La Fee Morgane - Markale, Jean

download La Fee Morgane - Markale, Jean

of 164

Transcript of La Fee Morgane - Markale, Jean

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    1/164

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    2/164

    Jean Markale

    LA FE MORGANE

    Le cycle du Graal 4

    Quatrime poque

    ditions Pygmalion / Grard Watelet Paris, 1994

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    3/164

    INTRODUCTION

    Lombre de Merlin

    Ce matin la fille de la montagne sur ses genoux un accor

    de souris blan

    Andr BRE(Fata Morg

    Quand, en dcembre 1940, rfugi Marseille dans une zone dite libre, Andr Brivait un long pome damour auquel il donnait le titre latin de Fata Morgana, il sonsciemment trs bien ce quil faisait. Car, sous les orages des dbuts de la Secoerre mondiale, quoi, ou qui, pouvait-on se raccrocher pour viter de tomber dans lesolu, sinon une figure mythique et symbolique surgie du plus profond de limagimain ? Et la Fata Morgana, autrement dit la Fe Morgane, cristallisation de ltermme magicienne et enchanteresse, tait sans doute la seule pouvoir encore conjureauvais sorts qui sabattaient sur lEurope et sur un monde toujours endormi btude.Il faut bien avouer que la Fe Morgane exerce une fascination particulire ; et cest e parce que cest le personnage le plus mystrieux, le plus nigmatique de toudition arthurienne. Dabord, Morgane est trs mal connue, sans doute parce quelle se

    p sulfureuse et quelle a t souvent occulte dans les rcits christianiss du Me. Ensuite, on la confond sans raison avec la fe Viviane, la Dame du Lac

    [1], et on e

    mre de Mordret, destructeur de la socit arthurienne, ce qui napparat pourtant cun texte. Tout vient de la confusion entretenue entre le nom de Morgause (Margns la compilation anglaise tardive de Thomas Malory), qui est, dans certains textemme du roi Loth dOrcanie, cest--dire Anna, une autre sur dArthur, et le nomorgane, ou Morgue, qui ne figure, au dpart, que dans les textes continentaux. Laorgane est en effet totalement absente des rcits primitifs gallois concernant le mhurien et le cycle du Graal. Ce nest que dans la version galloise de lrec et nidrtien de Troyes quon pourrait la retrouver : encore faut-il prciser quil ne sagit pas d

    mme, mais dun homme, Morgan Tut, chef des mdecins dArthur, et bien entepositaire de toute la magie hrite des druides. Qui est donc en ralit cette Morganetextes franais chargent volontiers de tous les pchs du monde ?Si lon sen tient une tymologie celtique plus quvidente, le nom de Morgane pron ancien brittonique Morigena, cest--dire ne de la mer , dont lquivalenlique dIrlande est Muirgen. Mais une telle interprtation ferait de Morgane une vrie des eaux, ce qui ne semble pas le cas. Pourtant, dans la tradition populaire de Bret

    moricaine, on raconte souvent des histoires au sujet de mystrieuses marymorgannt des tres feriques vivant dans les eaux de la mer. Et si lon va plus loin, on dco

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    4/164

    ns la toponymie franaise un certain nombre de rivires ou de fontaines qui portentms comme Mourgue, Morgue ou Morgon. Mais il sagit deau douce, et non de la mea ne correspond nullement au personnage dcrit dans les romans arthuriens, femmeguement sorcire au sens vulgaire du terme, et quelque peu nymphomane, ce qui s contradictoire mais contribue la faire prsenter comme un tre malfique.Fait trange, on ne la trouve jamais auprs du personnage primitif dArthur, sauf

    spect masculin de Morgan Tut. Certes, on pourrait dire quil y a eu fminisation du sormdecin, appartenant autrefois la classe des druides, tant considr comme expe

    agies diverses. Mais le cas se complique lorsque lon constate, dans la tradntinentale, la prsence dun grand gant qui porte le nom de Morgant ; cependant, n voir avec Gargantua bien que Rabelais, bon connaisseur des lgendes populaires, et lun des anctres de Pantagruel, dans la plaisante gnalogie dresse de celui-ci encond Livre. On trouve un rcit trs littraire sur ce gant Morgant dans un ouvrage it1 466, d au Florentin Luigi Pulci, ouvrage qui fut bientt traduit et imprim en frana

    nnut un immense succs au cours du XVIe sicle. Il sagit de lhistoire de Morgaant, lequel, avec ses frres, perscutait toujours les chrtiens et serviteurs de Dieuais ils furent, aprs de multiples pripties, tus par le comte Roland, neveuarlemagne. Et si lon en croit ce rcit, Morgant habitait une grande montagne qui ne e que les Alpes, et laction se prolonge dans le sud de lItalie, dans les Pouillesactement, o se situe le fameux Monte Garganoqui porte le nom de Gargantua. Ildemment prendre avec prcaution ces rcits de la Renaissance prtendument inspirtradition populaire : la tendance de lpoque est la fabrication de mythes lorux-ci justifient linvraisemblance du droulement romanesque. Mais il ny a pas de haBretagne armoricaine, un gant nomm Ohs le Vieil Barb , dans la chanson de gi porte le titre de Chanson dAiquin, est devenu, dans la tradition orale, un person

    minin, Ahs, trs vite confondue avec Dahud (= bonne sorcire), fille du roi Gradlon bre ville dIs. Et actuellement encore, les antiques voies romaines de Bretmoricaine sont connues sous lappellation de Chemins dAhs .Quoi quil en soit de ce problme, Rabelais na jamais confondu le gant Morgant tre fe Morgane. Dans le mme Second Livre, on peut en effet lire : Pantagrueluvelles que son pre Gargantua avait t translat au pays des Fes par Morgue, cofurent jadis Ogier et Arthur. Il ne fait dailleurs que reprendre un thme cher aux autson sicle, puisque, la mme anne 1 532, un anonyme avait publi des Gra

    roniques o lon voyait natre Gargantua de Grandgousier et Gargamelle, ceux-ci

    s par la magie de Merlin, puis Gargantua se mettre au service du roi Arthur : cut Gargantua, en la cour du trs redout et puissant roi Arthur, lespace de trois centsatre mois, cinq jours et demi, justement, puis port par Morgain la fe et Mlusinerie, avec plusieurs autres, lesquels y sont encore prsent. Cela montre limports romans de chevalerie, des rcits feriques et du cycle arthurien au dbut dnaissance, en France. Quant la diffrence entre les formes Morgue et Morgain,xplique parfaitement : en vieux franais, Morgue est le cas sujet (nominatif) et Morgas rgime (ancien accusatif latin) do est tire la forme moderne Morgane.Autre fait troublant propos de cette hrone ferique, et qui nest pourtant qu

    sultat dune kabbale phontique qui prte rire : le mariage morganatique. Lexe

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    5/164

    pe, au XVIIe sicle, en a t lunion contracte par Louis XIV, devenu veuf, aveatresse, Madame de Maintenon. Il sagissait dun mariage secret, uniquement relignc valable sur le plan spirituel, mais sans aucun effet sur ce quon ne nommait pas en droit civil . En quoi donc le mariage dit morganatique a-t-il un rapport, mmegue, avec la fe Morgane ?Henri Dontenville, grand spcialiste sil en fut et dailleurs trs controvers ditions populaires franaises, a crit sur ce sujet des rflexions qui ne sont pas prengre. Dontenville part en effet du conte bien connu de Charles Perrault, La Belle aurmant, conte dorigine populaire et remis au got du jour par la grce de cet crnsidr comme mineur par le tout-puissant matre des usages qutait Boileau. On cothme de ce conte, incontestablement initiatique : un jeune prince (le Prince Charmanns fort et tymologique du terme) rveille une belle princesse endormie, cest-us le coup dun charme, ou, si lon prfre, dun sortilge, et lpouse secrtement. Ette union, naissent une fille, lAurore, et un fils, le Jour. Et voici le commentaire dH

    ntenville : Sous laffadissement dune prose XVIIe sicle, on tient probablemessentiel, et la fe Aurore ne doit pas tre autre que notre fe Morgane ou Morgue, cell

    mire dj dans une fontaine, au point du jour[2] lorsque le soleil va se lever. Lerait alors lquivalent de lallemand morgen, matin Ira-t-on dun bond rejoindta Morgana, de date inconnue, sur la cte de Sicile o Morgantium, fondation anciennules, pose son point dinterrogation ? Morgantium tait sur le bord oriental de l le, fa

    atin[3]

    . Curieux rapprochement, fois avec la Grande Grce, dont faisait partie la Sla tradition germanique Aprs tout, lYseult celte porte un nom driv du germ

    andinave Ischild. Pourquoi Morgane ne serait-elle pas la Fe du Matin , celle qui, daende ultrieure, est charge par le Destin de redonner une nouvelle auroreau roi A

    ns cette mystrieuse le dAvallon, situe symboliquement dans un occident qui peutnouvel orient ? Il semble que Morgane contienne en elle-mme bien des interrogationIl est certain que le terme morganatique na aucun rapport smantique avec

    organe. Mais la tradition se moque des rgles de la linguistique, et la valeur symbon nom rsulte bien souvent dune analogie ou dune simple homophonie. Si lon sen tymologie pure, le terme morganatiqueprovient du bas-latin morganaticus, attest goire de Tours, mot issu du francique morgangeba qui signifie littralement doatin , mais qui dsigne le douaire donn par le nouveau mari sa femme. Pourtant,

    socits celtique et germanique, ce douaire, lorigine, ntait donn quaprs la nuces, cest--dire aprs que le mari se fut assur de la virginit de son pouse. Il snc bel et bien du prix du sang virginal . Or, si, propos de Morgane, la plus chaudplus luxurieuse femme de toute la Bretagne , selon le texte de la version cistercient difficile de parler de sang virginal, on peut cependant penser quelle incarne limrfaite de la Vierge ternelle, cest--dire celle qui se rgnre sans cesse, et qui, chatin, est de nouveau libre et disponible, et galement puissante, ce qui est finalemens tymologique du mot vierge , dun latin virgo o lon retrouve vis (gnitifforce ), ou dun ancien celtique wrakaqui est lorigine du breton groach, sorcisi que du franais virago . Tout se tient. Morgane est bel et bien une des images fla Vierge universelle, matresse de la vie et de la mort, de lamour et de la h

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    6/164

    mbigut faite femme.On aura confirmation de cette hypothse en se tournant vers lIrlande. Cest l en ont t conservs, dans les manuscrits laisss par les moines chrtiens, les thmes eurations les plus archaques de la mythologie celtique. Et lon ne peut que sarrter sntastique personnage de Morrigane (ou Morrigu, au cas sujet), lune des plus intressaprsentations de la desse universelle. Appartenant la ligne des Tuatha D Danst--dire au clan des divinits issues de la desse primordiale Dana (la Dn de la tradloise), elle est ltre ambigu par excellence, rgissant lamour, la guerre, la prophtie

    agie. Elle provoque lascivement les guerriers (comme Morgane le fait avec Lancelot)cite furieusement les uns contre les autres, hurle dtranges prophties et se livre uels magiques le plus souvent incomprhensibles. Et comme, dans la tradition celtiquevinits ont au moins trois visages ou trois noms, elle est la triple Brigit , celle que sar, dans ses Commentaires, appelle la Minerve gauloise, desse de la posie, des s techniques et de la Connaissance en gnral. Mais elle apparat souvent, dans le que et mythologique irlandais, comme une sorte de divinit fminine trinitaire soums de Morrigane-Bodbh-Macha. Il est alors trs important dexaminer ces noms pour mmprendre ce que recouvre la Morgane du cycle du Graal.

