Abel Rey La science chinoise

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@ Abel REY La science orientale avant les Grecs LA SCIENCE CHINOISE

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LA SCIENCE CHINOISE, Extrait de La science dans l’antiquité : La science orientale avant les Grecs, par Abel REY (1873-1940) Éditions Albin Michel, Collection L’évolution de l’humanité, Paris, 1942, livre IV, pages 337-412, 494-500, 509-511, de 520 pages. Première édition 1930.

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Abel REY

La science orientale

avant les Grecs

LA SCIENCE

CHINOISE

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La science chinoise

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à partir de :

LA SCIENCE CHINOISE,

Extrait de La science dans l’antiquité : La science orientale avant les Grecs,

par Abel REY (1873-1940)

Éditions Albin Michel, Collection L’évolution de l’humanité, Paris, 1942, livre IV, pages 337-412, 494-500, 509-511, de 520 pages. Première édition 1930.

Édition en format texte par

Pierre Palpant

www.chineancienne.fr

avril 2011

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TABLE DES MATIÈRES

Chapitre

I. La chronologie chinoise et le calendrier.

II. L’astronomie chinoise :

1. Les fondements

2. Le mois intercalaire

3. Les grands cycles fictifs

4. Les polaires

5. Les éclipses

6. La signification et l’origine des sieou

7. Le caractère chinois des sieou.

III. La géométrie chinoise :

1. Le Tcheou-pei

2. Représentation géométrique : les cartes.

IV. La physico-cosmologie chinoise : le mythe.

Conclusions : effort syncrétique.

Note additionnelle : A propos de La Pensée chinoise, de Marcel Granet.

Bibliographie.

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CHAPITRE PREMIER

LA CHRONOLOGIE CHINOISE ET LE CALENDRIER

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On a souvent insisté sur les difficultés de la chronologie

chinoise. Elles sont à peu près insolubles, si l’on prétend à des

précisions et à des certitudes. Nous aurons à dire la même chose

de la chronologie hindoue.

Nous n’avions pas, de loin, les mêmes embarras avec les

chronologies chaldéo-assyrienne et égyptienne, ce qui n’est

paradoxal qu’en apparence. Les fourchettes des localisations

chronologiques, pour le sujet dont nous nous occupons, sont en

somme assez resserrées. Des différences d’un ou de deux siècles

n’importent pas beaucoup à l’évolution de la pensée scientifique

en des civilisations aussi stabilisées que celles-là, et où le petit

nombre des documents ne permet que des aperçus d’ensemble

sur les grands traits de l’histoire. Entre ces limites, nos dates

peuvent entraîner notre conviction ; car des indices certains,

matériels, dans des documents qui sont restés, jusqu’au jour où

ils ont été exhumés, à l’abri de toute falsification, entraînent

notre foi, au moins pour leur situation relative : ce qui seul à peu

près importe dans nos recherches.

Mais, dans des civilisations qui sont restées vivantes jusqu’à

présent, rien ne nous garantit contre les truquages. Nous savons

du reste qu’en Chine comme dans l’Hindoustan, comme partout,

on a tenu à honneur de se rattacher par fiction au plus lointain

passé. Les documents d’époque ont cédé à peu près la place à

des copies bien postérieures. Les dates auxquelles elles font

remonter les originaux n’ont donc plus rien de certain, car qui

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nous prouve qu’elles ne sont pas volontairement reculées ? Dans

bien des cas, nous pouvons même l’établir de façon péremptoire.

Alors, pour le reste...

Il nous faut donc chercher des indices matériels. Il est bien

malaisé de les trouver, puisque la plupart du temps nous n’avons

que des copies proches de nous, dont on a forcé la chronologie

vers de très lointains reculs.

En Chine, surtout, les très vieux textes nous font défaut,

partant ces indices matériels. Car, à la raison générale du

truquage des dates dans une civilisation qui s’est toujours

continuée s’ajoute une raison particulière et dirimante :

« Entre les années — 480 et — 206, la Chine fut en proie à

une suite de révolutions et de guerres intérieures, qui firent

négliger tous les travaux d’astronomie. Ce fut dans cet

intervalle, en — 213, qu’un des plus grands empereurs

chinois, Thsin-chi-Hoang, fatigué des représentations morales

et peut-être trop routinières des lettrés, toujours appuyées

sur les anciens textes, ordonna, sous peine de mort, de brûler

tous les livres, à l’exception de ceux qui traitaient de

médecine, d’astrologie (conséquemment un peu

d’astronomie), d’agriculture, ou qui contenaient les annales

de sa famille. Toutefois, les mémoires sur l’administration de

l’Empire et les cartes géographiques furent aussi épargnés, ce

qui prouve qu’il y avait de telles cartes. Thsin-chi-Hoang,

ayant vécu encore quatre ans après ce décret, n’eut que trop

de temps pour le faire exécuter, l’imprimerie n’étant pas

inventée alors, puisque même on n’écrivait qu’avec des

poinçons sur des planches de bambou 1. Par la réunion de

toutes ces circonstances, lorsque trois années plus tard,

1 « Ce fut du temps de Thsin-chi-Hoang même qu’un savant homme d’État, nommé Mong-tien, substitua à cette méthode grossière et pénible l’emploi des pinceaux, de

l’encre et du papier fait avec le tiber du mûrier ou du bambou. »

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seulement, en — 206, les Han s’emparèrent de l’empire, la

pratique de l’astronomie était perdue et ses règles presque

oubliées. Un de leurs premiers soins fut de la remettre en

honneur. Ils rétablirent des collèges de lettrés chargés,

comme autrefois, de recueillir les documents de l’histoire ;

des collèges d’astronomes chargés d’observer continûment les

phénomènes célestes, de les noter, d’en annoncer les

circonstances principales et de diriger la confection annuelle

du calendrier impérial. Ces institutions remontaient aux

premiers temps de l’empire. Comme les formes du

gouvernement étaient assimilées aux règles du ciel, dont

l’empereur était le représentant, qu’à ce titre il devait

accomplir régulièrement certaines cérémonies publiques, à

certaines époques célestes, et que tout dérangement de ces

relations était supposé un présage de grands malheurs, le

collège de l’astronomie avait tant d’importance que très

souvent les princes du sang impérial s’honorèrent d’en faire

partie. Les historiens et les astronomes des Han mirent dans

leurs travaux autant d’habileté que de zèle. Ils firent

activement rechercher les exemplaires des anciens livres qui

avaient échappé à la proscription. Ils s’appliquèrent à

retrouver les anciens documents astronomiques, à rétablir les

anciennes méthodes d’observation, de calcul, et à les

perfectionner, sans en dénaturer les principes ou les usages.

Or non seulement on a encore aujourd’hui, en Chine, les

ouvrages d’astronomie ou d’histoire qui furent faits alors,

mais, en outre, depuis les Han, tous les empereurs

continuèrent cette œuvre de restauration et de

perfectionnement, de sorte que le progrès peut en être suivi

sans interruption sur les documents originaux, jusqu’à

l’introduction des méthodes européennes par les

missionnaires, vers la fin du XVIe siècle 1.

1 BIOT, in Journal des Savants, année 1842, p. 4 et 3. Cf. sur l’incendie des livres Éd.

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Il résulte de ce grand fait historique qu’avant 206 il nous

est à peu près impossible de dater d’une façon certaine les

connaissances scientifiques que nous trouvons dans les copies

d’originaux antérieurs qui ont été faites après cette date. Pour

notre but, qui est la recherche de l’apport original de la Chine

à l’évolution de la pensée scientifique antérieurement au VIe

siècle et au premier essor de la science grecque, nous voilà en

mauvaise posture. Heureusement que pour un point capital de

l’histoire des sciences : l’histoire du théorème de Pythagore, il

n’en est pas tout à fait de même. Et ce sera peut-être bien là

tout ce que nous pourrons dire d’à peu près certain sur notre

sujet en ce qui concerne la Chine : c’est du reste considérable,

et on n’en saurait exagérer l’importance car tous les débuts de

la géométrie grecque, de notre géométrie, oscillent autour de

ce théorème.

Avant d’arriver à ce point capital, qui, chez les Chinois, fait

nettement partie des recherches astronomiques, il convient de

prendre assez rapidement une vue d’ensemble de celles d’entre

ces dernières dont nous pouvons, sans trop de crainte, faire

remonter l’origine au delà de la date qui limite la présente étude.

Original, le plus vieux calendrier chinois ne le paraît guère, si

nous songeons à la numération sexagésimale chaldéo-assyrienne.

A moins que nous ne supposions celle-ci héritée de la Chine, ce à

quoi rien ne nous autorise. L’ampleur de la numération

chaldéenne nous ferait plutôt croire à une influence en sens

inverse, ou à une double dérivation d’une même source plus

ancienne encore. Mais rien ne permet de l’affirmer. Nous ne

possédons pas l’ombre d’un document sur la question. Le

calendrier chinois ancien tend simplement à donner un motif

CHAVANNES, Traduction du « Seu-Ma-Ts’ien », Introduction.

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plausible de plus à notre hypothèse sur les rapports de la

numération sexagésimale avec l’astronomie et à notre hypothèse

plus générale encore que l’astronomie a été le noyau originaire

des spéculations plus proprement scientifiques. Là s’annoncerait

peut-être le passage de la technique toute pratique à la science

plus ou moins désintéressée. A une condition. C’est que nous

considérions l’intérêt mystique et divinatoire, — car, dans toute

cette période, l’astrologie étreint l’astronomie, — comme le

prélude de l’intérêt spéculatif et du souci rationnel de la prévision.

Opinion fort plausible, en somme.

En remontant de l’époque présente vers les temps les plus

anciens, l’histoire astronomique de la Chine se partage

naturellement en trois intervalles. Le premier, que j’appellerai

relativement moderne, s’étend depuis la fondation de la

dynastie des Han, deux siècles avant l’ère chrétienne, jusqu’à

nos jours. Le second, que l’on peut nommer moyen ou

intermédiaire, s’étend depuis l’année — 206 de cette ère

jusqu’à — 180, époque à laquelle finissent les annales écrites

ou mises en ordre par Confucius. Le troisième, que

j’appellerai ancien, relativement aux deux autres, remonte de

Confucius jusqu’aux premiers âges de l’empire chinois 1.

C’est ce dernier intervalle qui, seul, nous intéresse, et encore

devrions-nous essayer de faire le départ entre ce qui est antérieur

au — VIe siècle et ce qui est postérieur. Mais il semble bien qu’à

nous en tenir, dans une civilisation aussi peu perméable et aussi

peu changeante que la chinoise, à ce qui remonte, à peu près

vraisemblablement, au delà de Confucius, nous ne risquions guère

de prendre, — par rapport à la science hellène par exemple, — ce

qui est original pour ce qui est dérivé. Surtout si nous ne

remarquons point de ressemblance accusée entre les deux.

1 BIOT, loc. cit.

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« Les Chinois, comme jadis les Grecs et ensuite les Juifs, ont

une année lunaire qu’ils accordent avec le cours du soleil

moyennant un mois de temps en temps intercalé. Pour cela,

ils emploient une année solaire dont on ne fait presque aucun

usage dans la vie civile. Dès les temps les plus anciens, ils ont

cherché à fixer le jour du solstice d’hiver par l’observation des

ombres méridiennes du gnomon, et ils ont commencé leur

année lunaire au lieu correspondant de la route du soleil.

Mais, depuis la dynastie des Han (c’est-à-dire depuis l’an —

206), ils ont pris, pour point de départ, le milieu du Verseau,

auquel ils rattachent le commencement de leur printemps, Ils

commencent leur jour à minuit, leur mois avec la nouvelle

lune, et leur année avec le mois pendant lequel le soleil entre

dans le signe des Poissons 1.

Ne discutons pas l’erreur qui fait intervenir en — 206 les

signes grecs. Ils n’ont été introduits, d’après Biot 2, qu’à la fin du

XVIe siècle par les missionnaires. Il nous suffit de constater que

pour l’époque qui nous intéresse (antérieure à — 600), le

calendrier chinois a certaines analogies, le mois intercalaire, par

exemple, avec le calendrier chaldéo-assyrien, déjà en usage au

troisième millénaire. La longueur de l’année (366 jours), quoique

multiple de 6, est différente. Malgré quoi, il est bien plus près de

lui qu’il ne l’est du calendrier égyptien employé à la même

époque et qui repose essentiellement sur l’année vague, en

acceptant la discordance du temps légal et du temps solaire.

Les analogies avec la Chaldée sont bien plus grandes encore si

nous nous reportons aux divisions de l’année solaire.

1 IDELER, Mémoire sur la chronologie des Chinois, lu à l’Académie de Berlin, le 16 février 1837. 2 Il est vraisemblable que le Zodiaque, d’origine chaldéenne, a pu, grâce à la diffusion de l’astrologie qui l’employait, être connu en Chine, soit à l’époque des conquêtes de

Darius, soit à celle d’Alexandre, soit, à peu près certainement, au temps d’Antonin.

Mais il ne fut pas employé par les astronomes avant le XVIe siècle.

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Le calendrier chinois le plus ancien repose sur un cycle de 60

jours ayant chacun leur nom, — sur un cycle de 60 années

solaires de 365 jours un quart ayant les mêmes dénominations

que le cycle des jours [on ne le trouve dans les documents qu’à

partir des Han (— IIe siècle)]. Enfin, comme à Babylone, le jour

était aussi divisé en 60 parties 1.

A côté de cela, les registres historiques officiels mentionnent

— comme en Chaldéo-Assyrie — les règnes successifs des

empereurs avec les nombres d’années de chacun d’eux ; les

dates y sont associées aux noms cycliques des jours et des

années, ou au rang ordinal des lunes qui y correspondent dans un

calendrier lunaire connu, et quelquefois à tous les deux. D’autres

fois, des éclipses de lune ou de soleil sont rapportées à certains

mois d’une année lunaire ou à certains jours des cycles

sexagésimaux.

De toute façon, la numération sexagésimale nous paraît jouer

un rôle de premier plan dans la mesure du temps, soit seule, soit

associée à d’autres calendriers.

Les relations entre l’astronomie chinoise et la chaldéenne nous

apparaissent encore manifestement dans un fait bien curieux que

nous retrouvons aussi dans l’Hindoustan (de même que la

division sexagésimale du jour). Les plus vieux livres hindous et

chinois nous donnent l’intervalle entre le lever et le coucher du

soleil au solstice d’été, le jour le plus long de l’année. Or le

calendrier védique l’évalue à 18/30, c’est-à-dire à 14 heures 24’.

Les livres chinois donnent la même valeur. Et c’est la durée du

plus long jour à Babylone, d’après le calcul exact de Ptolémée 2.

1 CANTOR, Vorles. üb. Gesch. d. Math., t. I, p. 27 et 28. 2 Ibid. p. 28.

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De ces faits, nous pouvons, nous devons présumer comme

très plausibles des relations entre l’Extrême et le Proche-Orient,

en ce qui concerne les connaissances astronomiques et la mesure

du temps. Quant à dire d’où et comment elles se sont répandues,

il n’y faut point songer. Nos documents les plus anciens, en date

certaine, sont les documents chaldéens. Mais l’argument n’est

pas très fort, car, si nous pouvions dater certaines des plus

anciennes connaissances scientifiques chinoises du XIe siècle

avant Jésus-Christ comme une hypothèse chronologique le

permettrait à l’aide de considérations astronomiques, rien ne

prouve que nombre d’entre elles, sinon toutes, n’appartiennent

pas à une tradition bien antérieure. Il est même raisonnable de le

conjecturer. Bien plus, par une indication précieuse, relative au

calendrier, on pourrait induire, selon de Saussure, que son

origine doit se placer au XXVIe siècle. De cette tradition nous ne

savons que dire. Quelque pieux qu’ait été le soin des Han à faire

recopier et reconstituer avec la plus grande exactitude tout ce qui

avait pu échapper à la destruction, les habitudes critiques de

l’époque n’allaient pas jusqu’à établir des dates et des origines

certaines. Elles allaient plutôt à les altérer. Et ce fut bien pis dans

la suite. Or les copies que nous possédons appartiennent à cette

suite.

Toutes ces causes d’incertitudes ont donné lieu à deux grandes

théories chronologiques qui datent fort différemment les

documents qui nous intéressent, comme toute l’histoire de la

Chine. L’une, qui prétend nous faire remonter jusqu’au troisième

millénaire, aussi haut que les premiers documents chaldéens et

égyptiens, s’appuie sur les considérations astronomiques. C’est

celle de Biot et de L. de Saussure.

L’autre, qui nous ramènerait au premier millénaire (XIe-VIIIe

siècle au plus tôt), est d’inspiration purement historique. Nous

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allons les exposer toutes les deux, en commençant par la

chronologie astronomique.

Des livres qui furent exceptés du feu en 213, un des plus

anciens et des plus révisés est le Tcheou-li (rite des Tcheou).

Bien que du IVe siècle, et très remanié sous les Han, le contenu

en remonterait, pour ce qui nous occupe, à Tcheou-Kong, frère

de l’empereur Wou-Wang. C’est de cette même époque que nous

pourrions dater le contenu de la première partie du Tcheou-Pei,

dont l’importance est capitale dans l’étude du théorème de

Pythagore, sur quoi nous aurons à insister plus loin.

Tcheou-Kong a observé l’endroit du ciel où se trouve le soleil

au solstice d’hiver, en termes actuels l’angle dièdre entre le cercle

de déclinaison du soleil au solstice d’hiver et le cercle de

déclinaison d’une étoile fixe pour repère. Cette étoile est l’étoile ε

de notre constellation du Verseau. Il fixe la position du point

solsticial au deuxième degré chinois de la division équatoriale Nu.

Dans le système complexe que nous étudierons tout à l’heure et

qui divise l’équateur du monde d’après certaines étoiles fixes,

cette division est déterminée par l’étoile ε du Verseau. Deux

degrés chinois valent 1°58’16’’, 5 des nôtres, puisqu’on divisait le

cercle équatorial en autant de degrés qu’il y a de jours dans

l’année. Ce nombre fut de 366 d’abord, puis de 365, 25 quand les

mesures furent plus précises, et elles le furent dès une haute

antiquité, probablement à l’époque dont nous parlons : début de

la IIIe dynastie, XIe siècle. L’angle dièdre en question est donc,

dans notre notation qui divise le cercle en 360 comme les

chaldéens, de 1°58’16’’, 5. Laplace 1 a calculé que cette position

respective du point solsticial et de l’étoile doit se situer en l’an

1 Additions à la Connaissance des temps pour 1811, p. 434.

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1111 avant Jésus-Christ. Biot a fait le même calcul par une

méthode différente et est arrivé à des résultats tout voisins. La

date de l’observation et du texte original pourrait donc être

assignée, avec assez de certitude, à la fin du XIIe siècle, en gros

onze cents ans avant notre ère. Cette date, au fond, coïnciderait

largement avec celle que permettent les considérations

historiques. Les évaluations les plus basses pour le début de la

dynastie des Tcheou ne descendent pas au-dessous du IXe siècle.

Malgré les difficultés des fixations astronomiques et les chances

d’erreurs qu’elles laissent, à la vérité bien moins grandes ici que

lorsqu’il s’agit de dater une éclipse, et surtout d’en fixer la zone

de visibilité, — nous pouvons donc admettre, à deux siècles près,

les résultats des calculs de Laplace et de Biot 1.

Par choc en retour, l’observation du Tcheou-Kong nous paraît

suffisamment précise. D’après les calculs de Biot, en l’an 200 de

notre ère, le deuxième degré de Nu se serait transporté à 19°7’ au

delà du solstice d’hiver par l’effet de la précession 2. On voit que,

si la précision est remarquable par sa coïncidence avec la fixation

historique, elle n’est pas cependant surprenante. Étant donnée la

grandeur du déplacement du solstice par rapport aux étoiles-

repères, l’erreur d’observation qui pourrait fausser nos déductions

astronomiques reste comprise entre des limites qui donnent à

celles-ci une assez bonne garantie. Il en est de même de la petite

variation que pourrait entraîner la fixation du nombre des degrés à

366, 365 ou, comme Laplace et Biot l’ont supposé, à 365, 25.

Tout ce qui peut être légitimement rapporté à Tcheou-Kong

pourrait donc être daté, sans trop d’invraisemblance, du XIe

siècle. Et nombre de documents nous y amènent. Parmi eux, les

1 Traité d’astronomie, 2" édit., t. II, p. 321. 2 Journal des savants, 1840, paginé page 17 dans le tirage à part.

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plus importants sont ceux qui concernent l’histoire de la pensée

scientifique en Chine.

Mais nous pourrions remonter bien plus haut encore, en

confrontant, pour quelques documents, données astronomiques

et données historiques. Ces documents seraient eux aussi

capitaux à l’égard de notre sujet, si nous pouvions les dater avec

quelque peu de sécurité.

Nous n’avons pas à nous arrêter à l’éclipse de soleil

mentionnée dans le chapitre Yn-tching du Chou-King. Elle se

serait produite au commencement du règne de Tshong-Kang. Les

annales, relativement modernes, de l’Empire chinois nous feraient

placer cette date à — 2159. Les calculs de Gaubil, comme ceux

de Cassini et Fréret, sont fondés sur les indications relatives à

l’éclipse (premier jour de la lune d’automne dans le calendrier

Hia, le soleil et la lune se trouvant dans la station Fang, qui n’a

occupé jusqu’en 1800 qu’un intervalle équatorial de 5°2’ à

5°34’’). Et ils ont déterminé une éclipse à la date indiquée, le

premier en — 2155, le deuxième en — 2007. Ce serait une belle

concordance. Malheureusement, d’après ces calculs rectifiés en

tenant compte de l’accélération lunaire, ces deux éclipses

tombent toutes deux en pleine nuit ! D’ailleurs, l’accélération

moyenne de la lune ne peut être calculée qu’en supposant

connues de façon très précise d’anciennes éclipses. Pour des

époques aussi reculées, leur visibilité, en tel ou tel point du globe,

c’est-à-dire le temps vrai, est donc tout à fait sujette à caution.

Plus sérieux sont les beaux travaux de Biot, parus dans le

Journal des Savants, à partir de 1839, et relatifs au Zodiaque

chinois : à la division du ciel stellaire en 28 secteurs.

Quelque jugement qu’on porte sur ses conclusions en

s’appuyant sur des considérations d’ordre philologique ou

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historique, ces travaux doivent être rappelés avec admiration, car

ils témoignent d’une critique astronomique dont il est difficile de

retrouver l’équivalent ailleurs, et dont il ne peut pas ne rien

subsister. Nous aurons à y revenir.

