La Perception de La Peste à Byzance

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  • 7/26/2019 La Perception de La Peste Byzance

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    Revue des tudes byzantines

    La perception de la peste en pays chrtien byzantin et musulmanMarie-Hlne Congourdeau, Mohammed Melhaoui

    Rsum

    REB 59 2001 Fiance p. 95.

    Marie-Hlne Congourdeau - Mohammed Melhaoui, La perception de la peste en pays chrtien byzantin et musulman. Lepremier contact des Arabes avec la peste bubonique eut lieu lors de l'entre du calife Omar en Palestine byzantine, en 639-640.

    Connue par les sources arabes sous le nom de peste d'Emmas, cette pidmie tait une rsurgence de la pandmie

    autrement connue sous le nom byzantin de peste de Justinien. La peste est donc ds l'abord un malheur que les musulmans

    partagent avec les Byzantins. Ces demiers ont historiquement de l'avance, puisqu'ils sont affronts au flau depuis un sicle

    (ses premires manifestations remontent 540). Cependant, chacune de ces deux aires culturelles possde un certain bagage

    conceptuel avec lequel elle peut aborder la peste.

    Abstract

    The Arabs' first contact with the bubonic plague was when the caliph Omar entered Palestine in 639-640. Known to Arabic

    sources as the Emma us plague, the epidemic was a resurgence of the pandemia otherwise known under the Byzantine name

    of Justinian's plague. Thus from the very beginning the plague was a calamity the Moslems shared with the Byzantines. Even

    though the latter were historically in advance, since they had already been confronted to the plague for a century (its outbreak

    goes back to 540), each of the two cultural areas had a group of concepts which helped it deal with the plague.

    Citer ce document Cite this document :

    Congourdeau Marie-Hlne, Melhaoui Mohammed. La perception de la peste en pays chrtien byzantin et musulman. In:

    Revue des tudes byzantines, tome 59, 2001. pp. 95-124.

    doi : 10.3406/rebyz.2001.2238

    http://www.persee.fr/doc/rebyz_0766-5598_2001_num_59_1_2238

    Document gnr le 23/01/2016

    http://www.persee.fr/collection/rebyzhttp://www.persee.fr/doc/rebyz_0766-5598_2001_num_59_1_2238http://www.persee.fr/author/auteur_rebyz_55http://www.persee.fr/author/auteur_rebyz_368http://dx.doi.org/10.3406/rebyz.2001.2238http://www.persee.fr/doc/rebyz_0766-5598_2001_num_59_1_2238http://www.persee.fr/doc/rebyz_0766-5598_2001_num_59_1_2238http://dx.doi.org/10.3406/rebyz.2001.2238http://www.persee.fr/author/auteur_rebyz_368http://www.persee.fr/author/auteur_rebyz_55http://www.persee.fr/doc/rebyz_0766-5598_2001_num_59_1_2238http://www.persee.fr/collection/rebyzhttp://www.persee.fr/
  • 7/26/2019 La Perception de La Peste Byzance

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    LA PERCEPTION DE LA PESTE EN PAYS

    CHRTIEN BYZANTIN ET MUSULMAN

    Marie-Hlne CONGOURDEAU

    Mohammed

    MELHAOUI

    la

    mmoire de M.D. Grmek

    (f 2000)

    Summary

    :

    The Arabs' first contact

    with

    the bubonic plague was when the caliph Omar

    entered Palestine in

    639-640.

    Known to Arabic

    sources

    as

    the

    Emma

    us plague,

    the

    epidemic was a

    resurgence

    of

    the pandemia

    otherwise known under

    the Byzantine name

    of

    Justinian's

    plague. Thus

    from the very beginning

    the plague was a

    calamity the

    Moslems

    shared

    with the

    Byzantines.

    Even

    though

    the

    latter

    were historically

    in

    advance,

    since they

    had already been confronted

    to

    the

    plague for a century (its

    outbreak

    goes back

    to

    540),

    each

    of

    the

    two cultural

    areas

    had

    a

    group of

    concepts which

    helped it deal

    with the

    plague.

    Pour les Byzantins

    la

    peste

    bubonique,

    dont

    la

    peste de Justinien

    est la

    premire manifestation historique, n'est pas perue comme diffrente par

    nature des

    autres

    pidmies qui

    ont pu

    frapper

    le

    monde

    grec.

    Celle-ci

    est

    simplement

    plus universelle et plus mortifre. Les Byzantins utilisent

    donc, pour penser

    l'pidmie

    qui les

    frappe,

    les mortalits antrieures,

    principalement les exemples

    classiques de

    la peste

    de

    Thbes2 et

    de

    la

    peste d'Athnes3.

    Outre les historiens

    et

    les

    potes,

    les

    philosophes grecs

    ont amorc,

    partir

    de

    ces pidmies, une

    rflexion

    sur la fatalit, la

    Providence

    et

    le

    destin,

    pour

    tenter

    de

    rendre

    compte

    de^

    l'injustice

    qui

    frappe

    les populations aux prises avec ces

    mortalits4.

    l'inverse, les

    1.

    Les paragraphes sur Byzance

    sont

    de Marie-Hlne Congourdeau, les paragraphes

    sur l'Islam de Mohammed Melhaoui. La problmatique et la rdaction finale

    ont

    t

    labores

    en commun.

    2. SOPHOCLE,

    dipe-Roi,

    v. 97. Cf. aussi la

    peste qui

    dcima le camp des

    Achens

    assigeant Troie dans

    Homre,

    Iliade, 1,61.

    3.

    Cf.

    THUCYDIDE, La guerre du

    Ploponnse II, 47-54.

    Dcrivant la

    peste qui ravagea

    Constantinople

    en 542, Procope emprunte largement au

    rcit

    de Thucydide.

    4.

    Cf.

    PSEUDO-ARISTOTE, Problemata, I, 7

    ;

    Ps ALEXANDRE D'APHRODISIAS, Proble-

    mata, c.

    88.

    Revue des tudes Byzantines 59,

    2001, p. 95-124.

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    MARIE-HELENE CONGOURDEAU MOHAMMED MELHAOUI

    Arabes,

    de par le climat de

    leur pays d'origine,

    ont

    connu

    peu de

    grandes

    pidmies

    ils

    sont

    donc conceptuellement plus

    dsarms.

    Cependant, ils

    ont

    l'exprience d'pizooties, notamment parmi les chameaux, ce qui

    leur permet de concevoir une maladie qui se propage.

    Au-del

    de

    ce

    bagage

    spcifique,

    les

    deux

    peuples

    possdent

    une

    source commune pour leur rflexion religieuse

    :

    la Bible, qui comporte

    au moins une

    grande peste,

    celle qui

    dcima

    le camp

    de

    David aprs le

    recensement (2 Sm 24, 14-15)5. Musulmans et chrtiens byzantins

    entretiennent avec la Bible des rapports complexes qui

    prsentent

    des

    analogies

    malgr

    des

    diffrences flagrantes.

    Les Byzantins, en tant

    que

    chrtiens, comptent les livres

    du

    Premier

    Testament parmi

    leurs

    critures

    canoniques

    (statut

    qui

    n'est plus

    remis

    en cause

    depuis

    la condamnation

    de

    Marcion au 2e s.). Mais

    en

    mme

    temps,

    ces livres sacrs

    sont

    les

    garants d'une

    alliance

    ancienne (Ancien Testament), relgue au

    second

    rang

    par

    une

    nouvelle alliance

    (Nouveau

    Testament),

    et

    dont

    la

    valeur

    est

    surtout

    typologique ou symbolique6.

    De leur ct,

    les

    musulmans ont accs

    aux donnes

    bibliques

    travers

    le

    Coran

    qui

    en reprend

    de nombreux

    traits,

    mais expurgs car le

    texte reu

    par les juifs

    et les

    chrtiens est considr par Mahomet comme

    falsifi

    et donc non fiable.

    C'est cependant

    la

    peste de David qui servira de premire rfrence.

    Enfin, la conception

    que les chrtiens byzantins

    et

    les musulmans ont

    de

    Dieu

    (qui

    pour

    les

    deux traditions est

    le

    Dieu d'Abraham,

    c'est--dire

    un Dieu unique,

    transcendant mais personnel,

    et qui

    se rvle aux

    hommes

    travers une histoire et une Ecriture) est

    suffisamment

    proche

    pour

    que les dbats

    sur

    les

    rapports

    entre

    Dieu

    et

    la

    peste, et

    donc la

    perception

    religieuse

    de

    la

    peste, prsentent

    de

    grandes

    convergences.

    Ce

    sont ces convergences qu'il nous

    a paru

    intressant

    de mettre

    en

    perspective, tout en

    tchant de

    discerner les divergences ventuelles. Nous avons

    (provisoirement ?) cart de

    la

    comptition deux autres partenaires

    :

    l'Occident mdival et les communauts juives, qui nous semblent

    poser

    d'autres

    problmes7

    .

    D'O VIENT

    LA

    PESTE ?

    La premire

    question

    qui se pose, ou

    s'impose, est celle

    du

    pourquoi.

    Le

    malheur

    fait

    partie

    de

    la

    condition

    humaine, mais

    lorsque

    le

    malheur collectif atteint des proportions extraordinaires, l'interrogation

    5. Dj dans le

    Pentateuque,

    \ peste

    fait

    partie des maldictions qui s'attachent

    ceux

    qui ne

    gardent

    pas l'Alliance

    :

    cf.

    Dt 28,

    21

    ;

    Lv

    26,

    25. ,

    6.

    Voir

    la

    gne et l'ambigut des relations des Byzantins

    avec

    le

    Lvitique, dont les

    prescriptions,

    considres comme

    primes,

    sont

    cependant

    partiellement

    intgres dans

    le

    droit

    canon.

    7.

    En particulier, le rapport conflictuel entre les chrtiens d'Occident et les juifs, les

    premiers

    dsignant

    les

    seconds comme

    responsables de la peste, selon le rflexe

    du

    bouc

    missaire, phnomne que nous n'avons rencontr ni Byzance ni dans les pays

    musulmans.

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    LA

    PESTE EN PAYS

    CHRETIEN

    BYZANTIN ET

    MUSULMAN

    97

    devient lancinante. Or on peut ce niveau discerner deux grandes

    orientations de pense

    : la

    premire

    enjambe,

    pourrait-on

    dire,

    les causalits

    naturelles pour

    recourir

    directement une causalit transcendante. La

    seconde,

    sans

    nier

    cette causalit transcendante,

    s'efforce de

    sauvegarder

    des

    causalits mdianes,

    dans

    un

    double

    souci

    de

    rationalit

    et

    de

    disculpation de

    la divinit8.

    Confusion des

    plans du

    profane et

    du sacr

    La

    premire

    attitude, qui ne

    distingue

    pas

    les

    plans

    de

    la nature et

    de

    la transcendance, peut prendre deux formes. Populaire, elle habille

    de

    vtements chrtiens ou musulmans des rflexes archaques

    correspondant

    la

    fois

    la conception

    magique du

    monde

    dcrite par

    M. D. Grmek9 et

    la

    peur

    atavique

    de

    tout ce que

    l'on

    ne matrise pas.

