LE DEVELOPPEMENT DES LANGUES ANDINES ET LA …
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LE DEVELOPPEMENT DES LANGUES ANDINESET LA FORMATION LINGUISTIQUE ARU CHEZ
LES NAZCAOscar Daniel Llanos Jacinto
To cite this version:Oscar Daniel Llanos Jacinto. LE DEVELOPPEMENT DES LANGUES ANDINES ET LA FOR-MATION LINGUISTIQUE ARU CHEZ LES NAZCA. British Archaeological Reports InternationalSeries. Le bassin du Rio Grande de Nazca, Pérou: archéologie d’un État andin 200 av. J.-C.-650 ap.J.-C., Archaeopress, pp.117-138, 2009, BAR international series. �halshs-00808547�
OSCAR DANIEL LLANOS JACINTO
116
Chapitre VI
LE DEVELOPPEMENT DES LANGUES ANDINES ET LA FORMATION LINGUISTIQUE ARU
CHEZ LES NAZCA
Les langues andines au XVIe siècle et au XVII
e
siècle
Les chroniques de la conquête du Pérou, ainsi que divers
registres coloniaux du XVIe et XVII
e siècle, nous
informent de l'existence d'une notable diversité de
langues dans les Andes centrales. Parmi ces langues,
dominaient par ordre décroissant le quechua, l'aymara, le
puquina, le mochica et le quingnam. C’est grâce à ces
langues que les Etats les plus puissants de cette époque se
sont développés. Ainsi au XVIe siècle la langue quechua
était celle qui détenait le plus fort dynamisme politique
et commercial sous la protection de l’empire Inca1.
Parmi les langues parlées dans les Andes du Nord, en
partant des zones équatoriennes2, on parlait le barbacoa,
apparenté selon Beuchat et Rivet (1910) à la famille
macro Chibcha alors que pour Torero (2002) et Fabre
(1998), il s’agissait d’une branche indépendante. Selon
Torero (2002), le barbacoa était d’une part formé par des
dialectes tels que le pasto et le cuaquier qui étaient
parlés dans le sud de la Colombie, et d'autre part, par les
langues kara ou otavalo, le cayapa et le colorado, qui
allaient envahir le nord de l'actuel Equateur. Une autre
langue de la région équatorienne, le panzaleo ou kito
selon Paz et Miño (1941), avait cours dans l’actuelle
province de Quito. Cette langue selon Torero (2002),
n’est pas recensée dans la classification linguistique. Il y
eut aussi les langues puruguay au nord et cañar au sud,
probablement apparentées (Paz et Miño, 1941), mais
également inclassables. On les parlait dans le sud de
l’Equateur, où les Incas fondèrent la grande cité de
Tumibamba. La langue palta apparentée selon certaines
sources à la famille jíbaro, s’est développée
conjointement avec les populations Cañar (Torero, 2002).
Dans toute cette région équatorienne, on observa aussi
l’expansion d’enclaves quechuas.
Dans les vallées de la côte nord du Pérou (le nord du
département de Piura) se pratiquait le tallan3. Cette
langue était formée de deux dialectes principaux, le
premier appelé colan se serait développé dans la baie de
1 Cieza de León qui parcourut les Andes entre 1548 et 1550 raconte
qu’à cette époque, les populations connaissaient et parlaient la langue
quechua, sur une étendue territoriale de plus de 1200 lieux, en même temps que leurs propres langues, si nombreuses, si variées que si l’on
avait voulu les écrire, personne n’aurait pu le croire. “......se sabia y
usaba una lengua [quechua] en mas de mil y doscientas leguas y aunque esta lengua se usaba todos hablaban las suyas que son tantas
que si lo escribiese no lo creerían......” (Cieza de León, [1553] 1985:
72). 2 Pour une vision genérale des langues préhispaniques de l’Equateur,
voir “Las agrupaciones y lenguas indígenas del Ecuador” de Luis T.
Paz et Miño, 1961. 3 Cabello de Balboa [1586] 1951: 326, 467) nous informe que les
habitants des vallées Poechos, sur les rives du Chira, et ceux de
Tangarará, ainsi que les habitants de Piura et Catacaos se classaient comme Tallanes.
Paita et dans la basse vallée de La Chira, le second
nommé catacaos, régnait dans les vallées moyennes de
La Chira et de Piura. Une autre langue, le sec ou
sechura4, indépendante mais interpénétrée par le tallan,
était parlée dans toute la basse vallée de Piura et dans le
désert de Sechura (au sud du département de Piura). La
langue olmo5 apparentée à la langue sec, avait pour aire
de développement, les territoires intérieurs, entre le désert
du littoral de Sechura et les premiers contreforts de la
sierra (le nord du département de Lambayeque). La
langue muchic ou mochica6, appelée aussi yunga, bien
documentée durant la période coloniale, était
indépendante et différente des précédentes. Elle s’était
répandue tout au long des vallées de La Leche, Reque,
Zaña (département de Lambayeque) et Jequetepeque,
jusqu'à la zone de Pacasmayo (au nord du département de
La Libertad). Il est très probable que cette langue, durant
la première époque des développements régionaux, ait été
la langue principale de la civilisation Mochica.
La langue quingnam7 différente du muchic, possédait
aussi un dialecte appelé “la pescadora”, qui était parlé
par les commerçants et les pêcheurs de la côte. Cette
langue était employée depuis Pacasmayo, sur les côtes
des départements de La Libertad, d’Ancash jusque dans
la vallée de Huarmey, et elle parvint même jusqu’à la
vallée de Fortaleza, à l'extrême nord du département de
Lima. Elle existait parallèlement à la langue mochica,
avec laquelle elle eut de multiples contacts. Le quingnam
aurait été la langue dominante de ce que l'on appelait
l'empire Chimu conquis par les Incas8. Cet empire, avait
investi un vaste territoire, s’étendant depuis la côte nord,
du département de Tumbes jusqu'à la vallée de Fortaleza
à Lima, incorporant ainsi les langues des côtes
précédemment nommées. Cependant, à des périodes
antérieures, durant l'époque Mochica, elle devait occuper
une place importante avec le muchic, comme groupe
linguistique à l’intérieur de la sphère politique Mochica.
Des linguistes, comme Loukotka (1935) et Castellvi
(1958), émirent la thèse que sur la côte nord du Pérou et
la côte sud de l'Equateur, s'était développée une famille
4 Calancha ([1639] 1976 : 1235) et Martinez de Compañon (1978: t. II,
fol. IV), mentionnent le sec ou sechura comme l’une des langues des
côtes de Piura. 5 Cabello de Balboa ([1586] 1951: 219) précise que les populations de
Olmos avaient inventé de nombreux mots afin que leur langue ne
puisse être comprise par les autres groupes. 6 Langue amplement répertoriée par divers chroniqueurs. L’œuvre de
Carrera Daza (1644) Arte de la Lengua Yunga de los valles del obispado
de Trujillo del Perú, est considérée comme le meilleur témoignage de la langue mochica. 7 Désignée par Calancha ([1639] 1976 : 1235), comme la langue des
vallées de Trujillo. 8 Calancha (Ibid.) a désigné le quingnam comme la langue du cacique
el Chimo qui conquit depuis Trujillo plusieurs vallées côtières, Paita,
Tumbes, Paramonga, Pacasmayo, et d’autres territoires jusqu'à Lima.
CHAPITRE VI. LE DEVELOPPEMENT DES LANGUES ANDINES
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linguistique appelée chimu-purahá9-mochica. Ce qui,
avec les termes que nous utilisons, peut se décrire comme
la famille quingnam-puruguay-mochica, qui incluait aussi
le cañar (Rojas et Bravo, 1989 : 37). Une grande partie
de cette classification se fonde sur de supposées
ressemblances phonétiques entre les langues déjà
nommées. Une systématisation qui n'est plus admise de
nos jours mais néanmoins, qui montre que ces similitudes
étaient probablement dues à la coexistence de ces
langues, depuis des époques très anciennes.
Dans le bassin de Jaén, derrière la cordillère nord
péruvienne, les fouilles archéologiques ont mis au jour
des sites très anciens qui dateraient de 1000 ans av. J.-C.
(Shady, 1987). En effet dans cette région, l’œuvre
anonyme “Relación de la tierra de Jaén” (1570), nous
révèle qu’une langue appelée le patagon (aujourd'hui
éteinte), se développa précisément sur les territoires où
s'effectua la première fondation de la ville de Jaén. Cette
langue, sur laquelle on possède très peu de données a été
classée comme langue caribe (Rivet, 1934 : 246). Une
autre langue de la région disparue elle aussi, a été appelée
vagua (Diego de Palomino, [1549], 1965 : 187-188),
parlée dans la vallée de Bagua. Elle a été décrite comme
différente du patagon selon la Relación de la tierra de
Jaén (Anonimo, [1570] 1965 : 144). Rivet (1934),
discerne une similitude entre le vagua et le patagon et
enfin de compte son appartenance à la famille caribe,
malgré des données insuffisantes sur cette langue.
D’autres registres du XVIe siècle, signalent aussi
l'existence d'autres langues, telles que le palta, le cañar
et le malacato, qui étaient compréhensibles entre elles
(Salina Loyola, [1571] 1965 : 301). Comme nous l'avons
déjà vu, la langue palta et le cañar étaient aussi
implantées en Equateur. On peut citer d’autres langues
disparues répertoriées dans cette région, comme le
llanque, le tabancal et le copallan (Anónimo, [1570]
1965 : 144-145). Cependant le peu de données
linguistiques rend difficile leur classement. Dans la
Relación de la tierra de Jaén, est décrite aussi une langue
appelée chirino, différente de la langue palta (Ibid. :143).
Le chirino a été classé à l'intérieur de la famille
linguistique candoshi (Rivet, 1934: 246). La dernière
langue répertoriée est le sacata considéré comme
différent des précédentes (Anónimo, [1570] 1965 : 145).
Cette langue a été classée à l'intérieur de la famille
arahuac (Torero, 2002: 293). Nous pouvons donc
conclure que le sacata est une sorte de prolongement de
l'arahuac amazonien vers l'occident Andin.
Si l’on quitte les régions de Jaén, on peut citer d'autres
idiomes très différents de ceux identifiés auparavant,
comme le cipicatona et le maynas (Salinas Loyola,
[1557] 1965: 201, 206, 213). Sur la base d'une analyse
phonétique et d'une association historique des données
existantes de la langue maynas, on a déduit que cette
langue aurait eu une origine tupi (Torero, 2002 : 283). Il
est important de signaler que quelques unes de ces zones
9 La langue puruhá ou puruguay, se développa dans les provinces
équatoriennes de Bolivar et Chimborazo. Il en reste peu de mots (Voir Paz et Miño, 1942).
de Jaén sont occupées aujourd'hui par des populations
jíbaros, qui seraient descendues du nord pour s’installer
dans les territoires abandonnés par les populations
Cipicatona et Maynas, conséquence du processus des
reducciones de leurs populations, imposé par le
catholicisme espagnol.
Au sud du bassin de Jaén, les chroniques précisaient que
la langue quechua était bien implantée. Cependant
l'analyse toponymique réalisée par Torero (2002) dans
ces zones, a permis d’identifier des langues antérieures au
quechua et de reconstruire leurs probables aires de
diffusion. Ces langues, passèrent peut-être inaperçues
durant l'époque de la conquête, soit parce que les
locuteurs étaient peu nombreux, soit parce qu’elles
étaient déjà éteintes à cette époque. Parmi ces langues, on
dénombre le den, pratiqué à l'est du département de
Lambayeque et à l'ouest du département de Cajamarca,
accolé ainsi aux territoires de langue mochica et en partie
au quingnam. Une autre langue a été identifiée, le cat.
Elle était répandue dans les régions orientales semi
forestières du département de Cajamarca, et à l'est des
territoires de la langue den. Cette langue selon Torero
pourrait être plus ancienne que le den et avoir été
éliminée par celle-ci, ou par le culle, mais surtout par le
quechua. Cependant la toponymie cat, semble avoir
quelque ressemblance phonétique avec quelques langues
encore parlées en Equateur comme le puruguay et le
cañar (Torero, 2002 : 372). Nous pouvons donc en
déduire que le cat a été une langue très étendue, mais peu
à peu éliminée du Pérou par les autres langues
contemporaines, et dont il ne resterait que des traces
toponymiques. Une autre langue, le chacha, idiome de la
société des Chachapoyas conquis par les Incas, occupait
les provinces sud de l'actuel département de Amazonas.
A l'arrivée des espagnols, cet idiome avait déjà à moitié
disparu ou peut-être fut-il débordé par le quechua, ce
dernier étant imprégné phonétiquement par le chacha
(Ibid. : 264).
Dans la sierra, à l'est du territoire de la langue quingnam,
les registres du XVIe siècle mentionnent l'existence d'une
langue nommée guamachuco (San Pedro et Canto, 1918)
mais qui devait s’appeler au XVIIe culle (Ramos
Cabredo, 1950). Selon une autre source la langue culle
était encore parlée durant le XVIIe siècle (Zevallos, 1948
: 118). Grâce à sa position géographique le culle aurait
maintenu durant la période coloniale une coexistence
avec le quechua et l'espagnol, et son dynamisme nous a
laissé des toponymes hybrides dans sa région de
développement. Il apparaît donc que cette langue, à une
époque antérieure à la conquête, coexistait dans le sud
avec le quechua, tout en conservant son indépendance,
mais également avec les langues den et cat au nord et la
langue cholona à l’est. Précisément cette langue a occupé
les zones des territoires frontaliers des actuels
départements de Cajamarca, La Libertad et Ancash.
Torero (2002) trouve des toponymies d'origine culle sur
la côte de Puerto Salaverry (La Libertad), et même en
Amazonie, près de l'affluent du río Marañon, entre les
départements de Cajamarca, La Libertad et Huanuco.
A l'est des territoires de langue culle, entre le bassin du
LE BASSIN DU RIO GRANDE DE NAZCA, PEROU : ARCHEOLOGIE D’UN ETAT ANDIN OSCAR DANIEL LLANOS JACINTO
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Marañon et de l'Ucayali, qui traversent les régions du
département de Huanuco, Ancash, La Libertad et
Cajamarca, grâce aux sources espagnoles on a répertorié
dès la fin du XVIème siècle l'existence d'une langue
appelée cholona (Mata, 1748 ; Mogrovejo, 1920). Cette
langue, dont les derniers locuteurs vécurent jusqu’en
1950, du fait de sa situation géographique, aurait eu un
contact presque millénaire vers l'ouest, avec les langues
quechua, culle, chacha, den et cat et vers l'est, avec les
familles linguistiques amazoniennes pano et arahuac,
jouant ainsi un rôle de langue intermédiaire, entre les
sociétés andines et les sociétés des forêts amazoniennes.
