Le roman britannique

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Le roman britannique du XXe siècle :

modernistes et postmodernes

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Dans la même collection

INITIATION À LA CIVILISATION BRITANNIQUE, pa r L. BONNEROT, D. BARNETT, M. PRUNET,

M. THÉRY. 1995, 3E édi t ion, 276 pages .

EXERCICES PRATIQUES DE GRAMMAIRE ANGLAISE, 1ER n iveau , pa r M. CHASSAGNOL. 1989,

2e édi t ion, 104 pages .

PRATIQUE DE LA LANGUE ANGLAISE - Exe rc i ce s cor r igés , par M. CHASSAGNOL. 1993,

176 pages .

A COMPANION TO ECONOMIC TRANSLATION, par P. GuivARC'H et C. FABRE. 1989, 2 5 6 pages .

TOURISM, L'ANGLAIS DU TOURISME, pa r V. HAMMOND et F. TIRELLI. 1989, 176 pages .

VISUAL ARTS, pa r A. DUBERNARD-LAURENT, M. GILLES, M. GUEDJ, G. KATZ-ROY, F. OGÉE,

Ch. PERRIN, F. TIRELLI-TARDIEU. 1988, 176 pages , 30 i l lust ra t ions.

LIRE ET TRADUIRE ANGLAIS-FRANÇAIS, par CI. DEMANUELLI et J. DEMANUELLI. 1991,

242 pages .

LA GRANDE-BRETAGNE AU XIX. SIÈCLE - T e c h n o l o g i e s e t m o d e s de vie, pa r M. DELECROIX et

M. ROSSELIN. 1991, 272 pages .

POUVOIR, CLASSES ET NATION EN GRANDE-BRETAGNE AU xixe SIÈCLE, pa r G. BONIFAS et

M. FARAUT. 1993, 256 pages .

VICTORIAN AND EDWARDIAN ENGLAND, pa r G. BONIFAS et M. FARAUT. 1994, 228 pages .

LE ROMAN BRITANNIQUE DU xixe SIÈCLE : MODERNISTES ET POSTMODERNES, pa r F. GALLIX.

1995, 184 pages .

KEY WORDS IN AMERICAN LIFE, pa r M. REZÉ et R. BOWEN. 1989, 3e édi t ion, 228 pages .

INTRODUCTION À LA VIE AMÉRICAINE, pa r M. REZÉ et R. BOWEN. 1991, 216 pages .

HOLLYWOOD ET LE RÊVE AMÉRICAIN - C i n é m a et idéo log ie , pa r A . -M. BIDAUD. 1994,

2 5 6 pages .

AMERICAN CULTURAL PATTERNS, pa r E .C. STEWART et M.J. BENNETT, c o m m e n t a t e u r

D. DUMORTIER. 1994, 192 pages .

Du même auteur

LETTERS TO A FRIEND : THE CORRESPONDANCE BETWEEN T.H. WHITE AND L.J. POTTS. New York : Putnam's, 1982. Gloucester : A. Sutton, 1984.

T .H. WHITE : AN ANNOTATED BIBLIOGRAPHY. New York and London : Garland, 1986.

CONTES ÉTRANGES ET HISTOIRES FANTASTIQUES DE T.H. WHITE. Paris : Publications de la Sorbonne, 1987.

SAKI : THE SEVEN CREAM JUGS AND OTHER SHORT STORIES. Paris : Le Livre de Poche, Lire en anglais, 1989.

PRATIQUE DE LA TRADUCTION : La Presse Économique : versions et thèmes anglais (avec Michael Walsh). Paris : Hachette Supérieur, 1991, nouvelle édition, 1993.

GHOST STORIES. Paris : Hatier, Lire en v.o., 1991. The British Press, Paris : Le Livre de Poche, Lire en anglais, 1993.

THE BRITISH PRESS. Paris : Le Livre de Poche, Lire en anglais, 1993.

LE PETIT OPHRYS : dictionnaire anglais-français (avec C. Bouscaren, J. Chevallet, A. Paquette). Paris : Ophrys, 1995.