    Macha est quelque peu occulte dans la mesure o elle est prsente comme unemlusinienne proposant un paysan de lpouser, de lui procurer richesse et bonheucondition de ne jamais parler delle. Bien entendu, le paysan, comme le Raymondin ende poitevine, transgresse linterdit, et, aprs avoir d, bien quenceinte, engager

    urse folle contre les chevaux du roi dUlster, Macha, victorieuse, dorme naissance meaux, maudit tous les habitants dUlster et disparat. On retrouvera cette Mandaise dans la tradition galloise sous le nom de Rhiannon, et dans la statuaire gmaine sous le nom dpona, la desse-cavalire , ou la desse-jument .

    Bodbh est le nom galique de la corneille. Dans la plus ancienne pope dIrlandbre Razzia des bufs de Cualng, elle apparat sur le champ de bataille sous la fne corneille qui vient harceler les combattants. On la retrouve dans de nombreux piss rcits arthuriens o elle accomplit les mmes actions. Et Geoffroy de Monmouth, dae de Merlin, prtend quelle et ses surs, qui vivent dans lle des Pommiers, sont cap

    se mtamorphoser en oiseaux : car, dans le texte de Geoffroy, il sagit bel et bieorgane, reine de lle dAvallon, matresse des vents, des temptes et des animuvages.Le nom de Morrigane a donn lieu bien des interprtations. Il semblait sans doute

    cile didentifier formellement la Morrigane galique comme tant la Morgane des rohuriens. Aussi, la suite de dArbois de Jubainville a-t-il propos ce nom la significatioeine des cauchemars . Ctait avouer quelle faisait peur et quelle tait au centre defantasmes de la nuit. Mais, en fait, le nom de Morrigane sexplique trs simplement

    t la Grande Reine, ou plus exactement la grande royale . Or, le nom de lhrloise Rhiannon (Rivanone en breton-armoricain), venu dun ancien brittonique Riganexactement la mme signification. Il ne peut plus y avoir dhsitation sur ce po

    organe nest pas la ne de la mer , elle est la grande reine , elle sideeinement avec la Morrigane irlandaise, et elle est limage hrose et quelque

    diabolise de la Vierge universelle. Do son importance dans le droulement

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    7/164

    ultiples pisodes de ce cycle du Graal : elle est partout prsente, comme Merlin, maus souvent masque, dguise ou occulte, parce quelle fait peur.Car noublions pas que Merlin, le prophte et lenchanteur, est le fils dun diable, et que deux disciples, deux femmes, Viviane, la Dame du Lac, et Morgane, la reine ds Pommiers. Merlin ayant disparu de la surface de la terre, selon sa propre volonpartient ses deux disciples de surveiller le fonctionnement des rouages subtils quil aplace. La premire, Viviane, a pris en charge lducation de Lancelot, celui qu

    cessaire cette trange socit galitaire quest la Table Ronde. Viviane est devenue

    Dame du Lac, la mre nourricire et linitiatrice de celui qui sera le meilleur chevalieonde. Mais comment peut-on devenir le meilleur chevalier du monde si lon naobstacles surmonter ? Ces obstacles, ce sera Morgane de les dresser sur le passagros, car elle est lexcitatrice, la provocatrice, celle sans laquelle aucune progressiout tre ralise dans cette difficile errance vers le Graal. Cest dire limportance deux personnages fminins dans lpope arthurienne : ils sont essentiels, bien ntradictoires si lon sen tient aux apparences ; on est alors tent de dire que Vivnstruit et que Morgane dtruit. Cette vision lmentaire nest ni vraie ni fausse, et il farder de tout parti pris manichen de bas tage. Dans le Cycle du Graal, en dpit de la

    e semblent engager les chevaliers dArthur contre les forces des tnbres, il ny a aurence un Bien absolu, ni condamnation dun Mal non moins absolu. Lamour de Lanur Guenivre est adultre, et il devrait tre condamn. Mais il est facteur de prouessens cette mesure, il ne peut qutre exalt. Merlin a permis Uther Pendragon de ran dsir adultre et meurtrier, mais ce ntait que pour donner naissance Arthur.ntre, Arthur, en toute innocence, en toute navet, a commis linceste suprme, celure et de la sur et, ce faisant, il a donn naissance un monstre, ce Mordret qui sestructeur de la Table Ronde. O est le Bien ? O est le Mal ? Lancelot, abus paarmes de Brisane, a cru commettre une fois de plus son coupable adultre avec la enivre, mais ce ntait en ralit que la pure et tendre porteuse du Graal. Il le falla

    eu lavait voulu ainsi, car Galaad devait natre de la ligne de Lancelot. En ce sens, one que les rcits arthuriens sont des chefs-duvre damoralit. Car la morale traditionle quon enseigne dans les coles, et qui nest quune suite dinterdits sociaux-culturelss cours dans lunivers enchant o voluent les hros du Graal et de la Table Ronde.Il est donc exclu daccentuer lopposition entre Viviane et Morgane sur des cri

    oraux. Viviane nest pas meilleure que Morgane quand elle entrane le jeune fils du roBnoc sous les eaux alors que la mre crie son dsespoir. Le monde arthurien

    pitoyable, et si lon y pleure souvent de tendresse ou de dsespoir, on sy trugrement ou rageusement sans grand respect pour la vie humaine. Il ny a, dans ces rbons ni mauvais, mais des tres qui cherchent, selon des mthodes divergentes, structures dun monde idal. Et comme dans toute pope, lhyperbole est de rigu

    utes les actions sont grandes, exagres et, bien entendu, provoques par des puissail est convenu dappeler surnaturelles. Les dieux ninterviennent plus directement cons LIliade ou LOdysse, mais on les reconnat quand mme sous les traits eractristiques des hros. Arthur est limage dun antique dieu agraire, une sorte de Saar dans un monde de violence, un ge de fer, et qui rve de reconstituer le fabuleux

    r des origines. Il nest donc gure tonnant de retrouver sous Morgane lunemposantes essentielles du concept de la Grande Desse : celle qui provoque, par tou

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    8/164

    oyens, laction humaine en permettant aux hros de se dpasser chaque preuve enchir ainsi peu peu toutes les tapes dun priple initiatique.En ce sens, Morgane est le type le plus accompli de la Femme celte telle quelle aagine dans les anciennes traditions. la fois guerrire, prtresse, magicienne et enuidesse, elle est un peu comme cette reine Mebdh de lpope irlandaise qui, seloxtes, prodigue lamiti de ses cuisses tout guerrier dont elle a besoin pour assur

    ccs dune expdition[4]

    . De toute faon, la puissance guerrire est lie la puiss

    xuelle, et la Psychanalyse a suffisamment dmontr que, dans une guerre, on prende comme on prend une femme. Mais, comme Morgane possde aussi la connaissane ne se laisse pas facilement prendre : elle serait plutt ranger dans cette catgormmes quon appelle improprement des allumeuses, et qui sont en fait des rvlatriceEn fait, Morgane, bien quayant sa propre personnalit, est la continuatrice de lactiorlin, du moins dans une direction, celle de la provocation. Lenchanteur, en tant que diable , se jetait constamment en travers des vnements pour mieux suscite

    ouesses des uns et des autres. Il provoquait diaboliquementceux qui sadressaient luettant rire chaque fois quune question lui tait pose et faisant souvent le contrai

    qui lui tait demand. Et si Viviane perptue de son ct laspect protecteur de Mtamment vis--vis dArthur et de Lancelot, il est bien vident que Morgane prolonergie cratrice dispense par lenchanteur. Au fond, mme si Merlin a disparu aux yeuus, il est plus que jamais prsent, telle une ombre, dans les deux femmes qui ont tciples, pour ne pas dire ses complices, dans cette tentative insense de refaire un mon les plans dfinis par un dieu absent mais dont ils savent dchiffrer les messages.Mais, quel que soit leur degr dinitiation surnaturelle, Morgane, Viviane et Merlin ssi des tres humains soumis au mme destin que ceux quils prtendent guidetimes des mmes faiblesses que les femmes et les hommes quils ctoient. Cest ce qu

    illeurs leur charme et les rend parfois si mouvants : eux aussi sont en proie au chagdouleur, aux passions les plus diverses, aux sentiments les plus nobles ou mme less. Malgr toute sa sagesse, Merlin sest laiss prendre aux piges de lamour. Il en serme pour Morgane que sa sensualit inassouvie conduira accomplir des actes de natuleverser les structures mises en place par Merlin. Cest parce quelle est amoureusncelot quelle retient le hros prisonnier. Cest parce quelle est jalouse de lamour excil porte Guenivre quelle suscitera les calomnies, puis les accusations, contre les

    mants. Et cest aussi parce quelle est envieuse du pouvoir dArthur quelle tentera daffui-ci au profit de sa propre puissance. Revendication fministe ? Peut-tre. Morgannt frustre du pouvoir, se sent rejete par cette brillante socit masculine qui lentoure noublie pas quelle incarne, en une certaine mesure, lantique souverainet, elle qu

    mage de cette desse universelle qui rgnait laube des temps. Les auteurs du Me, mme ceux qui nont rien crit sur les thmes arthuriens, le savaient parfaitem

    nsi, lauteur anonyme de cette trange chanson de geste quest Huon de Bordeauxfa

    n Obron, magicien et prophte, le fils de Morgane et de Jules Csar[5]

    . On peut soce qui nest aprs tout quune astuce littraire, mais cela prouve au moins que la

    organe appartient limaginaire collectif du Moyen ge et quelle y joue un rle

    gligeable.

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    9/164

    Cest dire quon risque de rencontrer Morgane dans de nombreux rcits, soit sous les Morgue, Morgain ou Morgane, soit sous des noms fort diffrents, notamment dan

    xtes gallois primitifs. On la reconnat ainsi aisment dans la premire branche du Mablois, o elle est Rhiannon, la Grande Reine , sorte de desse cavalire farouch

    dpendante. Et, trs curieusement, en passant la Manche, cette Rhiannon, sous la fovanone, est devenue dans lhagiographie bretonne la mre de laveugle saint Herv, ps potes et des musiciens, mais une mre indigne, quelque peu amorale, ce qui accen aspect morganien. Quant aux apparitions de Morgane en tant que fe anonym

    ystrieuse pucelle tentatrice au travers des pisodes des romans arthuriens, elles nombrables, autant que le sont les apparitions dun Merlin schappant un instant dur dair invisible pour venir rconforter ou garer un chevalier errant. Quant la cKundry la Sorcire qui tient une si grande place dans la qute du Graal par Percon la version allemande de Wolfram von Eschenbach, son caractre ambigu et sa fon

    matresse des illusions du jardin ferique de lenchanteur Klingsor en ontestablement une incarnation diffrente de Morgane dans un contexte plus fureux que Richard Wagner a superbement transcrit dans son envotante musique.Au reste, jamais Morgane nest isole. Le premier crivain qui la cite, Geoffro

    onmouth, vers 1 235, nous prsente la paradisiaque le des Pommiers o neuf suvernent par une douce loi et font connatre cette loi ceux qui viennent de nos rgrs elles. De ces neuf soeurs, il en est une qui dpasse toutes les autres par sa beaur sa puissance. Morgane est son nom, et elle enseigne quoi servent les plantes, comrir les maladies. Elle connat lart de changer laspect dun visage, de voler travers, comme Ddale, laide de plumes . Le mythe de Morgane est ici contenu dansandes lignes, mais il semble que Geoffroy de Monmouth nait rien invent. On dcosi dans un texte du gographe hispanolatin du premier sicle, Pomponius Mla

    dications suivantes : Vis--vis des ctes celtiques slvent quelques les qui prensemble le nom de Cassitrides parce quelles sont trs riches en tain. Celle de Sna (Sein), place dans la mer britannique, vis--vis de la cte des Osismi, est renomme

    n oracle gaulois dont les prtresses, consacres par une virginit perptuelle, sont, dinombre de neuf. Elles sont appeles gallicnes , et on leur attribue le po

    traordinaire de dchaner les vents et les temptes par leurs enchantements, dtamorphoser en tel ou tel animal selon leur dsir, de gurir les maux rputs incurafin de connatre et de prdire lavenir (Pomponius Mla, III, 6). Le mythe vient dens le temps, une poque o il ne pouvait pas tre question du roi Arthur.

