L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

38
Société Française de Musicologie L'adoption du jazz par Darius Milhaud et Maurice Ravel: L'esprit plus que la lettre Author(s): Carine Perret Source: Revue de Musicologie, T. 89e, No. 2e (2003), pp. 311-347 Published by: Société Française de Musicologie Stable URL: http://www.jstor.org/stable/4494864 Accessed: 04/12/2009 13:57 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unless you have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and you may use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use. Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained at http://www.jstor.org/action/showPublisher?publisherCode=sfm. Each copy of any part of a JSTOR transmission must contain the same copyright notice that appears on the screen or printed page of such transmission. JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. Société Française de Musicologie is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue de Musicologie. http://www.jstor.org

Transcript of L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Page 1: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Société Française de Musicologie

L'adoption du jazz par Darius Milhaud et Maurice Ravel: L'esprit plus que la lettreAuthor(s): Carine PerretSource: Revue de Musicologie, T. 89e, No. 2e (2003), pp. 311-347Published by: Société Française de MusicologieStable URL: http://www.jstor.org/stable/4494864Accessed: 04/12/2009 13:57

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available athttp://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unlessyou have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and youmay use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use.

Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained athttp://www.jstor.org/action/showPublisher?publisherCode=sfm.

Each copy of any part of a JSTOR transmission must contain the same copyright notice that appears on the screen or printedpage of such transmission.

JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

Société Française de Musicologie is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revuede Musicologie.

http://www.jstor.org

Page 2: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Carine PERRET

L'adoption du jazz par Darius Milhaud

et Maurice Ravel

L'esprit plus que la lettre

<< Nous aimons le jazz, parce qu'il parti- cipe d'un monde esthetique que la culture occidentale appelait de ses voeux, monde esthetique qui en retour, a contribu6 "t tirer cette culture hors d'elle-meme )>.

Lucien Malson 1 << Personne ne peut rejeter les rythmes

aujourd'hui. La musique recente est pleine d'influences venues dujazz. Le fox- trot et les blue notes de mon opera L'Enfant et les sortilkges n'en sont pas les seuls exemples. M me dans mon nouveau Concerto pour piano, on reconnait des syncopes, encore qu'elles soient raffi- nees >>.

Maurice Ravel 2

En France, au cours des ann es vingt, quelques compositeurs se mon- trent sensibles au jazz 3, comme en temoignent certains emprunts au

1. L. Malson, Histoire dujazz et de la musique afro-amnricaine (Paris : Editions du Seuil, 1994), p. 5.

2. Reponse de Ravel ta la question d'un journaliste : << N'avez-vous pas egale- ment 6t6 seduit par le jazz ? )). Extrait de l'interview du ier juillet 1931, reproduite par Arbie Orenstein dans Maurice Ravel, lettres et ecrits (Paris : Flammarion, 1989), p. 362.

3. Nous utiliserons indiff6remment le terme jazz et blues, considerant que le langage de l'un est issu de l'autre. A l'9poque, les fontieres stylistiques ne sont d'ailleurs pas encore d6limitees.

Page 3: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

312 Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

langage jazzistique. Quelques critiques ou auteurs specialis6s dans le jazz comme Lucien Malson ou Andre Hodeir 4 ont etudie cette tendance a s'approprier le jazz que partagent des compositeurs comme Darius Mil- haud, Maurice Ravel ou Igor Stravinsky 5. Dans l'analyse qu'il consacre a la question de << l'influence du jazz sur la musique europeenne >> 6, Andr6 Hodeir relive des traces jazzistiques dans certaines oeuvres de ces trois compositeurs : La Creation du Monde (1923) de Milhaud ; L'Histoire du Soldat (1918), Ragtime pour onze instruments (1920) et Piano Rag Music (1919) d'Igor Stravinsky, enfin L'Enfant et les Sortilhges (1920-25), le Concerto en Sol (1929-31) et le Concerto pour la main gauche (1929-30) de Ravel.

Andr6 Hodeir constate que l'on trouve << dans les quelques oeuvres retenues pour cet examen, d'appreciables emprunts melodiques au lan- gage du blues et du spiritual. Le Concerto en sol de Ravel, par exemple, fait etat de m6lismes oii la blue note joue un r1le >> 7. Dans les ouvrages de r6f6rence consacr6s a Ravel, Marcel Marnat 8 ou Arbie Orenstein 9 remar- quent aussi l'influence du jazz dans certaines oeuvres du compositeur. Ces 6tudes musicologiques portent essentiellement sur l'analyse des emprunts musicaux au langagejazzistique. Ce parti pris ne nous semble pas suffisant pour 6valuer la r6elle portee esth6tique de l'influence du jazz sur les compositeurs qui se sont int6resses a ce nouveau courant musical. Nous voudrions aller au-dela des analyses faites jusqu'ad ce jour et mettre en relief le retentissement profond qu'eut le jazz sur la d6marche composi- tionnelle de Milhaud et de Ravel.

A partir de notre 6tude consacr6e a l'adoption du jazz par les compo- siteurs frangais des annees vingt 0o, nous dresserons le portrait du Paris des ann6es folles, terrain plus que favorable a une adoption culturelle du jazz. L'accent sera mis sur l'aspect moderniste du jazz, qui, par son adequation avec les exigences musicales de l'6poque, s'integre a la moder- nit6. C'est en effet vers la valeur esth6tique inh6rente au jazz que les compositeurs frangais se tournent, attitude qu'Andr6 Hodeir n'interprete absolument pas ainsi. Il condamne d'une maniere radicale l'annexion de tournures jazzistiques par les compositeurs de notre corpus :

4. Andre Hodeir, n6 en 1921, violoniste, compositeur et critique de jazz, auteur d'ouvrages consacres au jazz.

5. Nous excluons Igor Stravinsky de notre etude, non pour le peu d'attrait qu'il represente dans la question traitee, mais dans un souci de rester sur un terrain specifiquement << frangais >>.

6. Cf. Andre Hodeir, Hommes etproblkmes dujazz (Paris : Flammarion, 1954; reedition Parentheses : Marseille, 1996), ch. XVI, p. 223-239.

7. A. Hodeir, op. cit., p. 229. 8. Maurice Ravel (Paris : Fayard, 1986). 9. Maurice Ravel, lettres et crits (Paris : Flammarion, 1989). 10. Carine Perret, L'Adoption du jazz par les compositeurs frangais des annees

vingt. Du modernisme de l'avant-garde a la stylisation ravilienne, m6moire de D.E.A sous la direction de Josiane Mas, Universit6 Paul Valery, Montpellier III, juin 2001.

Page 4: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Carine Perret . L'adoption dujazz 313

<< Sur le plan esthetique comme sur le plan technique, les oeuvres (ou frag-

ments d'oeuvres) que nous avons cities dans cette etude ne peuvent etre regardees que comme de graves echecs. >> 1

Nous tenterons de demontrer la possibilit6 d'une cohabitation entre jazz et musique occidentale, deux mondes musicaux que l'on a plut6t coutume d'opposer. Nous refusons en effet de consid6rer jazz et musique savante occidentale comme des 6manations de deux mondes, deux langa- ges irr6ductiblement opposes car situ6s aux antipodes l'un de l'autre. Nous nous appuierons sur les oeuvres aux accents jazzistiques de Milhaud et Ravel, artistes dont I'attitude compositionnelle t6moigne d'une possible cohabitation entre langage savant et esprit du jazz.

L'adoption dujazz par la societe frangaise des anneesfolles

Le jazz, import6 des Etats-Unis lors de la premiere guerre mondiale, fait grand bruit dans la France des ann6es folles. La vogue du jazz mais aussi du music-hall traduit fortement la tendance franqaise a prendre comme

module les Etats-Unis dans les annees vingt. Le temoignage de Maurice

Sachs en dit long sur cette influence :

<< Je crois que la place prise peu a peu et sans qu'on s'en doute par les Etats-Unis dans notre vie est considerable. Les films qu'on prefire sont americains, le tabac qu'on fume est ambricain, les melanges qu'on boit sont americains, les danses qu'on danse sont ambricaines, l'ideal du visage f6minin est americain, le gofit des sports est ambricain, l'argent qu'on gagne parait americain, I'ambition meme prend une tournure ambricaine. C'est la guerre et la victoire qui nous ont rendus si mall6ables A l'am6ricanisme. >> 12

La vogue du jazz doit se lire comme un signe d'empathie avec les Etats-Unis, puissance paree de nombreuses qualites, dont une, non des moindres dans le contexte d'apres-guerre, la libert6 qui prend, selon Maurice Sachs, des accents de liberalisation physique et 6motionnelle :

<< Quant au dancing, grace a quoi nombre de " femmes bien " decouvrirent que leur mari faisait mal l'amour et combien plus gaillard 6tait le sexe d'un homme du commun, c'est la plus forte et la plus audacieuse innovation qui ait ete apportee dans nos moeurs. Elle date de 1921, premiere ann6e de la grande p6riode de folie, de luxe, de depenses, de d6sordres et d'internationalisme. Jusque-la on avait craint quand meme de montrer ouvertement sa joie ; on s'est rattrap6. >> 13

Le climat de frivolit6 qui regne dans le Paris des annees folles semble particulibrement propice a l'adoption de tout element culturel divertis- sant... et le jazz l'est ! Ce caractere divertissant est amplement suffisant

11. A. Hodeir, op. cit., p. 236-237. 12. Maurice Sachs, Au Temps du Boeuf

sur le Toit (Paris : Editions de la Nouvelle revue critique, 1948), p. 148.

13. Ibid., p. 107.

Page 5: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

314 Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

pour justifier l'adoption massive du jazz par la soci&t6 frangaise et repondre a la question posee par Lucien Malson :

<< Mais qu'y a-t-il au juste dans ce jazz n6 dans les campagnes et les villes louisianaises que le siecle ait pu, un peu partout, recevoir et adopter ? >> 14

Musique a danser, musique & regarder, le jazz s'6coute, mais se donne surtout en spectacle. Les nuits parisiennes vibrent aux accents du jazz, dont la qualit6 musicale n'est pas le premier critere. Michel Leiris raconte qu'il y avait a Paris << partout des jazz, bons ou mauvais, en tout cas bruyants, avec de l'entrain a foison, jouant des fox-trots, des slows, des stomps >> 15. En effet, la mode du jazz, en accord avec la frivolit6 de son temps, se manifeste par une floraison de dancings, bars et cabarets. Le jazz conquiert le public parisien; le moindre bar se transforme en cabaret, nouveau lieu de spectacle a la mode. Une dynamique impulsee par des personnalit6s en vue et particulibrement receptives au jazz se met en place. Jean Wiener, dont les parents recevaient dans leur salon les artistes avant-gardistes parisiens, se trouve impliqu6 dans un projet qui donnera naissance au plus fameux lieu de jazz parisien, le bar Gaya 16, remplace par le Bceuf sur le Toit en 1921. C'est l1 o0i la generation d'avant-garde goftera au plaisir nouveau des concerts de jazz. Jean Wi6ner, assist6 de Jean Cocteau qui, <<en cinq ou six coups de t6lphone mobilise tout Paris >> 17, firent incontestablement du Boeuf sur le Toit l'endroit le plus a la mode oui l'on pouvait entendre un succ6dan6 de musique noire- am6ricaine 18

La societe frangaise a tendance a consid6rer le jazz comme un exotisme suppl6mentaire. Son attitude favorable a l'art noir-americain, li6e certes a un fort esprit colonisateur, favorisera pourtant le developpement d'un phenomene de metissage culturel, qui ne fera que s'accentuer au cours du xxe siecle. Selon Ludovic Tournis, <<ce qui fait le succes de la Revue Negre, c'est son caractere negre justement : premiere revue entierement noire a se produire & Paris, elle est un 6venement important dans l'histoire de l'acculturation du jazz en France, car elle met en avant, pour la

premiere fois de maniere aussi nette, le lien entre le jazz et la n6gritude >> 19

Parallelement au d6veloppement des petits 6tablissements accueillant le jazz, les hauts lieux culturels parisiens programment eux aussi des spec- tacles americains. En 1925, l'engouement parisien pour la Revue Negre et

14. L. Malson, Des Musiques dejazz (Marseille : Ed. Parentheses, 1983), p. 65. 15. Lettre du 26 aofit 1929, extraite de Michel Leiris, Journal 1922-1989 (Paris:

Gallimard, 1992), p. 35. 16. Dancing ouvert en 1921 rue Boissy d'Anglas par Schwartz. L'ancien bar

Gaya 6tait devenu trop &troit pour un public de plus en plus nombreux, ce qui causa son demenagement.

