GILBERT ISSARD PAROLE ÉTHIQUE ET ÉTHIQUE DE LA...
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GILBERT ISSARD
PAROLE ÉTHIQUE ET ÉTHIQUE DE LA PAROLE
Traduction et commentaire de l’introduction de
ISRAËL MÉÏR KAGAN DIT HAFETZ HAYIM
LE DÉSIR DE VIE
Avant propos.................................................................................5
Présentation de l’ouvrage...........................................................12
I. Remarques méthodologiques .................................................. 12
II. Objectifs du texte .................................................................... 14
III. Contexte historique ............................................................... 16
IV. Démarche et logique de l’argumentation ............................ 26
Traduction et Commentaire...................................................... 36
I. Chapitre 1 : Principes, finalités et modalités de la relation à Dieu............................................................................................... 36
1) Système de référence de l’auteur ............................................ 40
a) Les fondements du lien à la transcendance ....................... 40
b) La bénédiction comme affirmation des fondements de l’humain .................................................................................... 42
c) La sainteté comme modalité du lien à la transcendance ..... 48
d) Le propos sur autrui comme domaine possible de sainteté . 53
2) Une pensée de l’histoire .......................................................... 55
a) Dieu a besoin de l’homme pour achever la création .......... 55
b) La progressive déréliction du peuple juif depuis David ..... 57
c) Rédemption et respect de la halakha ................................. 59
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3) Le rapport à Dieu .................................................................... 63
a) La foi juive comme confiance ............................................. 63
b) La différence avec la foi chrétienne .................................... 64
II. Chapitre 2 : Médisance et histoire juive................................66
1) L’histoire comme forme d’exégèse biblique .......................... 69
2) La fonction de l’histoire .......................................................... 71
3) Médisance et pardon divin ...................................................... 74
III. Chapitre 3 - La médisance comme frein au progrès...........78
1) Médisance et progrès futur ..................................................... 82
a) La mémoire de la médisance .............................................. 83
b) La médisance comme entrave au progrès ........................... 85
2) L’extension de la responsabilité ............................................ 87
a) Responsabilité individuelle ................................................. 88
b) Responsabilité d’une génération à l’autre .......................... 92
c) Croyance en une liberté individuelle et un destin collectif .. 95
3) La médisance altère le rapport à Dieu ................................... 99
a) La médisance éloigne la protection divine ......................... 99
b) La médisance comme négation du divin ........................... 102
IV. Chapitre 4 - Médisance et fonctionnement de l’univers... 104
1) La médisance comme processus ........................................... 110
2) Cabale et structure du monde .............................................. 113
3) La communication entre les mondes ................................... 117
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V. Chapitre 5 - Réfutation d’une objection éventuelle............ 120
1) Raisons de la légèreté constatée en matière de médisance .. 127
2) Réfutation de l’objection ....................................................... 128
VI. Chapitre 6 - Médisance et interdits de la loi juive.............131
1) De l’obligation de ne pas médire .......................................... 140
2) La médisance concerne tout le monde ................................. 143
3) Médisance vaut meurtre ....................................................... 147
Conclusion.................................................................................153
Annexe I - Rabbi Israël Méïr Kagan et son œuvre.................157
1) Biographie succincte ............................................................. 157
2) Oeuvre .................................................................................... 161
Annexe II : Glossaire................................................................164
annexe III : Bibliographie........................................................177
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AVANT PROPOS
Le texte qui nous intéresse ici, relève
indiscutablement de l’éthique au vu des questions
qu’il aborde : essentiellement l’importance qu’il y a
à ne pas médire, calomnier ou propager des ragots,
c’est à dire la justification de tels interdits et la
régulation de la parole. Au-delà de l’extrait donné
ici en traduction, l’ouvrage définit les différentes
formes que peut prendre la médisance. Il s’attache
essentiellement à fournir des règles permettant à
tout un chacun de décider s’il y a médisance ou
pas, et par là, de l’éviter.
Classer un tel texte dans les textes moraux semble
assez naturel or le texte lui-même dans sa logique
et son articulation se veut d’abord et avant tout
religieux. Il entend s’inscrire dans une tradition – le
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judaïsme. Cela signifie concrètement qu’il a des
visées autant pratiques, théologiques
qu’eschatologiques. S’il pose la question du Bien,
c’est toujours en rapport avec la conception juive
de Dieu, la place assignée au peuple juif dans le
judaïsme et l’achèvement de l’histoire avec
l’avènement des temps messianiques. Le point de
vue qui nous intéresse n’est donc pas strictement
celui de l’auteur. Alors que celui-ci se pose la
question de la médisance comme frein à
l’accomplissement du peuple juif et par conséquent
à son bonheur, il s’agit de généraliser la réflexion
proposée par Israël Méïr Kagan en l’étendant, au-
delà du contexte strictement juif, à toute forme de
relation sociale et interpersonnelle, de la libérer de
son contexte religieux en mettant à jour sa logique
sous-jacente dans sa force et son originalité. Une
telle démarche ne va pas de soi. Israël Méïr Kagan
considère que les impératifs de régulation de la
- 6 -
parole sont fondés sur la Tora et partant, ne
concernent que les juifs. Une lecture éthique étend
le périmètre d’application des lois en question à
l’ensemble de l’humanité. Que l’on soit juif ou pas,
la parole est au cœur de la définition de l’humain et
de son rapport à autrui. De même, la question du
bonheur et du bien est universelle. Si les objectifs
d’Israël Méïr Kagan peuvent être repris dans une
démarche philosophique, en est-il de même pour la
démarche qu’il adopte ?
Certes, lier bonheur et moralité n’est pas nouveau.
Cette question parcourt la philosophie morale
depuis ses origines. Ce n’est pas notre sujet. Savoir
si le Bien et le Bon sont identiques ne nous
préoccupe pas ici. Ou plutôt, nous adoptons
l’hypothèse de Israël Méïr Kagan qui lie
intrinsèquement les deux notions. Il sera malgré
tout nécessaire de voir comment le Bien, peut être
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entendu comme condition du bonheur de tous les
membres d’un groupe humain ou d’une société. La
loi morale est ici impérative. Elle est une condition
nécessaire mais pas suffisante du bonheur. Elle le
rend possible mais pas certain, ni garanti.
La question qui nous occupe devient dès lors :
comment améliorer la situation d’une personne
faisant partie d’un groupe humain donné ? Existe-
t-il une démarche qui permettrait, sinon de lui
assurer bonheur et félicité, tout au moins lui
donnerait les moyens de s’épanouir et de
progresser et n’entraverait pas sa recherche du
bonheur ? Cette dernière question n’est pas
davantage d’une grande originalité. Elle fonde
toute la philosophie politique et sociale. En
revanche, centrer la question du bonheur d’une
société sur celle de son usage de la parole a de quoi
surprendre. S’il est indubitablement pénible d’être
- 8 -
victime de médisance, l’enjeu est-il le bonheur de
tous ? La médisance constitue t-elle la clé de
l’Ethique, ou tout au moins le point d’entrée ?
Après tout, le langage est par définition ce qui
constitue le lien entre les hommes. Il ne s’agit pas
d’un véhicule, ou instrument neutre, qui ne ferait
que transmettre et exprimer des idées ou des
émotions. Les travaux de la linguistique sur la
structure du langage et son influence sur la pensée
humaine ont montré à quel point, l’homme est
façonné par son langage autant qu’il le façonne. De
plus, il est clair aujourd’hui que le langage est un
instrument qui permet d’agir et non pas seulement
de véhiculer. La propagande politique, telle que les
régimes totalitaires du XXème siècle l’ont utilisée,
repose sur cette compréhension. Le nazisme, mais
aussi le stalinisme, ont montré à quel point l’usage
du langage est intimement lié au niveau moral
d’une nation.
- 9 -
Ce lien entre morale et usage ou mésusage du
langage devra être montré, explicité. Le texte de
Israël Méïr Kagan mérite d’être analysé sous cet
angle car il fournit des pistes. La thèse qu’il
soutient place la parole au centre de l’Ethique. Si tel
est le cas, cela signifierait que le lien entre les
individus est constitutif et garant de l’Ethique, de
sa réalité au sein d’une société humaine. L’éthique
relèverait alors davantage de l’ordre de la structure
du lien humain que de son contenu. Ne faut il pas
aller un pas plus loin, et s’interroger sur le lien
entre la forme du discours et son contenu éthique ?
Dans quelle mesure, la forme est elle constitutive
d’un contenu ?
Avant de pouvoir aborder ces questions et tenter
d’y répondre, il faut lire le texte et en éclaircir les a
priori et hypothèses, c’est à dire mettre en lumière
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son caractère universel au delà d’une lettre
particulièrement particulariste et communautaire.
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PRÉSENTATION DE L’OUVRAGE
I. Remarques méthodologiques
L’ensemble des remarques et développements qui
suivent adopte volontairement le point de vue de
l’auteur. Il s’agit d’expliquer sa pensée, de la
suivre, la décrire et l’observer dans son
déploiement pour ce qu’elle est, en se gardant,
autant que faire se peut, de tout jugement religieux.
Il ne s’agit ni de critiquer le judaïsme de Israël Méïr
Kagan ni de faire son apologie, mais de
comprendre et mettre en lumière une approche
intellectuelle de l’Ethique. Pour cela, le texte
constitue le point de départ, l’élément tangible et
concret sur lequel s’appuyer. Ce n’est que par une
lecture très proche du texte, et d’abord linéaire,
qu’il devient possible de dégager les éléments
- 12 -
constitutifs qui seront ensuite ré agencés en une
nouvelle perspective, moins religieuse et plus
philosophique.
Le découpage du texte – et des intertitres - n’est pas
celui du texte original, mais réalisé ici pour mettre
à la suite le texte traduit et l’explication qui s’y
rapporte. L’auteur a distingué l’avant propos de
l’introduction. La traduction proposée ici couvre
l’intégralité de l’avant propos et le début de
l’introduction. L’intégralité de l’introduction n’a
pas été traduite car, au-delà des premières pages,
l’auteur rentre dans le vif de son propos qui est
d’exposer les grandes lignes des lois sur la
médisance selon la logique rabbinique juive. Le
texte devient alors extrêmement technique et légal,
et sort du cadre des présentes réflexions, qui
entendent s’inscrire dans une perspective
philosophique et non pas juridique.
- 13 -
II.Objectifs du texte
L’avant-propos et l’introduction ont pour fonction
de montrer la pertinence du reste de l’ouvrage au
regard de l’ensemble de la pensée juive et sa
tradition méthodologique. Leur objectif est de les
légitimer auprès de l’élite juive de l’époque – les
rabbins, étudiants de Yeshiva1 et les juifs cultivés
ayant une solide culture biblique et talmudique - et
au-delà, de l’ensemble de ses coreligionnaires.
Certes, il s’agit d’un travail légal, genre
extrêmement répandu chez les juifs. Il explique et
détaille certaines lois ; cet exercice a été et reste très
courant dans la littérature religieuse juive.
L’abondance de ce genre d’ouvrage, depuis les
débuts du judaïsme jusqu’à nos jours, prouve leur
succès et leur place centrale. Malgré tout,
l’évocation de la loi juive ne fait pas
1 Institution consacrée à l’étude la Tora et principalement à l’étude intensive et approfondie du Talmud.
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immédiatement penser aux lois sur la médisance.
Les interdits alimentaires, le respect du shabbat
viennent plus spontanément à l’esprit que la
question du bon ou du mauvais usage de la parole.
Quelques détracteurs parmi ses contemporains,
considéraient que la médisance ne relevait pas du
domaine de la halakha2 mais davantage de la
bienséance et de l’homélie, la agadda3. Ce sujet
méritait il qu’un livre entier lui soit consacré ?
L’introduction veut le montrer. Pour Israël Méïr
Kagan, la médisance est au cœur du judaïsme, son
histoire, ses espérances et ses principes. Le sujet est
incontournable et donne la clé de l’avenir du
peuple juif. Si les enjeux sont ceux que dit l’auteur,
alors ce sujet doit impérativement être codifié et
2 Le terme Halakha désigne la loi juive mais signifie littéralement conduite ou démarche. Il est construit sur la même racine hébraïque que le verbe « aller »
3 On distingue traditionnellement deux genres dans les commentaires rabbiniques : le midrach halakha et le midrach Agadda. Le midrach halakha vise à codifier la loi juive alors que le midrach agadda exprime davantage la sagesse des rabbins et leurs conceptions.
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légiféré. Les conséquences seraient trop graves
pour ne pas établir clairement les obligations et
interdits en la matière.
III.Contexte historique
Il est difficile de connaître les motifs qui poussent
un auteur à développer un sujet. Souvent les
raisons sont multiples sans qu’il soit possible
d’établir avec certitude la prépondérance de tel ou
tel facteur. Il est néanmoins possible de discerner
ici deux motivations principales : la médisance
existant à l’époque de la publication de l’ouvrage
ainsi que son corollaire le laxisme moral, et par
ailleurs, le débat autour de l’avenir du peuple juif
et de l’attitude la plus appropriée au moment
historique. Dans les deux cas, il est nécessaire de
resituer les débats dans leur contexte de l’époque.
Le règne de Nicolas Ier (1825-1855) inaugura l’une
des périodes les plus noires dans l’histoire des juifs - 16 -
de Russie. En 1827, il ordonna la conscription
obligatoire des juifs pour 25 ans. S’il y avait pénurie
de jeunes gens, les enfants de 12 ans et parfois
moins étaient incorporés dans les bataillons comme
cantonistes (garçons de troupe). L’objectif était
d’abord et avant tout de les contraindre au
baptême. Leurs conditions de vie étant effroyables,
bon nombre y mouraient. Les familles juives
faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour
éviter la perte de leurs fils. Les responsables
communautaires étaient obligés par
l’administration tsariste de respecter des quotas de
conscrits et par conséquent de désigner ceux qui
étaient envoyés à l’armée. Or trop souvent, les fils
des milieux les plus aisés arrivaient à échapper à la
conscription en achetant leur exemption, au
détriment de ceux des classes les plus pauvres. Ces
tensions sociales permirent à des maîtres chanteurs
professionnels de prospérer en menaçant les
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communautés de révéler les irrégularités si leur
silence n’était pas acheté. L’affaire Jacob Brafman
constitue un autre exemple des dommages causés
par la médisance. A la fin des années 1860, un juif,
Jacob Brafman, apparut à Vilnius pour offrir ses
services comme informateur contre ses
coreligionnaires. Il voulait venger ainsi une
rancœur à l’égard des dirigeants de la communauté
de Minsk qui avaient tenté de l’envoyer à l’armée
comme cantoniste. Son « Livre de la Communauté
juive »4, rempli des habituels préjugés et clichés sur
les juifs et le judaïsme, fut envoyé à tous les
représentants de l’autorité tsariste afin de les
« éclairer » sur la façon de traiter avec les
communautés juives. Ce livre fut la cause indirecte
de la mort, au cours de pogromes, de nombreux
4 Sefer hakahal - La première édition date de 1869, la deuxième de 1871
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juifs, aucunement mêlés à la conscription de Jacob
Brafman5.
La médisance faisait également rage au sein des
communautés juives de la Russie tsariste de la fin
du XIXème siècle suite au conflit entre maskilim6 et
religieux. Un décret donna aux maskilim la
responsabilité d’organiser et administrer des écoles
dans lesquelles les matières ne seraient pas
exclusivement juives. Ce cursus culminait avec les
écoles rabbiniques de Vilnius et Zhitomir. Aucun
rabbin ne voulait y enseigner et les familles étaient
5 Simon Dubnow, « History of the jews in Russia and Poland » 6 Tenants de l’introduction de la démarche des lumières dans le judaïsme et
en particulier l’ouverture aux valeurs profanes ou Haskala. Alors que les juifs vivaient en ghetto jusque là, la Révolution Française ouvrit de nouvelles perspectives en les considérant comme des citoyens à part entière. Les juifs furent alors de plus en plus attirés par la culture laïque, ce d’autant plus que l’atténuation progressive des restrictions pesant sur leur participation à la vie économique, politique et culturelle incita beaucoup d’entre eux à jouer un rôle plus actif dans ces domaines. En parallèle, les maskilim prônaient la modernisation du rituel juif et remettaient en question l’organisation de l’enseignement jusqu’alors uniquement religieux. Les rabbins y virent, à juste titre, une remise en question de leur autorité et s’y opposèrent.
Le mouvement de la Haskala partit de l’Allemagne à la fin du 18ème et gagna la Russie vers le milieu du 19ème siècle.
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réticentes à y envoyer leurs enfants. En fait, le
gouvernement tsariste visait, par ce moyen, à
assimiler les populations juives et à briser l’autorité
et l’influence des rabbins. La libéralisation qui
suivit la mort de Nicolas I et la prise de conscience
que l’enseignement traditionnel ne suffisait pas à
assurer un avenir permit l’essor réel de la Haskala.
Le climat entre les traditionalistes et les maskilim
devint vite mauvais. La médisance s’installa entre
les deux groupes, sans qu’aucun des deux n’en tire
de réels bénéfices. Au bout du compte,
l’antisémitisme russe et les pogromes
n’épargnèrent personne7.
L’étude de la Tora (c’est-à-dire essentiellement du
Talmud) était considérée comme la valeur suprême
et le centre névralgique du judaïsme. Néanmoins,
ce rigorisme était traditionnellement lié à un idéal
7 Cf Simon Doubnov ; « Précis d’histoire juive » ; pp 263 - 265
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éthico religieux très fort. L’intellectualisme avait
progressivement prit le dessus, au point qu’il
devenait urgent de remettre fortement l’accent sur
les valeurs morales et leur enseignement. Le
judaïsme de l’époque se vidait progressivement de
sa substance au profit d’une pure virtuosité
talmudique, casuistique sans liens avec la réalité
quotidienne : le pilpoul8. Les élites intellectuelles
juives se détournaient progressivement des études
religieuses. Par ailleurs, le relâchement des mœurs
avait déjà amené Israël Salanter à fonder le
mouvement du Moussar (éthique) dans les années
1840. De nombreux textes de l’époque dénoncent le
8 Terme venant de pilpel, « poivre » ; il désigne une étude systématique des écrits talmudiques et rabbiniques visant à clarifier les textes particulièrement difficiles, engageant une discussion halakhique complexe. Le pilpoul se développa dans l’Europe de l’Est à partir du XVIème siècle dans les yechivot comme méthode servant à développer et aiguiser l’esprit logique des étudiants. Initialement loué comme une méthode permettant une approche herméneutique féconde des textes talmudiques et stimulant l’intellect, le pilpoul fut de plus en plus critiqué comme une casuistique juxtaposant des textes sans réel rapport entre eux afin de créer artificiellement des difficultés logiques sans raison d’être réelles, et de créer des liens de cause à effet qui n’existent pas.
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relâchement moral, même chez les étudiants et
érudits des Yeshivot. Les maskilim furent les plus
virulents dans leurs écrits, mais ils ne furent pas les
seuls. Rabbi Isaac Blazer (1837-1907), disciple
d’Israël Salanter écrivait en 1900 :
les médisants sont devenus puissants, et les
hommes décidés à résister au mal sont
regardés de haut, avec dédain[…] la fausseté
est habillée du vêtement de la vertu[…] et la
justice est réduite au silence.9
Le mouvement du Moussar visait à remettre en
avant les valeurs et comportements moraux,
essentiels au judaïsme. Israël Méïr Kagan étudia
dans ce milieu et fit sienne cette volonté de
restaurer ces enseignements. Néanmoins, il alla
bien au-delà et ne peut être considéré comme un
9 Or Israel (La lumière d’Israël) – Vilna 1900 – p 4 cité par Samuel Lester Eckman « Revered by all » ; 1974 ; Shengold Publishers - New-York City – p 184
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simple membre du mouvement du Moussar10.
Israël Salanter avait innové dans son approche en
déplaçant la question de yirat shamaïm (la crainte
des cieux) du domaine théologique à la sphère de
la psychologie et la question de la motivation dans
de tels comportements. Israël Méïr Kagan n’a pas
prolongé cette approche et n’est pas un simple
disciple d’Israël Salanter ; la comparaison entre la
littérature du Moussar et les ouvrages de Israël
Méïr Kagan montre toute l’originalité du Hafetz
Hayim11.