    Il resterait dterminer qui sont rellement les surs de Morgane, symboliquenombre de neuf, comme les Muses. Ce sont videmment des compagnes, mais aussciples de Morgane elle-mme, celles quelle initie sa magie et quelle envoie trave

    onde pour y tisser lentement le filet dans lequel tomberont fatalement un jour ou lauttoute bonne foi, les hros de cette gigantesque pope. Et ce sont toutes

    pucelles , cest--dire femmes indpendantes, non en puissance de mari, qui peuplents que traversent les chevaliers ou les forteresses o ils passent la nuit. Certaines pos noms, comme la Brunissen du roman occitan de Jauffr, ou encore ltrange Arianroquatrime branche du Mabinogi gallois, sur incestueuse du magicien Gwyddyon e

    nigmatique Gilvaethwy, devenu Girflet fils de Dn dans les rcits arthuriens franais, et le mme personnage que le Jauffr occitan. On pourrait galement penser

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    10/164

    suivante Luned, qui est en ralit une fe doue de grands pouvoirs, qui aide et prochevalier Yvain, fils dUryen, dans son aventure chez la Dame de la Fontaine, ou ennchanteresse Camille, qui russit sduire le roi Arthur et lgarer, du moins pendanrtain temps, dans les profondeurs dune inaccessible fort de Brocliande. Mais il y a autres, qui nont pas de nom : elles sont innombrables, et elles portent toutes la maleur matresse. Aprs tout, Viviane, dans sa forteresse au fond du Lac, initiait da

    mmes son savoir et les envoyait aussi travers le monde, sur les traces de Lancelot.Il y a certes de quoi se perdre soi-mme en suivant les hros dans leur qute perpt

    laventure, surtout si lon prend tout la lettre et si l on nlabore point quelques signte pour pouvoir, le cas chant, revenir en arrire et jeter un regard objectif sur ce qsse rellement. Le cycle du Graal se droule dans un pays magique, ferique, intempvers de lueurs vives qui font oublier les zones dombre o rdent des personnages p

    quitants. Cest dans ces zones dombre que la fascinante Morgane attend ses proies.e lon se rassure, lombre de Merlin plane au-dessus delle, prt intervenir agicienne va plus loin quil ntait prvu dans le grand livre des destines.

    Poul Fetan, 1

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    11/164

    AVERTISSEMENT

    Les chapitres qui suivent ne sont pas des traductions, ni mme des adaptations des tedivaux, mais une r-criture, dans un style contemporain, dpisodes relatifs la gr

    ope arthurienne, telle quelle apparat dans les manuscrits du XIe au XVe siclesodes appartiennent aussi bien aux versions les plus connues qu des textes demep souvent dans lombre. Ils ont t choisis dlibrment en fonction de leur intrt da

    roulement gnral du schma pique qui se dessine travers la plupart des rcits diTable Ronde, et par souci dhonntet, pour chacun des pisodes, rfrence prcise te aux uvres dont ils sont inspirs, de faon que le lecteur puisse, sil le dsire, compn information sur les originaux. Une uvre dart est ternelle et un auteur nen est qpositaire temporaire.

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    12/164

    1

    Le Val sans Retour

    Morgane errait sur les landes, ne sachant pas o elle allait, comme possde pareur intrieure, mais trop fire pour exprimer sa rage par des pleurs qui lui auraien

    rdre, ses propres yeux, toute la puissance et tout lorgueil dont elle se sentait matrveloppe dans son long manteau noir, elle marchait grands pas sur des sentueux ; ses pieds frlaient peine le sol, tel un de ces anges trop purs ou trop aur pouvoir entrer en contact avec lhumidit de la terre. Le vent soufflait, venant de la elque part du ct du sud, et parfois il prenait Morgane dans ses rafales, lobligeant te, le temps de reprendre haleine ; le tourbillon se vengeait en courbant les ajoncs gqu ses jambes pour mieux lgratigner et pour lui faire comprendre que si elle sustemptes, elle risquait parfois de ne plus pouvoir les apaiser. Au reste, elle navait

    clench, bien trop agite par les sentiments violents et contradictoires quelle ne po

    s contrler. Soudain, comme pour prendre tmoin les arbustes maigres et les tojoncs qui parsemaient la lande, ainsi que les animaux qui sy cachaient frileusementcria haute voix : Pourquoi faut-il que le meilleur chevalier du monde me rsiste ? opose pourtant la plus belle femme de tout le royaume, la plus experte ! Et avec mviendrait le plus puissant dentre tous les rois ! Tout en marchant, elle se remmorait la scne o Lancelot lavait accable de

    diffrence. Elle tait pourtant la plus forte : elle retenait le protg de la Dame du Lace chambre fortifie et obscure du Chteau de la Charrette, et il ne pourrait plus jamartir sans quelle y et consenti. Il suffisait Lancelot de rpondre : Oui, je te vorgane ! Sois moi et oublions tout le reste ! Mais Lancelot navait pas mme dapondre. Il stait content de regarder Morgane avec ironie, sans mme marquer de mse retournant sans plus faire attention elle, il tait all se recoucher au fond de la ptait enroul dans les couvertures et avait fait semblant de dormir. Morgane tait rtie, refermant brutalement la porte derrire elle, prononant des paroles de maldiec une telle nergie que les quelques servantes qui saffairaient dans les couloiraient t terrifies et navaient plus os bouger de peur daccrotre la colre deatresse. Si cette maudite Guenivre nexistait pas ! scria encore Morgane, je pou

    oir Lancelot tout moi. Mais, hlas ! il naime quelle, il ne pense qu elle, et toutetres femmes ne sont pour lui que des putains sans intrt ! De plus, le malheur veut qpeux rien entreprendre contre Guenivre. Cela, Merlin ne me le pardonnerait jamais

    e regarda lanneau qui se trouvait son doigt, lanneau que lui avait donn Merlin avaparatre dans les profondeurs de Brocliande. Morgane savait trs bien que rien delle faisait nchappait lEnchanteur. O tait-il ? Nulle part et partout, invisible urnoisement prsent, toujours sur le qui-vive et prt intervenir chaque fois quellep loin. Pourtant, elle ne pouvait rester ainsi sur un chec : Morgane ntait pas dture oublier. Et la souffrance que lui causait le ddain de Lancelot lui rappelait une a

    uffrance, encore plus cruelle, une preuve quelle navait russi surmonter quaprss nuits de cauchemars.

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    13/164

    Elle avait t amoureuse, oui, et trs sincrement, du jeune Guyomarch, cousin dne. Subjugue par la beaut et la prestance de celui-ci, elle stait donne lui cor

    me, et tous deux avaient vcu un ardent amour rempli de tendresse et de passion. si va la vie, le dsir smousse parfois lorsque la plnitude est trop constante. Guyomtait bientt dtach de Morgane, inventant dabord tous les prtextes possibles pous aller aux rendez-vous quelle lui fixait. Certes, elle ntait pas dupe et usait de tourtilges pour retenir Guyomarch auprs delle. Hlas ! elle stait rendu compte quagie tait impuissante sur lamour et que Guyomarch stait pris dune autre femme. A

    mour quelle avait port au jeune homme stait chang en haine, non seulement poume, mais pour tous les autres hommes quelle ctoyait et qui ne manquaient pas dre une cour assidue. Et voil quelle stait laiss troubler par Lancelot, elle, la fiissante Morgane Non, cela ne pouvait continuer ainsi.Le soir tombait et le soleil rougissait lhorizon. Bientt, les oiseaux de nuit viendruer celle quils savaient tre leur matresse. Et un vol de corbeaux se mit tournoyessus delle comme pour lui signifier quelque chose. Elle les regarda attentivementmblaient dporter lentement leur vol vers un endroit prcis, au bout de la lande. Morvana dans la direction quils lui indiquaient et se trouva sur des rochers rouge-v

    risss comme des artes surgies du plus profond de la terre et qui surplombaientle troite et sinueuse, dans la partie la plus large de laquelle scintillaient les eaux

    ang. Morgane connaissait ce lieu : bien souvent, le matin, quand une brume lcouvrait le val, elle venait, avec ses compagnes, se mirer sur la surface calme que les vosaient mme pas agiter. Ainsi, vrifiait-elle que son visage navait point vieilli et quaut tait inaltrable. Cest pourquoi elle avait appel cet tang le Miroir aux Fes.Les corbeaux tournoyaient maintenant au-dessus de la valle sans aucunement dvier trajectoire. Morgane les regarda pendant un long moment, puis elle se mit ricria : Je vous ai compris, corbeaux, mes amis ! Et je vous remercie de mavoir concar je sais prsent ce que je dois faire ! Ds quelle eut prononc ces paroles

    rbeaux se rangrent en file et, sans bruit, se dirigrent vers le soleil coucparaissant peu peu dans la lumire rouge qui envahissait le ciel.Alors, Morgane se haussa sur les rochers dans lattitude dun oiseau qui veut prendre. Mais elle fit tomber son manteau, puis sa robe et sa chemise. Elle tait nue. Toutrps frmissait dans le vent, inond des rayons du soleil qui, en le colorant, en faisaolongement de la pierre, sorte daiguille pointe vers le ciel. Elle tendit les bras au-devide et cria dune voix forte et grave : Par le ciel et par la terre, par la course du s

    r le tournoiement des toiles, par les dieux qui furent les ntres autrefois, par la puisse jai reue des temps anciens, je place cette valle sous un sortilge, et je daucun homme, ft-il le roi en personne, qui pntrera ici ne pourra jamais plus en a manqu seulement une fois la parole donne la femme quil prtendait aimer. T

    mme infidle qui aura le malheur de saventurer dans ce val y demeurera pour lterns espoir den sortir, moins quun brave au cur fidle, par la force de son amour, puer lenchantement que je prononce ! Et cette valle sera appele le Val sans Retour, ol Prilleux, ou encore le Val des Faux Amants ! Je le jure et mon terrible serment tient que les conditions que jai dites seront remplies !