17. Jean Wiener, Allegro appassionato (Paris : Belfond, 1978), p. 43. 18. L'avant-garde y d6couvre un repertoire ragtime quelque peu 6dulcor6 sous

les doigts des pianistes Jean Wiener et Cl6ment Doucet. 19. Ludovic Tournes, New Orleans sur Seine. Histoire dujazz en France (Paris :

Fayard, 1999), p. 24.

Page 6: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Carine Perret . L'adoption du jazz 315

Josephine Baker est 'a son comble. Le critique Andre Levinson lui fait un echo favorable dans Comtedia:

o C'est d'elle, de son tremoussement force, de ses dislocations temeraires, de ses mouvements " lances " qu'6mane le jet rythmique. Elle semble " dicter " au " drummer " envofit6, au saxophoniste ardemment tendu vers elle, I'6cri- ture heurtee du " blues ". [...] La musique nait de la danse, et quelle danse ! Les d6hanchements de la bateleuse cynique et bon enfant, le rictus qui fait grimacer la large bouche, font place subitement a des visions dont toute bonhomie est absente [...]. Certaines poses de Miss Baker, les reins incurves, la croupe saillante, les bras entrelac6s et 6leves dans un simulacre phallique, evoquent tous les prestiges de la haute statuaire negre. Le sens plastique d'une race de sculpteurs et les fureurs de l'Eros africain nous 6treignent. Ce n'est plus la dancing-girl cocasse que nous croyons voir, c'est la VWnus noire qui hanta Baudelaire. >> 20

Par ses provocations corporelles, Josephine Baker contribue a faire du jazz l'Fv6nement majeur du Paris des ann6es folles. Le jazz est certes peu valorise par ces mises en scene spectaculaires. Elles v6hiculent pourtant l'image d'un jazz au caractere spontan6 et instinctif, dont le primitivisme est une 6vidence. Gilles Moubllic observe fort justement que << le jazz fut d'abord assimil6 'a la Revue Negre et au corps de Josephine Baker, et ceci ne relive pas de l'anecdote pour une musique dont la qualit6 premiere fut de remettre du corps dans l'art >> 21.

Le corps remis a l'honneur par Josephine Baker reclame des endroits oif s'adonner a la danse. Le public s'initie avec volupt6 aux nouvelles danses a la mode comme le quadrille antillais ou le charleston. Dans Paris-Midi, Roger Vailland 6voque l'ambiance antillaise du bal de la rue Blomet, < d6couvert l'an dernier par quelques Montparnos > 22. Puis I'annie sui- vante, de nouveaux bals negres << viennent de s'ouvrir a Paris. Un, il y a quelques temps, dans les sous-sols d'un music-hall du faubourg Mont- martre, en plein centre de Paris ; l'autre, il y a deux jours, en plein centre de Montparnasse >> 23. La presse parisienne se fait le relais de la vogue du jazz, nouveaut6 aux accents ambricains.

Mais de queljazz s'agit-il ?

Lors de la premiere guerre mondiale, les Etats-Unis n'envoient pas que des soldats sur le vieux continent. Ils d6pechent des orchestres militaires 24

composes de musiciens noirs; James Reese Europe a 6t6 charge de la

20. Article d'Andr6 Levinson publi6 dans Comwdia, 12 octobre 1925. 21. Gilles Moubllic, Le Jazz, une esthetique du xx siecle (Rennes : P.U.R., 2000),

p. 12. 22. Article paru le 20 mai 1929 dans la rubrique o La vie a Paris ), reproduit par

Roger Vailland dans Chroniques des anneesfolles a la liberation, 1928/1945 (Paris : Messidor, Editions sociales, 1984), Tome I, p. 141-142.

23. Ibid., p. 82. 24. Citons parmi eux les Black Devils du 350' Field Artillery Band dirig6 par

Tim Brymn, ou le Scrap Iron Jazz Banddu 158e Regiment d'infanterie dirige par A. R. Etzweiler, qui a meme enregistr6 pour Path6.

Page 7: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

316 Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

direction du plus important d'entre eux. Il connait, avec ses Hellfighters du 369' R6giment d'infanterie des Etats-Unis un certain succ6s : du 12 f6vrier au 29 mars 1918, ils visitent vingt-cinq villes franqaises au cours d'une grande tournee. Des 1914, l'orchestre du batteur noir-americain Louis Mitchell, le Mitchell's Jazz Kings, surnomm6 par la critique d'alors << le roi du bruit ?> se produit "i Londres. En 1917, L6on Volterra l'invite a donner un concert au Casino de Paris. Le Mitchell's Jazz Kings va y accompagner des revues comme o Pa-riki-ki >, ou <o Laisse-les tomber >>, revue avec Mistinguett en 1919. A son r6pertoire Ain't We Got Fun, Strumbling, mais 6galement des chansons franqaises 'a la mode, Dans la vie faut pas s'enfaire, pour, selon Jean Dominique Brierre o ne pas d6sorien- ter le public >> 25. Nous devons 6galement ia cet orchestre les premiers enregistrements frangais 26 dejazz. Dans les annees vingt, d'autres orches- tres viendront d'outre-Atlantique : ceux de Paul Whiteman, Ted Lewis, Fred Waring, ou celui des Pennsylvanians. Et c'est ainsi que le jazz arrive aux oreilles des compositeurs franqais...

Comme le suggere Andre Hodeir, < les premieres questions que l'on peut se poser sont 6videmment celles-ci : comment Ravel, Milhaud, Stravinski ont-ils connu le jazz ? Et quel jazz ont-ils connu ? >> 27. Le jazz auquel nous nous r6f6rons dans cette analyse est le new orleans 28, courant appartenant a la premiere 6poque du jazz. Mais est-il le style auquel se r6ffrent nos deux compositeurs ? Andr6 Hodeir semble douter de l'authenticit6 du jazz entendu par Milhaud : il conteste en effet la qualit6 du jazz 6dulcor6 interprete par Billy Arnold, qu'il qualifie de ? bien style >> 29. Loin d'avoir la meme connaissance jazzistique qu'Andr6 Hodeir, Ravel trouve quant a lui ces musiciens < merveilleux >. o Comme vous avez bien fait de faire entendre ces musiciens ambricains ! >> 30

d6clare-t-il a Jean Wiener, lors du concert que ce dernier organise a la salle des Agriculteurs le 6 decembre 1921. MilhAud traduit le meme 6tonne- ment admiratif que Ravel devant cette premiere experience jazzistique :

<< A la fin du concert, le public de la salle des Agriculteurs sembla atteint de vertige : il subissait une force neuve. Si la qualit6 de la musique 6tait parfois discutable, elle avait du moins la meme resonance qu'un elment de folklore : par elle la voix de l'Amerique se rev6lait aussi bien fraiche, vivante, &clatante, que lourde et m6lancolique ; parfois paisible, l6gerement sentimentale ou bien empreinte d'une po6sie presque d6sespr6e >> 31.

25. Jean-Dominique Brierre, Le Jazz frangais de 1900 a' nos jours (Paris : Ed. Hors Collection, 2000), p. 15.

26. L'orchestre de Louis Mitchell fait huit seances d'enregistrement pour Path6 entre 1921 et mai 1923.

27. Propos recueilli lors d'un entretien priv6. 28. Parmi les plus grands representants du style n6o-orleanais, retenons les

noms des orchestres de Sidney Bechet, de Jelly Roll Morton et de Kid Ory, premier groupe dans lequel se produisit Louis Armstrong.

29. A. Hodeir, op. cit., p. 225. 30. J. Wiener, op. cit, p. 83. 31. Darius Milhaud, Notes sans musique (Paris : Julliard, 1963), p. 133-134.

Page 8: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Carine Perret : L'adoption du jazz 317

L'admiration des compositeurs pour l'orchestre de Billy Arnold incite Andr6 Hodeir a penser qu'ils se sont << laiss6s prendre aux contrefagons du jazz commercial>> 32. Mais sans aucune autre ref6rence pr6alable, les compositeurs pouvaient-ils faire la diff6rence entre bon et mauvais jazz ? Et effectivement, le jazz de l'6poque avait tres souvent une saveur bien commerciale. Car les musiciens noirs deviennent l'attraction des lieux de plaisir parisiens, les formations de jazz s'installant alors dans les theitres, dans les cabarets, avec comme quartiers de predilection Pigalle, Montmar- tre et les Champs-Elysees. Nombre de ces orchestres americains, tres recherches du Tout-Paris, vont s'installer en France. C'est le cas de Louis Mitchell, qui devient alors << patron du Grand Duc, boi^te ta la mode et 'a la clientele aristocratique >> 33. Nous ne pouvons nier la saveur commerciale du jazz interpret6 en Europe par les orchestres ambricains comme celui de Paul Whiteman, qui invente en 1920 le jazz symphonique, forme de jazz 6dulcoree destinee a un public essentiellement blanc. Ce r6pertoire offre pourtant l'occasion aux artistes franqais de se familiariser avec une musi- que aux accents americains. C'est notamment en assistant aux represen- tations de la Revue N6gre qu'ils decouvrent Sidney Bechet, alors membre de l'orchestre noir 34 de Claude Hopkins. Ernest Ansermet avait remarque et admir6 ce fabuleux instrumentiste dont il decrivait ainsi le style en 1919 :

<< I y a un extraordinaire virtuose clarinettiste qui est, parait-il, le premier de sa race a avoir compose sur la clarinette des blues d'une forme achevee. J'en ai entendu deux qu'il avait longuement 6labores, puis joues & ses compagnons pour qu'ils en puissent faire l'accompagnement. Extremement diff6rents, ils etaient aussi admirables l'un que l'autre pour la richesse d'invention, la force d'accents, la hardiesse dans la nouveaut6 et l'imprevu. Ils donnaient d6ji l'idee d'un style, et la forme en etait saisissante, abrupte, heurtee, avec une fin brusque et impitoyable comme celle du deuxieme Concerto Brandebourgeois. Je veux dire le nom de cet artiste de genie, car pour ma part je ne l'oublierai pas : c'est Sidney Bechet >> 35

Ce t6moignage d'un chef d'orchestre r6put6 confirme le fait que l'orchestre de la Revue Negre possedait une reelle valeur artistique. Bien que Milhaud ou Ravel n'aient laiss6 aucun temoignage sur lejeu de Sidney Bechet, il est permis de penser qu'ils y furent l'un et I'autre aussi receptifs qu'Ernest Ansermet.

Des le d6but du xxe siecle, il y eut un pr6c6dent a la d6couverte du jazz de revue : le public et les artistes s'6taient familiarises avec le cake- walk, musique aux accents jazzistiques accompagnant la danse noire- americaine du meme nom. Lors de l'Exposition universelle de Paris en

32. A. Hodeir, op. cit., p. 228. 33. Jacques H6lian, Les Grands orchestres de music-hall en France (souvenirs et

timoignages) (Paris : Filipacchi, 1984), p. 33. 34. Orchestre compose de douze musiciens, huit chorus girls, et la vedette

Josephine Baker. 35. Ernest Ansermet, << Sur un orchestre negre >>, Revue Romande, 5 octobre

1919, article reproduit dans la revue Jazz Hot, 28 (novembre-decembre 1938), p. 4.

