La question qui dérange · 2008. 2. 5. · la modernité. Amaravathi comme surprise d’être...

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Claude B. Levenson TIBET La question qui dérange Albin Michel

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Claude B. Levenson

TIBETLa question qui dérange

Albin Michel

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© Editions Albin Michel, 2008

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Au compagnon de toutes les aventures,interrogations et rencontres partagées

sur des chemins parfois de traverse.

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Si le Tibet m’était conté...

Amaravathi en Andhra Pradesh : une petite ville poussié-reuse, assoupie au soleil brûlant de midi, avec ses modestesmaisons basses et fleuries aux couleurs coquettes autour deson grand temple, dans un paysage rural comme l’ons’étonne d’en découvrir encore dans l’Inde profonde– entre bananeraies, champs de coton, palmiers, troupeauxde buffles ou de chèvres, hameaux de huttes en pisé auxtoits de chaume, cultures vivrières où l’épouvantail est cra-vaté, tandis que sur la berge de la rivière des femmesbattent le linge sur des pierres plates. Un silence campa-gnard, loin des cités trépidantes de l’Inde qui se rue versla modernité. Amaravathi comme surprise d’être soudaininvestie deux semaines durant par une marée rouge etjaune de nonnes et moines tibétains, par une foule bigarréeet souriante de Tibétains du dedans et du dehors : desmilliers de pèlerins suants et silencieux sous l’immensetente étayée de bambous, attentifs jusqu’aux larmes auxpropos de leur maître de sagesse, ou de vie.

Selon la légende – ou l’histoire ? –, lorsque Amaravathis’appelait Dhanyakataka, dans le sillage du règne du grandroi Ashoka, un stûpa monumental y fut construit pourhonorer l’enseignement de l’Eveillé. D’après la tradition

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tibétaine, c’est en ce lieu que le Sage des Shakya aurait lui-même initié pour la première fois certains de ses fidèles autantra supérieur du Kâlachakra, la Roue du temps. Etcomme son parfait accomplissement personnel lui confé-rait des pouvoirs exceptionnels, au même moment, àd’autres disciples, il enseignait la Prâjnapâramita, le sûtrade la Perfection de la sagesse, au pic des Vautours à Rajgîr,non loin de Bodh Gaya où il avait auparavant atteint àl’éveil suprême. C’est pourquoi les maîtres du Pays desmonts neigeux associent de manière si étroite ces deuxenseignements particulièrement chers au cœur des Tibé-tains.

La roue du temps néanmoins a tourné depuis lors, lessiècles et les tribulations de l’histoire ont déposé des cou-ches de poussière sur les monuments et les vestiges. Jusqu’àce que l’oubli s’installe, ou que la mémoire des hommesne sache plus y discerner ses racines. Pourtant, patiemmentnourris dans le silence des monastères, les souvenirs ontperduré, corroborés par les témoignages de pieux pèlerinschinois ou cinghalais, tibétains aussi, pour sortir de leurtorpeur au grand jour à l’aube de l’an 2006, lors de lapleine lune du onzième mois de l’an de l’Oiseau de bois(2132 selon le calendrier tibétain), quand le XIVe dalaï-lama a, pour la trentième fois dans son incarnationactuelle, transmis l’enseignement de la Roue du temps. Ilsétaient plus de cent mille à l’écouter.

Ce fut une belle cérémonie, empreinte de ferveur et debonne humeur, peut-être encore plus émouvante que deprécédentes de la même inspiration, en raison de la pré-sence inattendue d’environ huit à dix mille Tibétains del’intérieur. Certains étaient arrivés munis de laissez-passeret visas officiels, d’autres par centaines étaient venus clan-destinement, bravant tous les dangers en franchissant les

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hauts sentiers secrets himalayens. Une attente à la fois fié-vreuse et confiante se lisait dans leurs regards, même si deslarmes ont jailli lorsque le dalaï-lama a répété, comme déjàmaintes fois par le passé, qu’il leur incombait d’assurer lasurvie du Tibet et que la clé de leur avenir se trouvait entreleurs mains. Les dob-dob, ces maîtres de discipline auxcarrures athlétiques et à l’œil sévère, n’eurent guère à inter-venir, sauf pour canaliser des cohues sporadiques avant lesrencontres avec le dalaï-lama, ou la pérégrination chaoti-que autour du mandala.

