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GILBERT ISSARD PAROLE ÉTHIQUE ET ÉTHIQUE DE LA PAROLE Traduction et commentaire de l’introduction de ISRAËL MÉÏR KAGAN DIT HAFETZ HAYIM LE DÉSIR DE VIE

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GILBERT ISSARD

PAROLE ÉTHIQUE ET ÉTHIQUE DE LA PAROLE

Traduction et commentaire de l’introduction de

ISRAËL MÉÏR KAGAN DIT HAFETZ HAYIM

LE DÉSIR DE VIE

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Avant propos.................................................................................5

Présentation de l’ouvrage...........................................................12

I. Remarques méthodologiques .................................................. 12

II. Objectifs du texte .................................................................... 14

III. Contexte historique ............................................................... 16

IV. Démarche et logique de l’argumentation ............................ 26

Traduction et Commentaire...................................................... 36

I. Chapitre 1 : Principes, finalités et modalités de la relation à Dieu............................................................................................... 36

1) Système de référence de l’auteur ............................................ 40

a) Les fondements du lien à la transcendance ....................... 40

b) La bénédiction comme affirmation des fondements de l’humain .................................................................................... 42

c) La sainteté comme modalité du lien à la transcendance ..... 48

d) Le propos sur autrui comme domaine possible de sainteté . 53

2) Une pensée de l’histoire .......................................................... 55

a) Dieu a besoin de l’homme pour achever la création .......... 55

b) La progressive déréliction du peuple juif depuis David ..... 57

c) Rédemption et respect de la halakha ................................. 59

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3) Le rapport à Dieu .................................................................... 63

a) La foi juive comme confiance ............................................. 63

b) La différence avec la foi chrétienne .................................... 64

II. Chapitre 2 : Médisance et histoire juive................................66

1) L’histoire comme forme d’exégèse biblique .......................... 69

2) La fonction de l’histoire .......................................................... 71

3) Médisance et pardon divin ...................................................... 74

III. Chapitre 3 - La médisance comme frein au progrès...........78

1) Médisance et progrès futur ..................................................... 82

a) La mémoire de la médisance .............................................. 83

b) La médisance comme entrave au progrès ........................... 85

2) L’extension de la responsabilité ............................................ 87

a) Responsabilité individuelle ................................................. 88

b) Responsabilité d’une génération à l’autre .......................... 92

c) Croyance en une liberté individuelle et un destin collectif .. 95

3) La médisance altère le rapport à Dieu ................................... 99

a) La médisance éloigne la protection divine ......................... 99

b) La médisance comme négation du divin ........................... 102

IV. Chapitre 4 - Médisance et fonctionnement de l’univers... 104

1) La médisance comme processus ........................................... 110

2) Cabale et structure du monde .............................................. 113

3) La communication entre les mondes ................................... 117

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V. Chapitre 5 - Réfutation d’une objection éventuelle............ 120

1) Raisons de la légèreté constatée en matière de médisance .. 127

2) Réfutation de l’objection ....................................................... 128

VI. Chapitre 6 - Médisance et interdits de la loi juive.............131

1) De l’obligation de ne pas médire .......................................... 140

2) La médisance concerne tout le monde ................................. 143

3) Médisance vaut meurtre ....................................................... 147

Conclusion.................................................................................153

Annexe I - Rabbi Israël Méïr Kagan et son œuvre.................157

1) Biographie succincte ............................................................. 157

2) Oeuvre .................................................................................... 161

Annexe II : Glossaire................................................................164

annexe III : Bibliographie........................................................177

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AVANT PROPOS

Le texte qui nous intéresse ici, relève

indiscutablement de l’éthique au vu des questions

qu’il aborde : essentiellement l’importance qu’il y a

à ne pas médire, calomnier ou propager des ragots,

c’est à dire la justification de tels interdits et la

régulation de la parole. Au-delà de l’extrait donné

ici en traduction, l’ouvrage définit les différentes

formes que peut prendre la médisance. Il s’attache

essentiellement à fournir des règles permettant à

tout un chacun de décider s’il y a médisance ou

pas, et par là, de l’éviter.

Classer un tel texte dans les textes moraux semble

assez naturel or le texte lui-même dans sa logique

et son articulation se veut d’abord et avant tout

religieux. Il entend s’inscrire dans une tradition – le

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judaïsme. Cela signifie concrètement qu’il a des

visées autant pratiques, théologiques

qu’eschatologiques. S’il pose la question du Bien,

c’est toujours en rapport avec la conception juive

de Dieu, la place assignée au peuple juif dans le

judaïsme et l’achèvement de l’histoire avec

l’avènement des temps messianiques. Le point de

vue qui nous intéresse n’est donc pas strictement

celui de l’auteur. Alors que celui-ci se pose la

question de la médisance comme frein à

l’accomplissement du peuple juif et par conséquent

à son bonheur, il s’agit de généraliser la réflexion

proposée par Israël Méïr Kagan en l’étendant, au-

delà du contexte strictement juif, à toute forme de

relation sociale et interpersonnelle, de la libérer de

son contexte religieux en mettant à jour sa logique

sous-jacente dans sa force et son originalité. Une

telle démarche ne va pas de soi. Israël Méïr Kagan

considère que les impératifs de régulation de la

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parole sont fondés sur la Tora et partant, ne

concernent que les juifs. Une lecture éthique étend

le périmètre d’application des lois en question à

l’ensemble de l’humanité. Que l’on soit juif ou pas,

la parole est au cœur de la définition de l’humain et

de son rapport à autrui. De même, la question du

bonheur et du bien est universelle. Si les objectifs

d’Israël Méïr Kagan peuvent être repris dans une

démarche philosophique, en est-il de même pour la

démarche qu’il adopte ?

Certes, lier bonheur et moralité n’est pas nouveau.

Cette question parcourt la philosophie morale

depuis ses origines. Ce n’est pas notre sujet. Savoir

si le Bien et le Bon sont identiques ne nous

préoccupe pas ici. Ou plutôt, nous adoptons

l’hypothèse de Israël Méïr Kagan qui lie

intrinsèquement les deux notions. Il sera malgré

tout nécessaire de voir comment le Bien, peut être

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entendu comme condition du bonheur de tous les

membres d’un groupe humain ou d’une société. La

loi morale est ici impérative. Elle est une condition

nécessaire mais pas suffisante du bonheur. Elle le

rend possible mais pas certain, ni garanti.

La question qui nous occupe devient dès lors :

comment améliorer la situation d’une personne

faisant partie d’un groupe humain donné ? Existe-

t-il une démarche qui permettrait, sinon de lui

assurer bonheur et félicité, tout au moins lui

donnerait les moyens de s’épanouir et de

progresser et n’entraverait pas sa recherche du

bonheur ? Cette dernière question n’est pas

davantage d’une grande originalité. Elle fonde

toute la philosophie politique et sociale. En

revanche, centrer la question du bonheur d’une

société sur celle de son usage de la parole a de quoi

surprendre. S’il est indubitablement pénible d’être

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victime de médisance, l’enjeu est-il le bonheur de

tous ? La médisance constitue t-elle la clé de

l’Ethique, ou tout au moins le point d’entrée ?

Après tout, le langage est par définition ce qui

constitue le lien entre les hommes. Il ne s’agit pas

d’un véhicule, ou instrument neutre, qui ne ferait

que transmettre et exprimer des idées ou des

émotions. Les travaux de la linguistique sur la

structure du langage et son influence sur la pensée

humaine ont montré à quel point, l’homme est

façonné par son langage autant qu’il le façonne. De

plus, il est clair aujourd’hui que le langage est un

instrument qui permet d’agir et non pas seulement

de véhiculer. La propagande politique, telle que les

régimes totalitaires du XXème siècle l’ont utilisée,

repose sur cette compréhension. Le nazisme, mais

aussi le stalinisme, ont montré à quel point l’usage

du langage est intimement lié au niveau moral

d’une nation.

