d'écrivain en dépit des sobres encouragements de Geneviève...

    ... Ils s'étaient connus lycéens, à l 'époque des bacs et des projets pas si fous puisqu'ils s'étaient réalisés en tous points. Geneviève avait fait sa propédeutique-lettres pen- dant que lui passait son P.C.B. Elle avait pris ses certifi- cats de licence : lui commençait ses études de médecine. Elle était bibliothécaire alors qu'il venait de soutenir sa thèse lorsqu'ils résolurent de se marier. Pas de difficultés du côté des familles sinon sur une question que l 'un et l 'autre jugeaient de pure forme : les parents de Geneviève tenaient au mariage religieux. Les deux fiancés, baptisés mais non pratiquants, avaient prévu une union civile. Au vrai, Geneviève n'était pas tellement réticente à l'idée d'une cérémonie qui marquerait plus sûrement leurs accordailles que la lecture des articles du Code Civil devant une statue de la République poussiéreuse et démodée. Mais Raymond, qui pratiquait un athéisme intégral, régimba devant cette concession à ce qu'il jugeait des superstitions périmées. A l 'époque où sévissaient encore les grands mariages avec fleurs, tapis et orchestre, Raymond déclara tout de go que ni la religion, ni l'athéisme ne trouvaient leur compte dans de telles manifestations. Un froid s'ensuivit du côté de la

    famille de la future épouse et aussi d'un grand «patron» qui s'intéressait au médecin non encore pourvu d'une si- tuation. Geneviève agit avec le maximum de diplomatie à l'égard de sa famille, du «patron» à la piété conformiste, du clergé de sa paroisse. Elle faillit échouer net devant la logique intransigeante de son fiancé plus irréductible depuis qu'il avait la certitude du caractère tout de même intéressé de la concession demandée. U n seul argument

    aurait pu le faire fléchir : la certitude des sentiments reli- gieux de Geneviève. En fille loyale, elle tint à dissiper

  • toute équivoque mais sans céler qu'elle n'envisageait pas de passer outre à la volonté de ses parents.

    — Ou ils céderont et nous nous marierons selon notre commun désir. Ou...

    Elle n'osait pas terminer la phrase qui la plaçait, seule, devant l'alternative.

    — Et moi ? avait protesté Raymond.

    — Tu agiras en toute liberté. Quelle que soit ta déci- sion, je ne t'oublierais jamais.

    Il céda. Geoffroy n'était pas tenaillé par une forme de respect humain assez fréquent chez les athées. Ce qui l'avait arrêté était le scrupule d'une feinte indigne de son idéal. Puisque la confession préliminaire était indispen- sable, il s'en ouvrit au prêtre, un jeune, ardent, convaincu et, d'après Geoffroy, fanatique. La réponse du confesseur au pénitent occasionnel fut catégorique :

    — Je n'ai pas la prétention de vouloir scientifiquement vous prouver que Dieu existe. Mes arguments ne vous convaincraient pas. Mais pourriez-vous, scientifiquement aussi, me prouver que Dieu n'existe pas ? Vous voyez que nous sommes dans une impasse. Je ne mets pas en doute votre parfaite loyauté et je veux croire que vous m'accor- derez le bénéfice de la bonne foi.

    — Ce n'est pas cela. Je vais faire un geste de croyant alors que je ne crois pas.

    — Ne faudrait-il pas plutôt reconnaître que vos certi- tudes sont limitées à l'égard du non-être divin. L a foi sup- pose l'humilité et je ne vous crois pas infatué d'orgueil. Prenons un exemple : malgré toute votre science, ne vous est-il pas arrivé d'être impuissant devant un malade que vous voudriez sauver?

    — Comment définissez-vous la foi?

    — La plus insigne des grâces données par Dieu.

  • — Pourquoi Dieu la donne-t-il à certains sans aucun mérite de leur par t et la refuse-t-il à d'autres ?