    La voix de Morgane rsonnait dans la valle. Quand elle eut termin, elle remi

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    14/164

    tements. Elle souriait, tout en murmurant : Ainsi serai-je venge de linfidlitmmes et peut-tre dcouvrirai-je celui qui pourra maimer sans jamais me trahir, car ec celui-l que je dominerai le monde. Elle descendit du rocher et se remit mans le sentier. Elle avait dcid quelle se rendrait sans tarder la cour du roi Arthur,re.Elle se retrouva rapidement Camelot o elle fut accueillie avec beaucoup de courtr la reine Guenivre. Le roi vint trouver Morgane et lui demanda si elle avait des nouvLancelot. Morgane lui rpondit quelle nen avait aucune et quelle tait la prem

    onne de ne pas le trouver la cour. Ma sur, ma sur, dit Arthur, rien ne va pluspuis que Merlin nous a quitts. Mais toi qui as hrit de ses connaissances, tu pourraoins nous rvler ce que tu sais sur son sort ! Tu tinquites pour peu de chose, rporgane. Lancelot nous a toujours habitus des absences prolonges et inexplicambien de fois la-t-on cru mort ? Et pourtant, il est revenu, toujours au meilleur dme. mon avis, il est dans quelque forteresse lointaine se reposer de ses fatigues. s sre quil a auprs de lui quelque femme compatissante et dvoue qui lairmonter ses fatigues. En disant cela, Morgane avait jet un regard ironique sur la rais celle-ci ne fut pas dupe : elle comprenait que Morgane en savait davantage quel

    ulait bien le dire sur Lancelot. En fait, Guenivre tait dsespre ; les deux persoxquelles elle aurait pu se confier, Lionel et Bohort, cousins de Lancelot, taient paur de lointaines errances. qui pouvait-elle parler de Lancelot ? Srement pas Morgnt elle se mfiait et quelle souponnait de connatre parfaitement tout ce quncernait, Lancelot et elle. Elle pensait quil tait bien loin, le temps o elle pouvait pler la poitrine de la Dame de Malehaut et envoyer Galehot, le fils de la Gante, seigneus lointaines, vers celui quelle aimait avec toujours autant de passion. Mais Galehot me de Malehaut taient morts, et jamais plus elle ne retrouverait de tels amis, demplices dans cet amour insens quelle portait au fils du roi Ban de Bnoc.La soire fut particulirement dsesprante pour Guenivre. Lorsque fut venue lhller dormir, elle se rfugia dans sa chambre et se mit pleurer abondamment. Elle nur seule compagnie quune jeune fille, qui tait sa cousine germaine et qui portait le

    libel. Elle se serait volontiers confie elle mais elle nosait pas rvler le secret qurmentait. Enfin, quand elle fut couche, elle dormit pniblement de son premier somcoue de larmes, et affaiblie par le jene car elle navait pu, depuis plusieurs jsorber la moindre nourriture.Pendant quelle dormait, elle eut un songe : il lui sembla que Lancelot tait prsent, m

    plus richement vtu quaucun autre homme au monde, et si beau quon net pas trn pareil. Derrire lui, venait une jeune fille dune parfaite beaut que le roi accueillait e et qui il faisait prendre place prs de lui. Elle-mme faisait bonne figure la jeunelentourait dattentions diverses, lui faisant porter les meilleures nourritures et de boux de valeur. Mais, le soir venu, quand Lancelot fut couch dans la chambre de la reine celle-ci eut voulu le rejoindre au lit, elle avait eu la surprise dy trouver dj la je. Furieuse et remplie de douleur devant cette trahison, elle se prcipitait sur Lancelodressant brusquement, implorait piti grands cris et jurait, par tout ce quil tena

    eu, quil ignorait que la jeune fille ft l, ses cts. Mais il avait beau se dfendr

    ne ne le croyait pas et elle sentendait lui dfendre de reparatre en sa prsence, oft, ajoutant quelle ne laimerait jamais plus. Et Lancelot tait si affect quil senf

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    15/164

    ns vtements, en braies et en chemise, et quil se mettait courir dans la campagnrlant comme un fou.Ce rve bouleversa Guenivre. son rveil, elle se sentit si mal en point quelle neuforce de se lever. Aprs avoir fait le signe de croix sur son front, elle se mit pleurer essa aller la plus cuisante douleur. Ah ! scria-t-elle, cher doux ami Lancelot, tu es us beau que je ne tai vu en songe. Plt ce Seigneur qui daigna souffrir la mort pour cheter que tu fusses maintenant ici, en pleine sant, devant moi, mme couch aux ccette jeune fille inconnue. Et si jen montrais la moindre mauvaise humeur, je veux q

    e coupe la tte ! Par Dieu, je ne dsirerais rien dautre, mme si lon moffrait toutehesses du monde ! Elle sombra alors dans le dsespoir, comme si elle voyait Lanort devant elle. Aprs ces longs moments de dsolation, elle sabma dans ses pensesourdissement lui monta alors la tte, effaant mme le souvenir de Lancelot. Elle regtour delle et aperut une statue en bois, reprsentant un chevalier en armes, hement sculpte. Elle contempla longuement la statue, au pied de laquelle deux cieaient allums, rpandant une grande clart dans la chambre. force de la scruter, elle finit par se persuader que ctait Lancelot lui-mme. Elle slit, se dressa sur ses jambes, se couvrit de sa chemise et lui tendit les bras : Ami

    er, dit-elle, approche, je ten supplie. Pourquoi as-tu tant tard venir me rejoindproche et serre-moi dans tes bras, arrache-moi la mort laquelle tu me condamnen absence. Dlivre-moi de la pire peine et de la pire souffrance quait jamais suppoe femme qui aime damour le plus noble de tous les chevaliers du monde. Mais, voe celui qui elle sadressait demeurait immobile, comme sil tait insensible ses prie scria dune voix douloureuse : Ah, Lancelot ! Jamais tu nas montr tant dorguon gard ! Pourquoi ne rponds-tu pas mon dsir ? Mais quimporte, puisque tu ne s venir moi, cest moi qui irai vers toi !

    Elle se dirigea vers la statue, lui jeta les bras autour du cou et se mit la carndrement, comme elle aurait fait avec celui pour qui tout son corps brlait de dsir.ttarda si longtemps et mit tant de soupirs et de cris que sa cousine se rveilla. Ouvyeux, elle aperut la reine qui tenait la statue embrasse, en proie une irrsis

    nsie. Elle pensa immdiatement que la reine tait en proie un sortilge et quil y elque diablerie l-dessous. Elle se prcipita la recherche deau bnite, et quand elt trouv, elle la lui jeta en pleine figure, lui disant dans son affolement : Dame, vo! Retourne vite dans ton lit ! Prise de peur en entendant ces paroles, la reine

    doutait toujours que le roi ne la surprt en compagnie de Lancelot, reprit immdiate

    s esprits, retourna vers le lit, se coucha et, brise par la fatigue et lmotion, sendour ne se rveiller quau matin.Elle se sentit alors en meilleure sant, dun meilleur moral quelle ne lavait t de

    ngtemps. Quand elle eut bu et mang, elle comprit quil ny avait dans cette charsonne dautre quelle-mme et sa cousine. Belle amie, lui dit-elle, si je savais qucquitterais comme il faut dun message, je ten chargerais. Mais pour cela, il fauaucoup de sagesse et de prudence, autrement ce serait peine perdue, et nous en auutes deux de grands dsagrments. part toi, je ne connais personne pour sen acqur laffaire me tient trop cur. Dame, rpondit la jeune fille, je suis prte faire po

    eux de ce que tu mordonneras, et aucune femme ne serait plus discrte que moi p

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    16/164

    tes soucis sil te plat de me les confier. Cest tout naturel : je suis ta plus proche pareje nai que du bien attendre de toi. Si, par malheur, tu venais me manquer un jourais seule au monde, sans aucune famille. Aussi te servirai-je de mon mieux et de to

    faons quil te plaira, afin de mriter ton affection et tes faveurs. Certes, si tunnes les preuves dune parfaite loyaut, tu nauras pas le regretter, et je te ferai plu

    en que jeune fille de bonne famille nen reut dune reine. La cousine fit le sermenrvir fidlement la reine, dt-elle mettre ses propres jours en danger.Guenivre rflchit un long moment, puis elle fit signe sa cousine : Fille, dit-elle,

    udra aller demain de lautre ct de la mer. L, tu chercheras une forteresse quon conus le nom de Trbe. Prs de cette forteresse, se trouve un monastre appel le Moyal. Il a t fond en mmoire du roi Ban de Bnoc qui y mourut, et se dresse au somne colline. Au-dessous, dans la valle, il y a un lac. Quand tu arriveras sur le bord de e faudra continuer sans aucune crainte. Pntre dans le lac avec assurance, car ce e sortilge. Si tu as assez de courage pour cela, vas-y hardiment. Mais si tu nes pas toi, attends le moment o tu verras quelquun y pntrer. Dans ce cas, suis-le et ne ps sa trace, sinon tu naccompliras pas bien ta mission. Dans le lac, tu trouveras de baisons, en grand nombre, de belles salles, des gens courtois et sages. Tu demanderas

    dame qui rgit ce domaine : elle se nomme Viviane, mais on lappelle la Dame du Lacdiras que tu es de ma famille, que je tenvoie elle pour lui demander son aide, au celui quelle a lev si tendrement. Et tu lui expliqueras alors que Lancelot a disparume dsespre sur son sort, et que je crains les sortilges de Morgane. Puis el

    diqua le chemin suivre car, bien que ntant jamais alle chez la Dame du Lac, ellait beaucoup appris ce sujet de la part de Lancelot lors de leurs entretiens. Il lui aven dcrit les lieux de son enfance quelle savait quelle ne pouvait se tromJaccomplirai consciencieusement ce que tu me demandes, rpondit la jeune fille, ras satisfaite de ma mission. Fort bien, dit la reine. Si tu agis selon mes dsirs, ta vra compltement change. Sur ces entrefaites, le roi entra, et quand il vit la reine assise, il fut trs content, car oait appris quelle tait souffrante. Comment te sens-tu, reine ? demanda-t-il. Seig, fort bien, Dieu merci. Je ne suis pas aussi malade quhier et je suis dj soulage.

    ang, ce matin ? Oui, un peu, et cela ma rconforte. Le roi hsita un instant, p: Jai envoy mes meilleurs compagnons la recherche de Lancelot, car je suis sr

    besoin de notre aide. Il est absent depuis si longtemps que jai bien peur quil neenu prisonnier dans quelque forteresse lointaine. Mais Gauvain a jur quil ne revien

    s sans lui. Quant Yvain, Sagremor, Dodinel et Gaheriet, ils ont fait le mme sermme le duc de Clarence, qui vient tout juste de se joindre nous et qui ne connat Lane par sa rputation, a dcid de se lancer immdiatement sa recherche. Je ne doutsuccs de leur entreprise. Certes, rpondit Guenivre, cette absence prolong

    ncelot minquite, et je suis trs heureuse que tu aies envoy tes meilleurs compagnon aide. Mais, au fond de son tre, la reine ntait pas convaincue des paroles quelle pronone savait bien que les chevaliers dArthur, quelque braves et courageux quils fussentrouveraient jamais Lancelot. Cest pourquoi elle tenait tant envoyer sa cou

    mander laide de la Dame du Lac : elle seule saurait ce quil fallait faire pour dncelot des piges o il avait d tomber. Reine, reprit Arthur, puisque tu te sens mi