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Ce lien entre morale et usage ou mésusage du

langage devra être montré, explicité. Le texte de

Israël Méïr Kagan mérite d’être analysé sous cet

angle car il fournit des pistes. La thèse qu’il

soutient place la parole au centre de l’Ethique. Si tel

est le cas, cela signifierait que le lien entre les

individus est constitutif et garant de l’Ethique, de

sa réalité au sein d’une société humaine. L’éthique

relèverait alors davantage de l’ordre de la structure

du lien humain que de son contenu. Ne faut il pas

aller un pas plus loin, et s’interroger sur le lien

entre la forme du discours et son contenu éthique ?

Dans quelle mesure, la forme est elle constitutive

d’un contenu ?

Avant de pouvoir aborder ces questions et tenter

d’y répondre, il faut lire le texte et en éclaircir les a

priori et hypothèses, c’est à dire mettre en lumière

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son caractère universel au delà d’une lettre

particulièrement particulariste et communautaire.

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PRÉSENTATION DE L’OUVRAGE

I. Remarques méthodologiques

L’ensemble des remarques et développements qui

suivent adopte volontairement le point de vue de

l’auteur. Il s’agit d’expliquer sa pensée, de la

suivre, la décrire et l’observer dans son

déploiement pour ce qu’elle est, en se gardant,

autant que faire se peut, de tout jugement religieux.

Il ne s’agit ni de critiquer le judaïsme de Israël Méïr

Kagan ni de faire son apologie, mais de

comprendre et mettre en lumière une approche

intellectuelle de l’Ethique. Pour cela, le texte

constitue le point de départ, l’élément tangible et

concret sur lequel s’appuyer. Ce n’est que par une

lecture très proche du texte, et d’abord linéaire,

qu’il devient possible de dégager les éléments

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constitutifs qui seront ensuite ré agencés en une

nouvelle perspective, moins religieuse et plus

philosophique.

Le découpage du texte – et des intertitres - n’est pas

celui du texte original, mais réalisé ici pour mettre

à la suite le texte traduit et l’explication qui s’y

rapporte. L’auteur a distingué l’avant propos de

l’introduction. La traduction proposée ici couvre

l’intégralité de l’avant propos et le début de

l’introduction. L’intégralité de l’introduction n’a

pas été traduite car, au-delà des premières pages,

l’auteur rentre dans le vif de son propos qui est

d’exposer les grandes lignes des lois sur la

médisance selon la logique rabbinique juive. Le

texte devient alors extrêmement technique et légal,

et sort du cadre des présentes réflexions, qui

entendent s’inscrire dans une perspective

philosophique et non pas juridique.

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II.Objectifs du texte

L’avant-propos et l’introduction ont pour fonction

de montrer la pertinence du reste de l’ouvrage au

regard de l’ensemble de la pensée juive et sa

tradition méthodologique. Leur objectif est de les

légitimer auprès de l’élite juive de l’époque – les

rabbins, étudiants de Yeshiva1 et les juifs cultivés

ayant une solide culture biblique et talmudique - et

au-delà, de l’ensemble de ses coreligionnaires.

Certes, il s’agit d’un travail légal, genre

extrêmement répandu chez les juifs. Il explique et

détaille certaines lois ; cet exercice a été et reste très

courant dans la littérature religieuse juive.

L’abondance de ce genre d’ouvrage, depuis les

débuts du judaïsme jusqu’à nos jours, prouve leur

succès et leur place centrale. Malgré tout,

l’évocation de la loi juive ne fait pas

1 Institution consacrée à l’étude la Tora et principalement à l’étude intensive et approfondie du Talmud.

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immédiatement penser aux lois sur la médisance.

Les interdits alimentaires, le respect du shabbat

viennent plus spontanément à l’esprit que la

question du bon ou du mauvais usage de la parole.

Quelques détracteurs parmi ses contemporains,

considéraient que la médisance ne relevait pas du

domaine de la halakha2 mais davantage de la

bienséance et de l’homélie, la agadda3. Ce sujet

méritait il qu’un livre entier lui soit consacré ?

L’introduction veut le montrer. Pour Israël Méïr

Kagan, la médisance est au cœur du judaïsme, son

histoire, ses espérances et ses principes. Le sujet est

incontournable et donne la clé de l’avenir du

peuple juif. Si les enjeux sont ceux que dit l’auteur,

alors ce sujet doit impérativement être codifié et

2 Le terme Halakha désigne la loi juive mais signifie littéralement conduite ou démarche. Il est construit sur la même racine hébraïque que le verbe « aller »

3 On distingue traditionnellement deux genres dans les commentaires rabbiniques : le midrach halakha et le midrach Agadda. Le midrach halakha vise à codifier la loi juive alors que le midrach agadda exprime davantage la sagesse des rabbins et leurs conceptions.

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légiféré. Les conséquences seraient trop graves

pour ne pas établir clairement les obligations et

interdits en la matière.

III.Contexte historique

Il est difficile de connaître les motifs qui poussent

un auteur à développer un sujet. Souvent les

raisons sont multiples sans qu’il soit possible

d’établir avec certitude la prépondérance de tel ou

tel facteur. Il est néanmoins possible de discerner

ici deux motivations principales : la médisance

existant à l’époque de la publication de l’ouvrage

ainsi que son corollaire le laxisme moral, et par

ailleurs, le débat autour de l’avenir du peuple juif

et de l’attitude la plus appropriée au moment

historique. Dans les deux cas, il est nécessaire de

resituer les débats dans leur contexte de l’époque.

Le règne de Nicolas Ier (1825-1855) inaugura l’une

des périodes les plus noires dans l’histoire des juifs - 16 -

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de Russie. En 1827, il ordonna la conscription

obligatoire des juifs pour 25 ans. S’il y avait pénurie

de jeunes gens, les enfants de 12 ans et parfois

moins étaient incorporés dans les bataillons comme

cantonistes (garçons de troupe). L’objectif était

d’abord et avant tout de les contraindre au

baptême. Leurs conditions de vie étant effroyables,

bon nombre y mouraient. Les familles juives

faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour

éviter la perte de leurs fils. Les responsables

communautaires étaient obligés par

l’administration tsariste de respecter des quotas de

conscrits et par conséquent de désigner ceux qui

étaient envoyés à l’armée. Or trop souvent, les fils

des milieux les plus aisés arrivaient à échapper à la

conscription en achetant leur exemption, au

détriment de ceux des classes les plus pauvres. Ces

tensions sociales permirent à des maîtres chanteurs

professionnels de prospérer en menaçant les

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communautés de révéler les irrégularités si leur

silence n’était pas acheté. L’affaire Jacob Brafman

constitue un autre exemple des dommages causés

par la médisance. A la fin des années 1860, un juif,

Jacob Brafman, apparut à Vilnius pour offrir ses

services comme informateur contre ses

coreligionnaires. Il voulait venger ainsi une

rancœur à l’égard des dirigeants de la communauté

de Minsk qui avaient tenté de l’envoyer à l’armée

comme cantoniste. Son « Livre de la Communauté

juive »4, rempli des habituels préjugés et clichés sur

les juifs et le judaïsme, fut envoyé à tous les

représentants de l’autorité tsariste afin de les

« éclairer » sur la façon de traiter avec les

communautés juives. Ce livre fut la cause indirecte

de la mort, au cours de pogromes, de nombreux

4 Sefer hakahal - La première édition date de 1869, la deuxième de 1871

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juifs, aucunement mêlés à la conscription de Jacob

Brafman5.

La médisance faisait également rage au sein des

communautés juives de la Russie tsariste de la fin

du XIXème siècle suite au conflit entre maskilim6 et

religieux. Un décret donna aux maskilim la

responsabilité d’organiser et administrer des écoles

dans lesquelles les matières ne seraient pas

exclusivement juives. Ce cursus culminait avec les

écoles rabbiniques de Vilnius et Zhitomir. Aucun

rabbin ne voulait y enseigner et les familles étaient

5 Simon Dubnow, « History of the jews in Russia and Poland » 6 Tenants de l’introduction de la démarche des lumières dans le judaïsme et

en particulier l’ouverture aux valeurs profanes ou Haskala. Alors que les juifs vivaient en ghetto jusque là, la Révolution Française ouvrit de nouvelles perspectives en les considérant comme des citoyens à part entière. Les juifs furent alors de plus en plus attirés par la culture laïque, ce d’autant plus que l’atténuation progressive des restrictions pesant sur leur participation à la vie économique, politique et culturelle incita beaucoup d’entre eux à jouer un rôle plus actif dans ces domaines. En parallèle, les maskilim prônaient la modernisation du rituel juif et remettaient en question l’organisation de l’enseignement jusqu’alors uniquement religieux. Les rabbins y virent, à juste titre, une remise en question de leur autorité et s’y opposèrent.

