L’Education nationale à l’épreuve de la démocratie participative. · 2006. 7. 17. ·...

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Université Paris 1 2004-2005 L’Education nationale à l’épreuve de la démocratie participative. Le ‘débat national sur l’avenir de l’Ecole’ ou quand une innovation procédurale tient lieu de politique éducative. Mémoire pour le DEA Gouvernement, option sociologie de l’action publique. Alice Mazeaud Sous la direction de Mme Brigitte Gaïti.

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  • Université Paris 1 2004-2005

    L’Education nationale à l’épreuve de la démocratie participative.

    Le ‘débat national sur l’avenir de l’Ecole’ ou quand une innovation procédurale tient lieu de politique éducative.

    Mémoire pour le DEA Gouvernement, option sociologie de l’action publique.

    Alice Mazeaud

    Sous la direction de Mme Brigitte Gaïti.

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    RESUME

    Cette recherche propose une analyse pragmatique, c'est-à-dire sans cynisme ni

    idéalisme, de la première expérience française de débat public national que constitue le ‘débat

    national sur l’avenir de l’Ecole’ organisée à partir de septembre 2003 en vue de l’élaboration

    d’une nouvelle loi d’orientation. En d’autres termes, elle analyse la mise en place d’une

    innovation procédurale de type participatif dans un secteur qui semblait régulé par des

    relations anciennes et solides entre des représentants du ministère et de certains syndicats

    enseignants. Ainsi, il s’agit d’analyser la mise en œuvre d’un instrument d’action publique

    dans un secteur qui, du fait des grèves à répétition et des réformes avortées, a pu apparaître

    ingouvernable. Cette procédure fait plus que la démonstration de l’inutilité syndicale en

    matière de réflexion sur l’Ecole, elle dilue le poids des acteurs jusqu’ici reconnus, dans un

    processus de formation d’une ‘base’ de profanes éclairés par la délibération collective. En ce

    sens, on comprend que ses objectifs se révèlent dans sa mise en œuvre, et à travers les usages

    qu’en ont faits les acteurs pour tenter de préserver leur position ou d’en gagner de nouvelles.

    Cette procédure peut donc s’analyser comme une mise à l’épreuve des acteurs efficaces sur

    les questions éducatives. C’est pourquoi, au-delà de l’échec qu’ont construit certains acteurs,

    déçus par les résultats de l’épreuve, en posant la question de l’efficacité de la procédure au

    regard de sa carrière décisionnelle, on peut considérer cette politique éducative comme

    achevée avant le vote de la loi ; ou, formulé autrement, il s’agit de comprendre que c’est lors

    du retour à une phase plus classique unissant à nouveau les experts, les représentants du

    ministère et les partenaires sociaux que se retrouvait le jeu recomposé.

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    « L’Université n’entend donner aucune approbation ou improbation aux opinions émises dans ce mémoire. Ces opinions doivent être considérées comme

    propres à leur auteur. »

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    Merci à Mme Brigitte Gaïti qui, par sa patience et ses conseils, m’aura guidée et soutenue tout au long de cette recherche.

    Merci à l’ensemble des professeurs du DEA pour nous avoir faits partager leur expérience et leur passion de la recherche.

    Merci à M Loïc Blondiaux pour m’avoir ‘accueillie’ dans son cours, celui-ci ayant été éminemment utile à cette recherche.

    Merci à tous ceux, cités ou non dans ce mémoire, qui ont eu la gentillesse de prendre sur leur temps pour me recevoir et me faire partager leur ‘débat

    national sur l’avenir de l’Ecole ‘.

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    A ceux sans qui rien ne serait possible…

    Merci à vous tous d’être là. Vous m’offrez chaque jour le plus beau des cadeaux : me permettre d’être plus moi-même.

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    L’Education nationale à l’épreuve de la démocratie participative.

    Le ‘débat national sur l’avenir de l’Ecole’ ou quand une innovation procédurale tient lieu de politique éducative.

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    « L’Ecole, 60 millions d’avis à partager ». Ce slogan révèle à lui seul l’enjeu politique

    du ‘débat national sur l’avenir de l’Ecole’. Organisé à partir de septembre 2003 en vue de

    l’élaboration d’une nouvelle loi d’orientation sur l’Ecole, il a été présenté comme un

    dispositif original et novateur, comme une démarche signe d’un renouveau démocratique

    destinée à être étendue à d’autres secteurs.

    Même si les promoteurs de ce grand débat public ont largement insisté sur le caractère

    innovant de ce dispositif, il est difficile, sauf peut-être à avoir hiberner pendant de longues

    années, de nier le contexte « participationniste »1 dans lequel il s’inscrit. En effet, l’action

    publique de ces dernières années a été marquée par un engouement général pour une

    ouverture des processus de décision publique à la participation des citoyens. Ainsi, il n’existe

    plus aujourd’hui de collectivité publique (locale, nationale ou européenne) qui ne place son

    action sous le signe d’une démocratie participative naissante. C’est pourquoi finalement,

    compte tenu de l’inflation de ces démarches participatives, la scène publique a pu être

    qualifiée de « nouveau passage obligé de toute action publique légitime »2.

    Malgré tout, et sans s’en remettre aux envolées lyriques du gouvernement, on ne peut

    que reconnaître la place à part qu’occupe le débat national sur l’avenir de l’Ecole au sein de

    cette nébuleuse participative3.

    1 C. BLATRIX, 2002, « Devoir débattre. Les effets de l’institutionnalisation de la participation sur les formes de l’action collective », Politix, 15, n°57. 2 R. LEFEBVRE, 2003, « La proximité à distance. Typologie des intéractions élus-citoyens » contribution à « La proximité dans le champ politique : usages, pratiques, rhétoriques » Journée d’études, Université Lille2, 18 et 19/09/2003. 3 La littérature portant sur ces expériences participatives est particulièrement dense.

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    Premièrement, parce qu’il constitue la première expérience française de débat public

    au niveau national, ce dispositif est exceptionnel à double titres. Tout d’abord, il est

    impossible de négliger le caractère particulièrement novateur de ce qui peut être qualifié de

    procédure législative avec concertation préalable. De plus, le caractère national de cette

    expérience participative fait qu’elle détonne par l’ampleur de la participation qu’elle a

    engendrée car, même si les chiffres sont difficiles à vérifier, le nombre de personnes qui s’est

    exprimé au travers de l’une des voies du débat est évalué à un million. Certes, ce nombre est

    loin du slogan des « 60 millions d’avis à partager », et les esprits critiques n’ont d’ailleurs pas

    manqué de le faire remarquer4. Mais il reste considérable et tranche ainsi nettement avec les

    expériences participatives précédentes5.

    Mais surtout, et c’est certainement là sa plus grande originalité, ce débat a été organisé

    dans un secteur connu pour la solidité et la stabilité des relations nouées entre des

    représentants du ministère et de certains syndicats enseignants. L’Education nationale, cette

    « Forteresse enseignante »6 a longtemps été considérée comme le symbole du corporatisme

    public à la française7. Comme le débat national sur l’avenir de l’Ecole visait à éclairer la

    préparation d’une nouvelle loi d’orientation, il est intéressant, afin d’illustrer concrètement le

    fonctionnement historique de ce secteur, de se pencher sur le processus d’élaboration de la loi

    d’orientation Jospin de 19898. Cette loi a été élaborée à partir d’un projet éducatif développé

    au sein même de la FEN9. A son arrivée au ministère, Lionel Jospin avait été contraint de

    poursuivre des négociations déjà entamées par les hauts fonctionnaires du ministère sur la

    base de ce texte. Au final, c’est le résultat de cette négociation qui avait été soumis au vote

    des parlementaires. Au-delà de l’anecdote, cette histoire reflète bien la façon dont la cogestion

    entre syndicat et ministère a fonctionné grâce des mécanismes bien huilés jusqu’à

    l’éclatement de la FEN en 1993. L’apparition d’un pluralisme syndical et de son corollaire

    qu’est la baisse des taux de syndicalisation et de participation aux élections professionnelles a

    largement mis à mal ces mécanismes. Cependant, s’il semble difficile aujourd’hui de

    continuer à parler de cogestion, la prégnance d’un certain nombre d’habitudes héritées de

    cette tradition néo-corporatiste fait que l’Education nationale reste un secteur relativement

    4 Notamment les parlementaires PS et un certain nombre de journalistes. 5 Les expériences de démocratie participative ont été menées soit sur des questions globales mais au niveau local, soit sur des questions techniques ou scientifiques ou sur des projets d’aménagement. 6V.AUBERT, A. BERGOUNIOUX, JP. MARTIN, R. MOURIAUX, 1985, La forteresse enseignante : La fédération de l’Education nationale, Paris, Fondation St-Simon. 7 B. JOBERT, P. MULLER, 1987, L’Etat en action. Politiques publiques et corporatismes, PUF. 8 G. BRUCY., 2003, Histoire de la FEN, Paris, Belin. 9 FEN : Fédération de l’Education nationale. Ou la « forteresse enseignante ». Le syndicat enseignant dominant avec lequel le ministère avait tissé de telles relations, que l’Education nationale a pu apparaître cogérée.

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    fermé et principalement organisé autour d’un partenariat privilégié entre les syndicats

    enseignants et le ministère.

    C’est pourquoi, organiser un débat public en vue de l’élaboration d’une nouvelle loi

    d’orientation sur l’Ecole constituait une véritable innovation politique.

    Un an après la fin des débats, et quelques mois après le vote de la loi d’orientation sur

    l’avenir de l’Ecole (adoptée en commission mixte paritaire le 25 mars 2005), un sentiment

    paraît dominant : celui d’un immense gâchis. Ce débat, comme le rapport de la commission

    Thélot, n’aura finalement que peu influencé une loi d’orientation qui déçoit tout le monde.