    Thologique,

    elle

    recourt un schma d'origine vtro-testamentaire

    pour

    expliquer

    l'incomprhensible

    et

    donner

    une

    orientation

    une

    situation qui semble sans issue : c'est le schma pch

    punition

    repentir

    restauration10

    1.

    Permanence de mentalits paennes pr-chrtienne ou pr-islamique

    * Domaine byzantin

    Lors de

    la

    peste de Justinien

    comme

    lors de

    la

    peste noire, le flau

    apparat certains comme une irruption

    de

    l irrationnel. Pour

    Procope,

    qui dcrit

    la

    peste Constantinople en

    542, la

    raison humaine

    est

    dsarme

    car

    l'universalit

    de

    la pandmie

    dfie

    toute

    explication

    particulire.

    Autant

    que

    sa cause, le sort

    imprvisible

    de chaque

    malade chappe

    toute rationalit11. Agathias,

    dcrivant

    le retour

    de

    la peste

    Constantinople en 558, numre les

    explications

    donnes par les

    hommes du temps

    :

    certains, invoquant d'anciens oracles gyptiens et les

    spculations d'astrologues perses, voient dans les malheurs prsents un

    cycle

    particulirement funeste de

    la course

    du

    temps ; d'autres

    croient

    que c'est la colre divine qui se dchane contre les pchs des

    8.

    Sur ces

    deux grandes orientations de

    pense, nous

    renvoyons

    M.

    -H. CONGOUR-

    DEAU, La socit

    byzantine

    face

    aux grandes

    pandmies,

    dans Maladie

    et

    socit

    Byzance,

    a

    cura

    di

    Evelyne

    PATLAGEAN,

    Spolte

    1993,

    p.

    21-41

    ;

    La

    maladie, la

    peur

    et

    la

    raison, thique. La vie en question 10, 1993/4, p. 10-27.

    9.

    M. D.

    GRMEK, Les

    vicissitudes des notions d'infection,

    de

    contagion et

    de

    germe

    dans la mdecine antique, dans Mmoires

    V:

    Textes mdicaux latins antiques,

    Centre

    Jean Palerne,

    Saint-tienne

    1984, p. 53-70. Cf. aussi O. TEMKIN, An historical

    analysis

    of

    the

    concept of infection, Studies in Intellectual History, Baltimore 1953.

    10 . Cf. D. ULSTER,

    Roman

    Defeat, Christian

    Response,

    and the Literary Construction

    of the Jew, Philadelphie 1994. Soulignons que,

    pour

    D. Olster, ce

    schma

    a

    t

    adopt au

    7e sicle, au

    moment o les

    dsastres de

    l'Empire

    (invasion

    perse

    avec la prise de

    Jrusalem,

    puis conqute arabe) ont

    conduit les

    Byzantins douter de la protection

    divine.

    son

    analyse,

    nous ajouterons

    que la peste

    de Justinien tait encore

    prsente en toile de

    fond, dans le dsastre gnral.

    11 . PROCOPE, De bello persico,

    II,

    22.

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    MARIE-HLNE CONGOURDEAU

    MOHAMMED

    MELHAOUI

    hommes12.

    Neuf sicles plus tard,

    les

    tmoins

    de

    la

    grande

    peste

    de

    1466

    observent les mmes rflexes chez leurs contemporains. Les gens

    croient que tout advient par hasard,

    qu'il

    n'y a personne pour gouverner

    les

    vnements, dclare

    Kritoboulos13, tandis

    que

    l'interlocuteur

    de

    Thodore Agallianos tmoigne : Certains

    disent que

    c'est le

    hasard qui

    dtermine que les uns meurent et les autres

    non14.

    Mais l'esprit grec aspire

    la

    rationalit

    : mme

    l'irrationnel doit obir

    une logique. Procope proclame ainsi que le flau

    vient soit

    de

    la

    Destine

    (non plus

    hasard,

    mais logique

    inaccessible

    la raison

    humaine)

    soit de

    la Providence

    (logique

    divine)15. Et l'hagiographe

    de

    Symon Sty ite le Jeune nous montre des habitants

    d'Antioche,

    qualifis

    d'impies,

    attribuer les

    pestes

    au mouvement des astres16.

    Le reflux

    de

    la raison fait resurgir des

    peurs

    archaques.

    Alors

    que

    Procope

    voque les hallucinations qui font voir aux

    pestifrs

    des

    dmons sous

    forme

    humaine17,

    Michel

    le

    Syrien,

    pour

    l'anne

    543,

    prsente ces apparitions comme des ralits

    :

    On voyait des spectres

    terrifiants

    dans la mer.

    Quand

    la peste passait d'un

    lieu

    l'autre, on

    voyait

    comme une barque d'airain dans

    laquelle

    sigeaient des hommes noirs et

    sans tte

    qui parcouraient prcipitamment la mer. Ils

    couraient

    en

    face

    d'Ascalon

    et

    de

    Gaza, et c'est par leur apparition

    que

    le flau commena

    en ces

    lieux18.

    Le dsarroi des esprits s'exprime par des blasphmes. Le

    rdacteur

    des

    Miracles de

    saint Dmtrios en signale un grand nombre lorsque la

    maladie s'abat sur Thessalonique

    en

    586

    :

    blasphmes contre Dieu19 ou

    contre le

    saint

    qui

    gurit

    certains

    et pas

    d'autres20. vagre le

    Scholastique

    se

    scandalise

    de

    voir

    que

    les

    enfants

    d'un

    paen

    sont

    pargns

    alors

    que sa

    propre fille

    a succomb21. Lors d'une pousse de

    la

    peste

    noire

    Constantinople, le patriarche Kallistos s'inquite de

    la

    recrudescence des

    blasphmes

    contre

    la

    Providence22.

    L'antique notion de

    chtiment divin resurgit

    du fond de l'inconscient

    collectif grec.

    Chtiment

    collectif

    selon Agathias, certains

    voient

    dans

    la

    corruption des airs, qui provoque

    la

    peste,

    la

    manifestation de

    la colre

    de

    la

    divinit,

    en

    rtribution

    des

    transgressions humaines23

    ;

    ou

    chti-

    12 . AGATHIAS

    LE SCHOLASTIQUE,

    Histoires,

    V,

    10.

    13 .

    Kritoboulos d'Imbros, Histoires, V,

    17-18.

    14 .

    THODORE

    AGALLIANOS

    (Thophane

    de

    Mdeia),

    Sur

    la

    Providence,

    contre

    ceux

    qui pensent que s'ils fuient les lieux o soufflent les airs pestilentiels, ils seront sauvs, d.

    S. EUSTRATIADS, Catalogue des

    manuscrits

    de

    Lavra,

    I,

    Paris 1925, p. 427-433.

    15 .

    Procope,

    II,

    23.

    16 .

    Vie

    de saint Symon Sty ite le Jeune, c. 157.

    17 . Procope,

    II,

    22.

    18 .

    Michelle

    Syrien,

    Chronique, IX, 28.

    19 . Mir.

    III, 31

    20. Mir. 111,41.

    21. D'aprs la Vie de Symon

    Stylite

    le Jeune, ch.

    233.

    22. KALLISTOS,

    Homlies, analyse

    par D. B.

    GONS,

    , Athnes 1980,

    .

    226

    s.

    23. Agathias,

    V,

    10.

  • 7/26/2019 La Perception de La Peste Byzance

    6/31

    LA PESTE EN PAYS CHRETIEN BYZANTIN ET MUSULMAN 99

    ment

    individuel

    : d'aprs le

    mdecin

    Stephanos, au 7e s., les simples (

    ), voyant les malades,

    disent

    qu'ils sont chtis par une

    puissance

    contraire

    (dmoniaque) cause

    d'une

    colre

    divine24.

    Cette divinit

    irascible

    peut

    tre

    habille

    de

    vtements

    chrtiens,

    comme

    dans

    le texte

    de

    Jean

    d'phse, rapport par Michel

    le

    Syrien,

    qui

    attribue la

    perscution des Jacobites par

    l'vque

    chalcdonien Domitien, en 601, la

    succession de flaux qui touchent le pays

    :

    clipse de soleil, sisme,

    et

    enfin

    la

    peste.

    Par

    suite de

    tels

    chtiments, les

    Romains

    (Byzantins chalcdo-

    niens) mirent fin

    la

    perscution

    des

    orthodoxes

    (jacobites)25.

    * Domaine

    islamique

    Les Arabes

    d'avant l'Islam, contrairement aux Grecs, n'avaient

    aucune exprience des pestilences

    humaines,

    du

    fait

    du climat

    chaud et

    sec

    de

    l'Arabie qui ne favorise pas

    la

    propagation

    d'une

    telle

    maladie26.

    Ils

    ne

    possdaient pas

    non plus, du

    moins dans

    les

    premiers

    temps,

    de

    savoir

    mdical propre pour faire face une pidmie. En revanche, les

    pizooties,

    qui atteignent le btail le plus souvent, taient bien

    connues

    en Arabie.

    Le Prophte se rfre d'ailleurs l'pizootie pour dfinir

    la

    peste,

    dans un

    ensemble

    de hadiths sur

    la

    maladie.

    Rpondant

    aux questions de

    ses

    compagnons, il

    compare

    l'abcs

    ou le bubon

    la

    gale qui attaque un

    chameau

    et se propage ensuite

    parmi le troupeau.

    La comparaison est

    importante dans la mesure o elle pose ds l'abord le problme

    de

    la

    propagation27.

    D'autres hadiths traitent d'aspects

    religieux propres

    la

    maladie, de ses causes et des moyens de s'en prserver par l'vitement

    de

    tout

    contact.

    Ces

    hadiths

    qui

    ont

    donn

    naissance

    une matire

    religieuse abondante,

    pouvant

    servir

    une jurisprudence sur la peste,

    fournissent aussi des

    renseignements

    sur les

    mentalits

    pr-islamiques.

    Dirigs

    contre

    la

    persistance

    de comportements

    paens, ils

    sont

    les

    sources

    crites

    les plus compltes sur ce

    sujet.

    C'est en

    particulier

    le

    cas

    d'un hadith qui a

    suscit

    la

    polmique

    chaque

    apparition de

    la peste. Des thologiens intransigeants l'ont lu

    24. STEPHANOS

    D'ALEXANDRIE,

    Commentaire

    du Pronostic

    d'Hippocrate, I

    17,

    d.

    J. DUFFY, Corpus Medicorum Graecorum XI, 1. 2, p. 54-55.

    25.

    MICHEL

    LE SYRIEN,

    Chronique, X, 23.

    26.

    L'Arabie

    ne

    constitue

    pas

    un foyer

    classique

    de

    la

    peste

    comme

    l'Ethiopie

    qui

    est

    l'origine de la

    peste

    de Justinien, premire pandmie du Moyen

    ge.

    27. Ce hadith reconnat

    tacitement

    la transmission de certaines maladies pidmiques :

    Abu Horayra Que Dieu l'agre a rapport

    qu'un

    bdouin

    demanda l'Envoy de

    Dieu

    Que

    Dieu lui accorde

    Sa

    grce

    et Sa

    paix :

    " Envoy

    de Dieu

    Comment

    se

    fait-

    il que

    mes chameaux soient comme des

    gazelles dans

    le sable

    ?