Le mouvement de la Haskala partit de l’Allemagne à la fin du 18ème et gagna la Russie vers le milieu du 19ème siècle.

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réticentes à y envoyer leurs enfants. En fait, le

gouvernement tsariste visait, par ce moyen, à

assimiler les populations juives et à briser l’autorité

et l’influence des rabbins. La libéralisation qui

suivit la mort de Nicolas I et la prise de conscience

que l’enseignement traditionnel ne suffisait pas à

assurer un avenir permit l’essor réel de la Haskala.

Le climat entre les traditionalistes et les maskilim

devint vite mauvais. La médisance s’installa entre

les deux groupes, sans qu’aucun des deux n’en tire

de réels bénéfices. Au bout du compte,

l’antisémitisme russe et les pogromes

n’épargnèrent personne7.

L’étude de la Tora (c’est-à-dire essentiellement du

Talmud) était considérée comme la valeur suprême

et le centre névralgique du judaïsme. Néanmoins,

ce rigorisme était traditionnellement lié à un idéal

7 Cf Simon Doubnov ; « Précis d’histoire juive » ; pp 263 - 265

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éthico religieux très fort. L’intellectualisme avait

progressivement prit le dessus, au point qu’il

devenait urgent de remettre fortement l’accent sur

les valeurs morales et leur enseignement. Le

judaïsme de l’époque se vidait progressivement de

sa substance au profit d’une pure virtuosité

talmudique, casuistique sans liens avec la réalité

quotidienne : le pilpoul8. Les élites intellectuelles

juives se détournaient progressivement des études

religieuses. Par ailleurs, le relâchement des mœurs

avait déjà amené Israël Salanter à fonder le

mouvement du Moussar (éthique) dans les années

1840. De nombreux textes de l’époque dénoncent le

8 Terme venant de pilpel, « poivre » ; il désigne une étude systématique des écrits talmudiques et rabbiniques visant à clarifier les textes particulièrement difficiles, engageant une discussion halakhique complexe. Le pilpoul se développa dans l’Europe de l’Est à partir du XVIème siècle dans les yechivot comme méthode servant à développer et aiguiser l’esprit logique des étudiants. Initialement loué comme une méthode permettant une approche herméneutique féconde des textes talmudiques et stimulant l’intellect, le pilpoul fut de plus en plus critiqué comme une casuistique juxtaposant des textes sans réel rapport entre eux afin de créer artificiellement des difficultés logiques sans raison d’être réelles, et de créer des liens de cause à effet qui n’existent pas.

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relâchement moral, même chez les étudiants et

érudits des Yeshivot. Les maskilim furent les plus

virulents dans leurs écrits, mais ils ne furent pas les

seuls. Rabbi Isaac Blazer (1837-1907), disciple

d’Israël Salanter écrivait en 1900 :

les médisants sont devenus puissants, et les

hommes décidés à résister au mal sont

regardés de haut, avec dédain[…] la fausseté

est habillée du vêtement de la vertu[…] et la

justice est réduite au silence.9

Le mouvement du Moussar visait à remettre en

avant les valeurs et comportements moraux,

essentiels au judaïsme. Israël Méïr Kagan étudia

dans ce milieu et fit sienne cette volonté de

restaurer ces enseignements. Néanmoins, il alla

bien au-delà et ne peut être considéré comme un

9 Or Israel (La lumière d’Israël) – Vilna 1900 – p 4 cité par Samuel Lester Eckman « Revered by all » ; 1974 ; Shengold Publishers - New-York City – p 184

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simple membre du mouvement du Moussar10.

Israël Salanter avait innové dans son approche en

déplaçant la question de yirat shamaïm (la crainte

des cieux) du domaine théologique à la sphère de

la psychologie et la question de la motivation dans

de tels comportements. Israël Méïr Kagan n’a pas

prolongé cette approche et n’est pas un simple

disciple d’Israël Salanter ; la comparaison entre la

littérature du Moussar et les ouvrages de Israël

Méïr Kagan montre toute l’originalité du Hafetz

Hayim11.

Quoi qu’il en soit, le perpétuel souci de Israël Méïr

Kagan pour la situation quotidienne et les

conditions de vie des juifs le rendit sensible à

l’importance de la médisance, et constitue sans

doute la raison profonde de la rédaction de

10 Sur ce point, voir Immanuel Etkes, « Rabbi Israel Salanter and the beginning of the Mussar movement », p 188

11 Voir ci-dessous, pp. 46 et 47

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l’ouvrage. Chacun d’eux répondait à un problème

précis de la condition juive de son époque. Son

œuvre s’inscrit d’abord et avant tout dans son

temps, en particulier en ce qui concerne les objectifs

de ses ouvrages. Il trouva ensuite le matériau

nécessaire à ses thèses dans les ouvrages

rabbiniques antérieurs.

La puissance du texte traduit ici, montre qu’il ne

s’agit pas d’une simple compilation de références

talmudiques sur le sujet, mais bien d’une synthèse

originale, or la démarche d’exposition que Israël

Méïr Kagan a adopté ne le laisse pas voir à la

première lecture. Il s’agissait pour lui de montrer

que les textes juifs et le système de pensée

rabbinique recèlent tous les outils pour affronter les

difficultés du temps présent et qu’ils permettent de

trouver une réponse à toutes les questions qui

peuvent se poser quant à la meilleure façon de

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vivre, se comporter et comprendre le monde. Il faut

garder à l’esprit que l’époque de publication de

l’ouvrage correspond à celle de l’essor des

mouvements politiques et nationalistes juifs,

ouvertement sécularistes en opposition avec les

rabbins et leur refus d’investir le champ politique

depuis l’échec de la révolte de Bar Kokhba en 135

EC. La formule traditionnelle « dina de malkhuta

dina » (la loi du royaume est la loi12 ) renvoyait la

question de l’autonomie politique à la date de la

venue du roi Messie en considérant qu’entre

temps, les juifs devaient s’accommoder du système

politique environnant et s’abstenir d’y participer,

ou de tenter d’anticiper la rédemption13. Ce mode

de pensée était alors de plus en plus contesté. Les

persécutions anti-juives et les conditions de vie de

plus en plus dures faisaient douter, toujours

12 Cf sa discussion dans le Talmud Bava Kama 113a, Nedarim 28a, Bava Batra 54b-55a et Gittin 10b

13 Cf les « trois serments » dans le Talmud Ketubot 111a

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davantage, les juifs de la valeur du système

traditionnel. L’Europe occidental et les Etats-Unis

montraient qu’une autre voie était possible. Israël

Méïr Kagan a tenté de proposer une réponse à cette

sécularisation et montrer que l’amélioration des

conditions de vie passait par le respect de la halakha

et qu’il ne fallait pas douter de la venue du Roi

Messie, ni de la Rédemption.

Pour ce faire, Rabbi Kagan a dû intégrer les

questions de son époque et le comportement de ses

contemporains, et les remettre en perspective par

rapport à la croyance en Dieu, en la Justice, la

possibilité de bonheur et l’harmonie sociale.

IV.Démarche et logique de

l’argumentation

Le texte est écrit en hébreu rabbinique et utilise

également l’araméen lorsqu’il cite le Talmud ou le

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Zohar. L’immense majorité des juifs ne

connaissaient pas ces langues ou fort mal et

n’étaient pas familiers de ces textes. Le public

visé était par conséquent celui des rabbins et

érudits. Or ce lectorat ne peut être convaincu de la

justesse d’une opinion que si celle-ci se déduit,

d’une manière ou d’une autre des fondements

mêmes du judaïsme, tels qu’exprimés par les textes

canoniques et selon une méthode entérinée par les

premiers rabbins du Talmud.