    Les critiques fusent, chacun désignant le responsable tantôt du coté du ministère tantôt du coté

    des organisations syndicales, mais une question demeure latente : comment « la montagne a-t-

    elle pu accoucher d’une souris ? » Dans la presse, l’ironie est de mise lorsqu’il s’agit

    d’évoquer une loi issue de deux ans de débats, qui bien de loin de traduire le « diagnostic

    partagé » attendu fait l’unanimité contre elle. Cependant, si ce sentiment d’une belle occasion

    gâchée est aujourd’hui partagé par tous, il est assez loin de l’attitude prédominante au moment

    des débats puisque tous les participants clamèrent haut et fort qu’ils participaient certes, mais

    tout en restant sceptiques sur les répercussions qu’aurait leur participation sur la loi

    d’orientation annoncée. Une « participation sans illusions » constitua non seulement le mot

    d’ordre de l’ensemble de la ‘communauté éducative’ lors de l’ouverture des débats, mais c’est

    aussi ce qui est ressorti des enquêtes commandées et rendues publiques par le ministère lors

    de la clôture des réunions publiques. Aussi, il s’agira d’analyser cette « participation sans

    illusions » pour s’interroger sur les enjeux et les ressorts d’un investissement qui ne reposerait

    pas sur l’espoir d’influencer le projet éducatif des prochaines années.

    L’interrogation sur les enjeux de la participation se pose avec d’autant plus d’acuité si

    on la nourrit d’un bref rappel du contexte dans lequel est né ce débat. L’idée d’inviter la

    ‘Nation’ à s’exprimer sur son Ecole était déjà présente dans le projet politique de Jacques

    Chirac lors de la campagne présidentielle de 1995. Ce projet est réapparu lors d’une

    intervention de Jean-Pierre Raffarin le 1 décembre 2002 c’est-à-dire au milieu d’un conflit

    social ouvert avec les enseignants sur les questions budgétaires. Mais l’annonce officielle de

    l’organisation d’un débat public est intervenue en mai 2003 lorsque Luc Ferry, alors ministre

    de l’éducation10, ouvre le débat par la publication de sa « Lettre à ceux qui aiment l’école ».

    10 Remplacé par François Fillon le 1 avril 2004.

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    Je rappellerai simplement ici que cette publication avait largement ravivé le feu11 d’un

    mouvement enseignant déjà particulièrement dur.

    Afin de mieux comprendre l’état d’esprit de la ‘communauté éducative’ aux premiers

    jours de ce grand débat, il est utile de rappeler quelques éléments de ce mouvement de mai

    2003. Ce mouvement enseignant s’inscrivait dans le cadre plus large des grèves qui

    regroupèrent les salariés du secteur public et du secteur privé sur la question des retraites. A

    cette question s’ajoutaient des enjeux plus spécifiques au secteur éducatif puisque l’appel à

    mobilisation portait aussi sur la décentralisation des personnels non-enseignants et sur le

    budget 2004 qui prévoyait des suppressions de postes. Au moment de la réflexion sur

    l’opportunité de prolonger ce mouvement, les divisions syndicales se révélèrent

    particulièrement criantes. La sortie de crise, urgente compte tenu de l’imminence du

    baccalauréat et de la menace de boycott qui pesait sur son organisation, s’est faite par une

    négociation de salon entre le SNES (syndicat majoritaire dans le second degré) et le ministère

    lors du week-end de la Pentecôte12. Lors de cette négociation, le SNES a accepté de lever la

    menace de boycott et de « lâcher les ATOS » en échange de la promesse que la

    décentralisation ne concernerait aucun des personnels concourant directement au service

    public de l’éducation. Au-delà de la surprise des enseignants et des autres syndicats au retour

    de ce week-end prolongé, cette sortie de crise a surtout été marquée par la fermeté du

    gouvernement sur la question du paiement (ou plutôt du non-paiement) des journées de grève

    d’un conflit qui aura duré plus d’un mois. L’intersyndicale enseignante a été particulièrement

    ébranlée par cette expérience, à la fois dans la capacité des syndicats à agir ensemble et dans

    la relation qu’ils entretiennent avec leur base. L’écoeurement des enseignants par rapport aux

    journées de grève non payées s’est en effet aussitôt traduit pour l’ensemble des syndicats, et

    plus particulièrement pour le SNES, par une baisse du nombre d’adhérents.

    Ces remarques sur le climat social délétère de l’Education nationale à l’aube de ce

    grand débat pourraient nous inciter à l’observer à la lumière des recherches de Charles Suaud

    sur les Etats généraux agricoles13 ou de Gérard Mauger sur la Consultation Nationale des

    Jeunes14, c’est à dire de l’appréhender comme un outil de sortie de crise, comme un moment

    de construction d’une base qui viserait à délégitimer les représentants institués. Cette

    hypothèse serait d’autant plus plausible compte tenu de l’importance du système de 11 Le 15 mai 2003, à Rodez, des manifestants ont ‘bombardé’ Luc Ferry de dizaines d’exemplaires de son ouvrage qu’il avait distribué gratuitement à l’ensemble des enseignants. 12 Information rendue publique par Le canard enchaîné. 13 C. SUAUD, 1984, « Le mythe de la base », ARSS, n°52-53. 14 G. MAUGER, 1996, « La consultation nationale des jeunes : contribution à une sociologie de l’illusionnisme social », Genèses, n°25.

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    représentation au sein de l’Education nationale. En effet, en dehors des habitudes de

    négociations précédemment évoquées, il existe un comité consultatif paritaire (le Conseil

    Supérieur de l’Education, CSE) dans lequel siègent les représentants des syndicats du

    personnel de l’Education nationale et des représentants d’usagers (parents d’élèves, lycéens et

    étudiants).

    Mais, alors même qu’elle serait peut-être en partie au moins vérifiable, il m’a semblée

    intéressant de ne pas retenir cette hypothèse et de m’éloigner ainsi de la voie déjà largement

    défrichée des usages politiques de la participation, de la consultation ou de l’appel à la base.

    Pour résumer, mon objectif sera de ne céder ni à un optimisme béat qui verrait dans ce

    débat le signe d’un renouveau démocratique qui viserait à ouvrir à la parole profane les

    processus de décision publique, ni à l’a priori cynique qui me conduirait à regarder ce même

    débat comme un simple usage stratégique du contexte participationniste. Aux antipodes de ces

    présupposés, je prendrai au sérieux15 le caractère novateur de ce dispositif, ce qui, formulé

    autrement, me conduira à observer l’Education nationale à l’épreuve de la démocratie

    participative.

    Comme souvent les histoires commencent ainsi : le 15 septembre 2003, Luc Ferry et

    Xavier Darcos ont officiellement confié à Claude Thélot la responsabilité de présider la

    Commission nationale sur l’avenir de l’Ecole qui serait chargée d’organiser un débat sur

    l’éducation. Mon premier travail sera de reconstituer le processus d’inscription sur l’agenda

    politique de ce débat comme instrument d’une nouvelle politique éducative.

    L’organisation de ce débat devait répondre à une double ambition : « réconcilier la

    Nation avec son Ecole » afin d’aboutir à un « diagnostic partagé » par l’ensemble des acteurs,

    et permettre ainsi à la commission d’éclairer la préparation du projet de loi d’orientation en

    élaborant un ensemble de propositions visant à faire évoluer le système éducatif16.

    Puisque ce débat devait permettre une réflexion de la ‘Nation’ sur son Ecole, et

    conduire à l’émergence d’un « diagnostic partagé », il s’agira dans un premier temps

    d’analyser « l’efficacité d’un dispositif qui s’accomplit dans sa mise en œuvre,

    15 En référence directe à L. BLONDIAUX, 2004, «Prendre au sérieux l’idéal délibératif : un programme de recherche », communication du 11/11/2004 à la conférence de la Chaire MCD « Démocratie délibérative et démocratie participative », (à paraître dans La Revue Suisse de Science Politique, début 2005), En ligne : http://www.chaire-cd.ca 16 Lettre de mission à Claude Thélot, 15 septembre 2003.

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    indépendamment de ses répercussions en termes de décision »17. Ce travail visera à montrer

    que le choix du débat comme instrument de la politique éducative était déjà porteur d’une

    problématisation des enjeux éducatifs. Ainsi, je ne m’interrogerai pas sur l’efficacité de ce

    dispositif à produire du consensus sur une représentation du problème de l’Ecole, mais je

    chercherai à montrer que sa réussite, ou du moins son évaluation positive, ne reposait pas

    exclusivement – voire pas du tout - sur sa capacité à produire du consensus autour d’un projet

    utilisable politiquement. A l’inverse, je montrerai que ce dispositif s’accomplissait

    principalement dans sa mise en œuvre.

    Cependant, ce dispositif a officiellement été mis en place en vue d’éclairer la

    préparation d’un projet de loi d’orientation, il s’inscrit donc bel et bien dans un processus

    décisionnel. Ma démarche ne sera pas de suivre la carrière du rapport Thélot afin de

    rechercher si celui-ci a ou non été repris dans la loi. Mais, puisque j’ai formé l’hypothèse que

    cette innovation procédurale était à la fois l’instrument et la solution d’une nouvelle politique

    éducative, j’appréhenderai ce processus décisionnel comme le temps son évaluation.

    Ma recherche sera guidée et structurée par trois hypothèses.

    Premièrement, le choix du débat public comme instrument d’une nouvelle politique

    éducative est porteur d’une problématisation procédurale des enjeux éducatifs, donc la mise

    en œuvre de cette procédure constitue déjà une solution au problème et a été un enjeu disputé.

    Deuxièmement, la participation des acteurs à ce dispositif n’a pas été homogène, elle a

    été un investissement dans une procédure qui ouvrait la possibilité d’une redéfinition des

    porte-parole légitimes de la ‘communauté éducative’.