    Peuvent-ils

    tre

    ainsi

    infects

    quand

    des chameaux galeux viennent

    se

    mler eux ?". Il

    lui rpondit : "Qui

    a

    contamin le premier?" (AL-BUKHAR, Sommaire

    du

    Sahh d'al-Bukhr, Beyrouth

    1987, p.

    524).

    Al-Bukhr (194/810 - 256/870)

    fut

    l'un des traditionnistes et

    compilateurs

    des

    hadiths dans un

    musannaf (classement)

    qui

    compte

    7397

    hadiths

    avec

    leurs isnd

    (chanes de garants compltes). Le hadith ou tradition

    du

    Prophte devient aprs le Coran

    la deuxime

    source crite du

    droit musulman

    sunnite.

    Cf. Encyclopdie de l'Islam, t. III,

    p. 24.

  • 7/26/2019 La Perception de La Peste Byzance

    7/31

    100

    MARIE-HELENE CONGOURDEAU MOHAMMED MELHAOUI

    comme une ngation par

    le

    Prophte

    de

    la contagion. Le

    texte

    mrite une

    analyse approfondie,

    car

    il traite en fait

    de

    plusieurs

    thmes

    dont le

    facteur

    commun est

    le rejet des

    croyances

    de

    l're

    de l'Ignorance

    (Al-

    Ghiliyya).

    Le

    voici,

    tel

    que

    rapport

    par

    le

    compilateur

    al

    Bukhr

    :

    Abu Horayra

    Que Dieu

    l'agre a rapport que l'Envoy de

    Dieu

    Que

    Dieu lui accorde Sa grce et Sa

    paix

    a

    dit : nulle

    transmission ('adw), ni mauvais prsage,

    ni

    spectre,

    ni

    'safar', et fuyez le

    lpreux comme

    si vous fuyiez le

    lion 28.

    Ce qui est vis, ce sont

    les vieux rflexes du paganisme

    qui avaient

    tendance

    persister. L'Arabie

    d'avant

    l'Islam connaissait

    certaines

    pratiques issues

    du

    paganisme

    ('dt

    al-ghiliyya)29 et

    non

    conformes au

    message de l'unicit de Dieu, telles que

    l'idoltrie,

    le culte des astres,

    la

    magie, des

    superstitions diverses. Le

    hadith

    en question ne fait

    que

    prohiber ces

    pratiques.

    Le

    dbut

    du

    hadith,

    sujet

    de

    dsaccord

    permanent,

    ne

    peut

    tre

    interprt

    que si l'on tient

    compte

    de l'ensemble des paroles prophtiques,

    ainsi que du contexte

    et

    des subtilits linguistiques.

    C'est ce

    que fait le

    grammairien ibn Qotayba (213/829 276/889). Voici comment il

    interprte

    les principaux termes numrs par le hadith

    :

    le mot 'adw

    (transmission) dsigne avant tout

    la

    tendance des hommes d'avant l'Islam, ds

    qu'il leur

    arrivait

    malheur,

    en rejeter la

    cause sur leurs femmes, leurs

    habitations ou leurs montures, toutes porteuses de malheurs. Il n'y a

    donc pas

    ici

    un refus

    de

    la contagion au sens mdical, mais un jugement

    rationnel, commun aux

    mdecins

    et au

    Prophte.

    Ce que

    rejette

    le hadith,

    c'est

    la

    croyance qu'un

    regard

    de soupon malveillant puisse provoquer

    (transmettre)

    une

    maladie.

    Les

    ngations

    accumules

    visent

    des

    lments

    irrationnels de

    la

    mentalit pr-islamique.

    Malgr la condamnation

    du Prophte,

    la conscience collective

    conserva

    cette croyance au mal provoqu par le

    regard

    fixe

    d'une

    personne ou

    d'un

    groupe, le

    regard

    qui

    tue.

    Ce n'est pas

    la

    maladie qui

    cause

    la

    mort, pense-t-on,

    c'est

    un soupon malveillant. Cette croyance

    est connue en langage populaire arabe par l'expression

    al-mawt

    bi-1

    'ayn

    (la mort par le

    regard),

    cause par une

    influence

    psychique

    mystrieuse30.

    Les

    autres

    termes

    nis par le hadith dsignent aussi

    des croyances

    superstitieuses antrieures

    l'Islam

    :

    le mauvais

    prsage

    (at-tiyra)

    sym-

    28.

    Ibid.

    29.

    Cf. -A.

    Al-Fassi,

    Al-hayt

    al-igtim'iyya

    f saml garb

    al-gazra al-'arabiyya (La

    vie sociale

    au nord-ouest

    de

    la

    pninsule arabique), Riyad 1993,

    p. 248-289.

    30. Cet aspect peut tre

    mis

    en parallle avec une conception occidentale

    ancienne.

    Un cas particulier de la contagion indirecte

    est le

    regard

    :

    le Tractants de

    epidemia

    de

    Montpellier affirme

    que

    la maladie

    se manifeste

    avec toute sa force et tue subitement

    lorsque le

    souffle

    (spiritus) sort des

    yeux

    des malades et se transmet aux

    yeux

    de

    ceux

    qui

    les entourent. (J.-N. Biraben, Les hommes et la peste en

    France

    et dans les pays

    europens et

    mditerranens,

    Paris,

    Mouton-la Haye

    1975, I,

    p.

    22). Les mmes cas sont

    observs Avignon en 1348. Il

    s'agit

    en ralit de contagion dans le cas d'pidmie de

    peste pneumonique

    (ibid.,

    p. 22-23).

  • 7/26/2019 La Perception de La Peste Byzance

    8/31

    LA

    PESTE EN PAYS

    CHRETIEN

    BYZANTIN

    ET MUSULMAN

    101

    bolis

    par un

    oiseau,

    d'o

    le terme

    atattayyur (oiseau

    de mauvaise

    augure) ; le spectre (al-Hma) dont une lgende

    arabe

    disait qu'un

    homme assassin l'envoyait pour

    rclamer

    vengeance. Le quatrime

    terme

    (safar) dsigne

    en ralit

    le

    deuxime

    mois

    du

    calendrier

    lunaire

    arabe

    :

    les

    Arabes

    de cette poque redoutaient

    particulirement ce

    mois

    considr

    comme portant malheur31.

    Transmission

    par

    le mauvais

    il, vengeance

    posthume

    d'un

    assassin, mauvais prsages, maldiction

    d'un temps

    de

    l'anne:

    toutes ces

    croyances

    pr-islamiques, que veut draciner le hadith

    en

    question,

    res-

    surgissent

    la

    faveur de

    la pandmie.

    2. La

    colre

    de

    Dieu

    * Domaine byzantin

    Aprs

    l'explication

    par

    le

    hasard

    et

    la Destine,

    une

    seconde

    interprtation byzantine de

    la

    peste

    est

    explicitement fonde sur

    la Bible,

    et plus

    prcisment sur une

    interprtation littrale

    des

    textes

    sacrs. La peste

    dans le

    camp

    de

    David

    (2

    Sm 24,

    14-15), mais

    aussi

    le

    dluge

    (Gn 6-7),

    le chtiment

    de

    Sodome (Gn

    19)

    ou les plaies

    d'Egypte

    (Ex 7-11)

    offraient des pisodes

    bien

    connus pour expliquer les

    catastrophes

    par le

    chtiment de fautes dtermines.

    Michel

    le

    Syrien adopte cette interprtation, que Dieu agisse

    directement (plaies d'Egypte)32, ou que, comme dans

    le

    livre

    de

    Job, il donne

    Satan la permission

    de

    frapper les hommes jusqu' ce qu'ils mprisent

    toutes les choses de

    ce

    monde33.

    L'hagiographie

    fait

    de mme.

    Pour

    l'auteur

    de

    la

    Vie

    de

    Thodore

    de

    Sykon,

    une peste est envoye par Dieu

    aprs que les

    Avars

    ont dtruit

    le

    tombeau

    du

    martyr Alexandre Drizipera34. Celui de

    la

    Vie de Symon

    Stylite le Jeune

    fait

    rpondre par

    Dieu

    au

    saint en prire

    lors d'une peste

    :

    Nombreuses sont les fautes

    de

    ce peuple, pourquoi

    t'

    affliges-tu

    de leurs

    maux ?35.

    Et

    pour celui des Miracles de saint Dmtrios,

    la peste

    qui

    frappe

    Thessalonique en 586 a dpass

    tous

    les

    chtiments

    jamais

    envoys

    par

    Dieu36.

    31. Soulignons enfin que la fuite devant le lpreux, dernier terme

    du hadith, n'exprime

    pas une

    quelconque

    forme

    de

    rejet

    social

    (et

    ne

    fut

    pas

    inteiprte

    comme

    telle

    par

    les

    thologiens), mais une

    forte

    probabilit de la

    transmission

    de la maladie

    :

    ainsi le

    seul

    terme

    du

    hadith qui

    concerne

    une

    maladie

    affirme bien la contagion. Ce que

    confirme

    l interprtation d'ibn

    Qotayba

    les personnes saines

    ne

    doivent

    pas

    frquenter les lpreux, car

    si un lpreux est trop affect par la maladie, son haleine

    forte

    et rpugnante peut nuire

    la personne et la contaminer si

    elle

    le ctoie trop longtemps ou si

    elle partage

    son repas.

    Une femme partageant le

    lit

    conjugal peut aussi contracter le

    mal,

    ainsi que

    sa

    descendance.

    Cet exemple concerne aussi les phtisiques {ibid., p. 97).

    32.

    Michel le Syrien, Chronique, X,

    8.

    33. MICHELLE SYRIEN,

    Chronique,

    IX, 28 : texte de Zacharie le rhteur. Cf.

    Jb

    1, 12.

    34.

    Vie

    de Thodore de Sykon, VII, 15.

    35. Ch. 69.

    36. Mir.

    Ill, 29.

  • 7/26/2019 La Perception de La Peste Byzance

    9/31

    102

    MARIE-HELENE

    CONGOURDEAU

    MOHAMMED MELHAOUI

    Au 15e s., Thodore Agallianos dveloppe une thologie de

    la

    peste-

    chtiment divin37. La plupart des exemples bibliques

    qu'il

    invoque pour

    expliquer l'pidmie qui dvaste

    Constantinople

    et sa rgion

    sont

    tirs

    du

    Premier

    Testament

    :

    le

    dluge (Gn

    6-7),

    les

    plaies d'Egypte

    (Ex

    7-11),

    les

    peuples barbares

    des visions de

    Daniel (Dn 11), et

    a contrario

    le

    repentir des

    habitants de

    Ninive qui fait renoncer Dieu

    l anantissement

    de

    la ville

    (Jon

    3-4).