Quoi qu’il en soit, le perpétuel souci de Israël Méïr
Kagan pour la situation quotidienne et les
conditions de vie des juifs le rendit sensible à
l’importance de la médisance, et constitue sans
doute la raison profonde de la rédaction de
10 Sur ce point, voir Immanuel Etkes, « Rabbi Israel Salanter and the beginning of the Mussar movement », p 188
11 Voir ci-dessous, pp. 46 et 47
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l’ouvrage. Chacun d’eux répondait à un problème
précis de la condition juive de son époque. Son
œuvre s’inscrit d’abord et avant tout dans son
temps, en particulier en ce qui concerne les objectifs
de ses ouvrages. Il trouva ensuite le matériau
nécessaire à ses thèses dans les ouvrages
rabbiniques antérieurs.
La puissance du texte traduit ici, montre qu’il ne
s’agit pas d’une simple compilation de références
talmudiques sur le sujet, mais bien d’une synthèse
originale, or la démarche d’exposition que Israël
Méïr Kagan a adopté ne le laisse pas voir à la
première lecture. Il s’agissait pour lui de montrer
que les textes juifs et le système de pensée
rabbinique recèlent tous les outils pour affronter les
difficultés du temps présent et qu’ils permettent de
trouver une réponse à toutes les questions qui
peuvent se poser quant à la meilleure façon de
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vivre, se comporter et comprendre le monde. Il faut
garder à l’esprit que l’époque de publication de
l’ouvrage correspond à celle de l’essor des
mouvements politiques et nationalistes juifs,
ouvertement sécularistes en opposition avec les
rabbins et leur refus d’investir le champ politique
depuis l’échec de la révolte de Bar Kokhba en 135
EC. La formule traditionnelle « dina de malkhuta
dina » (la loi du royaume est la loi12 ) renvoyait la
question de l’autonomie politique à la date de la
venue du roi Messie en considérant qu’entre
temps, les juifs devaient s’accommoder du système
politique environnant et s’abstenir d’y participer,
ou de tenter d’anticiper la rédemption13. Ce mode
de pensée était alors de plus en plus contesté. Les
persécutions anti-juives et les conditions de vie de
plus en plus dures faisaient douter, toujours
12 Cf sa discussion dans le Talmud Bava Kama 113a, Nedarim 28a, Bava Batra 54b-55a et Gittin 10b
13 Cf les « trois serments » dans le Talmud Ketubot 111a
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davantage, les juifs de la valeur du système
traditionnel. L’Europe occidental et les Etats-Unis
montraient qu’une autre voie était possible. Israël
Méïr Kagan a tenté de proposer une réponse à cette
sécularisation et montrer que l’amélioration des
conditions de vie passait par le respect de la halakha
et qu’il ne fallait pas douter de la venue du Roi
Messie, ni de la Rédemption.
Pour ce faire, Rabbi Kagan a dû intégrer les
questions de son époque et le comportement de ses
contemporains, et les remettre en perspective par
rapport à la croyance en Dieu, en la Justice, la
possibilité de bonheur et l’harmonie sociale.
IV.Démarche et logique de
l’argumentation
Le texte est écrit en hébreu rabbinique et utilise
également l’araméen lorsqu’il cite le Talmud ou le
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Zohar. L’immense majorité des juifs ne
connaissaient pas ces langues ou fort mal et
n’étaient pas familiers de ces textes. Le public
visé était par conséquent celui des rabbins et
érudits. Or ce lectorat ne peut être convaincu de la
justesse d’une opinion que si celle-ci se déduit,
d’une manière ou d’une autre des fondements
mêmes du judaïsme, tels qu’exprimés par les textes
canoniques et selon une méthode entérinée par les
premiers rabbins du Talmud.
L’innovation dans le champ de la pensée juive,
même radicale, doit toujours pouvoir être liée aux
textes fondateurs, selon une logique acceptée par la
tradition. Le Talmud en constitue le meilleur
exemple, car les rabbins, dont les propos et les
débats forment le corps, n’ont de cesse de justifier
leurs options et choix, parfois extrêmement
novateurs et radicaux, par des textes antérieurs et
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selon une méthode déductive précise. La loi
rabbinique n’est pas celle de la Bible, elle est même
parfois en contradiction avec sa lettre. Malgré tout,
l’innovation légale est rattachée au texte biblique,
fut-ce par « un cheveu » selon l’expression
talmudique. Ainsi, la loi du Talion14 a toujours été
montrée en exemple de la cruauté de la loi juive,
preuve de l’infériorité du judaïsme et de la
nécessité de le « dépasser ». Or, les versets dont il
est question, ont été compris et analysés par le
Talmud comme la nécessité de réparer le dommage
en évaluant sa valeur : celle d’un oeil ou d’une
dent, selon la situation de celui qui l’a subi (un œil
pour un borgne n’a pas la même valeur que pour
celui qui voit des deux yeux), mais jamais comme
l’injonction d’infliger un dommage équivalent au
dommage subi en compensation15. Ce faisant, les
rabbins du Talmud considèrent donner une lecture 14 Lev. 24,20 : « vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent ! celui qui cause une
lésion à un homme on la lui causera »
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parfaitement conforme au texte biblique, alors
même qu’elle va à l’encontre de son sens immédiat.
Ainsi, la Tora doit être entendue comme la Bible,
avec les commentaires et l’interprétation qu’en
donne la tradition juive et non pas, le texte biblique
seul.
L’enseignement juif, c’est-à-dire la Tora au sens
large, est symboliquement une et inchangée depuis
le Pentateuque. La pensée juive repose sur le mythe
qu’il y a transmission et approfondissement, sans
modification depuis la révélation sinaïtique16. Ce
principe est entériné et exprimé par la Michna qui
stipule que les seules sources de la loi sont : la Tora
donnée à Moïse et la coutume validée et entérinée
15 Cf Michna Baba Qama 8,1 et « le mythe de la loi du Talion » - Raphaël Draï – Ed. Economica - 1996
16 La première Michna du premier chapitre du « Traité des pères » pose d’emblée ce principe de continuité sous la forme d’un aphorisme : « Moïse reçut la Tora du Sinaï, la transmit à Josué, Josué aux anciens, et les anciens aux prophètes, les prophètes l’ont donnée aux membres de la Grande Assemblée[…]. »
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comme loi par les décisionnaires précédents17.
Israël Méïr Kagan s’inscrit dans cette pensée et
entend par conséquent expliquer pourquoi son
œuvre est d’ores et déjà présente dans le
Pentateuque, fût ce implicitement. Son travail
n’aurait, selon lui, consisté qu’à déduire,
systématiser et reformuler des éléments déjà
présents dans des sources antérieures.
En fait, la thèse développée était originale à sa
parution, y compris pour le milieu juif auquel le
texte s’adressait. L’auteur, par modestie, minimise
son apport à la fin de son avant-propos mais il ne
faut pas s’y tromper. L’aspect conventionnel de la
méthode d’exposition masque en première lecture
la nouveauté du propos ; l’énorme succès de
l’ouvrage en atteste, depuis sa publication jusqu’à
aujourd’hui.
17 Cf Yoma 3 : 12 et Pe’a 2 : 6
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Pour l’auteur, l’interdit de médisance est au cœur
du projet divin de création du monde, de son
achèvement, ainsi que du rôle et de la place de
l’homme dans celui-ci ; cet aspect n’ayant jamais
été traité avant lui de manière systématique, il relie
ensemble des éléments épars dans la Bible, mais
également dans ses commentaires, y compris le
Talmud ou le Midrash. La force et la nouveauté
résident dans la synthèse qu’il réalise et expose en
préambule de l’exposition des lois. Il effectue par
là, un renouvellement de la pensée juive et met à
jour des structures originales de l’éthique.
Israël Méïr Kagan avait un objectif concret et
immédiat, celui d’améliorer les relations et le climat
social entre les juifs de l’Europe de l’Est, dans le
cadre de la tradition la plus stricte. Les deux
objectifs ne sont pas immédiatement compatibles,
sauf à réintégrer la parole dans le cadre des
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obligations religieuses, ce qu’il fait dans son
ouvrage. Il s’agit de mettre en œuvre une démarche
qui soit à la fois concrète -en donnant aux juifs des
règles qui leur permettent de vivre dans une plus
grande sérénité et paix sociale - et à la fois
conforme à l’orthodoxie juive la plus stricte. Là
réside l’intérêt profond du texte pour qui veut le
lire dans le cadre de la tradition littéraire
rabbinique. Ce n’est pas le point de vue du présent
travail, cela mérite d’être malgré tout mentionné.
Afin d’inscrire son propos dans le strict cadre de la
tradition juive et convaincre son lecteur, l’auteur
adopte une démarche progressive qui part des
fondements mêmes de la conception juive de
l’univers, du peuple juif et de son histoire pour
faire, en fin de compte, des lois sur la parole la clé
des questions de Sainteté, de compréhension et de
rédemption du peuple juif. Par extension, la parole
- 32 -
serait le moyen le plus efficace d’agir sur la création
dans son ensemble.
L’avant-propos est construit autour de cette
démarche générale. Elle s’articule en cinq parties :
1) les principes fondamentaux du judaïsme, la
nature de la relation à Dieu, l’accession à la
sainteté, les satisfactions à en attendre et les
conditions de leur obtention ;
2) la nécessité de ne plus médire au regard :
a) des conséquences passées de la médisance
sur le cours de l’histoire juive, ses moments
clés et tournants
b) des conditions nécessaires à la réalisation de
la promesse divine des temps messianiques
1) l’impact de la médisance sur le
fonctionnement de l’univers, jusque et y
compris la sphère divine
- 33 -
2) les raisons de la négligence vis à vis de la
médisance constatée chez la majorité des
juifs
3) les raisons pour lesquelles ce sujet n’a pas
été traité exhaustivement avant le présent
ouvrage
L’introduction qui faite suite à l’avant-propos
poursuit le même but de convaincre de la nécessité
d’éviter la médisance et le ragot, mais la démarche
est plus prosaïque et directement morale. Elle est
davantage centrée sur l’individu, et les obligations
qui incombent à tout juif, puisqu’elle s’attache à
montrer en quoi la médisance nie les valeurs
positives et fondamentales du judaïsme, ses
interdits incontournables et indiscutables, que tout
un chacun doit s’attacher à mettre en œuvre.
Elle peut être décomposée en quatre parties :
- 34 -
1) L’amour et le respect du prochain, de même
que la recherche de la paix amènent
nécessairement à éviter la médisance et le ragot.
De nombreux exemples dans le texte biblique
nous montrent que la médisance a causé
malheur, aliénation et mort au peuple juif et ce
depuis la faute d’Adam et Eve. La médisance se
ramène au meurtre.
2) Quiconque recherche le Bien ne peut que
s’abstenir de médire, mais aussi d’écouter la
médisance. Il y a là également transgression
d’un interdit énoncé dans les dix
commandements.
3) Les lois de régulation de la parole contiennent
implicitement tous les autres commandements
vis-à-vis du prochain et une grande partie de
ceux vis-à-vis de Dieu.
- 35 -
4) Enfin, avant d’entrer dans les détails des
interdits et obligations, Rabbi Kagan définit la
calomnie, la médisance et le ragot.
- 36 -
TRADUCTION ET COMMENTAIRE
I. Chapitre 1 : Principes, finalités et modalités de la relation à Dieu
Béni soit l’Eternel Dieu d’Israël qui nous
a distingués de toutes les nations, nous a
donné sa Tora et nous a fait entrer en terre
sainte afin que nous ayons profit à observer
tous ses commandements18. Car il n’a d’autre
intention que notre bien et notre accession à
la sainteté grâce à eux19, ainsi qu’il est écrit
18 Il s'agit de l'élection du peuple juif, qui se manifeste par le don de la Tora et l'obligation de respecter la loi divine telle qu'elle s'y exprime. La conception rabbinique de l'élection du peuple d'Israël signifie des devoirs bien davantage que des droits.
19 La sainteté dans le judaïsme n'est pas donnée a priori, mais s'acquiert et se conserve par la fidélité spirituelle à la révélation divine et le respect des commandements qui l'accompagnent.
- 37 -
(Nb 15, 40) : « Afin que vous vous souveniez
et que vous accomplissiez tous ses
commandements et que vous soyez saints
pour votre Dieu ». Or il ne tient qu’à nous
de recevoir son bon influx et l’essentiel de sa
générosité dans ce monde ci et dans le monde
à venir, ainsi qu’il est écrit (Deut. 10, 12-13)
« Que te demande l’Eternel ton Dieu si ce
n’est (...) de respecter les commandements de
Dieu et ses décrets que je te t’ordonne
aujourd’hui pour ton bien. » (voir le
commentaire du Nahmanide sur « pour ton
bien » et le début du verset « que te
demande » qui confirme cela)20.
Et par ailleurs, il ne suffit pas qu’il nous ait
donné son instrument précieux, mais il nous
a également ordonné de ne pas l’abandonner 20 Pour Nahmanide, ce verset ne peut être compris qu'en raison de
la liberté absolue de l'homme, à la différence du reste de la création. Le bonheur d'Israël dépend de son respect des obligations divines, donc de lui-même en raison de sa liberté fondamentale.
- 38 -
ainsi qu’il est écrit (Pr 4,2) : « Car je vous
donne d’utiles leçons, n’abandonnez pas ma
Tora. Ce n’est pas comme l’attitude d’un être
de chair et de sang qui, s’il fait un beau
présent à son prochain qui ne l’emploie pas
de façon correcte et ne l’apprécie pas à sa
juste valeur, désire et espère que son ami
changera du tout au tout et en profitera. Tel
n’est pas notre Dieu, qui a fait se lever pour
nous, à chaque génération, à l’époque du
premier temple, des prophètes afin de nous
faire revenir dans le bien21. Ce fut également
le cas à l’époque du second temple, car la
situation des israélites, à cause de nos
nombreux péchés, avait perdu de sa sainteté
première et ils furent privés des 5 choses
21 Le prophète est le signe de la fidélité de Dieu dans son alliance avec le peuple d'Israël. En effet, malgré l'infidélité d'Israël, Dieu ne désespère pas et tente à chaque fois, par l'entremise des prophètes, de le faire revenir dans le cadre contractuel que constitue l'alliance. L'annonce des catastrophes à venir n'est que l'annonce à Israël des conséquences du non respect de sa part du contrat.
- 39 -
qu’ils avaient dans le premier temple. Avec
tout cela nous étions sur notre terre, nous
avions le temple et nous pouvions accomplir
tous les commandements de la Tora22. Ainsi
nous pouvions parfaire toutes les parties de
l’âme qui se trouvent en nous, car dans l’âme
il y a 248 membres et 365 tendons spirituels23
(cf. « Les portes de sainteté » de notre maître
le Rabbin Hayim Vital, chap. 1 , 1ère partie,
porte 1).
22 Un certain nombre de commandements divins ne sont réalisables qu'en terre d'Israël, aussi la perfection personnelle et collective ne peut être atteinte que là.
23 La tradition juive considère qu'il y a 613 commandements divins, qui se divisent en 248 commandements positifs ou obligations de faire, et 365 interdits. Le nombre de 248 membres dans le corps humain est indiqué dans le Talmud (Traité Makkot 23b). Selon cette conception, l'accomplissement de l'individu est étroitement lié à l'accomplissement des 613 commandements. Cf. Dictionnaire encyclopédique du judaïsme – article commandements 613.
- 40 -
1) Système de référence de l’auteur
a) Les fondements du lien à la transcendance
Toute réflexion s’appuie sur un certain nombre
d’hypothèses. Israël Méïr Kagan ne fait pas
exception à la règle. Ces principes ne sont pas
démontrables et ne peuvent être ramenés à
d’autres principes antérieurs et primitifs. Ils
constituent, en quelque sorte, l’axiomatique de sa
pensée, au même titre que les axiomes d’Euclide
fondent la géométrie dite euclidienne, alors qu’ils
ne peuvent être démontrés ni prouvés. Sans doute
est ce la limite de toute rationalité et le début de la
croyance. Tout axiome et principe n’est vrai que
pour autant qu’un individu, et au-delà une
communauté humaine, le tient pour vrai, et ce de
manière subjective. Il lui permet de construire une
représentation cohérente, pour lui, de la réalité et
de s’appuyer sur une tradition qui a montré, dans
le cas de la tradition rabbinique, sa fécondité
- 41 -
intellectuelle. Sans ces principes, l’ensemble du
texte perd son sens et sa logique. Ils en constituent,
en quelque sorte, la garantie.
La thèse s’appuie une représentation très affirmée
du peuple juif et de sa relation à Dieu. Le propos
n’entend pas s’inscrire dans une démarche
empirique, partant des faits et les analysant pour
comprendre les lois qui les gouvernent. Il ne vise
pas à donner des conseils pratiques de bon sens,
mais à montrer que la nature même du lien du
peuple juif à Dieu impose à celui là de ne pas
médire. Ce serait un contresens majeur que
d’envisager l’approche de la médisance développée
par Israël Méïr Kagan comme relevant d’un souci
de politesse, de savoir vivre ou d’us et coutumes
agréables et recommandables. Il s’agit de poser un
corpus de lois auquel tout un chacun doit se
soumettre, dès lors qu’il souscrit à un certain
- 42 -
nombre d’hypothèses et de croyances. Le lien entre
les deux est ici considéré comme absolument
nécessaire.
Le premier paragraphe du texte donne le cadre et
la nature du lien à Dieu. Dans quel contexte se
place cette relation à la transcendance, et quels en
sont les principes intangibles ? Il donne la façon
dont l’auteur, et au-delà une tradition juive, conçoit
la place assignée au peuple juif, les espoirs qu’il
peut nourrir, les moyens que Dieu lui a donnés et
ainsi, le sens et la fonction de l’ensemble du corpus
législatif juif.
b) La bénédiction comme affirmation des fondements de l’humain
L’auteur bénit Dieu, en tant qu’il est garant du sens
de toute la vie juive et de sa pensée. Il pose par ce
moyen les trois valeurs les plus chargées de la
pensée juive : le peuple juif comme ayant une
- 43 -
relation particulière à Dieu, la Tora comme moyen
de trouver un sens à la vie juive, et la terre sainte
comme objectif matériel et symbole de la
rédemption.
Dans la première raison de la bénédiction de Dieu,
l’auteur pose le peuple juif comme distingué par
Dieu. Cette élection trouve sa source dans la Bible,
depuis le pentateuque jusqu’aux prophètes. Etre
choisi par Dieu, signifie d’abord et avant tout avoir
reçu la parole divine, la Tora, pour l’accomplir.
Cette élection signifie donc que Dieu a librement
choisi le peuple juif pour recevoir la Tora, mais
également que le peuple juif l’a librement acceptée.
Cette acceptation vaut d’ailleurs pour chaque
génération. Le peuple juif est ici considéré comme
une entité permanente dans le temps24. L’alliance
contractée avec la génération sortie du désert
24 Sur ce point voir les commentaires de Rachi et Sforno sur Deut 5,3
- 44 -
engage toutes les générations futures. Ceci est
essentiel dans toute la tradition juive, et revêt une
importance toute particulière pour Rabbi Kagan.
Certes, les juifs peuvent remettre en question cette
alliance mais, elle reste et demeure inaliénable et
éternellement valable. Même si ses contemporains
furent attirés par les valeurs occidentales ou un
engagement politique comme le sionisme alors
commençant, ils devraient toujours répondre à
Dieu de leur infidélité éventuelle. En contrepartie,
Dieu ne remet jamais en cause son choix. Il peut
punir, corriger pour ramener les juifs à la Tora,
mais ne renonce ni ne désespère jamais au point de
remettre en cause l’Alliance passée avec Abraham
et renouvelée avec Isaac et Jacob. Pour Rabbi
Kagan, le refus de la halakha de la part d’un grand
nombre ne remet pas en cause la promesse divine
de rédemption. Cette croyance doit être replacée
dans la perspective de la situation des juifs de
- 45 -
Russie à l’époque et des choix de Rabbi Kagan.