    Troisièmement, l’élaboration de la loi d’orientation n’est pas le moment de la décision,

    mais celui de l’évaluation d’une politique déjà achevée.

    A partir de ces hypothèses, je montrerai que le débat national sur l’avenir de l’Ecole

    n’était pas une nouvelle procédure d’élaboration de la politique éducative mais qu’elle était

    elle-même une politique éducative.

    Si afin de ne céder à aucun des deux principaux travers de la recherche portant sur les

    expériences participatives ou délibératives, j’ai pris le parti de centrer mon attention sur les

    17 J’utilise ici les recherches faîtes sur la réforme Code de la Nationalité. A MICOUD et M PERONI, « Le débat public dans sa ‘vraie’ dimension. Les auditions télévisées de la Commission de la Nationalité » in CRESAL, 1993, Les raisons de l’action publique. Entre expertise et débat, Paris, L’Harmattan.

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    enjeux sectoriels de ce débat, il n’était pas souhaitable de se focaliser exclusivement sur cette

    dimension sectorielle.

    Avant d’être un instrument d’action publique, le débat public est un dispositif

    technique construit à partir des théories délibératives18. C’est pourquoi il serait dommage de

    ne pas le mettre en perspective avec les expériences participatives ou délibératives

    précédentes.

    Cette mise en perspective permet d’utiliser les apports de la recherche en la matière

    dans le but de mieux comprendre le fonctionnement et le déroulement de ce dispositif, et

    l’analyse de cette première expérience de débat public national permettra - en tous cas tel est

    aussi son but - de participer à « l’effort de renouvellement de la réflexion sur les

    reconfigurations contemporaines de l’idéal démocratique »19.

    Du point de vue théorique, le dispositif du débat national sur l’avenir de l’Ecole se

    situe à la croisée des modèles : entre délibération et participation, entre les « forums

    hybrides » de Michel Callon20 et les assemblées participatives locales. Son organisation est

    particulièrement complexe21 car ce dispositif proposait une multiplicité de formes

    d’expression : les réunions publiques (13000 débats avec chaque fois 2 réunions), l’expression

    directe par courrier postal ou sur le forum internet, la réalisation d’enquêtes auprès de

    l’opinion non mobilisée et l’audition d’associations ou d’experts. De plus, le débat s’est

    déroulé sur une période relativement longue car entre la mise en place de la commission

    Thélot22 et la remise de son rapport au gouvernement23 il s’est écoulé plus d’un an. Il est

    d’ailleurs nécessaire de préciser la place particulièrement importante de cette commission

    dans le dispositif car cette place tend à le distinguer de l’idéal-type délibératif pour le

    rapprocher d’avantage des comités de sages. Cette commission était chargée d’organiser le

    débat c’est-à-dire de déterminer les formes que celui-ci allait prendre, d’en élaborer les

    « outils » c'est-à-dire les documents d’informations et les questions ouvrant le débat, et de

    procéder à sa synthèse. Ce premier travail se traduira par la publication, en avril 2004, d’un

    premier rapport intitulé « Les français et leur Ecole : le miroir du débat » qui donne à voir ce

    18 Le terme de délibération doit ici s’entendre non pas dans le sens usuel de décision, mais comme le processus de formation de la volonté, à savoir le temps qui précède la décision 19 L. BLONDIAUX, 2004, «Prendre au sérieux l’idéal délibératif : un programme de recherche », op. cit. 20 M. CALLON, P. LASCOUME, Y. BARTHE, 2001, Agir dans un monde incertain, Seuil. 21 On peut ici s’interroger sur le caractère particulièrement technocratique de cette procédure. B. JOLY, 1999, « La gouvernance technocratique par consultation ? Interrogation sur la première conférence de citoyens en France », Cahiers de la sécurité intérieure, n°38. 22 Le 15 septembre 2003. 23 Le 12 octobre 2004.

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    qui s’est dit dans les débats. Mais c’est aussi cette commission qui, à partir de cette synthèse

    et des auditions qu’elle a réalisées, a rédigé le rapport d’expertise remis au gouvernement le

    12 octobre 2004 et intitulé « Faire réussir tous les élèves ».

    Cette présentation rapide du dispositif appelle un certain nombre de remarques afin de

    mieux situer l’objet de ma recherche au sein d’une littérature consacrée à ces nouvelles

    formes d’expression démocratique déjà particulièrement dense.

    Premièrement, je m’intéresserai à la méthode en ce qu’elle est un enjeu, une contrainte

    ou une ressource pour les acteurs, en revanche je ne m’interrogerai pas sur la capacité du

    dispositif à produire une opinion publique légitime car représentative et informée.

    Ma deuxième remarque porte sur le public de ce débat. Alors que souvent la

    participation à ce type de dispositif est résiduelle, le nombre de ses participants a été évalué

    un million de personnes, et la participation a été particulièrement importante parmi l’opinion

    efficace24. Une part importante de ma recherche sera de comprendre et d’expliquer l’ampleur

    de cette participation. Cependant je ne chercherai pas à ouvrir la boîte noire du débat lui-

    même, c’est-à-dire à savoir qui s’est exprimé, comment et pour dire quoi. J’essaierai de

    montrer que participer, ou ne pas participer, était un enjeu et/ou une opportunité, et je

    réfléchirai donc aux anticipations des participants sur les bénéfices à tirer de la participation.

    En revanche, je n’entrerai pas dans les arènes du débat et donc ne m’interrogerai pas sur la

    capacité des acteurs à participer efficacement.

    Le troisième point sur lequel je souhaiterai attirer l’attention est celui de l’interaction

    entre la participation au dispositif et les formes de l’action collective. Puisque cette interaction

    se produit à deux niveaux, ou à deux moment du processus, il s’agira, dans un premier temps,

    de réfléchir à la façon dont les ressources d’une organisation ou d’un groupe sont déclinées et

    mobilisées dans une procédure qui privilégie la participation à titre individuel ; et dans un

    deuxième temps aux effets de la participation à ce dispositif sur les modalités de l’action

    collective. Dans ce deuxième temps, on réfléchira à partir du constat de Bruno Jobert selon

    lequel « l’émergence de la société civile constitue le pendant du corporatisme »25 et de

    l’interrogation de Cécile Blatrix sur le caractère « soluble dans la participation » du potentiel

    protestataire26.

    24 P.BOURDIEU, 1973, « l’opinion publique n’existe pas » dans Questions de sociologie, Editions de Minuit. 25 B. JOBERT, 1996, « Actualité des corporatismes », Pouvoirs, n°79. 26 C. BLATRIX, 2002, « Devoir débattre », op. cit.

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    Ma dernière remarque est bien évidemment tournée vers la question de l’articulation

    de ce dispositif participatif avec la décision politique. Les recherches sur les expériences

    délibératives ou participatives précédentes qui visaient à mesurer l’impact de ces nouvelles

    procédures sur la décision ont souvent conclu à la quasi absence d’effets. Le problème de ces

    conclusions est qu’elles nourrissent la frustration des participants et leur sentiment d’avoir

    participer à une vaste mascarade. Afin d’éviter cette ornière, il m’a semblé intéressant de ne

    pas chercher à évaluer l’influence de ce dispositif sur la décision, mais de chercher à

    comprendre la façon dont son existence influence le processus décision, que ce soit en le

    publicisant, en modifiant la configuration d’acteurs ou en contraignant leur répertoire

    d’actions.

    Après avoir ainsi longuement explicité les enjeux théoriques de cette recherche qui

    débordent la question de la politique scolaire proprement dît, il me semble utile d’apporter

    quelques précisions sur le travail empirique réalisé.

    Le premier temps de la recherche a consisté en une appropriation du dispositif mis en

    place. Compte tenu de la complexité du dispositif, sa compréhension relève d’un véritable

    processus d’apprentissage, mais celui-ci m’a été facilité par l’existence et la qualité du site

    internet du débat national sur l’avenir de l’Ecole. Ce site offre une description complète de la

    méthode (les différentes voies du débat, la méthode de synthèse…), met à disposition

    l’ensemble des contributions envoyées à la commission, les auditions réalisées et les

    synthèses des débats, et permet un accès direct à l’ensemble des documents d’expertise

    utilisés en amont du débat, commandés en vue de celui-ci et bien entendu aux deux rapports

    qui en sont issus. Je note ici - non sans sourire - que le fait que ma première approche du

    débat se soit faite grâce à ses outils de communication n’est pas qu’une anecdote ; car, à mon

    insu, et pourtant devant mes yeux grands ouverts, ce dispositif se déployait déjà dans sa

    « vraie dimension »27 : celle d’un débat qui se met en scène.

    Cet apprentissage a été aussitôt suivi d’un essai de reconstitution de la physionomie du

    débat (ou plutôt des débats) dont l’objectif était de donner corps au ‘miroir du débat’ et aux

    enquêtes réalisées sur les participants. Mais ma tentative s’est heurtée à deux difficultés

    majeures. La première à laquelle j’ai été confrontée, et face à laquelle je dois reconnaître mon

    échec, a été d’essayer d’obtenir ces enquêtes commandées par la commission Thélot et le

    27 A MICOUD et M PERONI, « Le débat public dans sa ‘vraie’ dimension. Les auditions télévisées de la Commission de la Nationalité », op. cit.

  • 16

    ministère. Des comptes-rendus de ces enquêtes ont été insérées au ‘miroir du débat’ et/ou sont

    accessibles sur le site internet des instituts les ayant réalisées, mais ils sont incomplets. Seuls

    les résultats agrégés y figurent alors que les commentaires indiquent des différences selon que

    les participants étaient des enseignants ou des parents d’élèves, et je suppose - mais peut-être

    à tord - que certaines questions ont porté sur la participation en fonction de l’appartenance

    syndicale. Malheureusement, un refus motivé par la confidentialité de ces enquêtes ou par

    mon incompétence à les lire correctement, a été opposé à mes demandes.