    Les

    quelques exemples

    qu'il trouve

    dans le

    Nouveau Testament

    vont

    dans le

    mme

    sens

    :

    le figuier

    frapp

    de

    strilit

    par Jsus parce

    qu'il

    n'y avait

    pas

    trouv de fruits (Me

    11,

    12-1438), le

    chtiment d'Ananie et

    de

    Saphire qui tombent morts pour avoir tromp

    l'Esprit saint

    (Ac 5, 1-11). Ces exemples bibliques le conduisent dire

    :

    La peste qui a fondu sur nous manifeste

    la

    colre de Dieu contre nous

    cause de

    nos pchs.

    Il nous faut agir selon

    ces modles

    anciens

    et Dieu

    aura piti

    de

    nous. Dieu donne le

    bonheur

    aux bons et le malheur aux

    mchants.

    Puisque

    tout

    est

    prdtermin

    par

    lui,

    fuir

    est non

    seulement

    inefficace mais blasphmatoire

    :

    on n'chappe pas

    la

    main de Dieu.

    Srs d'tre

    dans

    le vrai, et persuads que toute

    tentative

    de

    trouver

    une

    autre explication accrotrait

    la colre

    divine, les tenants de

    cette

    lecture

    fondamentaliste

    de

    l'criture ne cachent pas leur propre colre contre

    ceux qui invoquent des etiologies

    naturelles.

    Cette irritation contre les

    naturalistes ()

    est

    constante,

    de

    la

    peste de Justinien

    la

    peste

    noire, de

    l'auteur des

    Miracles de saint

    Dmtrios

    pour

    qui nul ne

    doit avoir l'audace

    de

    dire

    que l'pidmie

    est un phnomne naturel

    d

    la

    corruption des airs et

    non

    un chtiment divin39 Thodore

    Agallianos qui dnie

    Anastase

    le

    Sinate

    le

    titre

    de didascale car il

    accorde

    de

    l'importance

    la

    nature,

    au

    mouvement

    de

    l'univers

    et

    au

    libre-arbitre, mconnaissant ainsi la souverainet immdiate

    de

    Dieu sur

    toute chose.

    Qu'ils relvent

    d'une mentalit

    archaque ou biblique, ces

    auteurs

    ne

    tolrent

    nulle

    distance entre les plans

    profane

    (la nature et

    ses

    lois) et

    sacr (les

    desseins

    de

    Dieu).

    * Domaine islamique

    Si

    la Bible est la source

    premire des images de pestilence, le

    Coran

    en

    fournit aussi des images frappantes40. Mais le terme peste

    (T'n)

    dont l'quivalent

    hbreu

    figure dans

    le Premier Livre des

    Chroniques

    37.

    Sur

    la Providence...

    38. L'vangliste

    prcise

    que

    ce n'tait

    pas la saison des figues, montrant par l que

    l'pisode rclame une

    lecture

    spirituelle

    et non

    littrale,

    car

    l'innocence du

    figuier rend

    incomprhensible

    l'inhabituelle svrit de Jsus.

    39. Mir. Ill, 33.

    40.

    Cf. par exemple la sourate

    88

    al- Gsiya (L'Enveloppante) ou la sourate

    101

    al-

    Qri'a (Le Flau) : ce

    sont

    des appellations mtaphoriques

    du

    jugement

    dernier

    et de la

    rsurrection.

  • 7/26/2019 La Perception de La Peste Byzance

    10/31

    LA

    PESTE EN

    PAYSCHRETIEN BYZANTIN

    ET

    MUSULMAN 103

    (1 Ch

    21,

    7-15

    ;

    cf. 2

    Sm 24,

    14-15), n'est jamais cit dans le Coran, ni

    sous forme

    de

    racine

    ni

    sous aucune autre forme41.

    C'est partir

    de

    la

    lecture de

    la

    peste biblique, connue travers le

    filtre

    de

    la

    tradition

    du

    Prophte,

    que

    certains

    thologiens

    de

    l'Islam

    en

    vinrent

    lire la peste comme un chtiment.

    Le verset coranique

    243 de

    la sourate al-Baqara (La Vache

    de

    Mose)

    voque en effet des calamits qui

    auraient frapp

    un peuple

    du

    pass

    :

    N'as-tu pas

    vu

    ceux qui sortirent

    de

    leurs demeures il y en

    avait

    des

    milliers

    par crainte de

    la mort

    ?

    Puis Allah

    leur

    dit : Mourez . Aprs

    quoi II

    les

    rendit

    la vie.

    Certes, Allah

    est dtenteur

    de

    la

    faveur

    envers

    les gens ; mais la plupart des gens ne sont pas reconnaissants.

    (sourate II, verset

    243).

    A

    la

    suite

    du

    rapporteur

    de

    hadiths ibn 'Abbs,

    ibn

    Hagla

    et ibn Khtima au

    14e

    s., et ibn Hagar au 15e s., virent dans ce

    verset une allusion

    une peste qui aurait

    frapp

    le peuple d'Isral42.

    Selon

    l'auteur

    andalou

    ibn

    Khtima,

    tmoin

    de

    la

    peste

    noire,

    les

    milliers

    furent

    au nombre

    de quatre mille,

    ils ont

    t

    rattraps

    par la

    mort, mais

    ressuscites

    par

    la suite, grce

    leur

    Prophte qui a implor

    Dieu afin

    d arrter

    les ravages

    de cette

    peste43.

    D'autre part, un

    hadith mentionne

    une peste qui aurait

    frapp par le

    pass une

    tribu

    d'Isral44

    :

    On

    demanda

    'Usma ibn

    Zayd

    que

    Dieu

    l'agre

    : qu'as-tu

    entendu l'Envoy de

    Dieu

    que

    Dieu lui

    accorde

    Sa

    grce

    et Sa paix dire au

    sujet de

    la peste

    ? .

    Il rpondit : La peste est

    une 'salet' ou une 'infamie'

    (rigs) que

    Dieu

    avait

    envoye

    une

    catgorie

    du

    peuple

    d'Isral ou ceux qui vous ont prcds.

    Lorsque

    vous

    41.

    Dans

    le Dictionnaire

    lexique

    des termes

    du

    Coran (Le Caire

    1991,

    p.

    541),

    M. F. ABD

    AL-BKI ne mentionne

    que deux mots

    composs

    de la racine de ta'ana, dont le

    sens propre

    est frapper

    ou poignarder. Le premier cas

    est directement driv

    du verbe

    simple

    ta'ana

    (frapper) conjugu la forme de l'accompli, la troisime personne

    du

    mascu lin

    pluriel : ta'an,

    figurant

    au

    verset 12

    de la

    sourate

    At-tawba (Le

    Dsaveu

    ou

    Le

    Repentir). Le deuxime

    cas

    est le

    nom

    d'action admis par le mme verbe

    ta'ana.

    Il est

    indiqu

    sous

    la forme

    indtermine

    un substantif ta'nan figurant au

    verset

    46 de la

    sourate al-nis' (Les femmes). Les deux versets ne parlent que des

    attaques

    portes

    contre

    la religion, des incriminations et des blasphmes.

    42. Cf. IBN HAAR, Badl al-m 'un

    f fadl al-t'n, ms.

    des

    Archives

    de la Bibliothque

    gnrale (Rabat),

    312Q,

    f. 6. (et

    l'analyse

    de

    J. SUBLET,

    La

    peste prise aux rets de

    la

    jurisprudence.

    Le

    trait

    d'ibn Hagar

    al-'Asqaln

    sur

    la

    peste,

    Studia

    Islamica

    33, 1971,

    p.

    141-149)

    ;

    Ibn 'ab

    HAGLA, Daf

    an-niqma

    f

    as-salt

    'al nab ar-rahma (Rejet

    du

    malheur

    dans la prire

    sur

    le Prophte de la misricorde), Escorial 1772,

    f.

    1 15-122.

    43.

    IBN

    KHTlMA.Tahsl

    garad al-qsid f tafsl al-marad

    al-wfid

    (Sommaire

    l attention du messager

    au

    sujet

    de la maladie pidmique), Escorial 1785, f.

    87b.

    Pour la

    biographie

    de

    l'auteur, ci

    Encyclopdie de

    l'Islam, t. III.,

    p. 861,

    s.v. Ibn Khtima. Nous

    ne

    savons pas

    quelle

    calamit

    le

    texte coranique fait

    allusion.

    Dans un jugement absolu,

    puisque les images

    sont

    multiples,

    nous

    pouvons dire uniquement qu'il

    s'agit

    de la mort

    comme destin final de chacun et de la rsurrection. C'est une leon morale et religieuse

    pour les fidles

    et

    les

    croyants

    qui doivent tre

    persuads

    de la

    vrit du

    message rvl.

    44.

    D'aprs ibn

    'ab Hagla,

    qui

    composa son

    trait

    sur

    la peste en

    1364

    au

    Caire,

    le

    peuple

    d'Isral

    fut

    touch par la

    peste

    en Egypte : Dieu avait dit : nous leur avons envoy

    la peste (IBN

    HALA,

    Daf

    an-niqma ...,

    f. 59b).

  • 7/26/2019 La Perception de La Peste Byzance

    11/31

    1

    04 MARIE-HELENE CONGOURDEAU MOHAMMED MELHAOUI

    entendez parler

    de son

    existence dans un pays,

    n'approchez

    pas

    de

    ce

    pays, mais si vous vous y trouvez, ne le quittez pas en

    la fuyant"45.

    Les thologiens interprtrent le flau

    du

    verset

    coranique

    cit

    plus

    haut

    (sourate

    II,

    243)

    comme

    tant

    la

    peste,

    pour

    tablir

    un

    rapport

    direct

    entre ce verset et le hadith qui

    voque

    la peste

    d'Isral,

    et poser

    l quation

    :

    peste =

    colre

    de

    Dieu

    = chtiment. Ibn Khtima s inscrit contre

    cette

    interprtation.

    L'explication de

    la

    peste

    comme chtiment

    (rigs),

    selon lui,

    ne

    s'impose pas,

    mme

    si

    l'on

    se rapporte

    au

    verset 134 de

    la

    sourate

    Al-a'rf

    wa-lamm

    waqa'a

    'alay-hum

    ar-rigs

    (et quand

    le

    chtiment

    les

    frappa)46. La

    traduction

    exacte du

    terme rigs

    voque la

    souffrance, sans aucune allusion un chtiment d'origine divine, comme

    l'attestent

    bon

    nombre de thologiens musulmans. Elle

    est cause

    par

    une

    maladie,

    et

    si le terme

    est

    associ

    l'histoire

    du

    peuple d'Isral,

    c'est

    que les

    enfants d'Isral, peuple

    ancien, furent les

    premiers

    frapps

    par

    une

    pestilence.

    La

    raison

    est

    donc

    d'ordre

    chronologique.

    Dans

    cette

    mme

    argumentation, plus proche de

    la

    logique historique et

    philologique que de

    la thologie

    conservatrice,

    l'imam

    d'Almeria

    ajoute : Les

    Arabes

    nomment chaque maladie

    une

    douleur,

    ce

    qui

    nous renvoie

    au

    sens propre

    de

    wagaf :

    le

    mal, la

    douleur

    et la

    souffrance.

    Un autre hadith

    introduit

    une subtilit

    nouvelle.