Si le public à Amaravathi était essentiellement tibétain,regroupé autour d’un noyau fort de quelque seize millemoines et nonnes venus des grands monastères reconstruitsdans le sud de la péninsule indienne, bonzes et laïcs d’obé-diences bouddhistes diverses étaient bien représentés– Japonais, Coréens, Taiwanais en nombre, Mongols etBouriates, Russes et Occidentaux, sans négliger la présenceaussi remarquable que remarquée d’un groupe importantde fidèles chinois venus de Chine continentale. Par affini-tés, tous ont été reçus en audiences successives par le dalaï-lama, et nombreux en sortaient les yeux brillants. Danscette ambiance singulière, irréfutables sont les témoignagesdes sens : tous à l’affût, ils se liguent pour attester lavigueur de la réalité tibétaine, tissée des difficultés quoti-diennes de ceux de l’exil, des drames innombrables de ceuxde l’intérieur. Une quinzaine de jours durant, les partici-pants ont tout oublié pour se consacrer aux retrouvailles,à renouer des liens distendus mais jamais rompus, sous laprotection bienveillante de leur guide temporel et spirituel.

Drôle de pays, qui existe sans existence officiellementreconnue ; drôle de peuple foncièrement nomade, la têtedans les étoiles, qui se bat pour sa liberté sans tapage niviolence ; drôle de destin qui fait de cette haute terre au

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cœur de l’Asie une contrée à la fois mythique et tellementréelle qu’elle ne cesse d’attirer des convoitises matériellescertes, mais aussi des rêveurs de tous horizons aimantéspar sa singularité dans une quête toujours recommencéede perfection ou de bonheur, de beauté ou de sagesse– d’aucuns disent d’une autre vie.

Et si le Tibet n’était qu’une vue de l’esprit ? Pourquoiéveille-t-il autant d’échos disparates sous des cieux sidivers, si éloignés apparemment les uns des autres ?Immanquablement, un jour vient où la question se posecomme d’elle-même : pourquoi le Tibet ? La réponse n’estpas simple, tant elle a de facettes. Chacune est sans doutevraie, du moins partiellement. Cependant, une fois rassem-blés les morceaux épars de ce puzzle, il reste encore unepart d’ombre – ou de lumière – à apprivoiser. Marchandsdes temps anciens, missionnaires précurseurs des époquesintrépides, caravaniers d’antan et montagnards d’aujour-d’hui, voyageurs pressés et pèlerins de l’éternité, chemi-neaux de l’espace et du temps, mais encore doctestibétologues et archéologues d’une mémoire incertaine,collectionneurs amoureux d’un inaccessible lointain,experts passionnés à déchiffrer des richesses insoupçonnéespassées au fil des siècles de maîtres à disciples, chercheursen quête d’eux-mêmes ou de planches de salut, adeptesinsouciants de modes aussi excentriques qu’éphémères,politiciens de toutes les couleurs à l’affût d’un geste por-teur, activistes et militants d’une bonne cause – jamais laréponse ne sera la même, aucune ne vaudra pour toutesles autres. Difficile ainsi de dégager une vision d’ensemble.

A sa manière, cette contrée pas tout à fait comme lesautres résume les aspects les plus divers des défis de notretemps : à savoir destruction programmée d’une civilisationmultiséculaire et de son peuple dans l’indifférence de la

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Si le Tibet m’était conté...

communauté internationale ; violations flagrantes desdroits de l’homme et d’un peuple à l’autodétermination ;colonisation du territoire et transferts massifs de popula-tions visant à réduire les autochtones à une minorité chezeux ; exploitation anarchique des ressources naturelles etdégradation accélérée de l’environnement au profit essen-tiel de la métropole, en l’occurrence chinoise ; pollutiondu château d’eau du continent asiatique ; inaction des ins-tances mondiales faute de volonté politique de ceux quiles dirigent. Et si le Tibet était aussi une métaphore denotre liberté, de nos libertés ?

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1.

L’idée du Tibetau miroir des précurseurs

C’est pourquoi tant que durera l’histoire deshommes, il y aura toujours sur les hauts plateauxde l’Himalaya des moines tibétains qui contem-pleront sans regard un ciel indéchiffrable.