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Collection « Langue et civilisation anglo-américaines »

sous la direction de Monique CHASSAGNOL

Professeur à l'université de Paris-X - Nont erre

Le roman britannique du XXe siècle :

modernistes et pos tmodernes

F r a n ç o i s G A L L I X

Professeur à l'université de Paris-IV - Sorbonne

MASSON

Paris Milan Barcelone

1995

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Ce logo a pour objet d'alerter le lecteur sur la menace que représente pour l'avenir de l'écrit, tout particulièrement dans le domaine universitaire, le développement massif du «photo- copillage». Cette pratique qui s'est généralisée, notamment dans les établissements d'enseignement, provoque une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement

est aujourd'hui menacée. Nous rappelons donc que la reproduction et la vente sans autorisation, ainsi que le recel, sont passibles de poursuites. Les demandes d'autorisation de photocopier doivent être adressées à l'éditeur ou au Centre français d'exploitation du droit de copie: 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris. Tél.: 43 26 95 35.

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@ Masson, Paris, 1995 ISBN : 2-225-84745-2

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Table des matières

Introduction 1

PARTIE 1 — LE MODERNISME 5

Introduction 7

1. Points de repère 7 n. Rupture des codes littéraires 9 III. Débuts du modernisme 10 IV. Des voix multiples 12

1. E.M. Forster (1879-1970) 17

I. L'écrivain de Cambridge 17 n. Motifs et thèmes forstériens 20 III. A Passage to India 22

2. Joseph Conrad (1857-1924) 29.

I. Lord Jim ; 29 n. Josef Korzeniowski 31 nI. L' écriture conradienne 33

3. D. H. Lawrence (1885-1930) 41

I. Fils de mineur 42 n. Lawrence visionnaire 46 Ill. Women in Love 49

4. Virginia Woolf (1882-1941) 57

I. Le bruit et la fureur 57 II. Écriture et expérimentations 60 III. To the Lighthouse 67

PARTIE 2 — LE POSTMODERNISME 73

Introduction 75

I. Du modernisme au postmodernisme ...................................................i 77 n. Le postmodernisme 79

1. Anthony Burgess (1917-1993) 91

I. Un enfant de la balle ............................................................................................... « 92

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II. Un écrivain multiforme 93 III. A Clockwork Orange 98

2. John Fowles 105

I. Le mage de Lyme Regis 105 II. Les méandres du «Godgame» 106 III. The French Lieutenant's Woman 109

3. Julian Barnes 121

I. L'univers barnesien 121 II. A History of the World in 10"2 Chapters 125 III. Julian Barnes alias Dan Kavanagh ....................................................................... 128

4. Graham Swift 133

I. Histoire/histoires 133 II. Récits swiftiens 134 III. Waterland 135

5. Martin Amis 151

I. Écrire dans un monde postnucléaire ....................................................................... 152 II. Historien de l'avenir 156 III. Money 157

Le mot de la fin 163

Œuvres citées 165

Bibliographie complémentaire 171

Index .............................................................................................................................. 173

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Introduction

« Les romans sont, pa r excellence, des machines à générer de l'interprétation. »

Umberto Eco, Apostille au Nom de la Rose, 1983, Grasset, 1985, 6

L 'object i f de ce livre est de donner un avant-goût et d 'offrir quelques pistes de lecture, rien ne pouvant remplacer le contact avec les textes eux-mêmes. C'est l 'une des raisons de l 'abondance des citations, dans l 'espoir que le lecteur, ainsi mis en appétit, voudra en savoir plus, comme Padma, l 'auditrice de Saleem Sinai, dans Midnight 's Children (Les enfants de minuit), 1981, de Salman Rushdie, qui voudrait bien que le conteur lui ouvre vite les trente pots de «pickles» contenant les trente années de la vie de Saleem mêlée à celle de l ' Inde (et même le pot vide qui renferme les mystères de l 'avenir).

Les lecteurs envisagés sont non seulement les étudiants — anglicistes, élèves préparant les concours des grandes écoles, ou non-spécialistes — mais aussi tous ceux qui, par simple curiosité, désirent faire le point sur le roman britannique contemporain.

Afin de leur faciliter le parcours — non nécessairement linéaire (le livre pouvant se prendre par tous les bouts, soit du début à la fin, soit en le feuilletant après avoir consulté l ' index alphabétique) — toutes les citations ont été traduites par l 'auteur, sauf dans de très rares cas où le nom du traducteur est alors indiqué.

