IMAGES DE GUERRE À LA TÉLÉVISION AMÉRICAINE

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IMAGES DE GUERRE À LA TÉLÉVISION AMÉRICAINE Le Vietnam et le Golfe persique Daniel C. Hallin CNRS Éditions | « Hermès, La Revue » 1994/1 N° 13-14 | pages 121 à 132 ISSN 0767-9513 ISBN 227105138X DOI 10.4267/2042/15520 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-1994-1-page-121.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions. © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © CNRS Éditions | Téléchargé le 04/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © CNRS Éditions | Téléchargé le 04/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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IMAGES DE GUERRE À LA TÉLÉVISION AMÉRICAINE

Le Vietnam et le Golfe persique

Daniel C. Hallin

CNRS Éditions | « Hermès, La Revue »

1994/1 N° 13-14 | pages 121 à 132 ISSN 0767-9513ISBN 227105138XDOI 10.4267/2042/15520

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Dan Hallin Universite de Cali/arnie, San Diego

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Le Vietnam et le Golfe persique

Traduit de l'anglais par Ia Maitrise de traduction de l'Universite de Liege, et Daniel Dayan

Depuis Ia guerre du Vietnam, Ia television est souvent accusee d'un parti pris pacifiste: en etalant Ia veritable horreur de Ia guerre, elle conduirait le grand public a rejeter Ia violence, quel que soit le contexte politique d'un conflit particulier. En fait, Ia technologie televisuelle n'a pas plus de parti pris intrinseque que Ia machine a ecrire ou 1' appareil photo. La guerre peut etre presentee comme quelque chose d'horrible ou de glorieux ou simplement comme quelque chose de banal. Un tel choix est determine- tout comme d'autres representations sociales- par Ia politique, 1' economie et Ia culture bien plus que par Ia technologie.

Dans le cas du Vietnam, !'image de Ia guerre donnee par Ia television reflete fidelement Ia ten dance dominante de 1' opinion politique. Dans les premieres annees, taut que les sentiments pacifistes sont encore marginaux, Ia television celebre une guerre glorieuse et rationnelle. Plus tard, lorsque le vent se met a toumer, Ia television donne progressivement une image mains positive de Ia guerre. Comme on pouvait le prevoir, Ia guerre courte et victorieuse dans le Golfe persique a ramene sur 1' ecran cette image positive de Ia guerre qui dominait au milieu des annees soixante.

Cet article1 analyse I' image de Ia guerre donnee par Ia television americaine a trois epoques differentes. Tout d'abord, il s'agit de ce qu'on a appele Ia « guerre du living-rootrl », c'est-a-dire Ia guerre du Vietnam, de juillet 1965 jusqu'aux environs de !'offensive du Tet en 1968. ll s'agit ensuite, toujours de Ia guerre du Vietnam, apres 1' offensive du Tet. ll s' agit enfin de Ia guerre du Golfe en 1991.

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La guerre au Vietnam : courage et savoir-faire virils

De juiHet 1965, jusqu'aux environs de l'offensive du Tet en 1968

Pour le lecteur de la presse americaine, en 1965, le contexte ideologique du Vietnam est celui de la guerre froide. La television rapporte fidelement les arguments des politiciens qui parlent de resister a « 1' agression communiste » et d' empecher de s' ecrouler les dominos chancelants de l'Asie du Sud-Est, garants de la securite du monde libre. Mais ala television, ce contexte politique se traduit par une ideologie differente. La television presente la guerre moins comme un instrument politique que comme un theatre de 1' action humaine, donnant lieu a des expressions individuelles et nationales. Cette approche de la guerre que 1' on retrouve dans la plupart des reportages televises aux premiers jours de la guerre du Vietnam peut se resumer grace aux propositions qui suivent.

- La guerre est un effort national. Les correspondants de teh~vision parlent generalement de la guerre a la premiere personne du pluriel, comme une action dont la nation dans son ensemble est le sujet: «nos forces, nos bombardiers».

- La guerre est une tradition americaine. Parfois, les reportages televises evoquent expli­citement le souvenir de la Deuxieme Guerre mondiale. Le Vietnam perpetue une tradition. Dean Brelis de NBC, par exemple, conclut un reportage (diffuse le 4 juillet 1966) en evoquant sur« la premiere Division d'Infanterie », la «Big Red 1 » d'Afrique du Nord, d'Omaha Beach, de Normandie et d'Allemagne, maintenant deployee sur la frontiere cambodgienne. Ce parallele a pour effet d'isoler le Vietnam de son contexte historique en le pla~ant dans l'eternelle tradition americaine de la guerre, aux cotes des symboles les plus puissants et les plus positifs.

