La Voie Chinoise, Capitalisme Et Empire - Michel Aglietta & Guo Bai

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Transcript of La Voie Chinoise, Capitalisme Et Empire - Michel Aglietta & Guo Bai

  • Ouvrage publi originellement par Routledgesous le titre : Chinas Development. Capitalism and Empire

    Pour la traduction franaise ODILE JACOB, OCTOBRE 2012

    15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS

    www.odilejacob.fr

    ISBN : 978-2-7381-7837-4

    Le code de la proprit intellectuelle n'autorisant, aux termes del'article L. 122-5 et 3 a, d'une part, que les copies ou reproductionsstrictement rserves l'usage du copiste et non destines uneutilisation collective et, d'autre part, que les analyses et les courtescitations dans un but d'exemple et d'illustration, toute reprsentationou rproduction intgrale ou partielle faite sans le consentement del'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite (art. L. 122-4). Cette reprsentation ou reproduction donc une contrefaonsanctionne par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propritintellectuelle.

    Ce document numrique a t ralis par Nord Compo

  • Avant-propos

    Ce livre est issu dune longue gestation. Le travail a dbut ds2010, alors que Guo Bai tait attache au service de lambassade deFrance Pkin et que Michel Aglietta suivait continment lconomiechinoise pour Groupama-Asset Management.

    Les auteurs partageaient la conviction que lhistoire est une mthodeirremplaable pour clairer le futur ; do limportance des analyseshistoriques dans un livre qui est essentiellement prospectif.

    Nous remercions le traducteur Christophe Jaquet pour son excellenttravail sur le manuscrit crit en anglais. Nous remercions galementSophie de Sale pour la fabrication de lindex et Catherine Blum pour salecture attentive et exhaustive du manuscrit. Les erreurs qui pourraientsubsister sont de notre seule responsabilit.

  • Introduction

    De lhistoire impriale au dveloppement sui generis du

    capitalisme

    Depuis le dbut, en 1978, de ce quon appelle gnralement larforme conomique chinoise, la majorit des conomistes occidentauxest reste perplexe devant la soutenabilit des performancesconomiques de la Chine. Il est vrai quils valuent le mlange decontradictions, de succs, dingalits et de tensions sociales launedun modle particulier dinstitutions sociales considr comme universel,le modle conomique libral. Depuis la contre-rvolution montaristedes annes 1970, ce modle na cess dexercer une influence de plus enplus grande dans le champ intellectuel. Il est mme devenu hgmoniqueavec lavnement de lcole des anticipations rationnelles, qui a proclamurbi et orbi la thorie de lefficience du march. Dans le champ politique,le libralisme conomique rgne sans partage sur le monde anglo-saxondepuis les contre-rvolutions de Reagan et de Thatcher, dans les annes1980.

    Cette thorie affirme que le capitalisme et lconomie de marchsont quivalents. Conceptuellement totalitaire, elle soutient que le marchest le mode universellement le plus efficace de coordination desinteractions sociales. Pour autant que les individus soient des anticipateurs

  • rationnels, prtend-elle, la coordination par le march fournit toujours lemeilleur rsultat. Il sensuit que les interactions du gouvernement avec lemarch doivent tre aussi limites que possible et, quand elles existent,tre aussi prvisibles que possible pour mieux se conformer au march.

    Ce courant de pense a reu une impulsion nouvelle aprs la chutedu mur de Berlin et leffondrement de lUnion sovitique. Au dbut desannes 1990, Francis Fukuyama, un philosophe politique de lUniversitde Georgetown, Washington, a mme prdit la fin de lhistoire . Lemonde entier allait adopter les institutions de march anglo-saxonnes : ledroit de proprit, lautorit de la loi, la flexibilit des prix, louverturetotale aux changes internationaux, etc. Lensemble de ces prceptes at baptis le consensus de Washington . Un grand nombre de paysen dveloppement a adopt ce programme jusqu ce quune srie decrises dvastatrices, entre 1997 et 2002, clatent en Asie, en Russie eten Amrique latine.

    Dans ce climat idologique, la Chine fait figure de franc-tireur. Ellena pas, lvidence, suivi les recettes librales, tout en continuant dejouir dune trs forte croissance. Face cette anomalie, les conomistesoccidentaux forms la pense noclassique se sont diviss en deuxcamps : les optimistes et les pessimistes. Les optimistes invoquent lamagie du march pour expliquer la croissance chinoise. Ils croient quedes rformes promarch sont en cours et que la Chine est donc en trainde se convertir au capitalisme de march. Le pays se rapprochera deplus en plus des conomies de march occidentales et adoptera ladmocratie reprsentative, identifie gnralement au rgimeparlementaire. Les pessimistes soulignent le foss existant entre lesystme politique chinois et les institutions qui, selon lidologie qui leur at enseigne, sont censes convenir lconomie de march. Chaquefois que le pays a d faire face une situation de crise dans une priodede transition entre deux phases de son dveloppement, ils ont annoncson effondrement social et politique. Ces prophtes de malheur sontdevenus la mode aprs les vnements tragiques de la place

  • Tiananmen, en 1989, puis lors des soubresauts de la crise asiatique. Ilsdressent nouveau leurs ttes de Cerbres pour affirmer que la Chine nesaura pas trouver sa propre voie vers un dveloppement durable.

    Ce livre rfute ces ides manichennes sur les rformes en Chine etrejette les principes thoriques de la thorie conomique noclassique. Ilse fonde sur des prsupposs thoriques tout autres, qui ne font pas ducapitalisme lquivalent de lconomie de march.

    Le capitalisme est un systme de relations de pouvoir, dont largulation exige des institutions sociales non soumises au march

    Si le capitalisme et lconomie de march ne sont pas quivalents,ils sont cependant troitement lis, car les marchs du travail et lesmarchs financiers diffrent profondment des marchs de biensordinaires. Lconomie de march se fonde sur la division des activitshumaines : les individus sont spars les uns des autres et ne connaissenta priori ni les dsirs ni les besoins dautrui. Un mdium social, extrieur tous les individus, appel la monnaie, est n de la confiance communepour rendre les changes possibles. En est issue une unit commune,appele valeur, qui mesure les produits des activits humaines en fonctiondu dsir des autres de les acheter contre de largent. Laccs lamonnaie en tant que pouvoir dachat universel et la capacit de ladpenser de diverses faons dterminent les valeurs. Les individus sontgaux par statut. Des diffrences quantitatives apparaissent avec desnuances dans lintensit des dsirs individuels. Elles ne font passystmatiquement natre des ingalits.

    Le capitalisme se fonde sur une seconde sparation, dun principediffrent parce que asymtrique dans laccs la monnaie, qui cre unerelation de pouvoir entre les capitalistes et les travailleurs. Les capitalistesont accs la monnaie pour financer lacquisition de moyens deproduction. Les travailleurs ont accs la monnaie en louant leurscapacits de travail. Cette sparation change fondamentalement lalogique du systme. Lobjectif des capitalistes est daccumuler la

  • monnaie pour elle-mme, car elle leur donne du pouvoir sur autrui. Pluson peut mobiliser dargent, plus on a de pouvoir sur la socit. Parcequils sont privs des moyens de production, les travailleurs ne peuventpas en tant que groupe social devenir des producteurs privs pour lemarch. En principe, chacun est libre individuellement de louer sescapacits au capitaliste de son choix. Cest pourquoi il y a un march dutravail. Mais la classe des travailleurs est subordonne, dans sonensemble, ceux qui possdent les moyens de production. Il sensuit quele salaire nest pas le prix du travail ralis. Il est le prix montaire de lalocation de la capacit de travail du travailleur pour un temps donn.

    On comprend maintenant pourquoi le contrat de travail et le contratdchange sont totalement diffrents. Les individus sont autonomes danslexcution dun contrat dchange. Le producteur indpendant prend unrisque conomique li lincertitude de la demande du consommateurpour les produits et les services quil vend ; son revenu dpend ainsi de lavalidation de lactivit de production par la vente sur le march contre dela monnaie. Quand elles russissent, les innovations technologiquesfavorisent la demande et permettent donc des marges plus leves. Ellesoffrent un profit supplmentaire lheureux inventeur, qui peut exploitersa dcouverte sur le march. Le contrat de travail, en revanche, ncessitela subordination du travailleur dans lexcution du contrat, parce que letravailleur vend aux firmes capitalistes le droit dutiliser comme elles leveulent ses capacits, sous lautorit de managers qui maximisent lesintrts capitalistes. Il vend un certain nombre dheures de travail, et nonpas le travail rellement accompli, dont la valeur qui dpasse le salairevient accrotre le profit de la firme. Lintensit du travail, qui accrot laquantit de travail pour un temps de travail donn, est une fonction desrgles de travail, dfinies unilatralement par le management. Larmunration du travail est base sur le temps de travail, module par uneincitation au travail, baptise salaire defficience, en fonction dunbenchmark standard. Linnovation technologique accrot souvent cettesubordination afin de rduire les cots du travail, les gains de productivit

  • et la plus forte intensit du travail venant abonder les profits de la firme.Pour accrotre leurs profits, les firmes capitalistes recourent davantage aufinancement par la dette, lequel renforce laccumulation intensive ducapital.

    La finance est au cur de la coordination capitaliste, car chaquefirme doit y recourir pour accumuler du capital et accrotre lemploi. Maisles marchs du crdit ne sont pas des marchs ordinaires. Ce sont desmarchs de promesses futures, irrmdiablement grevs dincertitude.Les prix ny sont pas dtermins par loffre et la demande provenantdagents conomiques aux buts distincts et bien spars. Sur les marchsordinaires, comme le march des voitures, les producteurs et lesconsommateurs ne sont pas les mmes personnes. Les variations de prixsont objectivement limites par linertie des cots de production du ctoffre, du pouvoir dachat des acheteurs potentiels du ct demande, enfinde lutilit marginale dcroissante de lutilisation du vhicule. Il nen vapas ainsi sur les marchs financiers. Chacun peut y tre, chaque instant,vendeur ou acheteur, selon les anticipations quil fait propos desanticipations des autres. Les prix peuvent varier entre zro et linfini.Largent ntant pas seulement le mdium dchange mais lobjet mmede la transaction, la demande, sous leffet contagieux de leuphorie, peutpousser les prix aux extrmes. Linterdpendance subjective entre lesparticipants sur le march fait merger une croyance collective fluctuante,appele convention de march. Cest la raison pour laquelle les marchsfinanciers sont le foyer privilgi de jeux dargent qui dgnrent souventen bulles spculatives, suivies dun effondrement. Cest un lieu o lecapitalisme apparat dans toute sa nudit : de largent faisant de largent.De mme que la monnaie ne connat pas la saturation, la cupidit na pasde limite. Cest pourquoi les marchs financiers ne peuvent se rgulereux-mmes dans le sens du bien commun. Ils doivent tre encadrs parles institutions de ltat.