Pour lui, les juifs doivent avoir confiance en la
promesse de rédemption divine et attendre le
Messie en diaspora, tout en supportant au mieux
leur situation d’exil.
La libre acceptation de la Tora, dont Rabbi Kagan
fait mention dans son renvoi au commentaire de
Nahmanide, a comme autre conséquence l’absolue
responsabilité du peuple juif quant à ses choix de
vie. Chacun, juif ou non juif, doit rendre compte de
ses actes à Dieu. La situation du juif a ceci de
particulier qu’il est jugé conformément à la loi
juive. Ce faisant, Rabbi Kagan ne fait que reprendre
un thème classique de l’exégèse rabbinique25.
Néanmoins, il va un pas plus loin ici, en mettant
l’accent sur la parole dont chacun doit rendre
compte, au même titre que de ses actes, voire
25 Voir par exemple Roch Hachana 1,1
- 46 -
davantage. Cette mise en exergue de la parole et de
sa fonction constitue l’un des aspects les plus
originaux du texte. La parole a pour Rabbi Kagan,
le même statut que l’acte au regard de la halakha.
Sans Tora, il ne saurait y avoir ni judaïsme ni
pensée juive, tant et si bien que l’un et l’autre sont
intimement et inextricablement mêlés. C’est l’objet
de la deuxième bénédiction. La Tora est
habituellement traduite par le terme de loi, or le
concept de Tora dépasse largement le seul domaine
législatif. Il s’agit de l’Enseignement au sens large,
à la fois contenu de sagesse, source de règle de
décision et livre d’histoire où trouver les clés de la
compréhension de la situation présente, héritage
des générations antérieures. La Tora permet au
sujet juif de s’incarner hic et nunc. Elle lui permet de
se définir positivement et lui fournit un contenu
intellectuel et symbolique.
- 47 -
La troisième bénédiction concerne la terre sainte,
dans laquelle le peuple d’Israël est entré ainsi que
le relate la Bible. Le peuple juif a donc vécu sur une
terre sur laquelle il a pu s’accomplir et vivre dans
l’abondance matérielle, si l’on suit le récit biblique.
La question de la terre est centrale puisqu’elle
symbolise la fin de l’histoire et surtout, la fin de
l’oppression et la fin des difficultés économiques
que connaissaient les juifs de Russie à l’époque de
publication de l’ouvrage. En d’autres termes, la
terre d’Israël est synonyme de rédemption. Elle est
à la fois mémoire, espérance et récompense.
Ces trois valeurs fondamentales sont
liées intimement entre elles: chacune d’elles
nécessite les autres pour trouver sa cohérence et sa
signification. Il y aura rédemption et liberté sur la
terre d’Israël pour le peuple juif. Pour que ceci se
réalise, il est nécessaire que celui-ci comprenne le
- 48 -
sens de son histoire, ses ressorts et sa dynamique
au moyen de la Tora. Cette compréhension
nécessite comme préalable la prise de conscience
chez chaque juif, du statut particulier du peuple
juif en tant que tel, vis-à-vis de Dieu. Ainsi,
chacune des bénédictions renvoie aux deux autres
pour former un système complet, à la base de la
représentation juive de Dieu, du monde et de la
place du peuple juif.
c) La sainteté comme modalité du lien à la transcendance
La question de la sainteté est l’une des plus
importantes pour tout penseur religieux. A cet
égard, Rabbi Kagan ne fait pas exception et s’inscrit
dans la continuité des penseurs juifs qui l’ont
précédé.
- 49 -
La sainteté est associée, dans la pensée juive, à la
notion de séparation et de distinction. Ainsi que
l’explique Adin Steinsaltz :
En hébreu, la signification fondamentale du
concept de « saint » (Kaddoch) est
séparation : ce qui est éloigné et séparé de
toute autre chose. Ce qui est saint se situe en
dehors des limites, est intouchable, et somme
toute, est au-delà de ce qui peut être perçu ;
le sacré ne peut être compris ni même défini,
tant il diffère de toute autre notion. Etre
saint, c’est donc, essentiellement, être
catégoriquement autre26.
Cette séparation - ou mise à part - d’un lieu, d’une
personne réalise un rapprochement avec Dieu et la
transcendance, car :
26 Adin Steinsalz « La rose aux treize pétales – introduction à la cabbale » - ed. Albin Michel 1996 – p 83
- 50 -
[…]le seul qui puisse être appelé saint est
Dieu. Le Saint-Béni-Soit-Il, l’Etre suprême,
le Saint par excellence, ne ressemble à rien
d’autre, tant il est incommensurablement
distant, sublime et transcendant.
Néanmoins, et paradoxalement, on peut
parler de propagation de la sainteté dans tous
les mondes, en fonction de leurs divers
niveaux, et même dans ce monde qui est le
nôtre, dans tous ses constituants – le temps,
le lieu et l’âme. Mais c’est seulement en
s’unissant à la sainteté suprême que les
mondes peuvent recevoir la sainteté. Car
aucun être ne possède de sainteté
intrinsèque : elle est le fruit de sa réceptivité,
qui peut aller croissant, à la sainteté divine27.
Ainsi, un objet ou un temps, profanes à la base,
peuvent, sous certaines conditions devenir saints.
27 Ibid, p 84
- 51 -
Le peuple juif n’est pas intrinsèquement et
initialement saint. Il est un peuple choisi par Dieu,
qui a vocation, dans la pensée juive à accéder à la
sainteté. A de nombreuses reprises dans le
pentateuque28, le peuple juif y est exhorté. En
devenant saint, le peuple juif accomplirait
l’intention initiale de Dieu à son égard qui fut de le
mettre à part des nations pour le servir. Cette mise
à part n’a de sens pour la pensée juive
traditionnelle, que dans l’optique d’une accession à
la sainteté, ou encore, pour le dire autrement, d’un
rapprochement du divin.
D’une manière plus générale, au delà du strict
cadre du judaïsme, la sainteté peut se concevoir
comme la prise de conscience de plus en plus aiguë
du sujet de son lien à la transcendance et de sa
liberté radicale. Il peut décider de renforcer et
28 Lév 19, 2 par exemple
- 52 -
affirmer ce lien à la transcendance. Agir dans le
sens de la halakha, c’est tenter d’accéder à la
sainteté. Cette sainteté n’est pas déconnectée du
réel, et ne s’atteint pas par oubli ou négation du
monde matériel. Au contraire, l’approfondissement
de la relation au prosaïque permet seule d’accéder
à la sainteté. Celle-ci est une attitude dans le monde
plaçant l’action et la vie dans tous ses aspects, sous
la catégorie du transcendant. Elle ne procède pas
d’une sortie du monde quotidien vers le monde
des idées pures en se débarrassant de la gangue
des phénomènes physiques, mais ne cesse de
tenter de lier étroitement le quotidien et les Idées.
Le juif a pour fonction de faire descendre le Rouakh
Hakodech (esprit de sainteté) et la Shekhina (présence
divine) au milieu des hommes et de la vie afin de
les transformer.
- 53 -
La bénédiction, c’est-à-dire l’expression orale de la
sainteté et du changement de statut symbolique,
constitue le mode privilégié de la sanctification. Au
moment du passage d’un temps profane à un
temps de fête et réciproquement, une bénédiction
est prononcée. Elle marque ce changement de
statut. Il n’est pas accessoire, que la parole soit au
cœur de ce processus, qu’il s’agisse du temps (les
fêtes et le shabbat) ou des objets (nourriture, lieu,
etc.). La parole, couplée à l’acte, est l’instrument
qui réintègre la dimension de sainteté dans le
profane en séparant symboliquement une partie de
ce dernier pour en faire l’expression de la
transcendance.
d) Le propos sur autrui comme domaine possible de sainteté
D’une certaine manière, l’auteur innove en faisant
de la parole l’outil d’accession à la sainteté pour
- 54 -
l’humain, au même titre que pour les objets ou le
temps. Traditionnellement, l’acte accompagné de la
bénédiction inscrit la sainteté dans la vie juive. Ici,
le propos prosaïque, à condition qu’il satisfasse
certaines conditions, est mis sur le même plan que
l’acte comme moyen de sanctification. Poser la non
médisance comme condition de la sainteté pour
l’humain, revient à poser la parole portant sur
autrui comme constitutive de celle-ci. Désormais,
dans tous les cas, la sainteté se réalise lorsque la
parole sociale et l’acte remplissent certaines
conditions. Partant, elle peut se définir comme une
modalité particulière et privilégiée du rapport à la
transcendance. Si l’on suit Meïr Kagan jusqu’au
bout, ne pas tenir des propos susceptibles de faire
honte à autrui, y compris ceux prononcés en
dehors de sa présence29, constituerait un moyen
privilégié d’accès à la sainteté. La sainteté se 29 Voir ci-dessous, la définition de la médisance donnée par Meïr Kagan à la
fin de la partie de « Introduction aux lois » donnée en traduction ici
- 55 -
trouverait dans le mode de relation de chacun à
autrui.
2) Une pensée de l’histoire
a) Dieu a besoin de l’homme pour achever la création
Pour Israël Méïr Kagan, la rédemption ne dépend
pas que de Dieu, mais également de l’attitude des
juifs. Dieu est tout puissant, mais il a fait de facto
de l’homme en général, et du juif en particulier, un
partenaire dans la création et le déroulement du
cours de l’histoire. Pour que les temps
messianiques et la rédemption se réalisent, Dieu a
besoin que le juif soit à la hauteur de ses
responsabilités, et des engagements qu’il a pris lors
du don de la Tora, en haut du mont Sinaï, exprimés
par un verset abondamment commenté « nous
ferons et nous comprendrons ! »30.
30 Ex. 24, 7 ; voir Bernard Paperon « Nous ferons et nous comprendrons » pp. 101 – 109 in « Les Dix Paroles » ; Editions du Cerf ; Paris ; 1995
- 56 -
La sainteté ne se donne pas de façon immédiate et
son accès nécessite un engagement et un travail de
la part du sujet. Il n’y a sainteté et accomplissement
pour le peuple juif que lorsque les différents
aspects de la sainteté sont mis en œuvre. Ce n’est
que par la mise en œuvre exhaustive et
quotidienne de la halakha que la sainteté peut
s’incarner et exister réellement. Le juif n’est
complètement juif pour l’auteur, que s’il s’engage à
accepter le « joug des cieux » selon l’expression
hébraïque classique. Faire entrer la question de la
médisance dans le domaine de la halakha lui donne
automatiquement un statut de condition de
réalisation de la rédemption.
De même sur un plan laïque, l’accession à l’éthique
est toujours possible pour quiconque en prend la
décision. Celle-ci ne dépend que de chacun,
indépendamment du contenu positif de l’éthique.
- 57 -
Quel que soit le système moral, et sa perfection, sa
mise en œuvre présuppose une décision libre,
purement humaine. La volonté morale précède
l’acte moral. Donner une morale, aussi achevée et
parfaite soit elle ne suffit pas ; son acceptation par
l’individu, qui décide ainsi de se constituer en
sujet, doit la compléter. Une morale doit être vécue
pour être effective et réelle.
b) La progressive déréliction du peuple juif depuis David
L’histoire du peuple juif, depuis l’apogée des
règnes de David et Salomon, est faite de
destructions, d’exil et de déréliction. Salomon a
construit le temple, mais ses fils s’entre déchirent.
Le livre biblique des Rois en témoigne. Le royaume
du nord se sépare de celui du sud. Les rois d’Israël
au nord rassemblent les 10 douzièmes du peuple
juif. Jérusalem reste à la tribu de Juda à laquelle
- 58 -
s’allie celle de Benjamin. En 722 avant EC, le
royaume d’Israël, au nord, tombe aux mains des
assyriens et ses tribus anéanties. En 587 avant EC,
le premier temple est détruit et l’essentiel du
peuple d’Israël déporté en Babylonie.
L’ère de la royauté juive en terre d’Israël constitue
une sorte d’age d’or aux yeux de la tradition
rabbinique. Le temple de Jérusalem, lieu des
sacrifices et du culte divin, constitue la preuve de
l’accord entre Dieu et son peuple. Le temple fut
construit sur ordre divin, aussi représente t-il le
lieu de contact entre le divin et l’humain et
l’aboutissement de l’histoire d’Israël. Sa
destruction, l’exil à Babylone, marquent un
éloignement de Dieu et sont interprétés
religieusement comme une régression.
Le temple fut reconstruit, les livres bibliques
d’Esdras et Néhémie le relatent, et la loi
- 59 -
deutéronomique restaurée en terre d’Israël. Cette
reconstruction, même si elle marque un retour en
grâce du peuple juif auprès de son Dieu, inaugure
une période considérée comme inférieure à celle du
royaume de David et Salomon. La preuve en est
pour l’auteur, que 5 choses présentes dans le
premier temple, ne le furent plus dans le deuxième.
Israël Méïr Kagan s’appuie ici, sans le détailler, sur
le Talmud qui détaille et discute la liste de ces 5
manques. Peu importe au fond, de connaître ces 5
choses, ce qui compte, en revanche, c’est de voir à
quel point il y a là la preuve d’une infériorité de
l’ère du deuxième temple par rapport à celle du
premier.
c) Rédemption et respect de la halakha
Malgré tout, le peuple juif était en terre sainte. Il
disposait du temple. De ce fait, tout juif pouvait
accomplir toutes les obligations de la loi juive, sans
- 60 -
même compter toutes celles relatives au temple. A
cet égard, il faut garder en tête que Israël Méïr
Kagan insistait sur l’étude des lois relatives au culte
sacrificielle, et la certitude qu’il est nécessaire d’en
conserver la connaissance de génération en
génération afin que toute la Tora puisse être mise
en acte lors de la venue du messie. Pour Israël Méïr
Kagan, accomplir toute la Tora est nécessaire à
l’accomplissement de l’œuvre divine, ou tout au
moins fait partie des responsabilités qui incombent
aux juifs et dont il ne saurait se dérober sous peine
de faillir à sa vocation, et faire échouer le projet
divin.
La dégradation ne s’est pas arrêtée à ce stade,
puisque le temple n’existe plus depuis 70 EC.
Depuis cette date, tout le peuple juif vit en exil. De
la sorte, Meïr Kagan interprète la condition très
difficile des juifs de l’Est comme la continuation et
- 61 -
la suite de la déchéance amorcée avec la
destruction du premier temple. Ici, affleurent les
conceptions mystiques de la place de la Tora dans
l’économie de la création et son rôle dans
l’accomplissement de l’homme. Rabbi Kagan cite
un ouvrage majeur de la tradition mystique juive «
Les portes de la sainteté » de Hayim Vital, qui fut
le principal disciple de Isaac Louria, l’un des plus
grands kabbalistes31. Louria n’écrivit aucun
ouvrage et dispensa son enseignement sous forme
orale uniquement. Hayim Vital le mit par écrit.
« Les portes de la sainteté » fait partie de la
tradition des textes éthiques de la cabale, et reste
l’un des ouvrages majeurs de ce genre, qui fait
partie des textes classiques encore étudiés et
médités par les kabbalistes et juifs mystiques.
31 Cf G. Scholem, « Les grands courants de la mystique juive » ; pp 261 – 304
- 62 -
Ce court traité détaille les façons de progresser sur
un plan individuel pour se rapprocher de Dieu. Il
faisait autorité – et fait encore autorité dans certains
milieux religieux - en matière de conception de la
structure de l’homme et des conditions de son
accomplissement. Hayim Vital établit une
correspondance entre les obligations de la halakha,
qui sont traditionnellement au nombre de 613, et
les parties du corps humain. A chaque partie du
corps correspond une des 613 obligations. Puisque
l’accomplissement de l’homme passe par
l’épanouissement de chacune de ses parties, il
passe par l’accomplissement des 613 mitsvot
(obligations). Pour aller jusqu’au bout du
raisonnement, l’accomplissement de toutes les
mitsvot ne peut se faire qu’en terre d’Israël, et donc
l’accomplissement de toute la personne ne peut se
réaliser qu’en Terre Promise. Or pour Meïr Kagan,
la vie en Terre d’Israël n’est possible que sous
- 63 -
l’autorité du Roi Messie qui viendra rassembler les
juifs dispersés sur la surface de la terre. Pour cette
raison, il est impératif que tous oeuvrent à la venue
du Messie ; tel est le sens de la foi de Israël Méïr
Kagan.
3) Le rapport à Dieu
a) La foi juive comme confiance
La foi juive (emouna) doit d’abord et avant tout
s’entendre dans le sens de confiance dans la justice
et l’amour divin.
Le contraire de la négation de Dieu est la
foi. Mais de même que nous constatons que
la première n’est pas négation de l’existence
de Dieu mais rejet de Sa providence, de
même la croyance en Dieu n’est pas
seulement reconnaissance de Son existence
mais confiance en lui32.
32 Ephraïm Urbach, opus cité, p 37
- 64 -
Avoir foi en Dieu, signifie avoir confiance en sa
parole et en particulier en la venue de la
rédemption promise. Ainsi, Israël Méïr Kagan ne
doute pas que si le peuple juif tient sa parole en
respectant la Tora et ses obligations, Dieu tiendra la
sienne en mettant fin à l’exil et l’oppression.
b) La différence avec la foi chrétienne
Il ne s’agit pas de la foi au sens chrétien du terme,
liée à la grâce divine, telle qu’elle est exprimée par
Paul :
Si tu confesses de ta bouche le Seigneur
Jésus, et si tu crois dans ton coeur que Dieu
l’a ressuscité des morts, tu seras sauvé. Car
c’est en croyant du coeur qu’on parvient à la
justice, et c’est en confessant de la bouche
qu’on parvient au salut33
33 Rm, 10 : 9-10 – Bible Louis Segond
- 65 -
La foi juive relève davantage du registre
contractuel, que du domaine de la véracité
attribuée à une représentation ou un récit. Dieu a
passé un contrat avec le peuple juif au Sinaï,
chacune des parties a des obligations et un intérêt à
la bonne fin dudit contrat. Le peuple juif en attend
son accomplissement et son bonheur, Dieu compte
sur le juif pour l’aider à achever la création.
- 66 -
II.Chapitre 2 : Médisance et histoire juive
A la fin de la période du 2ème temple, la
haine gratuite et la médisance s’étaient
développées entre nous, parmi nos nombreux
péchés. A cause de cela, le temple fut détruit
et nous avons été exilés de notre terre, ainsi
qu’il est expliqué dans le traité du Talmud de
Babylone Yoma (p. 9) et dans le Talmud de
Jérusalem au chapitre 1 (loi 1) du traité
Yoma. [Certes la gemara s’en prend
essentiellement à la haine gratuite, mais elle
vise la médisance ; en effet celle ci apparaît
aux cotés de la haine gratuite, car s’il n’en
était pas ainsi, ils n’auraient pas été autant
punis. Et nous en resterons à ceci : sache que
la gravité de la haine gratuite est équivalente
- 67 -
à celle de l’idolâtrie, des unions prohibées et
du meurtre et cela nous le trouvons dans le
traité talmudique Arakhin (page 15) : « c’est
du même niveau que la médisance. ». Le
passage de Yoma que nous avons cité le
démontre également ainsi que nous l’avons
écrit et également « dans le premier temple…
ils poignardent leur prochain etc. » au même
endroit, consulte le.] Dès lors, et jusqu’à
maintenant, chaque jour nous attendons
avec espoir et prions devant le Saint Béni
Soit-Il qu’il nous rapproche de lui comme il
nous en a assurés dans sa sainte Tora et par
l’intermédiaire de ses prophètes à maintes
reprises, et notre prière n’est pas reçue
devant lui, ainsi que l’ont dit nos Sages de
mémoire bénie dans le traité du Talmud
Berakhot (p 32) : « A partir du jour où a été
détruit le Temple, une muraille de fer a
- 68 -
séparé Israël de son père qui est dans les
cieux. »
En vérité, cela ne dépend pas de lui, à Dieu
ne plaise, mais de nous, car de son coté rien
n’est impossible, à Dieu ne plaise, ainsi qu’il
est écrit (Isaïe 49,1-2) : « Ainsi, elle n’est pas
trop courte, la main de l’Eternel pour libérer
et pas dure l’oreille pour entendre si ce n’est
pour leurs péchés etc. ». Et au temps de
Rabbi Yehoshoua ben Levi on trouve dans la
guemara Sanhedrin au chapitre Heleq (p
98) : « qu’il nous ramène à lui, que
aujourd’hui si ma voix est entendue, vienne
le messie, alors même que n’est pas encore
terminé le temps de l’exil, qui pèse sur Israël,
qui sera 1000 ans en exil suivant la durée du
jour pour le Saint Béni Soit Il. » ainsi que
nous le trouvons dans les propos de nos
sages de mémoire bénie (Zohar, Section
- 69 -
Exode ). Malgré tout, la force du repentir
annule la sentence. Qu’il en soit ainsi de nos
jours, car cela fait plus de 800 ans que s’est
achevé le jour rappelé ci-dessus34. La raison
réside uniquement de notre coté. A cause de
nos nombreuses fautes, nous ne lui
permettons pas de replacer sa Chekhinah
parmi nous.