    La deuxième difficulté de cette reconstitution a posteriori a été que, conformément au

    souhait de la commission, la participation à ce débat s’est faite de manière anonyme. Ce qui

    signifie concrètement qu’il est officiellement impossible de savoir où ces débats ont eu lieu et

    qui y a participé. Pour contourner cette difficulté, j’ai utilisé des relations personnelles pour

    prendre contact avec des participants au débat, et de fil en aiguille j’ai pu rencontrer les

    délégués syndicaux des établissements dans lequel j’avais été introduite. C’est la même

    démarche qui m’a fait participer à la manifestation enseignante du 20 janvier 2005. Ces prises

    de contact et discussions, plus ou moins informels suivant les cas, m’ont permis de me faire

    une idée de la diversité des débats et de leurs participants ainsi que de m’interroger sur

    l’existence d’enjeux locaux de la participation. Mais ils ne me permettent en aucun de

    prétendre en reconstituer - ou ne serait-ce que d’en dessiner un pâle reflet - la physionomie.

    En effet, le matériau recueilli ne satisfait aucunement à la première exigence qui serait celle

    de la représentativité, car ce mode d’accès au terrain auquel j’ai été contrainte n’offre

    principalement une ouverture que sur l’opinion déjà mobilisée. Cependant, cette démarche

    n’aura pas été vaine, car elle m’aura permis de me socialiser dans ce secteur de l’Education

    nationale.

    Le deuxième temps de ma recherche a consisté à identifier les acteurs pertinents puis

    à suivre leurs prises de positions. Les acteurs les plus clairement identifiables étaient les

    représentants institutionnels de la ‘communauté éducative’ que sont les syndicats

    d’enseignants et les associations de parents d’élèves (j’exclue ici les lycéens et leurs

    représentants car même s’ils font partie de ces partenaires sociaux, ils ont peu participé au

    débat et leur action obéit à des logiques spécifiques dont il serait impossible de rendre compte

    ici). Ensuite, au centre de la configuration se trouvent les acteurs permanents des analyses de

    politiques publiques : le ministère composé du ministre, de son cabinet et des hauts

    fonctionnaires. Le troisième groupe d’acteurs serait celui des experts de l’éducation ; mais il

    n’a pas l’homogénéité de ceux évoqués précédemment puisqu’on peut y intégrer des

  • 17

    chercheurs en sciences de l’éducation, des experts du ministère ainsi que des responsables

    d’associations pédagogiques (en particulier ceux ayant milité en faveur du débat public), et

    surtout ces acteurs sont intervenus dans le processus sous des formes et à des moments très

    différents. Le dernier acteur essentiel est bien entendu la commission : ses membres et Claude

    Thélot lui-même.

    J’ai procédé au suivi systématique des prises de positions des acteurs notamment à

    partir d’un relevé des communiqués de presse portant sur le débat, le rapport Thélot et la loi

    d’orientation publiés depuis 2002 ; mais aussi de l’ensemble de leurs prises de positions

    publiques : tribunes dans les médias, discours officiels, rapports publics. Même si ils ne

    rentrent pas véritablement dans cette catégorie, j’ajoute les débats parlementaires en précisant

    que je n’ai étudié que ceux du 20 janvier 2004 (la présentation des premiers résultats du

    débat) et ceux ouvrant les discussions sur le projet de loi d’orientation. En parallèle, j’ai

    réalisé des entretiens avec ces mêmes acteurs et avec certains observateurs privilégiés, pour

    qu’ils m’expliquent quels étaient les enjeux de leur participation, et pour pouvoir, à partir

    d’un certain nombre de recoupements, connaître les prises de positions non publiques.

    Malheureusement, l’agenda politique (élaboration de la loi, puis le référendum sur le traité

    instituant une constitution pour l’UE et finalement le changement de ministre) ne m’a pas

    permis de rencontrer un représentant du ministère.

    Une précision sur les médias s’impose pour que le tour d’horizon de ma démarche soit

    complet. A défaut d’avoir fait une étude exhaustive de la couverture médiatique -

    particulièrement dense – de ce débat puis de l’élaboration de la loi d’orientation, j’ai d’une

    part travaillé sur la presse spécialisée (revues associatives, Le Monde de l’Education) mais là

    encore de façon non exhaustive ; d’autre part sur des revues de presse concurrentes mises à

    jour quotidiennement : celle du ministère, celle réalisée par une association liée au

    mouvement des ‘Pédagogues’, et deux autres réalisées par des associations liées au

    mouvement des ‘Républicains’28 que j’ai croisées grâce à un suivi, cette fois-ci exhaustif, des

    articles publiés dans le journal Le Monde ; et enfin sur des sites internet spécialisés sur les

    questions éducatives. Cependant, j’ai ensuite essayer de prendre du recul par rapport à ce

    traitement médiatique, et d’interroger ces médias comme de véritables acteurs du débat afin

    28 Le clivage ‘Républicains’ / ‘Pédagogues’ sera exposé et développé lors de la recherche. Pour ce qui est des revues de presse : du coté des ‘Pédagogues’ voir education.devenir.free.fr ; et du coté des ‘Républicains’ : www.precoces.org et www.sauv.net

  • 18

    de comprendre l’ampleur de cette couverture médiatique, et donc la façon dont le débat s’est

    diffusé et déroulé en dehors du dispositif mis en place.

    A partir de ces différentes approches, il s’agira de comprendre et de montrer que la

    mise en place d’un tel dispositif répondait à d’autres enjeux que celui de l’apport d’une parole

    profane dans l’expertise, et que ces enjeux se révèlent plus à partir d’une analyse des

    conditions de son organisation et de son déroulement que d’une analyse de ses objectifs

    annoncés ou de ses effets sur la décision.

    L’ambition de cette recherche est de parvenir à déconstruire l’image d’un débat qui

    s’est mis en scène. C’est pourquoi je chercherai à montrer que la réussite affichée de cette

    méthode participative, la réussite s’entendant ici comme participation du plus grand nombre et

    non-contestation de la légitimité de la procédure, a été produite. De la même manière,

    j’analyserai cette « participation sans illusions » au regard des rapports de forces reconfigurés

    au cours du processus décisionnel fondé sur la délibération et ses vertus.

    Pour la petite histoire, la suite sera classique, les uns reprochent au gouvernement son

    absence de projet politique et son manque de courage pour faire passer en force une réforme

    nécessaire, et les autres dénoncent l’autisme d’un gouvernement qui refuse d’écouter les

    revendications de la rue. Cependant, et bien qu’il soit difficile de tirer des conclusions sur une

    loi, unanimement contestée, mais pas encore appliquée (sic), j’essaierai de montrer que son

    élaboration a bel et bien décerné les trophées à ceux qui avaient le mieux traversé l’épreuve

    participative.

    La première partie de la recherche visera à révéler les enjeux de cette innovation

    procédurale. Pour ce faire, j’analyserai la construction progressive du débat public comme

    instrument de la politique éducative, et je dégagerai les conditions de cette innovation.

    La deuxième partie sera centrée sur les usages du dispositif. Il s’agira de montrer en

    quoi cette nouvelle procédure offrait un nouvel espace de lutte pour le statut de porte-parole

    légitime de la ‘communauté éducative’, et comment les acteurs ont donc cherché à l’investir.

    La troisième partie sera consacrée aux évaluations de la procédure. Il sera alors

    question de réfléchir à la diversité des effets que l’épreuve participative a pu avoir sur le

    secteur de l’Education nationale.

  • 19

    Première partie : Les conditions d’une innovation procédurale. Le ‘débat national sur l’avenir de l’Ecole’ comme instrument de la politique éducative.

    Que la première expérience française de débat public national ait été organisée sur

    l’avenir de l’Ecole peut immédiatement sembler relever du paradoxe, ou de l’innovation

    risquée. En effet, puisque l’Education nationale semblait réguler par des relations anciennes

    entre les représentants de certains syndicats enseignants et du ministère, la forme participative

    peut signifier d’emblée la fragilisation de ce réseau d’action publique qui a longtemps semblé

    solide et ce, même si c’est moins le cas depuis quelques années. Cependant, il s’agira de ne

    pas s’arrêter à ce constat mais au contraire de chercher à en dégager les raisons. Ou formulé

    autrement, il s’agit de dégager les conditions de cette innovation procédurale, car ce sont dans

    ces conditions que se révèlent ses enjeux.

    Ainsi, il s’agira de comprendre comment, dans la sphère politique, le débat public sur

    les enjeux éducatifs a progressivement été construit comme un instrument de la politique

    éducative (chapitre 1). Cette approche permettra de dépasser une vision purement stratégiste

    de cette innovation politique qui ne pourrait rendre compte du fait que sa mise en œuvre se

    soit globalement faîte sans heurts. En effet, comme toute procédure novatrice, elle ne pouvait

    fonctionner qu’à la condition que « sa cible » ait intérêt à l’investir. Or, au moment de la

    présentation officielle de cette innovation, la cible se trouve être une ‘communauté éducative’

    déjà en redéfinition (chapitre 2). C’est donc la dimension procédurale de ce dispositif qui en

    constituait l’enjeu majeur. C’est pourquoi, son organisation n’a été possible qu’à la condition

    de trouver un accord sur la procédure et donc un garant de ces nouvelles règles du jeu

    (chapitre 3).

  • 20

    Chapitre 1 : Une construction progressive du débat public comme instrument de la politique éducative.