    La viabilit du capitalisme exige que la socit cre et dveloppe unrseau dinstitutions sociales permettant de rguler les marchs, piliers du

  • capitalisme. Il faut des institutions sociales pour rguler les marchs dutravail, instituer la lgislation sociale, protger les droits des travailleurs,attnuer la violence inhrente aux rapports de pouvoir et organiser lesngociations entre les intrts collectifs des employs et les employeurs.Ltat doit simpliquer directement ou indirectement dans les relationssociales non marchandes. Il doit fournir les infrastructures du march maisaussi rguler la distribution du revenu, car la coordination sur le marchdu travail est loin de pouvoir raliser la cohsion sociale. Comme lemontre Douglas North dans son monumental ouvrage, le rseau desinstitutions sociales, qui volue tout au long de lhistoire, affecte lescomportements des agents conomiques et faonne les mcanismes demarch de faon propre chaque pays. La vision de la prosprit delconomie de march est, toutefois, largement incomplte, car lethorme dimpossibilit dArrow montre quil est impossible dagrgerles prfrences individuelles en une fonction de bien-tre social. Lintrtcommun, sans lequel aucune socit ne peut tenir, vient des processus dedlibration politique, qui sont trs diffrents des processus de march.

    La cohsion sociale dun pays dpend de la cohrence de sesinstitutions, qui dtermine son mode de rgulation sur une priode detemps donne. Mme si les institutions qui contiennent les tensionssociales inhrentes au travail et aux marchs financiers sont similaires, leurcomplmentarit diffre dun pays lautre. Les modes de rgulationinteragissent toujours avec les perturbations potentielles engendres parlaccumulation du capital. Tant que le mode de rgulation peut canaliserles tensions et permettre aux jeux de pouvoir davancer de compromis encompromis, il parvient maintenir un rgime de croissance qui a unecertaine stabilit. Quand le renouvellement des tensions fait pencher troplourdement et trop longtemps le pouvoir du ct des intrts capitalistes travers le mdium de la finance, les institutions tablies ne sont plus enmesure de maintenir la cohrence du rgime de croissance. Le mode dergulation est perverti et une crise clate. Elle ouvre une transition aucours de laquelle il faut rebtir les institutions, jusqu ce que les nouvelles

  • forces innovatrices de laccumulation du capital puissent tre rordonnesdans un nouveau rgime de croissance. Le capitalisme senracine doncdans des rgimes de croissance qui varient selon les pays et dpendentdu chemin emprunt au cours de lhistoire.

    En rsum, un mode de rgulation est un ensemble de mdiationsqui assurent que les distorsions cres par laccumulation du capitalrestent dans des limites qui soient compatibles avec la cohsion socialede chaque nation. Cette compatibilit sobserve toujours dans descontextes spcifiques et dans des moments historiques donns. Lemeilleur test pour toute analyse des changements que le capitalisme atraverss est de dcrire cette cohsion dans ses manifestations locales.Elle ncessite aussi de comprendre pourquoi cette cohsion nest niuniverselle ni ternelle dans la vie des nations, et pourquoi lefficacit dumode de rgulation finit toujours par pricliter. Il faut galementapprhender les processus qui se produisent en temps de crise etlvolution des schmas de comportement. Il faut enfin essayer depercevoir les germes du nouveau mode de rgulation au beau milieu de lacrise qui frappe lancien.

    La diversit du capitalisme dans une perspective historiqueComme les institutions sociales de base et les fondements culturels

    des comportements peuvent jouir dune grande longvit, et mme si lacohrence dun mode de rgulation dure gnralement moins longtemps,lhistoire sur longue priode est le meilleur guide pour lavenir. Elle peutservir de test aux principes analytiques de la thorie de la rgulation etfaire prendre conscience aux conomistes de la diversit des modles decapitalisme et de leur dpendance au chemin .

    Les principes analytiques lmentaires de la thorie de la rgulationque nous venons de rappeler sont compatibles avec les enseignements deFernand Braudel, qui a apport une contribution exceptionnelle ltudede lessor du capitalisme europen entre le XIIIe et le XVIIIe sicle.Braudel a tir cinq principes de ses vastes travaux historiques.

  • Premirement, le capitalisme a toujours t global et sest toujoursenracin dans les structures sociales. Dans le mme esprit, le sociologueKarl Polanyi a montr de manire convaincante que lenracinement desrapports conomiques dans les structures sociales tait unecaractristique essentielle de leur fonctionnement. Cest ce qui produitdes diffrenciations structurelles toujours renouveles dans les modlescapitalistes. Deuximement, le capitalisme et lconomie de march sontintrinsquement lis, mais il ne faut pas les confondre, comme nouslavons rappel en dfinissant la relation entre le capital et le travail. Lecapitalisme est une capacit daccumulation. Sa logique nest pas le bien-tre social ; elle consiste faire de largent avec de largent. Cestpourquoi il ne peut se rguler lui-mme dans le sens du bien-tre social etil ne converge pas vers un modle idal prdtermin. Lingalit est sonessence. Cest un processus volutionnaire qui par, consquent, construitson sentier dvolution. Chaque tape atteinte dpend du chemin qui y aconduit. Celui-ci aurait pu tre autre si la configuration des forces avaitt diffrente. Il nest aucunement attir vers un tat idal qui luiprexisterait virtuellement. Il ny a ni vue tlologique dun monde idalfutur ni conception mcanique dun ajustement convergeant vers unquilibre. Troisimement, il ny a pas dindpendance et encore moins desuprmatie des marchs. Largent est, en effet, un bien public et le travailsalari est loin dtre rductible une marchandise. Le capitalisme est unphnomne historique total, dans lequel institutions et structures demarch covoluent. Quatrimement, sur longue priode, les institutionslemportent, parce que ce sont elles qui guident la rgulation densembledes socits. Les plus importantes, car les plus durables, sont lesinstitutions informelles, cest--dire les croyances collectives. Ellesincarnent le bien commun dune socit, par exemple le sentimentdappartenance, dans la culture dune population. Les croyancesculturelles diffrent dune socit lautre et imprgnent les institutionsdes tats souverains. Cest pourquoi la raison dtre de ltat est le biencommun. Seul le soutien de la population travers ses croyances

  • communes, quel que soit leur mode dexpression, donne une lgitimit aupouvoir dtat. Cinquimement, le capitalisme mondial est uneconfrontation de pouvoirs politiques asymtriques. Il na rien voir avecun modle gnral dquilibre concurrentiel. Les interdpendances entreles tats-nations sont la fois hirarchiques et arbitres par la finance.Cest pourquoi les centres financiers dominants sont les lieux privilgisde la captation de la valeur.

    La Chine : une nation capitaliste ?

    Le capitalisme du XXIe sicle est n de la crise asiatique, qui a faitvoler en clats le fantasme duniversalit du capitalisme occidental.Depuis la crise financire mondiale de 2007-2008, une bifurcationnaissante na cess de saccentuer, comparable toutes celles qui ontponctu lhistoire du capitalisme.

    La finance mondiale ne doit donc pas tre considre comme unprocessus dhomognisation du capitalisme. Lampleur de la crisefinancire qui a commenc en 2007 et qui a rebondi dans tout le mondeoccidental a mis fin cette illusion. La finance est un instrument depouvoir politique que la Chine peut utiliser pour protger son conomie,scuriser ses approvisionnements et acqurir des technologies cruciales.Nous allons montrer dans ce livre que la Chine a dvelopp son systmefinancier intrieur largement labri de linstabilit du march mondial etquelle a transform un centre financier historique, celui de Hong Kong,pour projeter sa puissance financire dans le monde.

    Lessor de la puissance de la Chine dans les trente dernires annesdoit donc tre examin dans le cadre de lappareil thorique de la thoriede la rgulation. Pour comprendre les racines du processus autoalimentde croissance, il faut explorer le formidable hritage culturel et politiquedu pass de la Chine. Il faudra poser des questions difficiles qui ne sontpas abordes par les conomistes qui voient dans la rforme chinoiseluvre miraculeuse du march. Comme lont montr Dany Rodrik (TheGlobalization Paradox, 2011) et dautres, ladoption dinstitutions de

  • march est loin de suffire lancer un processus de croissance soutenuedans un pays en dveloppement. Lhistoire de la Chine en offre un belexemple. En 1911, aprs la chute de lempire Qing, la Rpublique deChine fut cre. Tous les ingrdients du capitalisme libral semblaientrunis : une bourgeoisie dirigeante, des lections parlementaires en 1913,louverture aux capitaux, la volont de moderniser le pays. Or il ne sestpas pass grand-chose, tout au moins en matire dindustrialisation. Lesimmenses masses rurales ne sy sont pas intresses. Elles taient siprofondment enracines dans lordre imprial traditionnel quil na past possible de les mobiliser pour lancer un processus dindustrialisationau niveau national. Nous essaierons donc de rpondre dans cet ouvrage une question laquelle il na jamais t rpondu dans la multitude delivres conomiques publis en langue anglaise sur la rforme conomiquechinoise : pourquoi ce qui ne sest pas produit dans les premiresdcennies du XXe sicle a-t-il pu se produire dans les annes 1980 ?

    Cette question a dailleurs longtemps proccup les historiens, maissous une autre forme : pourquoi la Chine na-t-elle pas su prendre le trainde la rvolution industrielle la fin du XVIIIe et au dbut du XIXe sicle,malgr le raffinement de sa culture, son avance technologique jusquauXVIIIe sicle et la longvit de ses institutions politiques ? Dans un livrercent qui utilise une approche comparative de lconomie politique de laChine et de lEurope, Rosenthal et Wong (Before and BeyondDivergence. The Politics of Economic Change in China and Europe,2011) avancent une explication convaincante qui va de la politique lconomie. Nous allons utiliser une mthode similaire pour revisiter laquestion historique de la prtendue arriration de lindustrialisation dela Chine et de lavance des annes 1980. Plus loin, nous proposeronsun modle formel fond sur lhypothse dune conomie ruraleautoalimente et base sur une structure familiale troitement soude,pour expliquer pourquoi cette structure sociale a fortement entrav letransfert de main-duvre rurale vers lindustrie urbaine grande chelle.

  • La dialectique de la rforme chinoise : un capitalisme sui generisFidle aux dcouvertes mthodologiques de Braudel, ce livre

    entend montrer la covolution des structures conomiques et desinstitutions sociales. Pour des raisons thoriques expliques plus haut, larforme sera mise dans une perspective historique regardant vers lepass, puis tendue de faon prospective sur les vingt prochaines annes.Nous offrons ci-aprs le fil dAriane qui pourra guider les lecteurs de celivre, en soulignant le principe et la logique essentiels de la rforme, en enrsumant les tapes jusqu aujourdhui et en posant nos hypothses surla direction future de la croissance durable.