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    17/164

    pourrais-tu pas quitter ta chambre et venir avec nous ? Il est possible que prenions des nouvelles rconfortantes. Je suis encore trop faible, rpondit Guenivrprfre attendre encore un peu, car jai peur de montrer un visage qui ne soit pas dne reine. Fort bien, dit le roi. Repose-toi encore, Guenivre. Il salua la reine et ur rejoindre ses compagnons dans la grande salle o il avait fait dresser les tables.Pendant ce temps, les suivantes de la reine vinrent retrouver celle-ci dans sa chamureuses de la voir bien portante. Elles lui prodigurent des soins attentifs, sefforcreredonner courage, mais aucune de leurs consolations ne put vraiment faire renatre la

    ns le cur de Guenivre. Langoisse la tenaillait : elle ne savait pas si celui qui tait e la source de toute joie tait encore vivant. Cependant, ce jour-l, grce la bmeur de ses suivantes, elle sentit renatre lespoir en elle et se montra plus gaie rdinaire. Elle noublia pas non plus de prparer le voyage de sa cousine. Elle demaneilleur et le plus rapide cheval, lui fit mettre un frein et une selle magnifiques.Le matin suivant, aux premiers rayons du soleil, Guenivre se leva et prvint sa couil tait temps de se mettre en route et daccomplir sa mission, sous la protection de jeune fille shabilla et se prpara. La reine lui donna un vtement neuf de soie verme tunique et un manteau pour le voyage, et elle fit ranger dans un coffre un atement plus riche, porter lorsquelle serait reue dans une cour. Elle la fit accompan nain, fort disert, qui parlait plusieurs langues, et dun cuyer brave et hardi afin dasscurit. Elle lui recommanda de ne pas les mener avec elle lorsquelle irait au lac, les laisser au Moutier royal. La jeune fille lui rpondit quelle ne manquerait pas de s

    s conseils.Elle prit cong de la reine, vtue des plus riches atours quet jamais eus une voyageenivre lui donna un baiser au moment du dpart, en lui rappelant daller prudemur mriter sa reconnaissance, ce que lui promit la messagre. Elle partit alors sans

    der, et la reine monta sur la plus haute tour de la forteresse pour la regarder disparns la fort, par le chemin le plus direct. Quand sa cousine et son escorte furent hors de, Guenivre sentit que le cur lui manquait. Elle dut sasseoir prcipitamment, et elt pleurer, tant la souffrance quelle ressentait tait forte.Portant par hasard les yeux sur sa main, elle y vit lanneau dor que la Dame du Lac nn Lancelot quand elle lavait envoy la cour du roi pour y tre fait chevalier. Entempla longuement et se souvint de celui qui le lui avait donn et pour lequeldurait tant de maux. Sachant que Lancelot attachait grand prix cet objet, elle le pobouche, le baisa, comme si elle voulait lui rendre un culte. Hlas ! murmura-t-elle,

    ux ami Lancelot, puisque je ne peux avoir de toi joie ni rconfort, dans labsencuvelles ton sujet, je me consolerai grce cet anneau que tu gardais si prcieusemparce que tu laimais tant, il me sera un tel soutien que sa vue me rendr

    ntentement. Que Dieu, par sa sainte piti, me maintienne en vie assez longtemps poute serre dans mes bras, en pleine sant, et que je sois dsormais labri de tou

    aux. Ainsi parla la reine, en ce matin. Les oiseaux commenaient tournoyer autour teresse. Mais elle savait que la Dame du Lac ne pouvait pas abandonner celui quelle tendrement lev.Les jours passrent, puis les semaines. Aucun des chevaliers quArthur avait envoys

    cherche de Lancelot ne revenait la cour ou nenvoyait de messager. Le roi commen

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    18/164

    e srieusement inquiet. Quand il rencontrait Morgane, lorsque celle-ci faisait parition Kamaalot, il ne manquait pas de lui demander si elle avait appris quelque cnouveau. Rien, rpondait-elle. Jai beau consulter les astres, jai beau invoquer

    ctres, je ne reois aucune rponse. Et quand elle quittait son frre, Morgane, rns les corridors de la forteresse, se mettait ricaner, fort satisfaite de linqui

    Arthur. Elle savait bien o se trouvait Lancelot, puisquil tait toujours prisonnier danteau de la Charrette, gard par ses deux complices, la reine Sybil et la reine de Sorencelot ne risquait pas de senfuir de sa prison tant taient redoutables les sortilge

    nvironnaient. Mais, pour rien au monde, elle naurait dvoil ce secret son frre. Qx chevaliers qui staient lancs dans laventure, elle savait galement o ils taienrtilge quelle avait jet sur le Val sans Retour fonctionnait merveille et, chaque jouuvel arriv venait grossir les rangs de ceux qui, se croyant enferms dans cette vallussissaient pas vaincre les terribles dangers quils imaginaient autour deux. Et qorgane allait rder de ce ct, le visage enfoui dans un long voile pour quon ne la recoint, elle ne pouvait que se rjouir du spectacle. Ils taient presque tous l, les compagroi Arthur : Sagremor, Yvain, le fils du roi Uryen, et bien dautres encore, y compr

    eux Gauvain, la fine fleur de la chevalerie, celui qui promettait chaque femme

    ncontrait une fidlit pour toute la vie. Certes, les htes forcs du Val sans Retour navs trop se plaindre de leur sort. Morgane avait tabli son enchantement de telle sorteus les prisonniers pussent simaginer vivre dans le luxe et la gaiet ; ils logeaient dansvillons confortables, qui contenaient de beaux lits, de magnifiques tapisseries, des coement ouvrags. Des serviteurs surgissaient de partout pour leur apporter les meiets qui fussent et les plus doux breuvages quon et pu trouver. Des musiciens faisatendre leurs suaves accords travers les frondaisons, tandis que, lorsque le temrmettait, des danseuses sbattaient sur le pr en des rondes sans fin qui charmaienux des spectateurs. Et lon jouait aux checs, aux tables et au trictrac dans le Val tour. Il y avait tout ce quil fallait pour mener une vie douillette et sans soucis. On y v

    me une chapelle, avec un prtre pour officier. Mais celui-ci passait son temps dormircun des chevaliers navait recours ses services, prfrant de beaucoup se livrer cupations plus terrestres. Que voici de beaux guerriers ! se disait Morgane en les voyant sagiter comme

    mbres dans un rve. Jen ai fait des lches, des pleutres, des inconscients. Aprs toutaient peut-tre que cela. Tout nest quillusion en ce monde, et ce quils voientendent maintenant na gure plus dimportance que ce quils voyaient et entendaien

    ur du roi, mon frre. Je sais par exprience que le plus brave peut aussi tre le plus lest ce que ma enseign Merlin, et je ne fais que suivre ses conseils : il faut toujours mhumains devant ce quils croient tre leur ralit, car cest l quon discerne les contleur me. Mais ils ne sont pas encore assez nombreux dans ce val. Jen attends dauje suis sre quun jour ou lautre, Ka et Bedwyr, ou encore le roi Uryen, viendronndre cette troupe doisifs qui prfrent rver leur vie que de la vivre. Mais, parmi les htes du Val sans Retour, tous nen taient pas au mme dbtude. Il y en avait quelques-uns, surtout parmi les nouveaux arrivs, qui se rvoltai nacceptaient pas leur sort et qui se lanaient hardiment sur les pentes afin de tro

    e issue. Mais, chaque fois que lun deux tentait laventure, on voyait surgir des flamrtout et lon entendait dhorribles cris qui semblaient monter de la terre, elle-mme

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    19/164

    us audacieux devaient renoncer, tant tait grande la frayeur quils prouvaient sevironns dennemis invisibles qui dclenchaient contre eux les foudres de lenferorgane sen allait, riant aux clats. Les hommes sont plus crdules que je ne pensaiait-elle encore. Ils prennent les lueurs du soleil pour des flammes vomies par des dragrochers pour des murailles infranchissables, les ajoncs pour des monstres, les cris

    eaux pour les hurlements de tous les diables de lenfer. Sils cessaient un seul instanendre au srieux ce quils voient ou entendent, ils sapercevraient quils sont dans le ne valle offerte tous les vents. Il leur suffirait douvrir les yeux. Mais ils ne le ve

    s, et cest tant pis pour eux. Pendant ce temps, mon cher frre, qui se croit le plus puistous les rois, nen revient pas de voir disparatre un un les guerriers quil niblement assembls autour de lui pour maintenir lintgrit de son royaume. La aire, en vrit. Je suis plus puissante que lui parce que moi, Morgane, je connais lecrets qui relient les tres entre eux. Elle avait peine fini de prononcer ces paroles quelle sentit lanneau quelle portaigt se serrer si fortement quelle en prouva une atroce douleur. Elle poussa un cri et,

    us tarder, tourna le chaton de la bague. Elle entendit alors la voix de Merlin qui semrgir du plus profond de la fort : Morgane ! Morgane ! Ne va pas trop loin, car la pati

    Dieu a des limites ! Lpreuve laquelle tu soumets les compagnons dArthur nestauvaise en soi puisquelle leur permettra peut-tre de se rvler tels quils sont. ffirme pas ta puissance en face de celle dArthur, car tu nes pas en mesure dinflchstin. Le destin ! scria Morgane, je ne fais que le provoquer. Nous verrons bien ceivera. Et, rageusement, Morgane retourna le chaton de la bague avant de slancer nuit qui souvrait sous ses pas.Le lendemain, vers le milieu du jour, alors que le roi Arthur, en compagnie de GueniMorgane et de plusieurs cuyers, faisait une promenade sur le pr, devant la fortercavalier arriva au grand galop. Parvenu la hauteur du roi, le cavalier arrta net lla

    n cheval, mit pied terre, enleva son heaume et savana. Le roi reconnut auslessin, le duc de Clarence, qui avait dcid, de son propre chef, de se lancer la recheLancelot. Eh bien, Galessin, dit Arthur, mapportes-tu des nouvelles ? Sais-tu o

    uve Lancelot ? Non, rpondit Galessin, mais jai beaucoup de choses te racontors, allons nous asseoir sous cet arbre, prs de la fontaine. Ils y allrent. Aprs avoir repris son souffle, Galessin parla ainsi : Quand jai quitur, roi, je me suis engag au hasard dans la fort et jai interrog tous ceux quncontrais, bcherons, pasteurs ou cuyers, pour tenter de savoir si un chevalier bless

    sonnier ne se trouvait pas dans les environs. Mais personne na pu me rpondre. Jsi trois jours et trois nuits errer, jusqu la veille de la Pentecte. L, je me trouvai e grande plaine sillonne par une rivire et, non loin de l, se dressait une forteressme sembla pas de bon augure. Effectivement, lorsque je parvins auprs de ce

    perus des chevaliers qui se battaient avec acharnement. Grce leurs armes, je recon neveu Gauvain et Yvain, le fils du roi Uryen. Ils taient aux prises avec une troupvaliers vtus de noir qui taient, je lai su plus tard, des gens de Karadog le Roux, le mcette insolente forteresse que je voyais se dresser au-dessus de la rivire. Elle semccessible tant les fosss qui lentouraient taient larges et profonds. Sans hsiter, je

    gnis Yvain et Gauvain, et nous nous battmes avec fureur jusqu la nuit. Maisversaires tant plus nombreux que nous, nous dcidmes de nous enfuir afin de pre