Le système de Biot se ramène à ceci. Il reconstruit au moyen

du calcul le ciel des anciens Chinois, le ciel du temps de Yao. Il

suppose ce temps conforme aux évaluations des annales

chinoises, revues et corrigées par ce que lui apprend la sinologie

contemporaine. Yao était alors considéré comme ayant vécu en —

2357, en gros au XXIVe siècle avant notre ère. Biot reconstitue

donc, à l’aide d’éléments bien postérieurs, l’astronomie chinoise

et la description du ciel à cette époque. Les résultats de sa

reconstruction s’accordent remarquablement avec la tradition

chinoise encore vivante à l’arrivée des missionnaires en Chine.

Les changements qui ont été apportés au calendrier s’expliquent

par la nécessité de maintenir en accord avec les saisons vraies et

les mois lunaires une année solaire évaluée inexactement à 366

jours, les mois lunaires intercalaires n’y pouvant suffire. Ils nous

reportent donc d’eux-mêmes au calendrier primitif. Le solstice

d’hiver, vrai, déterminé au gnomon (l’ombre la plus longue assez

aisée à observer entre deux limites suffisantes) est placé par Yao

à la 11e lune (— 2357). Il y est maintenu par Yu, fondateur de la

dynastie des Hia (— 2192). Tchin-Tang, fondateur de la dynastie

suivante des Chang, le place dans la 12e (— 1766). Wou-Wang, le

premier des Tcheou, le reporte à la 1e (— 1122).

Bref, sous les aspects nouveaux, l’aspect ancien reste visible.

La date de Yao est par là authentiquée, autant qu’elle peut l’être,

comme avait été authentiquée celle de Tcheou-Kong. Des

connaissances astronomiques chinoises avant les grandes

intromissions étrangères connues (époques de Darius,

d’Alexandre, de l’évangélisation chrétienne et des Jésuites), les

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unes devraient donc être situées vers le XIe siècle, d’autres vers

le XXIVe. Et, pour l’objet que nous nous proposons ici, l’adoption

du système de Biot serait bien commode.

Il a été suivi tout récemment par Léopold de Saussure, du

moins en gros et pour la chronologie, car, pour la division

chinoise du ciel, ce savant a une interprétation différente et, à

notre sens, peu plausible.

« La considération de ces palais sidéro-tropiques 1, dit-il,

montre avec évidence que l’astronomie chinoise, dès la plus

haute antiquité, n’en était plus à la phase primitive des

repères sidéraux, mais qu’elle était pleinement entrée dans la

phase savante où l’année tropique est clairement conçue et

repérée au moyen du gnomon, par la détermination du

solstice qui est la base du calendrier chinois.

En observant l’ombre maxima d’un pieu vertical, on obtenait

la date du solstice d’hiver, point de départ de la révolution

dualistique, ce qui permettait de numéroter les jours de cette

révolution (évaluée théoriquement à 366 jours, mais rectifiée

par l’observation continuelle du solstice).

Si, par exemple, le lieu sidéral de la pleine lune était ensuite

observé au n jour dans telle division, on en déduisait qu’à ce

moment le soleil se trouvait dans la division diamétralement

opposée. On connaissait donc fort bien le lieu sidéral du soleil,

ou plutôt l’ascension droite du soleil, car, le système étant basé

sur le pôle et le méridien, les sieou étaient les fuseaux horaires

divisant le ciel à la manière des tranches d’une orange.

Ce procédé était fort précis, car, nous l’avons vu, le moment

du plein de la lune était indiqué par la comparaison du

1 Revue générale des Sciences, 30 décembre 1921, n° 24, p. 735 ; le Système astronomique des Chinois. Cf. notre chapitre suivant, sur l’exposé du contenu de la

science chinoise antique, pour la signification desdits palais, de la révolution dualistique

et des Sieou dont la citation fait plus loin état.

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coucher du soleil et du lever de la lune. On peut donc tenir

pour certain que le système des palais sidéraux,

traditionnellement conservé en dépit de la précession des

équinoxes, date de l’époque où les phases cardinales de

l’année tropique se trouvaient dans les divisions cardinales

Hin, Mao, Sing, Ho, c’est-à-dire aux environs du XXVe siècle

avant notre ère, précisément à l’époque où la tradition place

le règne (plus ou moins légendaire) des empereurs

astronomes. Par un hasard providentiel, le seul document

original qui ait été conservé de cette époque est un fragment

de calendrier, indiquant pour chaque saison, l’astérisme

cardinal culminant dans la soirée et qui formule la quadrature

magique du système astronomique et calendérique :

Le jour moyen (équinoxe) et l’astérisme Niao (=Sing) servent

à déterminer le milieu du printemps.

Le jour maximum (solstice) et l’astérisme Ho servent à

déterminer le milieu de l’été.

La nuit moyenne (équinoxe) et l’astérisme Hiu servent à

déterminer le milieu de l’automne.

La nuit maxima (solstice) et l’astérisme Mao servent à

déterminer le milieu de l’hiver.

L’année a trois cent soixante-six jours. Au moyen du mois

intercalaire, on règle les quatre saisons 1.

Qu’avons-nous donc à reprendre à des déductions qui,

astronomiquement, paraissent si bien établies ? Et pourquoi la

critique philologique et historique n’en peut-elle accepter les

conclusions ?

En réaction fondée contre la tendance évidente des

commentateurs indigènes, chez tous les peuples, à se créer une

ancienneté fantastique (l’histoire littéraire de la France des

1 LÉOPOLD DE SAUSSURE, Le Système cosmologique des Chinois (Rev. gén. des

Sciences, 30 décembre 1921, p. 732).

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La science chinoise

18

Bénédictins de Saint-Maur ne fait-elle pas remonter les Capétiens

à Priam ?), elle a suivi, depuis le dernier siècle, une mode tout à

fait opposée. Elle a rapproché de nous, autant qu’il est possible,

les dates anciennes. N’a-t-elle pas parfois, comme toute mode,

dépassé en sens contraire la mesure ?

Voici le thème d’où procèdent les variantes assez nombreuses

de cette critique.

L’histoire de la Chine ancienne a été continuellement faussée

par les lettrés lorsqu’ils commentaient les documents rares (nous

savons pourquoi) qui en venaient. Les copies ont été

continuellement altérées, et les originaux ont disparu ou sont

antidatés. Ces falsifications ne sont pas toujours, ne sont même

pas, en général, conscientes. Il y a eu, en Chine, un effort

constant pour rationaliser les légendes ou les dits anciens (à peu

près comme la critique européenne de l’époque des lumières,

dans notre XVIIIe siècle.) Cette rationalisation était explicative.

On en voit tout de suite les effets dans le domaine qui nous

occupe. On a voulu donner un sens à des lambeaux légendaires

devenus incompréhensibles. On a cherché à éclairer ce qui

déconcertait à la lumière de connaissances acquises longtemps

après et de traditions bien postérieures. Il n’était pas difficile,

lorsqu’on connut la précession des équinoxes, de reconstituer en

gros l’époque des solstices dans les deux ou trois millénaires qui

précédaient et par là de donner un sens, comme l’ont fait ensuite

avec plus de précision Biot et L. de Saussure, à des lambeaux

devenus inintelligibles d’un lointain folklore. A un siècle près, rien

n’était plus facile, par rapport au repérage stellaire ou au

calendrier. Le physicien et astronome Biot, l’historien et sinologue

de Saussure n’auraient donc fait que retrouver, par des calculs

précis, ce que des faussaires plus ou moins inconscients avaient

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La science chinoise

19

interpolé dans la copie de fragments anciens, plus exactement les

commentaires auxquels leur propre science aurait abouti pour

situer l’histoire légendaire.

Nous savons, en effet, que la précession des équinoxes,

découverte de façon précise par Aristarque au — IIIe siècle, a été

connue des Chinois au Ier ou IIe siècle de notre ère — pas avant —

et que, jusqu’au VIIIe siècle, elle a suscité des discussions sans

fin entre lettrés-astronomes. On n’a pas pu ne pas chercher, chez

des traditionalistes, amateurs d’annales et de chronologie,

comme l’étaient les lettrés de la Chine, à illustrer les annales

légendaires par des applications, si faciles en gros, du thème à

l’ordre du jour, et à ce point suggestif.

En partant de l’idée du remaniement presque constant des

textes anciens et de l’intercalation des commentaires, on a cru

pouvoir établir à peu près que les identifications qui ont servi de

base à Biot et à L. de Saussure, et à tant d’autres, sont surtout

l’œuvre du bonze astronome Yi-hang qui vivait au début du VIIIe

siècle de notre ère. Il reconstitua le ciel à la date que les annales

assignaient au fondateur légendaire de l’astronomie, à Yao, au

XXIVe siècle.

La critique historique, d’autre part, ne fait vraiment

commencer l’histoire de la Chine qu’avec les Tcheou. Elle place le

commencement de leur dynastie au IXe siècle au plus tôt. Yao,

Yu, sont des personnages légendaires ; semi-légende tout ce qui

a trait aux Hia et aux Chang ou Yin. En tout cas, les premiers

événements contrôlables, ceux qui, peut-être, ont sous-tendu les

légendes ou les ont plus tard rationalisées, car il n’y a pas de

fumée sans feu, ne peuvent guère se placer plus haut que le XIe

siècle, voire le Xe siècle, sous les derniers Yin.

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

20

« Tout ce que les historiens chinois nous racontent des

origines de l’empire, des premiers empereurs et des

premières dynasties n’est qu’une interprétation

éphémérique et pseudo-historique, par des lettrés peu

critiques, des vieilles légendes religieuses, et n’a aucune

valeur historique 1.

On en devrait dire autant de tout ce qui se présente à nous

comme documents, sur les origines de la science chinoise.

La critique des documents écrits ne nous permet de remonter,

en ce domaine aussi, tout au plus qu’au IXe siècle. Le Chou King,

le recueil de textes en prose qu’invoquent Biot et L. de Saussure,

et qui est unanimement reconnu comme contenant les plus vieux

documents historiques de la Chine, n’a pu être composé qu’entre

le IXe et le VIe siècle. « La moitié de cet ouvrage, tel que le

donnent les éditions actuelles, est seule authentique ; le reste,

qui dérive de ce qu’on appelle le texte en caractères anciens,

kou-wen (c’est le old text de Legge), avec tout le commentaire

mis sous le nom de K’ong Ngan-Kouo (un écrivain qui vécut

réellement, au IIe siècle avant J.-C.) est un faux de la seconde

moitié du IIe siècle après Jésus-Christ. »

Le Che King, qui donne pour notre sujet quelques indications

de recoupement, est un recueil de poèmes de la même époque.

Le Tch’ouen ts’ieou, le Tso-tchouan, commentaire du premier

et histoire de la Chine de 722 à 450, et le Tcheou-Li, sont des

recueils administratifs du IVe siècle avant Jésus-Christ, « mais

ayant subi divers remaniements et interpolations au temps des

1 H. MASPERO, La Chine antique, t. IV de l’Histoire du Monde, dirigée par E. CAVAIGNAC, p. 35.

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

21

Han 1 ».

Le Tcheou-Pei, qui est, pour nous, d’importance, puisqu’il

contient les documents relatifs au théorème de Pythagore, est un

recueil uniquement scientifique qui remonte à l’époque des Han.

Biot ajoute « au moins ». La première partie paraît bien être la

copie d’un original plus ancien.

Le Li-Ki, le Yi-Li, le Yi-King (IVe-Ier siècle), recueil de traités sur

les rites, nous donnent encore des renseignements précieux,

mais déjà bien tardifs pour notre objet.

En résumé, les textes que nous possédons peuvent remonter

au plus haut pour le Chou-King au début de la dynastie des

Tcheou (IXe siècle), et, pour les autres, du IVe siècle au 1er avant

Jésus-Christ.

Si l’on datait les connaissances scientifiques des exposés écrits

qui nous en sont parvenus, il n’y aurait donc pas lieu de nous

reporter au delà du début de la période vraiment historique de la

dynastie des Tcheou, et il y aurait encore pour tout ce que nous

ne trouvons pas dans le Chou-King un beau point d’interrogation.

Il faut reconnaître cependant avec H. Maspero que, « lorsque les

Chinois apparaissent pour la première fois vers le XIe siècle ou le Xe

siècle avant notre ère sous les derniers rois de la dynastie Yin, ils

étaient déjà en possession d’une culture assez avancée 2 ». Cette

culture les élevait au-dessus de leurs voisins, qu’ils pouvaient

appeler, à peu près au sens actuel du terme, des barbares.

Des poteries chinoises ont pu être datées approximativement

par Arne 3, de 3000 avant Jésus-Christ. Elles appartiennent à la fin

1 H. MASPERO, La Chine antique, p. 12. 2 H. MASPERO, La Chine antique, p. 37. H. Maspero se rallie surtout, au point de vue

des connaissances scientifiques, à la plus basse chronologie. 3 Painted Stone Age Potery, etc., Pékin, 1925. Cf. ANDERSON, An early Chinese

Culture, Pékin, 1923.

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La science chinoise

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d’une civilisation néolithique, où l’on commence à utiliser le bronze.

Elles ressemblent à celles de certaines stations de l’Asie orientale

(Perse, Suse, Caucase et Turkestan). Bien que la civilisation

chinoise ait tourné le dos à la civilisation méditerranéenne, elle a

eu, avec celle-ci et avec le Moyen-Orient, des relations dès les

temps préhistoriques ou proto-historiques. Elle semble s’éveiller à

la même époque et peut-être sous leur influence.

Enfin la dynastie des Yin commence à entrer dans l’histoire.

Ses origines nous font remonter peut-être jusqu’au XVe siècle : ce

qui donnerait vraisemblance à des événements historiques

antérieurs, sous-tendant les légendes du temps de Yao, car cette

dynastie nous montre une civilisation déjà évoluée.

Des fragments d’écaille de tortue portant des inscriptions ont

été découverts en 1899, avec des objets de bronze, d’ivoire, de

jade, de corne de rhinocéros et des débris céramiques. Ils sont au

plus tard de la deuxième moitié du XIIe ou de la première moitié

du XIe siècle. Ils mentionnent plus de la moitié des rois de la

dynastie Yin, à l’exception des deux derniers, auxquels ils sont

donc antérieurs. L’écriture (prototype de l’écriture actuelle, série

d’idéogrammes dont un grand nombre sont devenus, comme en

Égypte, des phonogrammes) était donc employée à cette époque.

Le calendrier devait être vraisemblablement institué, lui aussi, et

fixé par l’écriture. Pourquoi n’aurait-il pas reposé sur les bases

qui ont été conservées depuis, sous réserves de certaines

modifications ultérieures ?

Dans un pays aussi traditionaliste que la Chine, le contraire

serait plutôt étonnant. Nous en avons un bel exemple à propos

du calendrier lui-même.

Nous savons, d’après l’astronomie des Han occidentaux, que

l’empereur Thsin-chi-hoang aurait fait subir, vers — 223, au

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La science chinoise

23

calendrier, une mutation qui aurait reporté le solstice d’hiver vrai à

la 2e lune, c’est-à-dire qui aurait reculé l’origine de numération des

lunes d’une nouvelle période d’un douzième d’année. Or, cette

mutation aurait été, d’après ce qui nous en est dit, la quatrième,

depuis le calendrier des Hia. La 1re lune devenait celle qui, dans ce

calendrier, était numérotée la 10e. Ainsi le calendrier, depuis son

origine, aurait été par quatre fois remis en nouvelle concordance

avec les saisons vraies. Mais, dès l’an 138 de notre ère, les Han

reprennent le calendrier des Hia, le plus ancien, et ramènent

l’origine de l’année civile à la 1re lune de ce calendrier, sans tenir

compte de ce que nous pourrions appeler dans notre calendrier

moderne l’année vraie, autrement dit l’année luni-solaire, fondée

sur un moyen perpétuel de maintenir l’accord entre les divisions

lunaires et solaires du temps. C’est par l’observation réitérée du

solstice hivernal qu’on rétablit dès lors cet accord, en intercalant,

de temps à autre, sans règle fixe, des lunes hors compte. Tel est

l’empire de la tradition sur la Chine. D’ailleurs, le moyen est d’une

admirable commodité et d’une très pratique simplicité. Le gnomon

et l’observation des lunes nouvelles y suffisent.

Mais alors l’époque à laquelle nous fait remonter

astronomiquement le calendrier Hia prend par lui-même une

certaine valeur historique, et l’éveil de la civilisation scientifique en

Chine pourrait bien coïncider, en gros, avec celui de la Chaldée et

de l’Égypte. Le milieu du troisième millénaire ne nous paraît plus

une date extravagante. Il faut nous rappeler encore une fois que,

si la Chine a toujours regardé le Pacifique, elle a eu néanmoins, et

fort anciennement, quelques relations avec le reste de l’Asie. Le

contraire serait invraisemblable, étant données les grandes

migrations de ces temps, et l’extension, de proche en proche, des

relations commerciales dès le quatrième millénaire. D’ailleurs, la

civilisation du Pacifique n’a-t-elle pas été en relation avec la

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La science chinoise

24

civilisation méditerranéenne ? Aux points d’interrogation que

posent certaines analogies on ne peut, on ne doit pas plus

répondre en un sens qu’en l’autre. Origines communes très

anciennes inconnues, influences plus ou moins directes ou

médiates ? On ne sait. Mais certains rapports avec la Chaldée dans

le domaine astronomique sont, nous l’avons vu, bien difficilement

contestables. Dès le troisième millénaire, avant les temps

présumés de Yao, il y aurait eu, peut-on vraisemblablement

conclure, une culture scientifique.

En présence de telles discussions sur les dates, il est bien

difficile de se décider. La manière haute de Biot et de L. de

Saussure, si on en atténue la précision que le second surtout lui a

donnée, peut encore être défendue. Rien ne prouve que le

calendrier et les bases du système astronomique dont nous allons

exposer les grands traits ne remontent pas au XXIVe-XXVe siècle

avant notre ère.

Et, même si nous adoptons la chronologie basse, ils sont

antérieurs au Ve siècle, à Confucius, car ils sont devenus, à cette

époque, traditionnels. Si nous songeons que la littérature hindoue

relative au triangle rectangle peut remonter au VIIIe siècle et ne fait

que nous transmettre une tradition déjà bien établie, il n’y a aucune

raison pour ne pas dater des Tcheou, du IXe-VIIIe siècle (dans la

chronologie basse), ce que la tradition chinoise nous en rapporte. Il

n’y a pas de raison non plus pour faire descendre plus bas les

connaissances astronomiques élémentaires, bases du calendrier, de

la mesure des temps et de la division stellaire du ciel.

Nous pouvons admettre, en tout cas, que les connaissances

dont nous allons parler sont antérieures au VIe siècle, qu’en gros

elles ont formé l’acquis du dernier millénaire. Même si certaines

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La science chinoise

25

d’entre elles n’ont été précisées qu’au IVe siècle, par exemple,

elles n’ont pas rompu avec la tradition antérieure de ces

traditionalistes forcenés. Elles s’y sont insérées pour les

compléter. L’astronomie chaldéenne de la basse époque nous a

paru achever l’orientation poursuivie par la science antérieure, et

par là servir à caractériser celle-ci. Ce qu’elle y a ajouté sous les

influences grecques, — encore que dans les parties que nous

avons envisagées son esprit s’en différencie complètement et

continue au contraire directement l’ancien, — elle l’a fondu dans

le cadre antérieur. Par là elle en fait saillir les arêtes. N’en est-il

pas de même de ce que nous ne trouvons que dans les Tcheou-Li

du IVe siècle ? Rien n’indique que ce soit une innovation, une

révolution de ce siècle, sous les influences lointaines des

conquêtes de Darius ou d’Alexandre. Certains termes, au

contraire, nous reportent directement aux parties les plus

anciennes du Chou-King.

L’histoire ne se fait qu’avec la critique. Mais elle doit se défier

autant de l’hypercritique que de la candeur. Ce qui nous est

donné et se présente bien comme une tradition enferme des

éléments traditionnels. En Chine, plus qu’ailleurs. Et quand on

songe à l’empire de la tradition, dans le domaine de la

connaissance, sur tout ce qui est antérieur à l’Hellade, ce « plus

qu’ailleurs » prend quelque force. Le vrai bon sens, qui est le

sens critique, nous persuade qu’en présence d’une civilisation

aussi haute et aussi concentrée sur elle-même que celle de la

Chine à partir de Confucius et de Lao-Tseu, à partir du VIe ou du

Ve siècle, nous ne devrions nous étonner ni de ses racines

indigènes, ni de la profondeur de ces racines.

@

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La science chinoise

26

CHAPITRE II

L’ASTRONOMIE CHINOISE

1

Les fondements

@

Dans le Yao-Tien, une des parties les plus incontestablement

anciennes du Chou-King, nous trouvons déjà la mention de

quatre étoiles qui ont pu être identifiées, — à peu près

certainement pour trois d’entre elles, ce qui entraîne présomption

pour la quatrième, — avec les étoiles déterminatrices des sieou

cardinaux.

Nous y trouvons, entre autres, mentionnées deux

constellations qui correspondent à nos Pléiades et au Verseau.

Dans le Che-King, deux autres, le Bouvier et la Tisseuse. Ces

constellations, qui se rattachent au système des sieou,

apparaissent, nous l’avons vu à propos du Verseau, dans les

traditions rapportées soit au temps des Yao, soit au temps de

Tcheou-Kong.

Ce système se trouve exposé en entier dans le Tso-tchouan et

le Tcheou-Li (IVe siècle). Il a suscité depuis Biot tant de

polémiques qu’il n’est pas très commode d’y voir clair. Il faut

d’abord établir ce qu’il signifie, et ensuite son origine : chinoise,

hindoue, pârsi, ou dérivée par ces peuples d’une source

commune antérieure.

Essentiellement les sieou sont des divisions du ciel, des

segments de la sphère céleste, désignés chacun par une étoile

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

27

caractéristique. Ils évoquent immédiatement l’idée de nos signes

zodiacaux, mais ils en diffèrent par tous leurs caractères. En

Chine, ils sont utilisés d’une façon purement scientifique pour les

besoins du repérage astronomique et de la mesure des temps. Ils

ont en même temps un emploi astrologique et surtout religieux.

Chez les Hindous qui les appellent les nakshatra et les Arabes qui

s’en servent comme les Hindous, sous le nom de manâzil, leur

emploi n’est qu’astrologique. L’astrologie médiévale et moderne

les a conservés tels quels.

En ce qui concerne les Parsis, nous ne savons rien d’autre que

l’existence chez eux de ce système, avec le nombre et le nom des

divisions (2e chapitre du Bundechesch dans le Zend-avesta).