- La guerre est virile. L'ideologie politique d'une societe est intimement liee a ses conceptions de l'identite sexuelle. La representation dominante de la guerre dans la pensee americaine des annees cinquante et soixante, va de pair avec une certaine definition de la virilite. Deux elements sont particulierement importants : la tenacite et le professionnalisme. Si la guerre est virile, c' est tout d' abord parce qu' elle donne a l'homme et a la nation 1' occasion de prouver qu'ils savent affronter le danger et la douleur sans flechir. « Ce sont des marines», dit Garrick Utley de NBC, commentant un reportage sur un debarquement amphibie au debut de la guerre du Vietnam. « Its sont braves et ils le savent. Et chaque bataille, chaque debarquement, est une nouvelle occasion de prouver de quoi sont capables les hommes et les unites » (NBC, 9 septembre 1965).

Et Dean Brelis, dans le reportage du 4 juillet ou il evoque Omaha Beach, commente : « Its etaient assoi/les de sang et ils voulaient en decoudre. Ils avaient parcouru les collines et les montagnes a la recherche de l' ennemz; et apres maintes frustrations, ils l' avaient trouve; le prix a payer etait du sang et des larmes ». Les reportages televises, pour ne pas heurter le public, et

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particulierement les families des morts et des blesses, evitent au maximum !'utilisation de sequences penibles montrant des vi crimes americaines3•

Le reportage du 4 juillet 1966 est l'un des rares reportages ou des images reellement sanglantes aient ete diffusees. ll montre a quel point il est errone d' affirmer que Ia capacite de Ia television a depeindre les souffrances de Ia guerre en fait une technologie fondamentalement pacifiste. La souffrance et Ia mort font aussi partie de Ia mystique de Ia guerre. En les recherchant, les hommes d'infanterie evoques par Brelis, demontrent, pour utiliser Ia langage des entraineurs de football, leur «motivation» et leur « volonte ». Ces qualites sont au cceur de !'ideal americain de virilite pendant Ia guerre froide.

La guerre donne aussi aux hommes 1' occasion de faire preuve de savoir-faire et de maitrise, de montrer qu'ils sont non seulement tenaces, mais aussi des« pros». A I' occasion, une imagerie sexuelle est evoquee directement. Le 12 decembre 1967, par exemple, NBC diffuse un reportage sur un nouvel helicoptere, le Cobra. Les reportages sur les nouvelles technologies sont alors monnaie courante et soulignent generalement l'habilete des hommes qui les controlent : « M. Davis, demande un reporter, qu' est-ce qui vous plait le plus dans le pilotage du Cobra ? Le pilate repond:- C'est un peu comme une femme di/ficile! Elle n'a rien de vraiment aimable, et pourtant vous l' adorez. »

- L'important, c'est de gagner. Ce theme est intimement lie a Ia conception de Ia virilite evoquee ci-dessus. nest interessant de mettre cette conception en contraste avec une autre image de Ia virilite americaine. Si nous passons des annees cinquante et soixante aux annees trente, et de John Wayne a Jimmy Stewart, nous constatons une difference dans Ia conception de I' ideal masculin. Dans « Mr Smith goes to Washington », de Franck Capra, par exemple, le heros est un pays an maladroit et sensible. Servant de repoussoir aux « pros » de Washington, il a Ia vertu de rester fidele a ses convictions. nest viril parce qu'il est independant et ferme dans ses croyances morales. Celui de Ia couverture mediatique du Vietnam est viril pour une raison presque diametralement opposee : il renonce a son individualite et se consacre resolument a Ia poursuite de buts qu'il ne remet pas en question.

Une grande partie des reportages televises sur le Vietnam font appel a cette mythologie. Si certains reportages televises placent Ia guerre « au-dessus » de tout jugement moral ou politique au nom de Ia guerre froide, le plus souvent Ia guerre est traitee comme un evenement sportif ou un travail de routine. Bruce Morton de CBS, par exemple, conclut ainsi un commentaire sur des images de bombardement provenant du Ministere de Ia Defense : « La sequence suivante montre la concretisation du reve de tout pilate, la bombe qui fait sauter un pont de chemin de fer. Maintenant, les communistes devront /aire un detour et la circulation des provisions sera ralentie. Les barges sont des cibles /aciles pour les pilotes a qui il reste quelques roquettes alors qu'ils rentrent au bercail en pensant peut-etre a la soiree qu' ils vont organiser au carre des of/iciers pour /eter la destruction dupont» (CBS, 2 mai 1967).

ll faut remarquer Ia similitude entre ce reportage et les publicites souvent utilisees pour des marques de biere : des ouvriers rentrent a la maison apres une longue joumee pour jouir d'un

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repos bien merite. D' autres artifices rhetoriques contribuent au meme effet : « purger » la guerre de ses implications politiques et morales. La guerre devient ainsi un processus technique. ll s' agit alors de « degager » un territoire, de « travailler » un prisonnier, de « neutraliser » une cible, de proceder a un « nettoyage ».