    Qu’il soit simplement surprenant ou bien qu’il soit dénoncé pour son caractère

    démagogique, le débat national sur l’avenir de l’Ecole est en tout cas un instrument novateur

    de la politique éducative. Or, « l’instrumentation de l’action publique est révélatrice d’une

    théorisation plus ou moins explicite du rapport gouvernant/gouverné »29. C’est pourquoi, il est

    intéressant de s’interroger sur « les problèmes posés par le choix et l’usage des instruments

    qui permettent de matérialiser et d’opérationnaliser l’action gouvernementale »30. Dans la

    mesure où je compte consacrer l’essentiel de la seconde partie de ma recherche aux usages de

    ce nouvel instrument de la politique éducative, ce premier chapitre, qui vise à rompre avec

    l’illusion de la parfaite neutralité axiologique de l’instrument pour rendre compte de la façon

    dont le débat public a progressivement été construit puis mobilisé comme instrument de la

    politique éducative, en est le préalable nécessaire.

    Section 1. La problématisation des enjeux éducatifs par la rhétorique démocratique. Démocratiser l’Ecole par la démocratisation de la politique éducative.

    La multiplication du recours aux procédures visant à mettre en débat les situations

    sociales problématiques peut laisser penser à un nouveau rituel de légitimation des politiques.

    Rituel qui serait d’autant plus facile à perpétuer par les gouvernants qu’il est difficile de

    contester la mise en place de dispositifs visant à démocratiser la prise de décision en

    redonnant la parole aux publics d’une politique. Ainsi, la tendance participationniste,

    entendue comme l’instauration d’ « une nouvelle règle à la fois normative et pragmatique

    (selon laquelle) la légitimité de l’action publique et politique renvoie désormais à la mise en

    place de dispositifs adéquats permettant une plus grande association des citoyens »31, facilite

    le recours aux procédures délibératives en limitant le coût de leur justification. Cependant, il

    serait erroné de croire que l’existence de ce nouveau style d’action publique dominant fasse

    des procédures participatives des instruments d’action publique indifféremment disponibles.

    La simple référence aux qualités démocratiques de ces nouveaux instruments ne peut à elle

    seule justifier le fait d’y avoir recours. Bien au contraire, un recours trop systématique à ces

    29 LASCOUMES P, LE GALES P (Dir), 2004, Gouverner par les instruments, Paris, Presses de sciences-po. 30 Idem 31 C. BLATRIX, 2002, « Devoir débattre », op. cit.

  • 21

    procédures, sans autre justification que celle de leur vertu démocratique, aurait plutôt l’effet

    inverse, et tendrait à renforcer la méfiance en donnant du crédit à des slogans tels que

    « démocratie participative ou démagogie participative ?».

    C’est pourquoi, si ce contexte participationniste fait des procédures participatives des

    instruments de régulation de situations sociales controversées ou problématiques à disposition

    des gouvernants, il ne les rend pas immédiatement mobilisables. En effet, pour que les

    dispositifs participatifs soient susceptibles de trouver leur public, leur mise en place doit

    apparaître comme la solution adaptée aux problèmes du secteur en question. Ainsi, si le débat

    public sur l’éducation a pu être pensé et présenté comme la solution à la crise scolaire, c’est

    parce que les enjeux éducatifs ont été problématisés comme des enjeux engageant l’avenir de

    la Nation dont le traitement intéressait non plus le seul cercle de spécialistes de l’éducation,

    mais bel et bien la Nation toute entière.

    Depuis la IIIème République, l’Ecole est vue et célébrée comme un vecteur

    d’intégration et de promotion sociale. Même si cette vision est aujourd’hui écornée, fragilisée

    par les chiffres du chômage et les enquêtes sociologiques qui sont venues démontrer que

    l’Ecole ne réussissait plus à jouer le rôle d’ascenseur social, le Président de la République a

    tenu à la rappeler lors de son allocution à l’occasion de l’ouverture du débat.

    « Depuis plus d'un siècle, la République et l'école se sont construites l'une avec l'autre.

    L'école a été le rêve de la République. Et elle reste sans aucun doute la plus belle de ses réussites.

    Permettre à chaque esprit de conquérir sa liberté, faire vivre l'égalité des chances, donner corps à la

    fraternité en faisant de tous les élèves les enfants de la République, nourris du même savoir et de la

    même culture : voilà les objectifs que la France s'est fixé lorsqu'elle a instauré l'enseignement gratuit,

    laïque et obligatoire.(…) L'école de la République, ciment de la nation, est à la source même de

    l'identité française. » 32

    Il a cependant aussi souhaité signifier aux enseignants qu’il n’ignorait pas leur

    « malaise », et qu’il avait pleinement conscience que « l’Ecole [était] en panne » - pour

    reprendre les termes de Luc Ferry-, et donc de l’urgence à proposer une solution à la crise

    scolaire.

    32 Jacques Chirac. Le 20 novembre 2003. Allocution du Président de la République à l’occasion de l’ouverture du débat national sur l’avenir de l’école.

  • 22

    « Pourtant, chacun le sent bien, notre système éducatif marque un peu le pas. Il cherche un

    nouveau souffle. Au fil des crises, l'école exprime une forme de désarroi. Elle s'interroge sur le

    contenu de ses missions, sur ce qu'elle peut enseigner, sur ce qu'elle doit refuser. Elle dit son doute,

    son scepticisme, devant des réformes toujours plus nombreuses, pas toujours appliquées, rarement

    évaluées. »33

    Mais avant cela, la campagne présidentielle de 2002 avait marqué les esprits pour le

    peu de place qui y avait été accordée aux enjeux éducatifs. Le Monde s’était ému de constater

    que l’Ecole était « la grande oubliée de la présidentielle » alors qu’une réforme du système

    éducatif est traditionnellement présentée comme la clef de voûte d’une politique qui viserait à

    redonner une chance à tous34. Si la crise scolaire est un registre récurrent de la politique qui

    présentait en plus la particularité d’être absent de la campagne de 2002, comment expliquer

    que deux ans plus tard l’Ecole ait été au centre des préoccupations de la Nation ?

    On pourrait croire que l’explication de ce retour de l’Ecole au premier plan réside dans

    une évolution des problèmes éducatifs, mais il tient en réalité davantage à un changement de

    problématisation qu’à une évolution de la situation de fait. En effet, une nouvelle

    problématisation signifie qu’une nouvelle définition du problème et/ou une nouvelle solution

    est proposée. En l’espèce, la définition du problème n’a pas véritablement évolué puisque

    parler de crise de scolaire signifie toujours que le système éducatif français ne réussi pas, ou

    plus, à assurer l’égalité des chances, mais un revirement radical a été opéré dans la solution

    proposée. Jusqu’alors, la recherche de solutions à la crise scolaire consistait en un

    affrontement de projets pour le système éducatif portés par les spécialistes de l’éducation, que

    ces spécialistes soient des syndicalistes, des chercheurs en science de l’éducation ou des hauts

    fonctionnaires. Le projet choisi, celui sur lequel un compromis parvenait à être formé était en

    suite validé par le gouvernement et le parlement. Ainsi, le registre de légitimation dominant

    était bien celui de l’expertise : dans la mesure où l’Ecole est un enjeu majeur pour la Nation,

    les problèmes qu’elles soulèvent doivent être traités et résolus par les experts du secteur. Or, à

    partir de 2002, un nouveau lien de causalité est opéré entre la définition du problème et son

    mode de résolution. Désormais, la logique qui est mise en avant n’est plus celle de l’expertise

    mais celle de la délibération démocratique : puisque l’Ecole engage l’avenir de la Nation, elle

    ne peut pas être l’affaire des seuls spécialistes, elle est l’affaire de tous.

    33 Idem 34 « L’Ecole, la grande oubliée de la présidentielle », Le Monde, 14 février 2002.

  • 23

    C’est le 1 décembre 2002, dans une interview au journal Le Monde que le 1er ministre

    Jean-Pierre Raffarin annonce l’organisation prochaine d’un grand débat sur l’éducation.

    « Notre enjeu, c’est de mobiliser l’ensemble de la nation autour de l’objectif d’amélioration

    globale de la formation des Français. C’est pour ça que je souhaite qu’il y ait en France un grand

    débat national au cours du premier trimestre 2003, devant le Parlement mais aussi dans le pays. Je

    souhaite que l’on puisse débattre de notre ambition nationale pour l’éducation. »35

    A cette date, le changement de mode de résolution des problèmes n’est pas encore

    clairement formulé et affirmé. Les discours de 2003 seront plus explicites quant au

    changement radical de problématisation opéré à travers le choix du débat public.

    Ainsi si dans son discours investissant Claude Thélot comme président de la

    commission organisatrice du ‘débat national sur l’avenir de l’Ecole’, Luc Ferry n’insiste pas

    encore sur son caractère novateur, il expose plus clairement l’ambition démocratique de ce

    débat.

    « Il convient aujourd’hui d’œuvrer collectivement à une refondation de notre souveraineté

    politique dans le domaine de l’éducation, de définir l’ambition et l’effort que doit engager la Nation

    pour son école. (…) C’est pourquoi ce débat ne peut être l’affaire des seuls spécialistes de

    l’éducation. Il concerne la Nation toute entière. Les questions d’éducation ne doivent pas être

    caricaturées et l’on doit évidemment se méfier des solutions simplistes : les problèmes sont en ce

    domaine souvent beaucoup plus difficiles qu’on ne le croit à première vue. Pour autant, rien ne justifie

    au fond qu’ils continuent à se traiter seulement entre ‘spécialistes’. Assurer l’égalité des chances,

    définir la mission des enseignants, lutter contre la violence dans les établissements, s’accorder sur les

    objectifs et le sens de notre éducation : c’est là l’affaire de tous les citoyens et de leurs représentants.

    Quoi de plus naturel que d’en débattre le plus largement possible ? »36

    Ainsi ce n’est que quelques mois plus tard, lors de l’allocution du Président de la

    République à l’occasion de l’ouverture officielle du débat que la volonté de rupture par

    rapport au mode de régulation traditionnel des enjeux éducatifs a été affirmée.

    « Un débat ouvert bien sûr à toutes et à tous, aux praticiens de l'école naturellement, mais

    aussi à toutes les familles, à toutes les professions, à tous les Français. Car l'école est notre

    35 Jean-Pierre Raffarin. Interview du Premier Ministre au journal Le Monde, 1 décembre 2002. 36 Luc Ferry. Le 15 septembre 2003.