L’innovation dans le champ de la pensée juive,

même radicale, doit toujours pouvoir être liée aux

textes fondateurs, selon une logique acceptée par la

tradition. Le Talmud en constitue le meilleur

exemple, car les rabbins, dont les propos et les

débats forment le corps, n’ont de cesse de justifier

leurs options et choix, parfois extrêmement

novateurs et radicaux, par des textes antérieurs et

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selon une méthode déductive précise. La loi

rabbinique n’est pas celle de la Bible, elle est même

parfois en contradiction avec sa lettre. Malgré tout,

l’innovation légale est rattachée au texte biblique,

fut-ce par « un cheveu » selon l’expression

talmudique. Ainsi, la loi du Talion14 a toujours été

montrée en exemple de la cruauté de la loi juive,

preuve de l’infériorité du judaïsme et de la

nécessité de le « dépasser ». Or, les versets dont il

est question, ont été compris et analysés par le

Talmud comme la nécessité de réparer le dommage

en évaluant sa valeur : celle d’un oeil ou d’une

dent, selon la situation de celui qui l’a subi (un œil

pour un borgne n’a pas la même valeur que pour

celui qui voit des deux yeux), mais jamais comme

l’injonction d’infliger un dommage équivalent au

dommage subi en compensation15. Ce faisant, les

rabbins du Talmud considèrent donner une lecture 14 Lev. 24,20 : « vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent ! celui qui cause une

lésion à un homme on la lui causera »

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parfaitement conforme au texte biblique, alors

même qu’elle va à l’encontre de son sens immédiat.

Ainsi, la Tora doit être entendue comme la Bible,

avec les commentaires et l’interprétation qu’en

donne la tradition juive et non pas, le texte biblique

seul.

L’enseignement juif, c’est-à-dire la Tora au sens

large, est symboliquement une et inchangée depuis

le Pentateuque. La pensée juive repose sur le mythe

qu’il y a transmission et approfondissement, sans

modification depuis la révélation sinaïtique16. Ce

principe est entériné et exprimé par la Michna qui

stipule que les seules sources de la loi sont : la Tora

donnée à Moïse et la coutume validée et entérinée

15 Cf Michna Baba Qama 8,1 et « le mythe de la loi du Talion » - Raphaël Draï – Ed. Economica - 1996

16 La première Michna du premier chapitre du « Traité des pères » pose d’emblée ce principe de continuité sous la forme d’un aphorisme : « Moïse reçut la Tora du Sinaï, la transmit à Josué, Josué aux anciens, et les anciens aux prophètes, les prophètes l’ont donnée aux membres de la Grande Assemblée[…]. »

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comme loi par les décisionnaires précédents17.

Israël Méïr Kagan s’inscrit dans cette pensée et

entend par conséquent expliquer pourquoi son

œuvre est d’ores et déjà présente dans le

Pentateuque, fût ce implicitement. Son travail

n’aurait, selon lui, consisté qu’à déduire,

systématiser et reformuler des éléments déjà

présents dans des sources antérieures.

En fait, la thèse développée était originale à sa

parution, y compris pour le milieu juif auquel le

texte s’adressait. L’auteur, par modestie, minimise

son apport à la fin de son avant-propos mais il ne

faut pas s’y tromper. L’aspect conventionnel de la

méthode d’exposition masque en première lecture

la nouveauté du propos ; l’énorme succès de

l’ouvrage en atteste, depuis sa publication jusqu’à

aujourd’hui.

17 Cf Yoma 3 : 12 et Pe’a 2 : 6

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Pour l’auteur, l’interdit de médisance est au cœur

du projet divin de création du monde, de son

achèvement, ainsi que du rôle et de la place de

l’homme dans celui-ci ; cet aspect n’ayant jamais

été traité avant lui de manière systématique, il relie

ensemble des éléments épars dans la Bible, mais

également dans ses commentaires, y compris le

Talmud ou le Midrash. La force et la nouveauté

résident dans la synthèse qu’il réalise et expose en

préambule de l’exposition des lois. Il effectue par

là, un renouvellement de la pensée juive et met à

jour des structures originales de l’éthique.

Israël Méïr Kagan avait un objectif concret et

immédiat, celui d’améliorer les relations et le climat

social entre les juifs de l’Europe de l’Est, dans le

cadre de la tradition la plus stricte. Les deux

objectifs ne sont pas immédiatement compatibles,

sauf à réintégrer la parole dans le cadre des

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obligations religieuses, ce qu’il fait dans son

ouvrage. Il s’agit de mettre en œuvre une démarche

qui soit à la fois concrète -en donnant aux juifs des

règles qui leur permettent de vivre dans une plus

grande sérénité et paix sociale - et à la fois

conforme à l’orthodoxie juive la plus stricte. Là

réside l’intérêt profond du texte pour qui veut le

lire dans le cadre de la tradition littéraire

rabbinique. Ce n’est pas le point de vue du présent

travail, cela mérite d’être malgré tout mentionné.

Afin d’inscrire son propos dans le strict cadre de la

tradition juive et convaincre son lecteur, l’auteur

adopte une démarche progressive qui part des

fondements mêmes de la conception juive de

l’univers, du peuple juif et de son histoire pour

faire, en fin de compte, des lois sur la parole la clé

des questions de Sainteté, de compréhension et de

rédemption du peuple juif. Par extension, la parole

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serait le moyen le plus efficace d’agir sur la création

dans son ensemble.

L’avant-propos est construit autour de cette

démarche générale. Elle s’articule en cinq parties :

1) les principes fondamentaux du judaïsme, la

nature de la relation à Dieu, l’accession à la

sainteté, les satisfactions à en attendre et les

conditions de leur obtention ;

2) la nécessité de ne plus médire au regard :

a) des conséquences passées de la médisance

sur le cours de l’histoire juive, ses moments

clés et tournants

b) des conditions nécessaires à la réalisation de

la promesse divine des temps messianiques

1) l’impact de la médisance sur le

fonctionnement de l’univers, jusque et y

compris la sphère divine

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2) les raisons de la négligence vis à vis de la

médisance constatée chez la majorité des

juifs

3) les raisons pour lesquelles ce sujet n’a pas

été traité exhaustivement avant le présent

ouvrage

L’introduction qui faite suite à l’avant-propos

poursuit le même but de convaincre de la nécessité

d’éviter la médisance et le ragot, mais la démarche

est plus prosaïque et directement morale. Elle est

davantage centrée sur l’individu, et les obligations

qui incombent à tout juif, puisqu’elle s’attache à

montrer en quoi la médisance nie les valeurs

positives et fondamentales du judaïsme, ses

interdits incontournables et indiscutables, que tout

un chacun doit s’attacher à mettre en œuvre.

Elle peut être décomposée en quatre parties :

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1) L’amour et le respect du prochain, de même

que la recherche de la paix amènent

nécessairement à éviter la médisance et le ragot.

De nombreux exemples dans le texte biblique

nous montrent que la médisance a causé

malheur, aliénation et mort au peuple juif et ce

depuis la faute d’Adam et Eve. La médisance se

ramène au meurtre.

2) Quiconque recherche le Bien ne peut que

s’abstenir de médire, mais aussi d’écouter la

médisance. Il y a là également transgression

d’un interdit énoncé dans les dix

commandements.

3) Les lois de régulation de la parole contiennent

implicitement tous les autres commandements

vis-à-vis du prochain et une grande partie de

ceux vis-à-vis de Dieu.

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4) Enfin, avant d’entrer dans les détails des

interdits et obligations, Rabbi Kagan définit la

calomnie, la médisance et le ragot.

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TRADUCTION ET COMMENTAIRE

I. Chapitre 1 : Principes, finalités et modalités de la relation à Dieu

Béni soit l’Eternel Dieu d’Israël qui nous

a distingués de toutes les nations, nous a

donné sa Tora et nous a fait entrer en terre

sainte afin que nous ayons profit à observer

tous ses commandements18. Car il n’a d’autre

intention que notre bien et notre accession à

la sainteté grâce à eux19, ainsi qu’il est écrit

18 Il s'agit de l'élection du peuple juif, qui se manifeste par le don de la Tora et l'obligation de respecter la loi divine telle qu'elle s'y exprime. La conception rabbinique de l'élection du peuple d'Israël signifie des devoirs bien davantage que des droits.

19 La sainteté dans le judaïsme n'est pas donnée a priori, mais s'acquiert et se conserve par la fidélité spirituelle à la révélation divine et le respect des commandements qui l'accompagnent.