La violence acquiert un caractere banalise, proche de la caricature : « avec un appui massif del' aviation et de l'artillerie, les marines americains ont ecrase une unite viet-cong pres de Saigon» (NBC, 5 juillet 1966). On fait aussi appel au langage sportif: «Nos avions devraient pouvoir encore ameliorer leur tir dans les jours a venir » (NBC, 10 septembre 1965); « Le score total a l'heure actuelle s'eleve a 695 corps ennemis denombres eta plusieurs centaines de prisonniers captures» (NBC, 2 fevrier 1966).

- La guerre est rationnelle. L'une des raisons de la distance prise par le public americain vis-a-vis de laguerre du Vietnam est la suivante: cette guerre d'usure, sans fronts ni objectifs bien definis, finit par paraitre irrationnelle. On ne sait jamais clairement si telle bataille ou telle operation est une victoire ou une defaite. On ne voit pas en quoi elle contribue a la realisation d'objectifs strategiques. Mais laguerre n'est jamais presentee sous cet angle dans les premieres annees. lei, le role du presentateur se revele particulierement important. Les reportages filmes en provenance du Vietnam sont precedes de fac;on significative d'un resume ecrit par celui-ci.

Ce resume permet d'inserer les evenements du jour dans le recit traditionnel des guerres americaines : on y trouve des « fronts », des « grandes victoires », une energie active et motivee. Le 25 aout 1965, par exemple, Walter Cronkite propose ce commentaire: « Aujourd'hu~ les avions de la force americaine ont inflige aux communistes vietnamiens leur defaite la plus cuisante de la guerre, en larguant des dizaines de milliers de tonnes de bombes sur des cibles du nord ... En (un seul) raid -le premier a avoir vise des cibles purement economiques- ils ont tache une tonne et demi de bombes, .. (..)Au sud, les mortiers viet-congs ont tire sur la grande base americaine de Bien Hoa, a 25 kilometres de Saigon, mais on n'a deplore que des blesses legers parmi les Americains. La Croix-Rouge internationale a Geneve a re~ aujourd'hui un appel pressant des Viet-congs, reclamant du materiel medical et chirurgica4 prouvant que nos raids aeriens et la progression de notre infanterie ont fait beaucoup de victimes chez les rouges».

Ces resumes s'appuient sur les briefings quotidiens destines a la presse Oes reporters les appellent « les folies de cinq heures »). Les annonces de victoires presentees a Saigon lors de ces conferences sont, la plupart du temps, prises pour argent comptant. Ainsi, de toutes les batailles ou operations de 1' epoque pre-Tet, 62 % sont presentees comme des victoires pour les Etats­Unis et les Vietnamiens du Sud, 28 % comme des succes pour 1' autre camp et seulement 2 % comme incertaines. De plus, on suppose generalement que les Etats-Unis et leurs allies gardent !'initiative ; il en est ainsi dans 58 % des reportages televises sur les engagements militaires.

L'« ennemi » n'est presente comme I' auteur de !'initiative que dans 30% des cas. Si I' on en croit certaines estimations, la realite est tres differente : les analystes du Ministere de la Defense estiment en 1967 que« le Viet-cong et l'armee nord-vietnamienne ont pris !'initiative de l'attaque dans plus de 90 % des combats armes, dans lesquels une compagnie entiere est impliquee4 ».

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L'impression que les Americains prennent !'initiative est neanmoins renforcee par l'accent rnis sur la puissance de feu et sur la maitrise technologique americaines. n semble done difficile, a cette epoque, pour le telespectateur moyen de s'imaginer que les armes americaines puissent ne pas l'emporter.

La nouvelle image de Ia guerre au Vietnam

Apres !'offensive du Tet (1968-1973)

Entre 1968 et 1969, les Etats-Unis se decouvrent profondement divises a propos de la guerre. Cette division se retrouve a tous les niveaux : au sein des elites politiques des deux partis, a l'interieur du gouvemement, au ca:ur du grand public, et sur le champ de bataille: chez les soldats qui sont les principaux acteurs de ce drame televise. La television n' est pas responsable d'un tel changement: l'image positive donnee de la guerre dans les premieres annees va s'y maintenir bien apres cette evolution. Mais la television finit par suivre le mouvement. Une image tres differente de la guerre est alors offerte.

Pourtant, et meme dans les dernieres annees, la television ne s' oppose jamais franchement a la guerre. Les joumalistes n' adoptent que rarement une position ouvertement critique. La plupart du temps, la guerre est traitee en rapport etroit avec les objectifs americains : en d' autres termes, une histoire « finit bien » quand 1' objectif est atteint ; dans le cas contraire, elle « finit mal». Et les Americains, et dans une moindre mesure les Sud-Vietnamiens, sont toujours « du bon cote », meme s'ils se revelent maintenant faillibles et moins heroiques que les congeneres de la mythologie pre-Tet.