  • 24

    patrimoine commun. Sachons dépasser des clivages d'un autre temps. Le débat sur l'école a été trop

    longtemps confisqué. Il n'est l'apanage d'aucun camp, d'aucun parti, d'aucun clan. Il est temps qu'il

    soit rendu aux Français. »37

    C’est l’affichage de cette volonté de rupture avec l’héritage néo-corporatiste de

    l’Education nationale qui a donc justifié le recours à un instrument participatif. En effet, en

    soulignant les échecs des réformes antérieures portées par les spécialistes, ces discours

    délégitiment les pratiques existantes et par là même légitiment le choix d’une nouvelle

    procédure. L’organisation d’un débat public sur l’éducation a pu ainsi être présenté, non pas

    comme l’usage opportun du contexte participationniste, mais comme l’utilisation adéquate

    d’un nouvel instrument à disposition du gouvernement.

    Section 2. Le débat public sur l’éducation : un hybride des formes populiste et délibérative de la démocratie directe. La rencontre du référendum chiraquien sur l’Education et des comités de délibération de Luc Ferry.

    Le changement opéré dans la problématisation des enjeux éducatifs explique comment

    le débat public sur l’éducation est devenu un instrument mobilisable de la politique éducative.

    Cependant, il est nécessaire de rappeler que jusqu’à cette première expérience, le débat public

    national n’existait pas en France en tant qu’instrument d’action publique. Il a donc été

    construit en tant que tel. Cette construction a été progressive, et le débat tel qu’il a été

    organisé est en fait le résultat de la rencontre entre deux formes, deux idées d’une démocratie

    plus ou moins directe. C’est pourquoi il présente un caractère hybride par rapport aux

    dispositifs participatifs ou délibératifs connus. Il associe une dimension participative et

    quantitative - c'est-à-dire que son organisation visait à permettre l’expression du plus grand

    nombre - et une dimension délibérative et qualitative - puisque l’existence de la commission

    Thélot avait pour objectif de permettre la confrontation des intérêts et des points de vue dans

    une démarche de construction collective de l’intérêt commun.

    La première dimension de ce débat constitue l’héritage du projet politique de Jacques

    Chirac. En effet, l’idée de consulter les français sur les questions éducatives était déjà

    présente dans le projet politique du RPR en 1991 relancée par Jacques Chirac lors de sa 37 Jacques Chirac, le 20 novembre 2003.

  • 25

    campagne présidentielle de 1995. Mais à cette époque, le projet reste assez flou mais tourne

    essentiellement autour de l’idée d’organiser un référendum. Outre l’obstacle posé par l’article

    11 de la constitution qui limite les domaines du référendum, l’idée avait soulevé des

    réticences au sein du parti sur les questions qui pourraient être soumises à consultation, et

    parmi les partenaires sociaux qui craignaient une tentative de manipulation par l’opinion

    publique. Face à ces difficultés, l’idée du référendum avait été abandonnée. Cependant le

    débat national sur l’avenir sur l’Ecole est clairement l’héritier de ce projet. Pour s’en

    convaincre, il suffit de regarder comment la presse tentait de résumer le projet en 1995, et

    d’observer les points communs avec le débat national sur l’avenir de l’Ecole organisé en

    2003.

    « A plusieurs reprises, M. Chirac a expliqué qu'il s'agit de renouer un « pacte républicain »

    sur l'école, de « marquer l'importance qu'il accorde à ce sujet » en organisant « une très large

    consultation nationale », du type de celle des « états généraux » de la Sécurité sociale en 1987. Une

    loi-cadre serait ensuite élaborée, puis soumise à l'approbation des Français, « pour qu'elle s'impose à

    tous ». 38

    Peu importent ici les raisons pour lesquelles le projet est resté dans les tiroirs jusqu’en

    2002. Il est cependant remarquable que ce projet soit réactivé après les élections présidentielle

    et législatives de 2002. En effet, à cette date c’est à Luc Ferry que le Premier Ministre confie

    la fonction de ministre de l’Education nationale. Que ce choix témoigne ou non d’une volonté

    préexistante de réactiver le projet, toujours est il qu’il en a été un élément déterminant ; Luc

    Ferry n’étant pas seulement un ministre issu de la société civile, mais une personnalité qui

    défend depuis longtemps le principe délibératif. Ainsi, dans un article qu’il publie en 199139

    figure déjà un certain nombre d’éléments clefs du débat national sur l’avenir de l’Ecole.

    Il partage avec Jacques Chirac l’idée que « seul un débat public de grande envergure

    convient à des questions qui concernent la vie de chacun d’entre nous » bien que, insistent-ils,

    ce débat n’ait pas vocation à se substituer au Parlement mais à éclairer son action. En

    revanche, à la différence du président de la République, Luc Ferry accorde une place

    importante à l’existence d’un comité de sages ou de délibération composés à la fois d’experts

    et de profanes dont la mission serait de développer et d’exposer l’ensemble des modèles

    38 « Jacques Chirac : aboutir à un diagnostic partagé. », Le Monde, 16 juillet 2003. 39 L. FERRY, 1991, « Tradition ou argumentation ? Des comités de ‘sages’ aux comités de délibération », Pouvoirs, 56.

  • 26

    d’argumentation. Ainsi, c’est dans cette conception de la délibération que l’on peut trouver

    l’origine et l’importance du rôle qui a été accordé à la commission Thélot.

    C’est donc la rencontre entre ces deux hommes, entre ces deux projets qui a donné

    naissance à ce nouvel instrument d’action publique, à cette procédure législative avec

    consultation préalable qui se décompose en trois phases : participation du plus grand nombre,

    délibération de la commission, et débat parlementaire.

    Alors que cela semble évident dans une démocratie représentative, il est utile ici de

    souligner que l’affirmation d’une procédure en trois phases a participé pleinement de la

    construction du débat public comme instrument crédible de l’action publique. En effet, alors

    que les multiples consultations antérieures constituaient des éléments complémentaires du

    processus décisionnel, ce débat est lui annoncé comme l’élément central de la procédure

    d’élaboration d’une nouvelle loi d’orientation. En tout cas, tel est le sens qui lui a été donné

    par le Président de la République : « et surtout un débat pour agir, puisqu'il débouchera sur

    l'adoption d'une nouvelle loi d'orientation fondant le nouveau projet éducatif de la

    France. »40 Ainsi dès l’origine, l’organisation du débat est associée à l’idée qu’il faut donner

    une impulsion législative à une réforme du système éducatif.

    « Certes le système éducatif ne se réforme pas par une loi mais par des actions quotidiennes.

    Mais nous sommes dans un pays où la dimension législative est importante, c’était donc important

    d’encadrer cette réforme par une loi. C’était une condition nécessaire. Il fallait essayer de créer un

    choc, une prise de conscience. Et ce débat c’était un moyen de donner de la légitimité à cette

    réforme » Claude Thélot.41

    Le lien sans cesse réaffirmé entre le débat et le processus législatif était aussi un

    moyen de moyen de motiver les futurs participants.

    « Il fallait annoncer la couleur ! Sinon pourquoi vouliez-vous que les gens se déplacent ? Déjà

    qu’en France l’idée de participation n’est pas spontanée… » 42Claude Thélot.

    40 Jacques Chirac, le 20 novembre 2003. 41 Claude Thélot, entretien. 42 Idem

  • 27

    C’est pourquoi, dès mai 2003, le Premier Ministre insiste sur le fait qu’« à l'issue du

    débat, nous aurons une loi nationale d'orientation dont la représentation nationale pourra

    débattre, et qui définira notre action pour les dix années qui viennent »43.

    Le découpage de la procédure en trois phases, et l’insistance à rappeler le lien entre le

    débat et la future loi d’orientation a tendu « à mettre en forme et en scène un hypothétique

    processus de décision [et à reproduire] ce que devrait être un processus de décision

    démocratique idéal : le temps du recueil de l’information et le temps de la confrontation des

    arguments précédent le temps de la décision ».44Cette mise en forme a permis de construire le

    débat comme un instrument véritablement novateur et de le démarquer ainsi des consultations

    précédentes.

    « En quoi le débat annoncé sur l’école est-il différent de toutes ces consultations

    (précédentes) ?

    Pour la première fois, un calendrier législatif est affirmé. (…) et ce débat repose sur une

    consultation inédite de l’ensemble de la société ».45 Claude Lelièvre, historien de l’éducation.

    Or, ce travail de démarcation par rapport aux expériences précédentes restées dans les

    souvenirs au mieux comme inutiles au pire comme des tentatives de manipulation, a été la

    première condition pour que le débat soit perceptible par son public non pas comme « une

    nouvelle technique de gouvernementalité » mais comme un « instrument de démocratisation

    de la décision politique ».46

    Section 3. La mobilisation du débat public comme instrument de la politique éducative. Sortir l’Ecole de la crise par une innovation politique.

    La question de la perception du dispositif par son public est une question

    déterminante pour la compréhension de sa carrière. En effet, dans un premier temps, le crédit

    accordé à Luc Ferry, ministre de la société civile et philosophe défenseur du principe

    délibératif, a permis de crédibiliser le dispositif en atténuant la méfiance existante vis-à-vis du

    projet de Jacques Chirac. Mais ce crédit a été complètement gaspillé par le calendrier adopté

    43 Jean-Pierre Raffarin. Le 28 mai 2003. 44 L. BLONDIAUX, Y. SINTOMER, 2002, « L’impératif délibératif », Politix, vol 15(57). 45 Claude Lelièvre interview à Le Monde. 11 septembre 2003 46L. BLONDIAUX, Y. SINTOMER, 2002, op. cit.