Page 9: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

318 Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

1900, deux danseurs noirs 36 donnaient une demonstration de cette danse. Tres lie musicalement avec le cakewalk, le ragtime &tait dj~i lui aussi arriv6 aux oreilles frangaises. Dans un article de 1926 pour La Revue Musicale, Marion Bauer declare que < le mot " jazz " est d'usage r6cent, tandis que le mot " ragtime " s'emploie depuis plus de vingt ans >>37. I1 rapporte 6galement qu'Alexander's Ragtime band d'Irving Berlin 38, qu'il considere comme ? le pre du jazz >> 39, est connu du public. Le ragtime dont le mat6riau melodique h6rit6 de E Chopin 40 se conjugue a un mat6riau rythmique emprunt6 au cakewalk est tr6s vite adopt6 par les artistes et le public frangais. Grace aux enregistrements et partitions disponibles ou aux interpretes qui se produisent dans les cabarets, ils vont pouvoir approfondir leur connaissance du ragtime. Au travers des interpretations de Jean Wi6ner, le public se familiarise avec des pieces pianistiques synco- p6es de Jelly Roll Morton comme Black Bottom Stomp ou Breezing along with the Breeze, piece chantee par Josephine Baker. Le pianiste frangais interprete-t-il ces pieces avec le sentiment propre aux noirs americains ? La question restera malheureusement sans reponse...Toujours est-il qu'il contribue a populariser le ragtime, et que ses executions pianistiques servent en quelque sorte d'6ducation musicale jazzistique

' Ravel et Milhaud. Analysons Black Bottom Stomp, afin d'avoir une id6e plus precise du module de jazz dont les compositeurs franqais se sont inspir6s (cf. Ex. 1).

Ce stomp est tres proche de l'6criture du ragtime. L'accompagnement de la main gauche du piano est de meme type que le jeu pianistique tres d6tach6 du ragtime : basse et accord alternent. A la main droite, une melodie syncop6e, elle aussi caract6ristique essentielle du jazz (mes. 13). Remarquons les doubles-croches (mes. 1), broderies inf6rieures de la note de la basse, sorte de mini-glissando caracteristique de l'attaque des sons jazz. Du point de vue formel, cette piece n'a rien de d6routant pour des oreilles europeennes. A l'introduction (mes. 1 t 13), constitu6e de deux sections reprises, succede un 6pisode thematique de type exposition. Le theme a est 6nonc6 deux fois : premiere presentation, mesures 13 a 16 ; deuxieme presentation orn6e, mesures 21 a 23. Du point de vue harmoni- que, rien de bien nouveau non plus. On congoit que ce soient l'aspect rythmique et les modes de jeu qui aient pu frapper les auditeurs et inspirer les compositeurs.

36. Danseurs dont on n'a d'ailleurs retenu que les patronymes : Williams et Walker.

37. Marion Bauer, <<L'influence du Jazz- Band >>, La Revue Musicale, 6 (1er avril 1926), p. 32.

38. Erik Satie aurait d'ailleurs pris module sur The Mysterious Rag com-

pose par Irving Berlin en 1911 pour 6crire le Ragtime du Paquebot, extrait de Parade.

39. M. Bauer, < L'influence du Jazz- Band >>, op. cit., p. 32. 40. Dans ses oeuvres pour piano comme Bamboula, le compositeur et pianiste

neo-orleanais Louis Moreau Gottschalk (1829-1869) s'inspire des pieces pianisti- ques romantiques du xIXe siecle et des chansons et danses folkloriques noires et creoles.

Page 10: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Carine Perret : L'adoption dujazz 319

SIntroduction ]

= c. 248-262 .. . .I R IJ J•

B?6 d 8 6 Cm

Aa Fr B6 C7 B

I~dl

0 11 - 16

..2.

II I

.1 1 ff

S G E10 113 G7 I 13

7 Gm DG 7 8 1• - 6 1 ,• 15

-F7 Gm D7

3 4 74 G7 Cm G•- m 7 Cm B??F7 B -

8 9 10

FGm D G F7

Ex. 1 : Jelly Roll Morton, Black Bottom Stomp (mesures 1 24). (Extrait de 1885-1941 . Jelly Roll Morton [London: Ed. I.M.P, 1992], p. 8.)

Grace au temoignage de Maurice Sachs, nous savons egalement que l'on pouvait entendre au Bceuf sur le Toit des airs americains de George Gershwin 41, consider6 par Arthur Hoeree comme le << fils spirituel >>

41. Jean Wiener a fait venir d'Amerique les plus r6centes partitions de George Gershwin. Retenons, parmi les pieces les plus connues, The Man I love ou Some- times I'm happy.

Page 11: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

320 Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

d'Irving Berlin 42. C'est la que Ravel put d6couvrir The Man I love, air qu'il interpr6tait d'ailleurs quelques ann6es plus tard. Marie Dunbar constate que, lorsque Ravel << arriva ta l'Olympic, il 6tait int6ress6 par deux choses - faire raccourcir ses bretelles bleues brillantes et jouer < Tea for Two >>, la Rhapsodie in Blue, My blue Heaven et d'autres airs de jazz >> 43 Au-delk de l'anecdote, ce t6moignage r6vele cependant un fait important : Ravel jouait des succes de George Gershwin au piano.

Au Boeuf sur le Toit, le public parisien a pu 6galement d6couvrir un jazz plus authentiquement <<noir >> que le r6pertoire pianistique du duo Wi6ner-Doucet. Alberta Hunter, classic blues singers 44, d6clare avoir chant6 ta Paris <<chez Florence. Puis au Grand Ecart. Au Boeuf sur le Toit >> 45. Milhaud ou Ravel ont donc pu s'impr6gner de l'expressivit6 du blues.

La critique musicale de l'dpoque et lejazz

La critique musicale prend en compte le jazz et tente d'en analyser les caract6ristiques musicales. A l'aide de divers t6moignages, nous pourrons nous faire une id6e plus juste de la perception musicale de ce nouveau courant. Andre Schaeffner est l'un des premiers critiques a avoir cern6 avec une grande maturit6 de jugement ce qui constitue l'essence dujazz. Des 1926, il publie une s6rie d'articles d'un grand int6ret, ses << Notes sur la musique des afro-am6ricains >> 46. I1 distingue dans le jazz deux aspects fondamentaux : un son et un rythme sp6cifiques. Il qualifie le son jazz afro-ambricain de << rarement d6gag6 des bruits (...), ecras >> 47. Il perqoit la musique afro-americaine comme 6manant de l'exp6rience vocale ; lejazz est alors << l'exacte traduction instrumentale de

42. Arthur Hoer6e, <<Le Jazz >>, La Revue Musicale, 11 (1er octobre 1927), p. 228.

43. < When he arrived at the Olympic he was interested in two things - getting his bright blue suspenders shortened and playing Tea for Two, Rhapsody in Blue, My Blue Heaven and other jazz tunes >>. Marie Dunbar, < Maurice Ravel, Napo- leon of Music World, plays popular numbers; Praises U.S. Airs >>, Seattle Post Intelligencer, 13 f6vrier 1928, fonds Montpensier-Ravel, Paris BnF, D6partement de la Musique.

44. Les Classic blues singers sont des chanteuses am6ricaines comme Mamie Smith; leur formation s'est faite dans les th6atres des grandes villes et leur repertoire comprend de la variet6, du vaudeville, du jazz et bien stir du blues. Alberta Hunter, n6e probablement le ler avril 1895, appartient a cette cat6gorie de chanteuse de jazz ; elle profite du succes de Mamie Smith pour enregistrer a son tour des 1921 pour la marque Paramount dont elle devient l'une des artistes vedettes. Downhearted Blues, grav6e en 1922 pour la Paramount sera repris plus tard par Bessie Smith.

45. Interview d'Alberta Hunter par Jean-Loup Bourget publi6e dans Jazz Magazine, no 266-267 (juillet-aofit 1978), p. 29.

46. Notes parues dans Le Minestrel, Paris, 25 juin et 6 aofit 1926. 47. A. Schaeffner, Lejazz, op. cit, p. 20.

Page 12: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Carine Perret . L'adoption dujazz 321

ce que les negres obtiennent de leur chant )48. Selon lui, <<la leqon profonde du jazz consiste en une subtilit6 de la touche rythmique >> 49 ; i traduit par des expressions imagees sa receptivit &" l'essence <<vibra- tile >> 50 du jazz, issu selon lui de la musique noire. Par l'image de << la lutte que le rythme livre 'a la mesure >> 51, Andr6 Schaeffner 6voque avec pers- picacit6 la notion de swing 52, non encore identifiee ni nomm6e ainsi a l'6poque. Par certains de ses articles tres bien document6s, La Revue Musicale se fait elle aussi le defenseur d'un courant encore mal connu. Irving Schwerk6, critique musical au Chicago Tribune, est invit6 " donner aux lecteurs des 6claircissements en d6finissant a son tour la specificit6 du langage jazzistique 53. Une de ses saveurs particuli'res viendrait selon lui du << contrepoint orchestral, l'improvisation >> 54. Irving Schwerk6 insiste sur le fait que << le jazz ne peut &tre d6finitivement 6crit, puisque l'impro- visation ne peut &tre consignee > 55. Son temoignage est pr6cieux, car il indique que la connaissance partielle du public en matiere de jazz est la meme en France qu'aux Etats-Unis :

<< L'Europe est pleine d'orchestres pour lesquels jazz signifie tam-tam, mais il n'y en a aucun, sauf quelques ensembles ambricains, qui fasse de la musique de jazz. [...] L'Americain moyen, il faut en convenir, ne pourrait pas mieux definir le jazz que l'Europ6en moyen, mais L'Americain a toutefois l'avantage de pouvoir entendre du vrai jazz, et de savoir le reconnaitre >> 56

Le jazz semble etre victime des memes prejuges en Europe qu'Outre- Atlantique...Irving Schwerk6 deplore le fait que dans sa forme presente, le jazz soit <<(principalement limit6

" une maniere d'humour, de pep, qui

l'empeche d'acc6der a la dignit6 des formes musicales de concert ou d'opra >> 57.

Milhaud, Ravel et lejazz amnricain

Milhaud se montre egalement attentif a l'emergence du jazz en tant que courant artistique, et s'emploie a en donner une vision plus juste par son activit6 de critique 58. Dans l'article << L'6volution du jazz-band et la

48. Ibid., p. 77. 49. Ibid., p. 42. 50. Ibid., p. 52. 51. Ibid., p. 63. 52. Terme flou, signifiant < balancement >>. Il se traduit musicalement par une

pulsation stable, souple et dansante, et par l'accentuation des deuxieme et qua- trieme temps, consideres comme temps faibles dans la musique savante.

53. Irving Schwerk6, << Le jazz est mort, vive le jazz ! >>, extrait de la rubrique << Le guide du concert >>, La Revue Musicale, 6 (1er avril 1926), 646- 683.

54. Ibid., p. 681. 55. Ibid., p. 682. 56. Ibid., p. 647. 57. Ibid., p. 682. 58. Des les annees 1920, Darius Milhaud developpe une importante activite de

critique musical.