Il s 'agit également de chercher à situer quelques romanciers britanniques par rapport aux nombreux courants littéraires qui ont suivi la grande rupture des codes réalistes constituée par le modernisme des années vingt. A cet effet, le premier chapitre donne un bref aperçu de l 'arrière-plan des grandes expériences modernistes qui ont bouleversé les techniques narratives et dont la stimulante influence continue à se faire sentir sur les écrivains britanniques contemporains. Il n 'est plus possible d 'écrire de la même façon après Women in Love (Femmes amoureuses) de D.H. Lawrence, Ulysse s de James Joyce, The Waste Land (La terre vaine) de T.S. Eliot, ou Mrs Dalloway de Virginia Woolf.

Dans le même esprit, le chapitre six tente de parvenir à une définition et de donner quelques caractéristiques de ce qui pourtant, selon certains, n'existe pas ou est très difficile à cerner : le postmodernisme dans le roman contemporain britannique.

Il a certes toujours été difficile de se faire une idée précise sur une littérature qui est en train de s'écrire et qui est en constante transformation. Le lecteur de ce livre, qui se prépare à effectuer un petit voyage dans le temps entre les années

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vingt et les années quatre-vingt-dix, avec de nombreuses ellipses, pourrait être comparé au spectateur de cinéma dont parle Salman Rushdie. Cet amateur d'images, placé trop près de l'écran a une vision qui, par manque de recul, n'est plus vraiment celle qui avait été proposée par le réalisateur :

«Suppose yourself in a large cinema, sitting at first in the back row, and gradually moving up, row by row, until your nose is almost pressed against the screen. Gradually the stars' faces dissolve into dancing grain; tiny details assume grotesque proportions; the illusion dissolves...»

Midnight's Children, 1981, 165-166

(Imaginez-vous être dans un grand cinéma, assis tout d'abord au dernier rang, puis vous avançant progressivement d'un rang à l'autre jusqu'à ce que votre nez soit presque contre l'écran. Graduellement, le visage des stars se dissout pour se transformer en des points qui dansent sur l'écran. Des détails minuscules prennent des proportions grotesques, l'illusion se dissout...)

Un peu comme dans une anthologie, un choix, inévitablement personnel, a été fait, d'une part en ce qui concerne les auteurs étudiés, et quant aux œuvres analy- sées. Certaines, par manque de place, ont simplement été citées, le lecteur pouvant alors faire ses propres recherches en fonction de ses gôuts et de ses besoins. La chronologie n'a pas été strictement respectée dans l'ordre des chapi- tres, c'est ainsi que Joseph Conrad est présenté avant E.M. Forster car les techniques narratives de l'auteur de Lord Jim semblent représenter un plus grand bouleversement des habitudes de lecture que celles de Forster, situé à la char- nière entre deux époques.

Chaque chapitre comporte un gros-plan sur une œuvre représentative de l'auteur, avec de nombreuses citations expliquées en contexte. Neuf romans font ainsi l'objet d'un «coup de zoom» :

Chapitre 1 (Ire partie) : E.M. Forster, A Passage to India (Route des Indes) Chapitre 2 (Ire partie) : Joseph Conrad, Lord Jim Chapitre 3 (lre partie) : D.H. Lawrence, Women in Love (Femmes amoureuses) Chapitre 4 (lre partie) : Virginia Woolf, To the Lighthouse (La promenade

au phare) Chapitre 1 (2e partie) : Anthony Burgess, A Clockwork Orange (L'orange

mécanique) Chapitre 2 (2e partie) : John Fowles, The French Lieutenant's Woman (Sarah

et le lieutenant français) Chapitre 3 (2e partie) : Julian Barnes, A History of the World in 101/2 Chapters

(Histoire du monde en 10 chapitres172) Chapitre 4 (2e partie) : Graham Swift, Waterland (Le pays des eaux)

Chapitre 5 (2e partie) : Martin Amis, Money (Money, Money)

Enfin, chaque chapitre se termine par un court extrait de l'œuvre, étudié en plan très rapproché, avec sa traduction suivie d'une esquisse de commentaire (microlecture) afin de faire pénétrer le lecteur un peu plus avant dans la réalité du texte et de l'inviter à lire l'œuvre entière.

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Le seul parti pris de ce livre a été de considérer les romans comme des œuvres d'art authentiques provoquant de multiples interprétations (<< un texte veut que quelqu'un l'aide à fonctionner», Umberto Eco, Lector in Fabula, 1979, 66), et les méditations les plus diverses, y compris sur le sens même de l'existence.