    Le principe le plus fondamental est la permanence de lasouverainet impriale pendant plus de deux millnaires. La Chine est untat unitaire central dans la continuit de lempire. Le Parti communiste arestaur la lgitimit personnifie auparavant par lempereur. Le Partiveut prserver son contrle absolu sur le systme politique. Pouratteindre cet objectif gnral, il doit aligner les intrts des bureaucratessur le bien politique commun, savoir la stabilit, et fournir lapopulation un revenu rel croissant et de meilleures conditions de vie.Ltat doit donc avoir une stratgie et viser le dveloppement. Lautoritpolitique doit grer lconomie de faon produire plus de richesses plusefficacement. Do deux consquences : lconomie de march est uninstrument, pas une finalit ; louverture est une condition defficacit etconduit cette directive conomique oprationnelle : rattraper etdpasser lOccident.

    Le chapitre 1 explique le mlange de tradition et de modernitprsent dans la culture chinoise, et qui permet de comprendre larsilience des institutions sociales. Tout au long de lhistoire impriale, desrseaux sociaux omniprsents, fonds sur les structures familiales,interagissaient avec la structure centrale de lempire, qui, la plupart dutemps, a pu tenir grce au systme du mandarinat bureaucratique. Unestructure politique et administrative lgre a t capable de fournir lesbiens collectifs qui reliaient les nombreuses communauts disperses dans

  • les campagnes. partir de cette caractrisation de la structure sociale, lechapitre 2 revisite les travaux des historiens qui se sont longuementpenchs sur les raisons pour lesquelles cette structure sociale a entravlindustrialisation. Nous proposerons un modle macroconomiqueformel pour montrer pourquoi elle a, de fait, empch la concentration dela force de travail dans les villes, condition sine qua non de lessor ducapitalisme industriel.

    Aprs la chute de lempire, ltat unitaire sest trouv trs affaibli.Aussi la premire moiti du XXe sicle a-t-elle t une priode de chaossocial et de recul conomique : le revenu rel moyen a ainsi subi, encinquante ans, une rgression en termes absolus. La souverainet deltat a t restaure grce la victoire, aprs la guerre civile, du Particommuniste, dirig par Mao Ts-toung. La priode socialiste qui suivitest examine et rvalue dans le chapitre 3. Contrairement aux analysesconomiques superficielles gnralement faites ce sujet, nousmontrerons que la priode socialiste 1950-1978 est essentielle si lonveut comprendre lconomie politique de la rforme et le succs de lapremire tape dans les annes 1980. La planification centrale et laconcentration vigoureuse des ressources sous lautorit du Particommuniste ont permis la mobilisation de la force de travail etlindustrialisation du pays, non sans effets positifs sur la productivit delagriculture dans les annes 1970.

    Une partie du chapitre 3, le chapitre 4 et le chapitre 5 se penchentsur la logique de la rforme, ses contradictions et la manire dont ellesont t surmontes. Comme on la vu, notre interprtation est trsdiffrente de celle de lconomie standard. La rforme est latransformation conjointe des structures conomiques et des institutions.Pluraliste, elle se nourrit des contradictions quelle engendre dans unprocessus sans fin. Elle ne se rfre aucun modle idal. Le sens de larforme nest pas tlologique : il est immanent la pratique. Grce lacontinuit de lautorit politique, la rforme est graduelle, guide par unevision long terme, value de faon pragmatique et exprimentale. La

  • planification stratgique vise lharmonie, cest--dire lquilibre desforces contribuant renforcer la souverainet de ltat. Ainsi, les intrtscapitalistes ne doivent jamais tre assez puissants pour menacer lasuprmatie inconteste de ltat. Cest pourquoi celui-ci conserve unlarge secteur de proprit souveraine et rgule troitement la finance.

    Parce quelle se nourrit de ses contradictions, la rforme traversedes crises, qui sont des transitions dune phase une autre. Elle changeau fil des tapes, mais son objectif conserve la mme lgitimit politique.La dynamique de la rforme est une sorte de spirale. la phase n, unchemin de croissance est pris, qui provoque des contradictions latentes,certes endognes, mais que peuvent amplifier des chocs exognes. Enpriode de croissance ralentie, ces contradictions sont visibles dans lestensions sociales, qui menacent lharmonie. Politiquement, elles serpercutent dans le Parti, et ses 84 millions de membres, ce qui favoriseun processus opaque de dlibration, jusqu ce quun compromis soittrouv, le pouvoir passant ventuellement dun groupe dintrts unautre, tous tant unis par lobjectif gnral : lintgrit de ltat unitaire.

    Les chapitres 3 5 montrent que la rforme a connu deux tapestrs diffrentes, et quelle est passe par une priode de transitionconflictuelle entre 1989 et 1993. Les chapitres 3 et 4 traitent delconomie intrieure. Le chapitre 5 examine louverture extrieure aucommerce, puis la finance. La seconde tape de la rforme ayantfortement dvi, aprs lentre dans lOMC, vers laccumulationintensive de capital, des contradictions endognes sont apparues,entranant une suraccumulation et des tensions sociales. La crisefinancire mondiale, qui a atteint son apoge lautomne 2008, a amplifiles contradictions internes du rgime de croissance en cours, provoquantune nouvelle et prilleuse transition. Chaque transition tant un processusouvert, la rforme chinoise entre dans une phase qui ne peut tre abordeque par llaboration de scnarios prospectifs bass sur la dynamiqueinduite par le jeu des contradictions sociales. Ces perspectives sonttudies dans les chapitres 6 et 7. Lanalyse systmatique des

  • changements de politique, qui occupe le chapitre 7, guide par une visionglobale de la direction prise par la rforme dans le cadre dun modle decroissance soutenable dcrit au chapitre 6, constitue une tentativeoriginale pour comprendre la planification stratgique en Chine pour notredcennie et au-del.

    La transition vers un rgime de croissance soutenable est fonde surune croissance moins intensive en capital et en nergie, et sur un contratsocial visant la rduction des ingalits et la cration dune couverturesant universelle. La fourniture de biens publics et le dveloppementdune urbanisation soucieuse de lenvironnement sont les piliers de laplanification stratgique qui doit transformer le rgime de croissance desvingt prochaines annes. Les implications politiques pour la structure dugouvernement, et les conflits dintrts dpasser, seront soulignes.Lampleur des rformes accomplir en matire de structure des prix, desystme fiscal, de proprit foncire et de transferts sociaux ne sera passous-estime.

    Le chapitre 8, enfin, revient notre point de dpart : la diversit desmodles de capitalisme et leur dpendance vis--vis des institutionspolitiques. Nous affirmons que la culture des rseaux sociaux en Chineest suffisamment forte pour stimuler la socit civile de manire fairepression sur le mcanisme politique luvre dans le Parti, ce qui doitpermettre une rforme viable du capitalisme et favoriser lharmoniesociale. Notre ouvrage justifie ainsi amplement son titre : La Voiechinoise. Capitalisme et empire.

  • Chapitre 1Le rle de lhistoire et de la culture

    dans la rsilience du cadre institutionnel chinois

    Durant les trente premires annes de la rforme, la plupart desconomistes occidentaux peu familiers de la Chine ont, maintesreprises, annonc son dclin. On envisageait un retour la planificationdtat ou, loppos, un effondrement la sovitique du rgimepolitique. Ses politiques et ses performances conomiques ont souventt juges laune de lidologie de lquilibre du march deconcurrence parfaite, soutenue par la rationalit individuelle sans limites.La ralit a toutefois remis en cause cette perspective errone. Larforme chinoise nest pas, lvidence, un processus de convergencevers un concept normatif dquilibre conomique optimal. Cest unprocessus permanent de covolution des structures conomiques et desinstitutions sociales.

    Contrairement la pense conomique orthodoxe qui lve lemarch au rang de mcanisme tout-puissant de coordination, la thoriede la rgulation du capitalisme reconnat que les institutions de la socitcivile, places entre les marchs et ltat, interagissent constamment avecles dynamiques conomiques. Elles nont pas seulement pour fonctiondattnuer les tensions entre les acteurs conomiques et dtablir desconventions et des rgles informelles de comportement favorisant la

  • confiance et rduisant lincertitude. Leur cohrence et les conflits qui lesfont saffronter contribuent dfinir un mode de croissance conomiquequi volue avec le temps. Ces institutions sont enracines dans le pass etancres dans la culture que se transmettent les gnrations. Faonnant lescroyances et les schmas de comportement, elles ont une importance nonngligeable dans labsorption des chocs. Il est donc ncessaire, pourcomprendre et explorer le chemin de la Chine aujourdhui, de reconnatreles particularits de lhistoire du pays ainsi que son tissu social et sammoire collective, qui, sils plongent dans une culture trs ancienne,exercent encore une forte influence sur le comportement de la populationet la configuration de la socit.

    partir du processus de formation de ltat dans la Chineimpriale, ce chapitre tente didentifier les principales institutions socialesqui, dans la tradition chinoise, ont jou un rle minent de stabilisation delordre social, tout en tant des vecteurs continus de crativit et dechangement. Ces institutions sociales ont volu au fil du temps, maiselles forment, ensemble, un systme cohrent qui a fortement contribu la continuit relativement ininterrompue de la civilisation chinoise. Ellessont dune importance cardinale si nous voulons comprendre o rside enChine le sentiment dappartenance collective et comment celui-ci vhicule la fois un mode de lgitimation de ltat trs diffrent de celui des tatsoccidentaux dmocratiques et une dynamique conomique dont lalogique diverge des modles classiques de croissance fonds sur lesexpriences europennes.

    Histoire de la formation de ltat dans la Chine imprialeLa civilisation chinoise est loin dtre la plus ancienne de lhistoire

    de lhumanit. Lgypte et la Msopotamie antiques sont toutes deuxapparues bien avant la Chine. Mais, comme civilisation prsentant dessimilitudes et restant reconnaissable depuis la priode prchrtiennejusquaux temps modernes, la Chine se distingue de toutes les autres. Lapriode la plus longue de son histoire est lpoque impriale, commence

  • avec lunification sous la dynastie Qin (221-206 av. J.-C.) puisconsolide sous la dynastie Han (202 av. J.-C.-220 ap. J.-C.). Lesrgimes qui se sont succd pendant les deux millnaires suivants ontmaintenu les principales institutions impriales des Han. Nombre de traitsculturels, sociaux et politiques dits chinois se sont forms au cours decette priode impriale et exercent aujourdhui encore une grandeinfluence sur le comportement des Chinois. La plupart des traitssynthtiss dans ce chapitre prennent racine dans cette priodehistorique.