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(Nb 15, 40) : « Afin que vous vous souveniez

et que vous accomplissiez tous ses

commandements et que vous soyez saints

pour votre Dieu ». Or il ne tient qu’à nous

de recevoir son bon influx et l’essentiel de sa

générosité dans ce monde ci et dans le monde

à venir, ainsi qu’il est écrit (Deut. 10, 12-13)

« Que te demande l’Eternel ton Dieu si ce

n’est (...) de respecter les commandements de

Dieu et ses décrets que je te t’ordonne

aujourd’hui pour ton bien. » (voir le

commentaire du Nahmanide sur « pour ton

bien » et le début du verset « que te

demande » qui confirme cela)20.

Et par ailleurs, il ne suffit pas qu’il nous ait

donné son instrument précieux, mais il nous

a également ordonné de ne pas l’abandonner 20 Pour Nahmanide, ce verset ne peut être compris qu'en raison de

la liberté absolue de l'homme, à la différence du reste de la création. Le bonheur d'Israël dépend de son respect des obligations divines, donc de lui-même en raison de sa liberté fondamentale.

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ainsi qu’il est écrit (Pr 4,2) : « Car je vous

donne d’utiles leçons, n’abandonnez pas ma

Tora. Ce n’est pas comme l’attitude d’un être

de chair et de sang qui, s’il fait un beau

présent à son prochain qui ne l’emploie pas

de façon correcte et ne l’apprécie pas à sa

juste valeur, désire et espère que son ami

changera du tout au tout et en profitera. Tel

n’est pas notre Dieu, qui a fait se lever pour

nous, à chaque génération, à l’époque du

premier temple, des prophètes afin de nous

faire revenir dans le bien21. Ce fut également

le cas à l’époque du second temple, car la

situation des israélites, à cause de nos

nombreux péchés, avait perdu de sa sainteté

première et ils furent privés des 5 choses

21 Le prophète est le signe de la fidélité de Dieu dans son alliance avec le peuple d'Israël. En effet, malgré l'infidélité d'Israël, Dieu ne désespère pas et tente à chaque fois, par l'entremise des prophètes, de le faire revenir dans le cadre contractuel que constitue l'alliance. L'annonce des catastrophes à venir n'est que l'annonce à Israël des conséquences du non respect de sa part du contrat.

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qu’ils avaient dans le premier temple. Avec

tout cela nous étions sur notre terre, nous

avions le temple et nous pouvions accomplir

tous les commandements de la Tora22. Ainsi

nous pouvions parfaire toutes les parties de

l’âme qui se trouvent en nous, car dans l’âme

il y a 248 membres et 365 tendons spirituels23

(cf. « Les portes de sainteté » de notre maître

le Rabbin Hayim Vital, chap. 1 , 1ère partie,

porte 1).

22 Un certain nombre de commandements divins ne sont réalisables qu'en terre d'Israël, aussi la perfection personnelle et collective ne peut être atteinte que là.

23 La tradition juive considère qu'il y a 613 commandements divins, qui se divisent en 248 commandements positifs ou obligations de faire, et 365 interdits. Le nombre de 248 membres dans le corps humain est indiqué dans le Talmud (Traité Makkot 23b). Selon cette conception, l'accomplissement de l'individu est étroitement lié à l'accomplissement des 613 commandements. Cf. Dictionnaire encyclopédique du judaïsme – article commandements 613.

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1) Système de référence de l’auteur

a) Les fondements du lien à la transcendance

Toute réflexion s’appuie sur un certain nombre

d’hypothèses. Israël Méïr Kagan ne fait pas

exception à la règle. Ces principes ne sont pas

démontrables et ne peuvent être ramenés à

d’autres principes antérieurs et primitifs. Ils

constituent, en quelque sorte, l’axiomatique de sa

pensée, au même titre que les axiomes d’Euclide

fondent la géométrie dite euclidienne, alors qu’ils

ne peuvent être démontrés ni prouvés. Sans doute

est ce la limite de toute rationalité et le début de la

croyance. Tout axiome et principe n’est vrai que

pour autant qu’un individu, et au-delà une

communauté humaine, le tient pour vrai, et ce de

manière subjective. Il lui permet de construire une

représentation cohérente, pour lui, de la réalité et

de s’appuyer sur une tradition qui a montré, dans

le cas de la tradition rabbinique, sa fécondité

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intellectuelle. Sans ces principes, l’ensemble du

texte perd son sens et sa logique. Ils en constituent,

en quelque sorte, la garantie.

La thèse s’appuie une représentation très affirmée

du peuple juif et de sa relation à Dieu. Le propos

n’entend pas s’inscrire dans une démarche

empirique, partant des faits et les analysant pour

comprendre les lois qui les gouvernent. Il ne vise

pas à donner des conseils pratiques de bon sens,

mais à montrer que la nature même du lien du

peuple juif à Dieu impose à celui là de ne pas

médire. Ce serait un contresens majeur que

d’envisager l’approche de la médisance développée

par Israël Méïr Kagan comme relevant d’un souci

de politesse, de savoir vivre ou d’us et coutumes

agréables et recommandables. Il s’agit de poser un

corpus de lois auquel tout un chacun doit se

soumettre, dès lors qu’il souscrit à un certain

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nombre d’hypothèses et de croyances. Le lien entre

les deux est ici considéré comme absolument

nécessaire.

Le premier paragraphe du texte donne le cadre et

la nature du lien à Dieu. Dans quel contexte se

place cette relation à la transcendance, et quels en

sont les principes intangibles ? Il donne la façon

dont l’auteur, et au-delà une tradition juive, conçoit

la place assignée au peuple juif, les espoirs qu’il

peut nourrir, les moyens que Dieu lui a donnés et

ainsi, le sens et la fonction de l’ensemble du corpus

législatif juif.

b) La bénédiction comme affirmation des fondements de l’humain

L’auteur bénit Dieu, en tant qu’il est garant du sens

de toute la vie juive et de sa pensée. Il pose par ce

moyen les trois valeurs les plus chargées de la

pensée juive : le peuple juif comme ayant une

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relation particulière à Dieu, la Tora comme moyen

de trouver un sens à la vie juive, et la terre sainte

comme objectif matériel et symbole de la

rédemption.

Dans la première raison de la bénédiction de Dieu,

l’auteur pose le peuple juif comme distingué par

Dieu. Cette élection trouve sa source dans la Bible,

depuis le pentateuque jusqu’aux prophètes. Etre

choisi par Dieu, signifie d’abord et avant tout avoir

reçu la parole divine, la Tora, pour l’accomplir.

Cette élection signifie donc que Dieu a librement

choisi le peuple juif pour recevoir la Tora, mais

également que le peuple juif l’a librement acceptée.

Cette acceptation vaut d’ailleurs pour chaque

génération. Le peuple juif est ici considéré comme

une entité permanente dans le temps24. L’alliance

contractée avec la génération sortie du désert

24 Sur ce point voir les commentaires de Rachi et Sforno sur Deut 5,3

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engage toutes les générations futures. Ceci est

essentiel dans toute la tradition juive, et revêt une

importance toute particulière pour Rabbi Kagan.

Certes, les juifs peuvent remettre en question cette

alliance mais, elle reste et demeure inaliénable et

éternellement valable. Même si ses contemporains

furent attirés par les valeurs occidentales ou un

engagement politique comme le sionisme alors

commençant, ils devraient toujours répondre à

Dieu de leur infidélité éventuelle. En contrepartie,

Dieu ne remet jamais en cause son choix. Il peut

punir, corriger pour ramener les juifs à la Tora,

mais ne renonce ni ne désespère jamais au point de

remettre en cause l’Alliance passée avec Abraham

et renouvelée avec Isaac et Jacob. Pour Rabbi

Kagan, le refus de la halakha de la part d’un grand

nombre ne remet pas en cause la promesse divine

de rédemption. Cette croyance doit être replacée

dans la perspective de la situation des juifs de

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Russie à l’époque et des choix de Rabbi Kagan.

Pour lui, les juifs doivent avoir confiance en la

promesse de rédemption divine et attendre le

Messie en diaspora, tout en supportant au mieux

leur situation d’exil.