Page 13: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

322 Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

musique des negres de l'Am6rique du Nord >> 59, Milhaud 6voque le jazz diffuse en France mais 6galement celui qu'il a entendu aux Etats-Unis lors de ses tourn6es. II fait une grande distinction entre la musique des revues et le jazz de Harlem, destin6s selon lui '& des publics de classes sociales diff6rentes. Milhaud raconte que << dans un petit dancing de New York, comme le Capitol, qui se trouve dans le haut de Lennox Avenue vers la 140e rue, il n'est pas rare d'entendre une n6gresse chanter la meme m6lodie pendant plus d'une heure, melodie souvent poignante et d'un dessin aussi pur que n'importe quel beau r6citatif classique, soutenue par un jazz qui forme un fond de melodies incessamment renouvel6 [...]. Nous voici loin des 6l6gantes danses de Broadway que nous entendons ici & l'h6tel Cla- ridge ! La, nous touchons a la source meme de cette musique, aux c6t6s profond6ment humains qu'elle est capable d'avoir et qui bouleverse aussi completement que n'importe quel chef-d'oeuvre de la musique universel- lement reconnu ! >> 60. La r6ceptivit6 de Milhaud a la dimension poignante du blues prouve qu'il a entendu un jazz authentique a Harlem.

Ravel a-t-il vecu la meme experience que son confrere lors de son sejour aux Etats-Unis en 1928 ? Divers indices nous permettent de repondre positivement. Selon Joseph Roddy, Ravel se serait rendu 61 au Cotton Club a Harlem, oi se produisait Duke Ellington 62. Le compositeur franqais et le jazzman se seraient rencontres une fois, lorsque Ravel et ses amis << arriverent a un autre lieu nocturne de Harlem oi0 Ellington et son orchestre se detendaient >>63. Ce n'est qu'une supposition, puisqu'a ce jour, aucun autre temoignage ne vient corroborer cette these. Selon une anecdote rapport6e par Claude Bolling, Ravel aurait 6galement entendu & Chicago Jimmy Noone, qu'il apprecia enormement

64. Connaissant la curiosit6 et l'interet que Ravel portait aujazz, dont il ne se cachait d'ailleurs pas, nous serions tent6 d'accorder foi ces divers temoignages. Malheureusement, la reserve naturelle du compositeur per- met difficilement de savoir quels jazzmen il a pu entendre a Harlem. Le maigre courrier envoy6 lors de son sejour americain nous laisse dans l'incertitude. Dans une lettre a son frere, Ravel dit avoir particip &a de nombreuses r6ceptions, et assist6 a plusieurs spectacles, sans malheureu- sement en donner les noms, hormis celui d'une com6die musicale Broad- way After Dark qu'il trouve << ravissant >> 65:

59. Courrier Musical, 9 (1er mai 1923). 60. D. Milhaud, op. cit., p. 105. 61. Joseph Roddy, ? Ravel in America >>, High Fidelity Magazine (mars 1975),

58-63 ; << Ravel himself would visit >> (p. 60) n'indique qu'une supposition. 62. L'orchestre du pianiste de jazz americain, Duke Ellington and his Orchestra,

se produit durant cinq ans &t New York. 63. << They did meet by chance one time, however, when the Ravel entourage

arrived at another Harlem night spot where Ellington and his band were relaxing >> (art. cit., p. 60.)

64. Communication personnelle (5 janvier 2001). 65. Maurice Ravel cite par Arbie Orenstein, op. cit., p. 328. Cet extrait de lettre

datee du 17/01/1928 est 6galement reproduit dans l'article de Joseph Roddy, ( Ravel in America >>.

Page 14: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Carine Perret :. L'adoption dujazz 323

<< Quelques moments libres me permettent de t'6crire, aujourd'hui, pas de receptions (...). Comme " New York, le soir, repos: dancings, thiatres negres, salles de cinema >> 66

A New York, il rencontra George Gershwin 67, dont il connaissait djai la musique. II put approfondir sa connaissance de l'oeuvre du compositeur americain en allant voir, notamment avec Eva Gauthier le spectacle Funny Face 68. Figuraient 'a l'affiche Adele et Fred Astaire. La journaliste Marie Dunbar parut fort etonn~e de l'attrait d'un compositeur si renomm6 pour les airs de jazz, ce que traduit le titre de son article ? Maurice Ravel, le Napoleon mondial de la musique, joue des num6ros populaires ; 6loges des airs Americains >>69. Lors de sa rencontre avec George Gershwin, Ravel a-t-il jou6 The Man I love devant son auteur ? Le journaliste Joseph Roddy ne rapporte que l'interpretation de George Gershwin, qui << joua des extraits de sa musique, enchantant tout le monde >> 70. Analysons donc un extrait de The Man I love, une des pieces jazzistiques ayant pu servir de

module compositionnel a Ravel (voir Ex. 2). Cette ballade de George Gershwin possede un caractbre sentimental,

typique des airs de music-hall. La r6petition des notes vocales reproduit cependant un caractere de scansion m6lodico-rythmique propre au blues: tout semble ax6 sur l'expressivit6 douloureuse de la voix. D'oiu une grande simplicit6 des autres parametres musicaux comme :

- le parcours harmonique, fond6 sur les degres forts, de la tonalit6 de Mi bemol majeur (de I vers V) 71 ;

la ligne melodique des plus simples : elle reproduit trois fois un motif melodique constitu6 de quatre notes r6petees suivies d'une meme formule

m•lodique ascendante, terminee par une note tenue. La formule rythmique est egalement immuable; - l'accompagnement est lui aussi des plus succincts : accords scandes regu- lierement par la main gauche.

II ne fait aucun doute que Ravel a 6t6 sensible a la simplicit6 expressive des airs de Gershwin. Ravel pratique un art melodique caracteris6 par une esth6tique de la retenue et de la simplicit6, valeurs partagees 72 avec les airs

66. Lettre reproduite par Arbie Orenstein, op. cit., p. 256-257. 67. Sur une photo prise a New York lors d'une <<party >> donn6e par Eva

Gauthier, chanteuse canadienne faisant partie de la haute societ6 new-yorkaise dans les annees 20, on peut voir George Gershwin aux c6tes de Ravel. Photo reproduite dans l'article << Ravel in America >>, art. cit. p. 61.

68. Funny Face a 6t6 represent6 pendant plus d'une ann6e au Alvin Theater de New York a partir du mois de mars 1927.

69. Marie Dunbar, art. cit. 70. Joseph Roddy, << Ravel in America >>, art. cit. p. 62. En anglais dans le

texte : << Gershwin played some of his music, delighting everyone >>. 71. A l'exception de deux brefs emprunts a Fa mineur (mesures 9-10 et mesures

11-12) 72. A ce titre, nous ne pensons pas aller trop loin dans notre comparaison

esth6tique entre Ravel et Gershwin. Un parallele entre l'esth6tique du Concerto

Page 15: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

324 Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

Moderately E/Bb rall. mt cFm7sus4 Fm? 8513 803 E

mp dim.

BFBIG Baug/G AS bS9IAS

When the mel - low moon be-gins to beam, ev - ery night I dream a lit - tle dream,

m-lto ---••, s

...... ...........

EWBM C7 Fm? 8705 E/OG Cm? Caug F9 8M7

An n N i o

and of course Prince Charm-ing is the theme, the he for me. Al -

I I I I .. -RD

Ex. 2: George Gershwin, The Man I love, mesures 1 i 12. (Extrait de The Genius of George and Ira Gershwin

[Secaucus, NJ : Warner Bros. Publications, 1994], p. 68-69.)

de music-hall a la Gershwin. La pr6dilection rav6lienne pour la mdlodie avec piano justifie a elle seule l'inclination du compositeur pour les airs americains. On peut ais6ment conclure que les contacts new-yorkais de Ravel avec le monde du jazz furent riches d'enseignement.

pour la main gauche de Ravel avec celle du Concerto en fa de Gershwin pourrait alimenter cette r6flexion.

Page 16: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Carine Perret : L'adoption dujazz 325

Motivations artistiques et musicales a l'adoption dujazz

Un des 6lements precurseurs a l'adoption du jazz fut l'art negre. Lucien Malson constate que << le cubisme qui rev6rait l'art negre - Jean Cassou y voyait des << syncopes plastiques >> - a seduit les memes consciences que le jazz >> 73. Un vaste courant de m6tissage artistique 6tait en effet amorc6 depuis le debut du siecle. De cette confrontation de langages, vont naitre des ceuvres teint6es de diverses influences extra-europ6ennes. Apres l'art n6gre de Pablo Picasso, apr6s la musique orientalisante de Claude Debussy, nait le gofit pour l'exotisme noir-am6ricain. Les ceuvres aux accents jazzistiques de Milhaud ou de Ravel en sont des manifestations. Le jazz ne serait-il qu'une nouvelle forme d'exotisme pour les composi- teurs de l'6poque ? Jusque-la friands de nourritures empruntdes aux folklores orientaux, les compositeurs se jetteraient-ils < sur le jazz comme chiens affam6s sur os >> 74 ? Retiennent-ils de cette nouvelle tendance musicale son primitivisme, lie & ses origines africaines, ou son moder- nisme, caractere plus americain que noir ? I1 semblerait que ce soit & un subtil melange de ces deux ingredients que les artistes furent sensibles. Joseph Delteil souligne ainsi cette apparente ambiguit6 :

<< Le spectacle d'ailleurs arrivait a son heure. Cette conjonction des charmes de la vieille Afrique et de l'esprit moderne, c'est un des carrefours de 1925, un rendez-vous >> 75

Le jazz, proche de l'esprit du caf6-concert 76 et du cirque permet "a l'artiste de << reprendre le fil perdu >> 77 avec une forme de tradition, notion que Cocteau defend activement dans les ann6es vingt. Selon l'&crivain, il n'existe pas de dichotomie entre modernisme et tradition. Si le moder- nisme est revendiqu6 dans un sens de progrds, la tradition est valoris~e pour sa puret6, notion que Cocteau oppose a la complexitd du langage artistique savant, 6manation sirupeuse d'un esprit bourgeois conserva- teur. II d6clare 'a propos de Parade que le public, << tellement habitue aux graces incongrues des ballets d'opera [...] a pris pour des grimaces des danses motivees par la gesticulation famili're de la vie >> 78. Des valeurs populaires que les courants ambiants ignoraient alors marquent de leur

73. L. Malson, Histoire dujazz, op. cit., p. 67-68. 74. Marion Bauer, << L'influence du Jazz- Band >>, op. cit., p. 36. 75. Joseph Delteil, La Deltheillerie (Paris : Grasset, 1978), p. 151-152. 76. Jean Cocteau publie dans Paris-Midi en 1919 un article << L'art de Mistin-

guett, de Charlie Chaplin, du Jazz >>. Article reproduit par Jacques Demetre et Marcel Chauvard dans Voyage au pays du blues (Levallois-Perret: Ed. Clarb, 1994), p. 11.

77. Jean Cocteau, Le Coq et l'arlequin. Notes autour de la musique (Paris : Ed. de la Sirene, Collection des tracts, 1, 1918 ; reed. Stock Musique, preface de Georges Auric, 1979), p. 62.

78. Jean Cocteau, op. cit., p. 40. Ballet aux accents de music-hall d'Erik Satie sur un livret de Cocteau, Parade avait 6t6 cr6 1a Paris par les Ballets Russes en 1917.

Page 17: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

326 Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

sceau le music-hall et le jazz. Cocteau les fait siennes dans sa lutte contre des esthetiques qu'il juge depass6es :

<< Ce qui balaye la musique impressionniste, c'est, par exemple, une certaine danse ambricaine que j'ai vue au Casino de Paris >> 79

Au nom d'une recherche de simplicit6 populaire, I'6crivain pr6ne le retour a << une musique sur la terre, une musique de tous les jours >> 8o. Et le jazz en est une pour Cocteau, qui incite la tendance avant-gardiste des annees vingt

" en faire << un moyen d'adaptation 'a la societ6 moderne >> 81

En nous appuyant sur cette analyse de Theodor Adorno, nous pouvons en effet constater que les emprunts au jazz des compositeurs frangais sont profond6ment motives par ses caracteristiques modernes 82. Issu de la plus grande puissance industrielle au monde, les Etats-Unis, le jazz

repr,- sente le d6sir d'etre d'une musique de plus en plus citadine et rythmbe. A une soci6t6 moderne, dont l'industrialisation et la mecanisation s'accel1- rent, correspond alors une esthetique musicale tourn6e vers la pulsation rythmique obsessionnelle ou vers le bruitisme, tendances que refletent Pacific 231 83 d'Arthur Honegger ou la Sonate pour violon et piano 84 de Ravel. Le jazz, par sa composante rythmique scandee et son gofit pour les sonorites nouvelles et citadines, est une r6ponse adequate pour les com- positeurs en quite de renouveau.