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    20/164

    repos, dans lintention de recommencer la lutte le lendemain matin. Mais, lorsque je me retrouvai dans une clairire, au milieu de la fort, je ne visun seul homme mon ct : ctait Yvain. Nous ne savions pas o tait Gauvain. ppelmes pendant longtemps puis nous nous rendmes lvidence : ton neveu avaess ou captur par nos ennemis. Et Yvain mexpliqua que Karadog le Roux avait coutcombattre tous les chevaliers qui passaient prs de son domaine pour les faire prisonexiger une ranon, et cela quels que fussent leur rang ou leur fortune. Bien sr, ton nle fils du roi Uryen navaient nulle intention de se laisser faire, et jtais, je pense, a

    bon moment pour les aider. Nous revnmes sur nos pas, mais nous ne dcouvrmes aucune trace de Gauvaimme il tait impossible de continuer nos recherches pendant la nuit, nous dcidain et moi, de dormir au pied dun arbre, et dattendre le lever du jour. Nous veillmes au milieu du brouillard et, sans grand espoir, nous allmes un peu au hans la direction de cette maudite forteresse. Des paysans que nous rencontrmes ent que cette forteresse avait pour nom la Tour douloureuse, et que le seigneur duait la rputation dun homme fourbe et cruel. Ils ajoutrent que chaque fois quil faisasonnier, il lenfermait dans un cachot vot entour de fosses dans lesquelles se trouvs serpents venimeux. Nous remercimes les paysans et nous nemes plus quune ide : aller vers la Tour douloureuse et dlivrer Gauvain de son abominable prison. Vers le milieu du jour, le brouillard commena se dissiper, et nous vmes que nons dans la bonne direction : la Tour douloureuse se dressait devant nous petance. Mais comment faire pour y pntrer ? Aprs avoir examin les lieux, cidmes de nous sparer, Yvain et moi, et de tenter notre chance chacun de notre cain sloigna vers la rivire, et moi, aprs un dtour, je revins prs de la forteresse ensimulant le plus possible sous le couvert dun bois qui recouvrait la pente dune collin

    e demandais bien ce que jallais faire. Certes, il me fallait laisser mon cheval et men aed, avec mon pe pour seule arme. Ainsi pourrais-je franchir les fosss en nageant, aoir abandonn mon haubert et mon heaume. Jen tais l dans mes rflexions qntendis le bruit dun galop. Un cavalier se prcipitait vers moi et, sans plus me dfiernspera lpaule de sa lance dun coup si fort quelle se cassa et que je tombai sur lerdant conscience. Quelle ne fut pas ma surprise, quand je rouvris les yeux, de me retrouver dans undouillet, un visage de femme pench sur moi ! Voulant me redresser, je sentis une grauleur dans lpaule et je vis quon mavait pans avec soin. La femme qui se trouvait l

    : Ne bouge pas, Galessin, car ta blessure est loin dtre gurie. Je suis ta cormaine, la Dame du Blanc-Chastel. Cest en revenant de la cour dArthur, avec vantes et mes cuyers, que je tai trouv gisant sur lherbe. Tu avais perdu beaucoung. Nous tavons emmen sur une civire, trs doucement, et nous tavons fait soigne

    meilleurs mdecins. Tu es maintenant hors de danger et en toute scurit dansteresse. Mais, je ten prie, ne tagite pas. Tu nas rien dautre faire que te reposer. is avouer que je navais pas besoin de ce conseil : jtais puis, et je crois que jai dndant plusieurs jours et plusieurs nuits. Chaque jour, mon htesse venait prendre de mes nouvelles et parler avec moi. J

    mandai si elle savait quelque chose au sujet de Gauvain, dYvain et de Lancelot. Ell

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    21/164

    pondit quelle ne savait rien, mais quelle allait envoyer des messagers un peu parec mission de sinformer. Quelques jours plus tard, alors que mon tat samliorait etme sentais plus fort, elle vint me trouver et me dit : Voici. Jai reu des nouvelleet dYvain et de Gauvain. Le fils du roi Uryen a russi pntrer dans la Tour doulourgrce la complicit dune servante pour laquelle il avait eu des bonts, il est parve

    re sortir Gauvain de son horrible prison. Tous deux se sont glisss hors de la forteret rejoint des chevaux qui leur avaient t prpars, et ils sont partis avec la fention de retourner la cour du roi pour demander des renforts et faire rendre gorge

    ieux Karadog . Je lui demandai alors si elle avait pu savoir quelque chose sur Lancelo Justement, me rpondit-elle, voici o laffaire se complique. Au cours de

    mprisonnement, Gauvain aurait appris que Lancelot tait retenu dans un chteau, en Brocliande. Avant de revenir la cour, il aurait persuad Yvain de faire un dtour

    nter de dlivrer leur compagnon darmes. Et alors ? demandai-je, lont-ils trouv ? me du Blanc-Chastel montra alors quelque trouble et, aprs avoir beaucoup havoua que, depuis, personne navait eu connaissance du sort de Gauvain et dYvain. Je suppliai ma cousine de faire tout son possible pour en savoir davantage. Elle m

    omit bien volontiers et envoya des messagers en fort de Brocliande. Au bout de queurs, elle revint me trouver. Je nai rien de prcis, me dit-elle, mais seulement des bi courent. On murmure que, dans la fort, se trouve une valle perdue qui est sous le n sortilge et que les chevaliers qui y pntrent ne peuvent plus en sortir. Voil, roi Arthur, les seules nouvelles que je puisse tapporter. Hlas, je ne sais ouve Lancelot, ni ce que sont devenus ton neveu et le fils du roi Uryen, ni quelle est le do lon ne peut revenir. Aprs avoir entendu le rcit de Galessin, le roi Arthur demeura songeur. Il se tourna

    organe : Quen penses-tu, ma sur ? lui demanda-t-il. Elle le regarda tranquillem

    Que veux-tu que jen pense, mon frre ? Je nai pas le don de voyance comme lerlin. Je peux seulement te dire que la fort est vaste et quon y voit parfois des chrprenantes, surtout lorsque la brume se lve. Jignore o se trouve ton neveu, qui est mien. Jignore o est all le fils du roi Uryen. Quant Lancelot, je te rpte que ce s la premire fois quil disparat aussi longtemps sans donner de ses nouvelles. ervint Guenivre, tout cela nest pas normal. Il y a quelque diablerie l-dessous

    organe regarda la reine avec duret : Guenivre, dit-elle, commence par te demandfrence qui existe entre ce qui est normal et ce qui ne lest pas. Guenivre ninsistase dtourna pour fuir le regard pesant et hostile de Morgane. Si cette dernire s

    elque chose, il tait vident quelle ne dirait rien.Arthur se leva brusquement et scria avec colre : Cela ne peut durer ainsi ! Jour aur, un de mes compagnons disparat. Il ne me restera bientt que quelques cuexpriments ! Que peut faire le roi sans ses chevaliers ? Je ne te le fais pas darmonna Morgane en sefforant de ne pas ricaner. Eh bien, reprit Arthur, puisquil ste quun, je serai celui-l. Quon me prpare mon cheval et mes armes ! Bonne idouta Morgane sans que personne lentendt. Non ! scria alors Galessin, ce nest pas

    aller, roi Arthur ! Ta place est ici. Tu as la garde du royaume et rien de bon ne pvenir si tu te lances seul dans les aventures. Cest moi dy aller ! Ma blessure est gu

    aintenant, et je suis prt affronter tous les dangers afin de connatre la vrit

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    22/164

    ncelot et sur cette valle mystrieuse. Je vais partir immdiatement. Eh bien, soithur, mais la condition que tu reviennes sain et sauf. Je suis sre quil reviendra, sauf, et vainqueur, dit alors Morgane en sapprochant du duc de Clarence. Voici un brave jamais dmrit et qui nous rendra ceux que nous avons perdus ! Elle serra Galns ses bras et lui donna un baiser.Mais ce que Morgane ignorait, cest quau mme moment Sarade, la compagne et disla Dame du Lac, arrivait en vue du chteau de la Charrette, monte sur un cheval b

    tue dune robe blanche et dun manteau orn dor rouge. Parvenue au sommet dun te

    e arrta son coursier et regarda le chteau. Cest donc l , murmura-t-elle. Elle miterre et leva sa main droite en scriant : Par le ciel et par la terre, par le soleil et pnt, au nom de ma matresse, la Dame du Lac, que justice soit faite. Je veux que toues qui rsident dans ce chteau soient frapps dun lourd sommeil ! Elle rpta deuxn incantation puis, sans prendre la peine de remonter en selle, en tirant le cheval pol, elle se dirigea vers la porte. Dun seul geste, elle louvrit et pntra lintrieuteau. Elle vit des servantes et des valets allongs mme le sol qui dormofondment. Elle arpenta des corridors, poussa des portes, les referma, puis se dcscendre un escalier qui menait vers les profondeurs.

    Allong sur son lit, dans la chambre fortifie dans laquelle il se morfondait depuis tamaines, Lancelot tait lui aussi en proie un lourd sommeil peupl de rves trangeyait un oiseau blanc qui tournoyait au-dessus de la fort, poursuivant un oiseau noinait dapparatre lhorizon. Il neut pas le temps den savoir davantage, car il sune main se posait sur lui et lui secouait le bras. Agac, car il pensait que ctait Mori venait le narguer, il se retourna sur le ventre et se cacha le visage sous la couvertLancelot ! dit alors une voix douce, Lancelot ! Rveille-toi ! Il sursauta, bondit hors dregarda ltre qui lui parlait ainsi. La lumire tait faible dans cette chambre, mais il ns long la reconnatre. Sarade ! scria-t-il. Oui, Beau Trouv, dit-elle, cest bien moi, Sarade, celle qui ta vu grandir dans le pla Dame du Lac, ma matresse. Je viens te librer. Suis-moi. Sans rpondre, Lan

    compagna Sarade dans les couloirs. Comme il navait gure eu loccasion de fairxercice depuis longtemps, il marchait avec difficult, et Sarade le tenait par la main. Eena dans la cour o elle choisit un cheval tout sell qui paraissait le meilleur. Puis ecda dans la salle o se trouvaient ranges les armes et elle len revtit. Aprs quoi, e personne se ft rveill dans le chteau, ils se retrouvrent dehors, lair libre.Ils montrent tous deux sur leurs chevaux. Comment macquitter de mes dettes en

    matresse et envers toi, Sarade ? dit Lancelot. Je dois tout la Dame du Lac ; quant ne sais pas comment te manifester ma reconnaissance : tu tes toujours trouve oment o je sombrais dans le dsespoir ! Sarade se mit rire. Tout cela nest riene, et il vaut mieux ne pas en parler. Mais ne crois pas que je sois venue te dlivrer pouaux yeux, Lancelot. Ma matresse a reu un trange message de la part de la enivre. Non seulement elle suppliait la Dame du Lac de rechercher dans quelle prisotrouvais, mais elle sinquitait parce que, depuis quelque temps, la plupart des chev

    Arthur disparaissent les uns aprs les autres sans quon sache ce quils sont devenus. oi quil appartient de les retrouver, et cest ainsi que tu paieras ta dette, envers nous

    r, mais aussi envers ton roi et envers la reine. Me comprends-tu ?