La libre acceptation de la Tora, dont Rabbi Kagan

fait mention dans son renvoi au commentaire de

Nahmanide, a comme autre conséquence l’absolue

responsabilité du peuple juif quant à ses choix de

vie. Chacun, juif ou non juif, doit rendre compte de

ses actes à Dieu. La situation du juif a ceci de

particulier qu’il est jugé conformément à la loi

juive. Ce faisant, Rabbi Kagan ne fait que reprendre

un thème classique de l’exégèse rabbinique25.

Néanmoins, il va un pas plus loin ici, en mettant

l’accent sur la parole dont chacun doit rendre

compte, au même titre que de ses actes, voire

25 Voir par exemple Roch Hachana 1,1

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davantage. Cette mise en exergue de la parole et de

sa fonction constitue l’un des aspects les plus

originaux du texte. La parole a pour Rabbi Kagan,

le même statut que l’acte au regard de la halakha.

Sans Tora, il ne saurait y avoir ni judaïsme ni

pensée juive, tant et si bien que l’un et l’autre sont

intimement et inextricablement mêlés. C’est l’objet

de la deuxième bénédiction. La Tora est

habituellement traduite par le terme de loi, or le

concept de Tora dépasse largement le seul domaine

législatif. Il s’agit de l’Enseignement au sens large,

à la fois contenu de sagesse, source de règle de

décision et livre d’histoire où trouver les clés de la

compréhension de la situation présente, héritage

des générations antérieures. La Tora permet au

sujet juif de s’incarner hic et nunc. Elle lui permet de

se définir positivement et lui fournit un contenu

intellectuel et symbolique.

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La troisième bénédiction concerne la terre sainte,

dans laquelle le peuple d’Israël est entré ainsi que

le relate la Bible. Le peuple juif a donc vécu sur une

terre sur laquelle il a pu s’accomplir et vivre dans

l’abondance matérielle, si l’on suit le récit biblique.

La question de la terre est centrale puisqu’elle

symbolise la fin de l’histoire et surtout, la fin de

l’oppression et la fin des difficultés économiques

que connaissaient les juifs de Russie à l’époque de

publication de l’ouvrage. En d’autres termes, la

terre d’Israël est synonyme de rédemption. Elle est

à la fois mémoire, espérance et récompense.

Ces trois valeurs fondamentales sont

liées intimement entre elles: chacune d’elles

nécessite les autres pour trouver sa cohérence et sa

signification. Il y aura rédemption et liberté sur la

terre d’Israël pour le peuple juif. Pour que ceci se

réalise, il est nécessaire que celui-ci comprenne le

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sens de son histoire, ses ressorts et sa dynamique

au moyen de la Tora. Cette compréhension

nécessite comme préalable la prise de conscience

chez chaque juif, du statut particulier du peuple

juif en tant que tel, vis-à-vis de Dieu. Ainsi,

chacune des bénédictions renvoie aux deux autres

pour former un système complet, à la base de la

représentation juive de Dieu, du monde et de la

place du peuple juif.

c) La sainteté comme modalité du lien à la transcendance

La question de la sainteté est l’une des plus

importantes pour tout penseur religieux. A cet

égard, Rabbi Kagan ne fait pas exception et s’inscrit

dans la continuité des penseurs juifs qui l’ont

précédé.

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La sainteté est associée, dans la pensée juive, à la

notion de séparation et de distinction. Ainsi que

l’explique Adin Steinsaltz :

En hébreu, la signification fondamentale du

concept de « saint » (Kaddoch) est

séparation : ce qui est éloigné et séparé de

toute autre chose. Ce qui est saint se situe en

dehors des limites, est intouchable, et somme

toute, est au-delà de ce qui peut être perçu ;

le sacré ne peut être compris ni même défini,

tant il diffère de toute autre notion. Etre

saint, c’est donc, essentiellement, être

catégoriquement autre26.

Cette séparation - ou mise à part - d’un lieu, d’une

personne réalise un rapprochement avec Dieu et la

transcendance, car :

26 Adin Steinsalz « La rose aux treize pétales – introduction à la cabbale » - ed. Albin Michel 1996 – p 83

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[…]le seul qui puisse être appelé saint est

Dieu. Le Saint-Béni-Soit-Il, l’Etre suprême,

le Saint par excellence, ne ressemble à rien

d’autre, tant il est incommensurablement

distant, sublime et transcendant.

Néanmoins, et paradoxalement, on peut

parler de propagation de la sainteté dans tous

les mondes, en fonction de leurs divers

niveaux, et même dans ce monde qui est le

nôtre, dans tous ses constituants – le temps,

le lieu et l’âme. Mais c’est seulement en

s’unissant à la sainteté suprême que les

mondes peuvent recevoir la sainteté. Car

aucun être ne possède de sainteté

intrinsèque : elle est le fruit de sa réceptivité,

qui peut aller croissant, à la sainteté divine27.

Ainsi, un objet ou un temps, profanes à la base,

peuvent, sous certaines conditions devenir saints.

27 Ibid, p 84

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Le peuple juif n’est pas intrinsèquement et

initialement saint. Il est un peuple choisi par Dieu,

qui a vocation, dans la pensée juive à accéder à la

sainteté. A de nombreuses reprises dans le

pentateuque28, le peuple juif y est exhorté. En

devenant saint, le peuple juif accomplirait

l’intention initiale de Dieu à son égard qui fut de le

mettre à part des nations pour le servir. Cette mise

à part n’a de sens pour la pensée juive

traditionnelle, que dans l’optique d’une accession à

la sainteté, ou encore, pour le dire autrement, d’un

rapprochement du divin.

D’une manière plus générale, au delà du strict

cadre du judaïsme, la sainteté peut se concevoir

comme la prise de conscience de plus en plus aiguë

du sujet de son lien à la transcendance et de sa

liberté radicale. Il peut décider de renforcer et

28 Lév 19, 2 par exemple

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affirmer ce lien à la transcendance. Agir dans le

sens de la halakha, c’est tenter d’accéder à la

sainteté. Cette sainteté n’est pas déconnectée du

réel, et ne s’atteint pas par oubli ou négation du

monde matériel. Au contraire, l’approfondissement

de la relation au prosaïque permet seule d’accéder

à la sainteté. Celle-ci est une attitude dans le monde

plaçant l’action et la vie dans tous ses aspects, sous

la catégorie du transcendant. Elle ne procède pas

d’une sortie du monde quotidien vers le monde

des idées pures en se débarrassant de la gangue

des phénomènes physiques, mais ne cesse de

tenter de lier étroitement le quotidien et les Idées.

Le juif a pour fonction de faire descendre le Rouakh

Hakodech (esprit de sainteté) et la Shekhina (présence

divine) au milieu des hommes et de la vie afin de

les transformer.

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La bénédiction, c’est-à-dire l’expression orale de la

sainteté et du changement de statut symbolique,

constitue le mode privilégié de la sanctification. Au

moment du passage d’un temps profane à un

temps de fête et réciproquement, une bénédiction

est prononcée. Elle marque ce changement de

statut. Il n’est pas accessoire, que la parole soit au

cœur de ce processus, qu’il s’agisse du temps (les

fêtes et le shabbat) ou des objets (nourriture, lieu,

etc.). La parole, couplée à l’acte, est l’instrument

qui réintègre la dimension de sainteté dans le

profane en séparant symboliquement une partie de

ce dernier pour en faire l’expression de la

transcendance.

d) Le propos sur autrui comme domaine possible de sainteté

D’une certaine manière, l’auteur innove en faisant

de la parole l’outil d’accession à la sainteté pour

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l’humain, au même titre que pour les objets ou le

temps. Traditionnellement, l’acte accompagné de la

bénédiction inscrit la sainteté dans la vie juive. Ici,

le propos prosaïque, à condition qu’il satisfasse

certaines conditions, est mis sur le même plan que

l’acte comme moyen de sanctification. Poser la non

médisance comme condition de la sainteté pour

l’humain, revient à poser la parole portant sur

autrui comme constitutive de celle-ci. Désormais,

dans tous les cas, la sainteté se réalise lorsque la

parole sociale et l’acte remplissent certaines

conditions. Partant, elle peut se définir comme une

modalité particulière et privilégiée du rapport à la

transcendance. Si l’on suit Meïr Kagan jusqu’au

bout, ne pas tenir des propos susceptibles de faire

honte à autrui, y compris ceux prononcés en

dehors de sa présence29, constituerait un moyen

privilégié d’accès à la sainteté. La sainteté se 29 Voir ci-dessous, la définition de la médisance donnée par Meïr Kagan à la

fin de la partie de « Introduction aux lois » donnée en traduction ici

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trouverait dans le mode de relation de chacun à

autrui.