Sur la côte et dans la sierra centrales, de même que sur la
côte sud, et à un moindre degré dans les zones entourant
le lac Titicaca, la langue quechua10
s’était très bien
développée et englobait plusieurs dialectes. Parmi ceux-
ci, on trouvait le huayhuash qui s'étendait dans la
sierra d’Ancash, la sierra nord de Lima, la sierra de
Huanuco, Cerro de Pasco et Junín, ainsi que la sierra
située entre les départements d’Ica et de Huancavelica.
Au delà de ces territoires se pratiquait le dialecte quechua
yungay réparti sur la côte et dans la sierra occidentale,
faisant partie de l’étage écologique de la yunga maritime.
Le yungay se composait à son tour de deux variantes : le
quechua limay et le quechua chinchay. La branche limay
dont le foyer est la yunga maritime de Lima, occupait un
espace discontinu, composé d’enclaves, atteignant la
sierra nord de La Libertad et de Cajamarca. Au contraire,
la branche chinchay plus dynamique, à l'arrivée des
espagnols, avait réussi un développement régional
presque uniforme. Au sud, le quechua chinchay atteignit
les côtes du département d’Ica et d’Arequipa, se
prolongeant vers l'intérieur, dans la sierra des
départements d’Ayacucho, Huancavelica, Apurimac,
Cuzco et quelques régions de l'altiplano de Puno, en
Bolivie, il gagna Cochabamba, Sucre et Potosí pour
arriver au nord de l’Argentine (Tucuman, Catamarca et
Santiago de Estero). Dans toutes ces régions, le quechua
s'opposait de façon singulière aux divers dialectes aru qui
l’influencèrent cependant sur le plan phonétique. Le
quechua chinchay avait réussi à s'étendre dans la sierra
nord orientale du Pérou et certaines régions de la forêt
haute tropicale péruvienne, en se propageant jusqu’aux
sierras de l'Equateur et du sud Colombien.
Une autre langue importante, l'aru11
, s’était répandue dans
la sierra centrale et septentrionale, et s’était développée
aussi sous la forme de plusieurs dialectes. Durant la
conquête espagnole, la zone où dominait l’aru, d'après les
données des chroniqueurs concernait les régions du
dialecte aru-aymara dans la sierra d’Arequipa, Puno, le
bassin du lac Titicaca, mais aussi les lacs Poopó et
10 Pour l'étude de cette langue voir les travaux d’Alfredo Torero, en
particulier El quechua y la historia social andina (1974). 11 Le terme aru a été utilisé de manière opérationnelle par Torero
(2002), pour englober les divers dialectes apparentés génétiquement.
Parmi ces derniers dominent le cauqui/jaqaru, l’aymara de l'altiplano et ceux que l'on nomme les huahuasimis aujourd'hui disparus. Même si
Torero ne le signale pas, le terme aru dans ces dialectes exprime l'action
de converser ou parler, par exemple arusch en cauqui/jaqaru et aruchaña en aymara de l'altiplano.
Copaisa, et se prolongeait jusqu'à la Paz, Oruro et Potosí
en Bolivie. Ce contexte est presque semblable à celui
aujourd'hui. Dans ces régions l’aru- aymara avait
supplanté la langue puquina.
D'autres dialectes aru, ont été répertoriées à la fin du
XVIe siècle, à Huarochirí et à Yauyos (sierra de Lima),
sans noms précis, mentionnés comme langue locales
différentes du quechua selon les données du prêtre
Alonso de Bárcena12
. Tello (1979) avait remarqué la
nette différence entre cette langue de la sierra de Lima et
le quechua, la désignant par les termes de akaro ou
cauqui. Tandis que Martha Hardman (1975), considérait
que le dialecte aru de la zone de Cachuy appartenait au
cauqui et celui de la région de Tupe relevait du jaqaru13
.
De la même façon Hardman est convaincue que les deux
dialectes étaient étroitement apparentés à l'aymara du
haut plateau et donc, faisaient partie de la même famille
linguistique. D'après Torero (2002 : 111), le cauqui
comme le jaqaru procèdent du même dialecte aru de
Huarochirí, et leurs différences sont dues à des
particularités locales, en conséquence on peut les
identifier comme un dialecte unique aru nommé
cauqui/jaqaru14
.
Le cauqui/jaqaru, régnait dans la sierra des provinces de
Lima, de Huarochirí, de Yauyos, de Canta et Cañete, et
celle de Castrovirreyna (département de Huancavelica). Il
est possible qu'un dialecte aru, frère du cauqui/jaqaru, ait
pu coexister dans les régions de Chincha, Ica et Nazca et
que ce fait soit passé inaperçu par les Espagnols en raison
de la domination du quechua chinchay à cette époque. Le
cauqui/jaqaru aurait eu comme principal support politique
durant le XVe et XVI
e siècle, le puissant Etat des
Yauyos15
, qui s'allia aux Incas (Rostworowski, 1989: 58).
Cependant des documents datant de 1586 révèlent que
dans les localités de la province de Vilcas Guaman
(Ayacucho), donc assez proches de Huarochirí et de
Yauyos, il existait des langues différentes du quechua
imposé par les incas. Elles étaient décrites comme très
anciennes et pratiquées par les habitants originaires de
cette région (Carbajal, [1570] 1965 : 206). Il s’agissait
probablement d’une branche aru. Selon la même source,
d’autres populations voisines parlaient l’aymara (Ibid. :
211). Vers 1935, sur les massifs abrupts de Chongos
12 On attribue au Père Alonso de Bárcena ou Barzana l'Arte y
Vocabulario de la lengua general del Perú llamada quichua y en la
lengua española (1586). Dans une correspondance adressée à son supérieur provincial, il raconterait que dans la région de Huarochirí , il
existait de nombreux villages où l’on ignorait le quechua,
essentiellement les femmes qui usaient d’une langue particulière (Acosta, 1954b: 267-68). Barzana ajoutait que lorsqu’un prêtre utilisait
le quechua pour ses prêches, ceux-ci étaient immédiatement traduits par
le curaca local dans l’idiome du village (Ibid.). Ces observations s’expliquaient par le fait que selon la politique inca, seuls les curaca et
les autorités régionales devaient pratiquer le quechua considéré comme
langue administrative. 13 Cachuy et Tupe sont deux districts de la province de Yauyos, dans le
département de Lima. 14 Neli Belleza (1995), optant pour le terme Jaqaru a élaboré un dictionnaire Jaqaru-Castellano Castellano-Jaqaru. 15 Etat à la politique expansive qui avait réussi à s'imposer dans la
région, et à maintenir une constante belligérance militaire avec ses voisins du littoral et de la sierra.
CHAPITRE VI. LE DEVELOPPEMENT DES LANGUES ANDINES
119
Alto, (province de Huancayo, Junin), on découvrit deux
dialectes classés comme aru, le llamish parlé par des
bergers éleveurs de lamas dans les environs de la
cordillère de Huantan à proximité de la ville de Yauyos,
et le cachi nuna parlé aussi par des bergers des punas de
Quillpaco et Huamachi, près du district de Laraos
(province de Yauyos) (Villar Cordoba, 1935: 56). En
1586, Luis de Monzón (1965a : 220-225, 1965b : 228,
1965c : 237-248) signalait que les populations de la
province de Lucanas (Ayacucho), en plus de la langue
quechua, avaient comme langue naturelle l'aymara et
d'autres appelées huahuasimis16
, ce qui signifie « langue
étrangère à la langue courante ». Cette évaluation, ne
laisse aucun doute quant à l'existence de zones aru,
depuis les régions de Lima jusqu'au haut plateau du lac
Titicaca. Ces sources ainsi que d'autres registres de
villages invoquant des langues différentes du quechua au
cours du XVIe siècle
17 dans la sierra sud, permettent de
reconsidérer l'existence de huahuasimis, aujourd'hui
disparus. Ces dialectes aru ont dû se trouver disséminés
entre Ayacucho, Huancavelica, Cuzco et Arequipa, zone
complètement encerclées par le quechua. Parmi les
différents groupes huahasimis aru, proposés par Torero
(2002), se trouve le chocorvos composé par le vilcas dans
la province de Vilcashuaman à Ayacucho et le Cundi18
ou
quichua à Apurimac, Cuzco et dans la province de
l’Unión entre les vallées d’Alca et de Cotahuasi à
Arequipa. Reste enfin le chumbivilcas dans la province
du même nom dans le département de Cuzco et le
Lucanas qui s'étendait sur les anciens repartimientos de
Atunrucana, Laramati, Rucanas, Antamarca et Atunsora,
dans les actuelles provinces du sud du département
d’Ayacucho bordant les régions d’Ica, Nazca et Acarí. En
ce qui concerne ces territoires côtiers, tout laisse supposer
l'existence de dialectes aru très anciens qui auraient
survécu jusqu'au XVIe siècle. Cependant il y aurait eu
aussi une sorte de bilinguisme dans le quel l'aru semblait
totalement dominé, au sein d'une population qui avait
déjà adopté le quechua comme langue principale.
La langue puquina19
, aujourd'hui disparue, et dont on a
des preuves de l’existence au XVIe siècle, s’est
développée dans deux régions différentes. En premier
lieu, autour du lac Titicaca sur le haut plateau péruvien et
bolivien. Plus tard, entre la côte et la sierra des provinces
sud d'Arequipa, de Moquegua et de Tacna. Enfin, en
Bolivie, dans les provinces de Potosí et Sucre. Le
16Huahua en quechua signifie « hors » et simi « langue », qui peut se traduire « langue étrangère à la langue courante » ; en d’autre termes
pour se différencier du runasimi imposé par les Incas. Le runasimi ou
« langue des hommes » connue comme quechua. 17 Il s'agit des Relations de Pedro de Carbajal (1586) et de Francisco de
Acuña (1586), publiées par Jiménez de la Espada (1965 : Vol. I). 18 Mot utilisé pour définir le dialecte aru de la région de Cuzco appelé aussi quichua, pour éviter d'être confondu avec le terme général de la
langue quechua (Torero 2002:135). Ce dialecte aurait été utilisé
généralement par les premières populations de la vallée de Cuzco parmi lesquelles les quichuas futurs Incas, qui l'abandonnèrent
progressivement, mais conservée en secret par l’élite inca.(Cobo, [
1639] 1956 : II, L. XII, cap. III, 64). 19 Elle figurait sur la liste des langues principales, cependant le clergé
espagnol ne se donna pas la peine de publier une grammaire puquina.
L'unique oeuvre dédiée au puquina est celle de Luis Jerónimo de Ore (1607), dans laquelle il introduit vingt-six textes dans cette langue.
puquina se trouvait entouré fondamentalement par l’aru
aymara et secondairement par le quechua (Torero, 1965,
1975 ; Cerrón Palomino, 2004). Sa dispersion dans une
vaste aire géographique, expliquerait le déclin de
l’ancienne hégémonie linguistique dans toutes ces
régions. Sa suprématie remonterait à l'époque du
développement des civilisations Pucará et Tiahuanaco.
Le callahuaya20
, une langue encore répertoriée durant la
seconde moitié du XXe siècle, est apparenté au puquina.
Elle était parlée presque exclusivement par les médecins
herboristes itinérants et tenue secrète par ces
communautés qui s’exprimaient aussi couramment en
aymara, en quechua et en espagnol. Elle était utilisée
dans les régions situées au nord-est du lac Titicaca, entre
la cordillère de Carabaya et les aires limitrophes avec
l’Amazonie (provinces actuelles de Carabaya, Sandia
dans le département de Puno, la province de Bautista
Saavedra, en Bolivie21
), dans une aire qui à l'époque Inca,
a été nommée Contisuyo ou Callavaya22
. Selon Saignes,
dans l'introduction à Girault (1989), les guérisseurs
callahuayas seraient les héritiers des prêtres médecins,
mages de Tiahuanaco. Cependant, étant donné leur
situation géographique au nord du lac Titicaca, il serait
plus judicieux de les considérer comme les héritiers des
pratiques curatives des Pucará.
Enfin, on trouve la langue appelée uruquilla23
ou
uruchipaya, qui s’est également développée sous forme
d'îlots. Elle se composait de dialectes tels que le chipaya,
l'iruito y l'ancoaqui, dont un seul a survécu, le chipaya.
L'iruito et l'ancoaqui furent répertoriés jusqu'au milieu du
XXème siècle, sur la rive sud-ouest du lac Titicaca et
dans les environs de l'embouchure du Río Desaguadero,
ainsi que sur la rive nord-ouest du même lac dans la
province de Puno. Le chipaya, par contre, se localisait
aux environs des rives du lac Poopó, dans la province de
Oruro (Bolivie), sur les rives du lac Copaisa dans la
province de Atahualpa (Bolivie), et dans les zones sud
de la province de Potosí ( Bolivie) (Voir Torero, 2002 :
fig. 10).
20 Cette langue fut aussi presque totalement ignorée durant la période
coloniale, du fait peut-être de son caractère secret parmi les communautés de guérisseurs itinérants. Il existe un vocabulaire
callahuaya publié par Louis Girault (1989). Selon Torero, (2002 : 392)
le callahuya aurait été le résultat d'un puquina qui adopta totalement les traits phonologiques et grammaticaux quechua de Cuzco tout en
maintenant le lexique puqina. 21 Actuellement, six communautés de cette province se considèrent comme Callahuaya : Curva, Chajaya, Cari, Inca, Kanlaya et Wata
Wata. Elles continuent probablement à pratiquer secrètement cette
langue. 22 Précisément dans une des peintures symboliques de l'Inca Huascar
datant de l'époque coloniale, apparaissent sur des tablettes les noms des
quatre régions ou suyos de l'empire Inca, à la place de Contisuyo apparaît Callavaya (Murua, 1962 : I, 114, pl. XXX). 23 Selon des documents datant du début du XVIIe siècle, l'uruquilla se
détache nettement des autres langues de la zone de Titicaca. Elle émanait de l’ethnie des Uros (Lizarraga, 1947) qui de nos jours, est
passée totalement sous l’emprise de la langue aymara ;
malheureusement on n’a retrouvé aucune grammaire ou vocabulaire de l’époque coloniale. Ce n’est qu’à partir du XXe avec Max Uhle qu’on
commence à l’étudier sérieusement.
LE BASSIN DU RIO GRANDE DE NAZCA, PEROU : ARCHEOLOGIE D’UN ETAT ANDIN OSCAR DANIEL LLANOS JACINTO
120
Dans l’ensemble, ce processus linguistique remonterait
peut-être à l’époque de la sédentarisation archaïque.