Chez les Hindous et les Arabes, il ne peut y avoir grande

discussion sur leur signification. Ils constituent un zodiaque

lunaire formé de 28 signes, les mansions, stations, maisons ou

palais lunaires, dans lesquelles habite (c’est le sens du terme

arabe), se repose (c’est l’étymologie du mot sieou), la lune le

long de sa révolution mensuelle : zodiaque, car dans l’astronomie

hindoue comme dans l’astronomie arabe ces signes sont

rapportés à l’écliptique. Chez les Hindous, toutefois, leur

signification peut être aussi bien luni-solaire que lunaire, dans

l’usage astronomique ancien, puisqu’ils correspondent

originairement aux arcs d’écliptique occupés par le soleil durant

chaque révolution synodique successive de la lune. Les Hindous

ne leur ont donné aucun nom qui rappelle soit la lune, soit l’idée

d’un habitat, d’une station, d’une mansion.

Laissant de côté pour le moment toute recherche pour préciser

la signification hindoue et ses rapports avec d’autres

significations, partant l’obscure question de l’origine du système,

occupons-nous d’abord de déterminer ce qu’il a bien pu être en

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

28

lui-même dans l’ancienne Chine. La question est déjà bien assez

obscure et controversée.

Des principales de ces controverses, nous empruntons le

résumé à de Saussure, sous les réserves que son dire d’une

prétendue ignorance des palais célestes par Biot est faux, et que

celui-ci a bien raison, croyons-nous, de nier que les sieou aient

été, à l’origine, chez les Chinois, un zodiaque lunaire 1 :

« En premier lieu, le sujet requiert une double compétence,

sinologique et astronomique ; d’autre part, certains auteurs,

qui connaissaient l’astronomie, se faisaient l’idée la plus

erronée des origines de cette science. Enfin, la plupart ont

exposé des vues personnelles et irréfléchies sans prendre

connaissance des travaux antérieurs.

Au XVIIIe siècle, le missionnaire Gaubil, S. J., qui lisait

couramment le chinois, se donna beaucoup de peine pour

renseigner les savants européens sur la science chinoise,

notamment sur les progrès de la technique depuis le début de

notre ère. Mais son esprit était confus et ses travaux ne sont

utilisables que par une lecture attentive. Il a bien vu le

caractère équatorial de l’astronomie chinoise, mais,

probablement à cause des « superstitions » qui y sont

attachées, il n’a tenu aucun compte des cinq palais célestes,

ce qui l’a empêché de comprendre l’ensemble du système.

Le chronologiste allemand Ideler (1839), faute d’avoir lu

Gaubil attentivement, a prêté à l’astronomie chinoise un

caractère écliptique. J.-B. Biot rectifia cette erreur dans le

Journal des Savants (1840). Mais, renseigné uniquement par

Gaubil, il ignora les palais célestes et contesta que les sieou

fussent un zodiaque lunaire.

1 L. DE SAUSSURE, Le système cosmologique des Chinois (Revue générale des

Sciences, 30 décembre 1921, p. 734-35).

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La science chinoise

29

« Le missionnaire anglais J. Chalmers, bon sinologue et

astronome, ne soupçonna pas le caractère équatorial de la

méthode chinoise et répandit les vues les plus erronées dans

un mémoire inséré dans les Prolégomènes du Chou-king de

l’illustre Legge. Ensuite, Legge lui-même, Medhurst, Russel

(quoique professeur d’astronomie à Pékin) mirent le comble

aux méprises précédentes en interprétant le texte du Yao-tien

comme provenant d’une astronomie très primitive où l’on

cherchait à déterminer les équinoxes et solstices, d’après les

étoiles culminant à la tombée de la nuit. Ils ignoraient donc le

fait essentiel déjà mis en lumière par Gaubil et Biot, et sur

lequel du Ier au VIIIe siècle de notre ère, roula toute la

discussion chinoise de la loi de précession des équinoxes, à

savoir que les quatre étoiles du Yao-tien sont précisément les

étoiles centrales des quatre palais équatoriaux et qu’elles

délimitent les quatre sieou cardinaux contenant les équinoxes

et solstices du XXVe siècle avant notre ère. Ces auteurs

cherchaient donc à faire concorder ces quatre positions

équidistantes avec les heures inégales du crépuscule ! Ils

arrivaient naturellement à des résultats incohérents qu’ils

attribuaient à la grossièreté de ces observations primitives.

Ces vues confuses, auxquelles s’ajoutèrent celles du sinologue

hollandais Schlegel, qui, dans son uranographie, prétendait

faire remonter les observations chinoises à 20 000 ans avant

notre ère, jetèrent une telle incertitude sur les origines de

l’astronomie chinoise que l’éminent sinologue E. Chavannes,

dans sa traduction des Mémoires historiques de Se-Ma ts’ien,

qui embrassent toute l’histoire chinoise depuis les origines

jusqu’au IIe siècle avant notre ère, a porté des jugements très

erronés sur la valeur des testes astronomiques ; il ne s’est

pas rendu compte que l’astronomie chinoise, vu l’absence

d’autres documents originels, est le critérium le plus certain

du développement atteint par la civilisation antique.

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La science chinoise

30

Les travaux qui, sous réserves évidemment, nous paraissent

les plus solides, les plus exhaustifs, sur l’astronomie chinoise en

particulier, et sur la science chinoise en général, pour la période

antérieure aux influences helléniques, sont ceux de Biot, à partir

de 1837. Léopold de Saussure les a utilisés et retouchés, — sans

grand bonheur, — au commencement de ce siècle. Ce sont eux

que nous allons suivre de plus près, en indiquant les plus

importants de nos doutes. Encore une fois, il est impossible, dans

toutes les recherches sur la science pré-hellénique, de ne pas

poser constamment des points d’interrogation.

Le premier et le plus gros de tous ceux à quoi nous obligent

Biot et de Saussure, — ici d’accord, — c’est naturellement à

propos de la chronologie. Rappelons-le : il se pourrait fort bien

que le XXVe ou le XXIVe siècle dussent être descendus, les

extrapolations nécessaires ayant été faites lorsqu’on connut en

Chine la précession. Mais ces dates marqueraient aussi bien le

souvenir d’observations très anciennes, si naturelles et si faciles

qu’elles étaient courantes chez les Chaldéens du 3e millénaire.

N’en relève-t-on pas, pour ainsi parler, les traces dans les

civilisations préhistoriques du Pacifique et dans la région chinoise

notamment : le pieu planté en terre, de toute évidence un

gnomon, surmonté de la roue qui apparaît ainsi pour la première

fois comme invention d’ordre religieux ? Quoi qu’il en soit, le Yao-

tien, l’une des parties du Chou-King qu’on date, même chez les

partisans de la plus basse chronologie, des IXe-VIIIe siècles, et

qu’on ne daterait jamais en tout cas, plus tard que du VIe, nous

cite déjà trois étoiles déterminatrices des quatre palais

équatoriaux ; quant à la quatrième, elle ne peut guère être

identifiée autrement.

Le point d’interrogation subsiste en ce qui concerne la date

précise. Mais, à côté des concordances et des vraisemblances,

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La science chinoise

31

nous pouvons tout au moins retenir tout ce qui, dans l’astronomie

chinoise, a un caractère primitif ou une allure originale.

Or le caractère original de l’astronomie chinoise, c’est de

rapporter tout repérage non à l’écliptique, mais à l’équateur. Ce

caractère équatorial est vraisemblablement très primitif.

L’écliptique, lieu des mouvements planétaires (au sens antique du

mot, la lune et le soleil étant considérés comme des planètes),

lieu des éclipses, est plus complexe et plus difficile à déceler que

le mouvement général du ciel et que l’équateur céleste.

Dans l’imagerie chinoise, très primitive, quels que soient les

documents où nous la trouvons, le ciel est un dais (une tente), un

toit supporté par des piliers (des montagnes) qui reposent sur les

confins terrestres. Il tourne autour de son centre, le pôle. Un des

piliers s’étant affaissé, il s’est incliné de ce côté, et c’est la raison

de l’obliquité du pôle par rapport au nadir et à l’équateur. Le

cercle équatorial avec l’horizon, voilà les deux grands repères

primitifs de toute observation du ciel. Et, comme l’horizon est un

repère bien trop complexe pour y rapporter les mouvements des

astres qui sont de la plus primitive observation, l’équateur céleste

s’impose pour les mouvements du ciel centrés sur le pôle. Il nous

semble bien, en tout cas, que nous avons là un moment de la

connaissance, de la science des choses célestes, tout à fait

primitif : aussi instinctif que celui qui, dans toutes les

astronomies pré-coperniciennes, fait tourner le ciel et les astres

autour de la terre. La construction de l’écliptique, sa commodité

comme repérage, sont d’un second moment, comme la

construction des Pythagoriciens de la seconde période et le

système d’Héraclide de Pont, comme la construction d’Aristarque

et de Copernic sont d’autres moments des progrès scientifiques.

Elles apportent, une fois conçues, des commodités nouvelles.

Mais, pour les concevoir, c’était une complication, une très

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

32

grande complication apportée aux apparences grossières des

premières approximations de la connaissance.

Ce moment primitif est déjà pourtant une conception d’une

harmonie rationnelle, une construction logique, à l’égard de

l’enfantine contemplation qui, dans cette multitude de points

brillants et mobiles, ne sait où trouver un principe d’ordre. La

science, là encore, commence avec l’ordre et la logique, avec une

organisation rationnelle qui rend compte des apparences, de

celles du moins qui se démêlent les premières dans ce qui n’a

laissé d’abord entrevoir qu’un admirable et parfois terrifiant

chaos.

L’imagination chinoise a donc fait comme toutes les autres.

Elle s’est coulée dans un cadre ordonné. Et, pour longtemps, elle

a fixé un ordre très simple, trop simple, à quoi l’indéniable

inclination conservatrice de l’intelligence chinoise s’est efforcée de

se tenir, tout en y incorporant d’une façon sans cesse plus

embarrassée les remarques, les découvertes nouvelles, ou les

apports des remarques étrangères.

Toutes les divisions célestes — car l’astronomie, pour logifier

son objet, doit classer, repérer, partant diviser d’une façon

commode — vont donc se centrer sur le pôle et l’équateur du

monde. Les fixes, les étoiles, qui, par leur fixité, imposent les

premiers repères naturels, vont être les moyens de la division et

de la classification. Et, tandis qu’ailleurs on les met en une

harmonie plus complexe, mais, par ses conséquences et ses

commodités, plus logique, plus rationnelle avec les mouvements

des astres qui ne suivent pas la loi simpliste du mouvement des

fixes, et d’abord avec le soleil et la lune, ces moyens resteront ici,

même quand les astres errants centreront de plus en plus

l’attention, les moyens fondamentaux de la science.

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

33

Là, selon nous, est l’intérêt de la primitive science chinoise.

Une science qui répugne plus que les autres (car toute œuvre

humaine y répugne toujours) à bouleverser les vieux cadres. Mais

une science qui, déjà, cherche et obtient une image ordonnée des

choses, une représentation logique de l’univers. Toute l’histoire

des sciences, au fond, n’est qu’une substitution des

représentations logiques de l’univers les unes aux autres.

Représentations toujours plus complexes, parce qu’on y fait à

chaque pas entrer du nouveau, mais qui, en intégrant cette

complexité, veulent rester toujours aussi logiques. Si bien que la

suivante, comparée à la précédente, paraît, étant donné l’apport

nouveau, plus logique. Nous avons avec l’astronomie équatoriale

de la Chine un des moments les plus anciens, sinon dans le

temps (nous ne le pouvons fixer, et les documents sont tous

tardifs), du moins en esprit, de la science humaine.

Il ne faut d’ailleurs pas exagérer cette manière de conclure, ni

en abuser. Il y a de telles contingences dans la marche de la

pensée scientifique et de telles interférences, de tels heurts, sans

parler des points de rebroussement ; les origines surtout sont si

diverses, dans les milieux religieux, mythique et magique, dans

les techniques où on les devine plus qu’on n’en trouve

précisément la filiation, qu’il est impossible de dire avec certitude

qu’un moment y est plus archaïque qu’un autre. A la vérité,

l’expression, et surtout l’expression comparative, n’a, nulle part,

grand sens. Il en faut prendre notre parti. Ce que nous venons de

dire n’est donc qu’une hypothèse. Elle est autorisée d’abord par le

conservatisme chinois ; — le conservatisme est partout dans

l’histoire reculée, mais il est tout de même peut-être plus entier

et descend plus bas en Chine qu’ailleurs. Elle est autorisée

ensuite par cette originalité si incommode et à peu près unique

du caractère équatorial de l’astronomie chinoise. L’observation

Page 34: Abel Rey La science chinoise

La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

34

doit, en effet, déceler plus immédiatement l’équateur que

l’écliptique et même les confondre grossièrement au début, dès

qu’on a remarqué le mouvement circulaire du ciel autour du pôle,

et ce dut être une des premières remarques de la contemplation

nocturne.

En quoi consiste cette astronomie équatoriale ? Les travaux de

Biot, ici, sont presque définitifs, si l’on met des points

d’interrogation à ses dates, parfois très éloignées, et si l’on

admet, — en gros c’est vraisemblable, — que dans ses grandes

lignes le système tel que nous allons le décrire était à peu près

établi dès les IXe-VIIIe siècles avec le Tcheou. Nous faisons ces

réserves une fois pour toutes et n’y reviendrons pas à chacun des

textes cités par Biot, sauf pour quelques-uns qu’on ne peut dater

avec certitude que beaucoup plus bas, et pas avant le IVe siècle.

De la cosmographie chinoise la plus ancienne que nous puissions

atteindre, Biot nous dit :

« Ce système, sans doute très imparfaitement réalisé par les

instruments qu’on pouvait avoir alors, est exactement pareil à

celui que nous suivons aujourd’hui. Les Chinois ont

constamment et uniquement employé pour éléments

astronomiques les distances polaires observées des astres, et

l’instant, aussi observé, de leur passage au méridien. Les

distances polaires du soleil se déterminaient au moyen du

gnomon à style 1.

Biot est revenu lui-même sur cette dernière restriction ; il

croyait que les Chinois n’avaient connu le gnomon à plaque,

percée d’un trou qui remplace la pointe du style, et qui est

beaucoup plus précis, qu’au XIIIe siècle de notre ère. Mais dans le

1 BIOT, Journal des Savants : Recherches sur l’ancienne astronomie chinoise, publiées à l’occasion d’un Mémoire de M. Ludwig IDELER, lu à l’Académie de Berlin, le 16 février

1837, premier article.

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

35

Tcheou-Pei, recueil célèbre par la place d’honneur qu’il donne,

dans sa première partie, au triangle rectangle de côtés 3, 4 et 5,

et sur lequel nous aurons à insister au chapitre prochain, nous

voyons la description du gnomon à trou. Cette description, il est

vrai, se trouve dans la deuxième partie du recueil, de beaucoup la

plus récente, au moins comme inspiration. Le texte remonte à

l’époque des Han. Mais la première partie est de source plus

ancienne. On peut l’attribuer, avec Biot, à l’époque des Tcheou,

contemporaine de la première mention des triangles rectangles à

carrés parfaits chez les Hindous. « Prenez un bambou, percez-y

un trou d’un tsun (1/10 de pied), à la longueur de 8 pieds ;

cherchez l’ombre, et observez-la : le trou couvre le soleil, et le

soleil correspond à l’ouverture du trou. »

Il fallut un plus grand souci de précision pour substituer au

gnomon à style le gnomon à trou. L’observation de la tache

lumineuse détermine bien plus nettement la longueur cherchée

que l’extrémité de l’ombre du style. Elle dispense de corriger

cette longueur d’un demi-diamètre solaire. Il fallut encore avoir

remarqué cette cause d’erreur. On attribuait ce souci et cette

remarque, avec l’invention de l’appareil qui en résulte, aux

astronomes persans admis « à la cour de l’empereur Koblay, car

les Arabes paraissent l’avoir inventé à cette époque ». Les

observations solsticiales de Ko-cheou-King l’auraient alors utilisé

pour la première fois (XIIIe siècle). Il paraît hors de doute que

l’utilisation en est plus ancienne. Elle existait certainement en

tout cas à l’époque de la rédaction de la deuxième partie du

Tcheou-Pei, dont le titre signifierait lui-même signal ou style dans

la circonférence, et qui est, par suite, consacré au gnomon :

Page 36: Abel Rey La science chinoise

La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

36

« L’ombre méridienne du signal (ou perche de bambou), est-il

dit encore dans notre texte 1, a pour longueur 16 000 parties

au solstice d’été et 132 000 au solstice d’hiver...

« Le Tcheou-Pei est long de 8 pieds. Au jour du solstice d’été,

l’ombre est longue de 1 pied 6 dixièmes.

Nous avons ainsi, suivant Biot, « les longueurs absolues des

ombres solsticiales ». Ajoutons qu’à la même latitude les ombres

équinoxiales sont de 6 pieds (ou 60 000 parties). Le gnomon

forme avec son ombre les côtés de l’angle droit, du triangle

rectangle (3,4,5) x 2. Lorsque Ko-cheou-King, pour plus de

précision, construisit un gnomon, beaucoup plus grand, il le

choisit de 40 pieds, ce qui donnait aux équinoxes le triangle

(3,4,5) x 10.

Il y a, entre parenthèse, dans cette obsession du triangle

(3,4,5), une ouverture manifeste sur l’origine du théorème de

Pythagore et ses attaches, comme nous l’avons toujours supposé,

avec l’astronomie, l’astrologie, et sans doute la religion et la

magie. Aucun texte, aucun fait, ne nous permettent

malheureusement d’expliciter davantage.

Le gnomon suffisait à mesurer les distances polaires du soleil,

à constituer, au sens chinois du mot, à cette époque, toute

l’astronomie solaire.

Arrivons maintenant à l’astronomie stellaire. Il s’agit toujours

de la rapporter à l’équateur et au pôle 2.

1 Les deux textes entre guillemets qui précèdent, comme celui-ci, sont empruntés à la traduction du Tcheou-Pei, par le fils de Biot, Édouard, et reproduits par son père dans le

deuxième des articles du Journal des Savants, cité ci-dessus. 2 BIOT, op. cit., 2e article, page 28. Les passages cités ici nous semblent un modèle de reconstitution critique et scientifique. Pour la traduction et la classification

chronologique des textes (classification qui, seule, a vieilli), Biot s’adressait aux

meilleurs sinologues de son temps, en particulier à M. Stanislas Julien. Comme savant, il ne le cédait à aucun ; il avait donc, pour s’occuper de ces questions, la multiple

compétence que réclame de Saussure. Il l’avait bien plus que de Saussure lui-même ;

c’est pourquoi, bien que son œuvre date (1837-1860), nous la citons amplement ;

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La science chinoise

37

Pour mesurer les distances polaires des étoiles, il fallait que

les Chinois eussent aussi, comme nous, des cercles divisés,

placés dans le plan du méridien et munis d’alidades mobiles.

On voit, en effet, dans l’astronomie des Han, que, vers l’an

104 avant l’ère chrétienne, il y avait de tels cercles, faits en

métal et non pas nouveaux, mais anciens. Toutefois, rien ne

marque le temps où ils avaient été inventés. Il serait possible,

quoique peu probable, qu’ils l’eussent été fort tard, et même

postérieurement à Tcheou-Kong ; car leur usage n’est pas

nécessaire pour obtenir les résultats astronomiques qui nous

restent de lui, et l’invention si simple, comme si naturelle des

globes célestes suffit pour tracer les constructions qu’on lui

attribue.

Je dis à dessein tracer, non pas calculer. En effet, les relations

de positions des cercles célestes ne se peuvent déterminer

mathématiquement qu’à l’aide de la trigonométrie sphérique,

laquelle a été apportée en Chine dans le XIIIe siècle de notre

ère par les astronomes persans. C’est d’eux que la reçut Ko-

cheou-King, qui même ne put jamais l’apprendre assez bien

pour l’appliquer sans erreur.

Le second élément astronomique des Chinois, l’instant du

passage au méridien, exige des horloges pour mesurer le

temps.

Des horloges chinoises, nous n’avons, il est vrai, aucune

description vraiment ancienne, et les figures qui, dans quelques

vieux livres, se présentent comme remontant aux empereurs Yao

et Yu sont modernes et dessinées d’imagination. Mais l’usage des

horloges est prescrit dans le Tcheou-li et les observations qui

nous ont été conservées montrent la précision à laquelle étaient

d’autant plus qu’elle est devenue difficile à consulter : elle n’a jamais été réimprimée et se trouve en général éparse dans des Mémoires académiques ou le Journal des

Savants.

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

38

arrivés les Chinois dans la mesure du temps, précision déjà

manifeste dans le Chou-King, le plus vieux de leurs livres, pour la

détermination des instants des équinoxes et des solstices,

concurremment avec la longueur des ombres méridiennes du

gnomon. De plus, le Hia-Siao-chin (petit calendrier des Hia)

signale de même, comme indices de temps, les passages des

astres au méridien. D’après d’autres textes anciens, les passages

méridiens de certaines étoiles expressément nommées, sont

pratiquement utilisés pour régler les saisons. Ces textes font

partie d’un recueil de pièces appelé le Y-li ( IVe siècle v. J.-C.).

Enfin, comme on en fera plus loin l’hypothèse, la désignation

des principales étoiles circumpolaires, qui serviront ensuite, par la

correspondance établie entre leurs cercles de déclinaison et les

étoiles équatoriales rencontrées, ou à peu près, par ces cercles, à

déterminer les sieou 1, a pu avoir pour but sinon la mesure, du

moins le repérage empirique des temps la nuit, et tout le long de

l’année. Il n’y faut qu’une observation quotidienne dont les

civilisations les plus rudimentaires peuvent être capables avant

toute invention d’horloges (c’est-à-dire de moyens mécaniques de

mesurer des intervalles égaux) : à peu près comme la position du

soleil, le jour, indique l’heure à nos cultivateurs dans les champs.

Il suffit de prendre une orientation, — base de repérages, — et il

est particulièrement facile de la fixer par une particularité du

terrain à l’horizon : par exemple, vers l’endroit où l’équateur

terrestre coupe celui-ci. Les sieou se présentent alors comme

d’eux-mêmes à l’observation. Ce mode de division du ciel

stellaire, le trait le plus spécialement caractéristique de leur

astronomie, serait ainsi la plus forte preuve de l’habile et

1 BIOT, Mémoire relatif à l’Astronomie des Chinois et des Arabes, 2e article Journal des Savants, p. 11-12.

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

39

constant usage que les Chinois ont su faire de la mesure du

temps.