  • 28

    par le gouvernement. Lorsqu’en décembre 2002 Jean-Pierre Raffarin annonce l’organisation

    du grand débat, celle-ci est prévue pour le premier trimestre 2003. Mais la crise iraquienne,

    puis les mouvements sociaux du printemps de 2003 ont repoussé son organisation à l’hiver

    2003-2004. Or, le fait que l’annonce officielle du débat soit intervenue au beau milieu des

    mouvements de mai 2003 a relancé la polémique sur les intentions du gouvernement.

    Qualifié d’ « opération endormissement »47 par Jack Lang, ce débat a été perçu par

    l’ensemble des acteurs de l’Education nationale comme une grande « mystification »48 qui

    n’avait qu’un seul objectif : permettre au gouvernement de se sortir de la crise.

    « Le risque était immense que les syndicats refusent de participer avec un argument du type :

    c’est pas pour faire une réforme, c’est pour sortir de la crise »49

    Luc Ferry se défend d’avoir voulu utiliser ce débat comme un « outil de management

    de crise » mais reconnaît qu’une partie du personnel politique, dont le Président de la

    République, était partisan de l’organisation d’un débat qui ferait fonction de « défouloir ». Si

    le ministre ne nie pas le potentiel de régulation de la crise offert par l’organisation d’un débat,

    il estime en revanche que la « ficelle est trop grosse, trop visible pour que ça marche ». Il

    préfère donc insisté sur les vertus d’un débat qui « permet d’élever le niveau de compétence

    de (ses) concitoyens sur des problèmes qui sont hyper compliqués dès qu’on sort des

    discussions de café du commerce »50. Il met ainsi en avant la dimension délibérative d’un

    débat dont l’objectif n’est pas de faire parler l’opinion publique mais de permettre à chacun de

    se former une opinion qui irait au-delà de sa propre expérience du système éducatif. Grâce au

    même registre de justification, Claude Lelièvre (futur membre de la commission Thélot) est

    venu défendre dans la presse l’organisation de ce débat.

    « Pensez-vous que le débat sur l’école, après les conflits du printemps, est aujourd’hui

    nécessaire ?

    Il est urgent que ce grand débat ait lieu. C’est le seul moyen de sortir par le haut de la crise

    du printemps. (…) »51

    47 « Jack Lang : une opération endormissement », Le Monde, 11 septembre 2003. 48 Christian Forestier. Entretien. 49 Claude Thélot, entretien. 50 Luc Ferry, entretien. 51 Claude Lelièvre, le 11 septembre 2003.

  • 29

    Sans préjuger des intentions du gouvernement, la mise en place d’un débat public peut

    s’analyser plus pragmatiquement comme une innovation politique destinée à rendre à nouveau

    gouvernable un secteur marqué, ces dernières années, par des grèves à répétition qui ont, en

    quelque sorte, publiquement révélé une cogestion entre représentants de certains syndicats

    enseignants et du ministère devenue inefficace. Mais sur ce point, l’attention du

    gouvernement a certainement aussi été particulièrement attirée par le rapport de la Cour des

    Comptes sur la gestion du système éducatif, publié en avril 200352. En effet, ce rapport fait le

    constat suivant : « le système éducatif français n’est parvenu à relever le double défi que

    constituaient l'exigence d'une amélioration des niveaux de qualification et le développement

    d'un enseignement de masse que dans une relative ignorance de ses coûts et au prix de la

    mise en oeuvre de procédures dont la complexité même a contribué à multiplier les

    contraintes et à diluer les responsabilités. Une telle situation ne lui permet pas de répondre

    de la façon la plus efficace possible à la demande aujourd'hui générale d'une adaptation la

    plus fine possible aux caractéristiques et aux besoins des élèves et des étudiants. A l'avenir,

    l'organisation du système éducatif devra s'adapter aux exigences actuelles de la gestion

    publique : préciser ses objectifs, mieux maîtriser l'emploi de ses moyens, compléter

    l'évaluation de ses résultats. »

    Aussi, dans un contexte budgétaire exigu et puisque s’ouvrait – du fait de l’importance

    des prochains départs en retraite - « une fenêtre pour réformer qui ne se représenterait pas de

    sitôt »53, il pouvait sembler particulièrement pertinent d’ouvrir le forum des questions

    éducatives afin de rouvrir les options possibles en matière de réforme du système éducatif.

    C’est pourquoi, le choix d’un instrument participatif peut aussi s’analyser comme la

    mobilisation – ou en tous cas, une tentative de mobilisation - d’un public élargi pour affronter

    une coalition de politique publique restée solide bien que n’apportant plus la preuve de son

    efficacité54.

    Malgré l’important travail de justification du choix de ce nouvel instrument de la

    politique éducative opéré par le gouvernement n’aura pas suffit à lever les doutes. En effet,

    l’opinion publique étant un danger connu, les partenaires sociaux, comme la majorité des

    52 COUR DES COMPTES, 2003, La gestion du système éducatif, Paris, Direction des journaux officiels. 53 Claude Lelièvre, op cit 54 On retrouve ici l’hypothèse développée par P. HASSENTEUFEL sur les possibilités d’évolution des réseaux d’action publique. P. HASSENTEUFEL, 1995, « Do policy network matter? Lifting descriptif et analyse de l’Etat en interaction. » in LE GALES P., THATCHER M., 1995, Les réseaux de politique publique. Débat autour des Policy Networks, Paris, L’Harmattan.

  • 30

    acteurs éducatifs, sont restés dubitatifs par rapport à la justification du gouvernement, et se

    sont surtout interrogés sur ce que le gouvernement pourrait faire dire à l’opinion publique

    exprimée dans le débat.

    « On se demandait quelles étaient leurs intentions, si leur projet était pas déjà écrit et comme

    ça après ils auraient juste eu à dire que l’opinion publique était d’accord. »55

    Le SNES, par exemple, craignait que le gouvernement profite de cette expression de

    la base pour faire passer certaines réformes auxquelles les enseignants sont opposées.

    « La FCPE avait porté plainte sur la question des remplacements. On savait que le

    gouvernement allait nous pondre un texte. Le plus simple c’était de le faire demander par la

    base ».Gisèle Jean, co-secrétaire nationale du SNES.56

    Mais, comme en témoigne, le communiqué interfédéral publié le 23 octobre 2003 –

    c'est-à-dire moins d’un mois après la mise en place de la commission Thélot – ce que

    craignaient le plus les partenaires sociaux, c’est que le gouvernement profite de ce débat pour

    faire passer ses choix budgétaires.

    « Ces choix budgétaires sont en relation avec les multiples déclarations et propositions rétrogrades mises en avant par le gouvernement et augurent mal de ses intentions au moment où

    s’ouvre le grand débat pour l’école. » FAEN, FERC-CGT, FSU, SGEN-CFDT, UNSA-Education.

    Si, a posteriori, ces différents éléments ont pu faire dire à Luc Ferry que « l’agenda

    politique avait plombé le débat »57, ils montrent surtout que les représentants de la

    ‘communauté éducative’ percevait cette mobilisation de l’opinion publique comme un danger

    potentiel. Aussi, ce qu’il s’agit de comprendre, c’est pourquoi ils se sont mobilisés dans un

    dispositif qu’ils jugeaient risqué.

    55 Jean-François Vincent, Président de l’OCCE, contact du Manifeste pour un débat public sur l’Ecole, Entretien. 56 Gisèle Jean. Entretien. 57 Luc Ferry entretien

  • 31

    Chapitre 2 : La publication du « manifeste pour un débat public sur l’Ecole » : un plaidoyer pour une redéfinition de la ‘communauté éducative’.

    La ficelle était peut-être grosse, elle aurait pu être trop grosse et bloquer complètement

    le déroulement du dispositif, mais force est de constater que ce débat a fonctionné. En effet,

    quelles qu’aient été les intentions du gouvernement, l’organisation d’un débat public sur

    l’éducation était publiquement demandée par une partie de la ‘communauté éducative’. Donc

    si dénoncer publiquement le caractère démagogique d’un débat annoncé pendant une crise

    sociale « était bien le minimum qu’ils pouvaient dire »58, les acteurs de l’Education nationale

    étaient au contraire plutôt prompts à investir un dispositif qu’ils appelaient de leurs vœux, et

    qui se présentait comme une opportunité de redéfinir les positions au sein de la ‘communauté

    éducative’.

    Section 1. Renouveler la problématisation des enjeux éducatifs par l’ouverture aux paroles profanes. « L’éducation est une affaire trop sérieuse pour être confisquée par l’Education nationale ».

    Quelques mois avant que le gouvernement ne présente le débat public comme

    l’instrument adéquat d’une nouvelle politique éducative, l’idée d’un débat public sur

    l’éducation avait déjà fait une discrète apparition par la publication en février 2002

    d’un « manifeste pour un débat public sur l’Ecole »59. L’objectif de ses auteurs était que « le

    politique se saisisse de la question et organise un grand débat », c’est pourquoi ils ont été

    « satisfaits de voir que l’idée était reprise par le cabinet Ferry ». Cependant, ils conviennent

    eux-mêmes qu’il n’existe aucun lien formel entre la publication de ce ‘manifeste’ et le débat

    organisé, dans la mesure où Luc Ferry n’a pas répondu à leur demande d’audition, et que

    malgré la journée-débat organisée à l’Assemblée Nationale par le groupe du ‘manifeste’, cette

    publication a connu un succès en librairie plus que timide et une couverture médiatique quasi

    nulle.60

    Qu’il y ait ou non un lien entre cette publication et la décision du gouvernement,

    l’existence de ce ‘manifeste’ est à prendre en considération, non pas pour déterminer la

    58 Claude Thélot, entretien. 59 J. GEORGE (Dir), 2002, Manifeste pour un débat public, Paris, La Découverte. 60 Jean-François Vincent. Signataire et contact du Manifeste. Entretien.