Toutefois, il est probable que durant tout son
développement il dut y avoir de nombreux changements.
Cependant, ces modifications furent moins considérables
et moins soudaines que celles qui résultèrent de la
conquête espagnole.
Même si d'autres langues andines ont pu exister pendant
le XVIe siècle, elles n’ont pas été répertoriées à temps.
Mais l’étude de tous ces groupes linguistiques fait
apparaître une sorte de grande mosaïque multi- ethnique
de la société andine. D'autre part, nous ne devons ni
ignorer ni écarter, dans le processus andin, les
interactions entre les sociétés des Andes et les grandes
familles linguistiques amazoniennes pano, arahuac et
tupi guarani, avec lesquelles elles sont entrées en contact
direct ou indirect, quoique maintenues géopolitiquement
à distance dans le processus de développement andin.
L’émergence des langues andines
Bien qu'on ait pu obtenir une image de la distribution
régionale des langues andines grâce aux documents du
XVIe siècle, il faut aussi prendre en compte le fait que ces
langues subirent inévitablement une série de
modifications, si nous voulons les comparer à la
distribution linguistique de la première période des
développements régionaux. Effectivement, l'évolution et
les déplacements linguistiques pour diverses raisons de
caractère social, politique ou économique, auraient
modifié successivement à travers les siècles l'ancien
panorama de répartition linguistique, tel qu'il apparaissait,
suite à la politique expansionniste de l'empire Inca.
Les études destinées à reconstituer le contexte régional
linguistique du passé andin sont très rares, mais elles
ouvrent le chemin de la compréhension, du moins sur un
plan général, de la situation idiomatique des époques
anciennes. Ces travaux sont en général fondés sur ce que
l’on nomme la glotochronologie, une technique qui
calcule la séparation temporelle entre deux langues que
l'on suppose apparentées. Elle est fondée sur l’hypothèse
qui tient compte des conséquences des changements
internes et des apports externes. Approximativement
14% des mots basiques d'une langue seront remplacés
tous les mille ans (voir Swadesh, 1960). Cependant pour
de nombreux linguistes, c'est une méthode peu crédible
parce qu’elle ne tient pas compte des facteurs sociaux,
politiques et culturels qui peuvent influencer l'évolution
de cette langue. Elle est utilisée quand il n’existe pas de
sources écrites qui permettent de rechercher le passé de
ces langues, comme c'est le cas pour les langues
originaires d'Amérique. C’est pourquoi la
glotochronologie est discutable, car il est prouvé que les
langues sans écriture phonétique tendent à changer plus
rapidement que les langues écrites. De plus dans les cas
de langues coexistantes, on a constaté que le
développement n’est pas simultané car les unes se
transforment plus rapidement que d’autres. C’est le cas
par exemple du français par rapport au castillan. Ce
dernier n’a pratiquement pas évolué depuis le XVIe
siècle, alors que le français se serait transformé presque
totalement (Duverger, 1999 : 27).
En prenant en compte les analyses gloto-chronologiques
malgré leurs limitations méthodologiques, effectuées en
particulier sur le quechua et indirectement sur l'aru
(Torero, 1970, 1980, 2002 ; Cerrón Palomino, 2000), les
spécialistes sont parvenus à certaines conclusions
hypothétiques. Les résultats confirment, tout d’abord,
l'existence de langues protoquechua, protoaru,
protoyunga du nord, protopuquina, dont les aires de
développement sont très différentes de celles du XVIe
siècle. Il est prouvé qu’il existe une genèse centro-andine
du quechua et de l'aru. D’autre part, on constate une
stabilité régionale des langues de la côte nord
(quingnam, mochica, sec et tallan), et enfin une origine
sud-andine altiplanique du puquina.
L'argumentation de la genèse centrale andine du quechua
et de l'aru (Torero, 1975, 2002 ; Cerrón Palomino,
2000a), diffère largement de la distribution régionale
linguistique du XVIe siècle. Traditionnellement, on
pensait que le quechua avait son origine dans la sierra
sud, autour de Cuzco, la capitale de l'empire Inca. On
affirmait également que l'aru avait son foyer originel sur
le haut plateau du lac Titicaca24
. Cependant, grâce aux
investigations fondées sur des comparaisons et des
associations de langues au niveau phonétique ou des
analyses gloto- chronologiques25
, on a pu déduire que le
quechua comme l’aru auraient une origine ancestrale sur
la côte et la sierra centrale péruvienne. Selon Torero, le
quechua avant 200 av. J.-C, sous une version ancienne,
occupait les régions d’Ancash, Huanuco, Pasco, le nord
de Junin et le nord de Lima (Torero, 2002 : 124).
Postérieurement, entre 200 av. J.-C. et 500 ap. J.-C., ce
proto quechua se divisa en deux dialectes, le huayhuash
et le yungay, ce dernier étant celui qui montrerait in
fine un plus grand dynamisme expansif. Entre 600 ap.
J.-C. et 1100 ap. J.-C., la branche quechua yungay devait
se diviser à son tour en un quechua limay et chinchay. Le
quechua limay devait se propager jusqu'aux territoires de
la sierra nord. Tandis que le quechua chinchay
initialement se répandit dans la sierra et sur la côte sud.
Entre 1100 et 1400 de notre ère, ce quechua chinchay
atteignit son apogée et devint le plus important véhicule
linguistique dans les Andes. De cette façon, et suite à son
assimilation comme langue administrative par l'empire
Inca, il devait se propager jusqu'au nord de l'Argentine,
jusqu'au Chili et également jusqu'au sud de la Colombie,
(Ibid. : 124-130).
24 De telles conceptions étaient dues surtout au mécanisme supposé qui concevait la naissance et la diffusion territoriale du quechua, comme
un résultat parallèle à l'origine et à l'expansion de l'empire Inca, à partir
de Cuzco. En ce qui concerne l'aru, on prenait seulement en compte le rayon de distribution altiplanique du dialecte aru aymara, en ignorant la
dynamique régionale des autres dialectes arus, ce qui a permis de
conclure que le haut plateau a été son aire de formation initiale. 25 La glotochronologie essaie de découvrir les zones les plus anciennes
d'interaction d'une langue, à travers la comparaison systématique des
vocables utilisés ou non utilisés par plusieurs dialectes d'un même groupe idiomatique.
CHAPITRE VI. LE DEVELOPPEMENT DES LANGUES ANDINES
121
Cerrón Palomino (2000) émet l'hypothèse que l'aru26
s’est
développé initialement dans le sud de la sierra centrale de
Lima (Huarochirí, Canta et Yauyos), sur la côte de Lima
et sur la côte d’Ica (Chincha, Pisco, Ica et Nazca). Torero
et Cerrón Palomino, donnent à l'aru des dates d'évolution
et d'expansion similaires à celles du quechua, posant ainsi
l'hypothèse de l'existence d'un protoaru, qui dut se
développer avant 200 av. J.-C. Entre 200 av. J.-C. et 600
ap. J.-C., le protoaru dut se fractionner en plusieurs
dialectes : un aru de la sierra de Lima ou
precauqui/jaqaru ; une autre branche aru, parmi les
populations des vallées côtières de Cañete, Chincha,
Pisco, Ica, Nazca et Acarí, à travers laquelle auraient
communiqué les sociétés Paracas ocucaje et Topará, mais
aussi les Nazca. Finalement un aru localisé dans la sierra
de Huancavelica et d’Ayacucho, des régions où se sont
développées des sociétés comme les Rancha et les
Huarpa en relation avec les populations d’Ica et de
Nazca. Entre 600 et 1100 ap. J.-C., l'aru de la sierra de
Huancavelica et d’Ayacucho, aurait entamé une
expansion plus au sud, suite à l’essor Huari, gagnant de
nouvelles zones linguistiques à Arequipa, Abancay et
Cuzco. Tandis que d'un autre côté l'aru des côtes d’Ica
allait perdre peu à peu des positions face à l'avancée du
quechua de la côte centrale. Entre 1100 et 1400 ap. J.-C.,
l'aru dans une nouvelle version dialectale dénommée
aymara, née peut-être de l'aru de la sierra d'Ayacucho,
continuait son processus expansif, cette fois vers le haut
plateau de Puno et le bassin du Titicaca, chassant de ces
territoires la langue puquina. Un processus qui devait se
poursuivre jusqu'à l'époque de la conquête espagnole.
Cependant la genèse du quechua et de l'aru située entre
la sierra et la côte centrales, ainsi que les similitudes que
l'on observe entre ces deux langues, incitèrent plusieurs
linguistes à émettre l'hypothèse de l'existence d'une
langue mère ancestrale, dont seraient issus les quechua et
les aru. Ce qui supposait l’idée d’une origine génétique.
Plusieurs auteurs depuis le XIXe siècle, comme Balby
(1826), Tschudi (1853), Ludewig (1858), Forbes (1870),
Markhan (1871), Steinthal (1890), Muller (1879),
Middendorf (1890), Brinton (1891), Jijon y Camaño
(1943), Mason (1950), Swadesh (1954), etc.,
privilégiaient l'hypothèse d'une origine commune et
même génétique pour les deux langues. Ainsi, sous le
concept de “kechumaran” donné par Mason (1950), on a
voulu établir un probable tronc linguistique commun,
entre le quechua et l'aru27
. Selon un calcul lexical et
statistique, le développement séparé du quechua et de
l'aru, aurait commencé il y a environ trente-sept siècles
(Swadesh, 1954 : 329). Mais selon un autre calcul, les
26Ce linguiste n'utilise pas le terme aru, au contraire, il généralise sous le
terme aymara tous les dialectes apparentés en commettant ainsi une
grave erreur d'ordre socio-historique. Par exemple, les locuteurs du dialecte cauqui/jaqaru de la sierra de Lima ne se prétendirent jamais
aymaraphones et leur dialecte régional est beaucoup plus riche et plus
ancien que l’aymara de l'altiplano. 27 Cette étude est erronée car elle analyse uniquement le quechua
cuzqueño et l'aru aymara, dialectes qui du fait de leur proximité, ont
subi des emprunts mutuels, ce qui a, tout d'abord, fait penser à l'idée d'une certaine unité génétique.
divergences entre le quechua et l'aru aurait débuté il y a
trente-cinq siècles (Farfan, 1954: 51).
Selon ces données mais sans admettre toutefois
l'hypothèse d’une origine génétique, les débuts de
contacts entre le quechua et de l'aru pourraient se situer
vers 1500 av. J.-C. Une date qui coïncide avec la seconde
moitié du Post -formatif, en plein processus d'émergence
des temples en U sur la côte, très différents de ceux de la
sierra. Ce qui signifie aussi un contexte de plus grand
développement de l'Etat, et une dynamique politique et
religieuse beaucoup plus complexe et étendue à l'échelle
régionale. Linguistiquement, cette époque a dû signifier
un degré de contacts et d’interactions plus vigoureux
entre les lointaines populations de langues quechua, aru,
quingnam, mochica, culle, cholon, etc. Cette dynamique
a forcément généré des sphères d'intégration politiques et
culturelles qui absorbèrent inévitablement diverses
populations n’appartenant pas nécessairement au même
groupe linguistique, initiant ainsi un processus de luttes,
de coexistences, d'interactions et d'emprunts mutuels à
l'échelle phonétique. Cela peut expliquer comment
s’établirent progressivement les contacts depuis des
millénaires entre les quechua et l'aru, ainsi qu’entre le
quechua, le culle et le cholon. Le processus serait
analogue en ce qui concerne les interactions entre l'aru et
le puquina, ou celles entre le quingnam et le culle, le
quingnam et le mochica et les autres langues de la côte
nord. Enfin, ce n'est qu'à travers ces interactions
linguistiques et donc, macro régionales, que se
dynamisèrent et se diffusèrent les premiers cultes
complexes, atteignant ainsi une portée pan-andine.
A propos de l’origine génétique entre le quechua et l'aru,
Torero (2002) estime que le problème est loin d’être
résolu. Il suggère que vers 3000 av. J.-C. des populations
isolées, utilisant des langues différentes, par la suite,
grâce à l’essor démographique, seraient entrées en
contact, atteignant ainsi un degré d’échanges très élevé. Il
pense aussi que certains idiomes, d’abord locaux,
seraient devenus ensuite régionaux. Ils auraient alors
absorbé, voire éliminé d’autres langues locales. Dans
certains cas, ils les auraient seulement contaminées,
créant même parfois des zones frontières communes.
C'est ce qui a dû se passer entre le protoquechua et le
protoaru, dont les foyers primitifs auraient été situés à
des distances relativement proches sur la côte centrale et
sud du Pérou, (Torero, 2002 : 124).
Selon Torero, il n'y aurait pas eu une origine génétique
entre le quechua et l'aru, mais plutôt une dynamique de
coexistence voisine millénaire et des emprunts qui
expliqueraient certaines ressemblances linguistiques.
Cependant, l'hypothèse de Torero implique l'idée
préconçue de grandes populations quechua et de grandes
populations aru contiguës, depuis 3000 av. J.-C. Si cet
axiome était correct, il faudrait admettre l'idée d’une
grande sphère quechua et une autre aru déjà bien
constituée à cette époque. Par contre, nous sommes
d'accord avec Torero pour dire qu’en 3000 av. J.-C. il y
eut des populations isolées utilisant des langues
différentes. Mais ces zones isolées disparurent
LE BASSIN DU RIO GRANDE DE NAZCA, PEROU : ARCHEOLOGIE D’UN ETAT ANDIN OSCAR DANIEL LLANOS JACINTO
122
progressivement à partir de la période formative du fait
de différents facteurs : une sédentarisation accrue, un
essor démographique constant, l'évolution des techniques
productives et l’affirmation de notions politiques et
religieuses de plus en plus complexes. On assiste ainsi à
une époque de recréation par fusion de nouveaux
modèles linguistiques en ce qui concerne la zone de la
côte et de la sierra centrale établissant ainsi les premiers
liens d'une intégration sociale et politique à échelle
réduite et focalisée. C'est sans aucun doute dans les
localités qui réussirent ce niveau d'intégration, que furent
jetées les bases de l'émergence des premiers systèmes de
cultes complexes parallèlement à l’apparition des
premiers centres cérémoniels de la côte et de la sierra
péruvienne.
Il est alors possible qu’entre 3000 et 1000 av. J.-C., la
cohésion régionale et politique des différents groupes
ethniques, ait été accompagné par une réorganisation
linguistique. Ce processus s’imposa surtout dans les
zones centrales et nord de la côte, et de la sierra mais
aussi dans le piémont amazonien, et accessoirement sur la
côte sud du Pérou. Des zones où l'archéologie a enregistré
les premières manifestations sédentaires, ainsi que les
plus anciennes preuves de l’architecture publique
cérémonielle.