1) L’histoire comme forme d’exégèse
biblique
Afin de montrer comment la médisance influe sur
le cours de la vie juive, l’auteur reprend l’histoire
biblique telle qu’elle est vue par la tradition
rabbinique. Il ne s’agit pas d’une volonté d’analyse
critique, ni de vérification par rapport à des faits ou
recherches telles que l’histoire positive l’entend.
34 Le deuxième temple a été détruit en 70 EC. L'ouvrage ayant été rédigé en 1873, si la période d'exil avait été de 1000 ans, celle-ci aurait dû s'achever en 1070. L'écart entre cette date théorique de fin d'exil et la date de rédaction de l'ouvrage est donc effectivement de plus de 800 ans.
- 70 -
L’histoire se tire du texte biblique lui-même, du
Talmud, de la littérature rabbinique et d’aucune
autre source. La Bible n’est-elle pas ici la vérité
ultime et le critère absolu ? Elle est autosuffisante.
Il n’est aucunement nécessaire de vouloir la vérifier
en la confrontant aux résultats de l’archéologie ou
des recherches historiques. Cette démarche n’est
pas, et ne se veut pas scientifique mais exégétique.
Ne nous méprenons pas sur l’objectif de cette
analyse. Elle vise à montrer que l’histoire se
déroule conformément à une logique interne, qui
est celle du respect de la halakha en général et de la
médisance en particulier. Tous les avatars du
peuple juif s’expliquent grâce à elle. La médisance
est la quintessence de la Tora en cela qu’elle
effectue la synthèse d’une grande partie des
obligations auxquelles le juif doit se soumettre35.
35 (cf ci-dessous la fin de « Introduction »)
- 71 -
2) La fonction de l’histoire
Le temps et l’histoire sont une dimension
fondamentale du judaïsme en raison des évolutions
et adaptations permanentes du judaïsme depuis la
révélation du Sinaï. A la différence du
christianisme, dès lors que le Messie est encore
attendu, il n’y a pas de changement qualitatif
majeur dans l’histoire sous la forme de « temps
nouveaux » qui auraient profondément transformé
le rapport à Dieu. L’évangile de Marc fait dire à
Jésus :
Le temps est accompli, et le royaume de Dieu
est proche. Repentez-vous, et croyez à la
bonne nouvelle36.
Cette idée de « temps accompli » est liée à la venue
du messie. Dès lors que les juifs ne considèrent pas
Jésus comme le Messie, les temps ne peuvent être
36 Marc 1,15
- 72 -
accomplis. Alors que pour les chrétiens, la venue
de Jésus a créé une rupture dans le déroulement du
temps, avec en particulier l’abrogation de la loi
rabbinique et le début d’une phase nouvelle de
l’histoire de la création, le judaïsme considère que
la relation avec Dieu évolue dans la continuité, sans
que les termes du contrat passé au Sinaï n’aient
jamais été modifiés substantiellement.
L’histoire possède une fonction très précise dans la
pensée de Israël Méïr Kagan, celle de révéler la
valeur des actes de l’homme, et leur conformité à la
Tora. L’histoire possède un sens, celui qui part de
la création divine et aboutira aux temps
messianiques. Elle rend possible l’accomplissement
de la création par la rédemption du peuple juif.
Néanmoins, le progrès n’est nullement mécanique,
il dépend de la qualité de chaque génération.
Comment évaluer la valeur de l’une d’elles ? Par le
- 73 -
sort qui lui est réservé par l’histoire et les autres
nations, vues comme moyen de punition choisi par
Dieu. Après avoir commis une faute aux yeux de la
Tora, le peuple juif est puni, parfois longtemps
après. Il s’agit d’une des caractéristiques majeure
de la conception de Israël Méïr Kagan de l’histoire :
celle de l’existence d’une mémoire longue des
actes. Les conséquences n’apparaissent pas
toujours immédiatement pour les transgressions en
général, et toujours avec retard pour la médisance.
La médisance retarde la rédemption, non
seulement elle entraîne des châtiments, tels que
l’exil et la destruction du temple, mais elles aliènent
le peuple juif de son Dieu, qui refuse de l’écouter,
et d’accéder à ses prières. La médisance aurait donc
deux conséquences négatives et serait punie de
deux façons : directement par l’intermédiaire des
autres peuples, et indirectement en empêchant que
la faute soit effacée. Par conséquent, l’événement
- 74 -
historique peut s’analyser selon deux dimensions :
le laps de temps écoulé entre le moment de
l’événement répréhensible et celui de sa
conséquence (le retard) et d’autre part, la durée de
la conséquence (le refus divin d’entendre la prière
et de l’exaucer).
3) Médisance et pardon divin
Pour le judaïsme, le pardon et la clémence
dépendent à la fois de l’offenseur et de l’offensé. Le
travail doit être commun chez les deux parties en
présence. Le fautif est dans l’obligation de
s’amender et de demander le pardon et la clémence
de l’offensé. Le judaïsme différencie le pardon
d’une offense faite à un autre humain de celle faite
à Dieu. La démarche de réparation n’est pas la
même selon l’offensé. Alors qu’il existe des
procédures de réconciliation entre humains37,
37 Cf Talmud de Babylone Yoma ; et le commentaire qu’en donne Emmanuel Lévinas dans « lectures talmudiques » - Ed. de Minuit
- 75 -
l’offense faite à Dieu fait appel à un autre registre :
celui de la prière, du repentir, dont la fête de Yom
Kippour constitue le point culminant dans le
calendrier juif. Quoiqu’il en soit, la demande de
pardon est indispensable comme préalable au
pardon. Trop souvent, cette étape est omise, dans
une confusion entre pardon et confession. Le
« excusez moi » entend reconnaître la faute, voire
la culpabilité, mais exclut de fait l’offensé qui ne
peut donner le pardon. Aucune question ne lui est
posée, aucune réponse ni agrément n’est attendu.
Dès lors, quel pardon est possible ? S’agit il
véritablement d’une demande de pardon ? Donner
le pardon sans qu’il y ait eu demande instaure un
déséquilibre entre les deux parties. L’offensé ne
peut plus être entendu, ni justice être faite. « Je me
suis excusé » dirait alors l’offenseur, considérant
que le pardon est ipso facto acquis par la simple
prononciation d’une formule. Ce faisant, il oublie
- 76 -
qu’il n’est pas juge de l’offense dans l’affaire, mais
l’une des parties et uniquement cela.
Le pardon divin passe également par le
changement effectif du comportement incriminé.
Ainsi, il ne suffit pas de demander le pardon, mais
bien de renoncer aux actes répréhensibles. Sans
cela, il n’y aurait que répétition de la situation, et le
pardon perdrait tout son sens. Une fois le
comportement modifié, et le pardon demandé,
l’amélioration de la situation est totalement entre
les mains de celui à qui le pardon est demandé38.
Ainsi, afin que la situation s’améliore il est
nécessaire de simultanément améliorer son
comportement – ici ne plus médire – et d’autre part
prier pour obtenir le pardon divin.
Le retard mentionné plus haut, dans la survenance
des conséquences de la médisance, peut s’exprimer
38 Cf Mishna Yoma 8,9
- 77 -
comme le refus de pardonner immédiatement de la
part de Dieu. Certes, la promesse de Rédemption
n’est pas remise en cause, mais le pardon est
d’autant plus long à venir que le niveau de
médisance est important.
- 78 -
III.Chapitre 3 - La médisance comme frein au progrès
Et lorsque ont été étudiés nos
comportements et scrutées ces fautes, il
apparaît qu’elles sont les principales causes
de la durée de notre exil. On en trouve
beaucoup. Néanmoins, le péché commis par
la langue en est la raison la plus importante.
D’une part, étant donné que c’est la cause
fondamentale de notre exil, ainsi qu’il est
montré dans la guemara de Yoma et dans le
Talmud de Jérusalem, comme il est rappelé
plus haut ; dans ce cas, si l’on ne s’emploie
pas à redresser ce péché de quelque façon,
comment sera t-il possible d’être délivré, vu
le tort qu’il a causé ? Comme c’est à cause de
lui que nous avons été exilés de notre terre, a
- 79 -
fortiori, c’est à cause de lui que nous
n’arrivons pas à y rentrer. D’autre part,
n’est-il pas connu qu’il avait décidé de nous
infliger l’exil depuis longtemps, depuis
l’épisode des explorateurs ainsi qu’il est
dit (Ps 106, 26-27) : « il a étendu sa main
sur eux pour les disperser … parmi les
nations, et les disperser dans les pays », et
ainsi expliquent Rachi et Nahmanide à ce
sujet dans le Pentateuque section Shelakh
(Nbr 13, 1)39. Et ce péché des explorateurs
n’était-il pas la médisance comme l’explique
le Talmud (traité Arakhin, page 15) ? S’il en
est ainsi, nous sommes contraints de corriger
39 Moïse envoya des explorateurs en reconnaissance, avant l'entrée en terre d'Israël. Le récit qu'ils firent à leur retour effraya le peuple qui refusa d'y pénétrer. Dieu décida alors, dit la Bible, de les faire errer 40 ans dans le désert et que toute la génération sortie d'Egypte sous la direction de Moïse y mourrait. Seule la suivante en prendrait possession. De plus, Israël Méir, suivant les commentaires bibliques de Rachi et Ramban, interprète le verset des psaumes comme l'indication que la destruction des deux temples et la dispersion sur la terre du peuple juif qui suivit, avaient déjà été décidées par Dieu dès l'épisode des explorateurs.
- 80 -
ce péché, préalablement à notre libération. De
plus, on trouve un commentaire qui stipule
que cette faute a fait qu’Israël serait exilé
avec dureté, sur la base des versets de
l’Exode (2, 14) : « ainsi la chose est
connue », consulte l’explication qu’en donne
Rachi40. De plus, on trouve un commentaire
dans le Midrash Rabba – section Tetze (86,
14) : « Le Saint Béni Soit-il, dit : ‘dans ce
monde ci, parce qu’il y a de la médisance, je
retirerai ma Shekhinah de parmi eux, mais
dans le futur viendra etc.’ » Et par ailleurs,
l’Ecriture expose dans la section zot
40 Moïse, élevé à la cour de Pharaon, prit un jour la défense d'un esclave hébreu et tua le contremaître égyptien. Le lendemain il voulut séparer deux hébreux qui se querellaient. L'un d'eux (le méchant selon le texte biblique) interpella Moïse en lui disant (Ex 2, 14) : « voudrais-tu me tuer comme tu as tué l'Egyptien ? Moïse prit peur et se dit : ainsi, la chose est connue ». Rachi interprète la réaction de Moïse comme sa prise de conscience de la médisance existante au sein des hébreux. Rachi ajoute que Moïse se demande alors si les israélites sont prêts à être un peuple libre. Un peuple libre, pleinement moral, ne peut être médisant, sans quoi il court à l'échec. La réalisation du projet divin nécessite une perfection morale au sein du peuple d'Israël, radicalement incompatible avec la médisance.
- 81 -
haberakha (Deut 33, 5) : « Et ainsi devint-il
roi de Yeshouroun, les chefs du peuple étant
réunis, les tribus d’Israël unanimes », et
Rachi explique ici (il suit l’explication du
Sifré Deutéronome) « quand est-il roi de
Yeshouroun réellement ? lorsque les tribus
d’Israël sont unanimes et ne forment pas de
nombreux clans. Il est connu que ceci va de
pair habituellement avec la médisance. »
Il suffit de s’interroger : comment les
bénédictions du Saint-Béni-Soit-Il peuvent
elles venir sur nous étant donné que, parmi
nos nombreuses transgressions, nous avons
pris l’habitude de commettre ce péché ? N’y a
t-il pas à ce sujet une malédiction expliquée
dans la Tora (Deut 27: 24) : « Maudit soit
celui qui frappe son prochain dans
l’ombre » ? Or cela concerne la médisance
ainsi que l’explique Rachi sur ce verset. De
- 82 -
même les autres malédictions qui s’y
trouvent s’y appliquent aussi, ainsi qu’il est
expliqué plus loin à la fin de l’introduction,
voir ci-dessous.
De même, n’est-il pas connu à partir de
la guemara du traité talmudique Arakhin
(page 15) qui est mentionnée ci-dessus, que
ce péché augmente infiniment, jusqu’à ce
qu’on dise du fautif qu’il est un impie (litt.
Négateur de la racine : qopher ba’yqar), à
Dieu ne plaise. De plus, il est dit dans le
Talmud de Jérusalem, traité Pea (ch. 1, loi 1)
que l’on reçoit une punition à cause de ce
péché dans ce monde ci et infiniment plus
dans le monde à venir.
1) Médisance et progrès futur
Meïr Kagan ne se contente pas de relire l’histoire
juive. Il complète cette analyse par l’élucidation de
- 83 -
ce qu’il considère comme le rapport entre la
condition juive à une époque donnée et la réalité de
la médisance qui peut se constater. Après avoir
montré comment la médisance oriente l’histoire, et
constitue l’un de ses mécanismes profonds et
essentiels, il détaille la gravité de la faute et la
durée de ses conséquences. Son propos vise à
montrer que la médisance est un frein à
l’émancipation des juifs, et que l’avènement des
temps messianiques passe par l’élimination de la
médisance. Le futur du peuple juif dépend pour
Rabbi Kagan de sa capacité à éliminer toute forme
de médisance de ses propos.
a) La mémoire de la médisance
Le tort causé par la médisance ne peut être annulé
rapidement. Certaines fautes ne peuvent être
effacées rapidement et un temps minimum doit
s’écouler avant qu’elles ne soient oubliées ou
- 84 -
pardonnées. Il y a une dimension temporelle à la
médisance qui doit être analysée comme un
processus qui se déroule dans le temps.
Effectivement, la médisance est un acte qui a
ensuite des répercussions, et qui peut revenir à
l’envoyeur sous une forme ou une autre, que celui-
ci ne peut vraiment contrôler. En filigrane, se pose
la question de savoir s’il est possible de tout
pardonner et avec quel délai ? Un dommage grave
peut ne jamais être résolu, une broutille peut l’être
immédiatement, entre les deux, le délai dépend de
la gravité. Les extraits bibliques et talmudiques
donnés par Israël Méïr Kagan montrent que la
médisance a eu, d’après la lecture rabbinique du
texte biblique, des répercussions à long terme.
Indépendamment de la croyance en une
intervention divine, il est indubitable qu’une
mémoire des comportements existe au sein de tout
- 85 -
groupe humain. La situation actuelle dans les
Balkans, les conflits qui ont suivi l’éclatement de
l’ex Yougoslavie et les relations de la Serbie avec
ses voisins immédiats est le fruit d’une histoire de
plusieurs siècles et permet d’en comprendre une
part importante.
Ce type de mécanisme serait également à l’œuvre
dans les phénomènes de médisance. Si tel était le
cas, il devient nécessaire d’analyser la médisance
comme un ensemble d’actions et de réactions qui se
propagent au sein d’un groupe humain, avec des
conséquences négatives.
b) La médisance comme entrave au progrès
Comment obtenir la liberté religieuse et politique ?
Comment mettre fin à la situation économique et
sociable déplorable des juifs de Russie ? Cette
question n’a cessé de tarauder Rabbi Kagan, qui a
- 86 -
tenté d’y répondre dans le strict cadre de la loi
juive.
La décision de faire venir le messie et réaliser les
temps messianiques est entre les mains de Dieu,
mais il est possible d’influer sur elle. Le
comportement des juifs peut retarder ou accélérer
le processus selon sa conformité à la Tora. En
particulier, l’existence ou non de la médisance au
sein d’un communauté est, pour Meïr Kagan,
critique. La médisance est une malédiction et
l’expérience des événements funestes tels que
l’épisode des explorateurs relaté dans le livre des
Nombres montre à quel point la médisance
retarderait la survenance de la libération
messianique. Suite à la médisance de 10 d’entre
eux, les hébreux errèrent 40 ans dans le désert. Le
Psaume 106 qu’il cite introduit une idée plus
radicale encore : la médisance des hébreux sur la
- 87 -
terre d’Israël aurait amené Dieu à décider dès ce
moment là, de l’exil et la dispersion telle qu’elle
existe suite à la destruction romaine du deuxième
temple, plus de 1000 ans après. Ainsi, l’épisode des
explorateurs aurait eu des répercussions à très long
terme et aurait amplifié la dureté de la punition
divine déclenchée initialement pour une autre
raison. La médisance aurait ainsi des conséquences
directes à court terme mais également à moyen et
long terme de façon indirecte, en se greffant sur
une autre faute et en aggravant ses répercussions.
2) L’extension de la responsabilité
Cette question du temps dans les conséquences de
la médisance permet de définir plus précisément la
conception de Israël Méïr Kagan de la
responsabilité. Celle-ci doit être analysée sur deux
axes complémentaires : les générations successives
et la collectivité juive.
- 88 -
a) Responsabilité individuelle
L’élection signifie responsabilité, comme nous
l’avons vu. Celle-ci est d’abord individuelle, et les
fautes sont sanctionnées, dans la tradition
rabbinique, par l’accès ou non de chacun au
« monde à venir ». Il s’agit de la vie après la mort,
qui représente l’une des croyances fondamentales
du judaïsme. Le médisant sera sanctionné après sa
mort selon sa conduite.
Cet aspect de la responsabilité est mentionné par
Israël Méïr Kagan mais sans qu’il y mette l’accent,
par rapport aux autres aspects de la punition ou de
la récompense pour ses actes. Ceci est de toute
évidence un choix délibéré car on trouve une
sentence dans le Talmud qu’un érudit comme
Israël Méïr Kagan ne pouvait ignorer :
Rabbi Eléazar le Modaï dit : celui qui profane
les choses saintes, qui ne respecte pas les fêtes
- 89 -
religieuses, humilie son prochain en public
(Ha-malbin peney havero barabim),qui
refuse la circoncision (hamefer brito shel
Abraham avinou ‘’alav hashalom), qui donne
des interprétations de la Tora contraires à la
halakha (megalle panim ba-Tora she-lo ke-
halakha), même s’il tient dans sa main un
rouleau de la Tora (sepher Tora) et a à son
crédit de bonnes actions, il n’a pas part au
« monde à venir »41
Or, la définition que donne Meïr Kagan de la
médisance est justement « un propos qui humilie
son prochain en public ». Il ne fait malgré tout pas
le lien ici entre les deux explicitement et passe
rapidement sur cette question. La question de la
punition dans le « monde à venir » est un élément
mineur dans sa démarche de pensée. Il préfère
insister sur les conséquences historiques. En cela,
41 Traité des pères 3 : 11
- 90 -
Meïr Kagan se départit de la tradition du moussar
et en particulier d’un des textes fondateurs d’Israël
Salanter, « Epître du moussar » (Iggeret hamoussar)
publié en 1858, qui articule l’essentiel de son
discours moral autour de la question du châtiment
divin après la mort, et de la nécessité du respect
des lois éthiques pour le minimiser. Les premières
lignes du texte sont explicites à cet égard :
L’homme est libre par son imagination, et
contraint (assour) par sa raison. Son
imagination l’entraîne insidieusement sur la
voie de son désir, sans qu’il ne craigne le
futur inévitable, lorsque Dieu le punira pour
tous ses actes, et il sera châtié sévèrement,
sans que personne ne puisse se substituer à
lui. Lui seul récoltera le fruit de son péché.