Changer ses habitudes, pour un nouveau lecteur complice devenu plus actif, est un acte de plaisir et de joie subtiles — en particulier grâce à un jeu avec les auteurs contemporains qui revendiquent l'intertextualité et la parodie tout en sachant utiliser verve, humour, dérision et ironie sans jamais trop se prendre au sérieux, même si les thèmes abordés le sont souvent.

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Le modernisme

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Introduction

La ligne de séparation historique entre l'époque victorienne et le début de la période moderne pourrait être fixée à 1890, année qui révéla les principaux signes de la remise en cause de l'empire britannique avec la guerre des Boers et l'évolu- tion des problèmes de la question d'Irlande (échec de Parnell en 1891) qui allaient se concrétiser par la guerre civile de 1921 dont les effets se font toujours sentir.

1. P o i n t s d e r e p è r e

Dans le domaine de la création artistique, le début de la grande rupture dans les arts qui marqua la fin du consensus du XIXe siècle, annonçant la naissance d'une ère nouvelle très riche en créativité, celle du modernisme, n'est pas aussi facile à déterminer et plusieurs dates peuvent être avancées.

Certains la situent en 1907, année de l'exposition de la toile cubiste de Picasso «Les demoiselles d'Avignon ». Cette œuvre semblait jeter un tel défi, dans sa modernité, aux normes héritées de la Renaissance italienne qu'elle fut difficile- ment acceptée, même parmi les amis personnels du peintre : Braque et Matisse (Jean-Louis Ferrier, Picasso - La déconstruction créatrice, 1993, 9-17).

D'autres voient en 1909, date de la publication de Portrait of a Lady par T.S. Eliot, le point de départ du modernisme. La fracture définitive fut manifeste- ment consacrée par le grand ébranlement de la Première Guerre mondiale qui mit fin au respect des institutions, remit en cause les valeurs et les idées établies — comme celle de la foi dans le progrès — et révéla au grand jour toutes les horreurs dont l'homme était capable. Dans Parade's End (La fin de la parade) (1924-1928), Ford Madox Ford parlera de l'apparition d'une «fente à travers la table de l'Histoire» et dans Kangaroo (1923), D.H. Lawrence écrira :

«It was in 1915 the old world ended.»

(C'est en 1915 que se termina l'ancien monde.)

Il est également révélateur que ceux qui regretteront l'apparition du moder- nisme dans les arts, comme les poètes des années 50 (« The Movement ») évoqueront avec nostalgie la période ayant précédé la Grande Guerre (voir par exemple le dernier vers du poème de Philip Larkin, « MCMXI » :

«Never such innocence again.»

(Jamais nous ne reverrons une telle innocence.)

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Le terme de «modernisme» pour désigner une nouvelle façon d'écrire, une littérature différente, existait déjà dès les années vingt. A Survey of Modernist Poetry (Aperçu de la poésie moderniste) sous la direction de Robert Graves, fut publié en 1927, mais il n'était guère utilisé à cette époque et il lui faudra beau- coup de temps, presque cinquante ans avant d'être définitivement adopté. Il s'agissait pour l'artiste, comme l'a écrit le poète Stephen Spender dans The Struggle of The Modern (La lutte des modernes) (1953), de «refléter une prise de conscience sans précédent d'une situation moderne dans ses formes et dans son langage».

Au cours d'une conférence à Cambridge en 1924, Virginia Woolf déclarait (Mr Bennett and Mr Brown) :

«On or about 1910 human nature changed.»

(Aux environs de 1910, la nature humaine a changé.)

En décembre 1910 (année où le roi Georges V, annonçant la fin d'une époque, succédait à Edouard VIII), avait eu lieu à Londres, dans les «Grafton Galleries », la première exposition postimpressionniste (la seconde aura lieu en 1912) organisée par Roger Fry, avec des toiles de Braque, Matisse, Picasso, Cézanne, Van Gogh, Derain. Cette exposition, qui fut l'objet de nombreuses controverses, marquait la fin de l'impressionnisme qui avait souvent été lié au naturalisme (dès 1868, Zola énumérait les peintres qui «suivaient la grande voie de la vérité»).

Dans le catalogue de l'exposition de 1912, Fry louait ce nouveau mouvement fondé par des artistes qui «ne cherchent pas à imiter la forme mais à créer la forme; non pas pour imiter la vie, mais pour trouver un équivalent à la vie» (Vision and Design, 1920; 1928, 237).