Une autre raison faisant rimer jazz et modernisme est le fait qu'il est tout simplement << moderne >>, c'est-a-dire de son temps. Toujours a l'afffit de la derniere mode, Cocteau se saisit de l'aspect d6rangeant du jazz pour creer l'6vvnement autour de lui, devenant ainsi le chef de file du Groupe des Six et l'6l6ment moteur de l'avant-garde. Le jazz, musique provocante par sa sensualit6, son primitivisme, etonne le public. Au numero de Pilcer et Deslys donn6 au Casino de Paris, <<la salle applaudissait debout, deracin~ e de sa mollesse par cet extraordinaire numero >> ~. Afin d'6tonner le public

' son tour, Cocteau va se nourrir de l'esth6tique du music-hall et de la musique des jazz-bands. Le jazz devient un des elements les plus ad6quats de la r6novation du langage musical men6e par l'avant-garde. Nous sommes pourtant en droit de nous poser la question suivante : l'adoption du jazz est-elle aussi novatrice qu'elle le parait ? Nous adh6rons completement a la reponse apportee par Andre Schaeffner:

79. Jean Cocteau, op.cit., p. 53. 80. Ibid., p. 61. 81. Theodor W Adorno, cite par Gilles Moubllic dans Le Jazz, une esthetique du

XXe sidcle, op. cit., p. 104. 82. Le terme moderne>> est entendu ici dans un sens de progres social,

industriel et culturel. 83. Mouvement symphonique de Arthur Honegger compose en 1923. 84. Sonate pour violon et piano, 1923-1927, dont le troisieme mouvement, le

Perpetuum mobile est particulibrement impressionnant par sa rythmique mecani- que et obsessionnelle.

85. Jean Cocteau, op. cit., p. 54.

Page 18: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Carine Perret : L'adoption du jazz 327

<< Le jazz arrive trop tard pour prendre visage de novateur. II ne fait que preciser une tendance deji existante ; retour au concerto, predominance du rythme, independance phonetique de la batterie assuree par Ravel et surtout par le Stravinsky du Sacre du Printemps >> 86.

Le recours au jazz ne fait done que s'inscrire dans le sillage de la revolution rythmique et formelle entreprise des le debut du siecle par les tenants de la modernit6. Marion Bauer insiste "

juste titre sur le fait que dans les annees vingt, on << constate un retour au rythme, a la brutalit6, au bruit, r6action contre une periode de preciosit6 et d'intellectualisme >> 87. La r6f6rence au jazz, courant porteur de valeurs d6ji fortement investies par les compositeurs, apparait des lors comme obligee.

Grice a ses caracteristiques modernes, le jazz va participer a la moder- nit6. Rejoignons le point de vue de Lucien Malson, qui considere, lui aussi, les emprunts aujazz des compositeurs franqais comme une reponse a la renovation du langage musical:

<< Un renouvellement artistique general s'6prouvait comme une exigence et ce qui nous venait d'Outre-Atlantique, s'accordait au desir de rupture radicale que ressentaient en France les cr6ateurs du moment, aussi malentendants fussent-ils devant ce qui leur 6tait apport >> 88.

Par son aptitude a bouleverser les conventions, le jazz 6pouse la moder- nit6 de son temps. << Ce bruit nous douche, nous REVEILLE>> 89 affirme Cocteau, entrainant dans son sillage ses jeunes emules. Plus que nul autre, I'6crivain avant-gardiste percevra l'adaptabilit6 du jazz aux tendances de l'poque. En tant que musique de danse et en tant que courant americain, le jazz se prate a l'esthetique des musiques de scene qui font le r6gal des soirees parisiennes. La predominance de sa composante rythmique, son aspect populaire, sa composante humoristique, tous ces traits de caractere le rendent apte a montrer une nouvelle direction aux tendances artistiques des ann6es vingt 90. Cocteau, par ses collaborations avec Satie, Milhaud ou le Groupe des Six, r6ussit a donner a l'adoption du jazz de music-hall une r6elle dimension esthetique. De ce contact enrichissant, vont naitre des ceuvres a la limite du th'atre, du mime, de la danse et de la musique : Chimmy 91 pour jazz band, dans6 par Johnnie Gratton au spectacle de

86. Andre Schaeffner, cite par Arthur Hoeree dans l'article << Le jazz >>, art. cit., p. 219.

87. M. Bauer, << L'influence du Jazz- Band >>, art. cit, p. 30. 88. L. Malson, Histoire dujazz, op. cit., p. 65. 89. Jean Cocteau, cite par Michel Faure dans Du Nioclassicisme musical dans la

France du premier XXe siecle (Paris : Klincksieck, 1997), p. 215. 90. L'influence du jazz ne se manifeste pas exclusivement dans les oeuvres de

compositeurs cites jusqu'ici. Nous en citerons quelques-unes, certaines dues a des membres du Groupe des Six : Aubade de Francis Poulenc, Adieu New York, de Georges Auric, ou Bacchante-Blues de Pierre-Octave Ferroud.

91. Represent6 les 24, 25 et 26 mai 1921 au Theatre Michel.

Page 19: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

328 Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

theatre-bouffe, ou Les Maries de la Tour Eiffel 92 s'approchent d'une composante essentielle a << l'esprit >> du jazz, I'aspect populaire. Dans Caramel mou 93, texte de presentation

" Chimmy de Milhaud, Cocteau

d6clare que l'oeuvre << resume l'atmosphere des dancings actuels, concen- tre volontairement et tranquillement la verve excentrique des orchestres noirs. J'ai compos6 dans le meme sens pour ce chimmy des paroles completement absurdes >> 94. Cocteau entraine Milhaud dans une aven- ture inspir6e de la volubilit6 et de l'originalit6 du jazz, rejoignant ainsi l'esthetique teintee d'humour et d'absurde propre a l'art noir-ambricain.

Traces musicales

L'influence du jazz se d6cle au travers de signes, sortes de traces palpables et identifiables de la presence du jazz. Mais l'action du jazz s'exerce autant sur les mentalites que sur le style des compositeurs. R6duire la notion d'influence en la resumant en terme de langage musical est donc une erreur : c'est parce que le jazz questionne l'artiste dans sa pratique qu'il influe sur son 6criture, enrichies des traces stylistiques de < l'esprit >> du jazz 95. C'est pourquoi nous nous concentrerons volontai- rement sur les emprunts stylistiques et expressifs au jazz.

Les emprunts ca l'expressivith dujazz

Nous choisissons d'axer notre analyse sur la notion d'emprunt a < l'esprit >> du jazz, que nous situons principalement dans le domaine de l'expressivit6, celle-ci 6tant intrinsequement li6e a deux composantes essentielles au jazz : la sonorit& et le phrase. Joachim-Ernst Berendt remarque que dans le jazz, << il n'est pas de bel canto, de violons sirupeux, mais des sons durs, directs - la voix humaine se plaint et se r6volte, pleure et hurle, soupire et grogne > 96. Le jazz ne peut renier ses origines vocales ; nees du chant des esclaves, les mdlodies jazz conservent une 6mission de type soufflee, incarnation de la douleur int6rieure des chanteurs de blues. Gilles Moubllic constate que << tous les effets dirty caract6ristiques de ce chant seront omnipr6sents dans la maniere de jouer des jazzmen : grogne- ments, pleurs, cris, g6missements >> 97. Par son travail instrumental sur la

92. Les Mariks de la Tour Eiffel, 1921, ceuvre collective du groupe des Six sur un argument de Jean Cocteau.

93. Le lecteur trouvera ce texte dans l'annexe II de Correspondance Jean Cocteau-Darius Milhaud, op. cit, p. 61-63.

94. J. Cocteau, Correspondance Jean Cocteau-Darius Milhaud, publiee par Pierre Caizergues et Josiane Mas (Montpellier : Centre d'6tudes litt6raires fran- 9aises du xxe siecle, Universitd Paul Valery, 1992), p. 62.

95. Nous sommes ici a la limite d'influences inconscientes, que l'artiste lui- meme ne formule pas forcement par des mots.

96. Joachim-Ernst Berendt, Le Grand livre du jazz (Paris : Editions du Rocher, 1986), p. 179-180.

97. Gilles Mouillic, op. cit., p. 34.

Page 20: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Carine Perret : L'adoption du jazz 329

sonorit6 et le souffle, lejazzman recherche une expressivit6 vocale : vari6t6 d'inflexions, tremblements, attaques, vibrato. La notion de note exacte et de son simple n'existe pas pour le bluesman, qui cultive tous les aspects du dirty tones ou sons << sales >> 98. De cette volont6 de transformer les sons, de les enlaidir, d6coulent toutes sortes d'effets speciaux exploit6s par les instrumentistes "a vent : grincements d'anches, raclements, sons stridents proches du cri. Le jazzman se demarque totalement de ses confreres de tradition europeenne en appr6hendant son instrument d'une maniere sensuelle et corporelle : le pianiste de jazz attaque le clavier d'une maniere percussive, le saxophoniste fait corps avec son instrument.

Dans l'approche sonore propre au jazz, trois parametres sont a consi- derer : l'attaque du son, le phrase, la dynamique. Milhaud et Ravel vont prendre en compte ces parametres, par un travail sur les modes de jeu jazzistiques. S'ils retiennent la legon sonore et expressive du jazz, c'est parce qu'elle est reproductible. Nous verrons que dans le domaine de la dynamique et de l'expressivit6, les r6sultats sont plut6t probants. Nos compositeurs vont egalement adopter un semblant de gamme blues ou les syncopes issues du swing, sans reussir a convaincre. Comment en effet parvenir a retranscrire a l'6crit un systeme base sur l'oralit6 et le v6cu ? L'inflexion caract6ristique du blues, analys6e par nous, occidentaux, comme une tendance a b6moliser le troisieme degr6 de la gamme est en fait li6e a l'interpr6tation vocale. Tenter d'enfermer le blues dans un systeme d'6criture admis et pratiqu6 par tous est quasiment impossible, car ses modalit6s correspondent a une interpretation expressive de l'instant. Comment ecrire le swing, issu d'une perception particuliere 99 de la pul- sation, qui se refuse a toute notation ? Ne parlons pas de l'improvisation, particularit6 jazzistique qui, plus que nulle autre, ne vit que << de >> et o dans > l'instant. Mais alors, I'adoption dujazz, sans ces traits essentiels, est-elle une aventure impossible ?

Darius Milhaud et < l'esprit > dujazz

L'aventure est possible quand le jazz imprime sur les oeuvres son << esprit >>. Comment s'incarne-t-il dans l'oeuvre de Milhaud ? Le compo- siteur retient du jazz deux de ses aspects : son caractere populaire et festif, proche de l'esprit du music-hall et son primitivisme. Lui-meme indique d'ailleurs qu'il faut < 6videmment rechercher l'origine de la musique de jazz chez les negres. Le c6t6 primitif africain est rest6 profondement ancr6 chez les Noirs des Etats-Unis, et c'est 1a qu'il faut voir la source de cette puissance rythmique formidable, ainsi que celle de ses melodies si expressives, qui sont douses du lyrisme que seules les races opprimees peuvent produire > 100. Ce caractere primitif s'illustre dans La Creation du

98. En cela, il se distingue de la musique savante, constamment "a la recherche de justesse, elle-meme liee a un certain sens du << Beau >>.