Celui-là même qui a commis la transgression
et la faute, il en subira la punition.
- 91 -
Le ton de Israël Méïr Kagan est très différent, non
pas quant à la question de la punition divine pour
les fautes et la nécessaire « crainte des cieux » (yirat
shamaïm), mais quant à la façon dont justice sera
faite. Alors que Israël Salanter fait redouter le
jugement après la mort, Israël Méïr Kagan insiste
sur les conséquences sur l’avenir du peuple juif et
son bonheur futur. Alors qu’Israël Salanter
introduit des conceptions psychologiques dans les
questions de respect des lois éthiques, Israël Méïr
Kagan adopte un point davantage sociologique,
politique et historique. Il est plus concerné par les
équilibres à long terme et le devenir du peuple juif,
tel qu’il existe depuis la révélation du Sinaï.
Israël Méïr Kagan est beaucoup plus traditionnel
dans son argumentation qu’Israël Salanter, chez
qui l’influence de la psychologie et de la pédagogie
- 92 -
naissantes est manifeste42. Israël Méïr Kagan se
place d’un point de vue normatif, ce que ne fait pas
Israël Salanter. Ce dernier considère que la loi est
connue et explicite sans qu’il soit besoin de revenir
dessus. En revanche, il vise à obtenir le respect de
la halakha par tout juif et ainsi, propose un modèle
de fonctionnement du psychisme et des méthodes
d’éducation propres à obtenir l’obéissance à la loi
rabbinique. Israël Méïr Kagan s’inscrit en fait
davantage dans la lignée les ouvrages médiévaux
qu’il cite, tels que « Le livre des pieux » et « Les
portes du repentir ». 43
b) Responsabilité d’une génération à l’autre
La punition de la médisance qui survient dans
l’histoire, dans « ce monde-ci » pour reprendre
l’expression talmudique, est l’expression de la
42 Cf Immanuel Etkes, opus cité, pp 101-10543 Cf Immanuel Etkes, opus cité, pp 93-97 et en particulier p 96 pour la
question des différents styles d’ouvrages de Moussar depuis le moyen âge
- 93 -
punition collective, et surtout de la responsabilité
intergénérationnelles pour les fautes44.
La Bible est contradictoire sur ce point, puisque
l’idée d’une répercussion des actions des
générations antérieures sur la vie des enfants se
trouve dans Ex. 34,7 « Il sanctionne la faute des
pères sur les enfants. » et d’un autre coté, Deut.
24,16 dit : « les enfants ne mourront pas à cause des
pères. » Ce point a suscité de nombreux
commentaires visant à réconcilier les versets, de
source directement divine d’après la tradition
juive. Les rabbins du Talmud45 avancèrent des
explications sans conclure réellement, preuve de
l’embarras que cette opposition des versets a
toujours suscité et de l’impossibilité de fait de
44 La valeur d’un ancêtre profite également à ses descendants, mais il s’agit ici des conséquences des fautes.
45 Cf Berakhot 7a
- 94 -
résoudre de façon totalement satisfaisante une telle
question.
Ce problème n’est même pas sous-entendu ou
implicite chez Meïr Kagan, il va de soi pour lui, que
les fautes des pères se répercutent sur les enfants,
ou plutôt que le peuple d’Israël est redevable des
transgressions de ses ancêtres. Il bénéficie
également de ses bonnes actions ; ce thème est
également très présent dans la littérature
midrashique.
Il y eut en fait des Amoraïm qui tentèrent de
répondre à la question : « jusqu’à quand le
mérite des pères46 opéra-t-il ? »Certains
attribuent à Rabbi Hiyya l’opinion que le
bénéfice du mérite ancestral cessa sous le
règne de Yoahaz ; Samuel dit qu’il continua
jusqu’à l’époque d’Osée. Rabbi Yehoshoua
46 Abraham, Isaac et Jacob
- 95 -
ben Lévi dit « jusqu’aux jours d’Elie », et
Rabbi Yehoudah dit « jusqu’à l’époque
d’Hézéquias ». C’est le point de vue de Rav
Aha qui fut accepté, à savoir que « le mérite
des pères perdure à jamais, car « YHVH ton
Dieu est un Dieu miséricordieux… et Il
n’oubliera pas l’Alliance de tes pères » (Dt
4 :31) »47
Israël Méïr Kagan s’inscrit dans cette conception du
rapport à Dieu, notamment lorsqu’il affirme la
patience divine à l’égard d’Israël qui a abandonné
la Tora48.
c) Croyance en une liberté individuelle et un destin collectif
Pour la tradition juive, il existe une responsabilité
collective. La faute de certains entraîne le malheur
de tous. Cette vision n’est pas contradictoire avec
47 Ephraïm Urbach, opus cité, p. 52348 Cf supra, chapitre I
- 96 -
celle de l’autonomie ou de la responsabilité
individuelle. Elle ne fait que la compléter et se
surajoute. Cette notion de responsabilité collective
pose de nombreux problèmes moraux et logiques,
il n’empêche, elle est présente et développée dans
le Talmud puis les commentateurs rabbiniques
ultérieurs. Sur ce sujet, comme pour le précédent,
les rabbins du Talmud n’ont eu de cesse de tenter
de justifier ces conceptions extensives de la
responsabilité.
Le groupe social possède une identité et une
responsabilité propre indépendante, quoique
fortement liée, à celles de chacun de ses membres.
L’expression Klal Yisrael a pour fonction de
nommer l’ensemble des juifs au niveau symbolique
et en fait une entité propre, collectif des individus,
doté d’une personnalité propre.
Ainsi que le développe Ephraïm Urbach :
- 97 -
L’élection fut celle d’un peuple entier et
l’Alliance fut contractée à la condition que
les Israélites seraient garants les uns des
autres (Yisra’el Aravin ze la-ze)[…]
Israël est devenu une « nation une » en
vertu de l’Alliance, et nul ne peut se réjouir
lorsqu’une partie de la collectivité est châtiée
ou affligée, contrairement à ce qui se produit
parmi les autres peuples. Ces derniers, même
s’ils sont membres d’une même foi, n’est sont
pas moins divisés en nationalités dressées les
unes contre les autres.49
Cette responsabilité mutuelle entraîne le châtiment
collectif, sans qu’aucune protestation ne soit
possible
[…]car cette responsabilité collective ouvre
la possibilité de la réparation et garantit le
49 Opus cité pp 555-556
- 98 -
maintien de la relation particulière d’Israël à
son Dieu. [… ]La garantie mutuelle, qui
entraîne le châtiment sur la totalité du
peuple porteur de la responsabilité du péché,
implique aussi la garantie qu’Israël
retournera sur la voie de la rectitude et, du
même coup, est une assurance du retour de
la nation à son existence éternelle50.
Ainsi, Israël Méïr Kagan développe une vision
sociologique, voire anthropologique du judaïsme.
Pour lui, le peuple juif est un symboliquement et se
définit par rapport à une constitution, la Tora et
des ancêtres dont il descend en droite ligne : les
patriarches. Chaque membre du groupe, présent
ou passé, est susceptible de répondre des actes de
tout autre membre, présent ou passé.
50 Ephraïm Urbach, opus cité, p 557
- 99 -
3) La médisance altère le rapport à
Dieu
a) La médisance éloigne la protection divine
Médire ne fait pas que nuire à autrui. Elle n’est pas
uniquement une mauvaise manie dont il faut se
débarrasser. Israël Méïr Kagan y voit une violence
faite à autrui dans l’anonymat. Effectivement, la
médisance est agression, puisqu’elle est faite de
propos humiliants pour la personne visée.
L’humiliation s’en prend à l’être même d’autrui, à
sa dignité et sa personnalité. Critiquer des actes
permet de progresser. Il n’y a pas d’apprentissage
sans ce type de critique. En modifiant la façon de
faire, la critique n’a plus lieu d’être ; la critique peut
même être contestée et discutée. L’acte est sous la
responsabilité de celui qui agit, libre à lui de
refuser ou accepter la critique. Quelle que soit sont
attitude, son intégrité d’être humain est respectée.
En revanche, l’humiliation n’apprend rien. Elle
- 100 -
sabote les fondements mêmes de l’être et ne permet
pas le progrès. Il s’agit d’une agression d’autrui
avec la parole. La gravité de cette agression est
renforcée par l’anonymat, l’agresseur reste « dans
l’ombre » puisqu’il agit sans se faire connaître de la
victime, en son absence. L’agressé ne peut se
défendre, et l’agresseur n’est pas identifié comme
tel. Etre victime de médisance a ceci de terrible
qu’il est souvent impossible de connaître l’auteur
de l’agression. Il n’est pas présent, il n’y a pas
d’interlocuteur possible, le règne du « on dit sur toi
que » s’instaure. La médisance est une voix sans
sujet, qui pour cette raison se pare du vêtement de
l’objectivité. Puisque le propos n’a pas d’auteur
identifié avec certitude, il ne serait pas un point de
vue personnel sur une personne, mais un avis
partagé par beaucoup, donc d’autant plus vrai.
Après tout, « il n’y a pas de fumée sans feu », dit
une soi-disante sagesse populaire, qui, en
- 101 -
définitive, ne fait que présumer coupable un
accusé.
Pour ces raisons, Israël Méïr Kagan considère que
le médisant étant maudit, il ne reçoit plus les effets
bénéfiques de l’élection. Il est rejeté par Dieu, qui
ne le protège plus. Il n’attire plus le bon « influx »
divin sur lui, mais également sur l’ensemble de la
communauté. Cette bonne présence divine est
manifestée par la Shekhina, concept d’origine
talmudique. Quelles que soient les pérégrinations
du peuple juif, où qu’il soit dans le monde, Dieu est
près de lui au travers de la Shekhina. Elle n’est pas
le lieu où trouver Dieu mais sa présence manifeste
ou cachée. Dieu est incorporel ; une distance
incommensurable le sépare de la création et de
l’homme en particulier. Or Dieu est présent dans
l’histoire juive, il se cache et s’éloigne par moment,
mais il est derrière le cours des événements pour le
- 102 -
judaïsme à partir du Talmud. La Shekhina (de la
racine Shakhan : résider) comble ce vide et résout
cette question, en signifiant une émanation divine
bienfaisante. Le Midrash a toujours associé la
présence de la Shekhina avec le mérite individuel
et collectif. La médisance éloigne donc Dieu, c’est-
à-dire sa Shekhina, qui ne reviendrait qu’à la fin
des temps, lors de la Rédemption51.
b) La médisance comme négation du divin
Meïr Kagan poursuit en plaçant sur le même rang
le médisant, l’impie et celui qui est « sans foi ni
loi ». L’expression talmudique qui désigne une telle
personne : « Qopher ba-‘iqar », signifie littéralement
« le négateur de la racine ». Un médisant, de par sa
parole médisante rejette et refuse le divin en tant
que source de vie et d’action autant que de sens. Le
Qofer Ba-‘iqar est celui qui s’est coupé du monde
51 Cf Ephraïm Urbach, opus cité ; chapitre « La Chekhina »
- 103 -
de la Tora et des commandements, dans un
mouvement de refus de Dieu.
Dans cette optique, le médisant ne rejette pas Dieu
dans un mouvement intellectuel général, mais
considère qu’il n’y a pas de jugement de l’homme
ni du monde par Dieu. Le Qofer Ba-‘iqar ne
respecte pas les commandements vis-à-vis de son
prochain, il lui prête à intérêt, il le vole et il médit,
parce qu’il considère que Dieu ne le voit pas et
qu’il ne sera pas jugé pour ses actes. Cette personne
a rejoint les ennemis du judaïsme, les Apiqorsim –
hébraïsation du terme Epicurien, qui désigne les
philosophes grecs, en ce qu’ils nieraient que le
monde ait été créé et qu’il existe un jugement divin
après la mort.
- 104 -
IV.Chapitre 4 - Médisance et fonctionnement de l’univers
Et plus loin dans l’introduction du
présent ouvrage ainsi que dans le livre « La
préservation de la langue52 », nous avons
exposé toutes les paroles du Talmud, des
commentateurs et du saint Zohar qui
traitent de ce sujet. Qui s’en soucie et s’en
inspire pour son bien verra ses cheveux se
dresser sur sa tête au vu de la gravité de la
transgression. La raison de cette sévérité
systématique de la Tora à l’égard de cette
faute semble simple : elle réveille le grand
accusateur de la communauté d’Israël qui, à
cause d’elle, a tué énormément d’hommes
52 « La préservation de la langue » est le deuxième ouvrage de Israël Méïr Kagan qui traite du sujet de la médisance mais dans un contexte plus large en y incluant l’importance de l’étude de la Tora comme moyen de se corriger et progresser.
- 105 -
dans de nombreux états. Et c’est le propos du
saint Zohar, section Peqoudey (p 264) : « Il y
a un esprit dédié à la médisance. Dès que les
hommes commencent à médire, le mauvais
esprit impur d’en haut, appelé Sakhsoukha,
se met en branle. Il porte son attention à
l’agitation de médisance que les hommes ont
laissé aller, et cause, par cette activité de
médisance, la mort et la tuerie dans le
monde. Malheur à ceux qui réveillent ce
Mauvais Coté et ne surveillent ni leur
bouche ni leur langue, et n’ont pas de crainte
en la matière. Ils ne savent pas que
l’agitation en bas conditionne l’agitation en
haut, bonne ou mauvaise... Tous [les
serpents d’en bas] médisent sur le monde,
pour agiter le grand serpent et le faire médire
sur le monde53. Tout ceci est provoqué par 53 Dans la pensée symbolique juive, le serpent incarne la corruption de
l'homme et cause sa perte. Le Zohar voit le monde divin composé de
- 106 -
l’agitation de la médisance qui se produit en
bas. » Et nous pouvons dire que telle est
l’intention de la guemara du traité
talmudique Arakhin mentionnée ci-dessus :
toute personne qui fait de la médisance fait
monter ses transgressions jusqu’aux cieux
ainsi qu’il est dit ( Ps. 73, 9) : « Ils mettent
leurs bouches dans les cieux, et leurs langues
vont sur la terre. » Ce qui signifie, que certes
sa langue va sur la terre, mais sa bouche
repose dans les cieux54. Et ainsi, on trouve
dans le Tana devei Eliyahou (ch. 18) que la
médisance exprimée monte jusque tout
créatures bienfaisantes et néfastes. Elles ont l'oreille de Dieu et influent sur ses décisions en défendant ou en accusant les hommes. Différentes créatures servent de relais entre le monde des hommes et le monde divin, selon une hiérarchie que le Zohar détaille. Ici, les serpents d'en bas sont proches des hommes. Chaque serpent s'agite en fonction des propos d'un certain nombre d'êtres humains. Leur agitation trouve un relais auprès du Grand Serpent qui est dans un monde supérieur. A son tour, il médit sur le monde dans son ensemble auprès de Dieu et entraîne ainsi la punition divine. Pour une introduction au Zohar, lire Gershom Scholem ; opus cité ; pp. 221 - 260
54 La parole est prononcée entre les humains, mais la bouche, en tant qu'organe de parole a une dimension divine et une proximité avec Dieu.
- 107 -
contre le Trône de Gloire. Il est donc possible
de saisir l’importance de la destruction que
provoquent les maîtres en médisance55
(ba’aley halashone) au sein de la
communauté d’Israël.
Une raison supplémentaire de
l’importance du dommage commis par
l’intermédiaire de cette faute, vient du fait
que l’homme corrompt, par des propos
interdits, l’ensemble de ce qu’il dit. Après
cela, il empêche toute parole sainte qu’il
prononce de monter vers les mondes
supérieurs. Et telle est la parole du saint
Zohar (section Pequoudei) : « et de ce
mauvais esprit dépendent plusieurs
tisserands (en araméen : gardinin), qui sont
en charge de fusionner le mauvais mot ou un
55 Une personne qui fait de la médisance une habitude et un trait de comportement est appelé dans le talmud et la suite de l'ouvrage un maître en médisance.
- 108 -
mot impur qui sort de la bouche d’un homme
et les mots saints que celui ci prononce
ensuite, malheur à eux et malheur à leur
vies. Malheur à eux en ce monde et malheur
à eux dans le monde à venir ! Car ces
mauvais esprits prennent le mot impur, et
lorsque l’homme prononce des mots saints, le
mauvais esprit place les mots impurs d’abord
et pollue le mot saint, et cette personne n’en
retire aucun mérite, et la force de sainteté est
comme affaiblie. » N’apparaît il pas
clairement du saint Zohar que toutes les
paroles de Tora et notre prière se tiennent
dans l’espace des cieux sans monter jusqu’au
monde supérieur et qu’elles ne nous sont
d’aucune aide pour la venue du Messie, ainsi
qu’il ressort de tout cela56. 56 Dans la tradition rabbinique, Dieu écoute les paroles et prières des hommes
et décide de les agréer ou non. Même si Dieu a promis la venue du Messie et la réalisation des temps messianiques, le moment de réalisation de cette promesse est de son seul ressort et jugement. Prier n'est pas en soi suffisant.
- 109 -
Et lorsque l’on approfondit le sujet, on
trouve encore davantage : non seulement
cette faute est criminelle en elle-même ainsi
qu’il est rappelé plus haut, mais elle accroît
également la corruption de tous les mondes57.
Elle obscurcit et réduit leur lumière par
l’habitude qu’ont tant d’hommes de la
répéter plusieurs centaines de milliers de fois
au cours de leur vie. En effet, même une
petite faute lorsqu’elle est multipliée de
nombreuses fois devient en fin de compte
comme les traits d’un chariot ainsi que le crie
Isaïe (Is 5, 18) : « Malheur à ceux qui tirent
la transgression avec les câbles du mal et le
péché comme avec les traits d’une voiture »,
et cela ressemble aux fils de soie lorsqu’ils
sont multipliés plusieurs centaines de fois. Il
en est exactement de même avec cette faute, 57 C'est à dire le monde terrestre et tous les mondes supérieurs jusqu'au au
monde où réside Dieu.
- 110 -
qui est aggravée ainsi jusqu’à devenir très
lourde. Et de très nombreux hommes ont
l’habitude de transgresser cet interdit
plusieurs milliers de fois au cours de leur vie,
et ils refusent le principe de s’en préserver.
Sans aucun doute, les dégâts dans le monde
d’en haut sont sans limite.
L’auteur poursuit son analyse par l’explicitation de
la manière dont la médisance se traduit en
conséquences pour le peuple juif. En effet, le
passage de la parole à des conséquences
historiques n’est pas immédiat.
1) La médisance comme processus
La conception de l’univers dont il s’agit, est héritée
de la mystique du Zohar et de la cabale
lourianique. La Cabale constitue une littérature
parallèle à toute la littérature rabbinique halakhique.
Elle est foisonnante et multiple ainsi que l’a montré
- 111 -
Gershom Scholem au travers de ses recherches. Il
n’existe pas une mais des mystiques juives58.
La cabale offre une cosmologie en répondant à des
questions qui ne pouvaient être traitées de manière
satisfaisante dans le cadre strict des conceptions
monothéistes juives. La Bible donne l’histoire du
peuple juif, et surtout, permet de le constituer en
tant que peuple autour d’une colonne vertébrale :
la Tora. Malgré tout, le texte biblique est
extrêmement sibyllin en ce qui concerne le
fonctionnement de l’univers, la façon dont Dieu
interagit avec sa création, l’existence du mal et de la
souffrance, etc. or analyser la médisance oblige à
poser ces questions.
Dès lors que la médisance a les impacts décrits plus
hauts, Israël Méïr Kagan se trouve face à la
58 Pour un traitement plus approfondi de ces questions voir « Les grands courants de la mystique juive » Gerschom Sholem.
- 112 -
question des processus déclenchés par la
médisance, et qui aboutissent aux conséquences
catastrophiques décrites. La médisance relève du
domaine de la conversation. Elle n’est faite que de
paroles. Malgré cela, elle serait la cause de
catastrophes terribles et orienterait le cours de
l’histoire. Comment expliquer ce pouvoir ?
Comment articuler cela avec la conception
monothéiste ? Comment Dieu, transcendant
absolument, agit il sur le monde ? Comment la
médisance agit-elle sur lui ?