  • 32

    paternité de ce débat, mais pour comprendre comment il a pu être organisé malgré le

    scepticisme ambiant.

    Les auteurs du ‘manifeste’ sont partis du constat que « l’Ecole n’a jamais vraiment été

    une question politique puisque le débat sur l’école à l’Assemblée Nationale se résume à une

    demi journée lors du vote de la loi de finance alors que trois jours sont consacrés aux

    chasseurs et qu’il n’y jamais eu d’appel à l’opinion publique». Or, il leur semblait urgent que

    le politique se saisisse enfin de la question, car le fait que le débat sur l’Ecole soit

    « confisquée depuis des décennies a complètement sclérosé la réflexion ».61

    « Le chantier de la transformation de l’école, en permanence à l’ordre du jour, reste trop

    souvent confiné au cercle étroit des spécialistes. Mais l’éducation est une affaire trop sérieuse pour

    être confisquée par l’éducation nationale. Un véritable débat public s’impose pour cerner les priorités

    d’un service public d’éducation de qualité et en finir avec l’hypocrisie et les faux-semblants ».62

    Ainsi, leur démarche obéissait à la logique simple de coup de pied dans la fourmilière,

    à savoir, susciter le débat par quelques idées fortes pour sortir de l’impasse dans laquelle se

    trouve la réflexion sur l’Ecole. En effet, depuis plusieurs années, le débat théorique sur

    l’Ecole tourne essentiellement autour de l’affrontement entre ‘Pédagogues’ et ‘Républicains’.

    Les ‘Pédagogues’, nés en tant que mouvement dans les années 1980, défendent la vision

    d’une Ecole qui doit s’adapter à la massification et à l’hétérogénéité de ses publics, alors que

    les ‘Républicains’, apparus lors de la contestation des déclarations de Claude Allègre dans les

    années 1990, prônent un retour à l’enseignement traditionnel. Les signataires du ‘manifeste’

    estiment que ce débat est stérile, puisque les premiers sont accusés par les seconds d’être

    responsables du malaise de l’Ecole, et de la baisse du niveau, du fait de toutes les innovations

    qu’ils ont imposés au système éducatif, alors que les seconds sont cesses discrédités pour leur

    vision archaïque et rétrograde de l’Ecole. Les syndicats ne sont pas ‘épargnés’ par le

    ‘manifeste’ qui estime que « le monopole d’expertise dont ils disposent depuis des décennies

    a complètement sclérosé leur réflexion »63, et fait que leurs revendications se limitent

    désormais à la sempiternelle question des moyens.

    61 Idem 62 GEORGE J (Dir), 2002, Manifeste pour un débat public, op. cit. 63 Jean-François Vincent, Contact du manifeste, entretien.

  • 33

    Pour sortir de ces affrontements jugés stériles, le ‘manifeste’ a fait le choix de la

    provocation et se targue d’éviter la langue de bois en ayant recours à des formules choc

    (« ‘Tous les savoirs se valent’ : un discours hypocrite », « Démocratisation : peut mieux

    faire ») et en proposant des idées novatrices. Ainsi, il suggère par exemple de repenser le rôle

    et la formation des enseignants, ou de rechercher des formes de pédagogies alternatives

    permettant de sortir de la logique du toujours plus de moyens.

    Pour faire comprendre et accepter ces idées, il prône un débat qui, tout en étant ouvert

    à tous et donc pas limité au cercle des initiés, soit un véritable débat de fond.

    « Nous aimerions souligner la nécessaire ouverture qui s’impose à tous ces acteurs : ils ne peuvent plus garder le monopole du processus éducatif. Ils doivent reconnaître la nécessité de

    travailler avec d’autres partenaires, sans frilosité, sans craindre de perdre leur âme. »

    Par ce débat, il s’agit de dépasser « les habituelles polémiques assorties d’anathèmes

    réciproques, les traditionnelles envolées lyriques sans rapport au réel, les petites phrases choc un peu

    creuse mais si médiatiques » pour laisser la place à « une discussion argumentée, raisonnée, qui

    prenne enfin le temps des nuances, et permette au citoyen de se forger une opinion qui ne soit pas

    entièrement biaisée par son expérience personnelle. »64

    Malgré la différence de ton, l’analogie avec le sens donné à ce débat par le ministre est

    évidente au point qu’une personnalité telle que Claude Lelièvre a pu venir témoigné du fait

    que ce ‘manifeste’, cosigné par des personnalités d’horizons divers, révélait bien de

    l’existence d’une conversion de toute une partie de la ‘communauté éducative’ à l’idée qu’une

    ouverture du débat est une condition indispensable d’une réforme du système éducatif.

    « De plus en plus de hauts administrateurs et de syndicats en sont venus à penser qu’il est

    nécessaire qu’un tiers rompe leur face à face ou leur tête à tête sur l’école. » Claude Lelièvre,

    historien de l’éducation.65

    Cependant, si la compétence de Claude Lelièvre à faire ce constat est difficilement

    contestable, cette compétence ne doit pas faire oublier qu’il a cosigné ce ‘manifeste’ et qu’il

    est donc lui-même un converti.

    64 GEORGE J (Dir), 2002, Manifeste pour un débat public, op. cit. 65 Claude Lelièvre, interview à Le Monde, op. cit.

  • 34

    Aussi, est-il instructif de regarder plus en détail qui s’est converti, car cet appel à

    l’ouverture d’un débat public sur les questions éducatives s’apparente à une véritable remise

    en cause du mode de régulation d’un secteur traditionnellement fermé. Or, les signataires du

    ‘manifeste’ ne sont pas des personnalités extérieures à l’Education nationale, ils en sont des

    acteurs à part entière. C’est pourquoi, ce plaidoyer pour la mise en œuvre des théories

    délibératives sur les questions éducatives ne peut être lu à l’unique lumière de cet

    argumentaire mais doit aussi être appréhendé à partir de l’intérêt qu’ont ces acteurs à la mise

    en œuvre d’un nouveau forum d’élaboration de la politique éducative.

    Section 2. Derrière les enjeux éducatifs : la revendication d’un droit à la parole. Un intérêt au débat public partagé par l’ensemble des acteurs minoritaires.

    L’histoire de ce ‘manifeste’ commence le 11 novembre 2001, dans une petite salle

    d’un lycée parisien, par la réunion d’un groupe de personnes organisée à l’initiative de deux

    spécialistes de l’éducation66. En présence de quelques journalistes invités, ce groupe décide de

    susciter un grand débat public sur l’Ecole en publiant un petit ouvrage qui regrouperait un

    certain nombre d’idées novatrices. Quelques mois plus tard, ce groupe publie un ouvrage

    collectif, à savoir ‘le manifeste pour un débat public sur l’Ecole’, que les auteurs cosignent en

    leur nom propre et en leur qualité d’« enseignants, chercheurs, chefs d’établissement, parents

    d’élèves, militants d’associations ou de mouvements pédagogiques, syndicalistes… ». Mais

    bien évidemment, le groupe ne réuni pas n’importe quel ‘militant’ ; il est composé en majorité

    de cadres dirigeants d’associations, de mouvements et de syndicats engagés de plus ou moins

    longue date dans la défense des pédagogies alternatives. Ainsi même si le choix d’un

    « ouvrage de personnes plutôt que d’un ouvrage d’institutions » est justifié par des raisons de

    commodités et la volonté de garder une « liberté de ton », derrière les noms ce sont bien des

    organisations qui militent pour l’organisation d’un débat public sur l’Ecole.

    « Les signataires ? Ce sont tous des personnes avec des postes à responsabilité, mais on voulait que ce soit des personnes qui signent et pas qu’ils signent es-qualité. Comme ça, ça permettait

    aux uns et aux autres de ne pas engager les structures. Et puis les institutions ont beaucoup de mal à

    travailler ensemble. Je vois bien avec le groupe des 14 (un collectif de mouvements éducatifs qui se

    66 Philippe MEIRIEU et Jacky BEILLEROT

  • 35

    réunit ponctuellement pour dénoncer publiquement un point de l’actualité éducative et auquel

    appartiennent bon nombre des personnalités signataires) : pour écrire un communiqué de 20 lignes, il

    faut 15 jours avec des dizaines d’amendements et d’aller-retour, alors vous imaginez pour un ouvrage

    de 120 pages… ». Jean-François Vincent, contact du manifeste.67

    Sans dresser un portrait exhaustif des 19 cosignataires, il faut souligner qu’ils

    appartiennent tous au mouvement des ‘Pédagogues’. Si les contours de ce mouvement

    fluctuent en fonction des questions abordées - toutes les organisations ou personnalités se

    classant du coté des ‘Pédagogues’ n’ont d’ailleurs bien évidemment pas signé le ‘manifeste’ -

    les alliances entre les différentes organisations ou experts se font toujours autour de l’idée

    qu’il est nécessaire de s’adapter à la diversification des publics de l’Ecole en développant des

    formes pédagogiques alternatives. Aussi, parmi ces signataires figurent des représentants

    d’associations pédagogiques ou de coopération à l’Ecole, ou des cadres intermédiaires de

    l’Education nationale qui présentent la particularité de gérer des écoles dîtes alternatives. Il

    est intéressant de s’arrêter sur les associations promouvant ces écoles car leur situation, en

    marge de l’Education nationale, leur a permis de développer des partenariats avec les élus

    locaux, ce qui explique la signature de Maurice Charrier – vice-président de la communauté

    urbaine de Lyon, et surtout avec les parents d’élèves, notamment la FCPE, puisque ces

    associations tendent à proposer aux parents jugeant le système éducatif inadapté à leur enfant

    de le « changer d’école ». Mais ces associations, et plus largement le mouvement

    ‘Pédagogues’ ne se limitent pas à proposer des solutions alternatives pour des situations

    particulièrement problématiques, ils ambitionnent aussi de « changer l’Ecole » en faisant

    reconnaître pa