    — Attention : Il ne la refuse pas. C'est nous qui la refusons. Mais je n'escamote pas votre objection. Vous êtes psychiatre. Vous savez que la chasteté est très facile à pratiquer pour certains, extrêmement difficile et humaine- ment impossible pour d'autres. Cet homme qui tombe après une lutte quasi-désespérée a plus de mérite au regard de Dieu que la vieille demoiselle pratiquant une chasteté totale parce qu'elle n 'a pas de tentation. Dieu nous interdit de juger. Tel, qui croit sans difficulté, est peut-être moins proche de Lui qu'un autre qui Le cherche humblement et s'imagine de pas L'avoir trouvé.

    — Mais moi, je ne le cherche pas. — Dans l'instant présent peut-être. Et encore ? En pra-

    tiquant la compréhension humaine à l'égard de vos frères souffrants, en reconnaissant vos limites, en vous efforçant de donner à votre vie familiale, professionnelle le maxi- mum d'efficacité, en agissant avec une loyauté sans faille quoi qu'il puisse vous en coûter, vous facilitez l'action de Dieu en vous. Même si vous n'apparteniez pas à l'Eglise, j 'aurais confiance. Mais vous n'avez pas renié votre bap- tême. Ayez l'humilité d'accepter les contradictions appa- rentes de votre comportement. Vous allez échanger de- vant Dieu une promesse. Or Dieu existe ou n'existe pas : ce n'est pas votre sentiment à cet égard qui changera quoi que ce soit à la Réalité.

    A Geneviève, toute tendue par ce long entretien et re- doutant le pire, Raymond avait confié :

    -— A h ! si tous les prêtres étaient comme celui-là. S'il avait poussé jusqu'au bout sa loyauté, il aurait

    convenu que ses connaissances en ce domaine étaient rudi- mentaires. Cette confession constituait la deuxième, la pre-

    mière ayant précédé une communion jamais renouvelée.

  • Le mariage religieux eut donc lieu. Cette journée qu'il appréhendait fut un émerveillement dans l'immédiat, un beau souvenir ensuite. Geneviève n'avait pas tort en vou- lant que le don d'elle-même fut fait avec apparat : elle était si jolie dans sa liliale parure, sous son voile qui idéalisait son visage. Après une si longue attente, l 'étreinte enfin per- mise était embellie par ce prélude que d'antiques traditions voulaient maintenir.

    Les dix premières années de mariage furent sans his- toire. Geneviève travaillait à sa bibliothèque, lui à la cli- nique du Professeur Tablereau. U n oncle de Geneviève, en un geste de munificence, avait acheté un appartement confortable rue de Prony dont il offrit la location comme cadeau de mariage. Trois enfants étaient nés : André, Fan- ny et Laurence. L'emboitage des caractères s'était fait sans heurts notables. Mais Geoffroy, qui n'était pas une vieille demoiselle sans désir avait, à l'occasion, donné un coup de canif dans le contrat : rien de durable, ni de sérieux si l 'époux en avait éprouvé la honte d'une passagère infi- délité. Car entre Raymond et Geneviève, la plus totale des communions intellectuelles existait.

    E t puis, brusquement, une crise avait éclaté. U n soir qu'il rentrait avide de quiétude, de beaux sourires après les gémissements des malades et les visages contractés, Geneviève lui était apparue lointaine. Le dîner en famille s'était passé comme d'habitude mais Raymond discerna d'impondérables menaces. Quand les enfants furent cou- chés, la jeune femme sollicita un entretien. Geoffroy avait tout imaginé... excepté ce qui allait suivre :

    — Raymond, j'ai bien réfléchi. Nous étions d'accord pour l 'éducation des enfants. Mais, vois-tu, j 'ai étudié, prié... Je te demande la permission de les faire instruire, baptiser, élever dans la religion catholique.

    CouvertureDu même auteurPage de titreCHAPITRE Ier - LE GRAIN EN TERRE