Comme la mesure des intervalles de temps est d’autant plus

difficile et plus sujette à erreur qu’ils ont plus d’étendue, ils

avaient imaginé, pour la rendre plus sûre et plus commode,

un moyen que nous employons nous-mêmes. Ils avaient

choisi certaines étoiles dont le nombre a été définitivement de

vingt-huit, lesquelles sont réparties, d’une manière fort

inégale, et en apparence fort bizarre, sur tout le contour du

ciel. Ils mesuraient aussi exactement que possible les

intervalles de temps qui s’écoulaient entre les passages

successifs de ces étoiles fondamentales au méridien. Puis,

quand ils voulaient déterminer la position relative de tout

autre astre dans le sens du mouvement diurne du ciel, ils

avaient seulement à observer l’intervalle de temps qui

s’écoulait entre son passage au méridien et celui de l’étoile

fondamentale la plus voisine. Aussi expriment-ils toujours les

lieux des astres par cet intervalle converti en arc 1.

Nous procédons aujourd’hui d’une façon analogue, mais avec

des instruments plus précis et des étoiles fondamentales plus

nombreuses, toujours les mêmes depuis Bradley. Les Chinois,

eux aussi, sont restés fidèles au choix anciennement fait, et leurs

vingt-huit étoiles déterminatrices sont déjà nommées et

désignées comme usuelles dans le chapitre Yue-ling du Y-li 2. De

ce livre, il est vrai, tous les exemplaires originaux furent détruits

au temps de Tsin-chi-hoang, et le contenu dut en être, sous les

premiers Han, reconstitué d’après les seules traditions. Son

autorité n’en est pas infirmée, pense J.-B. Biot, puisqu’il est

invraisemblable que, pendant les trois siècles d’anarchie qui

1 BIOT, op. cit., page 30. 2 [c.a. : s’agirait-il en fait du chapitre IV du Li Ki ?]

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La science chinoise

40

précédèrent, une technique aussi savante ait pu être constituée

et vulgarisée dans toute la Chine. Il faut donc admettre que le

système des vingt-huit divisions stellaires était complet avant

cette époque. Accepté comme ancien par les astronomes des Han

et fidèlement conservé, les missionnaires catholiques surent y

astreindre les calculs de leur astronomie. Aussi retrouvons-nous

les mêmes déterminations dans tous les catalogues d’étoiles des

différentes époques. La fidélité au choix une fois fait, qui a pour

nous tant d’avantages, avait, pour les astronomes chinois,

quelques inconvénients.

« Lorsque nous comparons les passages méridiens des astres

aux mêmes étoiles, qu’employait Bradley, nous savons très

bien que le plan de l’équinoxe terrestre s’est déplacé dans le

ciel depuis cette époque. Mais, comme nous savons aussi

dans quel sens et de combien il a changé, nous calculons très

exactement les différences qui en résultent dans les

intervalles des passages méridiens des astres observés ; de

sorte qu’en tenant compte de ces différences nous rapportons

réellement les résultats de Bradley et les nôtres à un même

équateur idéal, qui serait demeuré immobile. Les Chinois ne

connaissant ni ces mouvements, ni les réductions qu’ils

nécessitent, n’ont pu qu’en subir les effets sans les

comprendre. La continuité séculaire de leurs observations dut

nécessairement leur faire voir que leurs divisions stellaires se

déplaçaient relativement aux lieux actuels où s’opéraient les

équinoxes et les solstices. Mais les lois de ces déplacements

sont si compliquées quant on les rapporte à l’équateur mobile

qu’ils ne pouvaient les découvrir. Leur excessive simplicité ne

se montre que lorsqu’on les considère parallèlement à

l’écliptique. Or, pour inventer ce détour et s’assurer du

résultat, il fallait avoir trouvé la trigonométrie sphérique 1.

1 BIOT, op. cit., page 32.

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41

On voit combien pouvait être à la fois habile et ingénieux le

repérage quotidien du temps, sans instrument mécanique, avec

l’horloge sidérale et ses vingt-huit divisions (on essaiera plus loin

d’expliquer la raison de ce nombre, au premier abord étrange).

Passons maintenant, au repérage du temps, dans l’année.

Nous ne trouvons plus ici vingt-huit, mais vingt-quatre divisions

(on s’efforcera encore, plus loin, de montrer comment ces deux

groupes se raccordent).

Les vingt-quatre divisions de l’année solaire se définissent,

elles aussi sans recours à l’écliptique et par un repérage

équatorial.

Les Chinois ont déterminé d’abord l’époque (et non pas la

position) du solstice d’hiver par la comparaison successive des

ombres méridiennes du gnomon à style aux jours qui précèdent

et suivent ce phénomène céleste. C’était le point de départ.

Comme ils pensaient que le retour du soleil à un même

solstice (la durée totale de l’année solaire) comprenait juste 365

jours 1/4, ils en prenaient ensuite la douzième partie, soit 30

jours 4375. Et voilà tous les anciens tchong-ki chinois qui sont

purement des époques équidistantes de temps.

« Si vous appelez premier tchong-ki celui qui coïncide avec

l’instant observé du solstice d’hiver vrai et que vous désigniez

tous les suivants, successivement, par leur rang ordinal, à

mesure qu’ils s’accomplissent, l’équinoxe vernal, moyen,

coïncidera avec le quatrième tchong-ki, le solstice d’été

moyen avec le septième, l’équinoxe automnal moyen avec le

dixième, et, enfin, le nouveau solstice d’hiver vrai, avec le

premier tchong-ki de l’année nouvelle. Toutefois, ces quarts

ne partagent pas l’année solaire réelle aux termes vrais des

équinoxes et des solstices. Ces phénomènes sont

effectivement séparés les uns des autres par des intervalles

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La science chinoise

42

de temps quelque peu inégaux, dont la différence est produite

par la variabilité du mouvement propre du soleil dans son

ellipse, par la position de l’axe de l’ellipse dans son propre

plan relativement à la ligne des équinoxes, position qui varie

avec la suite des siècles, et enfin par les perturbations

planétaires. Mais, pour des usages purement civils, on a pu,

sans inconvénient sensible, ne pas tenir compte de ces

illégalités. C’est ce que les Chinois ont fait très anciennement,

et ce qu’ils ont encore continué de faire, pendant bien des

siècles après que l’inégalité d’intervalle des quatre phases de

l’année solaire leur était connue.

Si l’on prend maintenant le milieu d’un de ces tchong-ki, soit

15 jours 21975, on a les tsie-ki chinois, qui sont aussi des

époques équidistantes de temps et définissent, avec les tchong-

ki, vingt-quatre parties de l’année solaire. « Ces vingt-quatrièmes

sont quelquefois indiqués par abréviation, même dans Gaubil,

sous la dénomination générale de tsie-ki. »

Dans tout cela, il n’y a que des divisions égales de temps, sans

aucune intervention de construction géométrique. Mais il est

facile, naturel, de passer à celle-ci.

Prenez un globe céleste sur lequel vous marquerez la position

du pôle, et aussi la trace de l’équateur de la terre, tels qu’on

les observe à l’époque où vous opérez. Divisez votre cercle

équatorial en autant de parties ou degrés qu’il y a de jours

dans l’année solaire, par exemple en 365 1/4, si vous

supposez que l’année solaire tropique contient un pareil

nombre de jours. Chaque partie sera un degré chinois. Menez

alors, à partir du pôle, un cercle de déclinaison qui contienne,

ou soit censé contenir le centre du disque du soleil à l’instant

du solstice d’hiver vrai. Le point où ce cercle ira couper

l’équateur sera le tchong-ki du solstice d’hiver vrai. Faites

marcher cette intersection de degré en degré chinois, dans le

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

43

sens du mouvement propre au soleil, c’est-à-dire d’occident

en orient ; vous aurez pour chaque jour le cercle de

déclinaison, non du soleil vrai, mais d’un soleil fictif qui aurait

un mouvement équatorial uniforme, par lequel il rejoindrait le

vrai soleil à chaque solstice d’hiver, en s’écartant quelque peu

de lui dans les phases intermédiaires de son cours annuel.

Après chaque quart d’année écoulé ainsi depuis sa

coïncidence primitive, ce soleil fictif vous donnera les instants

des équinoxes et des solstices chinois, lesquels différeront

toujours, vrais toujours très peu, de ceux du soleil véritable.

Supposez maintenant que vous connaissiez le cercle décrit

annuellement par le soleil vrai dans le ciel et que nous

nommons l’écliptique : tracez-le sur votre globe. Puis, par

chaque tchong-ki équatorial, déterminé comme nous l’avons

dit tout à l’heure, menez le cercle de déclinaison de votre

soleil fictif chinois. Ces cercles couperont l’écliptique en douze

points un peu inégalement distants les uns des autres, étant

plus écartés que les tchong-ki près des équinoxes, moins vers

les solstices. Ce seront les douze signes écliptiques fixés et

nommés par Tcheou-Kong, 1111 ans avant notre ère 1.

La détermination de ces douze signes s’accorde, comme on

voit, avec les tchong-ki, mais on voit aussi que Gaubil a eu raison

de remarquer qu’il ne faut pas confondre ces divisions avec les

dodécaméries grecques qui sont des divisions du cercle écliptique

en douzièmes, comptés de l’équinoxe vernal vrai.

Cette année stellaire et solaire, les Chinois l’ont divisée

pratiquement — comme tous les peuples, — en mois, d’après la

révolution périodique de la lune, qui s’impose à l’observation

vulgaire.

Le premier chapitre du Chou-King mentionne l’année lunaire

1 BIOT, Mémoire relatif à l’Astronomie des Chinois et des Arabes, p. 13-29.

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

44

comme déjà usuelle à la Chine au temps de l’empereur Yao,

vingt-trois siècles environ avant l’ère chrétienne, et il la présente

comme liée, des lors, à une année solaire de 365 jours 25 1 par

l’intercalation accidentelle d’un mois. Le mode de cette

intercalation n’est pas indiqué 2.

2

Le mois intercalaire

@

Les mois lunaires adoptés pour l’usage civil, il s’agissait d’en

composer des années qui s’accordassent avec l’année solaire.

C’est à quoi on parvint de très bonne heure, grâce à deux règles

qui font partie du rite des Tcheou, par l’intercalation, certaines

années, d’un mois supplémentaire.

Première règle : ce mois intercalaire ne porte pas de nom. Il

prend celui du mois précédent suivi d’un caractère, d’un mot :

« le prince entre deux portes », car le prince, qui avait une

chambre pour chaque mois, couchait ce mois supplémentaire

entre les deux chambres correspondant aux mois ordinaires,

entre lesquels s’intercalait le mois supplémentaire.

La deuxième règle, beaucoup plus importante, — car la

première ne nous indique qu’une chose, c’est que le treizième

mois n’avait pas une position fixe préétablie, mais dépendait de

l’observation des astronomes, — fixe précisément les conditions

qui rendent rigoureusement nécessaire de l’ajouter. « La lune

intercalaire n’a pas de tchong-ki. »

1 Primitivement évalué très grossièrement à 366 jours. La rectification est en tout cas

faite à l’époque de Tcheou. 2 BIOT, Recherches sur l’ancienne astronomie chinoise (Extrait du Journal des savants,

1er article, p. 19-26).

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La science chinoise

45

En effet, rappelons-nous que les douze tchong-ki chinois sont

des époques équidistantes de temps, qui divisent l’année

solaire en portions égales, à partir du solstice d’hiver vrai ; en

sorte que, si cette année est supposée, par exemple, de 365

jours 25, l’intervalle de deux tchong-ki est de 30 jours 4375.

Cet intervalle excède toujours un mois synodique. Cela posé,

d’après la règle, toute lune pendant le cours de laquelle un

tchong-ki arrive est ordinaire. Mais toute lune dont le cours

s’accomplit entre deux tchong-ki est intercalaire. Il v a donc

toujours douze lunes ordinaires dans chaque année, année

civile, comme il y a douze tchong-ki et les quatre tchong-ki

correspondant aux solstices et aux équinoxes ont toujours

leurs lunes propres également distantes entre elles, puisque

la lune intercalée ne compte point 1.

Rien n’est plus simple ni plus élégant.

3

Les grands cycles fictifs

@

Ce n’est pas avant le IIIe siècle de notre ère que les Chinois

reconnurent à l’année solaire une durée un peu moindre de 365

jours ¼ 2, et à la lune un mouvement variable sur sa route

mensuelle. L’astronomie grecque était arrivée à cette époque à

toute la perfection du système ptolémaïque, et les rapports entre

l’Occident et l’Orient s’étaient multipliés depuis les conquêtes

d’Alexandre.

C’est à ce moment aussi qu’apparaissent les essais de calcul

de périodes cycliques. Déjà un premier cycle avait été établi ou

1 BIOT, 3e article. 2 En 1280, Ka-cheou-King donne l’évaluation remarquable de 365 jours 2425.

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La science orientale avant les Grecs

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46

rétabli tout près de notre ère. Quand les astronomes des Han

reprennent l’étude du ciel, vers l’an 104, ils semblent ignorer les

mouvements vrais. Ils ne calculent qu’avec les mouvements

moyens. Leur année solaire est encore de 365 jours 25. La durée

qu’ils attribuent au mois synodique leur donne, à très peu près

235 lunaisons en 19 de ces années, ce qui est la période de

Méton, qu’ils nomment tchang. Seulement, ils la quadruplent

pour la rendre plus exacte, comme a fait Callippe, et ils

obtiennent comme lui 940 lunaisons en 4 tchangs contenant

27 759 jours. Ce cycle est le cycle connu sans doute depuis

longtemps en Chaldée, en tout cas depuis le Ve siècle au plus

tard, chez les Grecs.

A son aide, 400 ans plus tard, on se met à calculer des cycles

de très grande étendue : 243 tchang forment un yuen (origine)

de 4 617 années solaires.

On admet que cet intervalle représentait les conjonctions du

soleil et de la lune au même moment du jour et au même point

du ciel, et à un jour de même dénomination dans le cycle

sexagésimal (il fallait pour cela conserver à l’année sa durée de

365 jours 25). Le chang-yuen (haute origine) comprend 31 yuen

(cercles, cycles) : conjonction de la lune et des cinq planètes avec

le soleil, au solstice d’hiver. Ces périodes sont les mêmes que

celles des Hindous dans le Suryâ-Siddhànta (VIe ou XIe ? siècle de

notre ère, au plus tôt du VIe). On remonte ainsi, par une suite de

fictions numériques et astrologiques, à la création du monde,

88 639 860 années solaires auparavant.

Nous ne mentionnons ces calculs, qui évoquent non seulement

les grandes périodes hindoues, mais les cycles assyro-chaldéens

de basse époque (plus haute cependant que celle où ils

apparaissent en Chine), que pour en noter l’application tardive.

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La science chinoise

47

On les a pris quelquefois pour des souvenirs astrologiques de

grande ancienneté. Ils datent, en Chine du moins, de la période

où l’on peut, d’autre part, reconstituer, grâce à la précession des

équinoxes, un calendrier pour une époque passée. Or cela leur

vient indubitablement de sources occidentales.

4

Les polaires

@

L’astronomie stellaire de l’ancienne Chine devait accorder une

attention toute particulière au pôle, au moyen de le déceler, donc

à l’étoile polaire. Elle était le siège du Seigneur céleste, comme

son représentant sur terre, l’Empereur, siégeait au centre de

l’empire du Milieu. Mais surtout toute observation se faisait dans

cette astronomie équatoriale à l’aide de la considération du pôle

et de l’équateur.

Nous trouvons dans les textes chinois se référant à une

tradition ancienne deux dénominations d’étoiles qui ne peuvent

guère se rapporter qu’à la polaire Tien-y, « l’unité du ciel », et

Tay-y, « l’ancienne unité ». On nous en donne les coordonnées

pour 1730. En s’appuyant sur elles, Biot 1 a pu identifier la

première à i du Dragon (10 Draconis i). Elle était, au XXIVe siècle

avant Jésus-Christ, à 1°45’44’’ du pôle ; Tay-y est plus difficile à

identifier. C’est une autre petite étoile du Dragon (42) qui, en

effet, a été polaire antérieurement. Ces identifications, dont la

seconde est sujette à discussion, apporteraient tout de même une

certaine force à l’hypothèse de l’ancienneté des observations

chinoises bien qu’une hypercritique puisse encore dire qu’elles ont

1 Op. cit., p. 62 de la Collection de ses articles.

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

48

été, pour les besoins de la cause, calculées très postérieurement.

Dans ce cas, n’aurait-on pas donné pour la plus ancienne de plus

sûrs moyens d’identification ?

Plus près de nous, l’étoile B de la Petite-Ourse a été polaire,

et, sous Charlemagne, l’étoile de l’oreille de la Girafe. Nous les

trouvons, à ces époques, mentionnées comme telles dans les

Annales ou sur les cartes chinoises.

5

Les éclipses

@

Les anciens Chinois, si on les en croit, seraient parvenus à

prévoir les éclipses. Nous devons les en croire, affirme J.-B. Biot,

qui, comme preuve péremptoire, allègue d’abord l’existence

d’institutions officielles, ayant pour fonction de prédire ces

phénomènes. Avec la collaboration de son fils Édouard, le savant

et sagace historien a mis hors de doute cette assertion jugée

longtemps paradoxale et expliqué la méthode chinoise.

Cette méthode, c’est l’étude des Neuf routes de la lune, dont

la connaissance, très ancienne, a été perdue, disent les

astronomes des Han, qui se montrent très appliqués à la

retrouver. On ignora ce qu’étaient ces Neuf routes jusqu’au jour

où Édouard Biot découvrit dans le Wen-lian-thong Kao de

Matuan-lin un passage textuellement extrait de l’astronomie des

Han, où il en est question. Dans l’Encyclopédie japonaise, il

trouva le même passage, textuellement reproduit, et J.-B. Biot

put écrire cette admirable restitution :

On voit « qu’une des neuf routes mentionnées est d’abord le

chemin jaune ou l’écliptique. Les huit autres semblent désigner

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

49

autant de positions de l’orbe lunaire, diamétralement opposées

pour la situation des nœuds, mais conservant la même direction

du mouvement propre, ce qui les suppose opposés pour

l’inclinaison sur l’écliptique. Deux placent la ligne des nœuds sur

les équinoxes, deux sur les solstices ; les quatre autres à 45° de

ces points. Elles sont désignées par des couleurs différentes. Il y

en a deux bleues, dans lesquelles la lune traverse l’écliptique en

marchant vers l’est ; deux rouges, où son passage s’opère au

nœud en marchant vers le sud ; deux blanches, où il a lieu en

marchant vers l’ouest ; deux noires, où il a lieu en marchant

vers le nord. Ces couleurs sont réparties de manière que les

routes qui coupent l’écliptique aux mêmes points par leurs

nœuds opposés, avec des sens ascendants ou descendants de

mouvement propre, ont des couleurs différentes. Une pareille

construction admet donc évidemment que les nœuds de l’orbe

lunaire sur l’écliptique ne sont pas fixes et parcourent

successivement tout le tour de ce cercle. Rien à la vérité ne

prouve rigoureusement que cette remarque fût antérieure aux

Han, quoiqu’ils la rapportent comme ancienne. Mais il serait très

peu naturel qu’elle n’eût pas été faite bien avant eux, lorsqu’on

observait depuis si longtemps la lune au méridien, qu’on la

comparait aux étoiles, et qu’on devait ainsi forcément voir

que sa route mensuelle se déplaçait sur l’écliptique par un

mouvement continu de rétrogradation. En effet, il suffisait, pour

cela, de construire l’orbite de chaque mois, en portant les

positions observées sur un globe céleste, car la direction diverse

de ces orbites, après quelques mois, se manifestait d’elle-même,

ainsi que le sens rétrograde de leur mouvement. Et, en

continuant de les suivre ainsi, on ne pouvait manquer de voir

que leur intersection avec l’écliptique, ce que nous appelons le

nœud, revenait au même point de ce cercle, après un intervalle

de dix-huit ans et environ sept mois, ou, plus exactement, après

6 798 jours. Or, il ne paraît pas douteux que les Chinois ont

possédé très anciennement des globes célestes dont leurs

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

50

observations de passages méridiens et de distances polaires leur

fournissaient, en effet, tous les éléments, et ils ont dû

naturellement s’en servir pour suppléer, par des constructions

graphiques, à la trigonométrie sphérique qui leur manquait.

Maintenant, la rétrogradation de l’orbite lunaire étant connue,

des astronomes qui observaient continuellement la lune devaient

très bien voir, par leurs observations mêmes, laquelle de ces

routes, pour me servir de leur terme, elle suivait actuellement.

Ils connaissaient de même aussi, par observation, la vitesse de

son mouvement actuel parmi les étoiles, indépendamment de

toute théorie. Ils pouvaient donc bien prévoir, à peu de distance,

il est vrai, les cas où cette direction et cette vitesse allaient

conduire la lune dans des conditions écliptiques ou non

écliptiques, lorsqu’elle arriverait à la conjonction ou à l’opposition

la plus prochaine. Et il ne fallait pas beaucoup d’habileté pour

étendre cette prévision à quelques mois d’avance, surtout en

s’aidant des registres d’observations antérieures, par lesquels on

pouvait voir que des éclipses étaient ou n’étaient pas arrivées

dans des positions analogues du soleil, de la lune et de son

nœud, ce qui se reproduit, en effet, approximativement après la

période chaldéenne de dix-huit ans et dix ou onze jours, en

faisant l’année solaire de 365 jours 25.

La continuité des observations célestes rendait ainsi possible la

prédiction des éclipses à courte échéance, et J.-B. Biot a sans

doute raison de conclure que les Chinois ont pu, « très

anciennement, sans aucun calcul théorique, prédire, pour de

courts intervalles, les éclipses de lune, et même, avec plus de

hasard sans doute, celles de soleil ; du moins, lorsque les

astronomes remplissaient exactement les fonctions de leur

charge, qui étaient d’observer le ciel assidûment, tous les jours,

ou toutes les nuits, sans interruption 1.

1 BIOT, Op. cit., p. 41-44.

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

51

6

La signification et l’origine des sieou

@

Quand nous aurons examiné la question très obscure de

l’origine et de la signification primitive des sieou, nous en aurons

terminé avec tout ce qui peut être vraisemblablement attribué à

une science astronomique chinoise antérieure aux influences

scientifiques étrangères possibles à partir du VIe siècle de l’ère

antique.

Ce problème n’est autre que celui du zodiaque lunaire

asiatique. Incontestable chez les Hindous et chez les Arabes, —

mais pour ces derniers, nous ne pouvons remonter à l’époque

dont nous nous occupons ici, le zodiaque lunaire existait-il chez

les Chinois en tant que tel ? Autrement dit, les 28 sieou ont-ils

constitué ce zodiaque, ou n’ont-ils été que des repères célestes et

des repères de temps ?

Les grandes données du problème sont faciles à exposer.

Aucun texte chinois ancien n’attribue à cette division une

relation avec l’orbite et les mouvements de la lune. Il n’est parlé

partout que d’étoiles et de divisions du ciel.

Ces divisions n’ont aucun rapport assignable avec les positions

de la lune dans sa révolution mensuelle au milieu du ciel, même

dans les reconstitutions qu’on en peut tenter aux époques dont

nous parlons.