L’évolution simultanée du quechua et de l'aru insérés
dans une dynamique politique complexe, a pu éliminer
ou absorber de façon simultanée ou indépendante des
langues très anciennes, mais de faible interaction
politique. Pareillement ces deux langues ont dû maintenir
régionalement des approximations et des rapports
particuliers entre elles-mêmes. Il est évident que des
dynamiques similaires eurent lieu en ce qui concerne les
autres langues disséminées dans les Andes centrales.
De la sédentarisation initiale à la période formative
Les régions qui ont conservé des traces d’une
sédentarisation ancienne dans les Andes, se répandent à
intervalles réguliers depuis la côte de l'Equateur, en
passant par les côtes péruviennes jusqu’à l'extrême-nord
de la côte du Chili. Des sites de populations sédentaires
très anciens ont également été découverts dans la sierra
centrale péruvienne à Ancash. Bien sûr, ce processus qui
commença à partir de 6000 av. J.-C. n'impliqua pas
immédiatement un développement politique complexe.
Les peuples qui forgèrent ces premières assises
sédentaires étaient constitués de minorités isolées les
unes des autres. Leur sédentarisation s’explique surtout
par les abondantes ressources marines, faciles à récolter
pour ceux qui s'installèrent sur les régions littorales. A
l'opposé, c'est en raison des grandes concentrations de
troupeaux d'animaux que des groupes s'installèrent dans
la sierra. Comme nous le verrons ces minorités
utilisèrent des langages comportant sans doute de
lointaines mais fortes racines asiatiques. Il fallut des
millénaires pour véhiculer ces langues jusque dans les
Andes grâce au nomadisme et à une lente migration.
C’est pourquoi, elles étaient déjà bien modifiées,
aboutissant à l’élaboration de langages inédits comportant
aussi de nouveaux éléments phonétiques s’accordant à la
diversité de la réalité de l’environnement américain et
andin.
Le peuplement sud-américain qui se fit sans aucun doute
à travers diverses routes, distantes entre elles, constituait
déjà un puissant facteur créant des différences extrêmes à
l'échelle linguistique parmi les groupes qui peuplèrent
progressivement l'Amérique du sud. Il faut préciser aussi
que ces migrations opéraient à de très longs intervalles
(voir des millénaires), à partir des trois voies identifiées
par Gruhn (1988, 1989). On peut supposer que si de
telles migrations étaient le fait d’un même groupe
ethnique, le temps et les distances avaient déjà imprimé
de grandes différences culturelles et linguistiques ou des
évolutions linguistiques distinctes. De la même façon, il
est fort possible que ces premières vagues migratoires
vers l'Amérique comportaient déjà une grande diversité
de langues qui à leur tour évoluèrent sur le nouveau
continent. Donc dans la plupart des cas, les migrations
humaines qui pénétrèrent en Amérique du Sud se
composaient de groupes possédant un système
linguistique très différent de celui des premières vagues
venues de l’Asie qui foulèrent les terres américaines. Les
groupes ethniques étaient très variés, linguistiquement
distincts, formés pendant le processus migratoire depuis
le détroit de Behring jusqu'aux premières côtes sud
américaines ; une dynamique de différenciation
linguistique qui devait continuer à se développer et à
évoluer avec la plus grande intensité à l'intérieur des
territoires andins.
De cette façon, durant l’époque de la sédentarisation
initiale, il semble exister déjà des différenciations
ethniques et linguistiques entre les populations installées
dans les régions équatoriennes, péruviennes et
chiliennes. Même si l’on a pu observer de très nettes
distinctions culturelles entre les diverses populations
sédentaires de la côte et de la sierra, elles se distinguaient
à leur tour de celles des régions amazoniennes où le
nomadisme régissait la société. Durant cette époque, les
zones où l'on enregistra les premières manifestations
sédentaires furent celles des régions de la côte centrale
et sud, là où se serait développé primitivement l'aru, puis
la côte et la sierra centrale nord où règneront le quechua
et le culle, enfin la côte nord berceau du quingnam et du
mochica, etc. Cela ne signifie pas que ces langues étaient
déjà constituées, mais que les premières populations
sédentaires de ces régions, initièrent un processus
d'interactions de type micro régional qui à leur tour
devaient générer les bases de nouvelles structures
linguistiques indépendantes.
CHAPITRE VI. LE DEVELOPPEMENT DES LANGUES ANDINES
123
Fig. 6.1 Le développement linguistique durant l’époque Formative.
LE BASSIN DU RIO GRANDE DE NAZCA, PEROU : ARCHEOLOGIE D’UN ETAT ANDIN OSCAR DANIEL LLANOS JACINTO
124
Fig. 6.2 Le développement linguistique durant l’époque Post-formative.
CHAPITRE VI. LE DEVELOPPEMENT DES LANGUES ANDINES
125
Toutes ces observations amènent à penser que les langues
utilisées jusqu'à cette époque furent le produit de
processus isolés. Mais auparavant il y eut des bases
originelles provoquées par l'émergence de paléolangues
liées respectivement au quechua, à l'aru, au culle, au
quingnam, au mochica, au puquina, etc. Par contre,
postérieurement, ces protolangues devaient se développer
à travers coexistences, emprunts et luttes.
Les rapports de force entre ces groupes linguistiques
durant l'époque formative (fig. 6.1), peuvent être observés
à travers la diffusion régionale de leurs modèles
respectifs d'architecture publique cérémonielle. Comme
nous l'avons déjà expliqué dans le chapitre III, sur la côte
centrale est apparu un type d'architecture formée par des
pyramides associées à des places circulaires excavées. Il
semble que son point de départ se trouvait entre les
vallées de Fortaleza, Pativilca et Supe (nord de Lima) où
les chercheurs ont repéré une agglomération comptant
près de trente centres politico-cérémoniels. Tandis que
dans la sierra et les zones du piémont amazonien andin,
c’est la tradition des temples Kotosh-mito, formés par de
petites pyramides avec des enceintes et des foyers
cérémoniels qui domine. Ces deux types d’architecture
religieuse correspondaient certainement à diverses
populations possédant des langues différentes. Ces
peuples étaient sans doute en contact. L’exemple de la
construction de pyramides avec des places circulaires
excavées sur la côte nord, la côte centrale et même
quelques régions de la sierra en témoignent comme le
prouve la place circulaire excavée associée au temple
de tradition Kotosh-mito de La Galgada.
D’après les toponymes de la côte nord de Lima, le nom
de la vallée de Supe qui dérive du mot supay ou supaya
(démon en quechua et en aymara actuels)28
, ceux du
centre cérémoniel de Chupacigarro qui jouxte le site de
Caral (Shady, 2003 : fig.1) et d’Upaca un autre centre
cérémoniel contemporain et voisin de Caral, sis dans la
vallée de Pativilca (Hass et al., 2004), on peut déduire
que la zone fut occupée par des populations paléoquechua
ou paléoaru, ou plutôt par des populations utilisant les
deux langues. En effet, à partir de la racine toponymique
upa d'où dérivent Supe, Upaca et Chupacigarro, on
pourrait dire que cette région a été liée à un contexte de
forte charge religieuse associée aux concepts d’Upani et
de Supay, ce dernier mal interprété par les Espagnols était
considéré comme « démoniaque ». Enfin, il est possible
28 Le premier livre publié à Lima, fut El catecismo mayor (1584) ; on y
répertorie comme mentionnant le diable ou le démon les phrases
suivantes : Angelcunactam supayninchic en quechua et uca yanca Angelcunapi supayu Diablo sutini en aymara (Tercer Concilio Limense
1584: 33). Allusion au diable qui aujourd’hui encore est présent parmi
les quechua et aymara. Cependant une telle conception est moderne : elle illustre un renversement sémantique imposé par le catholicisme
espagnol déformant le concept andin du Supay, face à
l'incompréhension de termes comme el upani, un synonyme de camac ou de animu, conçu comme l'énergie vitale de divinités et de tout être
vivant (voir chapitre XI) ; mais aussi comme l'énergie vitale des
ancêtres divinisés, les Mallquis protecteurs de la communauté, que l'on craignait et que l'on vénérait comme faisant partie du culte des morts,
ce qui aux yeux des chrétiens devait passer pour une représentation des
anges démoniaques.
que la toponymie liée au Supay soit un vestige de
l’ancestrale notion sacrée liée à la politique des premiers
centres cérémoniels qui dominèrent cette région au cours
de cette époque.
Quant à l’expansion du quechua, il est possible
d’envisager l’idée que cette langue a dû s’imposer dans
ces zones éclipsant la langue locale, le proto aru, et cela
déjà à une époque très ancienne, mais le quechua à son
tour sera contaminé par l’aru. Effectivement le mot supay
et supe ont aussi une racine aru-cauqui/jaqaru dans upa
« muet », dans upash « taciturne » (Tello, 1979 : 23) ou
dans upatya « silencieux » (Belleza, 1995:182), mais
aussi une racine quechua dans les termes upallani « se
taire », ou dans upa « sourd-muet », « bête » (Duviols,
1978: 143). Ces mots ont été utilisés comme radical dans
le concept religieux et animiste d’upani ou animu, c'est à
dire l'énergie silencieuse mais vitale des hommes, visible
comme l’ombre (Duviols, 1978 :135), transcendée après
la mort. C’est là que doit se trouver l'origine du concept
d’upamarca, upaymarca ou chupamarca qui tant, chez
les quechua que, chez les aru désigne la « terre muette »,
la « terre de l'upani », ou communément la « terre des
morts », là où habite l'énergie des ancêtres. Dans un sens
équivalent, le mot upani, fut répertorié exclusivement
dans la sierra centrale de Cajatambo à Lima (Ibid.) qui
jouxte la vallée de Supe, une des zones dans les quelles
tant l'aru que le quechua bien implantés s'étaient
mélangés depuis des millénaires. Il en va de même pour
le mot upamarca d’usage aussi dans la sierra centrale
sur des territoires du quechua I (hayhuash) (Torero,
1964 : 471), mais dont le sens selon Minddendorf (1891),
contient un concept éminemment aru comme l'est
marka29
(Buttner, 1983:47). Effectivement le mot marka
ou mallka est présent dans tous les dialectes aru, tandis
que dans le quechua, il n'a été enregistré que dans le
Quechua I et le Quechua IIA (yungay-limay) (Torero,
2002:133) ; sur la côte et la sierra centrale du Pérou. On
peut en conclure que, à l'origine, le mot mallka 30
dérivait
de l'aru et qu’il est devenu marka en quechua.
Enfin, voici le terme indigène chala ou shalla, mot utilisé
en quechua comme en aru pour désigner les territoires du
littoral et adopté aujourd'hui pour désigner l’étage
écologique du littoral péruvien. En quechua, shalla se
29 En aymara, marka ou mallka signifie généralement village, tandis que
en cauqui/jaqaru, outre ce sens, il signifie aussi « terre », « lieu de
naissance » (Belleza, 1995:109). Actuellement, le mot marka a perdu son sens précolombien de territoire déterminé identifié à la sépulture
locale (l'ancêtre divinisé : el mallqui) et à la communauté qui le protège
(ses descendants), pour se limiter au seul aspect matériel du terme ( la situation géographique : village, ville, pays ) (Taylor, 1987 : 30). On
comprend donc ainsi la relation phonétique entre le Mallqui et la
Mallka ou Marka. 30 Précisément une des caractéristiques de l'aru est un certain rejet de
l'utilisation du /r/, mais il n'en va pas de même pour le quechua de la
sierra. C'est le contraire qui se passait pour le quechua de la côte et de la sierra centrale sud : la consonne /r/ tendait à être remplacée par le /l/
comme le nota Cobo ([1653] 1956: L. I, cap IV, 292,293). Phénomène
qui dut se produire par l'idiosyncrasie des populations arus qui au XVe siècle possédaient encore des enclaves dans la sierra centrale, ou
dans d'autres cas, du fait de la transcendance phonétique de l'aru parmi
les populations qui commençaient à s'adapter au quechua.
LE BASSIN DU RIO GRANDE DE NAZCA, PEROU : ARCHEOLOGIE D’UN ETAT ANDIN OSCAR DANIEL LLANOS JACINTO
126
traduit par « petite pierre » « gravier », « gravats »,
« pierraille » (Pulgar Vidal, 1946:39), en cauqui /jaqaru,
il signifie « terre sèche et sableuse » (Ibid.), tandis qu’en
aymara il se traduit par « sable », « tas »,
« amoncellement » (Ibid.). On constate que le concept
garde un rapport plus étroit avec les dialectes aru, qui
peuvent exprimer la réalité du paysage du littoral
péruvien formé d’une suite d'amoncellements ou de
monticules de sable ou de dunes.
En ce qui concerne le quechua, on a émis l'hypothèse que
cette langue dans sa version la plus primitive, devait
avoir comme point de départ, les zones de la sierra
centrale d’Ancash, de Huanuco, de Pasco et de Junín et
non la côte ni les versants maritimes de Lima (Torero,
2002 : 87). Les zones littorales du nord de Lima ont dû
être occupées jadis par des populations paléoaru et
parallèlement par des groupes parlant le protoquingam.
Pour preuve, nous prenons en compte les descriptions
faites au XVIe siècle du quingnam
31 situé au nord de
Lima, ainsi que des traces de dialectes aru parmi lesquels
le cauqui/jaqaru, parlé dans les montagnes de Huarochirí
et Yauyos, contigus à la côte de Lima dont les
populations dominaient le quechua, tout en montrant à
leur tour des influences phonétiques aru.
On a aussi émis l'hypothèse que la première diffusion du
quechua avait dû impliquer des contacts avec les langues
de la côte nord de Lima, (Torero, 2002 : 87). Selon lui
cette expansion se réalisa à partir de 200 av. J.-C., liée à
la première division du quechua en quechua huayhuash
(sierra) et quechua yungay (côte).