    Acha

    la

    femme du

    Prophte

    que

    Dieu lui

    accorde

    Sa

    grce

    et Sa paix a rapport :

    J'interrogeai l'Envoy de

    Dieu que Dieu lui accorde Sa

    grce

    et Sa

    paix

    au sujet de

    la

    peste . Il me rpondit

    qu'elle est

    une

    agonie

    Cadb) que

    Dieu envoie

    qui II veut.

    Dieu en

    a

    fait

    une misricorde pour

    les croyants. Celui qui se rsigne face

    la

    peste, sachant que rien

    ne

    l atteint

    hormis

    ce

    que

    Dieu

    lui

    accorde,

    ne peut obtenir

    que

    la

    rcompense

    d'un

    martyr47.

    la notion

    de

    chtiment (pour les pcheurs), se superpose celle

    de

    misricorde (pour le croyant musulman qui meurt

    de

    la

    peste) par

    l'accs

    au rang de

    martyr.

    quelles conditions ce dernier point est-il recevable ?

    Ibn

    Khtima

    rappelle

    qu'il faut considrer

    l'intgralit

    des paroles du

    Prophte qui prsentent la peste comme un martyre. Le martyre au sens

    large

    est une misricorde pour

    tous

    les croyants48, ce que confirme cet

    autre hadith,

    rapport

    par le compilateur

    'Anas ibn

    mlik

    : La peste est

    un

    martyre pour chaque

    musulman. L'accs au rang

    de

    martyr

    rcompense l'humble rsignation

    face

    au destin

    tragique qui frappe

    le

    pestifr,

    puisqu'il

    ne peut

    intervenir

    par

    sa

    faible

    volont dans

    le

    destin divin

    qui le frappe

    et qu'il accepte en tant que

    tel,

    en

    tmoin (shid)49 de sa

    propre souffrance.

    45.

    AL-BUKHR, Sommaire

    du sahh

    al-Bukhr, p. 360. Nous avons expos les

    hadiths comme il est d'usage avec al-isnd des

    garants,

    c'est dire les rapporteurs dignes

    de confiance assurant leur authenticit

    .

    46. Sourate

    VII,

    verset

    134.

    Il s'agit

    de la peste

    envoye par

    Dieu au

    peuple

    d'Isral.

    Cf. dans la mme sourate le verset 71. IBN KHTIMA, Tahsl ..., f.

    87b.

    47.

    Ibid.

    48.

    Ibid.

    49.

    Ibid. f. 89a. partir des termes shid

    et

    shd (tmoin et martyr), ibn

    Khtima

    donne

    trois

    sens

    au

    terme

    martyr: premirement,

    l'homme

    qui

    meurt

    de

    la

    peste

    est

  • 7/26/2019 La Perception de La Peste Byzance

    12/31

    LA PESTE EN PAYS

    CHRETIEN

    BYZANTIN ET

    MUSULMAN

    105

    Ce

    thme,

    dvelopp

    au 15e sicle par ibn Hagar

    (qui

    prcise

    que

    l'attribution

    du

    martyre ne peut

    tre

    destine qu' celui qui ne quitte

    pas le

    pays

    ravag par

    la

    peste50), nous renvoie au

    statut du

    martyr

    en

    Islam.

    Les

    personnes

    concernes,

    d'aprs

    le

    hadith

    d'Ab

    Horayra,

    sont

    :

    le mort par la

    peste, le

    mort-n,

    le mort

    par

    noyade,

    le

    mort victime

    d'un

    boulement et le mort au combat51.

    Le

    dsir de

    mourir

    de

    la peste pour devenir martyr se

    manifesta

    au

    cours de l'pidmie

    d'Emmas,

    qui

    posa

    d'une manire trs aigu

    la

    question

    du comportement adopter face

    ses ravages, et qui fut

    l origine des

    premires

    discussions juridiques sur la calamit. cette poque

    de grande

    pit religieuse, le compagnon

    du

    Prophte Mu'd ibn Gabal

    mourut de

    la

    peste d'Emmas

    : il

    avait

    souhait cette

    faon de mourir

    et

    Dieu

    exaua ses vux, commente

    l'auteur

    du

    Tahsl.

    Mais

    en ralit,

    les

    premiers

    croyants musulmans,

    compagnons

    du

    Prophte, qui

    souhaitaient

    mourir

    de

    la

    peste

    (misricorde)

    Emmaiis,

    se

    mettaient

    en

    contradiction avec les paroles

    du

    Prophte qui privilgiait

    la

    prvention et

    l'vitement.

    Distinction des

    plans du

    profane

    et du sacr

    *

    Domaine byzantin

    Une autre

    cole

    d'interprtation, qui

    spare

    les

    plans du

    profane

    et du

    sacr, coexiste avec

    la

    premire.

    Les

    Byzantins, sauf exception,

    ne

    renient pas

    l'hritage

    rationnel

    qu'ils tiennent

    de

    la Grce

    antique,

    mme

    s'ils

    le

    rinterprtent

    la

    lumire

    des

    critures.

    1.

    La causalit naturelle

    Paralllement

    aux

    explications

    thico-spirituelles, les

    explications

    rationnelles classiques subsistent.

    Les mdecins

    byzantins,

    confronts

    la

    peste

    bubonique,

    font appel aux

    schmas hrits

    du corpus hippocra-

    tique. Trois

    sries

    de

    causes expliquent la

    survenue d'une

    pidmie : la

    corruption des airs

    (qui

    affecte

    les organismes

    vivants

    par l'intermdiaire

    appel

    ainsi

    parce que les

    anges

    de la misricorde tmoignent par leur

    prsence de sa

    souffrance et de la prise de son

    me.

    Ensuite,

    sa prsence

    devant Dieu, aprs l'preuve

    douloureuse,

    lui

    vaut

    le

    titre de

    martyr au

    mme titre que

    celui qui

    perd sa vie

    au

    combat

    au nom de Dieu. Troisimement, le pestifr est tmoin de

    sa

    propre mort parce

    qu'il

    est

    conscient de

    sa

    souffrance physique et

    morale.

    C'est en fait la force morale

    qui

    surmonte

    la douleur et la souffrance physique, ainsi que les vertus de patience et de rsignation

    qui

    font

    des martyrs des privilgis.

    50. Ibn Hagar, Badl al-m'un ....

    ff.

    47-55.

    51. La liste,

    qui

    mrite des explications, est largie d'autres personnes,

    notamment

    la

    femme

    qui

    perd

    la vie en accomplissant

    son devoir

    conjugal, ou en

    accouchant.

    Des cas

    particuliers

    sont

    aussi dsigns comme des martyrs, comme le mort loin de

    son

    pays, et le

    mort

    brl.

  • 7/26/2019 La Perception de La Peste Byzance

    13/31

    1

    06 MARIE-HELENE CONGOURDEAU MOHAMMED MELHAOUI

    des miasmes corrompus), le

    dsordre

    des humeurs internes qui en

    rsulte, et la diffrence des tempraments qui prdisposent tel ou tel

    tre touch ou

    non

    par

    la

    maladie, survivre ou succomber52.

    Dans

    son

    commentaire

    du

    Pronostic

    d'Hippocrate,

    le

    mdecin

    Stephanos, contemporain

    de

    la peste

    de Justinien, s'interroge

    sur

    l existence de maladies

    infliges par les dieux et il s'appuie sur Hippocrate et

    Galien pour rfuter cette causalit

    extra-naturelle.

    Selon lui,

    la

    cause des

    pestes

    (les maladies le plus

    souvent

    invoques

    en

    faveur de

    la

    causalit

    divine) rside dans la constitution putrfie

    de

    l'air qui

    corrompt les

    humeurs

    du corps53.

    Anastase

    le Sinate, moine

    du

    7e sicle

    qui

    fut peut-tre aussi

    mdecin54, adopte la mme tiologie

    naturelle

    dans

    ses

    Questions et

    Rponses

    :

    les pestes surviennent cause des exhalaisons putrides,

    de

    la

    corruption

    des

    airs,

    de

    la

    prsence

    de

    cadavres

    non

    inhums,

    surtout

    dans

    les rgions insalubres55. Il

    n'carte

    pas pour autant

    la

    causalit divine,

    car

    il arrive

    que

    Dieu

    utilise

    les causes

    naturelles

    pour corriger

    () les hommes et les pousser au

    repentir.

    2. Fondement thologique des causes

    secondes

    Pour lire la distinction et l'articulation entre causalit naturelle et

    causalit

    divine, les Byzantins disposaient d'une rflexion

    thologique

    mene

    ds

    l'poque

    des

    Pres56. Basile

    de

    Csare en

    avait

    affirm

    les

    principes dans

    son

    trait

    Dieu

    n'est pas

    l'auteur

    des maux51

    :

    les

    maladies

    surviennent

    la

    suite

    de drglements de

    la nature

    (ainsi

    les pestes

    sont

    attribues

    la

    corruption de l'air, selon

    la

    thorie

    hippocratique),

    mais

    en

    dernire

    analyse

    c'est

    Dieu

    qui

    envoie ces maladies,

    par

    l intermdiaire

    des

    causes

    naturelles,

    non

    pour punir les

    hommes

    mais pour

    prvenir

    des maux plus grands (maux spirituels, plus graves que les

    maux

    physiques). Les flaux ont ainsi une fonction thrapeutique, et

    la

    mtaphore mdicale (en particulier l'amputation)

    est

    mise contribution.

    Anastase

    le Sinate intgre

    son

    analyse

    de

    l'tiologie des pestes dans

    ce schma: Dieu certes est le crateur et le matre

    de

    tout, mais s'il a

    donn aux mes le libre arbitre, il a confi aux

    lments

    (et ce

    que

    nous

    appellerions

    les

    causes

    secondes)

    le

    gouvernement

    quotidien

    des corps58.

    52. Cf. HIPPOCRATE, De la nature de

    l'homme,

    IX

    ;

    Pri phusn, VI.

    53.

    Stephanos, Commentaire du

    Pronostic...

    54.

    Sur

    Anastase le Sinate,

    voir

    un

    tat rcent

    de la

    question par J. HALDON, The

    works

    of

    Anastasius

    of Sinai : a Key

    source for

    the History of 7th century

    East-mediterranean

    Society and Belief, dans A. CAMERON and L. CONRAD eds, The byzantine

    and

    Early

    Islam

    Near-East,l :

    Problems in the literary

    source

    Material, Princeton

    1992, 107-147.

    55.

    Q. 92

    (PG

    89,

    732-3) ;

    Q. 96

    (PG

    89,

    736-49) ;

    Q. 1 14

    (PG

    89,

    766-68).

    56. Pour une tude

    dtaille

    de cette rflexion, cf. notre tude : La socit byzantine...

    57. PG 31,

    329-353. Traduction franaise dans

    Dieu et le mal, Migne, Pres

    dans

    la

    foi

    69, Paris

    1997.

    58. Q.

    96,

    PG

    89,

    736-749.

  • 7/26/2019 La Perception de La Peste Byzance

    14/31

    LA

    PESTE

    EN PAYS

    CHRETIEN

    BYZANTIN

    ET MUSULMAN 107

    Cette

    synthse des deux etiologies subira une

    clipse du

    fait

    d'une

    offensive

    de

    la causalit transcendante durant la priode mdio-byzantine (du

    fait

    surtout de

    l'hagiographie), mais elle resurgira avec la

    grande

    crise

    spirituelle

    de

    la

    fin

    de

    l'Empire.