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    23/164

    Quand il apprit que ctait la reine qui avait prvenu la Dame du Lac de sa disparncelot en fut mu jusquaux larmes. Et limage de Guenivre dansa devant ses ycore plus prsente que pendant les longues semaines o il navait surmont sa capen fixant son esprit sur la femme aime. Grces soient rendues la reine Gueniurmura-t-il enfin. Je te le jure, Sarade, et tu pourras le dire ta matresse : il ny a rieonde que je ne tenterai pour retrouver les compagnons dArthur ! Mais comment fe? demanda Sarade. Je parcourrai tout le royaume, je sillonnerai toutes les fortiterai toutes les villes et toutes les forteresses jusquau jour o je les dcouvrirai, s

    ncelot avec une telle force que Sarade ne put sempcher de sourire. Beau Trouve, tu es toujours le mme, tel que tu tais enfant, aussi exalt, aussi emport, nace dans ta dtermination. Tu es bien un fils de roi, et tu es digne de lestime quorte. Mais ce serait beaucoup de peine et beaucoup de temps pour rien, Lancelot. As-je te guider vers le lieu o ils se trouvent. Tu le connais ? stonna Lancelot. me du Lac sait tout ce qui se passe en ce monde. Noublie pas quelle a obtenu la vs choses grce Merlin. Et je nai jamais connu dhomme plus sage et plus avis que lElle peronna son cheval qui bondit travers les landes et Lancelot en fit de mme

    ngrent une fort dense et ombreuse, puis suivirent le cours dun ruisseau avan

    rvenir une colline parseme de roches rougetres qui semblaient surgir du fond re. Sarade sarrta. Voici lendroit o je devais te mener, Lancelot. Mais avant ditter et de te laisser accomplir ta mission, je vais te rvler encore une chose. Vois- profond et tnbreux ? Il est sous le coup dun sortilge. Ainsi, nul homme qui y a ppeut en sortir sil a une seule fois t infidle la femme qui a reu son serment.

    nt nombreux, les chevaliers dArthur, qui y sont retenus malgr eux. Je pense que cestractristique des hommes de ne jamais tre fidles celle quils ont jur daimer toute. Le sortilge est ainsi fait quil ne pourra tre lev que par un homme qui na jamais

    celle quil aime. toi de tenter lpreuve. Je nai jamais recul devant une preuve, dit Lancelot, mais je ne crois pas tre on attend, car jai commis une faute envers Guenivre, une faute trs lourde que jurrai jamais oublier. Enfant, rpondit Sarade, je sais de quoi tu parles. Ne te jugeupable, car tu nes aucunement responsable de ce qui est arriv. Quand la reine Ygenu le roi Arthur, elle ne savait pas que lhomme qui ltreignait ntait pas son mari, roi Uther Pendragon. Cest Merlin qui lavait voulu ainsi et qui avait us de ses artur quelle ne sen apert pas. Il le fallait. Il fallait quArthur pt natre de cette unioand tu tais Corbnic, lorsque tu as rejoint la fille du roi Pells dans son lit, cest p

    e tu tais sous le coup dun enchantement : tu croyais rellement quil sagissait de la enivre. Mais, l encore, il le fallait pour que naqut un fils de ta ligne et de la fille dcheur. Merlin lavait prdit, et tout sest pass selon sa volont. Lancelot soupira : peut-tre raison, mais jen ai gard le cur lourd. Oublie tout cela et dlivr

    evaliers dArthur qui moisissent au fond de cette valle. Va maintenant, et sois dignle qui ta lev. Et sans plus attendre, Sarade peronna son cheval et disparut.Ctait dj le soir, et les ombres commenaient sallonger sur le sol. Lancelot exagneusement le paysage qui soffrait lui. La fort souvrait brusquement et laissait plas landes sans fin du ct du soleil couchant. Au bout de lhorizon, des tranes roug

    unes striaient le ciel. Au-dessous, la valle se perdait dans une tnbreuse verdure. mblait vide et calme. Rien ne montait des entrailles de la terre, pas mme un cri

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    24/164

    me un murmure du vent sur les feuilles des arbres. Lancelot sauta bas de son chevn pe la main, descendit le long des flancs de la valle.Alors, les enchantements se rveillrent. Devant lui, il aperut une muraille formis et de blocs de pierre impressionnants, et dans laquelle se trouvait une porte de fen approcha et tendit la main vers la serrure. Mais quand il fut prs de la porte, cecroula dans un grand bruit de branches brises. Il entra par cette troue bante eournant, naperut plus aucune trace du mur qui, quelques instants auparavant, intercore le passage vers la valle. Lancelot continua son chemin et rencontra une a

    uraille, avec une autre porte de fer. Tout se passa comme pour la premire. Il y en euttout, quil franchit aisment et qui disparurent de la mme faon.Alors apparut ses yeux une haute palissade en fer : sur chacun des pieux q

    aintenaient tait fiche une tte dhomme aux yeux clos. Dun coup dpe, Lanmolit la palissade et les ttes disparurent comme si elles navaient jamais exist. Il

    ors un sentier trs troit et sarrta brusquement : il sentait le sol se drober sous ait au bord dune fosse et, au fond de cette fosse, sept serpents la langue enflamndaient vers lui leurs ttes hideuses en poussant des sifflements stridents.Lancelot frappa sept fois de son pe et les sept ttes tombrent dans la fosse. Il ssuite par-dessus et continua sa descente par le sentier troit. Mais, une fois de plntit que le sol se creusait : un instant horrifi, il aperut dnormes crapaudsrgissaient de la terre, les yeux luisants comme des escarboucles. Et ces crapontaient, saccrochaient ses jambes, voulant gagner sa poitrine dans lintention cer

    lui dvorer le cur. Lancelot se secoua de toutes ses forces, pitina les monstres ge et violence, tant et si bien que les affreuses btes disparurent et quil se retrouva sparsem de touffes de bruyre.Il descendit encore mais des chiens, dont les pattes taient pourvues de griffes acr

    nt la gueule dgoulinait de sang, slancrent vers lui, surgissant des fourrs, prts uter la gorge. Il fit voler son pe gauche et droite, partout o il le pouvait. Euveau, ce fut le silence, un silence trompeur, pareil celui qui prcde les grands orr toutes les forts du monde.Lancelot se retrouva alors dans une clairire : au milieu, se tenait un homme immeut et gros comme une tour de moulin, qui tenait dans sa main une pe longue et acricanant, il la fit tournoyer en lair et des myriades dtincelles senvolrent sur les alentour. Lancelot ne prit pas le temps de rflchir : il bondit en avant contre le gant, soucier de larme terrible qui le frlait. Au moment o le gant allait lui fracasser le c

    ncelot leva sa propre pe et, dun geste brusque, lenfona jusqu la garde au traverps monstrueux. Il y eut un grand tumulte et de grands cris, un grand fracas de branses auquel rpondit un souffle de vent furieux qui agita et tordit le sommet des aris, du corps du gant, il ny avait nulle trace.Lancelot slana encore plus en avant. Mais son lan fut arrt net par ce quil dcoue muraille de flammes plus hautes que des maisons lui interdisait toute approche. dgauche, des flammes, rien que des flammes qui se tordaient avec un crpitement sindgageaient une chaleur intolrable. Mais, surmontant sa crainte, Lancelot se dirigeas trs sr vers le feu, son pe dresse devant lui. Or, ds quil atteignit les prem

    mmes, celles-ci svanouirent. En quelques instants, la muraille de feu stait teinte.

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    25/164

    prsent, une lumire trange, comme venue des astres, brillait dans le fond de la vancelot aperut des maisons bien bties, finement dcores, des fontaines o leau coec un joyeux murmure. Sur un pr, des tables taient dresses et des hommes joux checs en buvant le contenu des coupes que remplissaient chaque instanthansons vtus de velours rouge. Plus loin, des chevaliers dormaient mme le sol, pens des rves divrognes. Il reconnut Ka et Bedwyr, mais ceux-ci ne lui prtrent aucention. Puis, il en vit dautres qui se querellaient et sinjuriaient, se menaant de es. Et, parmi eux, se trouvaient Gauvain, le neveu dArthur, ainsi quYvain, le fils d

    yen.Lancelot les interpella, mais aucun deux ne parut sapercevoir de sa prsence. Il alla

    oupe en groupe comme au milieu de fantmes. Pourtant, ctaient bien les compagnonTable Ronde. Quelle maldiction les avait donc frapps pour quils ne le reconnussent traversa une assemble qui sesclaffait devant les pitreries dun jongleur, puis uxime qui contemplait de belles filles dansant au son dune musique suave. Lancelotsi longtemps au fond de la valle et finit par apercevoir une demeure plus belle ethe que les autres. Son toit tait de porphyre, ses fentres de cristal, ses murs de pire et brillante, avec des reflets damthyste. Sur le seuil de cette maison royale, imm

    droite dans une longue robe rouge brode dor, les cheveux dnous, une femme semendre. Ce fut vers elle que se dirigea Lancelot. Eh bien ! dit la dame en le voyant approcher, viens-tu te joindre nos plaisirncelot du Lac, toi le plus beau fleuron de la chevalerie ? Lancelot sarrta devante souriait, mais ses yeux lanaient des flammes tranges. Qui que tu sois, fempondit Lancelot, tu dois savoir que je suis venu ici pour que cessent les effets du sortiur que tous ceux qui sont ici, endormis dans leurs rves de folie, reprennent consciencvisage de la femme se tordit. Elle poussa un ricanement qui se changea bientt engoisse. Stupfait, Lancelot ne vit plus sa place quun arbre mort dont les brancrtant dun tronc moisi et vermoulu, pendaient de faon grotesque.Il ny avait plus de maison, mais des fourrs de ronces et dajoncs. Il se retobscurit allait bientt semparer du monde. La lumire irrelle qui avait tant toncelot stait dissipe. Il ny avait plus de maisons, plus de danseuses, plus de musicifond du val ntait plus quune paisse vgtation dans laquelle le vent se mettait je mlope envotante. et l des hommes sinterpellaient, subitement rveills uchemar et slanaient sur les pentes du val pour fuir au plus vite ces lieux maudits. maient en longues colonnes et, tandis que les chevaux hennissaient, ils sloigna

    ant leur joie de se sentir de nouveau libres, et gagnaient landes et forts. Bientence fut total et Lancelot se retrouva seul, immobile, la mme place.Alors, il se dcida rejoindre son cheval quil avait laiss, tout en haut, prs des ro

    uges quon discernait peine maintenant. Il gravit la pente, lentement, ne rencontrans arbustes rabougris et de grandes touffes dajoncs. Arriv au sommet, il se retournagarder une dernire fois le val tnbreux dont il avait pu vaincre les enchantements :ait calme et paisible. Seuls quelques oiseaux faisaient entendre le bruissement de es. Mais ce bruissement senfla soudain, et Lancelot sentit une prsence proche. Il levae. On ne frappe pas une femme ! dit alors une voix surgie tout prs de lui, derrir

    chers.

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    26/164

    Il se dirigea vers la voix. Sur un cheval blanc, se tenait une forme noire, une femme, vn long manteau. Lancelot la reconnut immdiatement : ctait Morgane. Jaurais duter que ctait toi la cause des sortilges ! scria-t-il. Et moi, rpondit Morgane, japrvoir que tu serais le seul pouvoir dtruire mon uvre ! Ils se toisrent un

    oment, silencieusement, avec arrogance. Les yeux de Morgane taient aussi insupportur Lancelot que les rayons du soleil lheure de midi. Mais il ne voulut pas baissegard, et il vit dans ses yeux bien autre chose que de la haine ou de lorgueil : beaucouuffrance.

    Lancelot, dit-elle alors, tu es le seul homme que je connaisse qui puisse se faireur rester fidle une femme. Par malheur, celle que tu aimes, ce nest pas moi. Queproches-tu, Lancelot du Lac ? Me trouves-tu trop vieille et trop laide pour toi ? Nen n, rpondit Lancelot, tu es trs belle et ta jeunesse est tincelante. Les annes nonprise sur toi. Alors, pourquoi me rejettes-tu ainsi ? Tous deux, nous formerions le coplus fidle, le plus uni qui puisse exister, et nous serions les matres du monde. Tu

    en que cest impossible, Morgane. Jaime une femme, tu as dit vrai. Et cette femmest pas toi. Ce sont l choses qui ne se commandent pas. Morgane tremblait. Dune voix rauque, elle dit encore : Lancelot, je ne mavouencue. Jamais, je ne mavouerai vaincue. Va donc rejoindre ta Guenivre ! Mais sacheus nous retrouverons, fils du roi Ban de Bnoc ! Alors elle piqua des deux, son chnc hennit et elle slana travers les landes. Seul sur les rochers rouges qui domin

    Val sans Retour, Lancelot demeura longtemps immobile[6]

    .