Il s’ensuit que l’on peut se demander quelle aurait été
l'aire de diffusion du prétendu paléoquechua entre 3000 et
2000 av. J.-C., (époque formative). Si nous acceptons
l'origine primitive et montagnarde du quechua, nous
pourrions conclure que la première expansion du
quechua vers la côte nord de Lima, avait dû commencer
graduellement aux alentours de 2000 av. J.C., en
fusionnant avec les racines linguistiques locales de cette
région telles celles de l'aru32
et peut-être du quingnam,
31 Il est difficile de savoir quelle langue était parlée sur le littoral d’Ancash au nord de Lima, où le quechua était très peu utilisé. De ce
fait, nous pouvons estimer grâce aux informations sur l'expansion
tardive du quingnam jusqu'au nord de Lima, suite à la politique de conquêtes militaires de l'empire Chimu du XVe siècle (Calancha, 1639),
que cette langue a été présente aussi sur la côte d’Ancash à une époque
plus ancienne. Précisément, ce facteur aurait rendu possible son expansion dans ces régions. Pour notre part, nous pensons que des
foyers de quingnam ont existé le long du littoral de Ancash jusqu'au
nord de Lima, de la même façon que l'aru avait dû maintenir quelques poches linguistiques le long de la côte de Lima. 32 En tenant compte de la toponymie de la région littorale de Lima, on
trouve çà et là quelques noms dont l'origine aru est évidente. Cependant, il est reconnu qu’au XVIe siècle, des poches de populations aru se
trouvaient dispersées entre la sierra et la côte de Lima, dans des régions
comme Chancay près de Supe, Lima, Cañete, Yauyos, Huaochiri, Canta et Cajatambo (Villar Cordova, 1935: 63). A cela, il faut ajouter la
phonétique aru de l'usage du /l/ au lieu du /r/ qui s'est maintenue parmi
les populations de Lima une fois le quechua assimilé. L'exemple le plus clair, est donné par le toponyme de la capitale péruvienne Lima qui
procède de Limac, lexème qu'utilisaient habituellement les habitants de
la côte de cette région qui parlaient quechua pour dire Rimac (celui qui parle, parleur) prononciation couramment utilisée par les quechua de la
qu'il masqua progressivement ou avec lesquelles il
fusionna. C’est pourquoi, nous pouvons dire que le
paléoquechua se trouvait déjà fractionné en quechua
huayhuash (sierra) et en quechua yungay (côte), dès les
temps les plus anciens et non à partir de 200 av. J. C.,
comme le soutient Torero.
En tenant compte du fait que ce fut dans le centre et le
nord du littoral et de la sierra que surgirent les premières
manifestations cérémonielles complexes (2500-1800
av.J.-C.), il est possible d'émettre l'hypothèse que c’est en
ce temps là, qu’on assiste à l’essor des populations Aru,
quingnam et quechua et à la mise en place d’un processus
de contacts et d’interactions entre les trois langues en
question. Cependant, le quechua grâce à sa situation
intermédiaire entre la côte et la forêt réduisit petit à petit
la sphère de l'aru et du quingnam sur la côte nord de
Lima. Ainsi, naquit dans cette région une seconde
version, protoquechua, c'est-à-dire un quechua du littoral
enrichi par des emprunts faits aux populations
protoquingnam et protoaru. Les populations de la côte
nord de Lima maintinrent une dynamique bilingue dans
laquelle le paléoquechua allait s'imposer au paléoaru, tout
en se différenciant de sa branche quechua de la sierra.
Ainsi, l'émergence de la première architecture
monumentale sur la côte nord de Lima, résulta des
contacts intenses entre les populations du littoral paléoaru
et les populations de la sierra paléoquechua, faisant naître
le protoquechua yungay de la côte, une première et
lointaine superposition du quechua sur l'aru, dans une
coexistence millénaire qui subsiste encore de nos jours.
L’expansion du quechua sur la côte nord de Lima
coexistant avec le paléoaru du littoral, et accessoirement
avec le protoquingnam produisit pour la première fois
dans l'histoire andine la constitution d'une sphère
d'interaction et d'intégration culturelle « côte » et
« sierra ». Dès lors, les populations quechua insérées dans
la région stratégique nord de Lima, pouvaient établir des
liens avec les sociétés de la côte nord, avec celles de la
côte sud et même avec celles du piémont amazonien,
utilisant dans ce cas, comme intermédiaires linguistiques,
les protoquechuas originaires de la sierra. Par ailleurs, les
concepts religieux tels que le supay, l’upani, le mallqui,
la mallka (marca) et l’upamarca à l'origine aru et qui
perdurent jusqu'au XVIe siècle, montrent aussi
l’importance de cette langue dans la formation des
premiers et très complexes systèmes politiques et
religieux qui imprégnèrent pendant la période formative
les populations de la côte Nord de Lima.
De leur côté, les aires de la tradition Kotosh-Mito
englobèrent les régions des sierras d’Ancash et de
Huanuco, jouxtant la côte d’Ancash et le nord de Lima.
sierra. Plusieurs registres du XVIe siècle précisent que le mot Limac désignait le sanctuaire et l’oracle le plus important de la région, dont on
disait qu'il parlait. Sans doute, ce nom a-t-il été utilisé pour nommer
toute la vallée et la rivière, actuellement connues sous le nom de Rimac. La substitution du /l/ par le /r/ à l'époque coloniale dans quelques
toponymes quechua de la côte est due à la vulgarisation des mots
quechuas en prenant modèle sur le quechua de Cuzco (Cerrón Palomino, 2000b).
CHAPITRE VI. LE DEVELOPPEMENT DES LANGUES ANDINES
127
Ce territoire, d’après Torero est celui du quechua
huayhuash ; mais aussi celui de la langue culle. Comme
nous l'avons déjà signalé, le quechua de la sierra et le
culle semblent avoir coexisté pendant très longtemps. En
les situant sur une carte géographique, on voit que le
quechua de la sierra et le culle occupaient des positions
intermédiaires entre le littoral et la forêt amazonienne
(fig.6.1). Ainsi, les populations quechua de la côte
comme ceux de la sierra, obtenaient chacun de leur côté
des positions commerciales stratégiques et privilégiées. A
la fin du Formatif, la présence de l’architecture de type
kotosh-mito sur la côte, à Caral et dans d’autres vallées,
à Huarmey et à Casma, témoignent d’intenses
interactions culturelles et donc linguistiques. Ceci montre
aussi la continuité de l’avancée du quechua sur la côte.
La période post formative
Pendant cette période, l'architecture cérémonielle atteignit
un très haut degré de développement et de complexité
avec l'émergence de ce que l'on nomme les temples en U,
résultant de l’évolution des premiers modèles
d’architecture religieuse du littoral. Elle se propagea
presque exclusivement sur toute la frange côtière qui
s’étendait de la vallée de Moche (La Libertad) à la vallée
de Mala (Lima). Ce nouveau contexte d'apparente
homogénéité architectonique, ne doit pas être confondue
avec l'existence d'une unité ethnique. En fait, si à cette
époque les différences linguistiques ont subsisté, elles ont
été cependant immergées dans un fort processus
d'intégration politique et religieuse. Les langues de la
côte ont dû susciter des contacts et des emprunts plus
importants, étant donné que la diffusion des cultes autour
des temples en U, sur une large frange littorale de plus de
600 km. de long, exigeait un minimum de codes
linguistiques similaires. Les principales langues
impliquées dans cette première diffusion religieuse
côtière seraient le protoquingnam, le protoquechua côtier
et le protoaru du littoral de Lima (fig. 6.2). Précisément
dans les territoires des ces langues, on a constaté une
grande diversité de temples en U (voir Williams, 1978,
1979). Par contre, plus au nord dans les régions
protomochica (entre les vallées La Leche et
Jequetepeque), il n'existe pas de preuve tangible de ce
type de temples mais plutôt une sorte d'architecture
cérémonielle locale. De même à cette époque vers la côte
sud entre les vallées de Cañete et Acarí, où le protoaru
commençait à se disperser et à entrer en contact avec des
langues locales qu'il allait absorber peu à peu, on n’a pas
retrouvé des traces d’architecture publique monumentale.
Au cours de cette période, le protoquechua et le protoaru,
qui se partageaient le littoral de Lima, devaient entrer
dans un processus plus intense d’interactions, de
coexistences, d'échanges et de déplacements. Ainsi les
temples en U des zones d’interaction quechua-aru situés
entre Supe et Mala (département de Lima), présentent
une physionomie presque homogène, différente de ceux
de la vallée de Casma (département d’Ancash), territoire
de la langue quingnam. Tandis que, plus vers le nord, les
temples en U de la vallée de Moche (département La
Libertad), zone occupée par la langue mochica, arboraient
d’autres caractéristiques locales (Williams, 1978/80 : 95-
96). Alors, nous pouvons en conclure que de telles
dissemblances parmi les temples en U, résultaient à la
fois de différences ethniques et linguistiques.
Durant cette période, le protoaru a dû s’implanter
solidement dans les vallées littorales de Huaura à Mala,
ainsi que dans la sierra de Lima, de Canta, Huarochirí et
Yauyos, sans oublier que, à l'intérieur de ces zones, par
endroit, existaient des phénomènes de bilinguisme entre
quechua et aru. Au contraire vers le sud, sur le littoral, en
direction des vallées de Chincha, d’Ica, de Nazca et
d’Acarí et dans la sierra adjacente (Huancavelica et
Ayacucho), la diffusion du protoaru dut être lente et
progressive absorbant principalement des langues
locales ; peut être apparentées à l’aru ou bien appartenant
à des familles linguistiques que nous ne connaissons pas.
Ce contexte explique sans doute les divergences
culturelles qui ont existé entre les protoaru de la côte sud
et ceux la côte centrale. En effet, la céramique initiale de
la côte sud, Erizo, Mastodonte (vallée d’Ica), Pernil Alto
(vallée de Rio Grande) et d’Hacha 1 (vallée d’Acarí) très
différente de celle de la côte centrale et nord et l’absence
des temples en U, témoignent d’un développement
culturel différent et autonome des aru de cette région.
Dans l’ensemble, les aru coexistèrent avec les deux
groupes régionaux quechua : yungay et huayhuash.
Cependant leur contact le plus dynamique s’établissait
avec les yungay, partageant avec eux la dynamique des
temples en U. Ils se différenciaient des aru installés dans
la sierra de Lima.
Au contraire, les interactions entre les protoaru et les
protoquechua de la sierra de Lima ne devaient pas être
aussi fructueuses. A cette époque, la tradition Kotosh des
protoquechua de la sierra occupait les mêmes territoires
qu’à l’époque précédente. Le protoquechua de la sierra
nord coexista avec les protoculle de la sierra de la
Libertad, et à travers ces populations, il dut influencer les
régions de langue den et cat qui occupaient le versant
occidental et oriental de la sierra nord. Le protomochica
et le protoquingnam pratiqués sur la côte voisine de ces
mêmes régions durent apporter des éléments culturels,
créant les bases pour la formation progressive d'un
important pôle de développement qui émergera pendant
l'Horizon ancien connu sous le nom de Cupisnique.
Le protoquingnam dont le foyer de concentration au XVIe
siècle se situait entre la vallée du Chicama et jusqu'à la
vallée de Santa devait occuper lors du Post-formatif les
régions littorales d’Ancash en coexistant avec des
populations aru et quechuas, mais aussi mochica sur la
côte nord, culle, den et cat, dans la sierra nord. La vallée
de Moche dut être le foyer principal du protoquingnam
où émergea le centre cérémoniel de Caballo Muerto.
Ainsi, ce protoquingnam occupant le territoire des
temples en U avait dû avoir de solides contacts avec les
populations installées dans les vallées côtières de Casma
et Huarmey dont les grands centres cérémoniels, tel que
Sechín, las Aldas et Moxeque comportaient des temples
en U.
LE BASSIN DU RIO GRANDE DE NAZCA, PEROU : ARCHEOLOGIE D’UN ETAT ANDIN OSCAR DANIEL LLANOS JACINTO
128
Les populations protomochica occupant le territoire situé
entre les vallées de La Leche et de Zaña, ayant comme
centre cérémoniel principal le complexe de Batan
Grande auraient eu des contacts surtout avec le
quingnam ; mais aussi avec les langues qui se trouvaient
plus au nord et qui dans leurs versions anciennes ont
abouti au tallan et au sechura.
Par ailleurs, d'importants centres monumentaux naissent
dans les vallées de la sierra nord sur les territoires den,
cat et culle, Des sites comme Pacopampa, Kunturwasi,
Huacaloma, Bagua, Pendanche, parmi d'autres qui
partageaient une même tradition céramique de 1200 à
900 av. J.-C. (Shady, 1992 : 35), indiquent l'existence
d'un pôle d'interaction politique bien défini. Le contact
est établi avec des populations de langue mochica et
quingnam à travers le centre de Montegrande (haute
vallée de Jequetepeque). Des céramiques semblables à
celles découvertes dans les territoires den, cat et culle,
mais aussi analogues à celle du style côtier Cupisnique
ont été mises au jour dans ce site. Les édifices de
Montegrande combinent également des éléments
architectoniques de la tradition des temples en U avec
celles de la tradition Kotosh (Shady, 1992 : 26).
L'Horizon ancien
Comme nous l'avons expliqué au chapitre III et V, c'est
pendant cette période que l'on parvint pour la première
fois dans les Andes à un haut niveau de cohésion
politique, englobant diverses populations de la côte et de
la sierra péruvienne. Cette cohésion se voit à travers la
diffusion du culte des divinités aux traits de félin,
représentée en particulier dans l'iconographie des objets
en céramique.
Entre 900 et 500 av. J.-C., on observe l'émergence de
nouveaux centres cérémoniels sur la côte et dans la sierra
nord. La côte nord vit éclore une grande diversité de
styles de céramique tel le style paita correspondant à la
langue sec, le jequetepeque à celle du mochica et
Cupisnique à celle du quingnam. Dans la sierra nord, les
céramiques nommées Bagua, Pacopampa et Huacaloma
furent découvertes dans les aires du développement den,
cat et culle. Dans ces territoires, la céramique et
l’architecture religieuse sont presque similaires (Shady,
1992 : 37-38) témoignant ainsi d’une intégration
politique au niveau régional. En effet c’est cette langue
qui perdura jusqu’à l’arrivée des espagnols. Tandis que
sur la côte nord c’est le quingnam et le mochica qui
semblent s’imposer comme l’indique la diffusion de
l’iconographie féline du style Cupisnique de la vallée de
Moche jusqu’à celle de Lambayeque.
L'origine du culte anthropomorphe félin résulte sans
doute des interactions établies entre les populations
quingnam et mochica avec les groupes de la sierra culle,
cat et den. La côte nord Pérou offre une connexion
facile vers la sierra et la forêt amazonienne, du fait d'une
plus grande étroitesse de la cordillère, de la diminution de
son altitude et de l'existence de passages naturels. Ces
facteurs auraient contribué à des emprunts culturels, dont
le mythe du félin caractéristique des populations de la
forêt amazonienne qui parvint jusqu'à la côte nord.