    On

    la retrouve

    chez

    Alexios

    Makrembolits

    au

    14e

    s.59,

    et

    chez Marc

    Eugenikos

    au

    15e

    s.60.

    * Domaine

    islamique

    Ibn ab

    Usaybi'a

    crit dans l introduction de son

    ouvrage

    intitul Les

    classes

    de

    mdecins : La science

    des corps se

    trouve

    attache

    la

    science des

    religions61.

    La dimension religieuse n'est jamais absente

    chez les auteurs musulmans, et ce malgr l'mergence

    du

    savoir mdical

    d'ibn Sn (Avicenne), et de

    l'cole

    andalouse incame par ibn Zuhr

    (Avenzoar),

    ibn al-Khatb

    et

    ibn Khtima tous admettent l intervention

    de

    la volont

    de

    Dieu dans la sant, la

    maladie

    et la mort. Mais, par

    ailleurs,

    la

    mdecine

    arabe

    reste

    fidle

    la

    thorie

    humorale

    d'Hippocrate et de Galien pour expliquer les causes des maladies et des

    pestilences,

    une diffrence (de taille)

    prs

    : la contagiosit

    de

    la

    peste,

    qui sera dveloppe par les mdecins andalous au cours

    de

    la peste

    noire.

    Ibn ab Hagla, recherchant les causes

    de

    la peste, fait

    ainsi

    voisiner

    explications

    rationnelles

    et explications religieuses. L'apparition

    de

    la

    maladie

    a pour lui une cause

    d'essence lgale :

    La cause lgitime

    de

    la peste est l'impudeur qui mne

    la destruction

    de

    l'ge et le fait

    disparatre, ou de

    tout

    ce qui

    en

    soit

    comme

    la

    consommation des boissons

    enivrantes, ou

    la

    pratique de

    tout ce

    qui

    est

    illicite62. Mais lorsqu'il

    s'agit

    d'expliquer

    d'o vient la

    peste ou comment elle se propage, ses

    propos

    sont

    parfois

    radicalement

    opposs,

    et

    bien

    loin

    de

    la

    cause

    divine.

    C'est ainsi que pour lui

    la

    cause mdicale de

    la

    peste rside dans

    la

    corruption de

    l'air

    qui

    est la

    matire de l'esprit63. Cette dernire

    affirmation reprend fidlement

    les

    notions d'Avicenne sur

    les

    pestilences, qui

    elles-mmes dpendent troitement d'Hippocrate.

    Avicenne

    et

    les

    mdecins

    andalous ont bien

    dfini

    les causes

    naturelles

    de

    la

    peste.

    S'ils fondent

    leurs

    descriptions

    sur

    l'observation

    des

    signes cliniques apparents chez

    les

    pestifrs,

    leurs

    analyses restent

    fidles

    la

    thorie

    humorale

    d'Hippocrate

    ou

    de

    Galien.

    59.

    ALEXIOS

    MakrembOLITS,

    D'o

    viennent

    la

    sant

    et

    la

    maladie

    ?,

    Sabbaticus 417,

    ff.

    105v-106: La causalit

    naturelle

    existe,

    mais

    elle est soumise la

    volont de Dieu.

    60.

    MARC

    EUGENIKOS, Lettre

    au moine

    Isidore

    sur les

    bornes de la

    vie,

    PG 160,

    1194-1200. Cf.

    notre analyse

    dans La peste

    noire

    Constantinople

    de 1348 1466,

    Medicina

    nei secoli 11/2, 1999, p. 377-389: il faut

    penser

    ensemble les

    deux

    types de

    causalit, comme il faut tenir ensemble les vrits particulires et les vrits gnrales.

    61.

    L'auteur,

    ophtalmologue

    et fils d'ophtalmologue,

    (n

    Damas

    en

    1270),

    dit

    qu'il

    trouvait

    sa

    source dans tous les

    Livres

    sacrs. Les plus

    grands

    mdecins musulmans

    du

    Moyen ge se sont aussi inspirs de la loi religieuse

    pour

    leurs ides et en faveur de l'art

    de

    gurir.

    62. IBN

    'Ab HAGLA,

    Daf

    an-niqma...,

    f.

    42a.

    63.

    Ibid.

  • 7/26/2019 La Perception de La Peste Byzance

    15/31

    1

    08 MARIE-HELENE

    CONGOURDEAU

    MOHAMMED

    MELHAOUI

    Ibn

    KMtima dfinit la peste en ces termes : C'est une fivre maligne.

    Elle

    tient

    sa

    cause

    de

    la

    corruption du

    temprament

    du

    cur et

    de

    l'air

    de

    sa propre nature vers la chaleur et l'humidit.

    Cette

    fivre est souvent

    mortelle,

    et

    s'accompagne d'une

    sensation de

    lassitude

    suivie

    de sueurs

    excessives

    et

    d'angoisse... L'puisement apparat le deuxime jour,

    la

    fivre

    monte et

    les

    bubons sont souvent

    accompagns de crachements de

    sang...64. Le trait final annonce

    l'issue

    fatale de

    la

    peste

    pneumonique.

    Ces

    observations personnelles faites

    Almeria

    au cours de

    la

    peste noire

    sont identiques

    celles d'ibn al-Khatb

    Grenade.

    D'autres causes,

    dites lointaines dans les chroniques

    arabes,

    sont

    prsentes sommairement par les auteurs andalous. Ibn al-Khatb voque,

    pour la

    refuser, une causalit qui rside

    dans

    le ciel, selon les

    astrologues

    qui prtendent que des conjonctions astrales

    influent sur

    le monde. Le

    mdecin

    de

    Grenade ne donne aucune foi cette causalit, comme il

    ressort

    de

    son ptre

    sur

    la maladie

    effrayante65.

    Contrairement son collgue et ami, ibn Khtima prend acte de ce

    que le rayonnement cleste hte

    la

    corruption de l air.

    Il

    refuse

    en

    revanche des causalits plus extrmes et anecdotiques

    rapportes

    par ses

    informateurs. Ainsi, des commerants chrtiens d'

    Almeria

    prtendaient-

    ils que

    la pandmie tait la

    consquence d'une

    infection provoque

    par

    la

    mort des poissons flottant sur

    la

    surface des

    eaux

    des

    ctes turques en

    Orient. Foudre

    et tonnerre

    se

    seraient alors

    abattus

    sur la

    rgion,

    puis les

    poissons

    auraient

    t

    incinrs

    et la

    fume

    aurait pollu

    l'air, emport

    en

    d'autres

    endroits par le vent. Le jugement d'ibn Khtima

    est

    sans

    quivoque

    :

    Cette suspicion

    n'est

    que mensonge

    et parole

    absurde66.

    Le

    seul

    facteur extrieur

    qu'il

    accepte

    est

    le drglement saisonnier

    qui peut engendrer

    calamits

    et

    famines,

    parce

    qu'il

    contrarie

    la

    chaleur

    et le temprament de l homme67. Le mdecin andalou

    cite

    Hippocrate

    qui

    tmoigne

    qu'en un

    seul

    lieu prcis,

    la

    suite

    d'une pluie

    estivale

    diluvienne,

    accompagne

    d'une chaleur

    intense,

    survint

    une corruption

    64.

    La grande peste de 1348-1349

    tait

    la fois bubonique et pneumonique : peste

    de

    couleur noire,

    telle

    tait la description d'Avicenne de cette forme de

    peste

    au 1 Ie

    sicle

    dans

    le livre IV

    du

    Canon de la

    mdecine,

    ce qui peut

    expliquer

    l'appellation peste noire.

    La nature de la

    pandmie du 14e

    sicle

    fait

    d'elle une

    peste

    ravageuse. Voici le

    tmoignage d'ibn

    Khtima

    : C'est une maladie

    commune

    toute

    une

    population

    humaine et

    qui

    est

    souvent

    mortelle

    cause

    d'un

    facteur

    rpandu...

    Elle

    est

    diffrente

    de

    l'pizootie,

    qui est (une

    pidmie) gnrale propre

    aux

    bestiaux et autres animaux...

    Mais

    l'usage de

    l'appellation (pizootie)

    appliqua le

    mme

    terme aux

    hommes

    (Tahsl..., f. 50b-51a-b).

    65.

    IBN AL-KHATB,

    Muqni

    'at as-s'il 'an al-marad al-h'il {Convaincre

    l interrogateur

    au

    sujet de la maladie effrayante), Escorial 1785,

    f. 39b. Ce manuscrit

    fait

    l'objet

    d'une tude et d'une traduction en

    cours

    de

    notre part.

    66. IBN

    KHTIMA,Tahsl,

    f.

    53a.

    67. La pollution d'origine

    terrestre,

    selon lui, peut infecter un

    espace

    dtermin. Les

    lments de cette

    pollution peuvent

    tre

    varis :

    la boue infecte des marcages, de l'eau

    stagnante et pollue de vapeur souterraines, de broussailles ou de vgtation pourrie, les

    excrments humains ainsi que les cadavres abandonns sur les champs de bataille, les

    animaux

    et

    le

    btail

    morts d'pidmie

    et

    se

    trouvant

    en

    tat

    de

    dcomposition. Tous ces

    facteurs,

    d'aprs lui,

    peuvent

    putrfier

    l'air,

    l'lment

    simple

    et

    pur. Ibid., f.

    54a.

  • 7/26/2019 La Perception de La Peste Byzance

    16/31

    LA

    PESTE EN

    PAYS CHRETIEN BYZANTIN

    ET

    MUSULMAN 109

    de

    l'air suivie

    de

    fivres pidmiques trs

    mauvaises

    et d'autres maladies

    infectieuses.

    Tous

    les lments invoqus comme causalit externe ne

    sont

    en ralit

    que

    des

    facteurs

    qui

    favorisent

    la

    propagation

    des

    pidmies

    :

    tel

    est

    aussi le

    facteur

    dmographique avanc par ibn Khaldn dans

    les

    Prolgomnes, pour expliquer les dsastres qui frappent les

    dynasties

    sur

    leur

    dclin,

    en

    les rendant plus

    sensibles

    aux

    pidmies.

    Tmoin de

    la

    peste

    noire

    qu'il

    qualifia de dluge,

    et

    des mutations

    politiques

    du

    14e

    sicle en Occident musulman, il donne sa propre

    version

    des causes

    de

    la maladie:

    elle est, dit-il,

    la

    consquence

    d'un

    tat dclinant trs

    peupl :

    Les pidmies clatent. La raison principale

    est la

    corruption

    de

    l'atmosphre

    provenant d'une

    population

    surabondante...

    Dans

    les cas

    graves, les poumons sont atteints. On a alors des pidmies pulmonaires,

    ce

    sont

    les pestes, des

    maladies

    qui touchent les poumons68.

    Que faire

    ?

    Doit-on

    fuir ?

    L' interrogation sur les causes

    du

    flau dbouche sur une interrogation

    plus pressante que faire pour lui chapper ? Premier

    rflexe

    :

    fuir.