Pour répondre à ces questions, Israël Méïr Kagan
considère la médisance comme un événement qui
déclenche une série d’actions dans le temps, qui
donnent elles même un résultat. Tel est d’une
manière plus générale, sa conception du
fonctionnement de la création. Le texte du Zohar
- 113 -
donné en référence exprime cette idée dans le
langage de la mystique juive.
2) Cabale et structure du monde
Entre le monde des cieux et la création matérielle,
la mystique juive a conçu des mondes
intermédiaires. Ceux-ci sont peuplés de créatures,
au premier rang desquelles figurent les anges et les
démons59. Ces créatures sont entre autres, des voix
qui influent sur les décisions divines, ou plutôt qui
rapportent, questionnent, et accusent dans le cas du
satan. En effet, la racine hébraïque STN signifie
accuser. Un tribunal céleste se tient en permanence
afin de juger les hommes, et toutes les créatures. Le
juge n’est autre que Dieu lui-même. Les avocats,
témoins et parties civiles sont les créatures célestes
qui peuplent les mondes intermédiaires. Le
plaignant, qui peut se défendre et se faire entendre,
59 Cf Epharïm Urbach opus cité – pp. 145 – 192
- 114 -
n’est autre que l’homme lui-même. La médisance
ici bas agite, selon le Zohar, un esprit en haut : le
grand accusateur, ce qui provoque la mort et la
destruction chez les hommes.
La symbolique est précise et chaque personnage
représente une étape du processus qui commence
avec la médisance et s’achève en catastrophe. Le
serpent symbolise la mort et sa venue, le récit de la
faute d’Adam et Eve dans la Genèse en témoigne. Il
représente également la souillure et la déchéance
humaine, ainsi que le rappelle Israël Méïr Kagan
dans la suite du texte. Qu’il soit associé aux
conséquences de la médisance est cohérent. Dans la
Bible hébraïque et sa lecture juive, il pervertit la
vision des choses et entraîne indirectement la
déchéance, la destruction. En cela, Israël Méïr
Kagan s’inscrit dans la tradition ésotérique juive
telle que l’a décrite Charles Mopsick :
- 115 -
A travers l’efficacité des observances
religieuses sur le monde divin, celui ci
n’apparaît plus comme une structure figée
mais comme un système relationnel
interactif dont le dynamisme est réglé par les
actes des hommes.60
Ces interactions sont complexes, le processus n’est
pas déclenché par une seule parole médisante mais
par leur multiplication. Par ailleurs, la médisance
perturbe et modifie tout l’équilibre de la société, y
compris dans son cours historique et son
développement, avec toujours une dimension
collective et temporelle primordiale. Ce processus
est malgré tout « commandable », pour utiliser un
terme utilisé en ingénierie des systèmes et
d’automatique. Le résultat du processus peut être
contrôlé par l’homme, via le contrôle de ses propos.
Chaque être humain ne contrôle pas chacun des 60 Charles Mopsick « Les grands textes de la cabale – les rites qui font Dieu »
Ed. Verdier - Lagrasse 1993 ; p 11
- 116 -
éléments du système dont il fait partie, malgré tout,
il agit et réagit avec eux, avec des conséquences.
L’éthique serait, dans cette optique, le moyen de
garantir que le système ne va pas détruire ses
propres éléments, les êtres humains.
Cette conception est traditionnellement qualifié de
théurgique, et s’écarte radicalement de la
philosophie moderne de la raison. La
condamnation de Kant à ce sujet est sans
ambiguïté :
La théurgie est cette folie mystique qui se
figure avoir le sentiment d’êtres supra-
sensibles et de pouvoir agir sur eux.61
Il n’est pas étonnant que, d’une part les premiers
lecteurs modernes des textes de la cabale les aient
considérés comme un fatras d’élucubrations sans
intérêt, et que d’autre part, la tradition juive
61 Critique du jugement, Vrin, Paris 1952
- 117 -
orthodoxe nourrie des textes cabalistiques ait
superbement ignoré la philosophie.
3) La communication entre les
mondes
Israël Méïr Kagan voit des effets supplémentaires à
la médisance, qui altère la qualité du lien entre les
hommes et Dieu. La médisance a les impacts sur
l’histoire juive détaillés ci-dessus, mais pas
seulement, elle empêche la bonne circulation des
flux dans les deux sens. L’impact négatif sur la
liaison dans le sens de Dieu vers les hommes a été
mentionné par Israël Méïr Kagan plus haut. Il s’agit
maintenant de voir que l’altération porte également
sur les communications qui vont des hommes vers
Dieu. La médisance empêche la prière d’être
entendue et corrompt les propos saints, et les
souille avec les paroles impures, tel est le propos
du Zohar.
- 118 -
Enfin, les mondes intermédiaires sont obscurcis. Il
s’agit ici d’une référence à la tradition cabalistique
qui considère que les transgressions des juifs
affaiblissent les mondes intermédiaires entre celui
dans lequel il vit et celui de Dieu. L’ensemble du
cosmos, y compris les différents mondes qui le
composent, aspire à extraire le mal du monde. Pour
cela, le peuple juif a pour fonction de renforcer les
mondes intermédiaires par sa prière et ses actions.
La médisance pollue l’action des israélites et par
conséquent, affaiblit les mondes immédiatement
supérieurs, première étape vers l’infini divin62.
Charles Mopsick a donné une description précise et
détaillée de ces processus et leurs variantes au sein
des différentes écoles de la cabale.
Si Israël Méïr Kagan fait abondamment référence
aux sources cabalistiques, son objectif est
62 cf Charles Mopsick – opus cité – et en particulier la p. 251
- 119 -
d’enrichir les conceptions mystiques en insistant
sur la médisance, chose que n’ont pas fait – pour
autant que je sache – ses prédécesseurs. La cabale
théurgique insistait surtout sur la prière
quotidienne et plus généralement sur les bonnes
actions en général. Israël Méïr Kagan effectue un
tournant en considérant la médisance comme un
paramètre régulateur de la communication avec les
mondes supérieurs. Il s’agit là d’une vision
originale et personnelle de la structure du cosmos.
Elle ne remet certes pas en cause les conceptions
classiques de la cabale quant à la nécessité de la
prière et des mitsvot pour finir l’œuvre divine,
mais elle ajoute une dimension supplémentaire,
celle de la qualité et la fluidité des voies de
communication avec les sphères célestes qui
dépend de la qualité des propos prononcés par les
juifs.
- 120 -
V. Chapitre 5 - Réfutation d’une objection éventuelle
Et j’ai conclu que beaucoup d’hommes
ignoraient en fait cet interdit. J’y ai vu
plusieurs causes, pour la multitude d’une
part et pour les hommes instruits d’autre
part. La multitude ne sait pas en général
qu’il est interdit de tenir des propos
médisants même véridiques, et les maîtres de
Tora – même ceux à qui cela a été expliqué et
démontré63 que la médisance, même vraie, est
interdite – il y en a que le mauvais
penchant64 a fourvoyé. Le mauvais penchant
63 Pour la tradition talmudique, démontré signifie déduit de l'enseignement et la législation rabbinique selon des principes exégétiques spécifiques.
64 Le conflit moral est symbolisé comme la lutte, au sein de chacun, entre le bon penchant et le mauvais penchant. Le mauvais penchant tente l'humain et l'incite à commettre le mal. Il est au pouvoir de chacun de lutter contre ce mauvais penchant et de ne pas se laisser dominer par lui. Cf Ephraïm Urbach « les Sages d'Israël - jugement de l'homme et jugement du monde » pp 489 - 500
- 121 -
et ses idées influencent et soufflent, à celui
qui est en train de considérer l’homme
prononçant des flatteries sur autrui, que
c’est une obligation (mitzva) de corriger les
hypocrites et les méchants. Et parfois il lui
dit : Untel n’est -il pas le roi de la dispute
(mahloquet) et n’est -il pas permis d’être
médisant à son égard ? Parfois il néglige
l’avertissement d’autrui, voire celui de son
Maître65 et, sous le coup de la colère, il se
laisse aller à prononcer des propos médisants
que lui dévoile le mauvais penchant (cf
Principes 2, 3 et 8). Parfois, il est imprudent
dans la nature de son propos et considère que
celui-ci ne rentre pas dans la catégorie de la
médisance. C’est par exemple le cas pour
beaucoup d’hommes qui ont l’habitude, entre
65 Tout juif doit, selon la tradition rabbinique, « se faire un maître spirituel », dont il choisit de suivre l'enseignement et les conseils (Talmud, « Chapitres des Pères » ; 1, 6 )
- 122 -
autres nombreuses transgressions, de médire
de quelqu’un qui n’est pas un sage66. Nous
expliquons cela plus bas dans la partie
« Principes 5 ».
Pour résumer la chose, le mauvais
penchant agit d’une de deux façons, ou bien
il suggère que ce propos ne rentre pas dans la
catégorie de la médisance, ou bien que pour
une personne comme celle-là, la Tora ne
nous a pas interdit la médisance.
Et si le mauvais penchant voit qu’il
n’arrive pas à triompher de l’homme en la
matière, il le trompe par invalidation de
l’interdit. Il durcit l’interdit de médisance
jusqu’à ce qu’il semble à l’homme que tout
relève de la médisance et dès lors, il devient
impossible de vivre une vie normale en la
matière sauf à se retirer complètement des 66 Le sage est l'homme le plus digne de respect et un modèle pour ses
semblables.
- 123 -
affaires du monde. C’est comme la
diffamation du rusé serpent qui dit (Gen 3:1)
: « Est-il vrai que Dieu vous a dit : Vous ne
mangerez rien de tous67 les arbres du
jardin ? »
En outre, beaucoup d’hommes ignorent
totalement qu’il est interdit d’accepter
d’écouter la médisance et même seulement
d’y croire en son for intérieur, sauf dans les
cas où la prudence s’impose68. Beaucoup
d’autres sujets vont avec celui-ci à propos de
l’acceptation de la médisance et du ragot. Il
m’est impossible de les expliquer ici. Par
ailleurs, on ne sait pas comment redresser le
propos si on a transgressé l’interdit de
67 Afin de tromper Eve, puis Adam, le serpent durcit l'interdit divin en l'étendant à tous les arbres du jardin d'Eden alors que celui ci ne porte que sur les fruits de l'arbre de la connaissance du bien et du mal.
68 Ainsi, il peut être licite de tenir ou d'écouter des propos médisants portant sur une personne avec laquelle on est en affaire, afin de se protéger de toute malhonnêteté éventuelle.
- 124 -
prononcer des paroles médisantes et des
ragots, ainsi que de les écouter.
Et à coté de ces raisons, le sujet s’aggrave
lorsque, de lui-même, l’homme est habitué à
parler avant de réfléchir et de ne pas tourner
5 fois la langue dans sa bouche, au risque que
son propos rentre dans une catégorie de la
médisance. D’ailleurs, nous nous sommes
tellement habitués à cette faute parmi toutes
nos nombreuses transgressions, qu’à cause
de cela, aux yeux de beaucoup d’hommes,
une telle parole n’est pas du tout considérée
comme une faute, même si on a dit quelque
chose qui ressemble en tout à de la médisance
et à du complet ragot. Par exemple, celui qui
dit du mal de son prochain et l’accuse en fin
de compte en lui faisant honte, lorsque un
autre lui demande : pourquoi as tu tenu ces
propos médisants et ces ragots ? Il
- 125 -
considèrera en son for intérieur qu’il s’est
comporté en juste et en pieux (tzadik
vehassid)69, et n’acceptera pas du tout ces
remontrances alors ce dernier voit que cette
parole constitue une manière d’agir
irresponsable, parmi nos fautes nombreuses.
Toutes ces raisons s’expliquent par le fait
que la question de la médisance et du ragot
n’est pas traitée en un seul endroit, où
seraient expliquées la nature et les questions
dans leur généralité ainsi que leurs détails,
mais elles sont dispersées dans le Talmud et
les premiers rabbins médiévaux ; même
Maïmonide dans le chapitre 7 des « lois sur
les opinions » (hilkhot deot)70 et notre maître
Yona de Gérone dans « Les portes de la 69 Le juste possède un sens de la justice exceptionnel, tandis que le pieux va au-
delà de la lettre de la loi. Ces deux qualificatifs constituent l'idéal de personnalité dans le judaïsme. (Cf Immanuel Etkes « Rabbi Israel Salanter and the Mussar movement » p 20.) Mais la volonté de réaliser cet idéal peut se révéler exagérée et inappropiée comme le pense ici le médisant repris.
70 Section de son code législatif monumental « Mishne Tora »
- 126 -
repentance », qui ont été pour nous une voie
exploratoire pour cette question, ont été
extrêmement brefs à la façon des premiers
rabbins médiévaux et il y a aussi beaucoup
de lois qui ne rentrent pas dans leur propos,
comme le verra le lecteur dans le présent
ouvrage.
Pour cette raison, j’ai rassemblé mes
forces et mon courage, et me suis engagé avec
l’aide de Dieu béni soit il, qui accorde à
l’homme la connaissance. J’ai réuni toutes les
lois sur la médisance et le ragot en un livre ;
je les ai puisées dans tous les passages qui les
expliquent dans le Talmud et les
décisionnaires, ainsi que dans le détail de
Maïmonide et de Moïse de Coucy71 et « Les
portes de la repentance » de Rabbeinou Yona
de Gerone de mémoires bénies, car ils ont 71 Auteur de l’ouvrage « Sefer Mitzvot HaGadol », « Grand livre des
commandements », France, XIIIème
- 127 -
éclairé pour nous les questions concernant
cette législation. J’ai également puisé des lois
que j’ai trouvées dans les responsa de Joseph
Qaro et les principales responsa qui se
rapportent à ce sujet. […]
1) Raisons de la légèreté constatée en
matière de médisance
Une objection aux thèses développées par Israël
Méïr Kagan peut être émise ; si la médisance est
grave à ce point, pourquoi est elle si répandue ? Par
ailleurs, les rabbins n’ont eu de cesse, depuis
l’époque de la Michna, de scruter, analyser,
discuter, approfondir les obligations et interdits. La
Michna a été compilée entre le 1er et le 2ème siècle de
l’EC, il s’est donc écoulé 1700 ans avant que Israël
Méïr Kagan souligne la centralité et l’importance
des interdits relatifs à la médisance. Comment a-t-il
pu être négligé à ce point, tant par les rabbins que
- 128 -
la majorité des juifs ? L’importance de la médisance
serait elle réellement celle que lui donne Israël Méïr
Kagan ?
2) Réfutation de l’objection
La première cause résiderait dans la nature de
l’humain, d’une prédisposition à la médisance,
sorte de penchant psychologique à parler d’autrui
sans se soucier du tort éventuel que cela pourrait
causer. Il s’agirait alors d’une inconséquence et une
légèreté dans le propos, considéré abusivement
comme innocent et sans conséquence.
Israël Méïr Kagan distingue deux cas, selon qu’il
s’agit de gens ignorants des textes classiques, ou
d’érudits. Ceux qui ignorent les textes et la loi juive
ne le savent tout simplement pas, car l’accent est
souvent mis sur différents aspects mais pas sur la
médisance. Au-delà du cadre de la loi juive, qui
envisage réellement la question de la médisance - 129 -
comme un problème clé de l’éthique ? De plus,
rares sont ceux qui conçoivent qu’écouter des
propos médisants l’est également et doit être
proscrit.
La médisance chez les érudits et savants relève
d’un autre problème. Persuadés que médire d’un
ignare, d’une personne peu vertueuse, n’est pas
critiquable, ils s’y laissent aller. Dans cet esprit, la
médisance ne serait condamnable que lorsqu’elle
vise à une personne vertueuse. La vertu ou
l’intelligence d’une personne n’entre pas en ligne
de compte. Ce serait introduire des différences de
droits entre les humains, entre ceux qui sont dignes
de respect et ceux qui ne le sont pas. Il y a là
mécompréhension de l’interdit, inconditionnel
dans tous les cas de figure, quelle que soit la
personne. De plus, considérer que la médisance est
- 130 -
un moyen d’éduquer est une erreur, ainsi que nous
l’avons déjà vu plus haut.
Enfin, la dernière raison qui expliquerait la
négligence est purement technique : le sujet n’est
pas traité en seul endroit dans le Talmud, ni de
façon exhaustive par les très grands codificateurs
de la loi qui ont précédé Israël Méïr Kagan. Ce
point est indiscutable. Un juif observant suit un
code de loi entériné par la tradition rabbinique. Dès
lors que ceux-ci ne mentionnent le sujet que de
façon épisodique et lapidaire, ils n’y apporteront
pas une attention considérable et ne le mettront pas
au premier rang des obligations à respecter.
- 131 -
VI.Chapitre 6 - Médisance et interdits de la loi juive
Introduction aux loisAvec l’amour de Dieu, que soit béni son
peuple Israël. De plus, Dieu désire
ardemment le bien de chacun, au point qu’il
les appelle des noms de « fils » et « part de
l’Eternel » et « héritage ». Plusieurs noms
affectueux nous apprennent la grandeur de
son amour pour Israël, ainsi qu’il est dit
(Malachie 1,2) : « Je vous ai aimé, dit
l’Eternel etc. ». C’est pourquoi, on doit éviter
les mauvais comportements et en particulier
la médisance et le ragot car ils mènent les
hommes à la querelle et au conflit. Combien
de fois cela a-t il mené au meurtre, ainsi que
l’écrit Maïmonide dans « lois sur les
- 132 -
opinions » (hilkhot deot)72 (chap. 7, loi 1) :
« bien qu’il n’y ait pas de punition liée à cet
interdit, c’est un grand péché qui a entraîné
la perte de nombreuses vies au sein
d’Israël », pour cela il s’appuie sur (Lev
19 :16) « Tu ne resteras pas indifférent au
sang de ton prochain ». Va et apprend ce qui
est arrivé à Doeg l’Iduméen et à Nob la ville
des prêtres (Sam. I, 22 )73. De plus, de
nombreux maux terribles sont advenus en
raison de cette attitude ignominieuse. Ainsi,
il est connu que le péché du serpent fut, à la
base, la médisance tenue sur le Saint Béni
72 Cf note 6973 Le roi Saül, jaloux du succès de David alors son serviteur, avait décidé sa
perte. David, après avoir échappé de peu à la lance de Saül, fuit la cour. Il obtint du pain et une épée à Nob, chez le prêtre Ahimélec sans que ce dernier ne sache rien de la querelle entre Saül et David. Le roi Saül, parti à la poursuite de David, apprit de la bouche de Doëg l'Iduméen, que David avait obtenu du pain et une épée. Saül en conclut abusivement à une alliance entre David et Ahimélec contre lui ; Ahimélec, sa famille ainsi que tout Nob, la ville des prêtres, soit 85 hommes et leurs familles furent tués par Saül (I Sam 22 : 18 – 20). Même s'il n'a pas menti, Doëg a médi en rapportant à Saül ce qu'il a vu de l'entrevue entre David et Ahimélec. Ce fut la cause de la mort des prêtres de Nob, pourtant innocents, et de leurs familles.
- 133 -
Soit il, ainsi qu’il est dit (Genèse Raba
19 :4) : « De cet arbre Dieu a mangé et il a
créé le monde, et de la sorte le serpent a
séduit Eve »74, de la façon dont l’ont décrite
les Rabbins du Talmud (traité Shabbat
146a) : « Le serpent vint vers Eve, eut une
relation sexuelle et la souilla, c’est ce qui créa
l’union prohibée. Cela entraîna également la
mort pour l’ensemble du monde, ceci c’est le
meurtre. 75» Cela amena, chez le premier
homme et Eve, la transgression de la volonté
du Saint Béni Soit il. De toute façon, celui
qui médit contribue par son comportement à
la destruction de la création76. De plus, la
principale raison de l’exil d’Israël en Egypte 74 Le midrach rabba commente ici Gen. 3 : 4-5 et en particulier ce que dit le
serpent à Eve : « vous serez comme Dieu ».75 Les seules fautes qui méritent la mort indiscutablement, dans le droit
talmudique, sont : le meurtre, l'union sexuelle prohibée et l'idolâtrie. Suite à la faute d'Adam et Eve, Dieu les condamne à mort, or la faute relatée par le texte biblique ne justifie pas une condamnation à mort, ni la haine promise par Dieu entre le serpent et les hommes ; aussi le Talmud « complète » le texte biblique, afin de lui rendre toute sa cohérence et sa logique intrinsèque.