Fry précisait également que ce nouveau mouvement artistique était d'autant plus déconcertant qu'il impliquait une complète remise en cause de la finalité et des méthodes des arts picturaux et plastiques. La même observation aurait très bien pu s'appliquer au roman. Après cette exposition, le romancier victorien Arnold Bennett déclara que s'il avait été plus jeune, il aurait remanié toute son œuvre depuis le début.

Dans sa critique très élogieuse de Ulysses de Joyce — Ulysses, Order and Myth (Ulysse, ordre et mythe), The Dial, nov. 1923 — T.S. Eliot déclarait :

«The novel ended with Flaubert and Henry James.»

(Le roman s'est terminé avec Flaubert et avec Henry James.)

Le poète n'annonçait pas encore véritablement la mort du roman mais plutôt la naissance d'une nouvelle forme de création littéraire telle que celle que venait d'inaugurer Joyce. D'ailleurs, dès 1860, Manet n'avait-il pas écrit : «Il faut être de son temps»?; Rimbaud affirma : «Il faut absolument être moderne» et le poète américain Ezra Pound rédigea un pamphlet dans les années trente intitulé Make it New (Innovez en tout!). C'est donc la période 1910-1930 qui est généra- lement considérée comme celle du modernisme.

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II. R u p t u r e d e s c o d e s l i t t é r a i r e s

Un certain nombre d'ouvrages non littéraires eurent une influence considérable sur les écrivains de ces deux décennies et furent suivis de nombreuses applications dans l'élaboration de nouvelles techniques littéraires appliquées au roman.

En 1848, Marx et Engels avaient publié Le manifeste communiste qui annon- çait l'émergence du prolétariat et exposait les termes d'une approche matérialiste et révolutionnaire de l'Histoire, dont les retentissements allaient dépasser le simple domaine politique. L'année suivante, Charles Darwin, dans The Origin of Species (L'origine des espèces), remettait en cause la théorie de la création selon le dogme accepté par le christianisme et par l'Église, bouleversant ainsi les croyances religieuses de sa génération et des suivantes.

En 1890, William James publia Principles of Psychology (Les principes de la psychologie), où il décrivait la réalité non pas comme une suite de faits intangi- bles mais comme une vue subjective de la conscience — ce que son frère Henry, souvent considéré comme l'un des grands précurseurs du modernisme, illustra dans ses derniers romans.

C'est en 1900 que Freud publia L'interprétation des rêves. Il mettait en évidence le rôle de l'inconscient et de l'irrationnel dans la vie mentale de l'homme. Jung développa les applications de la libre association des idées, qui devint l'un des fondements de la psychanalyse et qui trouva de multiples applica- tions dans la littérature moderne avec le développement du monologue intérieur et du courant de conscience (stream of consciousness) ainsi que chez les surréa- listes avec, en particulier, l'écriture automatique.

Henri Bergson privilégia le rôle de l'intuition par rapport à la raison et montra l'importance de la mémoire et du temps intérieur dans notre vision de la réalité. Dans son Essai sur les données de la conscience (1889), Bergson faisait une distinction essentielle entre le temps vécu et le temps spacialisé mesuré par les horloges et utilisé par la science. Cet aspect essentiel dans la composition de tout texte allait s'en trouver renforcé et l'utilisation d'un récit chronologiquement linéaire allait souvent être abandonnée pour céder la place aux ruptures tempo- relles les plus novatrices.

Deux autres ouvrages eurent une très forte influence sur les écrivains moder- nistes : The Golden Bough (Le rameau d'or) de Sir James Frazer (12 volumes publiés entre 1890 et 1915) dans lesquels l'anthropologue écossais analysait le passage de l'homme de la pensée rituelle et magique à la religion puis à la philosophie scien- tifique qui semblait donc avoir définitivement pris la place de cette dernière.

Dans son ouvrage très imprégné de pessimisme, Decline of the West (Le déclin de l'Occident) 1916-1920, le philosophe allemand Oswald Spengler refusait tout progrès à l'Histoire et annonçait les ultimes étapes de la décadence de la culture de l'Occident en affirmant que chaque société traversait les mêmes phases évolu- tive que l'homme : son enfance, sa jeunesse, sa maturité et sa vieillesse.