99. Il est d'ailleurs antinomique pour nous occidentaux qui accentuons les premiers et troisieme temps, demandant ia la fois regularit6 et balancement.

100. D. Milhaud, Notes sans musique, op. cit., p. 103.

Page 21: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

330 Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

I.(J=62) tres s eet I'arpge trI?s mrapideet nereux

C.cl.

G.CII! ' I' r I I r

. 'pY

Ex. 3 : Darius Milhaud, La Creation du Monde (Paris : Ed. Max Eschig, 1929), I, mesures 1

' 5 (p. 9).

Monde, les decors et costumes de Fernand L6ger s'inspirant d'oeuvres d'art africaines ; le livret de Blaise Cendrars tire son argument de mythes africains tandis que la chor6graphie de Jean Bbrlin est une adaptation de danses d'Afrique occidentale. Quant 'a la musique de Milhaud, elle est influenc6e par le jazz qu'il a entendu 'a Harlem. L'aspect primitif s'incarne avec force dans La Creation du monde, empruntant au jazz son caractere obsessionnel. Un effet de ressassement propre au blues est recherch6, notamment par l'usage de motifs r6p6titifs.

Le caractere primitif provient des modes de jeu emprunt6s au jazz : Milhaud reclame un jeu pianistique percussif comme le r6clame la men- tion << tres sec et l'arpege tr6s rapide et nerveux >> qui figure sur la parti- tion. L'aspect primitif s'incarne 6galement dans l'omnipr6sence du carac- tere rythmique.

Comparons la rythmique des premieres mesures de La Creation du Monde (Ex. 3) avec celle de Black Bottom Stomp, version pour big-band de Jelly Roll Morton et les Hot Peppers 101 (Ex. 4).

Nous observons le meme type de vari6t6 rythmique dans l'accompa- gnement, d'o i 6merge une m6lodie syncop6e : donn6e par la contrebasse dans La Creation du Monde, par la clarinette en Si b6mol comment6e par le cornet et le trombone (mesures 15-16) dans Black Bottom Stomp. Au niveau expressif, l'effet insistant de scansion est commun aux deux extraits. Le motif d'accompagnement du piano, partiellement double par les violons et le violoncelle, semble chanter une litanie r6p6titive et lanci- nante proche des m6lodies du blues (Ex. 5). Au niveau harmonique, le compositeur joue constamment de l'oscillation ambigu? entre Fa b6carre et Fa di6se. Tandis que la contrebasse affirme le ton de R6 majeur, la

101. Jelly Roll Morton, Black Bottom Stomp (Miami: Warner Bros Publica- tions, 1999, EJE9901C), arrangement de E. H. Morris d'apr6s l'enregistrement de 1926 des Jelly Roll Morton's Red Hot Peppers.

Page 22: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Carine Perret : L'adoption du jazz 331

a.6

P Pai7 P.i 7 I m7 !

15 152 153 154 155 15

1 15 213 IS 6 155 a56

Ex. 4: Jelly Roll Morton, Black Bottom Stomp, mes. 11 I 16 (p. 8).

2

Trp."M

Piano -- -

G.C. Timb.

np

Vile

-~= ? MP

Ex. 5 : D. Milhaud, La Creation du Monde, Introduction, mes. 9 a 15 (p. 2).

Page 23: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

332 Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

trompette et le piano jouent un motif m6lodique en R6 mineur. L'univers et l'expressivit6 du blues s'affirment par cette ambiguit6 tonale, parente de la gamme blues.

L'aspect populaire emprunt6 au jazz se reflete dans Le Beuf sur le Toit, oeuvre dans laquelle Milhaud s'inspire du caractere festif du new-orleans et de la musique br6silienne. Les themes ont 6te emprunt6s par Milhaud au folklore br6silien. Fr6quemment donn6s par les vents, ils possedent un caractere populaire identique a celui des fanfares de jazz.

Cette oeuvre emprunte au music-hall son caractere festif et r6pond ainsi aux criteres de l'esthetique du divertissement pr6n6e par Cocteau et chore au courant n6oclassique. Milhaud retient principalement l'aspect diver- tissant du jazz, au detriment peut-etre d'une expressivit6 jazzistique plus profonde. A ce titre, Le Bwuf sur le Toit est une incarnation de la lettre plus que de < l'esprit >> du jazz. Hormis le caractere jovial et le dynamisme certain de l'ceuvre, les composantes emprunt6es au jazz sont surtout d'ordre linguistique. L'effectif instrumental utilis6, si l'on exclut les cordes qui remplacent ici le piano du big-band 102, les flfttes, le basson, les cors et le hautbois, qui remplacent les instruments a vent est proche de la com- position d'un big-band : 2 clarinettes, 2 trompettes, 1 trombone, contre- basse et batterie. Le compositeur met en oeuvre une r66criture de proc6des jazzistiques (cf. Ex. 6). Les violons (mesures 1 11) imitent le phras6 jazz des instruments a vent. Leur m6lodie est doubl6e par celle du basson, ecrite sans accent.

Par une imitation de traits linguistiques propres au jazz, Milhaud r6alise une sorte de copie d'un morceau dejazz-band, effectivement assez peu reussie : on ne peut que constater a quel point le jazz 6chappe a l'6criture. Pourtant, dans certains passages de l'oeuvre, nous retrouvons l'6nergie du jazz et un certain esprit proche de celui de l'improvisation (cf. Ex. 7).

Les nombreuses lignes melodiques se rapprochent de ce que Milhaud a saisi de l'improvisation collective. L'animation rythmique propre aujazz a retenu l'attention du compositeur, qui tente ici de la reproduire par la complexit6 de la batterie.

Dans l'ensemble, Le Bwauf sur le toit d6sargonne par son aspect anar- chique. A l'audition, on retient tout particulierement son 6nergie et ses atmospheres contrast6es. Il ne faut pas perdre de vue que nous avons affaire a une musique de scene, soutenant une action, des jeux de mime et des danses. Elle doit s'&couter comme une musique illustrative et rejoint ainsi l'utilisation de la musique au music-hall. D. Milhaud avait meme pense faire de la version pour violon et piano du Bwuf sur le toit, sous-titr6e <<cinema fantaisie >>, une illustration << d'un film de Char- lot >> 103

102. Petite formation jazz, egalement appelee combo a ses origines. 103. Darius Milhaud, Ma Vie heureuse (Paris : Belfond, 1973), p. 102.

Page 24: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Carine Perret . L'adoption dujazz 333

LE BGEUF SUR LE TOIT DARIUS MILHAUD

I . ...... . . . . .

z crru i:ts

1 3 ------ 2. , mtt "

~J

f,,

ps F F

_______ Ct

48o-,.-,

Ru -

de Rome" ,

PARS ucio

-.erd

porbspy

/i .. 2 41,P ~

F9 0 taedmonc4&

& .F d 11

4...

,.trnt ,'- .

P i

I At d

48, Ruede Rome - PARIS uction. er-'spour -us . '-y

c~n~D•L_• t'----"---p

. . ..c ,

2

,• ......

C.. =; [ i ,; •r • . .

2 - j -' - ' ] p -

Coyih 99b dtosMxECI ..Ba.Tu ~isde~uine erpo

48, Ru eRm A ISdcinrsrIspu ospy

Ex. 6: Darius Milhaud, Le Beuf sur le Toit (Paris : Ed. Max Eschig, 1969), mes. 1 & 11 (p. 1).

Page 25: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

334 Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

, -f. fk.-- - -e p

1?'

-Imftft

c~a ..

' . , .

F~BFl

• ,1,"

p r- ,- -1.

1 -a

IF 0 P

L... 4....

?.,,,. ma s -- • .j,

9 rJ

I L F F iJ A IF"'

Mad. I

L4% & . of.1, -pt

6.46 ePIP, - -' 'F.F F

...J . J .. 1 • v a v , • • ,

"' • 7 v ,

ri'•" 1' J • 1 . .. • 7' •]r 1 !;

,.,• iF ' • r • r - .•'i . 7 f • r [ "

Ex. 7 : D. Milhaud, Le Bauf sur le toit, 3 mesures avant EE p. 71.

Page 26: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Carine Perret : L'adoption du jazz 335

Ravel et < l'esprit )) du blues

La d6marche de Ravel est bien diff6rente de celle de Milhaud. Ce n'est pas a la dimension primitive du jazz qu'il se ref~re, mais a son caractere populaire. Le blues est un folklore qu'il utilise comme un mat6riau de composition, position qu'il defend lui-meme en ces termes lors d'une interview pour le New York Times :

<< Le compositeur serieux, bien stir, utilise la m6lodie populaire de maniere personnelle, la prend comme un materiau de base pour crier >> 104

L'interview se poursuit ainsi :

Le journaliste : << Comme vous l'avez fait, par exemple, avec la musique populaire espagnole dans la Rhapsodie Espagnole ! >>. Maurice Ravel : << C'est une fagon de faire >> 105

C'est la meme attitude qui devait le pousser a utiliser toutes sortes de mat6riaux d'origine populaire : le folklore hispanique dans la Rhapsodie Espagnole et le blues dans la Sonate pour violon et piano ou le Concerto pour la main gauche. La d6marche de Ravel est constamment mue par un d6sir de confrontation entre un langage culturel etranger et son propre style. C'est pourquoi il va bien au-delk de l'int6gration d'dl1ments de langage jazzistiques au langage savant occidental. Nous faisons n6tre le point de vue de Christian Goddard, estimant qu'il existe << d'importantes distinctions entre la maniere dont Ravel utilise le jazz et les autres com- positeurs. Son attitude est dominee par une integrit6 artistique inv6t6r6e, qui le pousse "a tudier et analyser les influences, et 'a les assimiler si totalement que sa personnalit6 n'est nullement menac6e par les mat6riaux empruntes >> 106

L'exploration du langage jazzistique est pour lui une sorte d'exercice de style men6 d'une maniere experimentale dans la Sonate pour violon et piano et L'Enfant et les Sortilkges, oeuvres menses de front 107. Deux aspects du monde jazzistique y sont explores : l'univers interieur et sombre du blues, l'univers demonstratif et festif du music-hall. Si Marcel Marnat constate aussi cette approche double et opposee du monde jazzis- tique, il ne s'attarde pas i l'analyse des diff6rences entre ces deux oeuvres,

104. << M. Ravel, man and musician >>, New York Times (7 aofit 1927). Traduit par A. Orenstein, op. cit., p. 355.

105. << As you did for example with Spanish popular music in the Rhapsodie Espagnole ! (...) That is one method. >>

106. Christian Goddard, Jazz away from Home (New York : Paddington Press, 1979), p. 130.

107. La Sonatepour violon etpiano a 6t6 composee entre 1923 et 1927. L'Enfant et les Sortilkges date de 1925. Si l'on a souvent compare le Concerto en sol et le Concerto pour la main gauche, oeuvres toutes deux menbes de front, peu d'auteurs ont remarqu6 ce phenomene entre la Sonate pour violon et piano et L'Enfant et les Sortilkges.

Page 27: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

336 Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

reflets de la perception rav6lienne. Selon lui, << a la diff6rence de L'Enfant et les Sortilkges, pourtant, il s'agit moins de se divertir i un ragtime que de trouver, par des voies insolites, une expressivit6 plus ia nu que jamais ; s'il passe encore sous certaines plumes pour une plaisanterie, le second mou- vement de la Sonatepour violon etpiano apparait aujourd'hui comme une ingenieuse annexion de certaines tournures americaines >> 108. Autorisons- nous

' laisser de c6t' L'Enfant et les Sortilkges, oeuvre qui certes accorde

une place "a l'esprit du music-hall, mais ne represente pas suffisamment la finesse toute rav6lienne de la receptivit6 au jazz. D'ailleurs les propos memes de Ravel nous incitent a nous attarder plus longuement sur la Sonate, car son auteur reconnait lui-meme cette filiation blues :

<< Le blues de ma Sonate, par exemple, est du jazz stylise, plus franqais qu'ambricain de caractere, peut-&tre, mais cependant fortement influence par votre musique dite " populaire "? > 109

Pour 6tayer cette prise de position, nous souhaitons analyser comment la Sonate, tout en presentant l'utilisation de tournures americaines, reflete surtout avec finesse et sensibilit6 la receptivit6 de son auteur "a l'esprit du blues. Les analogies linguistiques avec Black Bottom Stomp cit6 prec6dem- ment ne sont pas i negliger (Ex. 8).