    La Chine impriale nest pas seulement un empire centralis etunifi. Sa vritable identit rside dans le maintien et la reproduction decertains ordres politiques et sociaux. La formation de ces ordres a suiviun processus complexe, en volution permanente, faonn par lescirconstances autant que par des facteurs de chance. Nous allons dcriredans cette partie du livre les premires tapes de la formation desprincipaux ordres de la Chine impriale, en rappelant lhistoire qui va desZhou occidentaux (1122-770 av. J.-C.) et surtout des Zhou orientaux(770-256 av. J.-C.) aux premiers Han (202 av. J.-C.-220 ap. J.-C.).Pendant cette priode, et en particulier au moment du tournant delunification sous les Qin (221 av. J.-C.), la civilisation chinoise a connudes volutions sociopolitiques fondamentales qui ont modifi lesprocessus dinteraction et de coordination dans la population chinoise.Ces volutions ont permis lapparition dun ordre sociopolitique que nousidentifions la Chine impriale et mme la civilisation de la Chinedaujourdhui.

    Le dclin du systme fodalSous le rgne des Zhou occidentaux, la Chine ressemblait beaucoup

    lEurope fodale. Les premiers monarques Zhou ont divis le royaumeen larges fiefs rpartis entre leurs fils et leurs frres, qui portaient destitres quivalents ceux de duc, de marquis ou de comte. Le roi, aussiappel le fils du Ciel , dtenait un fort pouvoir monarchique et fut en

  • mesure dallouer des territoires nouvellement conquis ses parents et ses partisans fidles.

    Pendant la priode des Zhou orientaux, ce systme fodal entamason dclin. Certains vassaux, de plus en plus indpendants, virent leurspouvoirs saccrotre. Ils dfirent lautorit du fils du Ciel en annexantles fiefs plus petits et en se faisant la guerre. Ce fut une priode defragmentation politique. Durant la premire moiti de celle-ci, connuesous le nom de priode des Printemps et Automnes (770-404 av. J.-C.),les rois Zhou continurent rgner par dfaut. Au fil du temps, les conflitsmilitaires se firent de plus en plus frquents et froces, si bien que laseconde moiti de lge des Zhou orientaux porte le nom de priode desRoyaumes combattants (403-221 av. J.-C.). Le roi Zhou a dsormaisperdu la totalit de son pouvoir, et tous les fiefs les plus modestes ont tconquis et absorbs par les sept tats les plus grands, dont les chefs, en335 av. J.-C., commencrent se donner le titre de roi, marquant le rejetdfinitif de la souverainet des Zhou.

    Les Royaumes combattants

    Sous les Royaumes combattants, le comportement de la Chine a tentirement diffrent de ce quil sera pendant la priode impriale venir.Il est dailleurs exagr de donner ces royaumes le nom de Chine ,car toute identit chinoise unifie fut dlibrment dtruite. Lapermanence et la brutalit des guerres conduisirent les populations desroyaumes se poser srieusement la question de qui appartenait un nous . Les fortes identits nationales qui se sont alors dveloppesrenvoyaient ltat do lon tait originaire, et non au royaume Zhou.Chacun de ces grands tats avait donc une identit distincte, fonde surune histoire et une culture propres. La singularit de ces identits taitencore accentue pour susciter un vif patriotisme et favoriser une troiteunit militaire. Les liens familiaux naturels furent dlibrment minimiss,voire coups, surtout dans les tats particulirement agressifs commecelui des Qin. Ltat de guerre permanent ncessitait une main de fer du

  • gouvernement sur la terre et la population. Lorganisation sociale, fondesur la famille, tait trop lche pour cela. Souvent, mme, la force des liensfamiliaux entravait la domination directe de ltat sur les individus,compromettant lefficacit de larme et la mobilisation conomique. Leplus fameux exemple de mesures prises contre les liens familiaux dans lapriode des Royaumes combattants est celui des rformes de ShangYang (390-338 av. J.-C.), dans ltat Qin. En plus dimposer unsystme denregistrement du domicile chaque habitant, il brisa par laforce le lignage patrilinaire. Deux hommes adultes un pre et son fils,ou deux frres navaient pas le droit de vivre sous le mme toit. Lesimpts taient doubls pour ceux qui ne se pliaient pas cette rgle. Lesroyaumes combattants ont jou un rle actif de soutien aux changes etau commerce, dans le but de prlever des recettes fiscales plus leves,dentretenir leurs armes et de construire de fortes murailles dfensives.Lapparition dune monnaie frappe par le gouvernement tmoigne de cetintrt pour le commerce. Politiquement, le contrle bureaucratiquecentralis avait la faveur des princes, ce qui fit natre une demandedadministrateurs de mtier. Pour les aristocrates qui avaient perdu leursfiefs et leur statut, louverture de ces postes offrait de belles opportunitsdavancement social. Nombre dentre eux crrent des coles prnantdiverses thories sociopolitiques. Ils voyageaient de cour en cour larecherche dun prince assez sage pour mettre ces ides en pratique ou,au moins, leur donner un emploi. Cest ainsi que fleurirent la pensephilosophique et les thories politiques. Les plus grands philosophes delhistoire chinoise font partie de ces penseurs itinrants : Lao-Tseu (vers600-470 av. J.-C.), Confucius (vers 551-479 av. J.-C.), Mencius (vers370-290 av. J.-C.), Tchouang-Tseu (369-286 av. J.-C.).

    Mme si le confucianisme et le taosme ont profondment marqu lacivilisation chinoise de la priode impriale, ils ntaient pas, sous lesRoyaumes combattants, les principales coles de philosophie. Le premierconcurrent de Confucius sappelle Mozi, n peu aprs ou lpoque dela mort de Confucius. Les thories de Mozi reclent des lments

  • proches des enseignements chrtiens et mme puritains. Mozi prchait un amour universel , oppos l amour hirarchis de Confucius, quidpendait du type de relations existant entre individus. Mozi pensait quelintrt de tous serait mieux servi si chacun aimait autrui autant quilsaime lui-mme (Mozi, IV, 14). Il tait galement strictementutilitariste. Il prnait des mesures pour enrichir le pays et la population, etmettre lordre dans ltat. Il imaginait des organisations troitementdisciplines, o le subordonn, chaque niveau, obit, quoi quil encote, son suprieur. Il est possible que ses ides aient t, au moins untemps, plus rpandues que celles de Confucius (Fairbank et Reischauer,1979, 51).

    Lautre cole de pense qui a domin dabord dans ltat Qin, puisdans toute la Chine aprs lunification sous les Qin, est celle dite desLgalistes. Ctaient des tatistes intransigeants. La seule chose quiimportait leurs yeux tait de construire un tat national fort, prospre etmilitaris. Et la seule faon datteindre cet objectif tait pour euxddicter des lois svres et de prvoir des chtiments exemplaires.Chaque aspect de lexistence devait tre rglement dans le but deproduire le maximum de richesse et de puissance militaire. Il aurait tcependant naf de compter pour cela sur les vertus morales du peuple.Cette cole connut son apoge avec le grand autodaf ,immdiatement aprs la fondation de lempire centralis des Qin : tous leslivres des autres coles de pense furent dtruits ; ne subsistrent queceux des Lgalistes.

    Si lhistoire et la civilisation chinoise avaient poursuivi la tendanceque nous venons de dcrire, il serait possible dimaginer une Chine (etplus probablement des Chines) similaire lEurope et ses tatsnationaux. La permanence de menaces extrieures pesant sur les classesdirigeantes et sur leurs rgimes aurait inspir des sentiments nationalisteset de fortes ambitions politiques. Lorganisation de la socit dans ltataurait t bien plus compacte que celle des socits agraires fondes surla famille. Une socit plus pluraliste serait apparue. Les principaux

  • rapports sociaux ne se seraient pas faits entre les membres des famillesorganiques mais au sein dorganisations explicitement institutionnalises(religions, cits-tats, tats nationaux). Les villes, protges par dpaisremparts, auraient jou un rle central dans la construction de ltat, laplace de zones rurales mal dfendues. Une division stricte entre lescitadins et les paysans serait apparue, ainsi, probablement, quune classesuprieure de guerriers. Le pouvoir politique aurait t exerc par lespouvoirs militaires et financiers locaux, afin de renforcer le rgime, mais ilaurait aussi t rcupr par ces mmes pouvoirs. Des rgles formelles,dont des lois crites, auraient constitu le principal mcanisme dergulation et de coordination de la population, au lieu des mcanismesrgulateurs souvent inertes et arbitraires qui ont prvalu dans la Chineimpriale, comme les personnes investies dune autorit, le guanxi (lesrseaux sociaux) et les valeurs morales. Le confucianisme, enfin, ne seraitpas devenu la philosophie dominante, car il naurait gure t oprantpour rassembler la population face aux menaces extrieures. Une colemieux organise, comme celle de Mozi, aurait pu servir utilementdidologie unificatrice. un moment de son histoire, la Chine auraitmme pu avoir sa Renaissance et produire son Montesquieu.

    Or il se trouve que lhistoire chinoise na pas emprunt ce chemin.

    Lunification sous les Qin et les Han

    En 221 av. J.-C., le roi Qin, Ying Zheng (259-210 av. J.-C.), aunifi la Chine. Il sest donn le nom de Huang Di (littralement le Premier Empereur ). Suivant les conseils de son Premier ministre, un lgaliste , Li Si (?-208 av. J.-C.), il tait dtermin ne pas diviser lepays davantage. Il adopta des rformes drastiques pour faire natre uneidentit chinoise unifie et crer une structure politique centralise. Lestats fodaux furent abolis et des provinces, plus petites, furent cres etplaces sous lautorit directe de lempereur. Les poids, les mesures, lamonnaie et mme la longueur des essieux des chariots furentstandardiss. Grce lui, la langue crite chinoise prit une seule et mme

  • forme, qui na presque pas chang depuis. Il tablit un systme de routes travers tout lempire, vainquit les barbares du Nord, fit btir le systmede dfense de la Grande Muraille, qui marqua la frontire septentrionalede la Chine. Il conquit le Sud lointain, la rgion de Canton, qui navaitjamais fait partie de la Chine. Si la duret de son rgne finit, peu aprs samort, par anantir sa dynastie, le pays, durant les onze annes de sonrgne, se transforma profondment.

    Aprs plusieurs annes de guerre civile, quand Liu Bang, mieuxconnu sous le titre posthume de Han Gao Zu, eut fond la dynastie desHan (206 av. J.-C.-222 ap. J.-C.), une nouvelle re souvrit danslhistoire chinoise. La population, des dirigeants aux paysans, se trouvaplace dans un contexte fort diffrent de celui o avaient vcu leursanctres. Une population nombreuse (un recensement ralis en lan 2 denotre re donne le chiffre de 59 594 978 habitants), partageant la mmelangue, cohabitait sur un territoire qui navait jamais t aussi vaste.