Enfin, ce que beaucoup avaient retenu de la théorie de la relativité d'Einstein dont les écrits furent publiés dès 1905, c'était principalement que tous les points de vue étaient nécessairement personnels, que le temps était mesuré différem- ment par chacun et qu'il ne pouvait pas vraiment y avoir de connaissance totale

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d'une chose en soi — ce que Stendhal avait déjà perçu en soulignant qu'il était impossible de voir à la fois les deux côtés d'une orange. Après Einstein, les notions de réalité absolue et de vérité totale furent définitivement remises en cause et les retentissements sur la littérature furent sans fin.

Ferdinand de Saussure, dans son Cours de linguistique générale, publié en 1916, montrait que tout langage était nécessairement arbitraire et qu'une diffé- rence essentielle devait être respectée entre les mots et les choses, semant ainsi le doute sur la possibilité de dire et d'écrire le réel.

Dans le domaine de la physique, les nouvelles découvertes tendaient à montrer que les lois régissant les trajectoires des particules ne pouvaient être parfaitement fiables et que le hasard semblait régner en maître, même dans les sciences dites exactes. En 1927, Heisenberg démontrait qu'aucun calcul ne pouvait donner avec précision la position et la vitesse d'une particule, instituant ce que l'on appellera «le principe d'incertitude» pendant que Simon Kipman affirmait que cette imprécision résidait dans la nature même des particules.

Quant au cinéma, dans les années vingt, il utilisait une caméra de plus en plus mobile et multipliait les points de vue, ce que Gide exploitera également dans Les faux monnayeurs, roman publié en 1925.

III. D é b u t s d u m o d e r n i s m e

Le grand tournant irréversible de la révolution moderniste dans l'écriture peut être très commodément situé en 1922, date de publication de deux textes fonda- teurs du modernisme britannnique : Ulysses de James Joyce et le grand poème de T.S. Eliot, The Waste Land (La terre vaine), qui allait, pour la poésie, jouer un rôle comparable à celui du Sacre du printemps (1913) de Stravinski pour la musique.

Eliot avait accueilli Ulysses en le qualifiant «d'immense panorama de la futi- lité et de l'anarchie qui constituent l'histoire contemporaine» et en parlant de son auteur comme de « l'homme qui a tué le XIXe siècle ». 1922, c'est aussi la date de la mort de Proust et de la première traduction en anglais de A la recherche du temps perdu (Remembrance of Things Past). L'année suivante, Hitler écrivait Me in Kampf

Il semblait en fait y avoir deux possibilités bien différentes d'envisager l'écriture du roman. Un courant réaliste cherchait à reproduire le plus fidèlement possible une tranche de vie, calquant l'Histoire et imitant les préoccupations morales et sociales de l'homme en tant qu'individu, dans des romans avec des personnages bien définis dans des décors parfaitement plantés selon une intrigue clairement construite menant à un dénouement attendu et souvent rassurant (happy end).

Le XIXe siècle avait, en effet, été la grande époque du roman avec des œuvres bâties selon un ordre chronologique linéaire cohérent et des personnages vivant à l'intérieur d'une société où chacun demeurait plus ou moins à sa place.

Il y avait également dans le roman réaliste un contrat tacite, un pacte narratif entre le romancier et son lecteur leur permettant de se réjouir l'un et l'autre de retrouver dans le texte l'illusion de la réalité de la vie. C'est ainsi que Sir Walter Scott vantait les mérites du roman de Jane Austen, Emma (1815) en ces termes :

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[Jane Austen possède] «l'art de copier la nature telle qu'elle existe réelle- ment dans la vie de tous les jours, et de présenter au lecteur, au lieu des scènes merveilleuses d'un monde imaginaire, une exacte et parfaite repré- sentation de ce qui se passe quotidiennement autour de lui ».

Ce même critère d'authenticité quasi photographique pouvait s'appliquer à d'autres romanciers victoriens comme Thackeray, Trollope, Mrs Gaskell et George Eliot, mais moins à Charles Dickens qui utilisait plus volontiers les tech- niques et les ressources du mélodrame et des coïncidences que ses contemporains. De la même façon, romanciers et lecteurs partageaient le même point de vue moral sur la condition de l'homme. Le roman réaliste pouvait ainsi sembler parfois à certains comme moralisateur, conventionnel et bourgeois. Ceux qui, comme Thomas Hardy (Tess of The d'Urbervilles, 1891, Jude the Obscure, 1896), tentaient d'exposer un point de vue différent, étaient très criti- qués dans la presse de l'époque.