Un reportage de 1970 sur le programme de pacification illustre cette situation:« L'objectif, explique le correspondant, est d' occuper un territoire precedemment controle par les communistes, un territoire d' ou les indigenes ont ete chassis; de le leur rendre, de les azder a se reloger et d'assurer leur securite » (NBC, 4 aout 1970).

Comment ces indigenes ont-ils ete chasses de chez eux? Sans doute a la suite d'une operation militaire americaine, puisqu'il s'agissait d'un territoire controle par les communistes; mais le correspondant n'en dit mot. Les joumalistes restent encore profondement convaincus que les Americains a:uvrent pour la bonne cause, et ils mettent encore volontiers 1' accent sur les aspects positifs des actions americaines. n n' empeche que 1' on assiste ici a un changement spectaculaire. Passons en revue, les unes apres les autres, les caracteristiques de l'image que la television donne maintenant de la guerre.

- Laguerre est un effort national. Avant le Tet, le Vietnam est presente comme «notre» guerre. Apres le Tet, lorsque la guerre devient 1' objet de debats politiques, on parle simplement

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de « la » guerre : la premiere personne du pluriel n' est desormais utilisee que par les correspon­dants sur place qui, eux, s'identifient encore intimement aux troupes qu'ils accompagnent sur le champ de bataille.

- La guerre est une tradition americaine. Apres le Tet, la Deuxieme Guerre mondiale n' est plus que tres rarement mentionnee dans les reportages televises. Le Vietnam est desormais coupe de cette reference legitimante a la tradition. (Peut-etre est-ce en fait, cette tradition elle-meme que l'on veut proteger du Vietnam).

- Laguerre est virile. lei, c'est la reference a des victimes qui revele le changement. Apres le Tet, on ne celebre plus le desir d' en « decoudre ». On insiste de plus en plus sur le cout de la guerre en termes de vies americaines perdues. On cesse de les noyer dans des statistiques, ou de les traiter comme les preuves d'une virilite guerriere. Tous les jeudis, le Bureau des Affaires Publiques de Saigon publie le chiffre des victimes de la semaine. Et tous les jeudis, des annees durant, les chaines de television illustrent ces chiffres a 1' aide de petits drapeaux americains, sud-vietnamiens ou nord-vietnamiens. Pourtant, dans les dernieres annees de la guerre, elles attenuent la froideur de ces chiffres en utilisant parfois, a la place des drapeaux, des photos de soldats blesses. Et parfois aussi, apparaissent des commentaires comme celui de David Brinkley, le 26 juin 1969 : « Aujourd' hu~ a Saigon, ils ont pub lie le nombre des victimes de la semaine, et bien que ce nombre ait ete presente sous forme de chi/Ires, chacun d' entre eux representait un homme, la plupart du temps tres jeune, avec des espoirs qu' il ne rea lis era jamais, avec une famille et des amis qui ne le reverront pas. Voici quand meme ces chi/Ires ... »

Dans les reportages realises sur le champ de bataille, on s'efforce egalement d'humaniser les couts de laguerre. Dans la periode pre-Tet, les victimes n'avaient presque jamais de nom- ni de famille, ni d' ami, ni d' enfance, et c' est un des elements qui confere a la « guerre du living-room» de cette epoque une image si pale quand on la compare avec d'autres comptes rendus. Ceci s' explique en partie, par le soin pris par la television de ne pas identifier les victimes americaines de maniere explicite afin d' eviter que des familles que nul n' a encore officiellement averties, n'apprennent le sort de leurs proches par le journal televise du soir. Mais, lorsque la conscience politique se modifie, les reporters trouvent le moyen de resoudre ce probleme. Un reportage se termine ainsi sur les images d'un groupe de soldats penches sur les corps de trois amis (CBS). Aucun corps n'est montre. Aucun nom n'est cite. Ce moment de recueillement est pourtant bien plus poignant que bon nombre d'images a sensation. n est important d' ajouter ici que dans les demieres annees, on insiste plus sur les pertes americaines que sur les pertes vietnamiennes.

- L'important, c'est de gagner. Alors que Lyndon Johnson prepare son discours sur la guerre du 31 mars 1968, des conseillers le persuadent d'en changer le debut et de dire «je veux vous parler de la paix au Vietnam», au lieu de «je veux vous parler de laguerre au Vietnam». Des lors, le message que les Americains entendent devient (pour citer un telegramme envoye en 1968 par NBC News a ses correspondants sur place) : « Nous allons bientot quitter le Vietnafi5 ». Richard Nixon entre ala Maison Blanche en promettant de mettre fin ala guerre, et bien qu'il promette « la paix dans l'honneur », il n'est plus publiquement question de victoire militaire.