Les étoiles mentionnées sont et ont toujours été à des

distances très différentes les unes des autres. Un zodiaque est,

au contraire, par essence, une division céleste en tranches

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

52

égales. En tout cas, ses signes devraient, par leur étendue,

correspondre aux progressions quotidiennes de la lune sur son

orbite mensuel. Il n’en est rien. Partout ailleurs où nous le

rencontrons, le zodiaque lunaire est d’un usage surtout

astrologique. Chez les Chinois, les sieou sont, dans ce que nous

en connaissons, d’ordre surtout astronomique.

Enfin ils sont 28 et n’ont peut-être pas été toujours autant.

Approximativement, le mois lunaire sidéral est 27 jours 1/2, le

mois lunaire synodique de 29 jours 1/2. Une périodicité à base 28

était, pour l’observation la plus primitive et la plus grossière,

immédiatement décalée.

Voilà quelques arguments qui semblent donner raison à Biot.

Pour lui, les étoiles déterminatrices découpent par leur cercle de

déclinaison de véritables fuseaux-repères de temps.

Le dernier argument est peut-être le moins fort. C’est le mois

sidéral qui a dû être observé le premier, surtout dans le cas qui

nous occupe : le repérage de la lune dans le ciel stellaire. 27

jours 1/2 peuvent déterminer 28 signes, car les différences de la

progression lunaire entraînent des arcs de longueur différente, et

l’observation n’a pas de peine à remédier aux décalages. Étant

donnés le mouvement annuel du ciel stellaire et les inégalités de

progression, les signes ne peuvent être déterminés que très

grossièrement. D’ailleurs, on ne peut pas les considérer comme

des signes au vrai sens du mot, mais comme des étoiles-repères

déterminatrices d’un espace ambiant : la station lunaire, cet

espace n’étant pas autrement délimité d’une façon précise. Nous

disons ainsi l’hinterland d’un port, l’arrière-pays d’une zone

frontière, etc...

D’autre part, l’astronomie chinoise est tout entière de

caractère religieux, partant astrologique, nous dirions

Page 53: Abel Rey La science chinoise

La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

53

métaphysique : c’est de la méta-astronomie. Les textes les plus

anciens de la Chine se rapportent à la divination par l’achillée et

les écailles de tortue. Si, des textes astronomiques que nous

avons, nous détachons ce qui tend vers de pures préoccupations

soit de calendrier et de mesure du temps, soit de détermination

des régions et des mouvements célestes, ou des éclipses, il ne

faut pas oublier que tous respirent une atmosphère plus on moins

religieuse, mystique ou astrologique. Le calendrier est avant tout

un système religieux qui détermine les fêtes, les sacrifices, les

rites, et, partant, un système astrologique qui assigne les jours

fastes et néfastes, en bref un ordre de divination. De parti pris,

nous négligeons tout cela pour en détacher les pressentiments

scientifiques. Nous le négligeons d’autant plus aisément que les

textes, en général relativement assez bas, qui constituent notre

documentation, permettent déjà de faire ce départ. Mais tout cela

n’en existe pas moins. Rien d’étonnant à ce que d’autres peuples,

dont les documents sont encore bien plus bas et qui nous

présentent une autre astronomie, déjà bien plus scientifique,

faisant le départ en sens contraire, n’aient retenu de ce système,

abandonné en faveur d’une tout autre science astronomique, que

ce qui gardait un caractère profondément traditionnel. Voilà qui

expliquerait l’usage uniquement astrologique des sieou, ailleurs

qu’en Chine.

Qu’oppose-t-on encore aux autres arguments de Biot, qui sont

bien plus solides ?

D’abord le fait essentiel que, dans les zodiaques lunaires,

avoués et incontestables, certains signes continuent à être

déterminés par les étoiles-repères du système chinois. Ces

identités sont même plus nombreuses chez les Arabes que chez

les Hindous. Sur 28 déterminations, on peut considérer que, peu

ou prou, — car il s’agit d’étoiles isolées pour les Chinois,

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

54

d’astérismes, de groupes d’étoiles, de signes zodiacaux, pour les

Hindous et les Arabes, — 14, la moitié, sont communes aux trois

astronomies, 17 aux Hindous et aux Chinois, 18 à ceux-ci et aux

Arabes ; 23 aux Chinois et aux Arabes ou aux Hindous 1.

7

Le caractère chinois des sieou

@

Devant de telles concordances, on ne peut que conclure à une

origine commune. Laquelle ? Chinoise, hindoue, arabe, ou

quelqu’autre source plus haute d’où elles dériveraient toutes

trois ?,.. N’oublions pas que nous retrouvons les 28 divisions chez

les Parsis, mais qu’ici la documentation est si pauvre que nous ne

pouvons tenter une pareille comparaison statistique.

Le nombre total seul suffit à indiquer une relation sans doute

indiscutable. Si l’origine n’était pas chinoise, l’argumentation des

adversaires de Biot recevrait une certaine force, puisqu’ailleurs

les 28 secteurs célestes ont une liaison avec un zodiaque lunaire.

Or nous avons, sous toutes les réserves que comporte un

pareil sujet, des raisons de croire avec E. Burgess qui, en 1860, a

donné une traduction de Sûrya-Siddhânta, accompagnée et suivie

d’un remarquable commentaire 2, que l’origine est

vraisemblablement chinoise, et sous la forme indiquée, par Biot.

Les Hindous eux-mêmes n’en ont fait que très tard, et sous

l’influence arabe, un zodiaque lunaire. Et dans l’Iran (chez les

1 BURGESS, Traduction avec notes du Sûrya-Siddhânta, in the Journal of the American

Oriental Society, t. VI (1860), p. 344. 2 Op. cit.

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

55

Parsis) et dans l’Asie occidentale, les quelques traces qu’on

retrouve du système, malgré Oldenberg qui y voudrait voir une

vieille tradition chaldéenne, viennent probablement de Chine. Ce

serait là, en fait d’astronomie, la grande originalité chinoise, à

tendance scientifique, en ce sens qu’elle est une description

céleste, qui, à côté des besoins religieux et astrologiques, sert à

systématiser les observations et à mesurer les temps. Liée dès le

début (elle le restera toujours, en Chine, jusqu’à l’influence

européenne) à la base équatoriale, elle se déforme ailleurs en

s’adaptant à la base écliptique, devenue universelle, et finit par

ne plus être conservée par les Arabes que pour des besoins

astrologiques. Alors elle est mise en rapport, peut-être à cause

du nombre 28 qui serait motif et non plus conséquence, avec la

révolution lunaire. Elle devient le zodiaque astrologique des

« maisons de la lune ». Elle est prise comme telle par l’Europe

médiévale. Et, quand la critique européenne la retrouve en Chine

et aux Indes, elle croit y retrouver ce zodiaque astrologique. Ce

qui la conduit à d’étranges incompréhensions et à des difficultés,

des bizarreries qui disparaissent dès qu’on renonce à l’idée

préconçue, suggérée par une habitude relativement moderne,

une interprétation dérivée et non pas primitive. Il faut renverser

l’ordre des interprétations. Tout devient plus clair, encore que

tout soit loin d’être clair. Mais nous sommes habitués, dans cette

période de l’histoire des sciences, aux obscurités et aux difficultés

insolubles.

Nous croyons donc devoir conclure, avec Biot et avec

Burgess 1, que, pour remédier aux erreurs de la mesure du

temps, dues aux horloges imparfaites de l’époque, et même pour

se passer de toute horloge une fois le système établi, les Chinois

1 Op. cit. p. 345.

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

56

avaient, depuis un temps très reculé, choisi certaines étoiles près

de l’équateur, dont à mesure sans doute ils précisèrent les

intervalles horaires. Ils y rapportèrent les positions des étoiles et

des planètes venant au méridien dans ces intervalles. Ce sont ces

étoiles qui fixent les sieou. On les choisit pour leur proximité de

l’équateur, leur visibilité distincte (et non leur éclat) et leur

passage aux méridiens supérieur et inférieur des étoiles les plus

brillantes du cercle de perpétuelle apparition autour du pôle.

Celles-ci, qui furent observées les premières, divisèrent le temps

et le ciel. Les autres furent déterminées plus tard lorsqu’une

astronomie plus poussée exigea, pour la mesure du temps et la

division du ciel, des repères équatoriaux, partant des étoiles

équatoriales, situées à peu près sur les mêmes cercles de

déclinaison que les premières.

Ces sieou furent d’abord au nombre de 24. Et ceci est capital

pour la thèse de Biot. C’est donc vraisemblablement non avec le

mois lunaire, mais avec la division horaire du jour qu’elles furent

primitivement en rapport. Il ne s’agit pas d’un zodiaque lunaire,

mais de faisceaux de temps, inégaux d’ailleurs, encore que le

déplacement du pôle ait pu forcer l’inégalité des arcs déterminés

grossièrement à l’origine par l’éclat particulier de certaines étoiles

circumpolaires. Il est possible, voire probable, que les premiers

repères pratiques pris la nuit pour déterminer les temps et

certaines directions à certains moments, — déterminations si

utiles pour les nomades, — étaient semblables aux repères que

nous prenons nous-mêmes, sur des routes accoutumées : ils

déterminaient, mesuraient des intervalles sans que ces intervalles

dussent être égaux.

Les deux arguments fondamentaux que donne de Saussure en

faveur du zodiaque lunaire se concilient parfaitement, s’ils sont

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La science chinoise

57

recevables 1, avec cette vue : « Ce zodiaque, dit-il 2, avait pour

but : 1° de fixer le retour d’une date annuelle d’après le lieu

sidéral de la pleine lune ; 2° de déterminer le lieu sidéral du soleil

(diamétralement opposé à celui de la pleine lune) au moyen de

divisions stellaires symétriques, repérées par des étoiles

diamétralement opposées 3. » Qu’on ait utilisé les sieou à cette

fin, probablement dans une astronomie un peu plus avancée, cela

va de soi, puisque les étoiles déterminatrices étaient les repères

pour tout ce qui se passait, au ciel, — et sans doute sur la terre,

astrologiquement — et des repères de temps. Le zodiaque lunaire

asiatique dérive de ces remarques : mais, primitivement, il n’y en

a nulle trace en Chine. Cette utilisation postérieure n’infirme en

rien la belle restitution critique de Biot.

Il en va de même de l’effort de Saussure, — qu’aucun

témoignage historique chronologiquement valable ne vient

corroborer, — pour lier le primitif repérage céleste à l’usage d’une

horloge. L’établissement d’une horloge à sable ou à eau est si

aisé, d’une observation si primitive, qu’on peut parfaitement,

malgré l’absence de tout indice, le supposer contemporain des

premières tentatives de cette astronomie stellaire. Mais celle-ci

pouvait, au contraire, tenir lieu de repères de temps, à condition

qu’on ne voulût pas déterminer des intervalles égaux, mais

simplement des fixations. Il se peut que, plus tard seulement, on

ait cherché à mesurer l’inégalité des intervalles, au moyen de

l’horloge. Il semble bien que la primitive astronomie chinoise ait

commencé, comme toutes les autres, par le repérage sidéral.

Ensuite sont venues s’y ajouter les considérations de temps de

plus en plus exacts au moyen de l’horloge, des déterminations

1 Car aucun indice ne les motive. 2 Revue générale des Sciences, 30 déc. 1921, p. 720. 3 Ce qui n’est pas exact. L’opposition n’a lieu qu’en très gros.

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précises de l’année tropique et des solstices avec le gnomon, et

l’amélioration scientifique du calendrier, pour accorder les

déterminations lunaires et solaires.

Ce qui paraît appuyer notre induction, c’est, selon la vue

pénétrante de Biot, l’addition aux 24 sieou primitifs de 4

nouveaux sieou, liés, eux, à l’année tropique.

Les quatre fuseaux supplémentaires à savoir dans la série, le

8e, le 14e, le 21e et le 28e, ont dû être, sous les Tcheou, ajoutés

aux vingt-quatre premiers, car ils marquent, par les étoiles qui

les déterminent, d’une façon très approchée, les équinoxes, et les

solstices de cette époque. La brillante étoile des Pléiades, qui,

originellement, avait annoncé le début de la série, à cause de sa

proximité de l’équinoxe du printemps à la fin du second tiers du

3e millénaire, garda cependant son numérotage. Le

traditionalisme chinois préfère le décalage à la réadaptation. Nous

l’avons déjà vu lorsque les Han reprirent, dans leur restauration

scientifique, le calendrier des Hia, le plus ancien auquel ils

pouvaient remonter.

Remarquons encore, sur la carte si commode, jointe par

Burgess à sa traduction du Sûrya-Siddhânta, où il indique les

équateurs en — 2350, en + 500 et de nos jours, que les sieou

chinois suivent d’assez près le premier : la concordance est

largement suffisante pour une observation aussi haute. Ils le

suivent en tout cas de façon beaucoup plus régulière que les

signes des zodiaques lunaires hindou ou arabe. Ce qui

témoignerait de la haute antiquité des primitives observations. Ils

suivent, d’ailleurs, cet équateur de plus près et plus

régulièrement que les nakshatra hindous ou les manâzil arabes,

et ces derniers sont, d’une manière générale, plus voisins des

sieou que les nakshatra ; d’où il semble résulter que les Arabes

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La science chinoise

59

les ont reçus des Chinois par d’autres intermédiaires que les

Hindous. La série des signes, chez les Hindous et les Arabes, est

décalée de deux par rapport à la série chinoise, le signe 1 de

celle-ci étant numéroté 3 dans les deux autres et ainsi de suite, si

bien que les deux derniers, 27 et 28, correspondent à 1 et 2 de la

série chinoise. Ce décalage a pu être lié au décalage de la série

tout entière par rapport au commencement de l’année, ce qui

marquerait encore l’antériorité de la série chinoise. On voit alors

que cette série est suivie d’assez près par la série arabe et le long

de l’équateur de — 2350, dans la portion qui s’étend du signe 12-

14 au signe 4-6. Elle s’écarte avec les séries arabe et hindoue de

cet équateur et se dirige vers le nord entre 5-7 et 7-9. Tandis que

ces deux dernières continuent au nord en suivant à peu près,

l’arabe surtout, l’équateur actuel, la chinoise rejoint son équateur

de — 2350 (dont elle s’est d’ailleurs écartée moins que les deux

autres) au signe 8 et ne quitte à peu près plus sa direction

générale, quoiqu’elle oscille un peu plus au nord entre 11 et 14,

un peu plus au sud entre 15 et 28. Elle est rejointe et suivie par

l’arabe à partir de 12-14. La ligne hindoue a des oscillations vers

le nord d’une très grande amplitude, jusqu’à Abhijit (d’ailleurs

omise quand la série hindoue est réduite à 27 signes), étoile qui

est au-dessus du soixantième parallèle boréal. Elle suivrait d’un

peu plus près la ligne équatoriale de 500 de notre ère, et même

notre équateur. Mais elle oscille autour des trois lignes tantôt

vers le sud, tantôt vers le nord, avec toutefois une amplitude bien

plus grande vers le nord (comme il est naturel) : par exemple

pour les signes, 7, 15, 22, 23, 24. Du reste, les signes hindous et

arabes sont des signes de constellations, des arcs, et se repèrent

à l’écliptique. Les sieou chinois sont des étoiles, des points de

détermination pour des grands cercles de la sphère céleste, pour

un repérage temporo-spatial. Rien d’étonnant à ce qu’il y ait des

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La science chinoise

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écarts notables, bien que les étoiles chinoises soient avec les

signes hindous ou arabes dans les rapports généraux et variables

que nous avons indiqués, et qu’elles aient bien l’air d’en avoir été

le prototype, adultéré dans la suite par le caractère vague que les

Hindous ont laissé très longtemps à leur astronomie, et par la

transformation que l’astrologie arabe leur a fait subir en zodiaque

lunaire, soit qu’ils l’aient empruntée à l’Asie occidentale, soit

qu’ils l’aient inventée.

Il est bien remarquable en effet, que Burgess 1 ait pu dire des

astérismes hindous ce que Biot dit des étoiles chinoises. Ils ne

sont jamais, dans le Sûrya-Siddhânta (Xe-XIe siècles de notre

ère), liés au mouvement de la lune. Celle-ci n’est pas nommée à

leur sujet. Ce sont simplement des astérismes. Et ils ne

paraissent pas avoir été autre chose auparavant. Les mots :

nakshatra, bha, hishnya, par lesquels on les désigne, ne signifient

rien autre chose qu’étoile ou constellation. Ils ne sont employés

que pour situer la position des planètes (dont la lune, fait, il est

vrai, partie dans les systèmes à tendance scientifique, à partir,

pourrait-on dire, d’une moyenne antiquité). Mais ils n’ont rien de

spécifiquement lunaire. Ce n’est que chez les Arabes qu’ils ont

pris ce caractère.

Tout indique donc que le système s’est formé en Chine, dans

une haute antiquité, adapté à une astronomie équatoriale et non

écliptique, qu’il s’est transmis à l’ouest, par la grande route

commerciale de l’Asie centrale et du plateau nordique de l’Iran,

où nous le trouvons mentionné tardivement : dans le Bundchesh

(Burgess), qui ne remonte pas au delà de l’époque de

l’indépendance perse et des Sassanides. C’est de là qu’il est

descendu par des routes commerciales bien connues vers le sud-

1 Op. cit., p. 351.

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La science chinoise

61

est dans l’Hindoustan, et vers le sud-ouest, si les mazzaloth et

mazzaroth de la Bible (Job, XXXVIII, 32 ; les Rois, II, XXIII, 5)

peuvent être considérés comme apparentés aux manâzil des

arabes. C’est alors peut-être que le système chinois a été

déformé et adultéré, car les systèmes hindou et arabe

apparaissent comme beaucoup moins scientifiques que lui,

puisqu’il permet une sorte de carte céleste fondée sur les

ascensions droites des étoiles, observées et prises en somme

comme nous les prendrions nous-mêmes, — aux précisions près

de nos instruments et de nos mesures. Il a dû se mêler à

l’astrologie chaldéenne, — bien que nous n’en voyions trace nulle

part, car celle-ci, fondée sur l’écliptique, la route du soleil, des

planètes et des éclipses, s’est centrée sur le zodiaque solaire avec

ses douze signes devenus classiques. Et les Arabes en ont fait, à

l’imitation de ce zodiaque, un zodiaque astrologique lunaire, qui

servait à déterminer des conjonctions planétaires et des données

nouvelles de divination. La lune prend d’ailleurs, — et cela se

comprend aisément, — une importance spéciale dans des

pratiques qui aiment le mystère et l’à-côté, pratiques que vient

heureusement compliquer et diversifier la mise en jeu de 28

signes, à considérer quotidiennement chaque mois.

Le décalage du premier signe par rapport au numérotage

chinois montre d’ailleurs un effort pour mettre le premier de ces

astérismes en harmonie avec le premier signe du zodiaque solaire

grec (emprunté aux Chaldéens). Voilà qui date

approximativement les adaptations hindoue et arabe, telles que

nous les possédons, puisque, dans les deux, ce décalage est

identique, étant noté que, du côté hindou, il peut s’agir d’un

remaniement. Mais c’est bien peu vraisemblable. Les plus anciens

textes de l’Inde, les textes de la période proprement védique, ne

nous permettent pas de leur attribuer la connaissance de nos

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La science chinoise

62

astérismes (Burgess). Ils n’apparaissent que dans les portions les

plus récentes de ces textes, donc aux temps dont nous parlons 1.

Les noms de plusieurs manâzil rappellent, d’ailleurs, des

dénominations grecques de constellations. La déformation arabe

montre enfin une tendance nette pour rapprocher de l’écliptique

le système équatorial de la Chine ; de même pour les

déformations hindoues, mais celles-ci de façon beaucoup plus

grossière.

Le fait que les Hindous substituèrent une série de 27

constellations aux 28 traditionnelles, tout en conservant celles-ci,

vient à l’appui, comme l’a fait remarquer Burgess 2, de notre

hypothèse sur la dérivation du système et sa chronologie

probable. C’est parce que, chez les Hindous, la division par sieou

se mêle confusément à des représentations empruntées au

zodiaque solaire de l’Asie occidentale et de l’Europe sud-

orientale ; c’est parce qu’il est rapporté comme celui-ci à

l’écliptique et devient une division de cette zone en arcs nommés

d’après les constellations qui les occupent ; c’est parce que la

mesure de ces arcs d’après la tradition sexagésimale chaldéenne,

puis hellénique, en 360° donne, si on les prend au nombre de 27,

une quantité entière de minutes : 800, au contraire du quotient

par 28 : 771 3/7, inexprimable ; c’est aussi à cause de son

éloignement de la déterminante par rapport à l’écliptique qu’on

laissa tomber le 22e astérisme dans les opérations

astronomiques. Celles-ci se fondaient sur une division

arithmétique de l’écliptique en 27 parties aliquotes, ou portions

(bhogas). Mais, dans les exposés de la tradition, on conserva la

nomenclature ancienne des 28 astérismes. Elle désignait des

1 BURGESS, Op. cit., p. 347. 2 Op. cit., p. 353.

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

63

constellations à limites plus ou moins vagues (bha ou nakshatra).

Nous avons insisté sur l’astronomie chinoise plus que ne

mérite la trace qu’elle a laissée dans notre science. En dehors de

la définition et de la mesure des ascensions droites et de la

considération des cercles de déclinaison, elle est à peu près nulle.

Toute sa représentation du ciel n’a eu qu’une survivance

astrologique. Elle mérite pourtant une place importante dans

l’archéologie des idées scientifiques.

Son système équatorial, son repérage des temps et des

apparences célestes, des « météores » que nous retrouvons dans

des documents relativement assez proches de nous, presque tous

postérieurs à l’hellénisme, quelques-uns cependant, du VIIIe au

IVe siècle, nous mettent en présence, on pourrait presque dire :

sans doute, — d’un très ancien, d’un presque primitif système

astronomique.

Nous y voyons, grâce aux survivances traditionalistes, au

vigoureux conservatisme, au perpétuel conformisme des Chinois,

quelques-uns des premiers efforts pour ordonner le ciel, pour y

introduire avec l’ordre sa sœur jumelle la mesure, fils et fille

d’une raison et d’un esprit d’observation qui commencent

péniblement la constitution de leur domaine.

Notre solution ne peut donc guère être que celle de Biot et de

Burgess. Le système chinois porte les marques de l’originalité et

de l’antériorité par rapport a ses analogues. Il est peu

vraisemblable qu’il ait été dérivé d’une source plus haute. Nous

ne pouvons en tout cas trouver d’argument valable pour l’établir,

et nous en trouvons d’assez forts pour établir le contraire.