Sur un accompagnement rythmique repetitif, le cornet chante une ligne m6lodique syncopee autour de la note p6le re, exprimant un ressassement mlodique propre au blues, dont Ravel va s'inspirer. Com- parons ce passage avec les mesures 61 "t 85 de la Sonatepour violon etpiano (Ex. 9).

La melodie du piano s'apparente ia celle de l'exemple precedent. Remar- quons particulibrement le meme effet de glissando, au violon (mesure 1), realise au cornet dans Black Bottom Stomp (cf. Ex. 8, mesure 11). Les accords sont scandes par le piano et le banjo, scansion amplifiee par les quatre temps marqu6s par la batterie (Ex. 10). Meme type de scansion rythmique, le violon imitant lejeu du banjo par unjeu enpizzicato (Ex. 10, mes. 1 i 10).

L'imitation d'6lments jazzistiques repr6sente une approche quelque peu superficielle de ce langage. Ravel tente de s'approcher de deux autres composantes jazzistiques bien plus souterraines : l'expressivit6 du blues et l'esprit de l'improvisation. Questionne par une musique au caractere libre et int6rioris6, Ravel compose la Sonatepour violon etpiano, dont l'6criture trahit les traces profondes du blues sur la conception rav6lienne.

Des le d6but de la piece, Ravel instaure un climat d'interiorit6 avec l'indication expressive nostalgico (cf. ex. 11 mes. 12). La r6f6rence "a l'univers m6lancolique du blues est claire. Dans ce passage, Ravel recher- che par le travail des modes de jeu une expressivit6 typiquement << jazz ?) li6e ia l'emission sonore. Le theme a (mesures 12 "a 26) est confi6 au violon dont le lyrisme s'adapte a la perfection a l'expressivit6 recherchee. Ravel

108. Marcel Marnat, Maurice Ravel, op. cit., p. 593-594. 109. Conf6rence donnee Ba Houston en avril 1928 ; cite in : A. Orenstein, Mau-

rice Ravel, lettres et ecrits, op. cit., p. 327.

Page 28: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Lda

Nc

Nt

Conductor - 7 Black Bottom Stomp

C1.

aJ1. 5'10 10

121 122 123 124 12 126 617 128 129 130

Cut.

NO.•

IBj, o.ab2

131 132 133 134 , 1 13 136 137 138 139 130

.............i [

' ....... FI-3-"71 C 1. 91i!! . .. ... . . .. . . .

i i. . .. .• ..... ,

• .

ca 0 ? FO !

• BI7 EI BVLi aC

..... M a.. . . . . . . . . . . . . . ..Ma, 1, . . . . . . . . .. . . . . . . , = a ,,

=. .. .. . .. .. .. ..

Ex. 8 : Jelly Roll Morton, Black Bottom Stomp, mes. 5 "i 16 (p. 7).

Page 29: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

A &api

91= .

p

A it 4L~~L-Cr"'

IF I

*"

1• N-.,

or. - ..' , ,

p..

# ~~i a - . .. .- ' 19.-M-. --,.

.,

OF 4n + 4 f;j 6A-

Ex. 9: Ravel, Sonate pour violon et piano (Paris : Ed. Durand, 1927), II - Blues, mes. 61 & 86 (p. 16-17).

Page 30: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Carine Perret . L'adoption dujazz 339

Conductor - 3 Black Bottom Stomp

OPiss

45 46 47 48 49 50

caGMI D7 G7 A4Jm7 Cm G Cmi B P7 Pa.

On~ D7 07 AdA, a cG7CP C

. .

52

I5 4O 6 47- 08 4 o 50

D? A AM0 IPCIF

I• A M 0 CtF7 BM

51 52

Ex. 10: Jelly Roll Morton, Black Bottom Stomp, mes. 5 a 12 (p. 3).

d6tourne les conventions r6gnant "a l'6poque dans le jazz n6o-orl6anais, en confiant le theme non pas a une trompette 110 ou un autre instrument a vent, mais au violon.

110. Le saxophone ne poss6dait pas encore le r1le embl6matique qu'on lui connait aujourd'hui.

Page 31: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

11 Blues

Moderato

VIOLO pb

P IA NO

'4

SI -

,Js li

Ex. 11 : Ravel, Sonate pour violon et piano, II Blues, mes. 1 a 26 (p. 13).

Page 32: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Carine Perret : L'adoption du jazz 341

L'esprit du blues s'incarne particulibrement dans le travail des modes de jeu, conformes aux parametres composant l'essence du jazz : l'attaque du son, le phrase, la dynamique.

- La ligne melodique est en approches chromatiques 111; ce mode de jeu jazz consistant en l'attaque de la note par le demi-ton inf6rieur (mes. 25), decoule d'un module vocal a l'origine. Ravel transpose l'expressivit6 liee ia un mode de jeu souffle~ i un instrument ia cordes. - Le phrase souple, lui aussi de type souffle, contraste avec la rigidit6 de l'accompagnement 112. Ravel s'attache "a la maniere de concevoir une melodie instrumentale issue d'un module vocal, dans l'esprit du jazz. La traduction musicale d'un sentiment interieur, la m6lancolie propre au bluesman se retrouve dans l'expressivit6 melodique du violon. - La dynamique diversifiee temoigne elle aussi de la sensibilit6 rav6lienne "a ce parametre essentiel au jazz. Dans l'exemple n' 11, deux modes de jeu violonistiques contrastes sont presents : le jeu percussif et incisif du violon (mes. 1 11), mode de jeu proche du banjo dans l'esprit du blues, puis le jeu could proche d'un instrument a vent.

Au niveau de la conception formelle, la Sonate pour violon et piano pourrait bien entretenir des liens 6troits avec la conception formelle des morceaux de jazz n6o-orleanais. Observons la structure de Savoyer's Stomp 113, de Louis Armstrong.

intro A chorus 1 chorus 2 chorus 3 chorus 4 A' conclu- sion

4 mes. theme theme harmo-

nise tromp. saxoph. piano tromb. vents tromp. cuivres temps temps swing 2 temps temps temps temps forts 1 forts 1 et 4 forts 1 forts 1, forts 1 forts 1

et 3 et 3 et 3 riffs 2, 3, 4 et 3 et 3 crescendo

La structure formelle de Savoyer's Stomp est de type ABA' 114, comme de nombreux morceaux de jazz de l'epoque. Malgr6 l'absence d'un par- cours harmonique selon les lois de la forme-sonate, la structure de Savoyer's Stomp presente des similitudes avec elle : la piece s'articule en trois parties, ABA' dont la premiere s'apparente a une exposition et la derniere a une r6exposition. La section centrale ne peut cependant pas etre

111. Cf. ci-dessus ex. 4 : approche chromatique a la clarinette mesure 15. 112. Le theme a est soutenu par un accompagnement scandant avec regularit6

les quatre temps de la mesure, usage tres repandu dans le jazz de l'6poque. Cf. ci-dessus ex. 2.

113. Stomp de Louis Armstrong et les Caroll Dickerson's Savoyer (1928). 114. Si elles obeissent a ce schema, c'est certainement en raison d'une occiden-

talisation du jazz, fortement influence par la musique savante europeenne.

Page 33: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

342 Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

consider6e comme un d6veloppement, la grille 115 harmonique 6tant la meme que dans A. Le seul aspect contrastant de la partie B consiste dans le renouvellement du materiau th6matique, lors des quatre chorus 116

reserves a l'improvisation. L'6criture de la partie B repose sur le principe de la variation. Si le jazz h6rite de certains procedes formels propres "a la musique savante, il n'en 6pouse pas sa conception du d6roulement musi- cal. Jazz et musique savante ont en commun la conception d'une narration musicale centree autour du theme. Pourtant, leur parcours narratif conqu en trois phases ne repond pas aux memes exigences. La musique savante tend ta reproduire musicalement un d6roulement dramatique, tandis que le jazz possede une conception narrative cyclique. En effet, il existe, ta l'6poque classique, une forte analogie entre forme-sonate et deroulement dramatique. Le theme est le personnage principal que l'on pr6sente dans l'exposition, le d6veloppement correspond aux divers rebondissements qui l'affectent; enfin la reexposition image la r6solution du conflit, le theme sortant indemne de ses aventures. La conception narrative jazzisti- que quant a elle conserve des liens avec l'oralit6 dont elle est issue. De nature cyclique, elle privilegie le sentiment de ressassement. Le drama- tisme jazzistique refuse la progression 117 et privil6gie les transformations cycliques du theme. Apres l'exposition du theme, personnage principal, la section centrale consacree aux chorus pr6sente les diverses m6tamorpho- ses qu'il subit. C'est ainsi que dans lejazz, la narration s'articule autour de la notion de variation th6matique, qui est a lui seul le moteur de l'action. Ravel avait n6cessairement decel6 une parent6 entre les structures et les procedes formels du jazz et de la musique savante.

L'un d'eux, le principe de la variation obtient les faveurs du composi- teur. Omnipresent dans son oeuvre 118, nous le consid6rons comme a la base de l'6criture rav6lienne. Par l'exploitation maximale du materiau thematique, la variation est une des solutions au refus du developpement, partag6 par de nombreux compositeurs modernes. Au XIXe siecle dj'a, Liszt, soucieux de renouveler la conception structurelle et formelle de la sonate 119, l'avait largement exploitee. On ne peut exclure que Ravel se situe dans l'heritage de Liszt, influence dont il ne s'est d'ailleurs pas cach6. Gaspard de la nuit est forme de < trois poemes romantiques de virtuosit6 transcendante ? 120 declarait-il avec une pointe d'humour ! Pourtant, et notamment au regard des declarations rav6liennes, il nous semble plus pertinent d'analyser le proc6d6 de variation tel qu'il se pr6sente dans le

115. La grille harmonique est le schema harmonique sur lequel se deroule la piece. La succession d'accords de types I -IV - V (incluant parfois quelques modulations), est la meme dans les trois parties de la piece.

116. Lieu oui le soliste se trouve mis en avant dans le jazz en improvisant. 117. Ce qui va de pair avec l'absence de progression et de changement de

couleur harmonique. 118. Notamment dans la Rhapsodie espagnole (1907) ou Tzigane (1924). 119. Notamment dans la Sonate en si mineur, conGue en un seul tenant. 120. Gofitons l'allusion "

Liszt, ia peine deguisee sous ses propos raveliens, extraits de l'esquisse autobiographique, reproduits par M. Marnat, dans M. Ravel. Qui etes-vous ? (Lyon : La Manufacture, 1987), p. 59.

Page 34: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Carine Perret : L'adoption dujazz 343

ifo , LF a& r-T-" I rqok

OA @5T ~ ?3 &-

-0 .1

w l I I I i I .

I? ! I a I 1 -7 1? ll~ l1 til A% r 10-A ! i I ! _I

! I-I

a i 1 ai I i I 1 -j

Ull l I l

4 6

... k w -mm

Ex. 12 : Louis Armstrong, I can't give you anything.