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En depit des clivages provoques par 1' offensive du Tet, une sorte de nouveau consensus national se forme : tout le monde s' accorde a dire que le pays veut se desengager du Vietnam. Des statistiques interessantes corroborent cette constatation. Examinons les declarations faites a la television dans la periode post-Tet et emanant pour la plupart de representants du gouveme­ment ou de membres du Congres. Une analyse de contenu montre qu'a peu pres 42 % des declarations portent sur Ia question de savoir si Ia politique gouvemementale va reussir a mettre fin a Ia guerre. 23 % de ces declarations portent sur des themes apparentes, incluant les couts de Ia guerre pour les Etats-Unis et le besoin de proteger les troupes americaines et de recuperer les prisonniers de guerre. Moins de 6 % reprennent les themes familiers de la peri ode pre-Tet comme, par exemple, 1' arret de 1' offensive communiste, Ia sauvegarde de Ia democratie, etc ...

Cela a un impact profond sur le moral des troupes americaines. Les combats continuent alors meme que le retrait des troupes a commence, que des pourparlers de paix (peu concluants) se deroulent a Paris et que, de plus en plus, les troupes americaines se montrent reticentes a risquer leur vie, allant jusqu'a s'y refuser des lors que leur pays semble se desengager. Le signe le plus evident de ce malaise : 1' augmentation du nombre d' agressions commises par des soldats sur des officiers consideres comme trop enclins a risquer la vie de leurs hommes. Le nombre d'incidents passe ainsi de 126 en 1969 a 333 en 1971, alors meme que les effectifs ont diminue.

Les soldats sont les acteurs principaux du recit presente par Ia television. Tan dis que leur moral decline, le ton des reportages televises change aussi. Les premiers reportages fourmillaient de soldats exprimant leur desir de se battre et de gagner. lis sont remplaces par des reportages comme celui que diffuse ABC en 1972 : un officier y persuade des troupes reticentes a accomplir une mission en avanc,;ant qu'il ne s'agit pas d'une operation offensive. Le correspondant conclut en ces termes : «En tout cas, une chose semble sure : le soldat americain moyen ne veut plus jouer aucun role dans cette guerre, meme dans une position defensive» (ABC, 28 mai 1970).

- La guerre est rationnelle. Finalement, l'image d'une machine de guerre americaine efficace et inexorablement vouee a Ia victoire est supplantee dans une large mesure par celle d'une entreprise absurde et repetitive. Le pourcentage des combats que les reportages televises presentent comme des victoires passe de 62 % avant le Tet a 44 % apres. Les combats inefficaces et les « matchs nuls » passent de 2 % a 24 %. Dans la periode post-Tet, le recit typique du combat au sol se reduit a un rapport prosaique sur les activites de la joumee, sans aucune conclusion quant a leur signification strategique. En guise de conclusion, on trouve des enonces comme celui-ci : « les Forces speciales et l' ennemi ont combattu sans aucun resultat. Et il ne reste plus qu'a soigner les blesses et qu'a se preparer pour un autre jour de combat» (CBS, 1er octobre 1968).

La guerre en tant que celebration patriotique et triomphe technologique: Ia guerre du Golfe persique de 1991

Apres la guerre du Golfe, presque tous les grands quotidiens americains et les joumaux televises declarent que la victoire dans le Golfe persique a« exorcise les /antomes du Vietnam».

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Une chose est certaine: I' image de laguerre donnee par la television pendant le conflit du Golfe ressemble tres fort a l'image qui dominait au debut de laguerre du Vietnam. TI est done utile de passer en revue une fois de plus les composantes de cette image.

- La guerre est un effort national. La guerre du Golfe, comme celle du Vietnam a ses debuts, devient a nouveau « notre guerre » pour les joumalistes americains.

- Laguerre est une tradition americaine. On retrouve dans les reportages sur laguerre du Golfe des references a la Deuxieme Guerre mondiale. De plus, la couverture mediatique de la guerre du Golfe insiste beaucoup plus sur des themes patriotiques que la couverture mediatique du Vietnam ne 1' avait fait, meme a ses tous debuts. On assiste a une multiplication des reportages sur le soutien que la population americaine accorde a la guerre, reportages generale­ment commentes sur le ton respectueux que la television reserve a ces evenements consensuels qu'elle place au-dessus des querelles politiques.