@

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

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CHAPITRE III

LA GÉOMÉTRIE CHINOISE

1

Le Tcheou-pei

@

C’est encore le patrimoine rationnel qui, en liaison étroite avec

l’astronomie, apparaît dans le plus vieux monument de la

géométrie chinoise. Nous sommes ici en face d’un des plus

antiques témoignages de notre géométrie, et là même où

commencera la grande tradition géométrique de l’Hellade.

Nous en donnons la traduction et le commentaire, tels que nous

les trouvons dans le Journal asiatique 1. Nous n’aurons que bien peu

de chose à y ajouter. Le texte, les faits, si l’on peut dire, parlent ici

d’eux-mêmes et épuisent à peu près la question. La date sera ce

qu’il y aura de plus important et de plus malaisé à établir.

TRADUCTION ET EXAMEN D’UN ANCIEN OUVRAGE CHINOIS

INTITULÉ : Tcheou-pei, LITTÉRALEMENT : « STYLE OU

SIGNAL DANS UNE CIRCONFÉRENCE », PAR ÉDOUARD BIOT.

Le Tcheou-pei ou Tcheou-pei-souan-King (« Livre sacré du

calcul dit Tcheou-pei ») est l’ouvrage le plus célèbre en Chine

1 Juin 1841. Nous ne connaissons, depuis, pas d’autre traduction et commentaire de ce

texte. A cause de son importance capitale, il nous a paru nécessaire d’en donner tel quel, et in extenso, la première partie, qu’on pourrrait appeler : partie géométrique.

Nous conservons l’orthographe chinoise de Biot et ses commentaires. La date qu’il

assigne est, comme ailleurs, trop haute. La tradition rapportée dans le document peut et doit remonter aux IXe–VIIIe siècles. Mais le document lui-même est bien postérieur.

Nous n’en faisons état que pour ce qui concerne le triangle rectangle. Le reste,

notamment sur le gnomon à trou, est bien postérieur.

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La science chinoise

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comme dépôt des anciennes connaissances de mathématiques

et d’astronomie. Il se divise en deux parties : la première,

d’après la croyance générale, remonte au temps de Tcheou-

Kong, ou au moins à celui de ses successeurs immédiats, qui

ont recueilli les instructions de ce grand législateur. Dans cette

première partie, Tcheou-Kong lui-même s’entretient avec un

savant de son époque nommé Chang-Kao et s’instruit auprès

de lui, dans les anciennes connaissances possédées par les

fameux empereurs Fo-hy et Yu. Là se trouve la mention

irrécusable de la propriété fondamentale du triangle rectangle

connue parmi nous sous le nom de théorème du carré de

l’hypoténuse, et, bien que cette mention ne soit pas

accompagnée d’une démonstration régulière, elle est tout à fait

remarquable par son antériorité de six siècles à la découverte

de Pythagore. On trouve, en outre, dans cette première partie,

des traces de l’emploi du nivellement dans la construction du

gnomon ; des indications sur le cercle, sur le carré et la

manière dont ils s’inscrivent l’un dans l’autre ; enfin la citation

d’instruments destinés à mesurer les hauteurs et les distances.

Le Tcheou-pei, tel qu’il est après les diverses modifications ou

révisions qu’il a subies, est regardé par les Chinois comme la

base fondamentale des connaissances mathématiques et

astronomiques de tous les peuples, ils prétendent même que

l’astronomie des Occidentaux n’est qu’un simple développement

des principes consignés dans cet ouvrage, ces principes ayant

été, selon eux, transmis à l’Occident, par les relations

commerciales, au temps des Han, ou même des Tcheou.

TCHEOU-PEI

PREMIER LIVRE

(Premier commentateur sous les Han : Tchao-Kun-hiang.

Second commentateur sous les Tcheou du nord : Tchin-tchin-

louan. Derniers commentateurs sous les Tchang : Tchin-li-

cho-fong et autres.)

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66

Autrefois Tcheou-Kong 1 interrogea Chang-Kao et lui dit :

— J’ai entendu dire que le grand préfet (Chang-Kao) est

savant dans les nombres. Je désire lui demander comment,

autrefois, Pao-hi constitua la graduation du contour du ciel 2.

Le ciel, on ne peut y monter par des degrés. La terre, on ne

peut la mesurer avec le pied et le dixième de pied.

Je désire lui demander quelle est l’origine de la science des

nombres.

Chang-Kao dit :

— La science des nombres provient du rond ou cercle (Yuen),

et du carré ou rectangle (fang).

Le cercle provient du carré, et le carré provient du cercle 3.

Le Kun (Bas. 6806. Littéral. La règle, l’instrument à faire des

lignes droites et des carrés) provient de 9 fois 9 qui valent

81 4.

Divisez le kun :

Vous ferez le keou ou largeur égale à 3 ;

Le Kou ou longueur égale à 4 ;

La ligne qui unit les angles (king-yu) égale à 5 5.

En dehors de la figure rectangulaire (fang), prenez la moitié :

ce sera un kun 6.

1 Tcheou-Kong était frère de l’empereur Wou-Kang et vivait au XIIe siècle avant notre

ère [plutôt au IXe]. Chang-Kao était ta-fou ou grand préfet du même temps. 2 Pao-Li est un nom de l’empereur Fo-hy, que la tradition fait régner au XXVIIIe siècle

avant notre ère. Les Chinois, comme l’on sait, attribuent à Fo-hy l’invention de toutes

les connaissances humaines. 3 Ceci paraît se rapporter aux figures du carré inscrit dans le cercle et du cercle inscrit

dans le carré. 4 Le nombre 9 fois 9 est présenté par le premier commentateur comme l’origine de la multiplication et de la division. « Le nombre 9, dit Gaubil, est le dernier et le plus grand

des nombres célestes impairs. » On prend son carré 81 comme exemple du carré. 5 Les trois nombres 3, 4, 5, représentent évidemment les côtés d’un triangle rectangle. Kun signifie « règle, instrument à faire des carrés », et aussi « équerre ». Keou et Kou

sont ici employés comme deux termes spéciaux. Dans le style ordinaire, keou, dans le

sens de « crochet », veut dire « courbe », et kou signifie « la hanche » ; keou désigne ici la base, et kou la hauteur du triangle rectangle. En chinois, ces deux caractères

accolés keou-kou signifient une équerre ». King veut dire « longueur, chemin ». Yu

signifie « angles ». Le king-yu est la ligne qui joint les angles, la diagonale du carré,

l’hypoténuse du triangle rectangle. 6 Le kun que l’on fait en prenant la moitié du carré ou rectangle (fang) est un triangle

rectangle.

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67

Englobez ou réunissez, et ensemble calculez 1, vous obtenez

parfaitement 3,4,5.

Les deux kun font ensemble une longueur de 25. C’est ce

qu’on appelle la somme des kun 2.

La science dont s’est servi autrefois Yu pour régulariser le

dessous du ciel (l’empire chinois, la terre), cette science a été

produite par ces nombres.

Tcheou-Kong dit :

— C’est une grande chose que les nombres 3. Je désire vous

interroger sur la manière d’employer le kun 4.

Chang-Kao dit :

— Le kun aplani sert à dresser, rendre droit 5.

Le yen-kun sert à mesurer la hauteur. Le fo-kun sert à

mesurer la profondeur. Le ngo-kun sert à mesurer

l’éloignement 6.

1 Littéralement, entourez et ensemble traitez par le pân (bassin à calculs). Le

commentaire explique le caractère Loan (B. 5995) par « entamer, réunir », et le caractère pan (6570) par le sens de « réduire ou calculer ». Il dit que le texte indique

l’extraction de la racine carrée. Sanan-pân désigne actuellement la caisse à calcul dont

on se sert pour compter avec des boules. 2 Ceci désigne évidemment la somme de deux carrés de 3 et de 4, 9 et 16, qui est

égale à 25, carré de l’hypoténuse. Remarquons qu’en ceci et dans ce qui suit il n’y a

point de démonstration mathématique du théorème du carré de l’hypoténuse pour tout triangle rectangle. Il n’y a que l’indication des nombres simples qui vérifient ce

théorème pour un cas particulier. Il en est toujours ainsi des notions mathématiques

que renferment les livres chinois. On trouve des règles exprimées par des nombres : jamais on ne trouve de démonstration. 3 Avant cette phrase, on trouve dans le texte trois figures suivies de longs

commentaires. Ces figures sont destinées à expliquer la théorie du triangle rectangle. La première se nomme tableau de la corde ou de l’hypoténuse ; la seconde, tableau de

droite ; la troisième, tableau de gauche. Dans toutes les trois, on voit un grand carré

divisé en 49 parties, dans lequel est inscrit un autre carré divisé en 25 parties. Ce second carré est divisé, dans la première figure, en 4 triangles rectangles, plus un carré

intérieur. Dans la seconde, il contient un carré de 9 parties : dans la troisième, il

contient un carré de 16 parties. 4 C’est-à-dire, suivant le commentaire, sur l’emploi du gnomon, la manière de l’établir, et d’observer avec le gnomon. 5 Littéralement, pour dresser la corde ou le niveau. Kuu est un terme géométrique qui désigne successivement « une règle, une équerre, un compas », en général tout

instrument de précision. Le sens dresser, rendre droit, pour tching-tching, est indiqué

par le premier commentateur qui explique qu’il s’agit du nivellement du terrain. 6 Yen signifïe « renversé ». Fo a le même sens. Ngo signifie « se reposer ». D’après le sens de ces caractères, on ne peut se faire une idée précise des instruments cités dans

le texte.

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Le hoan-kun (kun circulaire) sert à faire les cercles. Le ho-kun

(kun réuni) sert à faire les carrés 1.

La figure carrée correspond à la terre. La figure ronde ou le

cercle correspond au ciel. Le ciel est le cercle ; la terre est le

carré 2.

Les calculs de la figure carrée sont la base fondamentale.

Du carré provient le cercle 3.

la figure li (parasol) sert à représenter le ciel.

Le ciel est bleu noir ; la terre est jaune rouge.

Pour calculer le ciel, employez la figure li (parasol).

Le bleu noir est le piao (vêtement extérieur) ; le jaune rouge

est le li (vêtement intérieur). Par là on représente la

disposition du ciel et de la terre 4. Ainsi, celui qui connaît la

terre a la science ; celui qui connaît le ciel possède la

suprême science.

Le savoir provient du keou 5.

Le keou provient du kun.

Le kun étant combiné avec les nombres, c’est ce qui règle et

dirige toutes choses.

Tcheou-Kong dit : ceci est admirable 6.

# En bref, ce que ce précieux document nous enseigne, c’est

un savoir qui repose sur la métrique, ce sont des moyens de

mesure. Le triangle rectangle de côtés 3,4 et 5, l’équerre, nous y

1 Le kun circulaire désigne le compas. Le kun réuni indique la réunion de deux équerres par les hypoténuses. On forme ainsi un carré ou un rectangle. 2 Gaubil dit, conformément à la glose d’une phrase précédente, que le cercle répond,

chez les Chinois, au nombre 3 multiplicateur du diamètre, que le carré répond au nombre 4, et que ces deux nombres représentent, chez les Chinois, le ciel et la terre. 3 Ceci semble indiquer que l’on conçoit le cercle comme un polygone d’un grand

nombre de côtés [??]. 4 La figure li paraît indiquer l’emploi d’un globe, ou demi-globe, sur lequel se

représentait le ciel. Le second caractère li signifie « intérieur » ; il se rapporte à la

terre. Y avait-il deux demi-globes, dont l’un représentait le ciel, l’autre la terre ? 5 Kou est ici pour keou-kou « l’équerre ou triangle rectangle ». Gaubil a confondu

ensemble, dans sa traduction, les phrases qui suivent, et les éditeurs y ont joint

plusieurs fautes d’impression. 6 Ici se termine la première partie du volume attribué à Tcheou-Kong, la seule que

Gaubil ait traduite.

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apparaît comme le fondement de la mesure et du nivellement. Il

permet la mesure de l’inaccessible, le ciel, aussi bien que

l’arpentage effectif de la terre. Et le rapport des 3 côtés est

vraisemblablement le moyen, avec l’angle droit, de déterminer

des mesures inaccessibles par des mensurations effectives. Il

nous avait paru que la recherche de l’hypoténuse en fonction des

côtés 10 et 40, chez les Chaldéens, pouvait avoir le même objet.

Il est probable qu’on peut encore induire du commentaire qui

assigne 3 comme le nombre du ciel et du cercle, et 4 comme

celui de la terre et du carré, qu’on a là un exemple de quadrature

très primitive de la circonférence, considérée comme le triple du

diamètre, de l’unité, tandis que le périmètre du carré en est le

quadruple. Cette quadrature, ou cette expression de la longueur

de la circonférence par rapport à celle du carré construit sur son

diamètre 3/4, devait être à une époque reculée, répandue dans

toute l’Asie, puisque nous la retrouvons dans les évaluations de la

Bible relatives au bassin circulaire du temple de Salomon, et que

l’hexagone inscrit dans le cercle assyrien (6 rayons, c’est-à-dire 3

diamètres) peut s’y rapporter. Les Hébreux ont été en rapports

constants avec leurs frères sémites d’Assyrie.

Arrivons à ce qui est capital dans notre texte, au triangle

rectangle.

Il semble tout à fait difficile, même si le texte du Tcheou-Pei

ne peut être daté d’une façon certaine et s’il est relativement

jeune (on le situe en général entre le VIe et le Ier siècle), de

supposer qu’il ne rapporte pas une tradition ancienne remontant

au moins aux temps des Tcheou, au IXe ou au VIIIe siècle avant

notre ère. Et ces dates approximatives s’accordent à peu près

avec celle que nous permettront d’envisager les documents

hindous sur le même sujet. Il semble plus difficile encore de voir

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dans le Tcheou-Pei quoi que ce soit qui rappelle la manière

grecque du début du Ve siècle, c’est-à-dire, pour abréger, la

manière pythagoricienne. Et cependant il s’agit bien là de l’objet

même des démonstrations capitales attribuées à Pythagore, en

tout cas des premières démonstrations capitales de l’école

pythagoricienne et de la géométrie grecque. Mais il s’agit

uniquement de leur objet, et il ne s’agit absolument pas de ces

démonstrations. Nous avons les connaissances que démontreront

les théorèmes grecs. Nous n’avons pas ces théorèmes, ni rien qui

les rappelle, d’aussi loin qu’on voudra, car nous ne sortons pas

d’un cas particulier qui s’est imposé à l’observation instinctive et

sans aucun effort d’universalisation. Nous sommes donc en

présence de connaissances qu’on peut dater du millénaire qui

précède notre ère, avec grande vraisemblance, de son deuxième

quart, sinon plus haut. Et ces connaissances paraissent bien avoir

pénétré tous les grands peuples de l’Asie, sans qu’on puisse dire

au juste où elles ont pris naissance. C’est, à cette ancienne

époque, un patrimoine commun de l’humanité éclairée. Ce

patrimoine commun appartient indiscutablement à ce qui est

devenu notre science, à ce qui va devenir, dès la fin du VIe siècle,

la science grecque. N’assistons-nous pas vraiment à ses débuts ?

Que ce soient les éléments mêmes sur lesquels s’exercent les

premières spéculations logiques des Grecs, il est à peine besoin

de le faire remarquer.

Le kun, la « règle pour compter », est de « 9 fois 9, qui valent

81 ». La première table de multiplication dans le système

décimal, qui dispense de la méthode de duplication égyptienne,

sur quoi se fonde la méthode opposée par Platon à celle-ci, et qui

reçoit le nom de méthode hellénique, est appelée

traditionnellement la table de Pythagore.

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C’est une table à double entrée constituée par un carré de 9

cases de côté. Les 9 chiffres significatifs y sont rangés à la suite

dans les 9 cases de chaque entrée. Tous leurs produits deux à

deux occupent les autres cases, selon la loi connue. Est-ce une

hypothèse trop hardie que de croire que la règle chinoise « pour

compter de 9 fois 9 qui valent 81 » ne doit pas être sans analogie

avec elle ? N’est-elle pas présentée par le premier commentateur

comme l’origine de la multiplication et de la division ?

D’autant plus que, pour le Keou-Kou, l’équerre ou triangle

rectangle, nous avons dans le texte (ajoutées par un

commentateur, mais ancien, ou reproduites de la source

originale, il est impossible de le savoir) les trois fameuses figures

signalées en note par Ed. Biot. Ces trois figures sont des carrés

de 7 cases de côté formant ainsi des tables de 49 petits carrés.

La décomposition du carré en carrés plus petits qui rappellent

tout à fait les gnomons pythagoriciens successifs et formés les

uns autour des autres a bien l’air d’être une méthode chinoise

générale de « monstration », si l’on nous passe le mot.

Que nous enseignent ces figures appelées tableaux (ou tables)

de la corde, de gauche et de droite ? Elles nous « montrent »

toutes trois la mesure du carré donné par des petits carrés égaux

chacun à chacun. Mais, de plus, dans chacun de ces carrés

identiques sont tracés des carrés inscrits enveloppant un nombre

moindre de petits carrés. Si l’on élimine une construction

superposée au carré inscrit de côté 5, la première figure nous fait

voir que le carré construit sur ce côté, c’est-à-dire sur la corde ou

l’hypoténuse, le king-yu renferme 25 de ces petits carrés ; la

seconde, que, le carré construit sur le côté 4, le kou en renferme

16 ; la troisième, que le carré construit sur le côté 3, le keou, en

renferme 9. La conclusion, c’est que la somme des petits carrés

construits sur les côtés de l’angle droit de 3 et 4 unités est égale

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à la somme des petits carrés construits sur la corde de 5 unités.

C’est la vérification expérimentale des deux dernières assertions

arithmo-géométriques de notre texte, la preuve, à peu près au

sens que donne à ce mot le papyrus de Rhind, dans la vérification

des solutions de tous ses problèmes arithmétiques. Et, comme

dans le Rhind, la preuve est aussi en somme un moyen de

trouver la solution, puisqu’elle l’établit. Elle est à mi-chemin de la

démonstration rationnelle. Elle est une démonstration logique si

on donne à ce mot son sens technique grec primitif : calculée :

une démonstration par le calcul.

C’est pourquoi Biot 1, dans son commentaire à la traduction du

Tcheou-Pei, dit que cette vérification est « purement

arithmétique, et comme un simple énoncé de fait ». Le mot

purement est de trop. La monstration par les figures la met à mi-

chemin d’une démonstration géométrique, c’est-à-dire par

construction de lignes. La décomposition en carrés est bien une

construction — très primitive — puisque, nous la trouvons comme

procédé technique de dessin, sur certaines surfaces égyptiennes

fort anciennes, pour y transporter le décor modèle et sur des

vases chaldéens du quatrième millénaire (Our, Kish). Mais c’est

une construction presque numérique et tout à fait à la manière de

l’arithmétique géométrique des Pythagoriciens qui figurent les

nombres (triangulaires, pyramidaux, carrés, gnomons, obliques,

etc.) par des constructions de lignes ou de points formant figures,

c’est-à-dire encore des lignes.

« Simple énoncé de fait » est aussi exagéré. Énoncé de fait,

sans doute, mais « simple » est de trop, car il y a à côté de

l’énoncé un effort de preuve. Il ne suffit pas à l’esprit de répéter

avec confiance l’assertion traditionnelle, ou de l’utiliser comme un

1 Journal des Savants, 1842, p. 5 de l’extrait.

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73

réflexe. Ce n’est pas une heureuse rencontre empirique fortuite

acceptée sans plus pour son utilisation et comme instrument

pragmatique. Il y a effort de réflexion pour justifier en droit le

fait. Les figures en sont la preuve.

Et ces figures ne rappellent en rien les démonstrations

grecques, du moins celle des éléments d’Euclide, puisque nous ne

connaissons pas celle qui porte le nom de Pythagore. Du moins

connaissons-nous celle de Platon, dans le Ménon, à propos du

triangle rectangle isocèle (où l’hypoténuse est la diagonale du

carré). Elle n’a rien de commun, étant purement géométrique,

avec celle de Chang-Kao. Nous sommes avec lui à un âge

antérieur de la pensée scientifique, à une époque antérieure de la

science, — au sens que ce mot prendra jusqu’à nous, et dans

notre civilisation occidentale ; — mais, dans la direction qui

aboutira à celle-ci, sur son chemin, et c’est pourquoi nous disons

« antérieur » et non pas « autre », comme il le faudrait dire dans

les mystiques orientales. Il y a ici détachement, divergence de

quelque chose de différent, eu égard à ces mystiques. La

démonstration logique est encore monstrative et intuitive. Tout

de même, elle est logique, et elle compte. Le calcul a bien déjà

quelque chose de démonstratif et de rationnel.

Que dire de la figure inscrite dans le premier carré : 4

triangles, rectangles égaux, laissant, en dehors d’eux et au

milieu, l’un des 25 petits carrés ? Zeuthen, suivi par Milhaud, a

voulu y voir une autre démonstration du théorème. Le carré de

49 petits carrés se décompose en 4 rectangles de côtés 3 et 4,

qui laissent de côté le 49e petit carré du milieu et font ensemble

48 petits carrés. Or, si nous traçons les diagonales de ces

rectangles, nous formons un carré intérieur qui comprend 4 demi-

rectangles, dont chacun est un triangle rectangle de côté 3 et 4.

Le carré intérieur comprend la moitié des petits carrés dont se

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composent nos 4 rectangles, soit 24 plus le petit carré du milieu,

donc 25 petits carrés. Et comme ses côtés sont tous les

hypoténuses de nos triangles, il est bien le carré construit sur

cette hypoténuse. Cette hypoténuse est donc de 5, et le carré

construit sur elle est bien de 25, somme des petits carrés

construits sur les côtés (et que la figure peut représenter aussi,

sans avoir besoin de recourir aux deux autres).

La démonstration, qui garde les mêmes caractéristiques que la

précédente : arithmético-géométrique, et semi-intuitive, en ce

sens qu’il suffit de voir, puis de compter, est cependant plus

savante.

Le malheur est que la figure chinoise n’est pas du tout

disposée de la sorte. Elle montre le carré de côté 5 inscrit au

milieu du carré de côté 7, les côtés étant parallèles à ceux de ce

dernier, comme dans la figure de droite et celle de gauche, — ce

qui n’a aucune analogie avec la démonstration de Zeuthen. Cette

dernière exigerait que le carré inscrit ait ses côtés obliques par

rapport aux côtés du carré circonscrit, et joignant sur chacun des

côtés, le point de segmentation entre le 3e et le 4e petit carré 1.

Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons que conclure — et

formellement — à une prégéométrie relative au théorème de

Pythagore. Ce théorème est bien, dans la géométrie d’Euclide, le

couronnement du premier livre. Il en constitue la quarante-

septième et dernière proposition. Et toutes celles qui la précèdent

sont en quelque sorte les conditions nécessaires et suffisantes de

sa démonstration. Nous savons quel rôle il joue au point de vue

des caractéristiques de l’espace euclidien. Il en détermine la

métrique. L’histoire de la géométrie orientale commence avec lui

1 A propos de la Pensée chinoise de Marcel Granet. — V. Appendice Nouvelles notes

additionnelles.

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75

2500 avant Jésus-Christ, en Chaldée. Elle se raccorde dans le

papyrus de Rhind, dont l’original se situe vers — 1700, avec les

remarques métriques sur les sommes de carrés, carrés parfaits,

— qui, sans se poser comme géométriques, du moins dans les

documents qui nous sont parvenus, se rapportent tout de même,

bien qu’elles soient purement arithmétiques, à des mesures de

surface. Elle réapparaît, comme procédé métrique général et

fondamental, — car remarquons qu’elle est bien posée ainsi avec

le Tcheou-Pei, — dans la Chine des IXe-VIIIe siècles, sans grand

risque d’antidater. C’est une tradition qu’on nous expose. Nous

allons bientôt voir que l’Inde des VIIIe-VIIe siècles a connu, en

outre, d’autres triangles rectangles, dont le carré de l’hypoténuse

est un entier, somme des carrés des côtés de l’angle droit.

Ne nous penchons-nous pas là sur le berceau de notre

géométrie, berceau oriental et d’abord proche-oriental, où serait née

la géométrie grecque vers la fin du VIe siècle ? Nous ne pouvons pas

dire davantage. Mais cela, nous croyons pouvoir le dire.

2

Représentations géométriques : Les cartes

@

Les Chinois ont donc su, de bonne heure, tant dans leurs

pressentiments géométriques que dans leur astronomie, manier

le carré et le cercle.

Et ces deux figures leur ont fourni, d’assez bonne heure aussi,

des moyens projectifs de représentation. Les Chaldéens s’étaient

montrés grands amateurs de tables numériques. Les Chinois nous

apparaissent comme amateurs de tableaux. Dans leur métrique,

dont le triangle rectangle de côtés 3, 4 et 5 est, à leur dire, la

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La science chinoise

76

pierre angulaire, ils se sont servis, nous l’avons vu, de la

décomposition du carré en carrés plus petits et en triangles.

Le cercle et le carré, avec les nombres 3 et 4, représentaient,

nous le savons, le ciel, le parasol céleste, et la terre, le char

terrestre. Mais cette figuration rudimentaire fut poussée et

compliquée. « Dans l’un des plus anciens documents chinois

connu sous le nom de Tribut de Yu, le schéma de l’Empire (c’est-

à-dire du monde terrestre, car la seule expression désignant

l’Empire est celle de « Dessous du ciel ») est constitué par des

carrés concentriques orientés Nord-Sud. Le carré central

(royaume du Milieu) est celui qui est administré directement par

le Fils du Ciel ; ensuite vient la zone des fiefs relevant

immédiatement de lui ; puis celle des seigneurs médiats, puis des

peuplades tributaires, et ainsi de suite, le degré de civilisation

étant indiqué par la proximité du centre et l’indépendance

complète signifiant la sauvagerie absolue 1. »

Plus tard, vers la fin du IVe siècle, en dehors donc de la période

que nous étudions, sous les influences hindoues elles-mêmes,

peut-être mêlées à des influences occidentales (dans les notices

qui, seules, nous ont été conservées, on trouve, à côté d’éléments

du folk-lore hindou, des traces de folk-lore hellénique), la

cartographie deviendra un peu moins puérile : il s’agira alors de

neuf continents, et la Chine n’y sera plus que la neuvième partie

du continent Sud-Est. Mais, depuis longtemps, les Grecs savaient

faire des cartes moins fantaisistes. Seul est à retenir le

pressentiment de la figuration géométrique et projective qui

remonte sans doute assez haut et est au moins contemporain de

la tradition géométrique rapportée par le Tcheou-Pei.

@

1 L. DE SAUSSURE, Revue générale des sciences, 30 déc. 1921, p. 731, note 1.

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77

CHAPITRE IV

LA PHYSICO-COSMOLOGIE CHINOISE : LE MYTHE

@

L’ancienne physique cosmologique des Chinois nous paraît

avoir les mêmes caractères que celle de la Chaldéo-Assyrie et de

l’Égypte. Elle est, jusqu’à l’époque où nous nous arrêtons,

mythique et ne relève guère de l’histoire de la pensée

scientifique. C’est décidément avec la Grèce, avec l’Ionie, dès les

débuts du VIe siècle, que la physique entrera dans la science et

ce ne sera pas sans difficultés ni mélange avec le mythe. Peu ou

prou, cependant, dès Thalès, le mythe se laïcise et cherche à

prendre allure scientifique, — toujours dans le sens que notre

civilisation occidentale a fini par déterminer pour ce mot. — Pour

donner une idée de cette physico-cosmologie mythique, qui sort

tout à fait de notre cadre, nous en empruntons un résumé

sommaire au dernier ouvrage d’ensemble qui a paru sur la

civilisation chinoise : on n’en appréciera que mieux le

gigantesque effort spirituel des physiciens de l’école d’Ionie.

Les Chinois se figuraient le monde « comme un char dont la

terre carrée est le fond et le ciel rond le dais. Le ciel a neuf

étages, chacun séparé de l’autre par une porte... A l’étage le

plus élevé, dans la Grande Ourse, est le Palais céleste, Ts’en-

Wei Kong, demeure du seigneur d’En-haut, qui, de là,

gouverne le ciel et la terre. Ce palais est gardé spécialement

par le Loup Céleste, c’est-à-dire l’étoile Sirius, qui tue ceux

qui approchent...

Sa face inférieure est plate, pareille à une roue de char. Entre

elle et la terre il n’y a pas de parois pour limiter le monde ; il

y a simplement aux huit extrémités de la terre des piliers qui

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La science chinoise

78

soutiennent le ciel, le séparent d’elle et l’empêchent de

tomber ; il repose immobile sur eux, tandis que sous lui se

meuvent le soleil, la lune et les étoiles. A l’origine, les piliers

étaient égaux, et le ciel et la terre étaient parallèles ; mais, à

la suite d’un cataclysme, où le pilier nord-ouest, le mont Pou-

Tchéou fut renversé, le ciel et la terre tombèrent l’un vers

l’autre de ce côté ; depuis ce temps, le ciel penche vers le

nord-ouest et la terre vers le sud-est, l’étoile polaire n’est

plus au centre du ciel, les astres « coulent » chaque nuit d’est

en ouest, et les fleuves sur terre coulent de l’ouest à l’est.

Au-dessous du ciel coule le Fleuve Céleste, T’ien-ho, appelé

aussi la Han Céleste, T’ien-han, ou la Han des nuages, Yun-

han, c’est-à-dire la Voie Lactée... Dans le firmament court

une sorte de fente, Line-K’ine, par où brille l’éclair...

« Le soleil et la lune ne sont pas exclusivement des êtres

célestes. Le soleil, sorte de boule de feu, pareil à une fleur de

lotus, passe la nuit sur terre... Puis il traverse la vallée

lumineuse, Yang-Kou, où son passage produit l’aurore, et

monte au ciel par les branches d’un arbre immense, le K’ong-

sang ou fou-sang, haut de mille li, aux feuilles pareilles à des

grains de moutarde ; il commence alors sa course

journalière... jusqu’au soir, où il redescend à l’occident au

mont Yen-tsen ; et, quand il a disparu, les fleurs lumineuses

de l’astre jo, qui sont les étoiles éclairent « la terre d’en

bas ». Parfois, au milieu de leur course, le soleil et la lune

sont attaqués par des monstres, le K’i-lin, qui mange le soleil,

le crapaud à trois pattes, tan-tchou, qui dévore la lune, et

c’est alors que se produisent les éclipses...

« Au-dessous s’étend « la terre d’en bas ». Elle est divisée en

zones concentriques : au milieu, les neuf provinces kieou-

tcheou, de la Chine, que des barbares entourent de toutes

parts...

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

79

Plus loin les quatre mers, Sseu-Lai, qui communiquent entre

elles et entourent le monde habité comme le Fleuve Océan

des Grecs. Au delà des quatre mers, Lai-Wai, des terres

immenses peuplées de dieux et d’êtres fantastiques : c’est là

que résident les dieux des vents, dont deux sont chargés

d’arrêter le soleil au terme de sa course annuelle vers le nord,

à son lever au solstice d’été, à son coucher au solstice

d’hiver...

Dans l’angle opposé au sud-est, s’ouvre le Grand Abîme, Ta-

Ho, gouffre sans fond où les eaux du monde terrestre et

celles du Fleuve Céleste (la voie lactée) se jettent toutes sans

qu’il croisse ni décroisse. Au delà, c’est le vide ; « en bas,

c’est un gouffre profond, et il n’y a pas de terre ; en haut,

c’est l’espace immense, et il n’y a pas de ciel ».

Telle était la manière dont les Chinois anciens se

représentaient le monde, et, ne différant pas en cela des peuples

antiques, ils s’y donnaient à eux mêmes la place d’honneur, dans

le « pays du milieu » de la terre Tchong-Kouo, seul foyer de

civilisation parmi les hordes barbares 1.

Plus tard, à l’époque de Confucius et surtout de son disciple

Mo-Tseu (seconde moitié du Ve siècle), s’organise une physique

cosmologique qui, dans une certaine mesure, commence à

rationaliser le mythe, mais en lui conservant son caractère

mystique et magique, car elle le rattache directement aux

trigrammes et aux hexagrammes divinatoires, bases du système

mytho-métaphysique de Confucius. Dans le langage d’Auguste

Comte, cet effort nous représentait assez bien la transition du

théologique au métaphysique, mais plus près du premier que du

second : une métaphysique à caractère théologique, en tout cas

1 H. MASPERO, La Chine antique, pp. 11-16. Cf., dans l’Évolution de l’Humanité, t. XXV

bis, Marcel GRANET, La Pensée chinoise.

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La science chinoise

80

assez voisine de la magie par suite de sa parenté avec la

divination et les moyens divinatoires, et imprégnée d’une sorte de

mysticisme rationalisé ou plutôt ordonné et logifié, qui nous

paraît caractériser assez bien la pensée de Confucius, quant à la

nature et à l’univers matériel.

En gros, — sans que nous puissions insister ici sur une

spéculation d’allure aussi peu scientifique, les 11 520 choses, les

transformations du monde physique (le devenir des Grecs) sont

causées par le va-et-vient perpétuel du yang et du yin. Leur

pénétration réciproque, le t’ong, produit les choses visibles : les

vases k’i. Le tao est la succession, la participation, croyons-nous,

du yang et du yin ; si l’on veut : le devenir, à condition de n’en

pas helléniser trop le sens, et en l’envisageant plutôt dans sa

cause invisible, les k’ien étant les effets visibles.

« Le tao précède la forme, et ce qui s’ensuit s’appelle vases :

k’i. » Les k’i produisent enfin les êtres sensibles, les 11 520

choses, wan-wou. Le k’i, le vase ou la forme devenant visible (car

c’est le vase qui donne à son contenu sa forme) procède du Tao,

un peu comme dans l’hellénisme l’espèce procédera de la forme,

en donnant à ce mot un sens bien plus mystique, bien plus

imprécis, que le sens aristotélicien, ou que celui que Platon

confère à l’Idée. Évidemment rien ne serait plus faux que

d’helléniser cette mythophysique. Mais la physique de l’Hellade,

quoique rationalisée, se souviendra du mythe plus qu’on ne le dit

couramment.

Et nous ne pouvons nous empêcher ici de songer à quelques-

uns de ses thèmes les plus essentiels. Les modes d’explications

ont été, en somme, à les envisager de façon très grosse et très

synthétique, peu nombreux jusqu’à nos jours dans la pensée

scientifique. Nous ne sommes pas sûrs que nous ne soyons pas

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

81

ici en face de modes lointainement analogues, et qu’il n’y ait en

Chine quelque principe d’explication qui pressent, — pour

expliquer le changement, — et la mixture et la hiérarchie des

passages, et l’invisible (en puissance ?) qui devient visible et lui

préexiste pour l’informer. Ne voyons pas là des influences

directes, dont il y aurait à chercher l’origine, mais des analogies

qui appartiennent peut-être à la pensée de l’espèce humaine,

tout au moins à la pensée commune de multiples civilisations. Ce

qui ne serait pas moins important au point de vue historique.

Les Taoïstes ne feront-ils pas plus tard du tao le réel, la chose

en soi ?

Ne dissimulons pas tout ce qu’a d’arbitraire, d’hypothétique et

de personnel notre hypothèse. Et revenons tout de suite à des

assertions moins risquées et plus sûres.

Le yang, principe mâle, s’apparente au ciel, à la lumière, au

chaud et au sec ; le yin, principe féminin, à la terre et aux

qualités contraires des précédentes. Dans les trigrammes

divinatoires, le yang est représenté par les lignes continues,

« fortes » (kang), le yin par les lignes rompues, « faibles »

(yeou) ; les deux sortes de lignes constituent ensemble le Tao.

A la combinaison de ces lignes, à l’univers des deux sortes de

lignes, arrangées en trigrammes et en hexagrammes,

correspondent les passages, la hiérarchie des formes visibles,

indéterminées d’abord avec l’assemblage deux à deux, puis

déterminées en k’i avec les assemblages 3 à 3 des 8 trigrammes

— enfin les choses particulières, les wan-wou, par les

assemblages 6 à 6, des 64 hexagrammes.

Qui sait combiner les hexagrammes divinatoires agit sur le

monde sensible par l’intermédiaire du monde idéal. Voilà donc

qu’apparaît l’action sur la nature. En vertu de la science

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divinatoire, de la magie, certes. Mais prenons-y garde ! La magie

est déjà systématisée, rationalisée ; c’est une combinaison

logique. Nous ne sommes pas dans la science. Mais nous sommes

à ses portes. Au Ve siècle, peut-être au VIe siècle, il est vrai, car

cela, c’est l’enseignement de Confucius, contemporain du

rationalisme grec, mais combien différent, malgré les analogies

lointaines, et une sorte de pythagorisme, sans les éléments

proprement scientifiques qui se mêlèrent à celui-ci, au même

moment. Il ne peut y avoir si tôt influence venue de Grèce. Quant

à une influence venue d’Asie, sur l’Ionie, et une source lointaine

commune, sous la forme vague d’une hypothèse très générale,

elle est vraisemblable. Sous une forme précise, il n’y a rien,

absolument rien à en dire.

Mais, pour ne plus considérer que la Chine elle-même, la

doctrine dont nous venons d’esquisser quelques grands traits et

qui a dominé la pensée philosophique chinoise jusqu’à nos jours

remonte par ses premières origines bien plus haut que le VIe

siècle. Elle tient au plus profond et au plus lointain de cette

pensée.

M. Granet, qui, dans l’Évolution de l’Humanité, donne un

tableau de la civilisation de la Chine antique, a, dans les si

remarquables ouvrages qu’il a déjà publiés sur des points

particuliers, — essentiels d’ailleurs, — relié directement pour

l’époque qui nous intéresse, les grands mythes cosmologiques à

la civilisation des clans.

Les croyances les plus anciennes auxquelles il nous est permis

de remonter en Chine se seraient formées dans les fêtes

paysannes, liées aux saisons et aux événements de la vie agricole

et sociale. Avant qu’il y eût des villes, les clans paysans, séparés

le reste de l’année, ne se réunissaient qu’aux fêtes équinoxiales,

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

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qui devenaient par là même des fêtes d’épousailles. Les clans ont

en effet, dans la société de clans, une fonction matrimoniale et

indiquent la possibilité et la nécessité de l’union entre membres

de clans différents mais couplés à cette fin. Les théories de

jeunes gens et de jeunes filles qui s’opposaient dans les jeux

rituels institués à cette fin, les hommes en plein soleil, les

femmes à l’ombre, ont été l’origine des conceptions

cosmologiques qui font résulter l’univers de l’union du Ciel et de

la Terre, du Yang et du Yin, plus ou moins identifiés avec eux.

Liés aux habitudes saisonnières qui condamnaient à la retraite le

paysan pendant la mauvaise saison et l’incitaient à l’activité

pendant la bonne, le Yang et le Yin devinrent des principes

moraux en restant des principes naturels, dans un système de

concordances, d’analogies générales entre le monde terrestre et

l’homme moral et social. Le yang s’apparente au solstice d’été, à

l’heure de midi, au sud ; le yin, au solstice d’hiver, à l’heure de

minuit, au nord. « Tels les exprime le vieux calendrier de forme

mystique qu’a conservé le Chou-king. Ils donnèrent le cadre où

tout le savoir humain vint s’ordonner. Toutes les choses qui

pouvaient s’opposer deux à deux furent classées sous les

catégories yang ou yin. » En même temps qu’ils servaient à

classer les choses, ils servaient à analyser et à expliquer les

phénomènes. Ils apparaissaient comme les principes

cosmogoniques par lesquels tout, dans l’Univers, se produit. Les

noces que la nature célébrait, pendant les fêtes sexuelles du

printemps et de l’automne, étaient celles du yin et du yang.

C’était dans l’arc-en-ciel que se faisait cette union 1. La

dialectique des contraires et la classification dichotomique

s’esquissent dans cette primitive cosmogonie. Elles se précisent,

1 GRANET, Fêtes et Chansons de l’ancienne Chine, p. 275.

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

84

s’épurent, se compliquent logiquement jusqu’au Ve siècle. Et,

jusqu’à nos jours, elles resteront fondamentales dans la

spéculation et le savoir chinois.

Au point de départ, les analogies sont frappantes avec la

plupart des manifestations de la pensée humaine non évoluée

sans qu’on puisse déceler de façon certaine des influences

positives. Le progrès de la spéculation, sous des différences qui

se voient d’elles-mêmes, s’y dessine dans un sens qui n’est pas

loin de celui où progresseront, mais avec une tout autre allure,

une tout autre ampleur, de tout autres audaces révolutionnaires

du génie individuel, la pensée grecque et la pensée occidentale. Il

nous semble ici assister à un glissement sur le même versant,

mais qui tournera court et s’arrêtera net, au lieu de continuer en

avalanche.

@

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

85

CONCLUSIONS

EFFORT SYNCRÉTIQUE

@

La manifestation la plus importante, la plus symptomatique de

cet effort rationnel, si différent dans ses modalités de l’effort

hellénique, même à ses débuts, mais qui tout de même poursuit

un but parallèle, c’est une représentation générale du monde

qu’on vient de voir s’ébaucher par fragments, mais qui a été

conçue de très bonne heure dans ses grands traits et dans toute

sa généralité.

Il est superflu peut-être de le dire. La représentation

rationnelle cherche, par-dessus tout, l’unité : une unité, une

harmonie logique, un cosmos. La cohérence de la pensée

rationnelle veut la cohésion de l’univers, l’ordre moniste.

La subordination hiérarchique des choses aux deux principes

suprêmes, unis dans le Taô par la dérivation logique des

« médiations », l’opposition et la classification des contraires qui

en résulte, la production des choses par le mélange, la

compénétration, les victoires alternatives des deux principes, tout

cela nous achemine par le mythe à l’unité logique. Mais de très

bonne heure, semble-t-il, la construction logique s’est élaborée

d’une façon plus minutieuse.

La Terre a été conçue comme homologue au Ciel, dont elle

reproduit et imite l’ordre, de façon plus ou moins pure. Il y a là

comme un monde sublunaire et corruptible soumis au monde

incorruptible du ciel. De même façon le monde des choses

visibles est soumis à celui des choses invisibles, au monde idéal.

Le monde céleste, le monde idéal sont strictement ordonnés, et

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La science chinoise

86

par des lois numéro-géométriques : les mouvements des astres,

les combinaisons des trigrammes et des hexagrammes. Mais les

analogies avec les thèmes de la civilisation occidentale s’arrêtent

à peu près ici. La représentation chinoise n’approfondit pas plus

loin sa rationalité et reste engagée dans le mythe.

Le ciel est divisé en cinq parties : les quatre points cardinaux

et le pôle, une région centrale et quatre régions périphériques. Il

en est de même de la Terre, dont l’empire est la partie centrale

correspondant à la région des étoiles de perpétuelle apparition au

Ciel. Le palais de l’Empereur, Fils du Ciel, l’Homme unique,

occupe le centre de cette région, comme le Seigneur d’en-Haut,

le Chang-Ti, réside dans l’étoile polaire, l’Unité du Ciel ou l’Unique

au Ciel. L’Empereur, par les rites, l’astronomie et le calendrier,

fait régner l’ordre sur la Terre, mais le subordonnant à l’ordre

céleste, « en conformant les nombres de la Terre aux nombres du

Ciel ». L’horizon terrestre correspond à l’équateur céleste et aux

mêmes divisions cardinales.

A ces cinq régions correspondent les cinq éléments, la Terre,

élément central, et les quatre autres, périphériques : le bois et la

couleur verte, le feu et la couleur rouge, le métal et la couleur

blanche, l’eau et la couleur noire.

Le monde moral et humain est représenté par analogie avec

ce monde visible et terrestre, comme lui-même est l’homologue

et du monde visible et du monde céleste. Les cinq dynasties ont

régné chacune par la vertu des éléments et ont triomphé les unes

des autres comme les éléments triomphent les uns des autres

dans le devenir, ainsi que les deux principes suprêmes.

Il n’est pas utile de poursuivre, dans les détails, toute cette

construction. D’autant plus qu’il est bien difficile d’en dater les

étapes. De haute antiquité sont seuls sans doute les traits

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La science orientale avant les Grecs

La science chinoise

87

généraux et sous une forme obscure et vague.

Ce qui nous importe ici, c’est moins la réalisation que le

mouvement d’esprit qui la commande. La réalisation est

proprement, spécifiquement, chinoise. Elle n’a eu aucune fortune

en dehors de la Chine. Mais le mouvement d’esprit nous semble

humain. C’est le même que nous avons vu partout, sous le

mythe, le religieux, le magique, frayer sa voie à une raison qui

paraît bien, comme la définira Aristote, porter la marque de

l’humanité. Et par là, dans tout l’Orient protoscientifique, si l’on

ose l’expression, malgré toutes les différences et les réserves que

comporte une telle généralisation, en lui conservant les formes

vagues sous lesquelles on le devine, ce premier élan est le

prélude au mouvement d’esprit qui, en s’accentuant et

s’organisant, accentuera du même coup et organisera la

civilisation hellénique et occidentale.