- 134 -
fut a priori celle-là, comme il est dit
(Gen.37 :2) : « Joseph allait rapportant leurs
calomnies à leur père ». A cause de cela, la
punition du ciel fut de même nature (mida
bemida) et le peuple d’Israël fut livré en
esclavage. En effet, il est dit qu’ils appelaient
leurs frères esclaves ainsi qu’il est expliqué
dans le midrash (Genèse Rabba ch. 4,7) et
dans le Talmud de Jérusalem au traité Pea
(ch. 1, loi 1). Par ailleurs, il y avait une
raison qui autorisait la médisance de Joseph
ainsi que l’expliquent les commentateurs.
Avec tout cela, vois que l’autorisation ne lui77
76 Cet épisode constitue une régression dans l'ordre de la création. Pour la tradition juive, le refus d'Adam et Eve d'écouter et respecter la parole divine sont la cause de cette déchéance. Dans la tradition cabalistique, et en particulier celle d'Isaac Louria, dont Israel Méir s'inspire, il est de la responsabilité de chaque être humain de, non seulement, ne pas continuer à faire régresser la création, mais surtout l'améliorer et la parachever. Dieu ne peut le faire seul, sans l'aide de l'homme. La faute d'Adam et Eve étant une faute de médisance, cet épisode est l'archétype de l'impact négatif de la médisance sur la création. cf Gershom Scholem – « Les grands courants de la mystique juive », pp 291 sq. et en particulier 297 – 299.
77 Il s'agit de Joseph
- 135 -
a été d’aucune utilité. Notre exil présent
trouve sa source uniquement dans ce qu’ont
fait les explorateurs78, ainsi qu’il est écrit
(Ps. 106 : 26 – 27) : « Et il a levé la main
sur eux afin de les faire mourir dans le
désert, de rejeter leurs descendants parmi les
nations et les disperser dans leurs pays » et
c’est l’explication de Rachi sur ce passage,
conforme à ce qu’a écrit Nahmanide sur
l’épisode des explorateurs dans le
Pentateuque (Nbr 14 : 1)79 ; il est dit dans le
traité talmudique Arakhin que le fondement
de la faute des explorateurs fut la médisance
car ils ont prononcé des calomnies sur la
terre d’Israël. Et parce qu’ils ont versé des
larmes gratuites, ils furent condamnés aux
larmes des générations futures. Egalement,
78 Cf note 3979 idem
- 136 -
combien de maux innombrables nous ont été
amenés par ce péché très grave, car tous les
sages d’Israël qui furent tués au temps de
Shimon ben Shetah, beau-frère de Ianaï le
roi, le furent à cause de Ianaï, mais tout
autant à cause des ragots, ainsi que c’est
expliqué dans le traité talmudique Qidoushin
(p.66), s’y reporter. L’assassinat du Tana
Rabbi Eliezer haModaï, qui fut aussi la cause
de la destruction de Betar, fut causé par le
ragot qu’ils avaient prononcé devant Ben
Koziba80, ainsi que c’est expliqué dans
Lamentations Rabba (ch. 2, 4).
Et à cause de l’importance des maux que
l’on trouve dans cette disposition ignoble, la
Tora nous met tout particulièrement en
garde contre cela dans l’interdit « ne va pas
colportant le ragot etc. » (Lev 19, 16) ainsi 80 En 132 EC, les juifs se révoltèrent contre les romains avec à leur tête Simon
Bar Kokhba, ou Ben Koziba. La répression romaine fut terrible.
- 137 -
que je l’explique plus bas. Néanmoins, ce
n’est pas du même ordre que la colère, la
cruauté et le cynisme et les autres
dispositions mauvaises bien qu’elles aussi
pervertissent la pureté de l’âme et sa forme.
La Tora fait aussi allusion à elles à plusieurs
reprises ainsi que l’expliquent les Rabbins du
Talmud. Comme pour elles, il n’existe pas au
sujet de la médisance et du ragot d’interdit
explicite dans les 613 commandements81.
De plus, la raison de la mise en garde de
la Tora sur ce sujet de la médisance semble
simple. En effet, si nous analysons avec
sincérité cet ensemble de commandements
concernant la médisance et le ragot, on se
rend compte que, en peu de lois, sont réunis
tous les interdits et commandements positifs
que l’on peut trouver concernant la relation
81 Cf note 6.
- 138 -
entre l’homme et son prochain82, et beaucoup
de ceux entre l’homme et Dieu, ainsi que ce
sera expliqué, si Dieu veut. C’est pourquoi la
Tora nous a mis en garde explicitement, afin
que nous ne soyons pas pris dans ce piège du
mal. Et dans le futur, j’expliquerai cela avec
l’aide de Dieu, qu’il soit béni, et on en tirera
au passage un grand profit pour de
nombreuses autres lois. De même, peut être
par ce moyen, sera vaincue la pulsion, au vu
de la grandeur du trouble et de la confusion
engendrée par la parole. Cela, je le
commencerai pour l’homme pieux avec l’aide
du miséricordieux.
En premier lieu, il est nécessaire de
connaître les catégories de ces lois, car la
médisance et le ragot sont interdits même
s’ils sont vrais, comme il sera expliqué plus 82 La tradition rabbinique classe les commandements en deux catégories : ceux
vis à vis de Dieu et ceux vis à vis de son prochain.
- 139 -
bas, si Dieu veut, d’après tous les versets ; (la
médisance se produit lorsque l’on tient des
propos faisant honte à son prochain, et le
ragot lorsque l’on répète ce qu’a dit une
personne sur son prochain en mal ou ce qu’il
lui a fait de mal). De plus, il est interdit de
médire et de ragoter aussi bien en présence
qu’en dehors de la présence de l’intéressé.
Par ailleurs, écouter par accident le propos
médisant ou le ragot d’autrui, en y accordant
crédit en son for intérieur, même sans le
conforter par sa parole, rend le Nom de Dieu
vain accidentellement et celui qui se trouve
dans ce cas transgresse l’interdit (Ex. 23:1)
de « ne pas rendre mon nom vain »83. Pour
chacun de ces cas généraux, il y a des racines
et des ramifications comme dans toutes les
83 Par souci de meilleure compréhension du texte, la traduction du verset est ici littérale. Celui-ci est plus généralement traduit par « tu ne prononceras pas mon nom en vain ».
- 140 -
autres parties de la Loi. Dieu nous fera
triompher par sa connaissance sur les
ignares.
1) De l’obligation de ne pas médire
Les lois de la médisance ont été, jusqu’ici, mises en
regard des questions de la rédemption et de
l’équilibre de la création dans son ensemble. Il
s’agit d’impacts indirects à moyen ou long terme.
Indirects car la médisance fait agir d’autres parties
prenantes de la création, qui agissent sur le bien
être des juifs en général. Ces arguments sont à
même de convaincre tout être en tant que membre
d’un groupe, qui considère qu’il est dans son
intérêt d’agir dans l’intérêt du groupe. Une telle
hypothèse n’est pas nécessairement remplie. Ce
qui est vrai pour la majorité ne l’est pas pour
chacun des membres.
- 141 -
Comment montrer, pour quiconque pense ainsi,
qu’il doit lui aussi, respecter les interdits de
médisance et s’y conformer ? Pour répondre à une
telle question, une autre approche est nécessaire,
plus psychologique, plus directement causale, et en
phase avec l’obligation faite à tout juif de respecter
les mitsvot. D’un point de vue strictement
halakhique, il n’est pas obligatoire d’adhérer au
point de vue exposé par Israël Méïr Kagan dans
l’introduction, ni à ses conceptions kabbalistes.
Celles–ci entraînent le lecteur dans des contrées ou
peu de juifs osaient s’aventurer à l’époque de la
publication de l’ouvrage. Si la cabale fait l’objet
depuis quelques années d’une vulgarisation
certaine, et parfois outrancière de par les
simplifications qu’elle opère au point de la vider de
son contenu, et d’une grande popularité auprès
d’un large public, ce n’était pas le cas à l’époque,
bien au contraire. L’accès à la cabale était le fait
- 142 -
d’érudits maîtrisant le Talmud et les commentaires
bibliques. Tout juif n’était pas à même de
comprendre, ni d’adhérer à de telles thèses.
Indépendamment de la fonction de la médisance
dans l’équilibre globale des mondes créés, il faut
montrer que l’interdit de médisance ne ressort pas
du registre homilétique mais bien légal. La Cabale
ne permet pas de déterminer une obligation ou une
interdiction halakhique. Elle permet d’en donner le
sens et de l’enrichir, mais pas plus. Or, dès lors
qu’il s’agit d’obligations, il est indispensable de
montrer comment les interdits de médisance
s’intègrent au cadre légal existant et ce, pour
chaque juif.
- 143 -
2) La médisance concerne tout le
monde
Un juif religieux, attaché au respect scrupuleux des
obligations de la halakha, n’est pas tenu d’aller au-
delà de la stricte règle de la loi. Dès lors faire entrer
la médisance dans le domaine de la loi est crucial
pour Israël Méïr Kagan afin qu’elles soient
respectées par tous. Or le rattachement n’est pas
directement issu du corpus de la Michna, et ne fait
pas partie des lois qui en ont été déduites
explicitement. Ecrire que les lois de la médisance
ne font pas partie des 613 commandements
constitue une reconnaissance de ce fait. La
médisance est interdite de par la démonstration de
sa mise en équivalence avec deux interdits les plus
stricts et fondamentaux du judaïsme : le meurtre et
les unions prohibées. Ces interdits sont
incontournables et ne peuvent être transgressées
sous aucun prétexte, au risque de leur préférer la
- 144 -
mort. Une part importante du propos de Israël
Méïr Kagan vise à ramener l’interdit de médisance
à ces interdits de base. Il ne s’agit plus d’agir
positivement sur le monde et la création comme
précédemment, mais désormais de déduire du
corpus législatif existant, les interdits ayant traits à
la parole, afin de leur donner force de loi.
Dans la tradition juive, deux comportements sont
mis en exergue comme exemples à suivre : le juste
(Tsaddik) et le pieux (Hassid, pluriel Hassidim). Le
juste respecte la loi, sans chercher à aller au-delà du
cadre de obligations qui lui incombent, alors que le
pieux n’a de cesse de vouloir en repousser les
limites afin de se rapprocher de la sainteté et
atteindre le niveau de la prophétie, état de grande
proximité avec Dieu. La non médisance était
jusqu’à présent l’apanage des Hassidim. Israël Méïr
Kagan mentionne « Le livre des pieux » (Sefer
- 145 -
Hassidim), ouvrage du XIIIème siècle, écrit en
Allemagne par Yehuda le Pieux, qui eut - et a
encore - une influence très forte sur la religiosité
juive84.
L’un des traits distinctifs de la Hassidut médiévale
allemande réside dans « un altruisme fondé sur des
principes et poussé à l’extrême »85. Le « Livre des
pieux » constitue une prolongation de la halakha
dans un sens éthique très fort, faite du souci de
l’autre, du détachement des satisfactions
matérielles et d’un renoncement à soi-même allant
bien au-delà de ce qu’exige la halakha. Dans l’esprit
des Hassidim médiévaux, cette loi n’a vocation à
s’appliquer qu’au Hassid, être exceptionnel.
84 Cette forme de Hassidisme ne doit cependant pas être confondue avec celle du Baal Shem Tov, qui prit son essor au XVIIIème siècle. Pour une analyse plus complète du Hassidisme allemand médiéval, voir Gershom Scholem, opus cité, ch. III. Traduction française : « sefer hassidim : le guide des hassidim » traduit et présenté par le Rabbin Edouard Gourévitch ; Ed. Le Cerf 1998 ; Paris
85 Gershom Scholem opus cité, p. 106
- 146 -
Israël Méïr Kagan dans son action et sa vie
s’apparente à maints égards à la Hassidut
médiévale allemande. Malgré tout, il diverge de
cette tradition puisque, la non médisance
concernait le Hassid dans l’ouvrage de Yehuda le
pieux, et pas tout juif. Israël Méïr Kagan étend le
domaine de la halakha jusqu’aux questions de
médisance et de honte faite à autrui. De ce fait, les
interdits de médisance concernent tout un chacun
sans exception, qu’il soit Hassid ou pas. Il faut
malgré tout noter qu’il utilise l’expression « je
commencerai pour le pieux », preuve que dans son
esprit, cette question touche d’abord et avant tout
les pieux, qui l’écouteront naturellement et
accepteront facilement sa législation, même si elle
ne concerne en fin de compte pas qu’eux.
- 147 -
3) Médisance vaut meurtre
Pour ce faire, Israël Méïr Kagan montre comment
la médisance a pour conséquence indirecte le
meurtre, les unions illicites ou l’exil. Il s’agit de
faire de la médisance une cause mécanique de la
transgression de la loi, sans passer par la médiation
de l’histoire ou des créatures célestes, comme dans
l’introduction de l’ouvrage. Il n’est pas besoin de
recourir à la Cabale et sa conception du
fonctionnement de l’univers. Le propos est plus
simple et direct, sans référence à une tradition
littéraire ésotérique comme le Zohar, dont la
connaissance et l’étude étaient réservées à quelques
uns. Le Midrash Rabba et le Talmud qu’il cite ici,
font partie de la littérature exotérique largement
répandue.
La médisance entraîne le meurtre et la mort. Tous
les exemples qu’il donne, tirés du texte biblique, de
- 148 -
l’histoire juive ancienne pour l’épisode de la révolte
de Bar Kokhba, ou de la somme halakhique de
Maïmonide, le Mishne Tora, vont en ce sens. Israël
Méïr Kagan insiste sur ce lien car il y voit la raison
suffisante à elle seule pour proscrire et s’abstenir de
toute médisance, fut-ce en y prêtant son oreille.
Au-delà du lien direct qu’il montre avec le chapitre
22 du premier livre biblique de Samuel, Israël Méïr
Kagan fait le lien avec les unions prohibées, entre
humains et animaux en l’occurrence, puisqu’il
établit cette équivalence via la lecture du récit de la
faute d’Adam et Eve que donne le Midrash Rabba.
Ce recueil des commentaires des rabbins du
Talmud n’a pas de valeur législative en lui-même,
néanmoins il donne l’élément qui permet de passer
de la médisance à la transgression sexuelle, puis au
meurtre indirect du serpent. La faute d’Adam et
Eve n’est pas pour la lecture juive d’avoir eu une
- 149 -
relation sexuelle, acte qui n’est pas chargé d’une
connotation négative, contrairement à certaines
lectures chrétiennes. Leur désobéissance à
l’injonction divine est en fait la cause et constitue le
nœud du problème. Cette désobéissance trouve
son origine dans la médisance du serpent
concernant l’interdit divin. Ceci ne pose guère de
problème. Elle provient d’une lecture directe et
d’une compréhension du texte tel qu’il se donne à
lire. Le passage de la médisance au meurtre lors de
la faute d’Adam et Eve demande une lecture
attentive aux détails et la forme même du texte.
Chaque mot a sa raison d’être et sa nécessité. Dès
lors que Dieu86 a formulé le texte sous la forme qui
est sous nos yeux, il est parfaitement logique et rien
n’y est jamais superflu. Les incohérences ne sont
qu’apparentes et sont un indice permettant
86 La tradition juive considère que le Pentateuque a été écrit par Moïse sous la dictée de Dieu. Par conséquent, Dieu est l’auteur du texte, dans la forme qui a été transmise par les juifs.
- 150 -
d’accéder à une part de la sagesse et la volonté
divine. Il s’agit du pshat ou commentaire littéral qui
est trop souvent confondu avec une paraphrase ou
une explication de texte. Le pshat constitue le mode
de lecture juif par excellence, le sens provient de la
résolution des contradictions apparentes, du
rapprochement entre versets utilisant le même
terme, et des sens possibles d’un même mot.
Les rabbins du Talmud ne lâchent pas la piste une
fois celle-ci trouvée mais l’explorent et
l’approfondissent. Le serpent séduit Eve, et
l’entraîne à transgresser, mais puisque séduction il
y a, celle-ci ne se serait pas arrêtée là, et aurait
aboutie à l’union interdite entre Eve et le serpent.
Telle est la raison profonde et réelle du passage au
stade de mortel, conscient de son statut, chez l’être
humain. La médisance séduit et entraîne la
transgression sexuelle, qui à son tour introduit la
- 151 -
mort. La médisance constitue, une fois encore, une
forme de crime. C’est comme si le serpent avait,
grâce à la médisance, pris un ascendant
psychologique sur Eve et l’avait ainsi entraînée à sa
perte. Ainsi, et par voie de conséquence, le serpent
a indirectement commis un meurtre sur la
personne du genre humain, au moyen de la
médisance.
Dans le même ordre d’idée, l’épisode des
explorateurs relate une médisance sur la terre
d’Israël. Celle-ci entraîne l’errance de 40 ans dans le
désert des Israélites, mais aussi, la mort de la
génération qui a vécu la sortie d’Egypte, et à qui il
ne fut pas donné d’entrer en terre promise. Une
fois encore, la médisance entraîne la mort. Tous les
exemples qui sont donnés vont dans ce sens, y
compris l’épisode de la vente de Joseph en
esclavage, qui faillit être mis à mort par ses frères.
- 152 -
En fin de compte, le statut de l’interdit de
médisance est particulier, puisqu’il ne figure pas
parmi les commandements explicites
unanimement reconnus par les rabbins, alors que
par ailleurs, il est fondamental au vu des mises en
garde de la Tora écrite, le Pentateuque. De plus, la
médisance synthétise les « commandements vis-à-
vis de son prochain » pour reprendre la
terminologie rabbinique. Il s’agirait donc d’un
commandement clé régulant l’ensemble des
rapports entre les humains. Pour le dire autrement,
la médisance constituerait la clé de voûte de
l’éthique.
- 153 -
CONCLUSION
La médisance pourrait de prime abord, être
considérée comme une modalité de l’éthique. La
question serait alors de définir la parole éthique, et
constituerait l’application de l’éthique au domaine
de la parole. Kant, dans la « Métaphysique des
mœurs » situe la question en ces termes, puisqu’il
range la médisance dans les « vices qui portent
atteintes au devoir de respect envers les autres
hommes », au même titre que l’orgueil et la
raillerie.87 Le texte de Israël Méïr Kagan va bien au-
delà et adopte une perspective totalement
différente. Il s’agit ici véritablement d’une éthique
de la parole. Il ne s’agit plus d’un vice, rattaché à la
morale par le biais du respect d’autrui comme
87 Kant, « Métaphysique des mœurs », paragraphe 43, pp 763 – 764, Ed la pléiade Gallimard
- 154 -
impératif catégorique de notre raison, mais du
fondement même de la morale.
Ce faisant, l’éthique dont il s’agit, centre la question
sur celle de la nature du lien entre les êtres
humains, sa forme et son contenu ainsi que leur
action/réaction ayant des conséquences pour tous.
L’ensemble du texte repose sur le caractère
impératif de la Tora pour tout juif. Il est malgré
tout possible d’étendre la démarche à tout être
humain, juif ou pas, sans nécessairement ancrer la
réflexion dans la croyance monothéiste telle qu’elle
s’exprime dans et par le judaïsme. La démarche
repose sur la vocation au bonheur, la paix et la
liberté du peuple juif et sa responsabilité tant vis-à-
vis de Dieu que de son environnement. Une telle
vocation et aspiration au bonheur n’est pas
spécifique au peuple juif mais fonde l’existence
humaine. De même, l’humain est par définition un
- 155 -
être de parole. L’approche proposée et détaillée par
Israël Méïr Kagan peut par conséquent, s’étendre à
l’ensemble du genre humain sans qu’il soit
nécessaire d’en modifier substantiellement la
logique. L’éthique dont il s’agit, entend permettre
le bonheur de tous en régulant l’interaction verbale
entre les êtres humains.
Paradoxalement, les questions éthiques rejoignent
ainsi les réflexions les plus récentes de la science.