A I' occasion du «President's Day», par exemple, NBC (18 fevrier 1991) cloture son journal du soir par un reportage sur le soutien du public a la guerre, et le diffuse depuis le Mont Rushmore, haut-lieu de la memoire americaine (les portraits de quatre presidents americains sont graves dans le flanc de la montagne) : « Les sondages continuent de montrer que le public soutient massivement les plans et la politique de guerre du President Bush », dit le presentateur Tom Brokaw, en introduction : « Ce soir, Jim Cummins, de NBC, se trouve dans un lieu sacre pour les Americains ». Et le correspondant de commencer son intervention sur des images du Mont Rushmore et d'un drapeau americain en train d'etre hisse : « Qu'y a-t-il de plus americain que le Mont Rushmore? Peut-etre le courage de ces gens qui son! venus jusqu'ici en voiture malgre !rente centimetres de neige ». La suite du reportage est consacree a !'interview de deux touristes manifestant leur soutien a la guerre. TI se termine par un zoom lent sur le Mont tandis qu'une femme declare: « Il s'agit de la liberte du peuple americain et de celle du monde. Cette liberte merite qu'on se batte pour elle. Nos ancetres l'ont fait pour nous ». Apparait alors le logo utilise par NBC tout le long de la guerre : un chasseur bombardier en surimpression sur le drapeau americain accompagne des mots « L'Amerique en guerre ».

Dans les reportages sur la guerre du Vietnam, ces declarations cocardieres ne jouaient pas un role significatif. n est probable que leur apparition correspond a une plus grande conscience de !'importance du patriotisme dans 1' Amerique de 1' a pres-Vietnam. Elle reflete la force une opinion repandue. Le pays a perdu au Vietnam parce qu'il n'avait pas la « volonte »de gagner. Mais peut-etre est-elle aussi le reflet de changements au sein des chaines televisees. L'industrie de la television americaine est beaucoup plus concurrentielle qu' elle ne 1' etait aux premiers jours de la guerre du Vietnam. Les redactions des joumaux televises sont sans cesse a 1' afffrt des taux d' ecoute. D' ou une propension a donner aux publics ce qu'ils sont censes vouloir et a jouer sur la sentimentalite populaire6

• Enfin, I' aspect economique de la publicite a pu egalement jouer un role dans le patriotisme intense manifeste par la television pendant la guerre du Golfe. En depit d'un taux d'audience beaucoup plus eleve durant laguerre, les publicitaires hesitent a acheter du temps d' antenne, de crainte que les reportages sur la guerre ne constituent un environnement

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nefaste pour leurs produits. On raconte alors, a propos de la direction de CBS, qu' elle aurait offert « d' in serer les publicites a pres des sequences produites specialement, et consacrees a des images ou des messages optimistes sur la guerre. Ce seraient par exemple des declarations patriotiques recueillies aux Etats-Unisl ».

- La guerre est virile. Le mouvement feministe a atteint son apogee entre la guerre du Vietnam et la guerre du Golfe, provoquant des changements culturels considerables et rendant moins evidents les privileges masculins associes a la guerre. Ainsi, trouve-t-on beaucoup de femmes dans les rangs americains, lors de la guerre du Golfe. Par ailleurs, tres peu d' Americains ont ete tues dans le Golfe ou meme confrontes a un ennemi capable de contre-attaquer. Peut-etre alors n'est-il pas surprenant de constater que le machisme et la brutalite des premieres images que la television donnait de la guerre du Vietnam aient ete moins prononces dans le conilit du Golfe. Les heros masculins du Golfe sont nettement moins eloignes de la vie de famille que ceux du Vietnam. Ce sont des « guerriers du dimanche » plutot que des « hommes de la frontiere ».

On voit, par exemple, en couverture du magazine People, le General Schwartzkopf poser avec sa femme sous le titre «Cherie, je suis de retour». Notons aussi qu'il y a beaucoup plus de reportages sur les familles des soldats en guerre pendant la guerre du Golfe que pendant la guerre du Vietnam. Pourtant, la vieille image de la guerre comme aventure masculine reste presente. Elle est particulierement associee au savoir-faire technique et au professionnalisme. Ceci explique le retour des themes de !'importance de la victoire et de la rationalite de la guerre.

- L'important, c'est de gagner. Dans laguerre du Golfe, ce qui compte une fois de plus, c'est de gagner. C'est ce qu'illustre le langage technique adopte pour les reportages. Le privilege donne a ce langage peut s' expliquer de trois fa~ons.

Tout d'abord, il est lie aux soldats. Dans une guerre modeme, ceux-ci doivent etre des experts en technologic ; ils en viennent a penser et a s' exprimer en termes techniques. Par exemple, l'artilleur d'un Cuirasse declare a un correspondant de CBS: « C'est sur que le 16 pouces est un type d' arme ideal pour contrer la puissance de /eu de l' ennemi ... Nous pre/irons tirer sur leur artillerie, leurs structures. Il ne /aut pas gaspiller le 16 pouces en tirant sur les gens- ~a, on peut le faire avec n'importe quai!» (CBS, 9 fevrier 1991). Rien d'etonnant a ce que le correspondant s'abstienne de mettre en cause !'attitude morale que cette declaration suggere. Aucun joumaliste ne veut se montrer irrespectueux vis-a-vis du soldat americain ordinaire. Plus encore que tout autre aspect de la guerre, ce soldat appartient desormais au domaine du sacre.