@

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88

NOTE ADDITIONNELLE

A propos de la Pensée chinoise de Marcel Granet (Notes relatives à la page 395)

@

Ce livre avait déjà paru quand M. Granet a publié dans l’Évolution de

l’Humanité son ouvrage sur « la Pensée Chinoise ». Les résultats très

importants que ses recherches apportent en la matière ne pouvaient

pas ne point éclairer — par certains endroits — notre propre enquête

sur la science orientale. Avec des hypothèses sagaces M. Granet a

étudié dans son Livre II, au chapitre III, sections V et VI, le conception

du monde des Chinois anciens et il arrive à en reconstituer l’histoire.

L’effort de M. Granet s’arrête, bien entendu, où commence le nôtre.

Nous avons marqué, aussi fortement que nous le pouvions sans rompre

notre cadre et dépasser les limites de notre enquête, que notre future

science est d’abord liée avec la religion, le mythe, la magie, la

divination, et en sort. Nous n’avions à la prendre qu’au moment où elle

en sort. Mais ce dont elle sort a une importance première. En quoi le

travail de M. Granet nous eût été très utile s’il avait paru avant le nôtre.

Tel quel, que modifie-t-il à ce que nous avons dit ?

M. Granet n’étudie la gamme, les proportions, les nombres, le

calendrier, les saisons, les orientations et les éléments, qu’en vue de

nous faire pénétrer la pensée chinoise dans sa complexité et dans son

unité ;la conception chinoise de l’Univers et, au milieu de cet univers,

de l’homme. Macrocosme et microcosme étroitement unis ici, comme ils

le sont si généralement dans toutes les pensées antérieures et si

souvent encore dans les spéculations grecques. Il ne faut pas voir là,

croyons-nous, des influences et des filiations, mais une attitude

générale humaine, soutenue sans doute par de nombreuses et à peu

près constantes collusions entre les grandes civilisations d’autrefois.

C’est une idée sur laquelle nous sommes souvent revenu, qu’elles ne se

développent point en vase clos et qu’il y a eu entre toutes, des liens

assez étroits — documentairement improuvables — mais qui, dans les

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La science chinoise

89

résultats, sont manifestes.

M. Granet, d’autre part, ne veut parler, avec une prudence qu’on ne

saurait trop louer, que d’une filiation de traditions à l’intérieur de la

pensée chinoise, sans les dater, parce que toute datation est

impossible. Nous sommes forcé d’être moins prudents, tout en étant

d’accord avec lui sur une pensée sous-jacente qu’il se garde d’exprimer

parce qu’elle n’est qu’une conjecture, — à la vérité bien séduisante. La

chronologie de détail ne lui importe pas essentiellement. Pour nous elle

est centrale.

Il est hors de doute maintenant que l’appareil de monstration dont

Zeuthen, suivi par Milhaud, nous parle à propos des Hindous, sur le

triangle de côtés 3, 4 et 5, se trouve chez les Chinois. (Mais à quelle

date, et quelle est sa signification véritable ? Ces deux questions liées

posent tout le problème, et dans les termes où nous l’avons posé.)

Tombe donc la restriction que nous faisions au 1er alinéa de la p. 395,

sur la foi d’une description trop vague que fait Biot de la figure

chinoise ; car si le carré 25 pouvait être situé dans le carré 49, de façon

à montrer la propriété dite pythagoricienne, il n’en saurait être ainsi

évidemment des carrés 9 et 16.

Dans les textes chinois la figure est toujours donnée avec une

décomposition en petits carrés, donc qui nous permet de compter

mieux, qui n’est elle-même qu’un compte et indique clairement qu’elle

ne repose que sur un compte, et un compte particulier et empirique.

C’est la monstration dont nous avons parlé en l’opposant à la

démonstration hellénique, mais en l’y raccordant formellement.

Dans les documents les plus anciens qu’expose M. Granet, il s’agit

de tout autre chose que d’une spéculation exclusivement géométrique

sur le triangle 3, 4 et 5. Il s’agit d’une pièce dans tout un ensemble

remarquablement lié, qui comprend, entre autres, le gnomon, la

gamme et les tubes musicaux, les saisons, les points cardinaux, les

orientations, les éléments, l’espace-temps mythique, les nombres

magiques, sous-tendant un système de représentation de l’univers. Un

des objectifs principaux est de faire voir que 49 peut être pris pour 50

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ou, plus généralement, que l’on a toujours le droit d’omettre ou

d’ajouter une unité pour les concordances numériques cherchées.

Peut-être y avait-il par derrière une spéculation exotérique plus

proprement géométrique dont nous n’avons rien jusqu’ici. Nous serions,

plus encore que M. Granet lui-même, porté à le croire, pour des raisons

que l’on verra et qui sont d’un autre ordre que la propriété

pythagoricienne. Mais dans la pensée chinoise qu’il nous retrace, il

s’agit d’une vaste spéculation mythico-magique où tout se systématise

d’une façon aussi étroite que remarquable autour des nombres et,

notamment, des propriétés tirées des carrés des premiers entiers.

Or, et c’est là où l’hypothèse intervient ; d’après des recoupements

de traditions unanimement rapportées par les Chinois, avec un

conformisme strict, il y a suivant M. Granet, plausibilité pour que les

éléments premiers de tout cela : —équerre gnomonique (triangle 3, 4 et

5), gamme, engendrement les uns par les autres des sons de la gamme

primitive à cinq notes, des orientations des saisons et des éléments (au

nombre uniforme de 5 partout, etc…) — remontent à la première moitié

du premier millénaire av. J.-C. (peut-être IX-VIIIe siècle comme nous le

présumons pour le triangle 3, 4 et 5, p. 395 in fine).

*

Que le mythe et la divination aient utilisé quelque chose qui soit plus

près d’une technique géométrique proprement dite, qui soit déjà, sinon

de la géométrie, au moins de la métrique (car on compte pour voir et

on ne démontre pas sur des lignes et des angles), c’est ce qui ressort

des dernières traductions interprétatives de tablettes cunéiformes

remontant à la première dynastie babylonienne généralement datée

2200-1900). Le triangle 3, 4 et 5 est utilisé ainsi que son multiple par 4

(12, 16 et 20) dans la solution de deux problèmes : le premier, pour la

mesure de la hauteur (bisextrice) d’un triangle isocèle sur sa base ; le

deuxième, pour un problème assez complexe. Sans entrer dans la

discussion de ce dernier, remarquons qu’un triangle inscrit dans une

demi-circonférence est traité comme un triangle rectangle dont les

côtés se trouvent avoir 12, 16 et 20. La petite cathète est considérée

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La science chinoise

91

comme égale à la racine carrée du carré de l’hypoténuse dont on

soustrait le carré d’une différence qui mesure l’autre cathète (le carré

d’une différence (a — 5)2 joue un grand rôle, et de façon très voisine

dans la documentation chinoise ancienne). Nous allons y revenir 1.

Remarquons qu’il ne s’agit que du triangle 3, 4 et 5 dont on utilise la

propriété, pleinement connue alors, et prouvée peut-être déjà par le

compte des petits carrés, à des fins métrologiques bien définies à des

problèmes particuliers. Ce sont les mêmes propriétés qu’utiliseront les

papyrus de Rhind et de Kahun (1800-1500) et de même façon. Le

triangle 3, 4 et 5 était donc un artifice, un moyen courant de calcul,

bien manié au début du 2e millénaire (comme la multiplication-division

par 2/3 dans l’arithmétique égyptienne). Les documents les plus hauts,

à notre connaissance, sont les documents assyro-chaldéens, très

probablement créateurs, ou héritiers proches des créateurs inconnus,

de ce dans quoi naîtra la géométrie grecque du VIe siècle : notre

géométrie. Dans le second des problèmes ici mentionnés n’utilise-t-on

pas aussi intuitivement la notion que l’angle inscrit dans la demi-

circonférence est droit, une des propositions que la tradition

doxographique attribue à Thalès ?

Si l’on rejoint ces indications à celles fournies par un autre triangle

rectangle celui au sujet duquel il y a deux solutions que nous avons

longuement examinées, le triangle de cathètes 10 et 40, nous sommes,

je crois, en droit de supposer en gros :

1° que, — et, semble-t-il, à cause de besoins répondant à la mesure

indirecte des longueurs ou à des rites religieux (chez les Hindous, la

construction de l’autel — le triangle rectangle a de très bonne heure

attiré l’attention.

2° Qu’on a bien manié d’abord le triangle 3, 4 et 5 (non point

seulement, comme Cantor le disait, pour construire l’angle droit,

d’autres moyens pratiques étant plus simples et commodes sur ce

terrain, mais, et surtout, pour résoudre des problèmes de mesure en

1 Nous avons ici C2 = [a+b]2 — [a—b]2 et nous retrouvons les binômes chez les Chinois

en corrélation avec la propriété des carrés de 3, 4 et 5.

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relation parfois avec des exigences rituelles).

3° Qu’on a cherché, d’après les données des questions, à calculer

les éléments d’autres triangles : correctement, lorsqu’on tombait sur

des triangles à côtés entiers (les quelques triangles de la partie la plus

ancienne des Sûlva-Sûtras d’Apastamba), plus ou moins

incorrectement, et sans distinguer approximations, souvent grossières,

et solution exacte, comme dans le cas des tablettes éditées par

Weidner (cathètes 10 et 40), et dans celui de la diagonale du carré

(triangle rectangle isocèle).

4° Ceci permet à peu près d’induire, qu’on ne s’était encore élevé ni

à la proposition générale des premiers pythagoriciens pour déterminer

le triangle rectangle à côtés entiers 1, à partir d’un nombre impair, — à

notre documentation encore une fois, — ni à la proposition générale

dite de Pythagore, liée à la conception du nombre incalculable et,

partant, à la différenciation entre l’exact et l’approximation inéluctable.

Ces deux derniers traits continuent donc, jusqu’à témoignages

nouveaux, à caractériser la géométrie grecque dès la fin du VIe ou le

début du Ve s. Et c’est le premier pas accompli dans la voie

incontestable de notre mathématique et de notre science. Avant, on

reste toujours en deçà du rationnel, quelque effort obscur et latent

qu’on tente vers lui.

L’impression s’accentue lorsqu’on compare, toujours dans la

documentation déchiffrée jusqu’ici, — il le faut sans cesse répéter, —

l’usage fait des pressentiments si anciens de la géométrie. L’inscription

de l’angle droit dans le demi-cercle est un moyen qui semble bien

intuitif (le carrelage...). Thalès, ou des inconnus, peu après lui, en

tirent la proposition libérale et universelle, visée pour elle-même : des

rapports de lignes et d’angles sans qu’il soit fait de mesures

particulières.

1 Les Chinois, très en deçà des parties primitives des Sûlva-Sûtras, admettent comme

triangles rectangles des triangles de côté 9-8-12 (négligence de l’unité).

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La science chinoise

93

De même, et bien plus impressionnante encore, la figure chinoise

relative au théorème de Pythagore 1. Elle est construite nettement pour

décrire ou pour utiliser, ou parce qu’elle a motivé, grâce au compte,

une OBSERVATION PARTICULIÈRE. Elle peut se lire sur un carrelage en

y traçant les lignes très simples qu’il faut. Elle se lie à des spéculations

magiques élémentaires assez grossières sur les nombres. Elle sert, telle

quelle, sans dépasser le cas particulier. On a pu étendre la construction

des 49 petits carreaux plus loin, (tout cela en relation avec la gamme,

les saisons, les bambous divinatoires et avec le mythe et la magie), 49

égalant 50, 80 = 81 etc., les fausses équerres prises au lieu et place

d’équerres, la ligne brisée en son milieu équivalant à une droite ayant

la même longueur que le côté du carré. Toujours les côtés de la figure

sont exprimés numériquement. Ils ont chacun une dimension chiffrée

sans laquelle ils ne serviraient à rien, resteraient inutilisables, et ce

sont ces dimensions chiffrées qu’on modifie d’une unité selon les

besoins et les rites.

Il y a plus encore. Les Chinois, autour de l’ancienne époque

envisagée ici, n’avaient-ils pas un procédé pour faire, dans ce cas

particulier, le carré d’une somme, de la somme 3 et 4 ? Or elle se lit sur

la figure dont il s’agit ici — à condition toujours qu’on néglige l’unité, (le

petit carré central) — d’après leur règle (a+b)2 = (3+4i)2 = 4(3x4) car

3x4 est le rectangle formé sur les côtés 3 et 4 et compte 12 petits

carrés. Or 4 de ces rectangles constituent, en négligeant la petite case

centrale le grand carré formé sur le côté qui vaut 3+4 = 7, 48 étant

jugé équivalent à 49, par la négligence susdite. Il est évident que la

règle ne vaut que pour le cas où a et b sont deux entiers consécutifs. Il

est facile encore de voir que, valable à l’unité près dans ce cas, elle

serait pleinement exacte si a égalait b (cas où le rectangle est un

carré : (2a)2 = 4a2, et deviendrait de plus en plus inexacte à mesure

que la différence a—b est > 1).

En s’élevant plus tard, ou ésotériquement, à une géométrie plus

1 Voir la figure à la page suivante.

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La science chinoise

94

exacte, on dira, la petite case centrale exprimant le carré construit sur

la différence des deux côtés 3 et 4 (c’est-à-dire sur 1(a+b)2 = 4ab+1),

i. e. (3+4)2 = 49, ce qui est équivalent à (a+b)2—4ab+[a2+b2—2ab]

toujours dans le cas particulier où a = 4 et b = 3, la différence étant 1.

Mais, en abandonnant la spécification numérique de ces nombres, on

doit arriver enfin, sans grand’peine, à la formule exacte :

(a+b)2 = 2ab+a2+b2.

De cette curieuse solution d’une proposition liée, comme nous le

savons, à la primitive application des aires, attribuée aux plus anciens

pythagoriciens et qui fait partie du début du livre II d’Euclide, groupé,

lui aussi, autour du théorème de Pythagore, découle également la

démonstration exacte de ce dernier théorème. Il suffit d’une

modification beaucoup plus géométrique (en ce sens qu’elle est tout à

fait générale) de la monstration chinoise du théorème 3, 4 et 5. Cette

modification est celle que l’Hindou Baskhârra nous transmet au XIIe

siècle de notre ère en s’affranchissant de spécifications numériques.

Il est facile de voir que le carré sur c, c’est-à-dire ABCD est égal à 4

demi-rectangles égaux 4ab/2 = 2ab + le carré formé sur la différence

des deux côtés des rectangles (a—b)2 = a2+b2—2ab.

En additionnant : le carré de la ligne c, diagonale des rectangles ou

hypoténuse des triangles rectangles de côtés a et b, est égal à la

somme des carrés de ces deux côtés, quels qu’ils soient.

c2 = a2+b2.

On n’a qu’à lire là la démonstration du théorème de Pythagore, que

les côtés du triangle soient commensurables entre eux ou non.

Aucun document, pour le moment, ne nous laisse même entrevoir

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La science chinoise

95

qu’on ait fait en Orient cette lecture. On a discuté beaucoup sur la

démonstration pythagoricienne abandonnée par Euclide et perdue

depuis. Ne serait-elle pas voisine de celle-là sur une figure dérivant plus

ou moins directement de la figure si ancienne en Orient ?...

Le mérite des Pythagoriciens (l’œuf de Christophe Colomb) parce

qu’ils avaient la hantise de l’universel et du nécessaire, du libéral et du

désintéressé, c’eût été alors à peu près d’avoir su lire, et lire en toute

exactitude. Le mérite, si humble qu’il paraisse ici, est hors de

proportion avec tout ce qui a précédé. Ce faisant, ils fondaient les

sciences telles que nous les avons conçues depuis : la Mathêsis.

Reste la gamme chinoise. Elle était généralement considérée comme

l’héritière de celle des Grecs (Chavannes). Il n’est pas encore prouvé

indubitablement qu’on ait eu tort. Mais la gamme chinoise, sans doute

la plus ancienne à laquelle nous puissions encore remonter, celle de

cinq notes, se lie à toute l’antique construction retracée par M. Granet.

Nous pensions que les accords purement acoustiques et plus ou moins

précis avaient dû précéder de longtemps les tentatives de

mathématisation et que celles-ci semblaient avoir réussi autour des

accords du tétracorde grec, relativement aprimitif, le tétracorde de

Mercure, donnant la fondamentale, la quarte, la quinte et l’octave,

probablement encore vers la fin du VIe ou le début du Ve siècle. Mais les

rapports 2/3 et 3/4 se retrouvent dans le symbolisme mythique de la

conception chinoise ancienne dont nous venons de citer quelques traits.

L’acoustique mathématico-symbolique chinoise a-t-elle précédé

l’acoustique mathématique primitive des Grecs ? Encore un problème.

La datation ici serait bien utile. Les Chinois n’ont jamais hésité à

plaquer dans leurs textes anciens et mythiques des éléments nouveaux

et qui leur arrivaient d’ailleurs. Témoin ce qui s’est passé à des époques

bien postérieures (mathématiques et astronomie gréco-arabes,

astronomie et mathématiques occidentales). Il y a tout de même

l’amalgame de toutes leurs anciennes traditions dont font étroitement

partie les tubes musicaux et leurs rapports. Il est vrai que les datations

des textes peuvent être descendues pour les plus anciens : le Ju-ling au

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La science chinoise

96

IIIe siècle (le temps d’Euclide), et le Hong-fan, le document le plus haut

peut-être qui suppose la théorie de la gamme, au Ve siècle (de peu

postérieur aux spéculations helléniques sur le même sujet). Mais ils se

raccordent aux recoupements des traditions de la première moitié du

millénaire ; ils reproduisent sans doute des idées plus anciennes et si

étroitement systématisées dans la divination. Pourrait-on encore parler

d’interpolations, de commentaires surajoutés, de placage ? Aux

sinologues de le dire. Et les sinologues les plus sérieux veulent rester,

tiennent à rester, muets, quoi qu’ils pensent au fond d’eux-mêmes. Ne

soyons pas plus royaliste que les rois. Tout de même entre la gamme

de 5 notes des Chinois (7. 9. 6. 8. 5), reliée seulement à des

spéculations sur des nombres carrés analogues aux précédentes, entre

leurs inexactitudes de rapports numériques (l’unité étant toujours

négligeable, ici, comme à propos des carrés), d’une part, et, d’autre

part, le prodigieux développement continu, logique, à partir des trois

accords exacts, en un demi ou trois quarts de siècle au plus à partir de

la première trouvaille 2, 3/2 4/3 1 de l’acoustique grecque, il y a un

abîme. Les uns ont vu et compris : ce qui n’apparaît pas du tout chez

les autres, surtout pour le deuxième mot, qui en histoire des sciences

est le tout. Peut-être la gamme de 7 notes, nettement postérieure en

Chine à celle de 5, bien qu’antérieure à la théorie des 12 tubes, a-t-elle

été de provenance grecque et surajoutée au milieu du Ve siècle. En tout

cas, rien en Chine qui rappelle le fond de la légende pythagoricienne,

laquelle nous reporte, quelle que soit la vérité qu’elle recouvre, à une

rationalisation de remarques expérimentales bien vérifiées, à une

méthode en tous points comparable à la nôtre et ne visant qu’un savoir

exact.

Aussi bien cela ne nous importe-t-il guère pour ce qui nous

intéresse. Car nous pouvons, nous devons, en historien, et en historien

de la pensée scientifique, conclure comme nous avons conclu sur la

géométrie.

De leur tradition les Chinois ne sont jamais sortis avant les

influences étrangères. Le même esprit d’approximation, d’inexactitude

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97

mathématique, d’indifférence à l’égard logique démonstratif et probatif

règne dans leur acoustique et leur géométrie. Le coup de pouce y est

méthode. Certes, il y a aussi en Grèce des acousticiens contre les

canoniciens, la gamme connaîtra des tempéraments. Mais les

tempéraments seront posés comme des approximations, plutôt des

dérogations mathématiques, en tant que telles, en pleine connaissance

de cause et de fin. Les acousticiens savent pourquoi ils veulent préférer

l’oreille à l’arithmétique. Ils veulent de la musique et non de

l’acoustique et celle-là, pour eux, outrepasse celle-ci, se meut sur un

autre plan. De même, les mathématiciens excluront l’oreille parce qu’ils

veulent de l’acoustique reposant sur la nature des sons et non sur leur

agrément, qui est l’utilitarisme de la technique d’art. Ce sont les

mêmes raisons qui leur font exclure la logistique et la mécanique (au

sens de l’époque), tout ce qui tient au sensible subjectif et fuyant. La

différenciation est faite, et sans détours ni obscurités, entre ce qui est

objet de science et ce qui ne l’est pas (sans d’ailleurs que l’un soit

toujours péjoratif aux dépens de l’autre : c’est affaire de visées et de

doctrines).

Et en un siècle au plus quelle richesse dans les conséquences

mathématiquement déduites des prémisses du vieux pythagorisme !

Quelle unification ensuite dans toute la théorie musicale poursuivie

comme telle. Rien de comparable en Orient.

Voilà pourquoi on entrevoit maintenant, et seulement maintenant

dans le berceau si ancien, la promesse de ce qui va grandir, la

promesse de notre science occidentale. Bref, l’argument qui a, selon

nous, le plus de poids en faveur de l’originalité grecque, c’est le

développement toujours correct, exact, de la théorie mathématique de

la musique, développement autochtone (on le suit) en moins d’un

siècle. Il est vrai, et nous y revenons encore, c’est peut-être bien le

côté mythico-magique oriental qui, petit à petit, a libéré du souci

purement utilitaire et particulier. Il a fait monter lentement la réflexion

au point d’où se découvrait un horizon nouveau : l’horizon du libéral et

du désintéressé, la recherche de l’universel et de la raison des choses.

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98

*

M. Granet a de bonnes raisons aussi pour associer le calendrier, et

par suite tout ce qui est lié au calendrier, à la figure de l’hexagone

inscrit dans la circonférence, et le nombre 6 ou la valeur de 3 diamètres

(le rayon porté 6 fois) pour la longueur de celle-ci. N’y pouvons-nous

voir une confirmation de ce que nous avons dit à ce sujet chez les

Assyro-Chaldéens qui nous apparaissent de plus en plus à l’origine de

tout ce prémathématisme (la division de la circonférence en 360,

comme l’année, la subdivision de cette circonférence en 6, facteur de

multiplicité et de sous-multiplicité si ancien des Sumériens dans leur

métrologie et l’un des éléments formateurs du système sexagésimal).

Sauf le 1er alinéa de la p. 395 où nous faisions état d’une description

par trop obscure donnée par Biot de la figure qu’il vise, alinéa qui n’a

plus de raison d’être, maintenant que nous avons eu sous les yeux la

figure exacte, tout ce que nous avons dit de la prégéométrie chinoise,

sur sa très grande importance pour l’histoire de la science grecque et

sur ce qui fait qu’elle reste toujours tout autre chose que celle-ci, nous

semble devoir être maintenu dans sa lettre et son esprit.

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La science chinoise

99

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