Sergio Solmi

Au loin sur la colline, dans une clarté d’azur, cette sil-houette familière et pourtant inconnue – le liséré blanc surle bâtiment trapu lie-de-vin en haut, le solide socle impo-sant et blanc en bas, la dentelle d’or scintillant tout enhaut au soleil méridien –, le Potala s’impose. Premièrevision lors d’un premier voyage, l’image du yack solitairesur le tarmac désert près d’une baraque de bois déguiséeen salle d’accueil déjà mise en mémoire, première impres-sion de franchir le seuil d’un rêve, ou d’un espoir, d’undésir peut-être, pour apprivoiser une réalité. Mon cheminde Lhassa ? Moi-même je n’en revenais pas...

Au début des années 1980, quand les portes s’entre-bâillaient précautionneusement pour laisser passer desvoyageurs filtrés et avertis des périls qui les guettaient enaltitude – à peine un demi-millier d’étrangers sont lâchésen petits groupes sur le Toit du monde –, l’escapade

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s’apparentait encore à l’aventure. Certes, rien de compara-ble avec les obstacles et les épreuves des éclaireurs, des plusintrépides pionniers à la spectaculaire équipée d’AlexandraDavid-Néel, célèbre Parisienne à Lhassa, frayant la voieaux derniers témoins d’une indépendance perdue lors del’annexion militaire chinoise. Mais tout de même, ce légerpincement au cœur, ce flottement inédit dans la tête ensuivant la route de poussière devant les bâtiments partielle-ment en ruines du grand monastère de Drépung accrochésà flanc de montagne avant d’aborder la ville...

La ville ? Elle n’était déjà plus tout à fait cette « cité dudivin » où avaient flâné en liberté, en compagnie de nota-bles locaux, une poignée d’Occidentaux chanceux dans lesannées 1950 ou, tout au début des années 1960, les quel-ques experts et spécialistes amis de contrées socialistes sousl’œil vigilant de cornacs officiels. Entre-temps, il y avait eules vagues de rage destructrice des années de révolutiondite culturelle et les inepties des inconditionnels durégime, qui vantaient la « libération des serfs »...

Ce n’était pas encore non plus cette agglomération d’au-jourd’hui au modernisme arrogant, de béton et de verrebleu : immeubles champignons poussés à la va-vite le longdes larges veines éventrées à coups de bulldozers et de tra-vaux forcés, vastes places nettes dans leur démesure pouraccueillir parades militaires et festivités populaires soigneu-sement encadrées. Des constructions sans grâce qui jurentavec l’indifférente majesté de l’environnement, tant ellesparaissent incongrues avec leur air de fausse mascarade chi-noise, feignant de masquer l’invasion et le mépris. Toutcela en trois décennies à peine – défigurée, enchinoisée,Lhassa est-elle encore à même de faire battre des cœurs ?

D’évidence, oui : il suffit de se faufiler dans la cohortedes pèlerins qui au jour le jour attendent le crépuscule

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L’idée du Tibet au miroir des précurseurs

rapide pour apporter offrandes et prières au Jowo, au cœurdu Jokhang, en partageant le rituel du soir des moines,lorsque les touristes ne sont plus là et que la nuit redevienttibétaine. Et de suivre dans le crissement des moulins àprières la ronde qui tourne sans se lasser sur le circuit ritueldu Barkhor autour du sanctuaire, quand marchands defruits hui et vendeurs chinois à la criée ont plié bagagepour aller se perdre dans les lumières criardes et le vacarmedes haut-parleurs des quartiers à plaisirs. Le vieux quartierrecouvre ses droits, Lhassa reprend le fil de ses rêves.

Et pourtant... Lors de mon premier voyage, il n’y avaitpas de grand-place devant le Jokhang, encore moins de cesréverbères qui, depuis, ont essaimé sur le pourtour sacré etlui donnent un air bizarrement emprunté. Le sanctuaireétait alors encore blotti au creux de la vieille ville, commegardé par les anciennes demeures patriciennes mal entrete-nues certes, mais néanmoins protectrices. Dans les venellesenchevêtrées, les maisons traditionnelles aux murs épais,légèrement en oblique vers le haut, sans dépasser les deuxétages, et aux fenêtres fleuries ressemblaient à des gardien-nes bourrues de traditions renaissantes.