Ensuite, il faut parler des experts dont le langage ressemble a peu pres a ceci : « Nous utiliserons les avions aussi longtemps que nous serons convaincus que nous pouvons encore trouver et abattre de bonnes cibles, puis nous engagerons les forces terrestres. Nous allons attendre ... : la force aerienne /era inevitablement des victimes et nous pourrons ainsi miner et pour ainsi dire de/aire la cohesion des forces irakiennes »(ABC, 6 fevrier 1991)8• Le langage du stratege militaire est un langage technique abstrait generalement depourvu de tout sens de violence : ce sont les cibles qui sont « touchees », pas des gens qui sont tues9•

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Les experts font leur apparition dans les reportages sur le Golfe sous deux aspects : attaches de presse de 1' armee, analystes militaires - en general d' anciens membres du personnel militaire ou du Ministere de la Defense - engages par les chaines de television comme commentateurs. Ces experts jouent un role beaucoup plus important dans la couverture mediatique de la guerre du Golfe que dans celle du Vietnam (Hallin, 1991)10

• Ceci vient principalement des restrictions imposees ici aux journalistes. L' armee controle leurs mouvements de beaucoup plus pres qu' au Vietnam, limitant leurs contacts avec les soldats sur le champ de bataille. Elle les rend ainsi dependants des officiers de !'information et des experts capables de commenter les communi­ques officiels. Imaginons meme que 1' armee n' ait pas controle les journalistes d' aussi pres, la rapidite de la guerre n'aurait pas donne aux journalistes le temps d'organiser leurs propres sources sur le terrain. n faut ajouter que les journaux televises americains s'interessent aujourd'hui, bien plus que dans le passe, a !'analyse des evenements au jour le jour.

Cela dit, les experts parlent generalement des forces armees americaines a la premiere personne. Ceci vaut aussi pour ceux que les chaines de television ont engages et qui, en theorie, se presentent comme des journalistes et non comme les porte-parole du gouvernement.

Enfin, les journalistes eux-memes adoptent dans une large mesure le langage technique des experts. Ainsi, le presentateur de NBC, Tom Brokaw, commence-t-ille journal televise par ces mots : « Bonsoir ! Nous avons vecu l' attaque la plus concentree des forces alliees depuis le debut de la guerre. Pendant trois heures, les forces aeriennes et navales, et l' artillerie ant pilonne les troupes et les forces blindees iraquiennes au Sud Koweit. Nous etions en pleine action. Il s'agissait aussi d'un test des difficultes que rencontre une attaque totale impliquant tant de forces venant de tant de nations differentes » (NBC, 12 fevrier 1991).

Comme le suggere cet exemple, on parle relativement peu des victimes dans les reportages sur le Golfe. En general, la guerre du Golfe est presentee comme une guerre extremement « propre ». Ce sont des cibles que l'on touche, pas des gens que l'on tue. Pour comprendre ceci1 il est important de considerer certains facteurs techniques. La guerre du Golfe est une guerre unilaterale menee principalement par la force aerienne et 1' artillerie. Les journalistes n' ont acces ni au « champ de bataille », ni aux endroits ou les gens meurent. Ce qui appelle un rapproche­ment avec la couverture mediatique de la guerre aerienne au Vietnam que les journalistes americains ont menee principalement de deux fa\;ons ; en interviewant des pilotes et en montrant des films tournes a partir de bombardiers et fournis par le Ministere de la Defense. N' oublions pourtant pas que dans le cas du Vietnam, quand les attitudes politiques changent, les journalistes trouvent d' autres fa\;Ons de presenter ce qui avait ete passe SOUS silence.

La penurie de reportages sur les victimes dans la guerre du Golfe reflete alors deux faits. Premierement, une anomalie : les journalistes n' etaient pas la pour voir les victimes ; deuxieme­ment, le retour a une definition technique de la guerre. C' est une tache a accomplir sans sentiments et sans scrupules moraux ou politiques.

- La guerre est rationnelle. La guerre du Golfe a ete indiscutablement couronnee de succes, si, du mains, on la definit comme la television americaine : une competition entre deux

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« equipes » et non une guerre visant a fa~onner 1' avenir politique. Le genre de rationalite dont il est ici question est une rationalite technique. C'est la rationalite interne d'un jeu (deplacez bien vos pions, et vous gagnerez), pas une rationalite au sens fort. De toute evidence, c'est «notre camp » qui a gagne. Ceci est indispensable pour com prendre le retour a une image positive de la guerre.