    Les batailles sanglantes, nagure si frquentes, disparurent de la viedes Chinois. Les seuls voisins dangereux se concentraient sur la frontirenord. Il sagissait dun peuple nomade, les Tartares. Le gouvernementcentral y plaa de fortes troupes pour garder la frontire, avec laide dela formidable Grande Muraille. louest, la Chine tait protgenaturellement par la chane de lHimalaya, alors habite par des tribussauvages, faibles ou paisibles. La longue cte mridionale tait tout aussicalme, car il tait encore impossible de traverser locan Pacifique. Ausud, les Chinois allrent jusqu ce qui est aujourdhui le Vietnam,absorbant en route les tribus plus petites.

  • Figure 1.1. CARTE DE LA CHINE DES HAN.

    Les guerres tant rares, lidentit chinoise put tre unifie, et laChine neut plus quun seul gouvernement. Les structures sociales etpolitiques du pays sen trouvrent profondment altres, et la civilisationput prendre un chemin entirement nouveau.

    La survie de lempire et la continuit du rgime monarchique de lafamille des Han ne dpendaient plus de laccroissement permanent de laforce militaire, mais du maintien de lordre social. La dynastie hrita dusystme bureaucratique centralis des Qin. Les fonctionnaires, quiformaient un large corps, taient recruts au mrite, et non selon lanaissance1. Lempereur avait une autorit directe et totale sur lensembledu personnel de cette immense administration. En intgrant les lites

  • duques dans un systme bureaucratique centralis, on faisait dunepierre deux coups. Lempereur avait un appui solide pour gouverner etprivait les lites locales de leurs ressources humaines et de leurindpendance politique. La maison royale chinoise, durant la majeurepartie de lhistoire de lempire, seffora avec succs dtablir uncontrle politique direct sur la population, tout en affaiblissant le pouvoirdes autres groupes institutionnels, qui auraient pu se forger une identitpolitique indpendante. Cette extrme centralisation de lorganisationpolitique formelle, tout en sapant les bases dune socit pluraliste, mitgalement fin aux causes profondes de fragmentation politique de ltat.Au lieu dtre contraints, comme les monarques europens, de trouver uncompromis avec les groupes aristocratiques, religieux et financiersintermdiaires, les empereurs chinois prfraient se reposer directementsur les paysans, en particulier sur les petites exploitations familialesautosuffisantes. La fiscalit agricole a toujours t la principale source derecettes budgtaires de lempire. En dehors de la petite couche de lettrsfonctionnaires, les paysans formaient lnorme majorit de la population.La plus large part de la richesse prive tait aux mains de grandspropritaires, mais aucun systme aristocratique hrditaire, ni aucunsystme de caste, ne dterminait qui tait paysan et qui tait landlord.Cela dpendait de lordre naturel du march, du travail, du mrite et dutour que prenait la fortune.

    Un tissu social fond sur la famille

    Compte tenu des limites technologiques du IIe sicle avant notrere, et quel quait t le nombre de lettrs fonctionnaires au service delempereur, gouverner un territoire gographique aussi vaste que la Chinetait sans doute une tche fort difficile. Mais le gouvernement Han navaitpas pour mission de fournir les services quoffrent aujourdhui lesgouvernements. En plus de soutenir le train de vie et lautorit de lamaison royale, ladministration Han consacrait lessentiel de sesressources aux biens et aux services publics dimportance nationale. Pour

  • tre plus prcis, la bureaucratie grait la collecte de limpt(principalement limpt censitaire et limpt agricole) et la dfense duterritoire, et arbitrait certains litiges civils. Les crmonies relevaient de saresponsabilit, ainsi que les grands projets publics : construction decanaux et de routes, contrle des inondations. Le seul contact de lapopulation avec le gouvernement tait le paiement de limpt et, pour lespaysans, chaque anne, le don dun mois de main-duvre gratuite. Lamicro-organisation de la socit chinoise, dans ce contexte, taitrelativement spontane. Les organisations intermdiairesinstitutionnalises entre la population et ltat tant strictement surveilles,la Chine a vu prosprer une socit civile forte, fonde sur des institutionsinformelles et des structures organiques, en partie fondes sur le lignage.Il est donc indispensable, pour comprendre la socit chinoisetraditionnelle, de comprendre le rle que la famille et le lignage jouaientdans lorganisation sociale et la vie quotidienne de la population. Cesinstitutions jouent encore un rle essentiel dans la gouvernance locale enChine aujourdhui (Tsai, 2007).

    Autrement dit, la Chine impriale tait constitue de deux grandesstrates de population : le gouvernement imprial Han, et ceux qui lui ontsuccd pendant deux millnaires, formait un groupe concentr quirgnait sur un ocan de communauts agraires locales auto-organises(Fairbank et Reischauer, 1979, p. 61), fondes pour la plupart sur lafamille ou, plus exactement, sur un systme de filiation patrilinairedomin par la relation pre-fils. Ce type dorganisation sociale ne semblepas correspondre aux formes prises par ltat national moderne dansla tradition occidentale. Il serait donc inappropri de juger la structureconomique, le systme politique et la lgitimit de la Chine impriale laune des expriences europennes.

    Pourquoi une famille patriarcale ?Il y a plusieurs raisons pour lesquelles les Chinois de la priode Han

    ont spontanment adopt une organisation sociale fonde sur la famille

  • patriarcale. Les caractristiques gographiques et politiques du pays, laminimisation de lintervention de ltat et la relative raret des menacesextrieures ont favoris la constitution dun espace propice lessor dunsystme familial. Les structures conomiques y ont sans doute galementcontribu. La Chine des Han reposait bien plus sur lagriculture vivrireque lEurope. Llevage et le commerce du btail ont ainsi jou un rlemoins important dans lconomie chinoise. De ce fait, la population avaitmoins doccasions de se dplacer travers le pays. Lagriculture vivrirefixe la population sa terre. Comme le souligne le professeur Feng Yu-Lan (1895-1990), les paysans, comme les grands propritaires lettrs,doivent vivre sur leurs terres, qui sont inamovibles. moins quon ait untalent particulier, ou de la chance, chacun doit vivre l o son pre et songrand-pre ont vcu, et cest l que les enfants continueront vivre.Cest donc pour des raisons conomiques que la famille, au sens le pluslarge, doit vivre ensemble. Ainsi sest dvelopp le systme familialchinois (Feng, 1948, p. 21). Les structures conomiques ne sont peut-tre pas lunique dterminant du tissu social, mais leur influence ne peuttre occulte.

    Organiser la socit sur un systme fond sur la famille prsentaitgalement une certaine cohrence avec les idaux sociaux et politiquesdes grandes coles philosophiques de la priode Zhou, qui nont cess,depuis, dinfluencer la civilisation chinoise. La plus extrme est celle deLao-Tseu, le fondateur du taosme, qui prnait un laisser-faire absolu, sibien que chaque famille pouvait fonctionner de faon autonome, sanssubir les pressions de groupes sociaux ou politiques dpassant la tailledun village. Cest cependant le confucianisme qui, en tablissant un liencomplexe entre lordre familial patriarcal, lordre politique et lordresocial, a le plus consolid le systme familial chinois.

    Comme beaucoup dautres philosophes chinois, Confucius avaitpour principal objectif politique, ici-bas, partout, sous le ciel (tian xia), lapaix et la stabilit. Il pensait que la stabilit sociale ne pouvait tre durablequ condition de respecter la psych naturelle de ltre humain. Pour lui,

  • le sens de lhumain (ren) est le principal ciment mme de lier unepersonne une autre et de fonder lordre social. Or cest entre proches,cest--dire entre membres dune mme famille, que ce sentiment est, engnral, le plus fort. Plus on est loign et tranger, et moins on se souciede lautre. La socit confucenne ressemble ainsi des milliards decercles enchevtrs, chaque individu tant au centre dun cercle. La forcedu sentiment dempathie (du lien social) que lindividu prouve pourautrui diminue proportion de la distance qui len spare. Cestl amour hirarchis dj voqu. Ce concept, mme sil parat premire vue trs autocentr, poursuit en ralit un objectif altruiste :personne nest seul, tout le monde est dans une relation sociale, silmentaire soit-elle. Ren consiste aimer les autres (Analects, XII,p. 22). Si tous les pres aiment leurs fils, si tous les fils aiment etrespectent leur pre, si le frre an et le frre cadet, lpoux et lpouse,le jeune et lancien, le dirigeant et le subordonn, bref, si chacun aime lespersonnes qui comptent pour lui et fait ce quil doit faire pour elles, alorschacun remplira ses obligations dans la socit et sera digne den tremembre. En outre, comme chacun appartient diffrents cercles sociaux,joue divers rles sociaux et est entour de personnes diffrentes, cetamour hirarchis va former une toile enserrant lensemble de la socit,servir de lien universel entre tous et poser les fondements de la paix et dela stabilit sociale.

    La structuration de la socit idale doit donc tre fonde, danslesprit de Confucius, sur la famille et, plus prcisment, sur la famillepatriarcale. Les relations sociales en dehors de la famille sont souventpersonnalises. Les Chinois aiment comparer lenseignant au pre, etdonnent leurs meilleurs amis le nom de frre ou de sur. Le systmepolitique est, lui aussi, un ordre familial en miniature. Lempereur alautorit suprme sur le pays comme le pre sur la famille. Cest peut-tre pour cette raison que Han Wudi (156-87 av. J.-C.), un desempereurs Han les plus influents, et qui tait, en ralit, un Lgaliste, fitdes classiques de Confucius un critre de slection des fonctionnaires. Il

  • est tonnant que lhistoire chinoise ait pu, en moins de cent ans, changerentirement de cours. Les Lgalistes, qui avaient, sous les Qin,lexclusivit du pouvoir, se sont vu barrer laccs toute positionofficielle par Han Wudi, et le confucianisme fut promu au rangdenseignement officiel de lempire. Ce fait idologique et politiquerenfora la lgitimit et la popularit de la famille patriarcale en tant queprincipal mode dorganisation sociale. Ces deux processus historiques, laprdominance du confucianisme et celle du systme familial, se sontmutuellement renforcs. Les fondations morales du confucianisme ontconsolid le systme familial chinois, en ont fait lorganisation sociale laplus rsiliente ce jour, et le tissu social fond sur la famille a permis, enretour, la civilisation chinoise darriver la maturit sur la base desidaux thiques confucens.

    Ce long dveloppement tente dexpliquer pourquoi le type de tissusocial qui a triomph en Chine se fondait sur la famille et non sur un autregroupe. Nous ne saurions pourtant en numrer toutes les raisons. On nepeut refaire lhistoire sur le papier, et la formation dune culture nest pasun processus linaire ou mcanique. Le hasard a jou ici et l son rle.Mais quel quait t celui-ci, la civilisation chinoise, aprs la priode desZhou orientaux, na cess de se fonder davantage sur la famille et surdautres systmes de lignage. Cette organisation sociale a trouv sesjustifications thoriques dans le systme moral confucen, qui sesttendu dautres domaines, comme les organisations conomiques,juridiques et politiques. partir des Song (960-1279 ap. J.-C.), lesinstitutions sociales de cette civilisation taient si abouties et si compactesquelles ont pu perdurer jusquau milieu du XIXe sicle. Mme lesconqutes mandchoues et mongoles nont pas provoqu de changementssociaux significatifs. Ce tissu social unique est ce qui a donn la Chinesa trajectoire historique.