La symbolique anthropomorphe féline correspond à un
nouveau stade de diffusion des temples en U, cette fois
vers la sierra centrale, territoire de la langue quechua,
comme le montre la première étape constructive du
célèbre temple de Chavín. Le centre cérémoniel de
Chavín connut un prestige que l’on peut comparer à celui
qui émanait des complexes Cupisnique de la côte nord et
de ceux des quechuas et des aru de la côte centrale. De
même dans les territoires aru de la sierra d’Ayacucho, la
présence des temples en U de Wichqana, de Chupas33
associées aux céramiques ornées de motifs félins,
semblables à ceux des Cupisnique, témoigne de
l'émergence d'un autre pôle aru dans la sierra sud lié au
culte félin.
Le prestige Cupisnique a pu faciliter la diffusion de la
langue quingnam sur le littoral d’Ancash en atténuant
l'avancée du quechua-litoral. Dans cette perspective,
l’expansion de ce dernier se fait vers la côte de Lima aux
dépens de l’aru générant une dynamique bilingue
quechua-aru. En effet, la position géographique centrale
du quechua parmi les autres langues (fig. 6.3) lui a permis
de jouer un rôle très important dans la diffusion
régionale du culte félin.
C'est de cette façon qu’une frontière, entre une aire
bilingue quechua-aru de la côte centrale et les groupes aru
de la côte sud a pu exister autour des vallées de Mala et
d'Omas34
au sud de Lima, frontière de la diffusion des
temples en U. Sur le plan politique, cette situation a dû
générer des conflits entre les populations aru de Lima et
celles d’Ica. Sur la côte sud, on observe l’absence des
temples en U et une céramique cultuelle différente qui se
caractérise par la présence des bouteilles à double goulot
court35
. Toutefois, entre 700 et 500 av. J. C, les
populations aru de la côte sud semblent déjà avoir
assimilé certains éléments Cupisnique. Des objets
Cupisnique ont été mis au jour à Ica et Nazca (fig. 5.10a
et b, fig. 5.5e), mais aussi des motifs félins et des cercles
concentriques ont été observés sur la céramique produite
dans cette région, notamment à Carhua et à Cerrillos
(Garcia et Pinilla, 1995 : fig. 8 a y b, Menzel et al.
1964:319-322). A l’inverse, les populations de la côte
sud diffusaient des objets vers la côte centrale de Lima,
tels que des bouteilles avec double goulot court, comme
celle découverte dans le temple en U de Cardal dans la
vallée de Lurín (Burger, 1993 : fig. 34a ). Des motifs
iconographiques de la côte d’Ica apparaissent également
sur les céramiques de la côte nord, comme celles trouvées
dans le site Cupisnique de Tembladera (Alva, 1986 : fig.
140) et à Palenque (Larco Hoyle, 1941: fig. 74, 89). Cette
diffusion des styles de la côte sud parmi les populations
33 Revoir la relation toponymique du site avec la racine Upa, dont
nous avons déjà parlé. 34 Rivière connue aussi sous le nom d’Asia. La phonétique de la rivière Omas indique clairement que le mot vient de la racine aru uma qui en
cauqui/jaqaru et en aymara signifie « eau ». 35 Céramiques découvertes sur les sites de Puerto Nuevo, Disco Verde et Hacha.
CHAPITRE VI. LE DEVELOPPEMENT DES LANGUES ANDINES
129
de la côte centrale et nord a dû être favorisée par les
populations aru de la région de Lima et celles des
éventuels foyers aru survivants sur le littoral d’Ancash.
Entre 700 et 500 av. J.-C., Chavín, le principal centre
religieux des quechua de la sierra centrale, rivalisa
politiquement avec ceux de la côte nord et centrale. On
note une réadaptation du culte félin à partir du foyer de
Chavín et la diffusion de ses divinités « dieux aux
bâtons » atteignant un prestige pan andin. Toutefois ce
nouveau processus religieux ne signifie en aucun cas des
changements abrupts. Les quechua de la côte adoptèrent
très rapidement le modèle Chavín, et il en fut de même
dans les régions nord chez les quingnam, mochicas, den,
cat et culle. Sur le plan linguistique, l’influence
symbolique Chavín a dû impliquer une plus grande force
de diffusion du quechua et donc sa consolidation sur le
littoral de Lima au détriment de l'aru.
De plus, et mis à part l’impact phonétique aru sur le
quechua qui se développa à Lima et qu'on a déjà
mentionné, l’aru de la côte centrale a laissé des traces
dans la toponymie actuelle, comme on peut le voir dans
les noms des personnes et des lieux cités dans le
“Manuscrito quechua de Huarochirí” de Francisco de
Avila (1598). Par exemple, nous pouvons mentionner des
termes comme : Calango36
, Omapacha37
, Ayaviri38
, etc.
D'autres éléments montrent que dans la vallée de Mala, il
existait une langue maternelle en marge de la langue
générale quechua, dont il reste peu de traces (Duviols,
1972 : 57-58 ; note 116), il peut donc s'agir des derniers
vestiges aru à l'arrivée des Espagnols. Dans la sierra
adjacente aux vallées de Mala, les légendes et les mythes
de Huarochirí nous apprennent qu’anciennement, ces
terres furent peuplées par des groupes yunga, c'est-à-dire
côtiers (Avila, [1598] 1987 : 147). Un exemple de cette
ancienne dynamique aru subsiste dans la sierra de Lima,
c’est le nom d'une ethnie yunga appelée Cupara,
toponymie aru qui se trouve aussi à Nazca.
La symbolique Chavín aurait aussi influencé les Aru de la
côte sud, les Paracas et les Nazca. Le même phénomène a
été observé à Ayacucho à Wichqana et à Chupas. Le
foyer de Paracas (Chincha, Pisco et Ica), les région de
Nazca et d’Acarí ainsi que celles de la sierra de
Huancavelica et d’Ayacucho appartenaient à la sphère
aru, tout en utilisant différents dialectes. A cette époque
les populations du bassin du Rio Grande de Nazca ne
disposaient pas d’une intégration politique importante. Il
est probable que la langue aru s’est solidement implantée
36 Site localisé dans la basse vallée de Mala, une toponymie similaire se trouve dans la zone appelée “Callango”, où les Paracas érigèrent un
important centre cérémoniel, “Animas Altas” ainsi que d'autres
installations de grand intérêt. 37 Nom générique régional d'une région sacrée huaca sur les versants de
la cordillère de Pariacaca, et utilisé aussi pour désigner une fête
cérémonielle liée à la fertilité de l'eau qui se tenait dans cette région de Huarochirí. Il provient de Oma ou Uma qui signifie « eau » dans tous le
dialectes aru connus et de pacha « terre » ; ainsi le nom Omapacha
correspond très bien en aru, à la « terre de lagunes », « terres d'eau » par excellence comme on peut l'apprécier aujourd'hui encore sur les
versants du Pariacaca. 38 Toponyme aru dans la haute vallée de Mala, dans la province actuelle de Yauyos (Taylor, 1987 : 355).
à Nazca grâce aux influences religieuses propagées à
travers le commerce par les Paracas et par les populations
d’Ayacucho transformant peu à peu le degré
d’organisation des Nazca.
La formation sociale, politique et culturelle des Nazca
date environ du IIe siècle av. J.-C (voir chapitre V). Elle
implique une nette augmentation de la population et aussi
une importante expansion de l’aru, notamment vers le sud
d'Ayacucho (Cerrón Palomino, 2000 : fig. 137). Il semble
que l’activité commerciale des Paracas ait poussé les
populations Nazca à se déplacer vers ces territoires à la
recherche de l'obsidienne, de la laine de vigogne ou
d'autres matériaux précieux. Ces aru de Nazca ont pu se
mélanger peu à peu avec les populations locales du sud
d'Ayacucho pour former par la suite des entités
indépendantes qui coïncideront avec l’émergence
politique de Cahuachi. Ce processus s'est accompagné de
la diffusion des techniques de céramique Paracas Topará
dont le foyer entre les vallées de Chincha et Cañete
bordait les zones de la sierra où l’on parlait le dialecte
aru Cauqui/jaqaru (région de Yauyos), l’une des zones
primitives de l'aru. En effet on a observé que la technique
de poterie Topará était également utilisée chez les Rancha
d’Ayacucho et lors de l’époque initiale Nazca. Par
ailleurs, un ensemble de pièces de céramique
caractéristique de la côte sud39
, mis au jour dans les
vallées du Rimac (Silva et al., 1982, 1983; Palacios,
1987-88) et d’Ancón ( Tabio, 1965 : pl. 3), démontre un
circuit d’échanges entre la côte centrale et sud grâce à la
subsistance d’enclaves aru sur la côte centrale, et ce,
malgré l’avancée du quechua.
L’émergence de Cahuachi dans la sphère aru est parallèle
à celle du centre de Pucará où la langue puquina
dominait et occupait une région qui devait comprendre
tout le bassin du Titicaca et des zones disséminées
jusqu'au littoral de Tacna et de Moquegua. Dans le
chapitre V, nous avons évoqué les contacts commerciaux
entre les Paracas et les populations de l'altiplano qui
auraient également impliqué les aru de la région de
Nazca. Grâce à l’essor politique de Cahuachi, les
échanges se multiplièrent avec les régions puquina, soit à
travers les différents passages naturels entre la côte et la
sierra, soit par les voies des vallées côtières au sud de
Nazca (Acarí, Sihuas). Cela a favorisé d’une part
l'apparition tardive de la symbolique du félin
anthropomorphe sur l'altiplano et d’autre part, la mise en
œuvre des techniques de tissage de la laine du haut
plateau vers le bassin du Río Grande. Cependant, l'effet
majeur de ces interactions sera la lente avancée de l’aru
vers la sierra sud, à Apurimac, Arequipa et Cuzco.
La première époque des développements régionaux
Durant cette période (fig. 6.4), les principales langues
andines se distribuèrent de la façon suivante :
1-Dans le territoire Mochica, on distingue deux pôles
politiques : Mochica du sud et Mochica du nord
(Castillo, 2000 :145). Le quingnam, langue des Mochica
39 Il s’agit d’un grand nombre de bouteilles à double goulot et anse pont.
LE BASSIN DU RIO GRANDE DE NAZCA, PEROU : ARCHEOLOGIE D’UN ETAT ANDIN OSCAR DANIEL LLANOS JACINTO
130
du sud occupe la région située entre la vallée de Santa et
celle de Chicama ; tandis que les Mochica du nord,
parlant le mochica, se répartissaient entre les vallées de
Jequetepeque et de Piura. Le mochica devait nouer de
solides contacts avec les langues sec et tallan des régions
de Piura où s’est développée la culture Vicus ; alors que,
le quingnam devait renforcer ses contacts avec le
quechua Limay et les enclaves aru de la région de Lima.
2- C’est dans les régions de la sierra nord que se forma la
sphère politique de Cajamarca, dans laquelle les langues
den, cat et culle auraient coexisté. Il est possible qu’à
cette époque, le culle ait commencé à s'imposer sur les
autres langues.
3- Dans la sierra d’Ancach à Junin, on pratiquait le
quechua. A Ancash sur les territoires de l’ancien foyer,
Chavín, on vit émerger la formation politique Recuay qui
utilisait sans aucun doute le quechua tandis que, à Junín,
naissait une sorte de confédération appelée Huancayo
dont les habitants devaient pratiquer un quechua en
progression et un aru en recul, mais qui coexistaient
certainement.
4- Le quechua Limay devait se fortifier sur les côtes de
Lima. Au nord de ce territoire, à Ancash, il est probable
que le quechua ne réussit pas à rivaliser avec le quingnam
des Mochica du sud, alors que dans la région de Lima, il
devint la langue principale de la culture Lima qui se
développa dans les vallées de Chancay, Chillon, Rimac et
Lurín. En effet, dans cette région le quechua a dû
s’imposer aux dépens de l’aru. Il s’affirma aussi comme
langue majeure du centre politico-cérémoniel de
Maranga. Dans cette région côtière se maintint donc un
bilinguisme quechua et aru.
5- L’aru a dû occuper une vaste zone qui englobait la
sierra centrale de Lima, Huancavelica et Ayacucho ainsi
que la côte sud de Lima, celle d’Ica, et il parvint ainsi
jusqu’à la côte centrale d’Arequipa. Dans la région de
Lima les Aru en raison de leur dispersion ne pouvaient
créer des unités politiques bien distinctes contrairement à
d’autres. Parmi les groupes politiques aru les plus
importants, mentionnons les Nazca rassemblant aussi les
populations des vallées d’Ica et d’Acarí. A Arequipa
dans les vallées de Sihuas et de Vitor, l’aru devint la
langue principale tout en rivalisant avec le puquina des
Pucará et des Tiahuanaco. Il est même possible que dans
ce territoire côtier, se soit développé un phénomène de
bilinguisme aru-puquina. Précisément, les Sihuas, dont la
culture locale était très importante dans cette zone,
produisaient des objets somptueux40
(voir Haeberli,
2001), parfois assez proches des Nazca ou des Pucará.
Dans la sierra d’Ayacucho et de Huancavelica, l’aru est
représenté par les populations Huarpa, dont la céramique,
d'après certaines études, aurait été en partie influencée
par le style Nazca tardif (Menzel, 1968 ; Lumbreras,
1974). On a aussi répertorié de la céramique Nazca
ancien dans le territoire des Huarpa (voir Quintanilla,
1996). Ces données mettent en évidence les interactions
40 Il s’agit de céramique et de textiles en laine de camélidé.
commerciales et les liens linguistiques aru entre ces deux
peuples.
Dans ce contexte régional, on peut penser qu’à cette
époque il existait plusieurs dialectes aru : un aru
précauqui/jaqaru dans la sierra sud de Lima, des poches
aru sur la côte de Lima, un aru ica-nazqueño avec des
prolongements jusqu'aux côtes d’Arequipa, et un aru
huarpa à Huancavelica et Ayacucho. L'aru parlé par les
Nazca, serait apparenté ou proche de celui survivant sur
la côte de Lima et de l'aru pré-cauqui/jaqaru.
6-La langue puquina, idiome des Pucará et des
Tiahuanacos, s’est consolidée autour du bassin du
Titicaca. Elle s’est également diffusée dans les sierras et
les vallées côtières d’Arequipa, de Moquegua, de Tacna
et d’Arica. Le puquina coexistait avec la langue uruquilla
parlé par les pêcheurs installés autour du lac Titicaca et
autres petits lacs de cette région.
La survivance dans les régions d’Ica et de Nazca de
nombreux toponymes d’origine aru attestent l’existence
de cette langue durant la première époque des
développements régionaux. A cela s’ajoute quantité
d'anthroponymes consignés pendant l’époque coloniale41
.