2) Une pensée de l’histoire

a) Dieu a besoin de l’homme pour achever la création

Pour Israël Méïr Kagan, la rédemption ne dépend

pas que de Dieu, mais également de l’attitude des

juifs. Dieu est tout puissant, mais il a fait de facto

de l’homme en général, et du juif en particulier, un

partenaire dans la création et le déroulement du

cours de l’histoire. Pour que les temps

messianiques et la rédemption se réalisent, Dieu a

besoin que le juif soit à la hauteur de ses

responsabilités, et des engagements qu’il a pris lors

du don de la Tora, en haut du mont Sinaï, exprimés

par un verset abondamment commenté « nous

ferons et nous comprendrons ! »30.

30 Ex. 24, 7 ; voir Bernard Paperon « Nous ferons et nous comprendrons » pp. 101 – 109 in « Les Dix Paroles » ; Editions du Cerf ; Paris ; 1995

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La sainteté ne se donne pas de façon immédiate et

son accès nécessite un engagement et un travail de

la part du sujet. Il n’y a sainteté et accomplissement

pour le peuple juif que lorsque les différents

aspects de la sainteté sont mis en œuvre. Ce n’est

que par la mise en œuvre exhaustive et

quotidienne de la halakha que la sainteté peut

s’incarner et exister réellement. Le juif n’est

complètement juif pour l’auteur, que s’il s’engage à

accepter le « joug des cieux » selon l’expression

hébraïque classique. Faire entrer la question de la

médisance dans le domaine de la halakha lui donne

automatiquement un statut de condition de

réalisation de la rédemption.

De même sur un plan laïque, l’accession à l’éthique

est toujours possible pour quiconque en prend la

décision. Celle-ci ne dépend que de chacun,

indépendamment du contenu positif de l’éthique.

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Quel que soit le système moral, et sa perfection, sa

mise en œuvre présuppose une décision libre,

purement humaine. La volonté morale précède

l’acte moral. Donner une morale, aussi achevée et

parfaite soit elle ne suffit pas ; son acceptation par

l’individu, qui décide ainsi de se constituer en

sujet, doit la compléter. Une morale doit être vécue

pour être effective et réelle.

b) La progressive déréliction du peuple juif depuis David

L’histoire du peuple juif, depuis l’apogée des

règnes de David et Salomon, est faite de

destructions, d’exil et de déréliction. Salomon a

construit le temple, mais ses fils s’entre déchirent.

Le livre biblique des Rois en témoigne. Le royaume

du nord se sépare de celui du sud. Les rois d’Israël

au nord rassemblent les 10 douzièmes du peuple

juif. Jérusalem reste à la tribu de Juda à laquelle

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s’allie celle de Benjamin. En 722 avant EC, le

royaume d’Israël, au nord, tombe aux mains des

assyriens et ses tribus anéanties. En 587 avant EC,

le premier temple est détruit et l’essentiel du

peuple d’Israël déporté en Babylonie.

L’ère de la royauté juive en terre d’Israël constitue

une sorte d’age d’or aux yeux de la tradition

rabbinique. Le temple de Jérusalem, lieu des

sacrifices et du culte divin, constitue la preuve de

l’accord entre Dieu et son peuple. Le temple fut

construit sur ordre divin, aussi représente t-il le

lieu de contact entre le divin et l’humain et

l’aboutissement de l’histoire d’Israël. Sa

destruction, l’exil à Babylone, marquent un

éloignement de Dieu et sont interprétés

religieusement comme une régression.

Le temple fut reconstruit, les livres bibliques

d’Esdras et Néhémie le relatent, et la loi

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deutéronomique restaurée en terre d’Israël. Cette

reconstruction, même si elle marque un retour en

grâce du peuple juif auprès de son Dieu, inaugure

une période considérée comme inférieure à celle du

royaume de David et Salomon. La preuve en est

pour l’auteur, que 5 choses présentes dans le

premier temple, ne le furent plus dans le deuxième.

Israël Méïr Kagan s’appuie ici, sans le détailler, sur

le Talmud qui détaille et discute la liste de ces 5

manques. Peu importe au fond, de connaître ces 5

choses, ce qui compte, en revanche, c’est de voir à

quel point il y a là la preuve d’une infériorité de

l’ère du deuxième temple par rapport à celle du

premier.

c) Rédemption et respect de la halakha

Malgré tout, le peuple juif était en terre sainte. Il

disposait du temple. De ce fait, tout juif pouvait

accomplir toutes les obligations de la loi juive, sans

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même compter toutes celles relatives au temple. A

cet égard, il faut garder en tête que Israël Méïr

Kagan insistait sur l’étude des lois relatives au culte

sacrificielle, et la certitude qu’il est nécessaire d’en

conserver la connaissance de génération en

génération afin que toute la Tora puisse être mise

en acte lors de la venue du messie. Pour Israël Méïr

Kagan, accomplir toute la Tora est nécessaire à

l’accomplissement de l’œuvre divine, ou tout au

moins fait partie des responsabilités qui incombent

aux juifs et dont il ne saurait se dérober sous peine

de faillir à sa vocation, et faire échouer le projet

divin.

La dégradation ne s’est pas arrêtée à ce stade,

puisque le temple n’existe plus depuis 70 EC.

Depuis cette date, tout le peuple juif vit en exil. De

la sorte, Meïr Kagan interprète la condition très

difficile des juifs de l’Est comme la continuation et

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la suite de la déchéance amorcée avec la

destruction du premier temple. Ici, affleurent les

conceptions mystiques de la place de la Tora dans

l’économie de la création et son rôle dans

l’accomplissement de l’homme. Rabbi Kagan cite

un ouvrage majeur de la tradition mystique juive «

Les portes de la sainteté » de Hayim Vital, qui fut

le principal disciple de Isaac Louria, l’un des plus

grands kabbalistes31. Louria n’écrivit aucun

ouvrage et dispensa son enseignement sous forme

orale uniquement. Hayim Vital le mit par écrit.

« Les portes de la sainteté » fait partie de la

tradition des textes éthiques de la cabale, et reste

l’un des ouvrages majeurs de ce genre, qui fait

partie des textes classiques encore étudiés et

médités par les kabbalistes et juifs mystiques.

31 Cf G. Scholem, « Les grands courants de la mystique juive » ; pp 261 – 304

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Ce court traité détaille les façons de progresser sur

un plan individuel pour se rapprocher de Dieu. Il

faisait autorité – et fait encore autorité dans certains

milieux religieux - en matière de conception de la

structure de l’homme et des conditions de son

accomplissement. Hayim Vital établit une

correspondance entre les obligations de la halakha,

qui sont traditionnellement au nombre de 613, et

les parties du corps humain. A chaque partie du

corps correspond une des 613 obligations. Puisque

l’accomplissement de l’homme passe par

l’épanouissement de chacune de ses parties, il

passe par l’accomplissement des 613 mitsvot

(obligations). Pour aller jusqu’au bout du

raisonnement, l’accomplissement de toutes les

mitsvot ne peut se faire qu’en terre d’Israël, et donc

l’accomplissement de toute la personne ne peut se

réaliser qu’en Terre Promise. Or pour Meïr Kagan,

la vie en Terre d’Israël n’est possible que sous

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l’autorité du Roi Messie qui viendra rassembler les

juifs dispersés sur la surface de la terre. Pour cette

raison, il est impératif que tous oeuvrent à la venue

du Messie ; tel est le sens de la foi de Israël Méïr

Kagan.

3) Le rapport à Dieu

a) La foi juive comme confiance

La foi juive (emouna) doit d’abord et avant tout

s’entendre dans le sens de confiance dans la justice

et l’amour divin.