Le modernisme se plaça immédiatement en retrait par rapport au réalisme en créant une fiction plus tournée vers elle-même et c'est Henry James qui fut l'un des premiers à remettre en question les critères littéraires victoriens en multi- pliant les points de vue qui soulignent l'incertitude et en montrant que la vie était, en fait, bien plus complexe que dans certains romans réalistes.

Le modernisme fut également l'objet de joutes littéraires célèbres — Henry James contre H.G. Wells, D.H. Lawrence contre John Galsworthy, Virginia Woolf contre Arnold Bennett — auxquelles il est possible d'ajouter, en quelque sorte à titre posthume, le Contre Sainte-Beuve de Proust. Dans une conférence mémorable à Cambridge en 1924, intitulée «Mr Bennett and Mrs Brown », Virginia Woolf s'était attaquée très vigoureusement aux conventions du roman réaliste de la période victorienne et édouardienne dont elle souhaitait la fin (voir p. 69). Elle reprochait à ses contemporains bien établis, Arnold Bennett, H.G.Wells et John Galsworthy, d'être des écrivains matérialistes sans véritable vision intérieure et ne produisant que des documents constatant l'état de la société (social documents) :

«We go on perseveringly, conscientiously, constructing our two and thirty chapters after a design which more and more ceases to resemble the vision in our minds. The writer seems constrained... to provide a plot, to provide comedy, tragedy, love interest, and an air of probability, embalming the whole so impeccably that if all his figures were to come to life they would find themselves dressed down to the last button of their coats in the fashion of the hour... Is life like this? Must novels be like this?»

(Nous continuons avec persévérance, consciencieusement, à composer nos trente-deux chapitres selon un motif qui de plus en plus cesse de ressembler à la vision que nous avons dans notre esprit. L'écrivain semble se croire obligé (...) de fournir une intrigue, de fournir de la comédie, de la tragédie, de l'amour, et une apparence de plausibilité qui enrobe le tout si impecca- blement que si toutes ses silhouettes prenaient vie, elles se retrouveraient habillées jusqu'au dernier bouton de leurs guêtres à la toute dernière mode. (...) La vie est-elle ainsi? Est-ce ainsi que doivent être les romans?)

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Golden Notebook (The), 81, 118 Golding (William), 83, 94, 153 Goodbye to Berlin, 77 Grand Meaulnes (The), 108 Grant (Duncan), 59 Grass (Günter), 83 Graves (Robert), 8 Great Expectations, 108 Great Tradition (The), 42 Greene (Graham), 35, 77, 91, 99, 102, 105,

128, 156 Griegson (John), 77 Gross (Otto), 46 Guardian (The), 135 Guernica, 54 Guerre du feu (La), 97 Guiloineau (Jean), 122 Gulliver's Travels, 163

H

Habinger Harvest, 19 Hall (Radclyffe), 19, 62 Hamlet and his Problems, 14 Hardy (Thomas), 11, 52, 69, 110, 111, 112,

114, 118, 140 Hawker (Terence), 87 Hawkes (John), 83 Heart of Darkness, 31, 32, 34, 35, 36 Heisenberg (Werner), 10 Hemingway (Ernest Miller), 102 Here Comes Everybody, 96 Hereward the Wake, 139, 143 High Wind in Jamaica (A), 152 Highbrow literature, 76, 84 Hill of Devi (The), 19 Himmler (Heinrich), 102 History Man (The), 82, 141, 159 History of the World in 101/2 Chapters (A),

125-128

History of Tom Jones, afoundling (The), 125 Hitler (Adolf), 10, 57, 149 Hobbes (Thomas), 94 Hollow men (The), 34 Homage to Qwert Yuiop, 91 Hommes de bonne volonté (Les), 64 Honey for the Bear , 94 Hôtel du lac, 82 Hours (The), 60 How far Can You go ?, 82, 159

How it strikes a Contemporary, 69 Howards End, 21 Hurry on Down, 78 Huxley (Aldous), 17, 20, 42, 45, 94, 99

1

Illywhacker, 83 In a Summer Season, 82 In Patagonia, 82 Inheritors (The), 33 Inside Mr Enderby, 93, 94, 96 Insight at Flame Lake, 153 Insuppportable légèreté de l'être (L'), 83 Intellectuals and the Masses (The), 76 Intermediate Sex (The), 18 Interprétation des rêves (L'), 9 Intertextualité, 84, 163 Invasion of the Space Invaders, 152 Irons (Jeremy), 117, 135 Isabelle, 37 Isherwood (Christopher), 77 Ishiguro (Kazuo), 89 Isis Unveiled, 46