    Les implications dun tissu social fond sur la familleLe fait quune socit se fonde sur la famille a des implications

  • profondes. Nous allons examiner ci-aprs les grandes caractristiques dela socit impriale concernant la structure politique, la mobilit sociale,les units conomiques et la notion de droit de proprit. On rappellera,cependant, que la logique et les mcanismes de structuration de cettesocit diffrent grandement des paradigmes occidentaux, souventconsidrs comme allant de soi. En Chine, la famille est au centre de lavie de chacun. Les institutions sociales qui ont eu le plus dimportancedans la tradition europenne, comme lindividu, la guilde, la cit et plustard ltat national et qui ont merg au cours du long Moyen ge, nontpas pris racine en Chine aprs lunification de lempire. En Chine, cest lasocit civile, une socit tendue, troitement tisse de liensconomiques et sociaux entremls, qui est devenue la principale formedorganisation sociale.

    Cela signifie dabord que les fonctions de la famille devaient treplus larges et englober les services qualifis aujourdhui de publics ou sociaux . la diffrence de la famille nuclaire actuelle, la famillechinoise traditionnelle idale tait tendue. Quand les parents taient envie, aucun enfant, quel que ft son ge, ne pouvait vivre spar deux.Quand les grands-parents taient en vie, alors les trois gnrationsvivaient ensemble. Dans cette famille tendue, presque tous les bienstaient communs. Si un de ses membres avait des difficults ou tait dansle besoin, le reste de la famille tait dans lobligation de laider. ct dela famille immdiate, il y avait aussi dautres parents, dont on connaissaitles anctres sur cinq gnrations. La terminologie de ces liens de parenttait extrmement complexe. Dans le dictionnaire chinois le plus ancien,Er Ya, ils donnent lieu plus dune centaine de termes (Feng, 1948,p. 21). En dehors de la famille, il y avait encore les clans et dautressystmes de lignage, souvent chargs de lentretien des templesancestraux, des btiments communs, des greniers usage caritatif et descoles claniques. Cest auprs de ces systmes familiaux et des rseauxinterpersonnels quils incarnaient, et non avec une glise ou un tat, quele Chinois de lge imprial trouvait sa principale source de subsistance

  • conomique et de scurit, ainsi que des services sociaux indispensablescomme lducation et la sant. Ce sont aussi ces systmes quifournissaient contacts sociaux et consolation morale, qui arbitraient lesconflits, qui aidaient les pauvres et les esseuls, et qui, travers le cultedes anctres, servaient mme de corps religieux.

    En second lieu, cest la famille, et non lindividu, qui tait lunit laplus petite de la socit2, ce qui ne manquait pas de brouiller les identitsindividuelles. Le contact direct entre un individu et une organisationinstitutionnalise formelle comme ltat tait donc minimal. Compar lEurope, cela modifiait considrablement le comportement des individuset la nature de ltat. Contrairement au citoyen de lAthnes antique, unChinois de lge imprial navait pas besoin de se rendre sur le forum dela cit pour voter les lois. Peu habitu aux organisations institutionnalises,il tait plutt timide dans lexpression de ses droits sociaux. La dcisionpolitique tait laisse aux lettrs fonctionnaires, et la dictature de lamajorit , mme au sein de la famille, ntait pas un mcanisme dedcision trs pris.

    Dans le systme familial chinois, la logique de coordination socialetait elle-mme diffrente de la tradition europenne. Pour un Chinois delge imprial, les relations humaines (guan xi), surtout entre membresdune mme famille, taient au centre de lexistence. Dans ce filet tiss deliens personnels complexes o chacun voyait le jour et do il ne pouvaitschapper, lharmonie tait cruciale. La coordination y tait doncassure par la ngociation, le compromis et, plus important encore, par lebiais de vertus morales exigeant de chacun de se conduirecorrectement , de remplir ses obligations familiales en fonction de saposition, confre soit par la naissance, soit par le mariage. Cettecorrection du comportement est ce que Confucius appelait le li .Comme lcrivent Fairbank et Reischauer (1979, p. 16), dans unesocit pluraliste, comme celle de lOccident moderne, les forcesnombreuses de lglise et de ltat, du capital et du travail, dugouvernement et de lentreprise prive trouvent un quilibre dans

  • lautorit de la loi. En Chine, ce sont les vertus personnelles de probit etde loyaut, de sincrit et de bienveillance, inculques par le systmefamilial, qui constituaient les normes du comportement social. La loi estun outil ncessaire dadministration, mais la moralit personnelle est lefondement de la socit. Loin dtre anarchique cause de la faiblessede la notion de loi, la socit chinoise est solidement unie par leconfucianisme. Cette grande institution thique occupait en Chinelessentiel de la place occupe en Occident par la loi et par la religion .

    Mme si la Chine moderne sest considrablement transforme, etque la relation pre-fils nest peut-tre plus le lien social dominant, cesdeux mille ans de prvalence du systme familial et ce rseauinterpersonnel influencent encore la faon dont les Chinois se peroiventet conoivent les valeurs, le gouvernement, les droits, les ingalitssociales, etc. Il est donc indispensable de comprendre ce systme si lonveut comprendre lhistoire de la Chine et la Chine daujourdhui.

    Le systme politique bureaucratique : autorit centrale absolue etadministration centralise

    Si lon remonte dans lhistoire de lEurope, il semble impossible deconcilier rgime autocratique et dcentralisation. Depuis le Ve sicle,lhistoire europenne na cess de souffrir des luttes de pouvoir entre unemyriade dentits politiques (lignes aristocratiques, units ecclsiastiqueset, plus tard, bourgeoisies urbaines). Ces organisations institutionnellesdistinctes ont t en mesure de dfier lautorit souveraine pour prserveret accrotre leurs propres forces. Elles pouvaient remettre en cause lesprtentions de la maison rgnante sur les terres et affaiblir ses ressourcesfiscales en collectant elles-mmes limpt. Elles russirent aussi intgrerlinfluence qui tait la leur sur lautorit souveraine dans le processuspolitique lui-mme. Les monarques qui se sont succd se sont souventappuys sur certains groupes de pouvoir pour tablir leur autorit sur unterritoire. Leur lgitimit politique ncessitait donc laccord de cesgroupes, qui purent faire entendre leurs voix et leurs intrts travers

  • diffrents principes comme la reprsentation politique. Quand le dlicatquilibre entre le rgime autocratique et ces autres entits se dlitait dansle ddale des rseaux de pouvoir, ou bien le rgime tombait par manquede lgitimit, ou bien les rapports de pouvoir taient redistribus. Lergime centralis et les autres groupes institutionnaliss taient, de cepoint de vue, dans une relation de rivalit, et la monarchie sest souventmontre rticente dlguer davantage de pouvoir aux lites locales,notamment quand les ressources dont pouvait disposer le gouvernementcentral taient dj limites par limportance des dpenses militaires.

    Dans un autre contexte, toutefois, autorit centrale etdcentralisation ne sont pas forcment incompatibles. Si la socit nestpas pluraliste, si la lgitimit du pouvoir politique repose sur une autrebase, si lautorit centrale, enfin, est suffisamment forte et inconteste,non seulement elle peut coexister avec la dcentralisation, mais toutesdeux peuvent aussi se renforcer mutuellement. La dlgation de certainspouvoirs politiques au niveau local, bien gre, et aide par desinstitutions particulires, peut manciper les forces conomiques locales,et donc accrotre lassiette et les recettes fiscales. Par ailleurs, les chargesadministratives pesant sur le gouvernement central peuvent tretransfres des groupes locaux qui matrisent la situation locale et sonten capacit de fournir des services sociaux de qualit. Lamlioration dubien-tre de la population peut, son tour, favoriser la lgitimit dupouvoir central. La Chine impriale, notamment dans sa seconde moiti,nous offre un exemple de ce modle alternatif.

    Nous allons examiner plus loin le systme politique imprial. Si cesystme a connu, en deux millnaires, une volution considrable, lalogique politique du pays et le panorama institutionnel sont demeurs peuou prou inchangs. Nous verrons que la base de la lgitimit, lesmcanismes de gouvernement et les institutions sont inconnus de latradition occidentale. Lautorit indpassable de lempereur et lexistencedune administration hirarchise, centralise et efficace, ont supprimpeu peu toutes les entits formelles ayant une identit indpendante et

  • exerant une autorit politique en dehors du systme bureaucratique. Orcest justement du fait de cette absence de lutte pour lautorit absolueque les rapports entre le gouvernement central et les lites locales taientsi diffrents dans la Chine impriale de ce quils taient en Europe. Cela anotamment permis au gouvernement central chinois de dlguer de plusen plus volontiers ses responsabilits sociales locales.

    Une autorit centrale unique et absolueLautorit absolue de lempereur chinois repose dabord sur la

    vision traditionnelle chinoise de lordre familial. Lordre hirarchiquepatriarcal de la famille se retrouve ainsi dans le domaine politique. Demme que le pre est au centre de lordre familial, le souverain autoritaireest au centre de lordre politique idal. Lempereur, le pre incontest dela population, est au sommet de la hirarchie. La vertu la plus lmentairetant, dans la famille chinoise traditionnelle, la pit filiale, la moralepolitique de la Chine impriale est fonde sur la fidlit lempereur, quiorganise la coopration hirarchique comme le pre au sein de la famille.La position de lempereur a encore t renforce par les thoriescosmologiques dun grand philosophe confucen, Dong Zhongshu (179-104 av. J.-C.). En vertu de sa capacit relier le ciel, qui symboliselordre naturel de lunivers, la terre, qui symbolise la socit, lempereuroccupe une position unique parmi les humains. Mme sil nintervient pasdirectement dans les affaires quotidiennes, les rcoltes, la prospritpublique et la paix sont mettre son crdit. Mais, sil savremoralement corrompu ou ne remplit pas son rle, lquilibre entre le cielet la terre est rompu et des catastrophes naturelles, inondations,scheresses, tremblements de terre, ne peuvent manquer de se produire.Ds la dynastie des Han, le double rle de pre de la population et delien entre le ciel et la terre est devenu un lment intrinsque delidologie impriale chinoise. Ce double rle mettait lempereur dans uneposition suprieure tous les autres habitants du pays et lui donnait uneautorit sans quivalent.

  • Une question, toutefois, demeure : comment lempereur Han a-t-ilpu promouvoir lidologie politique voque ci-dessus, qui favorisait sonautorit de faon aussi exclusive ? Pour y rpondre, il faut examiner larpartition du pouvoir dans le pays, la logique et la lgitimit de lordreimprial, et les mcanismes de maintien de lordre social.