    Arguments

    mdicaux et thologiques

    s'affrontent

    pour ou contre cette

    raction naturelle.

    1.

    Arguments

    mdicaux : la contagion

    *

    Domaine byzantin

    La notion de contagion (transmission d'une maladie

    d'un

    individu

    un autre) s'est longtemps heurte au monde

    scientifique.

    Si la mdecine

    populaire rapproche la

    maladie

    pestilentielle

    de

    la souillure qui se

    propage par contact, les

    mdecins

    de

    la

    tradition

    hippocratique en attribuent

    la cause

    un

    contexte

    gnral pathogne (air corrompu)

    qui

    touche en

    mme

    temps toute une

    population69.

    Mais cette conception

    scientifique

    semble

    limite

    la mdecine

    savante.

    Le modle archaque

    de

    la

    souillure

    vient

    spontanment l'esprit de nombreux auteurs.

    Basile et

    Jean

    Chrysostome

    renversent

    les

    termes

    de

    la comparaison

    :

    c'est

    la

    peste qui devient la mtaphore

    du

    pch qui

    se

    propage par

    transmission,

    si bien que les

    hommes

    se contaminent mutuellement70.

    Les

    lgislateurs

    du

    Code Thodosien, voulant

    interdire

    aux chrtiens de

    fr-

    68. V. MONTEIL (Trad.), Ibn Khaldwi, Discours

    sur

    l'histoire

    universelle,

    (al-

    Muqaddima), Beyrouth

    1968, t. 2,

    p. 612-613.

    69. Cf.

    HlPPOCRATE,

    De la nature de l'homme, IX, d. J. JOUANNA, Berlin 1975

    (Corpus Medicorum Graecorum I, 1, 3); Pri phusn, VI, d.

    JONES,

    II, (Loeb)

    Cambridge MA. - Londres 1923, 19672 .

    70.

    BASILE, Sur

    le

    Psaume 1

    (PG 31,

    209)

    ; cf. JEAN CHRYSOSTOME, Homlie 57 sur

    Jean,

    PG

    59,

    col.

    314.

  • 7/26/2019 La Perception de La Peste Byzance

    17/31

    1

    10 MARIE-HELENE CONGOURDEAU MOHAMMED MELHAOUI

    quenter

    les synagogues, les

    mettent

    en garde contre la

    contagion de

    l impuret

    juive71.

    la fin

    de

    l'empire, Scholarios compare la peste une

    maldiction qui se transmet par

    contact72.

    Outre

    la

    permanence

    de

    l'image

    de

    la

    souillure,

    l'vidence

    de

    la

    contagion

    s'impose

    aux observateurs,

    malgr

    les

    rticences des

    auteurs

    mdicaux. Historiens et simples tmoins

    font

    le

    mme

    constat. Durant

    la

    peste noire,

    en

    1348,

    Dmtrios Kydons

    crit un de ses

    correspondants que

    nul n'ose

    inhumer

    mme

    son

    proche parent, par

    crainte de

    la

    communication

    de

    la

    maladie ( )73

    ;

    Kritoboulos fait la

    mme observation

    en

    146674.

    Terrorises par

    la

    perspective de contracter

    la

    maladie, les

    populations

    fuient les

    lieux infects.

    Mais cette attitude, qui se

    concevait aussi

    lorsque la cause

    de

    la maladie tait attribue la corruption

    de

    l'air, a

    pour effet

    de

    dissminer l'pidmie,

    puisque

    les fuyards

    emmnent

    avec

    eux les

    germes

    de l infection.

    * Domaine islamique

    Doit-on fuir

    ?

    la question se posa ds la peste d'Emmaiis. Fallait-il

    s'isoler, pour pargner

    la

    vie des

    conqurants

    musulmans

    (ce que

    laisse

    entendre le sens

    rel des

    hadiths),

    ou conqurir la

    rgion

    en

    plein

    ravage

    pidmique

    et

    mourir de

    la peste

    pour

    acqurir la

    distinction du

    martyr ?

    Le dbat,

    bien que religieux,

    occultait la question

    principale

    et pineuse,

    celle de

    la

    contagion, nie par les savants

    antiques

    mais

    affirme

    par les

    hadiths du Prophte.

    partir d'une

    bonne dfinition

    des symptmes de

    la

    peste, particulirement

    au

    14e

    sicle, les

    mdecins

    musulmans n eurent

    pas

    de

    difficults

    dmontrer

    l'vidence

    de

    la

    transmission de

    la

    maladie

    : la

    mdecine savante rencontrait sur

    ce

    terrain l'enseignement

    religieux.

    Mais, redoublant la question

    de

    la contagion,

    une autre

    fut pose par

    les

    mdecins

    andalous

    :

    s'il

    est

    tabli

    que la

    maladie

    se transmet,

    pourquoi telle personne y est-elle plus vulnrable ?

    La

    rponse la

    plus savante

    fut

    celle d'ibn

    al-Khatb.

    Pour lui,

    l explication

    rside dans une interaction entre la contagiosit et la

    prdisposition

    des personnes et des lieux75. D'une part, l'humeur personnelle

    s'apparente

    la

    matire

    toxique, en tant prdispose

    l'admettre sans

    la

    moindre

    rsistance...

    Ignorer de

    telles

    choses induit les gens

    en erreur

    71.

    CODE

    ThODOSIEN

    XVI, 7,

    3 (n

    16

    dans A.

    LINDER,

    The

    Jews in Roman

    Imperial

    Legislation,

    Wayne State

    University Press,

    1987) :

    Eorum quoque flagitia

    puniantur, qui

    christianae religionis et

    nominis

    dignitate

    neglecta

    Iudaicis semet polluere

    contagiis.

    72. G.

    SCHOLARIOS,

    Lettre de consolation, d.

    Petit-SidridS,

    IV, p.

    298.

    73. Dmtrios Kydons, Lettre 21 de la classification de F. TlNNEFELD {Dmtrios

    Kydones. Briefe I,

    I,

    I,

    2 et

    II, Stuttgart

    1981,

    1982, 1991, Bibliothek

    der

    griechischen

    Literatur 12, 16 et 33).

    74. KRITOBOULOS, Historiae, V, 17-19, p. 204-207, d. D. REINSCH, CFHB

    22,

    Berlin

    1983

    :

    les gens craignent

    que

    les malades

    ne

    leur communiquent leur corruption (

    ).

    75. Ibn Khtima, Tahsl, f. 59b-60a.

  • 7/26/2019 La Perception de La Peste Byzance

    18/31

    LA PESTE EN PAYS

    CHRETIEN

    BYZANTIN ET

    MUSULMAN

    1 1 1

    et multiplie

    leur sacrifice76.

    Et d'autre part, l'existence de

    la

    contagion

    a t prouve par l'exprience,

    la

    dduction,

    la

    sensation,

    la

    constatation

    et

    les

    frquents

    tmoignages77. Ce

    sont l

    les arguments

    scientifiques

    d'une

    mdecine savante.

    Les

    mises

    en

    garde des

    mdecins

    se

    heurtent

    la

    rsistance

    de

    ceux

    qui refusent

    l'ide

    de

    la

    contagion,

    soit

    par ignorance,

    soit

    par fatalisme

    religieux. La

    grande

    masse,

    explique ibn

    al-Khatb,

    n'admettant que

    la

    volont

    de

    Dieu comme cause

    de

    la

    sant

    ou

    de

    la maladie,

    ignore que

    celle-ci rside dans la prdisposition ou la

    non-prdisposition78.

    Conscient

    de

    l'ignorance quasi gnrale

    de

    la

    socit, il dtaille

    ses

    arguments en

    faveur de

    la

    contagion

    : La propagation

    se

    fait

    parmi ceux qui

    s'occupent

    des

    malades.

    Certains

    chappent

    ces nuisances

    malgr le

    contact

    permanent qu'ils

    ont

    avec eux, d'autres y succombent bien qu'ils

    n'aient pas eu de contact, ou

    qu'ils

    aient eu des contacts limits

    dans

    le

    temps79.

    C'est

    bien

    le

    signe

    que

    prdisposition

    et

    contagion

    jouent

    de

    concert. Par voie de consquence, ceux qui croient

    la

    contagion

    chappent

    la mort.

    Parmi

    eux, ceux, fort nombreux, qui

    ont

    dcid

    d'adopter un mode de vie asctique, comme le mystique ibn ab Madyan dans

    la

    ville

    de Sal, un de ceux qui croyaient l'existence de

    la

    contagion. Il

    s'est

    approvisionn

    pour une longue priode,

    et il s'est

    emmur avec sa

    famille,

    fort nombreuse.

    Sa

    ville fut dcime, et nul

    n'en

    rchappa

    tout

    au

    long de cette priode80.

    Cet exemple concerne des personnes. Le suivant, qui concerne des

    lieux

    lointains ou

    isols,

    rappelle

    la

    thorie d'ibn

    Khaldn,

    selon qui

    il

    est prfrable d'habiter un territoire

    moins

    peupl et spacieux,

    qui

    ne

    favorise

    pas la

    circulation de

    l'air pidmique

    :

    D'autres

    nouvelles

    sont

    relatives aux rgions

    non

    touches par

    la

    maladie, rgions situes loin

    des

    routes,

    l'cart

    des gens. Quoi de si tonnant que le cas des

    prisonniers

    musulmans sauvs

    par Dieu dans la maison des mtiers

    de

    Seville

    ?

    Ils taient des milliers que la peste n'a pas atteints, alors

    qu'elle

    a failli

    dcimer toute

    la

    ville. Autre exemple

    :

    Le

    salut

    des nomades arabes,

    en

    Ifriqiya (Tunisie) et ailleurs, a t assur par

    l'air

    pur, non corrompu par

    la

    maladie81.

    Il en conclut : Parmi

    les

    fondements qu'on ne

    peut

    ignorer,

    il faut rappeler

    que

    la preuve

    d'autorit

    magistrale,

    si

    elle est

    contredite par le sens

    de

    l'observation, doit tre interprte. Dans ce

    cas prcis,

    l'interprtation

    est

    celle adopte par ceux qui ont confirm l'existence

    de

    la

    contagion82.

    Imprgn

    par les

    ides d'Avicenne, ibn

    ab

    Hagla est plus prcis

    quant

    la transmission

    de

    la

    maladie II

    se peut

    que

    la peste se

    transmette d'un malade un

    bien

    portant par le biais

    de

    l'exhalaison d'une

    76. IBN

    AL-KHATB, Muqni'at ...,

    f. 41b-42a.

    77. Ibid., f. 42a.

    78. Ibid.

    79. Ibid., f. 41b.

    80. Ibid.,

    f. 42b.

    Sl.Ibid.

    82. Ibid., f.

    43a.

  • 7/26/2019 La Perception de La Peste Byzance

    19/31

    1

    12

    MARIE-HELENE

    CONGOURDEAU

    MOHAMMED

    MELHAOUI

    personne contaminant une autre personne, sachant que

    cet

    lment

    est

    l'un des

    facteurs

    de

    la

    contagion83. Et pourtant, lui aussi

    juge que

    l organisme

    doit

    tre

    prdispos

    contracter la

    maladie.