Des rires fusaient des cours intérieures entrevues au-delàdes porches, des sourires à la fois incrédules et engageantsétaient invite à l’approche mutuelle : là, l’hospitalité faitpartie des coutumes, c’est avec une curiosité évidente quel’on renouait avec la tradition longtemps interdite – neserait-ce que pour s’enquérir en catimini d’éventuellesnouvelles d’un célèbre absent. Autant de surprises que dejours, autant de découvertes que de rencontres, l’étrangeimpression aussi de sentir un peuple se réveiller à lui-mêmeaprès des temps de chaos et de cauchemar.

Marcher sur des sentiers dont un régime autoritaire s’estacharné à effacer les traces et les pas, et percevoir le frémis-

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sement d’un renouveau, le souffle ténu d’un appel à l’es-poir, le désir passionné d’un retour, d’une liberté tellementattendue. Dans l’attente de ces souhaits informulés, l’élanétait à la reconstruction : relever les murs, déblayer lesgravats et les débris, en retirer des morceaux épars de sta-tues à recoller, nettoyer les parois souillées de slogans révo-lutionnaires, rendre leur regard aux personnages desfresques barbouillées, remettre d’aplomb les autels, recons-tituer les bibliothèques saccagées, façonner de nouvellesstatues petites ou grandes, reconsacrer les oratoires etreconstituer la ronde des moulins à prières, reprendre lesgestes ancestraux qui donnaient ses couleurs particulièresau quotidien. Un labeur à la fois méticuleux et gigantes-que, repris sans hâte apparente, en renouant avec les toursde main précis d’autrefois revenus comme autant deréflexes endormis. Et tout cela, en chantant si c’était à l’airlibre, en silence concentré ponctué de rires chuchotés sic’était en atelier ou en chambre.

Pourquoi donc cette réputation de terre interdite, etdonc pourquoi cette attirance persistante que le Pays desmonts neigeux exerce si loin à la ronde ? A convoquer lessouvenirs inscrits dans les relations de voyages, les récitspersonnels ou les carnets de notes d’expéditions savantes,on finit par se dire que pour un territoire interdit, le Tibeta vu passer au fil des temps tout de même pas mal devisiteurs... A commencer par ces quelques érudits célèbres,Padmasambhava et sa suite venus du royaume d’Oddhyana(vallée de Swat, dans l’actuel Pakistan) au VIIe siècle. OuDipankara Srijnana, dit Atisha, et ses disciples arrivés dela grande université indienne de Vikramasila au XIe sièclepour enseigner la sagesse et jouer les bonnes fées sur leberceau de ce fier rejeton que deviendrait le bouddhismetibétain. Mais eux n’ont pas laissé de chroniques de leurs

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L’idée du Tibet au miroir des précurseurs

pérégrinations, seulement des traductions et des monas-tères... A preuve Samyé, rasé jusqu’en ses fondations lorsde la révolution dite culturelle et aujourd’hui rebâti sur sonlieu d’origine choisi par le premier, et le Nyetang DolmaLakhang, à l’orée de Lhassa, où le second a fini ses jours,ce qui a valu au petit sanctuaire d’échapper, indemne, à lafolie destructrice des Gardes rouges : il porte à sa manièregage de la dévotion du sage à la vénérée Târa, protectricedu Tibet.

Les découvreurs

Il semble que Benjamin de Tudèle ait été le premier enEurope à faire mention dans son Itinéraire d’une provincequ’il désigne sous le nom de « Tibet » : lors de sa visite àSamarkand vers 1165, le grand voyageur juif relate qu’àdes jours de marche de la célèbre oasis, dans les forêts decette lointaine Asie se trouve le gîte de « cette bête quifournit le musc », matière de grande réputation à l’époquequi se négociait dans cette halte fameuse de la Route de lasoie.

Saura-t-on jamais avec certitude lequel fut réellement lepionnier parmi les devanciers, le premier à exprimer lasensation d’aborder un monde si différent qu’il le nimbaitd’étrangeté ? Sur la route des caravanes, la rumeur peut-être portait-elle déjà les ouï-dire des grands espaces déserti-ques ? Et avant que l’étranger de passage ne s’avise de sespropres impressions, sans doute quelque ascète ou yogiobstiné avait-il déjà arpenté ces hautes solitudes en quêtede silence ou de beauté – mais nul n’en a rien su. Sauf la

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