Si laguerre du Golfe s'etait eternisee, l'image des dernieres annees de laguerre du Vietnam, image que la culture populaire a partout diffusee, aurait pu s'imposer comme reference. Mais, pour autant qu'on ait pu en juger sur nos ecrans de television, les missiles Patriot et les bombes « intelligentes » touchaient leurs cibles. Les plans militaires que les experts montraient sur les tableaux electroniques se revelaient efficaces et les troupes rentraient triomphalement au pays. La tele-guerre du Golfe paraissait done rationnelle, ce qui n' etait pas le cas de la guerre du Vietnam dans ses dernieres annees.

Reste un point a souligner : la preponderance de la technologie dans le choix des images diffusees sur la guerre du Golfe. Les principaux acteurs de la premiere « guerre cathodique » etaient des soldats. Par contre, les principaux acteurs de la seconde sont des experts et des armes. A nouveau, on ne doit pas oublier que les joumalistes ont eu relativement peu de contact avec les soldats et que ces derniers ont eu relativement peu de combats directs avec 1' ennemi. Les images dominantes des reportages sur le Golfe sont alors celles d'une technologie triom­phante. Par exemple : les Patriots fendent le del etoile pour toucher des Scuds; les missiles de croisiere decrivent un arc gracieux vers leurs cibles ; les chasseurs a reaction atterrissent au lever et au coucher du soleil, tandis que des soldats font signe que tout va bien ; enfin, bien plus significatives, les images de la bombe « intelligente ». Toutes ces images sont ideales pour la television : prisees par les realisateurs video, elles exercent aussi une profonde seduction culturelle.

TI est bien entendu difficile de dire ce que sera l'impact a long terme de laguerre du Golfe telle qu' elle a ete vecue par le public a travers la television. n est possible que sa rapidite et son cou.t peu eleve pour les Etats-Unis limitent la portee de cet impact. En effet, elle est plus proche de ce que fut la guerre des Malouines pour la Grande-Bretagne que de la Deuxieme Guerre mondiale ou du Vietnam. Pour !'instant, contentons-nous d'une sorte de synthese des « le~ons » du Vietnam et de la guerre du Golfe: pour qu'une guerre ait bonne presse, pour qu'elle represente une experience nationale « positive », il faut 1' accompagner d' effusions patriotiques ; il faut aussi qu' elle soit menee par des machines, et pas par des hommes.

Dan HALLIN

NOTES

1. La partie qui traite de la couverture mediatique de la guerre du Vietnam condense un point de vue developpe plus en detail dans Laguerre non censuree: les Medias et le Vietnam, New York, Oxford Univ. Press, 1986, et Berkeley University of California Press, 1989. Les statistiques viennent d'une analyse des contenus de 779 emissions

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televisees, choisies au hasard parmi celles diffusees par les trois chaines entre aout 1965 et janvier 1973. Par ailleurs, la methodologie de l'etude est bien evidemment plus detaillee dans cet ouvrage. Mon analyse de la couverture mediatique de la guerre du Golfe anticipe sur une etude en cours.

2. Cette expression vient de Michael Arlen, Living-room War, New York, Penguin, 1982.

3. L' armee mena~;a egalement de limiter la liberte de la television si elle montrait des images jugees trop sanglantes des victimes americaines. Voir Francis Faulkner, Bao Chi: The American News Media in Vietnam, 1960-1975, These de doctorat non publiee, Universite de Massachussetts, 1981, p. 236; et William M. Hamond, Public Affairs: The military and the Media, 1962-1968, Washington, Center of Military History, United States Army, 1988, pp. 237-238.

4. Cf. Guenther Lewey, American in Vietnam, New York, Oxford University Press, 1978, pp. 82-83.

5. Cf. Edward Jay Epstein, News From Nowhere, New York, Vintage, 1973, pp. 17-18.

6. J'ai developpe ce theme et son lien avec le patriotisme dans« We Keep America on Top of the World», in Todd Gitlin, ed., Watching Television, New York, Pantheon, 1986.

7. Cf. Bill Carter,« Few Sponsors for TV War News», The New York Times, 7 fevrier 1991, p. 17.

8. L'analyste est Tomy Cordesman, ancien analyste du Ministere de la Defense et conseiller d'un memhre conserva­teur du Congres.

9. Pour un echange de points de vue passionnant sur le rapport entre l'ideologie du sexe et de la culture des strategies militaires, voir Carol Cohn,« Sex and Death in the Rational World of Defense intellectuals», Signs: A Journal of Women in Culture and Society, vol. 12, no 4, pp. 685-718.

10. On utilise aussi beaucoup plus souvent les experts, par exemple dans les reportages sur les elections, et la aussi, ils ont tendance a parler en termes techniques plutot qu'en termes politiques ou autres. Cf. Daniel Hallin, «Shound Bite News: Television Coverage of Elections, 1968-1988 », Washington, D.C., Woodrow Wilson International Center for Scholars, 1991.

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