    Sagissant de la rpartition du pouvoir, on rappellera quen Europele pouvoir politique tait divis entre trois groupes : les aristocrates,lglise et les lites urbaines. Le monarque devait rivaliser ou ngocieravec eux pour conserver sa lgitimit et ses prtentions sur la terre et surlimpt. La situation en Chine impriale est tout autre. Aprs lunificationsous le Premier Empereur, les dirigeants nont plus de rivaux lgitimespouvant prtendre au pouvoir dtat. Dans le systme bureaucratique, leslettrs fonctionnaires et les gnraux sont les subordonns de lempereur.Laristocratie a donc dclin. Quant aux corps religieux, ils nont jamaist totalement spars du pouvoir laque3, et les intrusions trangresdans le pays ont t, le plus souvent, contenues. Lautorit de lempereursur la totalit du territoire tait absolue. Or cest un territoire singulier : ilna pas de frontires. Il stend chaque pouce de sol sous le ciel .Aux yeux des Chinois, quand le gouvernement russissait incorporer unterritoire dans lordre politique et culturel de la Chine impriale, il taitconsidr comme faisant partie du pays. Et, une fois lintgration faite,lempereur devenait lunique propritaire du sol. Cela permettait dviterquune quelconque localit, en particulier dans les dernires priodes delempire, revendique un pouvoir indpendant. Au dbut de lge imprial,le gouvernement central a d faire face aux menaces de puissanteslocalits, dont certaines furent mme reconnues par le gouvernementcentral. Sous les Tang, des villes militaires ont ainsi joui dune forteautonomie. Mais, les institutions impriales arrivant maturation, ces casse sont faits de plus en plus rares. En 969, le premier empereur de ladynastie Song, au cours dun banquet, supprima le pouvoir de tous lesgnraux des villes militaires restes autonomes. Aprs cela, les autoritslocales indpendantes se sont peu peu teintes en Chine.

  • Un souverain non contest dans le pouvoir de lever limpt et sansdette

    Le contrle de lempereur tait total en matire fiscale. Il tait le seul avoir la capacit juridique de crer des impts. Sous la Chine impriale,les recettes fiscales reposaient principalement sur limpt censitaire et surlimpt agricole. Le monopole du sel, la fin de la priode, produisaitaussi des recettes considrables. La composition des recettes fiscalesrefltait le caractre agraire de lconomie impriale, mais aussi la volontpolitique de la dynastie rgnante. Faire du paysan la premire source derecette fiscale a permis de minimiser les menaces pesant sur le rgime.Les exploitations familiales, disperses et de petite taille, taient moins mme de dfier le pouvoir central que les grandes familles possdantes.Les tats europens apportent ici un contre-exemple. Confronts unepnurie chronique de recettes fiscales du fait du poids des dpensesmilitaires, les tats europens avaient eu tendance prlever autant deressources fiscales que possible. Mais, comme le clerg et lesaristocrates locaux possdaient gnralement la terre, la collecte desimpts agricoles tait souvent ineffective. Les maisons rgnantes durentainsi souvent recourir un impt commercial ou devenir les proies de ladette publique. Il en rsulta soit une perte dindpendance politique desrgimes au profit des financiers ou de la bourgeoisie des villes, soit uneexpansion sans fin des prlvements. Les empereurs chinois nont jamaiseu souffrir de cela. Mme en temps de crise budgtaire, legouvernement a toujours su prserver la structure de ses recettes fiscales.Grce la relative modestie des dpenses militaires, les maisons royalesont rsolu les problmes de dficit en rduisant les dpenses. Citons,parmi les mesures les plus frquentes, la baisse des cots administratifs, labaisse du budget de la famille royale et la suspension des grands projetsde construction. La collecte de limpt tait galement renforce enpriode de difficult budgtaire. Grce un systme bureaucratiqueefficace, un strict contrle des terres et une fiscalit base sur la terre, lesgouvernements impriaux ont presque toujours russi combler leurs

  • besoins financiers. Sauf peut-tre sous les Song. Constamment menacesur sa frontire nord, la dynastie dut recourir limpt commercial, quifournissait alors plus de la moiti des recettes fiscales de ladministration(Won, 1997, p. 95). Si la structure de limpt na pas fondamentalementchang avec le temps, le mcanisme de collecte a volu. Les principalesvariations concernent le taux et la forme de limpt, et divers types defiscalit du capital. En gnral, le taux dimpt agricole est rest faibletout au long de la priode impriale : il sagissait de protger dabord labase fiscale. Sous les Han, limpt agricole tait une part de la productionagricole de lanne, 1/15 ou 1/30 ; les dynasties postrieures ont souventprlev un quota en fonction de la superficie et de la qualit de la terre.La fiscalit sur le capital a volu avec lessor de lconomiecommerciale : en gnral, on est pass du travail aux produits primaires,puis aux produits artisanaux, puis finalement la monnaie, aprs larforme fiscale du XVIe sicle. Selon limpt, lunit fiscale taitlindividu, le mnage ou dautres groupes locaux.

    La principale diffrence de nature entre ltat europen et la Chineimpriale semble donc vidente. Les tats europens, pris dans le rseaucomplexe de pouvoirs politiques htrognes, et devant faire face larivalit sans fin des pays voisins, ont d passer des compromis avec lanoblesse, le clerg et les groupes urbains, et ngocier pour obtenir lemaximum de recettes fiscales afin datteindre leur principal objectif :accrotre leurs forces militaires et assurer leur autorit sur leur territoire.La lgitimit du gouvernement central dpendait ainsi du consentement deces puissantes lites. Leurs intrts et leurs revendications devaient trenon seulement entendus, mais encore satisfaits. Cette logique est lorigine de nombreux principes politiques modernes, en particulier lesystme reprsentatif. La Chine impriale, elle, se fonde sur une logiquetout autre. Les empereurs avaient pour principal objectif de prserver etde reproduire un certain ordre social. Lempereur uvre dvelopperet entretenir une bureaucratie capable de remplir les tches routinires deladministration et de rpondre efficacement et rapidement aux crises

  • (Wong, 1997, p. 102). La lgitimit du rgime imprial ne reposait passur la reprsentation politique de grands acteurs sociaux, mais sur le bien-tre lmentaire de la population. La plupart des dynasties impriales,des empereurs et des lettrs fonctionnaires ont toujours eu curdaccrotre la place de lagriculture. La protection de celle-ci sest parfoisfaite au dtriment dautres secteurs, en particulier le commerce. Sous lesHan, pour permettre aux zones rurales de se remettre de plusieurs annesde guerre, le taux de limpt agricole fut rduit 1/30. Pour combler lesdficits et compenser cette baisse, on imposa lourdement les marchands.Les industries les plus lucratives, la production dacier et de sel, parexemple, taient des monopoles dtat. Pour stimuler la performance dusecteur agricole, les gouvernements impriaux ont aussi consacr bienplus defforts la construction et lentretien de grands travauxdinfrastructures publiques que les rgimes europens de lpoque. Lesplus remarquables sont les systmes dirrigation, les projets contre lesinondations, en particulier sur le fleuve Jaune, et le Grand Canal, quireliait le delta du Yangzi, trs fertile, Pkin. Les gouvernementsimpriaux sont galement intervenus sur les marchs des biens deconsommation, qui avaient une importance critique pour la vie de lapopulation, et donc la stabilit de la socit. Cest sous les Han que legouvernement a mis en place un systme de distribution de crales grande chelle, qui atteignit une taille impressionnante sous les Qing. Onconstruisit ainsi un grand systme de grenier national. lapoge de ladynastie des Qing, ce systme tait en mesure de stocker plusieursmillions de tonnes de crales (Will et Wong, 1991).

    La hirarchie bureaucratique : courroie de transmission entrelempereur et le peuple

    Pour consolider cette autorit suprme et centralise, les empereurscrrent des mcanismes labors de gouvernement permettant deprserver et de reproduire lordre politique et social. Lchec du PremierEmpereur avait montr que lextrme concentration du pouvoir

  • administratif, labsolutisme du processus de dcision et la priorit donne lautorit de la dynastie et non au bien-tre de la population, accroissaitla fragilit de lempire et mettait en pril la survie de la maison rgnante. la disparition du chef charismatique, tout le systme stait effondr.Les Han tirrent les leons de leurs prdcesseurs. Ils comprirent que,pour construire un ordre politique durable sur un territoire aussi vaste quela Chine, on ne pouvait pas sappuyer uniquement sur des dcrets rigidesadopts au sommet et sur lobissance inconditionnelle du peuple. Ilfallait crer des institutions politiques permettant de maintenir une autoritcentrale absolue sur les pouvoirs administratif, fiscal et judiciaire, maistirer avantage des dlgations administratives contrles par lempereuret consenties la socit civile. Et tout cela au nom du bien-tre de lapopulation. Lordre politique imprial a donc adopt, cette fin, troismcanismes associs de gouvernement :

    1. un systme bureaucratique singulier mais massif qui centralisait lagestion de tous les fonctionnaires ;

    2. un ensemble dinstructions morales tendues, conformes auxdoctrines confucennes, auxquelles devaient se soumettre le peuple et lesofficiels ;

    3. des mesures coercitives permettant dassurer lautorit centrale etde garantir lordre social.

    La structure formelle du gouvernement a peu vari pendant lapriode impriale. Contrairement lEurope, la Chine a trs ttdvelopp un systme bureaucratique. Lempire tait gouvern par unehirarchie de plus de dix mille fonctionnaires professionnels, dont lasupriorit ntait pas due la naissance, contrairement laristocratiehrditaire en Europe. Lempereur tait au sommet de cette pyramide ettout fonctionnaire tait son immdiate disposition. Le gouvernementcentral se divisait en trois branches : lexcutif, le militaire, le censorat. Labranche excutive soccupait de ladministration quotidienne ; la branchemilitaire grait les actions et le dploiement de larme ; le censorattransmettait les plaintes lempereur, critiquait les mesures et surveillait

  • les actions des officiels et de lempereur lui-mme. Au dbut, lEmpirechinois navait que deux niveaux dadministration locale. Les plus hautesadministrations sous-nationales taient les commanderies (zhou)4. Cescommanderies furent par la suite subdivises en comts (xian). Leurnombre et leur rpartition gographique ont chang selon les poques,mais la Chine a conserv ces deux niveaux dadministration localejusquaux Tang, qui ajoutrent un niveau (dao) au-dessus descommanderies. Les trs nombreuses villes et les trs nombreux villages, lintrieur du comt, navaient pas de gouvernement formel et taientdonc largement autonomes.