Depuis 1945 environ, de nombreux mathématiciens
et scientifiques ont pris conscience que la
compréhension et la modélisation du
fonctionnement des systèmes complexes, qu’ils
soient informatiques, mécaniques ou le vivant ne
peuvent être correctement effectuées qu’en
procédant à l’analyse des objectifs du système, de
l’information qui s’échange entre ses différentes
- 156 -
parties, et de la façon dont chacune d’elles réagit à
l’information qu’elle reçoit.
Ainsi, Israël Méïr Kagan aurait exprimé dans un
langage religieux, au moyen de symboles tirés
d’une tradition aux antipodes de la recherche
scientifique, une éthique qui pourrait s’analyse à
partir des théories modernes des systèmes bien
avant que celles-ci ne se constituent. Sans doute
faut il y voir la marque d’un homme exceptionnel,
tant par ses qualités personnelles que la puissance
de sa réflexion, par une capacité rare à conjuguer
l’utilisation et l’approfondissement des outils
intellectuels à sa disposition avec l’analyse du
monde qui l’entoure, et la volonté de l’améliorer. Il
correspond à tous égards, à la définition de
l’intellectuel engagé et mérite, à ce titre,
l’admiration et le respect dont il a toujours fait
l’objet.
- 157 -
ANNEXE I - RABBI ISRAËL MÉÏR KAGAN ET SON ŒUVRE
1) Biographie succincte
L’auteur du texte est connu sous deux noms : Rabbi
Israël Méïr Kagan88 de Radoune, mais également
sous le titre de son ouvrage le plus populaire :
« Hafetz Hayim », qui peut se traduire par « Désir
de vie », objet du présent travail. Ce titre et surnom
provient du psaume :
Quel est l’homme qui souhaite la vie (he-
hafetz Hayim), qui aime de longs jours pour
goûter le bonheur ? Préserve ta langue du
mal, et tes lèvres des discours perfides.89
88 On trouve également son nom sous la forme de Israël Méïr Hacohen. Kagan étant la transcription en caractères latins de la forme slavisée de HaCohen.
89 Psaume 34, 13-14
- 158 -
Né en 1838 à Gitel en Biélorussie, il étudie à Vilnius
en Lituanie de 10 à 17 ans. En 1855/56, il s’installe à
Radoune (Biélorussie) ou Radin en Hébreu et
Yiddish, non loin de Vilnius et de Grodno. Il se
marie à cette époque. En 1862/63, il s’installe à
Minsk, puis Vilnius où il gagne sa vie comme
professeur de matières religieuses. En 1868/9 il
prend la tête de l’université talmudique de
Vachilitchoq, près de Vilnius. Il revient ensuite à
Radoune où il vit plusieurs dizaines d’années. Il
partage désormais son temps entre la tenue de la
comptabilité du magasin de sa femme,
l’enseignement, la rédaction d’ouvrages ainsi que
diverses responsabilités publiques et
communautaires. Il refuse d’être ordonné rabbin et
de percevoir le moindre salaire pour ses activités,
en particulier lorsqu’il donne son avis ou des
conseils à ceux qui viennent le consulter. Dès cette
époque, sa réputation au sein du monde juif de
- 159 -
l’Est grandit ; des histoires relatant sa sagesse et sa
mansuétude se répandent dans le peuple. Elles
croîtront jusqu’après sa mort, un peu à la manière
des récits hassidiques sur un « Tzaddik ». C’est
surtout son humilité et son humanisme, en
particulier vis-à-vis des simples juifs des Shtetels90,
couplée à l’ampleur et la profondeur de son œuvre
qui lui valent une place parmi les plus grands
rabbins dans l’histoire du peuple juif.
Il fonde une petite université talmudique à
Radoune et la dirige durant de nombreuses années
jusqu’à ce que son expansion et son succès l’oblige
à engager un directeur (Rosh Yeshivah). Il y
enseigne l’éthique (moussar). En 1915, il est obligé
de quitter Radoune en raison de la guerre, et
s’installe, avec une partie de sa yeshivah, en Russie
proche, à Yirout. En 1917, il fonde une association
90 nom yiddish des agglomérations juives de l’Europe de l’est
- 160 -
juive ultra-orthodoxe « Unité », visant à fédérer
l’ensemble du monde juif religieux de Russie. En
1921, il est à Minsk puis à Radoune qui fait
désormais partie de la Pologne.
Il est l’un des fondateurs d’une organisation encore
en activité en Israël et dans le monde : « Agoudat
Israël91 », mouvement orthodoxe juif visant à
s’opposer au sécularisme, au socialisme montant en
Europe de l’Est et son corollaire : le sionisme
laïque. Il ouvre le premier congrès de l’association
par un discours à Vienne en 1923. En 1925, il prend
la direction du « conseil des yeshivot », organe de
direction des yeshivot polonaises, alors
nombreuses. Il s’éteint en 1933 à Radoune où il est
enterré.
Méïr Kagan est considéré dans le monde juif
orthodoxe et au-delà, comme un grand sage et l’un 91 Association d’Israël, en français
- 161 -
des plus grands rabbins du XIXème siècle. Sa
popularité reste considérable au sein du monde
juif, d’une part en raison de son œuvre mais aussi
parce qu’il fut l’un des fondateurs de l’ultra-
orthodoxie juive moderne. En Israël, un kibboutz
porte son nom.
2) Oeuvre
Son œuvre écrite est abondante. Son premier livre,
“Le désir de vie” est publié anonymement en 1873
à Vilnius. Cet ouvrage aura un immense succès et
fera l’objet d’éditions populaires simplifiées et
abrégées jusqu’à nos jours. Il publiera un
complément « Shemirat HaLashone » (La
préservation de la langue), traitant plus
généralement du langage vertueux et des moyens
d’y parvenir. « Ahavat Hesed » (L’amour de la
générosité) traite de l’importance de la charité et
des actes de bonté. Il est également connu pour la
- 162 -
rédaction de « Mahaneh Israël » (les camps
d’Israël) à destination des juifs enrôlés dans les
armées du tsar, « Nidehé Israël » (les errants
d’Israël) pour ceux qui décidèrent nombreux à
émigrer vers l’ouest.
Enfin, le « Michna Beroura » commente de façon
très fouillée une partie du plus important code
législatif faisant encore autorité dans le monde
orthodoxe : « Shulkhan Aroukh » (la table dressée),
lui-même rédigé au XVIème siècle par Joseph Caro.
Ce commentaire est encore aujourd’hui, une des
bases de l’étude de la loi juive, dans le cursus
rabbinique.
Encourageant ses disciples à étudier les lois
relatives au temple, en raison de sa conviction que
le messie peut arriver à tout moment et le
reconstruire, il rédigea un ouvrage les recensant
- 163 -
« Liqouté Hilkhot » (les perles des lois). Une
histoire, invérifiable tant la légende se mêle au
témoignage quand il s’agit de la vie des maîtres
spirituels juifs, relate qu’il conservait toujours une
valise faite par devers lui, pour cette même raison.
- 164 -
ANNEXE II : GLOSSAIRE
Shekhina
Ce terme désigne la présence divine dans le monde
et est utilisé pour signifier une manifestation divine
en lieu précis. La shekhina protège Israël lorsqu’il
est vertueux et pieux et se retire lorsque Israël n’est
pas fidèle à la parole divine.
Le terme est apparu à l’époque de la mishna et
n’est pas employé dans la Bible. (voir Ephraïm
Urbach, “les sages d’Israel”, chap III)
Guémara
Voir Talmud.
Hayim Vital
- 165 -
Rabbin qui vécut en Israël de 1542 à 1620 où il
nacquit, sans doute à Safed. Il fut l’un des plus
grands kabbalistes palestiniens et principal disciple
de Rabbi Isaac Louria jusqu’à la mort de ce dernier.
Il s’attela ensuite à la rédaction des enseignements
de Louria. Son ouvrage le plus connu est “L’arbre
de vie”, qui expose la doctrine kabbalistique de
Louria. “Les portes de sainteté” est son principal
ouvrage éthique qui expose les moyens d’atteindre
la perfection spirituelle et religieuse.
Maïmonide ou RaMBaM (acronyme de Rabbi
Moshe Ben Maïmon)
Maïmonide est le rabbin, décisionnaire,
philosophe, médecin et astronome le plus éminent
du judaïsme médiéval.
- 166 -
Il vécut au XIIème siècle ; né à Cordoue en Espagne
en 1135 ou 1138, il vécut en Afrique du Nord et au
Caire où il mourut en 1204.
Son code juridique “mishneh Tora” (répétition de
la Tora) est l’une des compilations majeures de la
loi juive. Chaque volume regroupe les lois traitant
d’un sujet en particulier : organisation des
tribunaux rabbiniques, fêtes, etude, opinions, etc...
Son autre ouvrage majeur “Le guide des égarés”
représente un sommet de l’aristotélisme médiéval.
Il constitue l’ouvrage le plus important de la
philosophie juive au moyen-âge.
Mishna
Ce corpus regroupe les enseignements et
conclusions orales des premiers rabbins (tannaïm),
principalement en matière de halakha. Il fut
- 167 -
compilé au IIIème siècle en Palestine. La Mishna
représente le document religieux le plus important
pour le judaïsme après la Bible et constitue le socle
de base du Talmud.
La Mishna est divisée en six ordres, chacun d’eux
comportant plusieurs traités. Une référence à la
Michna s’effectue en indiquant le traité, le chapitre
et le numéro de la Mishna, qui est reprise dans
toutes les éditions.
Midrach
Le midrach est une forme de commentaire biblique
ayant pour but d’expliciter le texte dans un sens
homilétique ou juridique en usant de la parabole,
de l’association de mots entre versets ou de
légendes.
- 168 -
Les rabbins de l’époque de la gemara rédigèrent un
commentaire verset par verset de la Bible appelé
Midrach Rabba. Il reste aujoud’hui sept livres de ce
commentaire ; il est d’usage de les désigner plus
précisément par le livre commentés : Genèse
Rabba, Lamentations Rabba, Exode Rabba...
Le Sifré est un midrash juridique et homilétique
des livres des Nombres et du Deutéronome. Il fut
rédigé à l’époque de la Michna.
Le Tana devei Elyahou a été rédigé plus
tardivement au cours de la période qui va de la
conquête musulmane (env. 640) jusqu’à la fin du
Xème siècle.
Nahmanide ou RaMBaN (acronyme de Rabbi
Moshe Ben Nahman)
- 169 -
Rabbin espagnol (1194 – 1270) de premier plan,
auteur d’un commentaire biblique contenant des
éléments philosophiques, homilétiques avec des
éclairages mystiques.
Rashi (acronyme de Rabbi Shlomo Ytzkhaki)
Rabbin français du XIème, auteur du commentaire
de la Bible le plus connu dans le monde juif. Son
commentaire constitue la base du commentaire juif
de la bible et constitue, depuis sa publication, une
référence incontournable pour interpréter la Bible.
Section du pentateuque (sidra ou parasha en
hébreu)
L’ensemble de la Tora écrite, le pentateuque, est lu
dans son intégralité en un cycle annuel. La lecture
se fait à la synagogue selon un découpage en 52
sections. Il est d’usage, dans la tradition juive, de
- 170 -
faire référence à un verset par le nom de la section
dont celui-ci fait partie. Ce nom est l’un des
premiers mots du premier verset de ladite section.
Nous avons préféré conserver le nom hébraïque de
chaque section, en le translittérant. En effet, ce
système de référence au texte n’est utilisé et n’a de
sens que dans son usage en hébreu, et la lecture du
pentateuque dans cette langue.
Responsa (Teshouva en hébreu)
Ce terme latin – sing. Responsum – désigne les
réponses écrites concernant des problèmes de loi et
d’érudition juives apportées par des experts du
Talmud à des questions soulevées par des
collègues, des laïcs ou des communautés.
Les responsa ont constitué depuis la période
talmudique un ensemble de précédents et de
décisions rabbiniques faisant jurisprudence.
- 171 -
Talmud
L’étude de la Michna se poursuivit assidûment
après sa compilation, dans les deux centres de
Palestine et Babylone pendant une période de sept
siècles, depuis environ 200 av. EC jusqu’à environ
500. Celle-ci est appelée période de la Guemara, de
l’araméen guemar qui signifie “ce que l’on apprend
de la tradition”.
Pour des raisons sociales et politiques, les rabbins
de Palestine furent obligés de consigner une fois de
plus la loi orale. Vers 425 EC, la première édition
du Talmud vit le jour, regroupant la Mishna et sa
discussion la Guemara. Comme elle était le fruit
des travaux des centres de Palestine, elle fut
appelée (improprement) Talmud de Jérusalem.
Les académies babyloniennes continuèrent leurs
travaux d’approfondissement au delà de leurs
- 172 -
homologues en Palestine. On estime que cette
deuxième version de la Guemara fut compilée aux
alentours de 500 EC, pour constituer, avec la
Mishna, le Talmud de Babylone.
Le centre religieux et spirituel s’étant
progressivement déplacé en Babylonie, le Talmud
de Babylone fit autorité dans le monde juif par la
suite. Lorsqu’on l’on fait référence au Talmud sans
préciser, il est implicite qu’il s’agit du Talmud de
Babylone.
En tant qu’ouvrage de référence, la pagination du
Talmud de Babylone a été fixée par l’édition
Bomberg de 1520-1523. Chaque folio est repéré par
un numéro. Celui-ci comportant deux faces, le
recto est désigné par un a et le verso par un b.
Toutes les éditions reprennent ce découpage.
- 173 -
Une référence au Talmud commence toujours par
l’indication du traité, puis du folio et l’indication
recto ou verso pour le Talmud de Babylone, ou un
chapitre et une loi pour le Talmud de Jérusalem.
Tora
Il n’existe pas de définition univoque du mot Tora
commune à l’ensemble des textes et ouvrages
rabbiniques, ni la tradition juive en général. Le
“Dictionnaire encyclopédique du judaïsme” (article
‘Tora’) distingue plusieurs sens :
1. le pentateuque en tant que ces livres sont
selon la tradition juive la parole divine telle
qu’elle a été dictée par Dieu à Moïse lors de
la révélation sinaïtique ;
2. l’ensemble des livres bibliques tels que fixés
dans le canon juif par extension ;
- 174 -
3. le canon biblique et son explication,
interprétation légale donnée par la “loi
orale”, c’est à dire par la mishna et le
Talmud. Pour la tradition juive, en effet, le
canon biblique ne peut être compris, étudié
et mis en oeuvre indépendamment de ces
deux derniers textes. La distinction est alors
faite entre Tora écrite (Tora shebikhtav) et
Tora orale (Tora shebe’alpe) ;
4. Par extension, peut parfois désigner
l’ensemble du corpus légal et homilétique
de la Bible, de la mishna et du Talmud
jusqu’aux responsa et interprétations
rabbiniques
Rabbi Israël Méïr utilise ce terme dans le sens 3 ci-
dessus et plus précisément par rapport à
l’ensemble des commandements. Il distingue
- 175 -
cependant la Tora des ouvrages rabbiniques
ultérieurs (essentiellement médiévaux) et n’entend
pas le mot au sens du 4.
Trône de gloire
Le monde du trône de gloire désigne le monde
supérieur où Dieu et ses créatures se tiennent.
Cette expression d’origine biblique, et plus
particulièrement des visions du prophète Ezéchiel
a été développée par la littérature mystique (cf
Gershom Scholem, “les grands courants de la
mystique juive”, ch.2).
Zohar
Ouvrage majeur de la mystique juive et texte
fondamental de la kabbale, le Zohar commente de
façon ésotérique le pentateuque. Attribué
traditionnellement à un rabbin du Talmud Rabbi
- 176 -
Shimon Bar Yohaï l’ouvrage fut vraisemblablement
rédigé en Espagne au XIIIème siècle, par Moïse ben
Shem Tov de Leon.
Il est souvent considéré comme un livre canonique
au même titre que la Bible et le Talmud.
- 177 -
ANNEXE III : BIBLIOGRAPHIE
Haphets Hayim ; édition Merkaz Hasefer ; 1999 ;
Jérusalem
Lester Samuel Eckman “Revered by all –
introduction to the life and work of Rabbi Méir
Kagan Hapetz Hayim” ; 1974 ; Shengold publishers
New-York
Article “Israel, Méïr kagan ” ; Encyclopedia
Hebraica ; Jerusalem (en hébreu)
Immanuel Etkes “Rabbi Israel Salanter and the
Mussar movement - seeking the Torah of truth” ;
1993 ; The jewish publication society ; Philadelphie
- 178 -
Charles Mopsick “Les grands textes de la Cabale –
les rites qui font Dieu” ; 1992 ; Editions Verdier –
Lagrasse
Charles Mopsik « La cabale » ; 1997 ; Editions
Bayard ; Paris
« Dictionnaire Encyclopédique du judaïsme » ;
collectif traduction de Sylvie-Anne Goldberg ;
1997 ; Editions Laffont ; Paris
Gershom Scholem « Les grands courants de la
mystique juive » ; 2002 ; Editions Payot ; Paris
Gershom Scholem « la kabbale et sa symbolique » ;
2003 ; Editions Payot, Paris, traduction de
l’allemand de Jean Boesse
Adin Steinsaltz « La rose aux treize pétales :
introduction à la Cabbale et au judaïsme » ; 2002 ;
Editions Albin Michel ; Paris
- 179 -
La Bible hébraïque avec les commentaires en
hébreu « Miqra’ot Guédolotes »
La Sainte Bible traduction Louis Segond ; 1991 ;
American Bible Society
Maïmonide, Rabbi Moshe Ben Maïmon dit
RaMBaM « Mishneh Tora » (en hébreu) ; sections
« Hilkhot Deot », « Hilkhot Yessodei HaTora » ;
Jérusalem ;
Hayim Vital « Cha’arei Qedoucha » (en hébreu) ;
Jérusalem
Yona Ben Abraham (Rabbi Yona miGerondi)
« Cha’arei techuva » ; Edition bilingue ; Jérusalem
Jehudah ben Chemouel le Hassid « Le Guide des
Hassidim : Sefer Hassidim » traduction d’Edouard
Gourévitch ; 1998 ; Editions Le Cerf
- 180 -
Talmud de Babylone ; Edition Steinsaltz ;
Jérusalem
Ephraim Urbach, « Les sages d’Israel », éditions du
Cerf- Verdier, traduction de l’hébreu par Marie-
José Jolivet, Paris 1996
Ryvon Krigier « La loi juive à l’aube du XXIème
siècle » ; 1995 ;Editions Messer ; Paris
Joel Roth « The halakhic process : a systemic
analysis » ; 1986 ; Editions du Jewish Theological
Seminary, Moreshet Series, New York
Kant « Métaphysique des mœurs » ; 1986 ; Œuvres
complètes Tome III - Editions Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, traduction de
l’allemand de Joëlle Masson et Olivier Masson
Kant « Sur un prétendu droit de mentir par
humanité » ; 1986 ; Œuvres complètes Tome III,
- 181 -
Paris, Editions Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, traduction de l’allemand de Luc Ferry
Kant « Critique de la raison pratique » ; 1952 ;
Editions Vrin Paris
Ludwig Von Bertalanffy « General System
Theory » ; 1969 ; Editions George Braziller Inc ;
New-York
Norbert Wiener « Cybernetics : or control and
communication in the animal and the machine » ;
1961 ;Editions MIT press, Boston Massachussets
Simon Doubnov (ou Dubnow) « Précis d’histoire
juive » ; 2002 ; Editions le Cerf ; Paris , traduction
de Isaac Pougatz
Simon Dubnow “History of the jews in Russia and
Poland: From the Earliest Times Until the Present
- 182 -
Day (1915)” traduction en anglais de Israel
Friedlaender, 2000 , Editions Avoteynu
Raphael Draï “Le mythe de la loi du Talion” ; 1996 ;
Editions Economica ; Paris
Emmanuel Lévinas « Lectures talmudiques » ;
2005 ; Editions de Minuit ; Paris
Moise ben Jacob de Coucy « Sefer Mitsvot Gadol »,
1991 ; Edité par Alter Pinhas Farber ; Jérusalem
- 183 -