J

Jacob's Room, 60, 63, 64 Jacques le Fataliste, 83, 86, 129 James (Henry), 8, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 30,

37, 42, 58, 60, 64, 65, 78, 96, 108 James (William), 9, 65, 85 Jennings (Humphrey), 77 Jesus and the Love Game, 92 Jésus de Nazareth, 92 John Thomas and Lady Jane, 52 Joyce (James), 1, 8, 10, 12, 14, 15, 16, 21,

66, 69, 75, 85, 92, 96, 97, 101, 156, 163 Jude the Obscure, 11 Jung (Carl Gustav), 9, 46 Jyllenhaal (Stephen), 135

K

Kafka (Franz), 153 Kampf (Mein), 10 Kangaroo, 7, 45, 49, 51 Kapital (Das), 111 Karl (Frederick R.), 32 Kavanagh (Dan), 128 Kavanagh (Pat), 129

Page 20: Le roman britannique

Kell (Joseph), 93 Kelly (Lionel), 125 Kerman (Alvin), 164 Kermode (Frank), 80 Kew Gardens, 60, 63 Keynes (Maynard), 18, 59 Kim, 23 Kingsley (Charles), 139, 143 Kipling (Rudyard), 23 Kipman (Simon), 10 Koff d'Amico (Géraldine), 153, 154, 155 Kotelianski, 45 Kubrick (Stanley), 98, 101 Kundera (Milan), 83 Kureishi (Hanif), 89 Kusturica (Emir), 79

L

La jalousie, 79 La modification, 79 Lacan (Jacques), 79 Lady Chatterley's Lover, 19, 45, 50, 52 Lady into Fox, 59 Larkin (Philip), 7, 78, 121, 156 Las Vergnas (Raymond), 61, 124, 125 Last Poems, 44 Lauriers sont coupés (Les), 64 Lavergne (Philippe), 75 Lawrence (D.H.), 1,7, 11, 17, 18, 19, 20, 21,

41-55, 76, 86, 92, 118 Learning to swim, and other stories, 134 Leavis (F.R.), 16, 42, 76 Lector in Fabula, 3, 114 Lee (Ann), 109 Lee (Hermione), 68 Left Book Club, 77 Légendes arthuriennes, 144 Lehman (Rosamund), 82 Lennon (John), 156 Lessing (Doris), 81, 118, 128 Lewis (Wyndham), 16 Leyris (Pierre), 13 Life to Come (The), 19 Lingard (Jim), 29 Linné (Carl von), 149 Literature Matters, 164 Literature of exhaustion, 76, 163 Little Englanders, 78 Little Review (The), 69

Lively (Penelope), 83, 85 Lodge (David), 53, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 87,

88, 110, 118, 123, 159 Lolita, 76 London Fields, 154 London is a Muddle, 24 London Review of Books, 152 Loneliness of the Long Distance Runner

(The), 78 Longest Journey (The), 17, 20 Look Back in Anger, 78 Look! We have come through!, 50 Lord Jim, 2, 21, 29-31,34,36 36 Lord Mountbatten, 23 Lord of the Flies, 94 Loss of the Titanic (The), 128 Loubat-Delranc (Philippe), 129 Louis XVI, 147 Love 's Corning of Age, 46 Lowry (Malcolm), 76 Luchan (Mrs Dodge), 45 Lucky Jim, 78, 151 Lyotard (Jean- François), 79

M

Macbeth, 57 Macmillan (Harold), 78 Madame Bovary, 15 Madge (Charles), 77 Madonna, 156 Maggot (A), 85, 106, 109 Magic Realism, 83 Magic Wheel (The), 134 Magus (The), 88, 105, 106 Mailer (Norman), 82, 152 Mainstream literature, 83 Make it New, 8 Malraux (André), 35 Man of Nazareth, 92 Manet (Edouard), 8 Manifeste communiste (Le), 9 Manifesto, 50 Mansfield (Katherine), 45, 51, 60 Mantissa, 108 Manual of Free Masonry (The), 93 Marinetti (Filippo), 47 Mark on the Wall (The), 60 Martin (Daniel), 105, 108 Marx (Karl), 9, 110, 111, 114