Un exemple concret, le mot aru Shika qui, sous
l’influence du quechua se prononce Ica (Tello, 1979 :
29), désigne à l’époque coloniale le fleuve, la vallée et la
ville d’Ica ; et durant la République, le département d’Ica
qui regroupe les provinces de Chincha, Pisco, Ica et
Nazca.
Une source coloniale nous informe que le territoire
Nazca, à la fin de l'époque préhispanique, était composée
de trois régions : Nazca, Collao et Palpa (Rossel, 1954 :
47). Dans d’autres documents coloniaux plus anciens, la
vallée de Nazca est enregistrée sous les noms de la vallée
du Collao42
, la Vallée du Collao de Caxamarca et la
vallée du Collao de Lucanas (Zevallos, 1977 : 13).
Certaines sources relatent que les populations de Nazca
furent regroupées en deux villages : Cajamarca la petite,
« Cajamarca la chica », l'actuelle ville de Nazca et
Palpa (Espinoza, 1975 : 89). Il est évident que les
Espagnols ont recueilli de la bouche des natifs des
toponymes d’origine aru ; par exemple, le terme Collao
d'origine aru, utilisé aujourd'hui par les Aru aymara pour
désigner la région des hauts plateaux, appelée meseta del
Collao «plateau du Collao ». La toponymie quechuanisée
et hispanisée de Cajamarca qui devait être Caxamalca
selon Cieza de León (1973 : chap. LXXV) provient de la
racine aru mallca43
. Un autre exemple, le mot Lucanas en
41 Nous détaillerons d’autres toponymes à la fin de ce chapitre. 42 Dans la vallée d’Ingenio, proche des géoglyphes Nazca, le site de
Tambo del Collao/La Legua constitue un centre administratif Inca. Ce lieu a influencé la dénomination de la vallée de Nazca. 43 Non loin de Nazca, dans la sierra d’Ayacucho, le corregidor Luis de
Monzón décrit le village de Jesús de Caxamalca (Monzón, [1586] 1965: 230), et non de Cajamarca. Dans les premiers rapports relatant la
conquête du Pérou, on parle de Caxamalca, la ville où Pizarro fit
prisonnier l'Inca Atahualpa (Cristóbal de Mena, [1534], 1967 : 80). Cela implique que l’aru était présent sur un vaste territoire au moment de
l'arrivée des Espagnols, et qu'il disparaît à la suite du processus
d'évangélisation catholique qui adopte le quechua comme un de ses véhicules idiomatiques.
CHAPITRE VI. LE DEVELOPPEMENT DES LANGUES ANDINES
131
quechua se prononce Rucana, (Monzón, 1586 ; Anónimo,
1586). En effet dans la phonétique aru, le /r/ est remplacé
par le /l/. Aujourd’hui, c’et le mot Lucanas qui est
retenu, et qui désigne une province d’Ayacucho.
Un autre document de l’époque coloniale indique que la
région de Nazca, durant l'époque Inca était constituée de
cinq ayllus : Amoto, Caroaya, Copara, Poroma et
Utucabra. Les mots Amoto et Copara sont d'origine aru;
ils existent aussi dans la langue aymara (Zevallos, 1977 :
5, 18, 21). Le nom de Poroma est aussi un vocable utilisé
par les Aru-aymaras des hauts plateaux, il signifie les
« terres stériles ».
Une étude linguistique a conclu que sur 106 toponymes
de la côte sud péruvienne, 26 sont d'origine aru (26.53%),
tandis que sur les 336 anthroponymes ou noms de
personnes répertoriés, on n’en trouve que 29 (8.71%,).
Sur ces 29 anthroponymes, 24 appartenaient à des
personnes ordinaires et 3 à des personnages de la
noblesse44
. L'usage du préfixe “aquí” et du suffixe
“ina”45
, sont également communs en aru. On les repère
dans la région d’Ica dans les toponymes “Tinguina”,
“Parina”, etc ; et dans le nom “Aquije”, ce dernier
utilisé par les principaux Caciques d'Ica à l'époque Inca.
(Ibid. : 12). Pour terminer, il est important d'expliquer
que le mot Nazca a aussi une origine aru : Il vient de
Lanasca ou La Nasca, tel qu'il fut noté par plusieurs
chroniqueurs et dans des documents coloniaux du XVIe
siècle pour nommer l'actuelle région de Nazca46
. Mais on
a aussi répertorié Nanasca dans le registre du vice-roi
Conde de Nieva en 1563 (Velez Picasso, 1931 : 43). Le
mot apparaît aussi dans les titres de Santiago de
Caxamarca del valle de la Nanasca ou Villa de Nasca del
valle de la Nanasca (Quijandría, 1961).
Cette hésitation entre Lanasca et Nanasca répond aux
fluctuations entre /l/ et /n/ en position initiale de syllabe
dans les dialectes aru des régions de la sierra centrale
comme dans le bassin du Titicaca47
. Plus important
encore est l'anthroponyme Nanasca utilisé par le
principal curaca de la vallée à l'arrivée des espagnols
(Ibid.), nous pouvons citer le cas de Diego Nanasca qui
conserva en 1623 son titre de curaca dans le
Repartimiento de Nazca et qui le transmit à ses
descendants (Garcia Cabrera, 1994 : 134).
44 Les noms enregistrés sont Sapachana, Tataje et Xapa (Zevallos, 1977: 12). Il y a aussi Chipana (Ibid. : 23) bien que l'auteur ne le
consigne pas dans les noms nobles ou Xipana, nom d'une importante
huaca à Ica (Velez Picasso 1931 : 41-42). 45 Torero a relevé les mêmes sons dans le manuscrit quechua
d’Huarochirí du Père Avila, en des termes comme auquisna “ de notre
père créé” et chaicasna “de notre mère” (Torero, 1975: 235 ; 2002 : 128). 46 Voir par exemple le document administratif rédigé par le vice-roi
Toledo de 1586 ; il s’agit des populations autochtones de la région de La Nazca installées à Arequipa (in Espinoza Soriano, 1976). 47 Le phénomène de la fluctuation entre deux consonnes arriva même à
se généraliser dans le cauqui/jaqaru, dans lequel tout /l/ initial se changeait en /n/ : par exemple Lima se dit Nima, lajra, najra,
« langue », laru, naru, « rire », lunar, nunara, «grain de beauté », etc.
Pour tous ces cas, voir Belleza (1995), Cerrón Palomino (2000b, 2004) et Torero (2002).
De même, il existe des toponymies Nazca dans la vallée
d’Ica, par exemple un village préhispanique nommé
Limanasca (Velez Picasso, 1931: 37). On constate aussi
au sud du Pérou, en plein territoire aru aymara, la
présence de villages comme Asango Nasca à Yunguyo48
,
Nazcara49
ou Nazacara sur le haut plateau bolivien, une
colline est également appelée Nasca dans la sierra du
département de Tacna. Le nom de Nanasca ou Lanasca
est à la fois un toponyme et un anthroponyme aru,
d'enracinement très ancien lié à la noblesse. A ce sujet,
Quijandria (1961) nous informe que, lorsque mourut le
curaca de Nanasca50
en 1589, il laissa en héritage à
l'église catholique les terres de Caguachipana, nom
originel de Cahuachi. Ce témoignage nous permet de
supposer qu’il y eut une continuité en matière d'héritage
des propriétés des curacas et que la toponymie doit
remonter à l'époque Nazca.
A notre avis, Caguachipana est un nom composé :
cagua-chipana, cagua, cahua ou qawa est un mot
quechua qui signifie « regarder », « observer »,
« notabilité » ou bien il est le qualificatif de « noble»51
,
« considéré pour sa vertu », (Yaranga Valderrama, 2003
: 256). Chipana par contre est un ancien anthroponyme et
toponyme qu’on retrouve sur la côte sud (voir annexe). Il
désigne « celui qui fait honneur et orgueil à son peuple »
(De Lucca, 1983). Chipana devait évoquer un titre
nobiliaire curacal, lié à la toponymie Xipana enregistré
comme une huaca importante dans la basse vallée d’Ica,
dominant les sources du fleuve52
et donc une zone sacrée
associée à l'eau. Cette caractéristique topographique
rappelle le site de Cahuachi (voir le chapitre X). Dans ce
contexte, il est possible que Cahuachi à l’époque Nazca
ait porté le nom aru de Chipana qui signale un lieu de
grand prestige pour des célébrations religieuses ou
politiques. Ce n'est qu'après l'avancée du quechua et la
dynamique bilingue qu'il dût porter un double nom en
quechua et en aru pour exprimer la même conception.
48 Une région de la province Chucuito, département de Puno, dans le bassin du lac Titicaca. 49 Situé à 32 km. de la Paz, sur les bords du río Desaguadero qui prend
sa source du lac Titicaca. 50 Il s’agit du curaca de la région Nazca à l’arrivée des espagnols. 51 Parmi les quechua, il existe le nom Qhawaq ou Quawak qui signifie
« sentinelle », « celui qui veille ». En Aymara, il existe le nom Qhawana compris comme « rocher », « celui qui se trouve sur un lieu d'où on voit
tout », ou « celui qui conduit les travaux ». L'usage du suffixe na parmi
les aru est connu, Qhawana est la version aymara du nom quechua Qhawaq. 52 Ces terres de Xipana, comme elles se trouvaient dans une zone de
sources et pour que les espagnols ne s'en emparent pas, furent vendues avec l'accord général de la population aux principaux curacas des
moitiés opposées Hanan et Lurín d’Ica (Velez Picasso, 1931: 42). Une
stratégie pratiquée par les autochtones pour créer des documents de propriété à l'intérieur du système espagnol et de cette façon sauvegarder
les terres considérées comme sacrées ou huacas. Ceci montre bien
l'importance des curacas dans la possession ou la gestion des lieux sacrés depuis des époques très anciennes.
LE BASSIN DU RIO GRANDE DE NAZCA, PEROU : ARCHEOLOGIE D’UN ETAT ANDIN OSCAR DANIEL LLANOS JACINTO
132
Fig. 6.3 Le développement linguistique durant l’Horizon ancien.
CHAPITRE VI. LE DEVELOPPEMENT DES LANGUES ANDINES
133
Fig. 6.4 L’évolution linguistique durant la Première époque des développements régionaux.
LE BASSIN DU RIO GRANDE DE NAZCA, PEROU : ARCHEOLOGIE D’UN ETAT ANDIN OSCAR DANIEL LLANOS JACINTO
134
Si l'on admet le contexte de bilinguisme qui devait se
pratiquer à Nazca avec un quechua de plus en plus
dominant sur l'aru, durant la deuxième époque des
développements régionaux, il est possible que le vocable
Caguachipana ait voulu exprimer l’action du verbe
quechua qawa « observer », « regarder » ou « diriger le
regard ». Cela impliquerait alors l’idée d’orienter le
regard vers les anciens et prestigieux temples arus-Nazca
de Chipana. Plus tard, avec la diffusion du castillan et
l’extirpation de la religion andine plus présente sur la
côte que dans la sierra, le nom de Caguachipana a
pratiquement perdu tout son sens. Des nous jours il est
seulement connu sous le nom de Cahuachi. Le nom de
Cahuachi ou Cahuachipana peut être aussi en relation
avec un coquillage de grande valeur connu sous le nom
de Concha Cahuachi53
. Avec le mullo Spondylus et le
Strombus, ils constituaient des offrandes spéciales
destinées aux temples et aux huacas54
. Il est censé
procurer honneur, prestige et fierté55
.
De l'Horizon moyen à l'Horizon Inca : la disparition de
l'aru sur la côte sud
Au début de l’Horizon moyen avec l’essor Huari,
l’influence stylistique Nazca sur la région d’Ayacucho
décline. Toutefois, on observe que la céramique Huari
Chakipampa emprunte des éléments décoratifs de la
poterie produite à Nazca (Menzel, 1968). Le prototype de
l'architecture orthogonale Huari d'Ayacucho, s’observe
auparavant dans les établissements Nazca. De tels
éléments démontrent la pérennité des liens culturels entre
les régions de Nazca et la sierra d'Ayacucho à travers
l’utilisation de dialectes aru.
La disparition de l'aru dans ces régions, est matière à
investigation, cependant nous pouvons avancer quelques
facteurs qui expliqueraient cette extinction.
1- A l'époque de l'Horizon Huari, l'intégration politique
entre la région d’Ayacucho et celle de Lima, allait
accroître la renommée de la divinité de Pachacamac et de
son centre cérémoniel. Ce prestige politique et religieux
se diffusa en établissant des enclaves sur la côte et dans la
sierra (Rostworoswki, 1990). Cette politique favorisa
ainsi l’expansion du quechua vers les zones limitrophes
de Lima, les vallées de Chincha, d'Ica et de Nazca.
2- Pachacamac, dieu des populations quechua de la côte
centrale, vit son prestige renforcé après la chute des
Huari. En effet il devint une divinité puissante dans cette
région. Le quechua acquit une grande réputation en tant
que langue cultuelle de Pachacamac. Il dut également
53 Archivo Arzobispal de Lima, sección de Idolatrías, Legajo 2,
Expediente 11, año 1696 (Rostworowski, 1981 : 91). 54 Ces coquillages continuèrent à être utilisé par les prêtres andins durant la période coloniale. 55 Les curacas de Chincha, durent leur richesse à l'intense commerce de
ces coquillages sacrés (Spondylus, Strombus et Cahuachi) importés des zones équatoriales (Rostworowski, 1970). Quantité d'offrandes de ce
coquillage ont été mises au jour à Cahuachi et dans d'autres sites Nazca.
Ce commerce de longue distance se pratiquait déjà sur la côte sud à l’époque de l’Horizon ancien.
servir de langue commerciale utilisée par les populations
qui avaient progressivement adopté le culte de
Pachacamac. Ainsi débuta peu à peu la seconde diffusion
de cette langue (fig. 6.5). Par ailleurs, la langue aru des
Huari poursuivit un processus de diffusion vers les hauts
plateaux plateau du Titicaca, domaine de la langue
puquina des Tiahuanaco. Parmi les dialectes aru, c’est le
quichua ou cundi qui se répandit dans les vallées de
Cuzco, Abancay et Apurimac, tandis qu’un dialecte aru-
aymara s’installait peu à peu dans la région de Puno. Plus
tard, avec la chute de Tiahuanaco, l'aru fortifia sa
dynamique expansive sous la version aymara, délogeant
progressivement la langue puquina.