    Ibn

    ab

    Hagla

    avait

    perdu son fils,

    mort

    de

    la peste

    du

    Caire en 1364.

    Affect

    par

    cette

    preuve comme le

    reste

    de

    la

    population,

    croyant

    et

    rsign, il composa ce vers

    :

    S'il n'y avait pas eu autant de larmoyants

    qui

    m'entouraient

    pleurant leurs frres, je

    me

    serais alors tu84.

    Ce vers

    exprime l'tat

    d'esprit, fait

    de douleur

    et

    de rsignation, d'une

    socit

    face

    aux ravages

    de

    l'pidmie.

    On

    ne

    peut que s'interroger

    sur l'cho rel

    des ides de

    bon

    sens

    d'ibn al-Khatb sur le terrain des comportements. Mais

    il

    fallait

    aussi

    convaincre

    par

    des

    preuves

    religieuses qu'une socit

    conservatrice

    pourrait

    facilement

    comprendre.

    2.

    Arguments

    thologiques

    :

    La

    Providence

    La question Doit-on fuir les lieux infects par

    la

    peste

    ?

    n'est pas un

    simple problme de sant publique. Si

    l'on

    pense que

    la

    peste

    est

    envoye, ou permise, par Dieu, c'est aussi une question spirituelle. Fuir

    les lieux o Dieu a envoy la peste ne revient-il pas fuir la volont

    de

    Dieu

    ? Une telle attitude serait au mieux

    inefficace

    ;

    au

    pire

    il

    s'agit d'un

    pch

    qui peut attirer une sanction plus grave (la

    damnation

    ternelle,

    par exemple).

    *

    Domaine byzantin

    Dans

    le

    Pr

    de

    Jean

    Moschos, Procope

    le

    Scholastique

    se

    dsole

    d apprendre que

    la

    peste

    s'est

    dclare Csare o

    ses

    deux fils sont

    tudiants.

    Il les rappellerait

    bien

    Porphyreon, mais il

    craint de les

    exposer

    la colre

    divine

    s'il cherche

    les soustraire

    au flau. Il

    consulte

    alors

    abba Zacchios au monastre

    de

    Sainte-Sion, et le saint homme l'assure

    que ses fils

    ne

    mourront

    pas car

    l'pidmie

    va

    cesser85.

    Les

    scrupules de

    Procope nous

    montrent

    dans

    quel dilemme se trouvaient les Byzantins

    pieux

    confronts

    aux

    pestes. La

    rponse du

    saint

    homme lude,

    malheureusement (pour nous),

    la

    question.

    Vers

    la mme poque,

    Anastase le

    Sinate est

    moins catgorique.

    qui lui demande si

    la

    fuite

    est

    efficace dans le cas d'une pidmie, il

    rpond

    que cela

    dpend

    :

    s'il s'agit d'un

    chtiment divin

    (cas

    rare

    mais

    possible), inutile

    de

    fuir. Si les causes

    sont

    naturelles, fuir vers des lieux

    plus salubres peut

    tre

    une solution86. Cette rponse provoquera

    l indignation de

    Thodore Agallianos, au

    15e sicle, pour

    qui

    fuir

    la colre

    83. IBN ABI HaLA,

    Daf

    an-niqma...,

    f. 115.

    84. Ibid.

    85. JEAN

    MOSCHOS, Le Pr

    spirituel, c. 131,

    PG 87, 2996.

    86. Anastase le Sinate, Question 96, PG

    89, 744.

  • 7/26/2019 La Perception de La Peste Byzance

    20/31

    LA PESTE EN PAYS

    CHRETIEN

    BYZANTIN ET

    MUSULMAN

    1 1

    3

    divine

    est

    non

    seulement inutile

    mais

    sacrilge87 ; l'vque

    de Mdeia se

    rachte

    cependant

    aux yeux du lecteur

    moderne

    lorsqu'il

    offre comme

    alternative

    la fuite le dvouement au service des malades

    infects.

    *

    Domaine

    islamique

    Les

    jugements

    des auteurs musulmans andalous

    sont svres

    envers

    ceux

    qui propagent

    de fausses

    ides niant la

    contagion

    : des

    religieux

    assimils aux prophtes de malheur qui, selon ibn al-Khatb,

    ont

    oppos

    aux gens leurs pes, dcid leur destruction,

    mme

    s'ils n'en avaient

    pas

    l'intention,

    en

    se limitant

    la littralit

    du

    hadith88.

    Il

    s'agit

    naturellement du hadith qui

    est suppos nier la

    contagion des pidmies89.

    Mais c'est dans

    la

    matire

    religieuse que le mdecin

    de

    Grenade

    puise

    ses

    arguments

    en

    faveur de

    la

    contagion

    : Dans la

    juridiction se trouvent

    plusieurs appuis comme le hadith qu'aucun malade ne

    se

    dsaltre

    avant

    un

    bien

    portant",

    et

    comme

    le

    dire

    du

    Compagnon

    (le

    Calife Omar

    au cours

    de

    la

    crise d'Emmaiis)

    :

    "fuir le

    destin de

    Dieu vers un autre

    destin .

    Ibn

    al Khatb va plus loin :

    II n'y a

    pas

    lieu de multiplier les

    commentaires

    ce sujet,

    puisque

    la discussion

    de

    l'existence

    de

    la

    contagion

    d'aprs

    la

    juridiction

    ne

    relve pas des fonctions de cet

    art90.

    Autrement

    dit, ce n'est pas

    la

    religion de

    dire

    si

    la

    peste

    est

    contagieuse ou

    pas.

    Par

    ce

    jugement aussi rare que radical, le mdecin

    voulait dlimiter

    le

    cadre fonctionnel de chaque

    discipline

    sans les opposer,

    et

    sans aller

    jusqu

    la rupture.

    Il reste convaincu par sa

    foi

    de musulman et prcise

    :

    L'ignorance de tels arguments n'est

    qu'irrespect

    pour Dieu, et ddain

    pour

    la

    vie

    des musulmans.

    Certains

    hommes

    pieux

    ont

    incit

    les gens

    publiquement

    revenir

    sur

    la

    fatw pour

    la

    rejeter,

    cherchant ainsi

    viter

    le pril.

    Que Dieu

    nous

    prserve

    dans le dire et le faire91. Ce texte

    tmoigne qu'il y eut bel et bien un dbat

    thologique

    intense autour

    d'un

    problme mdical,

    celui de

    la

    contagion et

    du

    comportement

    qu'il

    fallait

    adopter en ces temps

    de malheurs.

    Dans le cadre

    de

    cette polmique, ceux qui nient la contagion et les

    religieux

    intransigeants

    sont

    svrement jugs par les deux

    tmoins

    oculaires

    de

    la pandmie

    Grenade et

    Almeria,

    qui

    expriment

    leur colre

    en des termes

    sans quivoque.

    Selon ibn al-Khatb, ne nie la

    contagion

    87. Agallianos rpond en ce

    sens l'interrogateur fictif

    qui lui

    pose

    les

    questions qui,

    semble-t-il,

    taient dans l'air : Peut-on dire que ceux qui

    chappent

    la mort en fuyant

    les lieux pestifrs ne

    sont

    sauvs que par la Providence ? ...

    Est-ce

    un pch de fuir en

    temps de

    peste ? : THODORE

    AGALLIANOS, Sur la Providence...

    88. IBN AL-KHATIB, Muqni'at

    ...,

    f.

    42b.

    89.

    Rappelons

    la teneur de

    ce

    hadith

    :

    Abu Horayra

    que Dieu l'agre

    a rapport

    que l'Envoy de

    Dieu

    Que

    Dieu lui accorde

    Sa Grce et sa

    Paix

    a

    dit :

    "nulle

    contagion, ni mauvais prsage, ni spectre, ni 'safar', et fuyez

    le

    lpreux comme si vous fuyiez

    le

    lion".

    90. Ibid., f. 43a.

    Autrement

    dit : ce n'est

    pas

    la juridiction de dcider de l'existence

    de la contagion.

    9\.lbid.

  • 7/26/2019 La Perception de La Peste Byzance

    21/31

    1

    14

    MARIE-HLNE

    CONGOURDEAU

    MOHAMMED MELHAOUI

    que

    l'hypocrite

    qui

    dit

    le contraire de

    ce qu'il

    pense, ou l'ignorant qui

    n'a jamais connu d'pidmie92. Quant

    ibn Khtima,

    sa

    qualification

    se

    rsume

    en deux mots : Gahalat Guhhl (des

    ignorants

    ignares). Ce

    qui

    est une manire lgante pour ne pas les

    qualifier

    autrement.

    Prvention

    et

    traitement

    1. Permanence

    de

    conduites archaques

    * Domaine byzantin

    La fuite,

    supposer qu'elle soit efficace,

    n'est

    pas

    toujours possible.

    Il

    faut donc affronter le flau. causalit irrationnelle,

    remdes

    irrationnels. Michel le Syrien nous a conserv le tmoignage

    de Jean

    d'phse

    sur

    la

    peste de Justinien.

    Celui-ci

    nous rapporte un certain nombre de

    conduites

    o

    s'exprime

    le dsespoir des

    populations touches. Ainsi,

    lorsqu'un

    homme

    affirme

    que la

    peste

    s'arrtera

    si

    l'on

    jette

    par

    les

    fentres

    tous les rcipients, aussitt chacun s'affaire

    fracasser les

    vases

    dans

    les ruelles, avec un rsultat

    nul

    comme on peut s'en

    douter.

    Dans

    une

    ville

    de

    Palestine,

    certains se persuadent que l'pidmie

    est cause

    par

    la colre

    d'une

    idole dont

    le culte a t dlaiss au profit

    du

    christianisme

    :

    ils

    retournent

    l'idoltrie

    premire93.

    Au

    10e

    s., les habitants

    de

    Sparte, avertis par Nikn

    Mtanoit que

    l'pidmie qui

    frappe

    leur ville

    est

    cause par

    la

    prsence des juifs, expulsent

    la communaut

    juive de

    la

    ville94. Plus pacifique, la frontire entre

    superstition

    et spiritualit, saint

    Pierre

    d'Atroa, au 9e s., fait cesser une pestilence par un

    simple

    signe

    de

    croix

    trac

    aux

    quatre

    points cardinaux95. Signe

    de

    la

    croix, expulsion

    des

    Juifs,

    affrontement

    de l'idoltrie

    sont

    autant

    de signes de

    la

    simple

    christianisation de

    conduites archaques.

    *

    Domaine islamique

    La

    lutte

    contre

    la peste est

    bien relle, mme si les indications

    restent

    rares

    et

    leurs significations incompltes96. Cette

    lutte revt des aspects

    multiples. Malgr l'arsenal

    religieux

    caractre

    prventif

    ou

    mdical, la

    socit dans

    son

    ensemble, partage entre fatalisme, pessimisme et

    92.

    Ibid.

    93.

    Michel Le

    Syrien,

    Chronique,

    IX, 28.

    94.

    Vie

    de Nikn

    le Mtanoit, d. S.

    LAMPROS, NE

    3, 1906,

    p. 163.