Blues comme une influence jazzistique que comme une influence lisztienne. Si pour le Concerto pour la main gauche, Ravel revendique l'influence du << concerto traditionnel >> 121, ses ref6rences stylistiques pour la Sonate se situent dans le monde et le langage jazzistiques. Lui- meme analyse le << Blues >>comme du jazz stylise 122. Selon nous, la styli- sation s'incarne dans cette ceuvre par une 6criture d'essence improvis6e, issue a la fois de la variation jazz neo-orl6anaise et de la variation rav6lienne, integr6e a une forme savante. Relativement simple

" l'poque

du jazz n6o-orleanais, la variation consiste essentiellement a paraphra- ser 123 le theme qui garde de << relles affinit6s m6lodiques avec la phrase- theme dont elle procede >> 124. Afin de bien cerner cette notion de para- phrase, citons deux exemples donn6s par Andr6 Hodeir et emprunt6s a Louis Armstrong 125 (Ex. 12).

Le premier systeme pr6sente le theme a partir duquel le musicien va improviser. Le deuxieme systeme presente les diverses variations que subit le theme lors du chorus de trompette. Ce fragment d'improvisation illustre le type d'improvisation paraphrase d6velopp6 notamment par Louis Armstrong.

Ravel le virtuose d6tourne quelque peu le proced6 jazzistique de la variation, pratique improvis&e mise en oeuvre dans le chorus. Il l'a rend plus savante, plus virtuose, rejoignant ainsi le modele lisztien par une exploitation th6matique maximale. En l'integrant a la forme-sonate, il lui

121. Propos extraits d'une interview pour le Daily Telegraph, reproduits par M. Marnat, Maurice Ravel, op. cit., p. 647.

122. Par la stylisation, le compositeur s'approprie le materiau emprunte. 123. Selon Andre Hodeir, la paraphrase est une variation par ornementation du

theme. 124. A. Hodeir, op. cit., p. 135. 125. Exemples tir6s de I can't give you anything, Louis Armstrong, empruntes

" Andre Hodeir, op. cit., p. 152-154.

Page 35: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

344 Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

confbre un caractere lancinant tres proche de << l'esprit >> du jazz. Compa- rons la structure du deuxieme mouvement de la Sonate pour violon et piano (Blues) "a celle de Savoyer's Stomp :

- A = mes. 1 63, introduction et exposition, correspondant a la partie A de Savoyer's Stomp. - B = mes. 63 a 110, developpement, s'apparentant i la partie B de Savoyer's Stomp. - A' = mes. 110 a fin, reexposition, correspondant a la partie A' de Savoyer's Stomp.

Exposition A Developpement B Reexposition A' - introduction : 12 mes. - theme c au piano mes. - Theme a au violon, - theme a au violon, 63 a 70, puis au violon mes. 110 120 mes. 12 a 26 mes. 72 theme d au piano, - theme a' au violon, mes. 121 a 136 mes. 28 a 37 - theme b au piano, - theme d au piano, theme a ecourt6, mes. 38 a 53 mes. 78 & 103 echang6 entre piano et

violon, mesures 137 a 145

- element thematique - theme e au piano, issu de a au violon, super- mes. 104 a 110 pose a l'a~~ment rythmi- que issu de b, mes. 54 a 63E

Dans Blues de la Sonate, Ravel, en ins6rant le proc6d6 de variation thematique dans une structure narrative de type forme-sonate, experi- mente une cohabitation de deux procedes emprunt6s a la fois t la musique savante et au jazz. La sensation de ressassement, induite par les variations thematiques incessantes domine sur l'impression de progression dramati- que traditionnellement attendue. Le compositeur 6vite d'ailleurs d'affir- mer la tonalite, soit par une bitonalit6 126, soit par des cadences habile- ment brouill6es 127, soit par l'absence de cadences

" des points structurels clefs 128. Ravel semble ainsi deroger a toutes les regles de la forme-sonate...

La conception de l'6criture thematique rav6lienne dans Blues entretient donc des liens etroits avec l'6nonc6 thematique en usage dans le jazz. Tous les proced6s d'6criture instaurent le sentiment de ressassement inherent au blues: ostinato, schemas rythmiques r6currents, rep6titions de fragments m6lodiques. En utilisant le proced6 de variation comme un moyen expres-

126. Dans l'introduction, accord de sol au violon sur pedale de La bemol au piano.

127. Mesure 6 p. 14, la mlodie se resoud sur La bemol, tandis que le piano, par un chromatisme et des accords @trangers a la tonalit6 principale (mes. 7) semble vouloir 6viter l'affirmation du premier degr6 attendu.

128. Une mesure avant chiffre 5, on attend en vain une cadence concluant la partie A.

Page 36: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Carine Perret :. L'adoption dujazz 345

sif soumis au caractere de l'oeuvre, Ravel annexe < l'esprit >> de l'improvi- sation jazzistique. Dans le Blues, Ravel ne fait pas autre chose que paraphraser les themes et elements thematiques, en les variant indefini- ment. Il en exploite toutes les possibilites, a la maniere d'unjazzman lors d'un chorus. Le developpement sera conqu a partir de la cellule melodico- rythmique a, donnee par le piano dans l'introduction mesures 8-9 (voir Ex. 11). Elle va donner naissance "a deux autres el6ments thematiques, c et d, tous deux lui 6tant apparent6s.

- Au chiffre 5, l'l61ment thematique c est melodiquement apparent6 a% la cellule originelle a (cf. Ex. 9). I1 subit une sorte de variation par amplification : d'abord embryonnaire, il se deploie mes. 65-66 avant de donner naissance a une nouvelle idee melodique, mes. 67-70. De la cellule melodico-rythmique d'origine decoule une sorte d'amplification de type improvisee et bien entendu ecrite, mais conque tout a fait dans l'esprit de la paraphrase 6voqu~e par Andre Hodeir. La conception de la phrase melodique s'apparente a l'6nonc6 melodique propre au blues. Ses diverses reiterations procurent le meme senti- ment de ressassement que nous pouvons ressentir a l'6coute d'une melodie de blues. - Ravel procede de meme avec l'6lment thematique d, mes. 78, chiffre 6 (cf. mes. 71 a 86 de l'ex. 9), apparent6, melodiquement et rythmiquement, a la cellule originelle a. L'impression de ressassement est ici amplifi6, par les nombreuses r6iterations de l'6lment thematique d. Le caractere obsessionnel de ce passage concourt a un renforcement de la tension expressive. La aussi s'incarne 1'esprit de l'improvisation propre au blues, fonda sur l'exploitation maximale d'un materiau des plus succincts.

La partie B du Blues de la Sonate, tout en s'apparentant au developpe- ment de la forme-sonate, peut reellement etre analysee comme une impro- visation &crite, reposant sur la maniere propre auxjazzmen de developper une idle thematique.

Dans la Sonate pour violon et piano, Ravel donne une magistrale legon de savoir-faire. Loin de se comporter en folkloriste avec les influences musicales ext6rieures "a sa propre culture, il s'attarde particulibrement

'

l'esprit musical de ses emprunts. A la maniere de B6la Bart6k, il trans- cende le materiau compositionnel emprunt6 pour l'integrer a son langage. Musicien cosmopolite avant l'heure, Ravel diversifie une fois de plus son langage en se tournant vers le jazz, courant de l'ailleurs americain qui eveille en lui un engouement certain. <<Je pense que vous savez que j'admire et que j'estime le jazz americain - plus, je pense, que de nom- breux compositeurs am6ricains >> 129 declare-t-il lors d'une interview pour le New York Times. S'il reussit si bien a capter l'essence du blues, c'est en raison d'une grande receptivite a ce langage. Fort de la richesse de cette decouverte, Ravel semble d'ailleurs vouloir inciter les compositeurs am&- ricains a s'inspirer du blues:

129. En anglais dans l'article << Mr Ravel returns >>, publi6 le 26/02/1928 : < I think you know that I greatly admire and value - more, I think, than many American composers, American jazz >>, Fonds Montpensier-Ravel, Paris, BnF.

Page 37: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

346 Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

<< Quoiqu'il arrive, puisse votre musique nationale ambricaine s'adjoindre une bonne partie du rythme riche et divertissant de votre jazz, ainsi que de l'expression 6motionnelle de vos blues, et du sentiment autant que de l'esprit caract6ristique de vos m61odies et de vos chants populaires issus iajuste titre de votre h6ritage musical et y contribuant ia son tour >> 130

Nous esp6rons avoir montr6 que le point de vue d'Andr6 Hodeir

consid6rant que << tout 6change veritable entre la musique europ6enne et le jazz se r6v61e impossible >> 131 est un peu restrictif. Ses r6serves quant a

l'utilit6 de l'attitude d'emprunt jazzistique commune ' Milhaud et ' Ravel ne sont acceptables que d'un point de vue musical strictement linguisti- que. Le < m6tissage >> musical des oeuvres teint6es de jazz t6moigne ind6- niablement d'un renouvellement esth6tique du langage artistique. Les critiques de jazz et les jazzmen n'ont pas su d6celer l'importance de cette annexion de langage d'un point de vue sociologique. Grace au rapproche- ment entre musique savante et jazz, les compositeurs modernes ont favo- ris6 l'acceptation d'un courant jusqu'alors marginalis6 ou cantonn6 au domaine du divertissement. Selon Christian Goddard, < l'int6ret d'importants compositeurs europ6ens pour le jazz, meme s'ils ne l'ont jamais vraiment compris, conf6ra a cette nouvelle musique un statut qu'elle n'aurait pas pu acquerir autrement. Loin de chez soi, le jazz est devenu respectable >> 132. Les compositeurs frangais ont contribu6 a pr6- parer le public & la venue sur le devant de la scene d'un des courants majeur du xxe si6cle. D'ailleurs les jazzmen lui rendent aujourd'hui le compliment, car nombre d'entre eux constatent << l'influence de compo- siteurs comme Ravel et Debussy sur divers pianistes : Gershwin, Duke Ellington, Art Tatum et Nat King Cole >> 133. Parions que Ravel en aurait

6t6 fier... Ii semblerait qu'il ait pressenti l'importance que ce courant musical naissant prendrait dans le futur :

<<Pour conclure, j'ajouterai que meme si la musique negre n'est pas de pure origine ambricaine, je pense n6anmoins qu'elle se r6v61era comme 6tant un 616ment efficace pour la formation d'une 6cole ambricaine de musi- que >> 134

L'6cole americaine en question est bien n6e soixante ans plus tard. En affirmant que <<la musique afro-americaine commence d'apparaitre comme une des r6f6rences oblig6es dans le discours sur l'art >> 135, Lucien

130. Conf6rence sur la musique contemporaine (1928); texte publi6 par A. Orenstein, Maurice Ravel, lettres et ecrits, op. cit., p. 57.

131. A. Hodeir, op. cit., p. 238. 132. Chr. Goddard, op. cit., p. 132. 133. Ibid. 134. Cite par A. Orenstein, Maurice Ravel, lettres et ecrits, op. cit., p. 57. 135. L. Malson, < Ecrits theoriques : le jazz comme exemple >>, Les Cahiers du

jazz, Nouvelle s6rie, 4 (Paris : PU.E, juillet 1995), p. 39.

Page 38: L'Adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

Carine Perret : L'adoption dujazz 347

Malson confirme l'importance prise par le jazz, consid&r6 aujourd'hui comme un courant a part entiere.

SUMMARY

In France during the 1920s, some composers were sensitive to jazz, a promising musical novelty coming from the United States.

The context of Paris of the "annees folles" was favorable to the cultural adoption of a musical black-American trend synonymous with freedom and modernism. Some works by Darius Milhaud and Maurice Ravel testify to the fecundation of the erudite language by the jazzistic one. To date, the studies which were devoted to Le Beuf sur le Toit by Darius Milhaud or to the Sonata for violin andpiano by Maurice Ravel relate primarily to the analysis of the musical loans to the jazz in the rhythmic and melody fields. We wish to exceed this concept of loan in order to highlight the major lesson taught by the jazz to Darius Milhaud and Maurice Ravel ; a lesson of expressivity which influences their creative attitude.