    En dehors de certaines tches routinires, aucun officiel, au niveaucentral ou local, ne pouvait, lui seul, prendre une dcision importante.Mme lempereur, qui avait toutefois le dernier mot, ne devait pas dicterla dcision. Tout officiel avait le droit et le devoir de proposer et decritiquer une mesure. Critiques et propositions taient transmises, par descanaux formaliss, la cour impriale. L se tenaient, chaque matin, desdiscussions collectives, prsides par lempereur, jusqu ce quon arrive un consensus. Une fois la dcision prise, tout officiel tait responsablede sa mise en uvre. Les officiels taient troitement encadrs par unerglementation exhaustive, de-vaient se conformer des codesadministratifs et avaient lobligation de rendre des comptes. Laconformit aux orientations dcides au sommet tait un des critresessentiels dvaluation, et cest sur cette base qutaient promus,rtrograds, muts, renvoys ou mme soumis des peines pnales leslettrs fonctionnaires. Le contrle absolu du gouvernement central ou,pour tre plus prcis, de lempereur sur le personnel de ladministrationgarantissait lapplication des dcisions prises au niveau de ltat, ainsi quelaccomplissement normal dautres missions cruciales de ltat, commelorganisation de larme et la collecte de limpt. Celle-ci tait elle-mme indispensable au maintien de lautorit impriale sur cet immensesystme bureaucratique.

  • Une bureaucratie contrle selon les principes thiques duconfucianisme

    Lintgration profonde et tendue des enseignements moraux dansle fondement mme de la souverainet politique est un autre trait saillantdu mcanisme de gouvernement de la Chine impriale. Une des raisonspour lesquelles les empereurs chinois ont pu exploiter la persuasionidologique pour affirmer leur autorit bien plus que leurs homologueseuropens la mme poque vient sans doute du fait que le pouvoirreligieux et le pouvoir laque, dans la Chine impriale, ntaient passpars. Lempereur, le souverain absolu sur terre , tait aussi luniquelien avec le ciel et le seul prtre ayant le droit de prsider les grandescrmonies religieuses nationales (le culte des anctres, le culte du ciel).Ainsi, le gouvernement des corps et celui des esprits ntaient passpars. Lducation, sans conteste possible, est tombe aux mains dugouvernement imprial et devait servir son rgne. Les principes thiquespermettant de remplir cette fonction prnaient donc la stabilit et lahirarchisation de lordre social et politique, o chaque individu doit secomporter selon sa position dans la hirarchie. Le confucianisme, aprs lergne de plusieurs empereurs Han, apparut comme lenseignement lemieux adapt cette fin. Lempereur Wu des Han (Han Wu Di), qui taitun Lgaliste, limposa sur les autres coles et cra un systme ducatiftatique et un systme de slection des fonctionnaires fond sur luvrede Confucius. Cinq ouvrages compils par Confucius ou qui lui sontattribus (le Classique des mutations, le Classique des documents, leClassique des vers, le Livre des rites, les Annales des Printemps etAutomnes) furent choisis pour servir de manuels officiels lAcadmieimpriale, le plus prestigieux institut ducatif du pays, et le processus deslection des lettrs fonctionnaires favorisait les candidats ayant reu uneducation confucenne. Devenu une porte dentre vers le pouvoirpolitique, lenseignement confucen sest rapidement rpandu dans tout lepays. la fin de la dynastie des Han, lide que tout officiel devait avoirassimil les classiques de Confucius allait de soi, et le nombre dtudiants

  • lAcadmie impriale tait pass de quelques douzaines plus de trentemille (Ebrey, 1996, p. 78).

    Les doctrines confucennes avaient plusieurs atouts pour favoriserle rgime imprial en Chine. En plus de qualits videntes comme le sensdes responsabilits, le respect des principes et la loyaut vis--vis dessuprieurs, les officiels confucens accordaient une grande importance lducation. Ils offraient la Chine impriale, outre un personnel instruitcapable de remplir une fonction bureaucratique, un rservoirdducateurs fervents dsireux denseigner la population lobissance,le respect et le zle. Une des grandes contributions de cette doctrine lastabilit de lEmpire chinois nest cependant pas due un choix conscientde Han Wudi. Le confucianisme apprit aux officiels que leur fonction nese limitait pas au service de lempereur, mais quils avaient lobligationmorale de contribuer au bien-tre du peuple et de la nation. La fidlit lempereur relevait donc de la discipline, et le respect ne signifiait pas uneobissance aveugle. Lintgrit du fonctionnaire confucen rsidait danssa capacit, le cas chant, tenir tte lempereur, critiquer de faonpertinente les dcisions et la conduite du souverain et dautres officiels, et prendre des mesures favorisant le bien-tre de la population et lastabilit du pays. La morale confucenne crait ainsi un contrepoids aupouvoir apparemment illimit de lempereur et une incitation veiller laprosprit dune population apparemment prive de reprsentation. Cetquilibre du pouvoir fut le meilleur soutien de la lgitimit politique durgime. Quand il tait rompu, le renouveau cyclique des dynasties avaitsouvent pour but de le restaurer.

    Linstruction morale dans la Chine impriale concernait toute lapopulation. lexception de lAcadmie impriale, les gouvernementsont parrain un rseau dcoles confucennes dans le pays. Tout jeunegaron de bonne rputation avait le droit dy entrer. Ceux qui excellaientdans ltude de Confucius taient slectionns pour la bureaucratie travers des mcanismes de parrainage et un systme dexamens. Sous lesMing et les Qing, ce rseau dcoles publiques dclina et fut remplac

  • par des coles finances par les communauts ou les lites locales.Pendant toute la priode impriale, lducation de llite a toujours toriente vers le confucianisme. Pour la population, des brochures devulgarisation expliquaient les vertus confucennes et indiquaient laconduite suivre en famille et en socit. On apprenait aussi respecterle savoir, et les lettrs confucens taient souvent considrs comme desautorits locales, mme sils ne russissaient pas entrer dansladministration. Ils avaient enfin la responsabilit dinstruire les habitantslocaux et de guider leur conduite. Le gouvernement imprial chinoisrussit ainsi manipuler le contenu de lducation des lites et du peuple,et la morale fut un lment fondamental de son autorit.

    Les empereurs chinois ne se sont certes pas appuys que sur le softpower des normes morales pour gouverner le pays. Lautorit centrale at renforce par diverses mesures de coercition. Comme dans la plupartdes monarchies, tout dfi et toute trahison lgard de lempereur taientsvrement punis, souvent de la mort. Les dplacements de population etles associations institutionnalises taient considrs comme des sourcesdinstabilit : ils pouvaient fournir un aliment des groupes dopposition.Grce la tradition lgaliste, lEmpire chinois disposait dun systmecomplet de lois crites rglementant lordre conomique, politique etsocial. Le gouvernement utilisait habilement le tissu social fond sur lafamille pour mieux surveiller la population. Comme la famille constituait laplus petite unit juridique, une mauvaise action nentranait pas la seulepunition de lindividu qui lavait commise, mais celle de toute la famille. Siun individu commettait un crime, la famille tait collectivement punie, etparfois le voisinage. Ce dispositif institutionnel renforait grandement lecontrle coercitif exerc sur la population. Malgr des infrastructuresjudiciaires limites, la pression de la famille et des voisins modrait laconduite des individus, limitant la fois la criminalit et tout ce qui risquaitdaffaiblir le rgime imprial ou lordre social et politique.

    Un systme administratif dcentralis (formel et informel)

  • La relation entre centralisation et dcentralisation en Chine imprialeressemble aux notions chinoises, souvent cites, de yin et de yang. Laforte concentration du pouvoir a conduit, paradoxalement, un schmadcentralis de comportement dans les apports entre fonctionnairescentraux et notables locaux.

    Car lextrme centralisation du code administratif et de larglementation ntait pas sans poser des problmes pratiques auxofficiels locaux. Dun ct, ils devaient se conformer, pour leur carrire,aux dcisions du pouvoir central ; de lautre, les disparits rgionalestaient souvent si grandes que ces dcisions ne pouvaient pas treappliques partout. Certes, les officiels locaux navaient pas le pouvoirdadapter localement les mesures dcides par le systme bureaucratiquecentralis, mais ils apprirent dvelopper un code informel decomportement. Les dcisions et les rglementations centrales taientsouvent considres comme des formalits. On passait parfois uncompromis entre les instructions venant du sommet de ltat et lescoutumes locales, pour qu la fois lempereur et la population localepuissent les accepter. Tant que les fonctionnaires locaux se montraientcoopratifs, les organes de censure fermaient les yeux sur la multituded interprtations locales dune mme mesure. Les administrationslocales de la Chine impriale navaient donc rien duniforme, et ladcision politique tait, de facto, dcentralise.

    Le systme fiscal semblait, lui aussi, trs centralis. Lesgouvernements locaux ntaient que les collecteurs dimpts qui taienttablis au niveau national. Ils navaient donc leur mot dire ni sur le tauxdimposition ni sur lutilisation des recettes. Ct dpenses, le budgetlocal tait dfini par le gouvernement central et couvert par le budget deltat. Ctait l le systme formel. En ralit, le budget allou par legouvernement tait souvent insuffisant pour couvrir mme les dpensesadministratives locales les plus lmentaires. Ces fonds ne couvraientquun petit nombre de dpenses, comme le salaire nominal des officiels,la paie des conseillers, les frais de sacrifices (Chu, 1962, p. 193-199).

  • Les gouvernements locaux, tous les niveaux, recouraient donclourdement diffrents honoraires. Ce systme dhonoraires, horsbudget, fut trs rpandu sous plusieurs dynasties. Le systme definancement public tait donc, en pratique, largement dcentralis.

    Mme sagissant du personnel administratif, en principe plac sousle contrle troit du gouvernement central, la dcentralisation rgnait enpratique. Comme les administrations locales de la Chine impriale taientsouvent le gouvernement dun homme , les employs officiellementrecruts ntaient souvent pas assez nombreux. Les autorits localesrecrutaient donc, pour la plupart, des conseillers et des fonctionnairespour les aider faire face leurs responsabilits administratives. Ntantpas des employs du gouvernement, ces conseillers et ces fonctionnairesentretenaient avec lofficiel local des liens la fois personnels et informels.La gestion, entirement aux mains des officiels locaux, tait ainsidcentralise. Ils constituaient pourtant un lment indispensable desgouvernements locaux chinois. Leurs services ont jou un rle importantdans les oprations courantes de nombreux gouvernements locaux.

    Si lon examine non plus seulement le systme bureaucratiqueformel mais lensemble de la Chine impriale, on constate queladministration du pays tait trs dcentralise. Les villes et les villagesnavaient pas tous un gouvernement et taient dirigs de facto par desorganisations informelles comme les temples ancestraux et autres groupes de solidarit , comme les appelle Lily Tsai (Tsai, 2007). Dansles cas extrmes, il ny a pas dorganisation du tout. Les lites locales,souvent des lettrs confucens respects pour leur suprioritintellectuelle et m