3- Au cours de la deuxième époque des développements
régionaux, sur la côte sud, les Chincha établis dans les
vallées de Cañete et de Chincha qui étendaient leur
domination jusqu'à Ica et Nazca, ont adopté le culte de
Pachacamac. Une de leurs divinités nommée Chinchay
fut considérée comme le fils de Pachacamac. De même,
la déité principale des pêcheurs Chincha, Urpay Guachac
fut conçue comme l'épouse de Pachacamac (Avila, 1987 :
69; Rostworowski, 1989 : 218).
4- Bien que les Chincha aient adopté la langue quechua56
,
ils n’abandonnèrent pas totalement l’aru. Ils utilisaient les
deux langues afin de pouvoir articuler leur commerce
entre les régions du nord où l'on parlait le quechua et
celles du sud où l'aru conservait une place importante.
5- Le quechua chinchay se consolida en tant que langue
des nouveaux Etats de la côte sud. Ces Etats
essentiellement commerciaux comme les Chinchas et les
Huarco, fidèles au culte de Pachacamac permirent la
consolidation du quechua sur la côte sud au cours du XIIe
siècle (fig. 6.6). En même temps la dynamique
commerciale des Chincha a probablement favorisé une
lente diffusion du quechua vers la sierra d’Ayacucho
(Torero, 1975 : 244). Les Chincha menèrent des
expéditions militaires vers la sierra et atteignirent la
région du Collao (Cieza de León, [1553] 1973 : chapitre
LXXIV). Ces expéditions militaires avaient pour objectif
d'étendre les routes commerciales et en même temps
d'éliminer la concurrence des aru de l'altiplano et des
régions sud d'Arequipa. A Huancavelica, Ayacucho et
Cuzco, la politique commerciale des Chinchas aurait
favorisé la formation progressive d’un contexte de
bilinguisme quechua - aru. Dans la sierra de Lima, entre
Huarochirí et Yauyos, le dialecte aru cauqui/jaquaru
résista à l'avancée du quechua.
6 - La région de Cuzco appartenant à la sphère aru à
l'époque Huari, constituait à la fin de la deuxième époque
des développements régionaux une zone frontière entre
l'aru et l'avancée du quechua chinchay. Après la
consolidation de l'Empire Inca et d'incessantes guerres
d'affirmation régionale, le gouvernement inca de tradition
initiale aru quichua /cundi renonça contre toute attente à
répandre ce dialecte aru utilisé uniquement par les
familles nobles de Cuzco et considéré comme la langue
56 Dans cette région on parlait le quechua chinchay.
CHAPITRE VI. LE DEVELOPPEMENT DES LANGUES ANDINES
135
secrète des Incas57
. Les Inca adoptèrent la langue quechua
chinchay ou la langue du Chinchaysuyo pour affirmer
leur politique au sein d'un territoire où se parlaient
diverses langues et d'innombrables dialectes. En effet, il
s’agissait de la langue du culte de Pachacamac et des
Chincha, les plus riches commerçants des Andes et les
alliés des Inca. La langue quechua était compatible avec
l'expansion Inca car son caractère commercial facilitait la
gestion administrative du territoire conquis. Ceci
expliquerait la dominance du quechua chinchay sur les
autres langues en les éclipsant mais aussi en s'imprégnant
de leur phonétique et de leur lexique, c’est le cas de l'aru
local quichua/cundi et de l’aru aymara de la région du lac
Titicaca qui ont influencé le quechua de Cuzco.
L’ampleur monumentale et architectonique du centre
cérémoniel de Pachacamac à l’époque Inca58
révèle le
rôle important joué par cet oracle dans la politique
expansive de l’empire inca. La récupération et
l’incorporation de Pachacamac par les incas a consolidé
leur pouvoir macro régional. Ce contexte a aussi favorisé
une nouvelle vague de diffusion pan-andine du quechua.
7- Le quechua chinchay imposé aux populations
conquises par l'empire Inca s’est accompagné parfois de
la politique des mitmas,59
un système punitif consistant en
général à déporter des populations rebelles vers d’autres
territoires et à les remplacer par d’autres populations
étrangères mais fidèles à l’inca (Espinoza, 1981 : 299-
325; Pärssinen, 2003 : 150-156). A travers les mitmas, les
Inca cherchaient à étouffer de possibles révoltes, ce qui
devait bouleverser le système linguistique ancré dans
chaque région depuis des siècles.
La région de Nazca soumise militairement par les Incas a
subi la politique des mitmas. Une partie de la population
de Nazca fut envoyée dans la région d’Apurimac
(Valcarcel, 1964 : III, 21) et une autre fut déplacée à
Ocoña à Arequipa (Espinoza, 1976 ). A cette époque, les
vallées de Nazca étaient occupées par les Poroma liés à la
tradition Ica-Chincha. La sévère politique des incas
pourrait être à l’origine de la destruction ultérieure des
centres administratifs incas60
par les Poroma. Ces
57 Des documents du XVIe siècle nous informent qu’en plus de la langue quechua employé par les Incas pour communiquer avec leurs
vassaux, ces derniers en utilisaient une autre entre membres de leur
noblesse. Cette langue était la même que celle utilisée dans la vallée de Tambu ou Pacaritambo (la vallée d'où, selon les mythes, sortirent les
quatre ayllus fondateurs de Cuzco). Avec la conquête espagnole, cette
langue a été peu à peu oubliée par les descendants des Incas (Cobo, [1639]1956: II, L. XII, cap. III, 64). Une autre source nous informe que
les habitants des villages de Anta, Puquiura, Guarocondor et Zurite,
proches de Cuzco, parlaient, tous ou en majorité, des langues différentes, mais aussi la langue principale (Niculoso de Fornee, [1586]
1965:16-30). Sans aucun doute, ces dialectes étaient aru ce qui explique
la nette influence de cette langue sur le quechua actuel de Cuzco. 58 Selon les fouilles menées récemment par Makowski, ce site connaît
son essor monumental durant l’époque Inca. Communication
personnelle de Makowski. 59 Plusieurs témoignages et des interrogatoires d'indigènes attestent que
le mot quechua mitma fut utilisé pour désigner les “hombres
transpuestos o mudados”, “transportados o advenedizos” , “forasteros o extranjeros” o “extranjeros hechos ya naturales en algún pueblo”
(Espinoza, 1981: 300). 60 Le site de Paredones situé à deux kilomètres vers l’est de l’actuelle ville de Nazca, était le centre administratif inca le plus important de la
événements ont eu lieu à la suite du retrait militaire Inca
qui devait affronter les espagnols et leurs alliés les
curacas régionaux.
8- Pendant la conquête espagnole, les populations de la
côte péruvienne subirent une forte baisse démographique
en raison de maladies et d’épidémies importées par les
européens61
et auxquelles les peuples andins étaient
incapables de résister faute d'anticorps (Wachtel,
1971 :145). A cela, s’ajoute le système des reducciones
qui devait faciliter la propagation des maladies, et le
travail forcé dans les mines de la sierra.
9- Les populations de la vallée de Nazca ont assisté aux
batailles et aux guerres que se livraient les espagnols. Le
chroniqueur Cieza de Léon raconte que presque tous les
malheureux indiens d’Ica et de Nazca disparurent lors de
ces conflits meurtriers et que la plus grande tragédie fut
causée par la guerre entre Pizarro et Almagro62
. Entre
1533 et 1560, l’enrôlement massif des natifs pour
renforcer les armées espagnoles des deux camps, pendant
les trois guerres civiles fratricides63
fut un facteur
supplémentaire de cette dramatique diminution.
Cieza de León qui visita la vallée de Chincha vers 1548
rapporte que lors de la Conquête il y avait eu 25000
hommes, mais qu’ensuite il ne resta plus que 5000
habitants (Ibid. : LXXIV). En 1557, l'inspecteur Damián
de la Bandera témoigna de l'existence d'une ancienne
population qui atteignit 150000 hommes, pour Chincha,
Guarco et Pachacamac, alors qu'il ne restait plus à
Chincha qu'environ 500 indiens, à Guarco 50 et à
Pachacamac 100 (Zevallos, 1977 : 14). Bien que l’on
puisse avoir des doutes sur les chiffres quant à cette
dernière information, ne sachant pas s’ils se rapportent à
la population totale ou seulement aux chefs de familles
tributaires, ils montrent à l'évidence une nette différence
du nombre de la population entre 1533 et 1560.
région. Ses enceintes principales avaient été construites en pierre polie
dans le style impérial de Cuzco. A l’époque de la conquête espagnole, ces enceintes ont été totalement enterrées par les populations Nazca
dans le but d’effacer toute trace des monuments incas. Cette
architecture a été révélée grâce aux fouilles dirigées par Miguel Pazos entre 1995 et 1996 et auxquelles nous avons participé. 61 Il s’agit en particulier de la grippe, de la rougeole et la variole. 62“Las guerras pasadas consumieron con su crueldad (según es publico) todos estos pobres indios. Algunos españoles de crédito me dijeron que
el mayor daño que a estos indios les vino para su destrucción fue por el
debate que tuvieron los dos gobernadores Pizarro y Almagro sobre los limites y términos de sus gobernaciones, que tanto caro costo, como
vera el lector en su lugar” (Cieza de León, [1553] 1973: LXXV, 185). 63 Au début, il s'agissait de la guerre qui opposait Francisco Pizarro à Diego de Almagro entre 1537 et 1538, pour la possession de la région
de Chincha et que gagna Pizarro. Cependant la guerre recommença
après l'assassinat de Pizarro par Diego de Almagro le jeune (fils du conquistador vaincu) et l'opposition de ce dernier à Vaca de Castro
entre 1541 et 1542. Ensuite, il y eut des guerres qui opposèrent les
premiers conquistadores à l'autorité des vice-rois venus d'Espagne avec de nouvelles lois entre 1544-1548, en particulier celle menée par
Gonzalo Pizarro contre le vice-roi Blasco Núñez de Vela (mis en
déroute) et son successeur le vice-roi Pedro de la Gasca battu par G. Pizarro ; enfin, la guerre menée par Francisco Hernández Girón entre
1553-1554, contre l'armée de la Real Audiencia qui assuma le pouvoir
après la mort d’Antonio de Mendoza. Au cours de cette dernière guerre, les régions d’ Ica et de Nazca leur servirent de champs de batailles.
LE BASSIN DU RIO GRANDE DE NAZCA, PEROU : ARCHEOLOGIE D’UN ETAT ANDIN OSCAR DANIEL LLANOS JACINTO
136
Fig. 6.5 Le développement linguistique durant l’Horizon moyen.
CHAPITRE VI. LE DEVELOPPEMENT DES LANGUES ANDINES
137
Fig. 6.6 L’évolution linguistique durant la Deuxième époque des développements régionaux et l’Horizon Inca.
LE BASSIN DU RIO GRANDE DE NAZCA, PEROU : ARCHEOLOGIE D’UN ETAT ANDIN OSCAR DANIEL LLANOS JACINTO
138
Des données plus récentes indiquent qu’au début de la
Conquête, entre les vallées de Chincha, de Pisco, d'Ica et
de Nazca, il y avait près de 77500 habitants et qu'il n'en
restait environ que 6000 en 1612 (Ibid. : 16). Dans ce
contexte, les traces de l’aru se réduisirent au point de
passer inaperçues dans les registres espagnols.
A ces évènements, s’ajoutent le métissage et la forte
diffusion du castillan sur la côte, mais également
l'introduction d'esclaves africains, main-d’œuvre jugée
nécessaire pour les haciendas d'autant plus que la densité
de population autochtone de la région avait baissé de
façon drastique. De même, la politique coloniale imposa
l'adoption du quechua aux populations indigènes
survivantes pour faciliter l’information administrative et
aussi la diffusion du christianisme (Rojas et Bravo, 1989 :
88).Ceci aida à la consolidation de cette langue sur la
côte sud au mépris de l’aru.
Tous ces éléments ont contribué à l’extinction de l’aru
dans les régions d’Ica et de Nazca. Cependant, il reste
encore des traces de l'aru dans quantité d’anthroponymes
et de toponymes de cette zone. Des documents datant de
1586 précisent que dans la sierra d’Ica et au sud du
département d’Ayacucho se parlaient des langues très
anciennes, différentes du quechua, appelées huahuasimis.
L’adverbe quechua huahua signifie «sur » ou
« derrière», il exprime donc l’idée d’un fait du passé ou
d’un objet ancien64
. Une autre information datant du XVIe
signale que dans la province de Lucanas où naissent
presque tous les fleuves de Nazca, les populations
parlaient des langues appelées aussi huahuasimis ce qui
signifie « langue en dehors de la langue générale»65
. Les
populations andines qui ont continué à parler ces
huahuasimis durant le XVIe siècle ont été sans doute les
derniers vecteurs d’un ancien dialecte aru. Ce fait
corrobore la théorie d’un bilinguisme aru-quechua66
dans
la province de Lucanas, similaire à celui des territoires de
Nazca. Malheureusement, les espagnols ne s'aperçurent
pas de cette réalité linguistique sans doute en raison des
pertes démographiques, de la rapide assimilation des
natifs au castillan, mais aussi des guerres qui frappèrent
la région pendant les premières décades de la conquête
espagnole. En tout état de cause, il ne reste de cette réalité
que les toponymes et anthroponymes répertoriés pendant
64 Il existe le mot quechua huahuariccuni, qui signifie « raconter les
merveilleuses histoires des ancêtres » (Jiménez de la Espada, 1965: I,
221). La racine huahua de ce mot quechua nos rapproche à nouveau de la dimension du passé. 65
“Hay en este repartimiento mucha diferencia de lenguas, por que en
la parcialidad de Antamarca tienen una de por si antiquísima y los
Apacaraes otra, y otra los Omapachas, otra los Huchaycayllos, y estas lenguas no tienen nombre cada una de por si, mas que todos ellos
dicen a su propia lengua huahuasimi, que quiere decir la lengua fuera
de la general, que es la del Inca, que en común usan de ella en esta provincia y repartimiento, y en la que todos se entienden y
hablan”(Monzón, 1586: 237-248). 66 D'après Torero, beaucoup de noms de villages et de plantes cités dans le document de Lucanas, sont notoirement aru ; ils sont même
répertoriés sans variation ou avec une légère variation phonétique ou de
sens par rapport à l'aymara de Ludovico Bertonio (Torero, 1975: 235-36). Il faut accorder une grande importance au toponyme Omapachas
signalé aussi dans la sierra de Lima dans le manuscrit quechua de
Huarochirí.
les deux premiers siècles de l'époque coloniale, parmi
lesquels nombre d’entre eux sont encore utilisés de nos
jours par les populations d’Ica, de Nazca et d’Acarí.