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    27/164

    2

    Notre-Dame de la Nuit

    Il y avait autrefois dans lle de Bretagne un roi qui portait le nom de Pwyll[7]

    . Il r

    r le pays quon appelle Dyved[8] ; et son territoire tait partag entre sept cantonil avait confis des vassaux de haute valeur, qui savaient rendre la justice eraient aucun manquement la coutume. Pwyll, roi de Dyved, avait la rputation dtnce intgre, insensible toutes les formes de flagornerie, et dsireux de procur

    eilleur sort possible ceux dont Dieu lui avait confi la charge en ce monde. Depuisngtemps, et de sa propre volont, il avait reconnu le roi Arthur comme chef suprme d

    Bretagne, mais on ne lavait jamais vu la cour : il navait en effet jamais dsir rtie des compagnons de la Table Ronde, prfrant demeurer dans ses tats pour mieuuverner et en assurer la prosprit.Un jour quil rsidait Arberth, sa principale forteresse, il prit fantaisie Pwyll dallerasse dans un endroit quil aimait particulirement, le Vallon rouge, situ prs dune grt riche en gibier de toute sorte et lembouchure dune belle et large riissonneuse. Le lendemain, la pointe du jour, Pwyll se leva, se vtit et se prpoisissant soigneusement ses armes de chasse ; et il se rendit au Vallon rouge pour y las chiens sous les arbres de la fort. Un de ses serviteurs sonna du cor afin de rassemus ceux qui participaient la chasse. Le roi slana la suite de ses chiens quoyant, staient engags travers les fourrs. Mais les chiens lentranrent si loin

    rdit bientt la trace de ses compagnons.Comme il prtait loreille leurs aboiements qui rsonnaient dans les sous-bois, il entux dune autre meute. Le bruit ntait pas du tout le mme, et il comprit que cette mvanait la rencontre de la sienne. Une clairire soffrit alors son regard, et quan

    eute y apparut, Pwyll aperut un cerf qui fuyait, pourchass par lautre chasse. Leivait exactement au milieu de la clairire lorsque la meute qui le poursuivait le rejoigterrassa. Pwyll se prit admirer la couleur de ces chiens, sans songer davantage au cmais il navait vu pareille allure aucun chien de chasse au monde. Ils taient dun atant et lustr et avaient les oreilles rouges, dun rouge aussi luisant et clatant que

    ncheur. Pwyll savana vers eux, chassa la meute qui avait tu le cerf et appelaopres btes la cure. ce moment, il vit venir lui un chevalier mont sur un geval gris, un cor pass autour du cou, portant un habit de chasse de laine grise.Le chevalier sarrta devant Pwyll et lui parla ainsi : Je ne sais qui tu es et ne te sals ! Pwyll lui rpondit : Peut-tre es-tu dun rang qui ten dispense ? Ce nest cs limportance de mon rang qui mempche de le faire, rpondit linconnu. Alors, disgneur, pourquoi cet affront ? Par Dieu tout-puissant, la seule cause rside enpolitesse et ton manque de courtoisie ! Pwyll, tout tonn de cette rponse, poursue voudrais bien savoir, seigneur, quelle impolitesse et quel manque de courtoisie tu as

    marquer en moi ! Je nai jamais vu personne agir comme tu las fait en chassant

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    28/164

    eute qui a tu un cerf pour appeler sa propre meute pour la cure ! Cest un manqueave la courtoisie. Et quand bien mme je ne me vengerais pas dun tel affront, par ut-puissant, je mengage te faire mauvaise rputation pour la valeur de cent cerfs ! Pwyll se sentit soudain fort mal laise : Si je tai fait si grand tort, comme tu defforcerai de racheter ma faute. De quelle manire ty prendras-tu ? Selon la coupays, et selon le rang que tu occupes. Mais je ne sais pas qui tu es. Je suis roi cour

    ns mon pays dorigine. Seigneur, bonjour toi et prosprit sur ton peuple ! Mais de

    ys es-tu ? Du pays que lon nomme Announ

    [10]

    : je suis Arawn, roi dAnnoun. elle faon, seigneur, penses-tu que je pourrais obtenir ton pardon et gagner ton amitivais te le dire. Un homme occupe des domaines situs face aux miens. Il me

    ntinuellement la guerre : cest Hafgan, qui prtend vouloir rgner sur lensemble du Announ. Si tu me dbarrasses de ce flau, et je pense que tu le pourras facilemenpareras le tort que tu mas caus et tu gagneras mon amiti. Je le ferai volontier

    wyll. Indique-moi seulement comment y parvenir. Arawn, qui se disait roi dAnnoun, parla alors ainsi Pwyll : Je vais te le dire. Je vai

    ec toi amiti sans restriction[11]

    . Je te mettrai ma place en Announ. Je te donaque nuit la femme la plus belle que tu aies jamais vue. Je ferai aussi en sorte que tua figure et mon aspect, pour que ni valet, ni officier, ni personne parmi ceux qui mujours servi, puisse douter un instant que tu nes pas moi. Et cela partir de dequ la fin de cette anne. Nous nous rencontrerons alors cette date, lendroit mnous sommes aujourdhui. Fort bien, dit Pwyll, mais comment saurai-je que je dois combattre lhomme que tua date et lendroit prcis que tu veux ? Le combat aura lieu dans sept moisactement, la tombe de la nuit, sur un gu que mes gens tindiqueront. Tu y seras

    on aspect et il ne sapercevra de rien. Tu lui donneras un coup de lance, mais un iens bien cela. Car il te demandera de le frapper une seconde fois, et te suppliera mle faire. Il faudra que tu refuses obstinment. Moi, jai eu beau le frapper, il est touj

    venu le lendemain se battre contre moi, avec encore plus darrogance et de force. en, dit Pwyll, mais qui soccupera de mes domaines pendant que je serai absent ? nquite de rien, dit Arawn. Je pourvoirai ce quil ny ait dans tes tats ni homme ni fei puissent souponner que cest moi qui ai pris ta place. Je prendrai ton aspect et jamme toi-mme. Dans ces conditions, dit Pwyll, jaccepte volontiers ton amiti striction, et suis prt partir immdiatement. Le voyage ne sera ni long, ni pnible.

    te fera obstacle jusqu ce que tu arrives dans mes tats, car je serai ton guide. Arawn conduisit Pwyll travers la fort jusqu un lieu o stendait une grande paine par dabondantes rivires. Dans les prairies, de nombreux troupeaux paissaiengrables forteresses se dressaient et l, agrmentes de vergers qui sembl

    oduire de beaux fruits. Arawn dsigna lune delles son compagnon et dit : Cest ictrouve ma cour, avec toutes les habitations qui en dpendent. Je remets ma cour et maines entre tes mains, et je vais te laisser. Poursuis hardiment ton chemin et entre da forteresse. Il ny a personne qui puisse hsiter un seul instant te reconnatre coant moi-mme. la faon dont tu verras le service se faire, tu apprendras les manire

    cour. Et, sans ajouter une parole, Arawn partit au grand galop de son cheval, lais

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    29/164

    wyll en face de domaines dont il ignorait tout.Il se dirigea vers la forteresse qui lui avait t dsigne et y ayant pntr, il aperuambres coucher, des salles, des appartements avec les dcorations les plus somptuei fussent. Des cuyers et de jeunes valets accoururent vers lui et sempressrent dsarmer. Chacun deux le saluait lorsquil sapprochait de lui. Deux chevaliers vinrebarrasser de ses vtements de chasse et le revtir dun habit de soie broche dor. Daande salle, tout tait prt. Pwyll vit entrer la famille, la suite, la troupe la plus belle eux quipe qui se ft jamais vue, et, avec eux, la reine, la plus belle femme du mo

    tue galement dune robe de soie broche dor dun raffinement surprenant. On corna lon se mit table.Pwyll avait la reine sa droite et un homme, qui devait tre comte, sa gauchmmena converser avec la reine, et il jugea, entendre ce quelle disait, que ctaitfemme la plus avise, la plus noble de caractre et la plus agrable de langage qu

    mais ctoye. Tous les convives eurent souhait mets et boissons, musique et rcitapomes : ctait bien, de toutes les cours que Pwyll avait visites en ce monde, la m

    urvue de nourritures, de breuvages dlicats, de vaisselle dor et dargent, de bijoux roylorsque le moment du coucher fut arriv, la reine et lui-mme allrent au lit.Il eut alors un moment dangoisse : comment allait-il se comporter vis--vis de

    mme, qui tait si belle, si noble et si dsirable, mais qui tait lpouse dun homme ait donn son amiti sans restriction? Mais la sagesse de Pwyll tait grande, aussi gre sa fidlit la parole donne. Aussitt quils furent au lit, il tourna le dos la femmsta le visage fix vers le bord du lit, sans lui dire un seul mot jusquau matin. Le lendemny eut entre eux que gaiet et aimable conversation. Et quelle que ft leur affendant le jour, il ne se comporta pas une seule nuit autrement que la premire. Quan temps, il le passa en chasses, chants, danses, festins, relations aimable

    nversations courtoises.Arriva le jour o il devait rencontrer celui qui prtendait dominer tout le pays. Cncontre, il ny avait pas un homme, mme dans les contres les plus recules du royai ne let prsente lesprit. Pwyll sy rendit donc avec les gentilshommes de ce qui ovisoirement son domaine. Ds quils furent arrivs au lieu fix, cest--dire sur lene rivire qui coulait abondamment, un chevalier se leva et parla ainsi : No

    mpagnons, coutez-moi bien. Il ne sagit pas ici dune joute, mais dune lutte entre s, entre leurs deux corps seulement, et nous navons aucun droit nous immiscer tte affaire. Chacun de ces rois rclame lautre terres et domaines. Vous avez do

    voir de ne prendre parti ni pour lun ni pour lautre. cette seule condition, vous posister la rencontre. Les deux rois savancrent lun vers lautre, au milieu du gu et, sans perdre de tempvinrent aux mains. Au premier choc, celui quon prenait pour Arawn atteignit Hafgaieu de son bouclier, si bien quil le fendit en deux, brisa larmure et lana Hafgan sulloux, de toute la longueur de son bras et de sa lance, par-dessus la croupe de son ch

    ortellement bless. Ah, prince ! scria Hafgan, quel droit avais-tu ma mort ? Je clamais rien. ma connaissance, tu navais aucun motif de me tuer. Au nom de Disque tu as commenc, achve-moi ! Prince, rpondit celui qui avait le visage dAraw

    peut que je me repente de ce que jai fait, mais je ne tachverai pas. Cherche toi-m

  • 8/22/2019 La Fee Morgane - Markale, Jean

    30/164

    elquun qui daigne accepter de te tuer. Pour ma part, cest un acte que je jugerais lchshonorant, car on ne frappe pas un homme bless qui gt terre. Hafgan haranguai taient venus avec lui : Mes nobles fidles, dit-il, emportez-moi hors de ce lieu maen est fait de moi prsent, et je ne suis plus en tat dassurer plus longtemps vrt. Sans plus attendre, les nobles sortirent Hafgan du gu, lallongrent sur une civimportrent loin de l.Pwyll revint vers les siens. Nobles compagnons, dit-il, informez-vous et sasolument quels doivent tre mes vassaux. Seigneur, rpondirent-ils, tous ceux d

    ys doivent tre tes vassaux, il ne peut y avoir aucune discussion sur le sujet. Il est rtain quil ne peut y avoir quun seul roi en Announ, et ce roi, cest toi. Eh bien, dit Pest juste daccueillir ceux qui se montreront fidles vassaux. Quant ceux qui ne vouds venir de leur plein gr, quon les y oblige par la force des armes. Il mdiatement lhommage des vassaux et commena prendre possession de lensembys. Vers le milieu du jour, le lendemain, les deux parties du royaume taient enuvoir.Quand lanne se fut coule, il partit tout seul, un matin, sa