Le contraire de la négation de Dieu est la

foi. Mais de même que nous constatons que

la première n’est pas négation de l’existence

de Dieu mais rejet de Sa providence, de

même la croyance en Dieu n’est pas

seulement reconnaissance de Son existence

mais confiance en lui32.

32 Ephraïm Urbach, opus cité, p 37

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Avoir foi en Dieu, signifie avoir confiance en sa

parole et en particulier en la venue de la

rédemption promise. Ainsi, Israël Méïr Kagan ne

doute pas que si le peuple juif tient sa parole en

respectant la Tora et ses obligations, Dieu tiendra la

sienne en mettant fin à l’exil et l’oppression.

b) La différence avec la foi chrétienne

Il ne s’agit pas de la foi au sens chrétien du terme,

liée à la grâce divine, telle qu’elle est exprimée par

Paul :

Si tu confesses de ta bouche le Seigneur

Jésus, et si tu crois dans ton coeur que Dieu

l’a ressuscité des morts, tu seras sauvé. Car

c’est en croyant du coeur qu’on parvient à la

justice, et c’est en confessant de la bouche

qu’on parvient au salut33

33 Rm, 10 : 9-10 – Bible Louis Segond

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La foi juive relève davantage du registre

contractuel, que du domaine de la véracité

attribuée à une représentation ou un récit. Dieu a

passé un contrat avec le peuple juif au Sinaï,

chacune des parties a des obligations et un intérêt à

la bonne fin dudit contrat. Le peuple juif en attend

son accomplissement et son bonheur, Dieu compte

sur le juif pour l’aider à achever la création.

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II.Chapitre 2 : Médisance et histoire juive

A la fin de la période du 2ème temple, la

haine gratuite et la médisance s’étaient

développées entre nous, parmi nos nombreux

péchés. A cause de cela, le temple fut détruit

et nous avons été exilés de notre terre, ainsi

qu’il est expliqué dans le traité du Talmud de

Babylone Yoma (p. 9) et dans le Talmud de

Jérusalem au chapitre 1 (loi 1) du traité

Yoma. [Certes la gemara s’en prend

essentiellement à la haine gratuite, mais elle

vise la médisance ; en effet celle ci apparaît

aux cotés de la haine gratuite, car s’il n’en

était pas ainsi, ils n’auraient pas été autant

punis. Et nous en resterons à ceci : sache que

la gravité de la haine gratuite est équivalente

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à celle de l’idolâtrie, des unions prohibées et

du meurtre et cela nous le trouvons dans le

traité talmudique Arakhin (page 15) : « c’est

du même niveau que la médisance. ». Le

passage de Yoma que nous avons cité le

démontre également ainsi que nous l’avons

écrit et également « dans le premier temple…

ils poignardent leur prochain etc. » au même

endroit, consulte le.] Dès lors, et jusqu’à

maintenant, chaque jour nous attendons

avec espoir et prions devant le Saint Béni

Soit-Il qu’il nous rapproche de lui comme il

nous en a assurés dans sa sainte Tora et par

l’intermédiaire de ses prophètes à maintes

reprises, et notre prière n’est pas reçue

devant lui, ainsi que l’ont dit nos Sages de

mémoire bénie dans le traité du Talmud

Berakhot (p 32) : « A partir du jour où a été

détruit le Temple, une muraille de fer a

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séparé Israël de son père qui est dans les

cieux. »

En vérité, cela ne dépend pas de lui, à Dieu

ne plaise, mais de nous, car de son coté rien

n’est impossible, à Dieu ne plaise, ainsi qu’il

est écrit (Isaïe 49,1-2) : « Ainsi, elle n’est pas

trop courte, la main de l’Eternel pour libérer

et pas dure l’oreille pour entendre si ce n’est

pour leurs péchés etc. ». Et au temps de

Rabbi Yehoshoua ben Levi on trouve dans la

guemara Sanhedrin au chapitre Heleq (p

98) : « qu’il nous ramène à lui, que

aujourd’hui si ma voix est entendue, vienne

le messie, alors même que n’est pas encore

terminé le temps de l’exil, qui pèse sur Israël,

qui sera 1000 ans en exil suivant la durée du

jour pour le Saint Béni Soit Il. » ainsi que

nous le trouvons dans les propos de nos

sages de mémoire bénie (Zohar, Section

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Exode ). Malgré tout, la force du repentir

annule la sentence. Qu’il en soit ainsi de nos

jours, car cela fait plus de 800 ans que s’est

achevé le jour rappelé ci-dessus34. La raison

réside uniquement de notre coté. A cause de

nos nombreuses fautes, nous ne lui

permettons pas de replacer sa Chekhinah

parmi nous.

1) L’histoire comme forme d’exégèse

biblique

Afin de montrer comment la médisance influe sur

le cours de la vie juive, l’auteur reprend l’histoire

biblique telle qu’elle est vue par la tradition

rabbinique. Il ne s’agit pas d’une volonté d’analyse

critique, ni de vérification par rapport à des faits ou

recherches telles que l’histoire positive l’entend.

34 Le deuxième temple a été détruit en 70 EC. L'ouvrage ayant été rédigé en 1873, si la période d'exil avait été de 1000 ans, celle-ci aurait dû s'achever en 1070. L'écart entre cette date théorique de fin d'exil et la date de rédaction de l'ouvrage est donc effectivement de plus de 800 ans.

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L’histoire se tire du texte biblique lui-même, du

Talmud, de la littérature rabbinique et d’aucune

autre source. La Bible n’est-elle pas ici la vérité

ultime et le critère absolu ? Elle est autosuffisante.

Il n’est aucunement nécessaire de vouloir la vérifier

en la confrontant aux résultats de l’archéologie ou

des recherches historiques. Cette démarche n’est

pas, et ne se veut pas scientifique mais exégétique.

Ne nous méprenons pas sur l’objectif de cette

analyse. Elle vise à montrer que l’histoire se

déroule conformément à une logique interne, qui

est celle du respect de la halakha en général et de la

médisance en particulier. Tous les avatars du

peuple juif s’expliquent grâce à elle. La médisance

est la quintessence de la Tora en cela qu’elle

effectue la synthèse d’une grande partie des

obligations auxquelles le juif doit se soumettre35.

35 (cf ci-dessous la fin de « Introduction »)

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2) La fonction de l’histoire

Le temps et l’histoire sont une dimension

fondamentale du judaïsme en raison des évolutions

et adaptations permanentes du judaïsme depuis la

révélation du Sinaï. A la différence du

christianisme, dès lors que le Messie est encore

attendu, il n’y a pas de changement qualitatif

majeur dans l’histoire sous la forme de « temps

nouveaux » qui auraient profondément transformé

le rapport à Dieu. L’évangile de Marc fait dire à

Jésus :

Le temps est accompli, et le royaume de Dieu

est proche. Repentez-vous, et croyez à la

bonne nouvelle36.

Cette idée de « temps accompli » est liée à la venue

du messie. Dès lors que les juifs ne considèrent pas

Jésus comme le Messie, les temps ne peuvent être

36 Marc 1,15

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accomplis. Alors que pour les chrétiens, la venue

de Jésus a créé une rupture dans le déroulement du

temps, avec en particulier l’abrogation de la loi

rabbinique et le début d’une phase nouvelle de

l’histoire de la création, le judaïsme considère que

la relation avec Dieu évolue dans la continuité, sans

que les termes du contrat passé au Sinaï n’aient

jamais été modifiés substantiellement.

L’histoire possède une fonction très précise dans la

pensée de Israël Méïr Kagan, celle de révéler la

valeur des actes de l’homme, et leur conformité à la

Tora. L’histoire possède un sens, celui qui part de

la création divine et aboutira aux temps

messianiques. Elle rend possible l’accomplissement

de la création par la rédemption du peuple juif.

Néanmoins, le progrès n’est nullement mécanique,

il dépend de la qualité de chaque génération.

Comment évaluer la valeur de l’une d’elles ? Par le

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sort qui lui est réservé par l’histoire et les autres

nations, vues comme moyen de punition choisi par

Dieu. Après avoir commis une faute aux yeux de la

Tora, le peuple juif est puni, parfois longtemps

après. Il s’agit d’une des caractéristiques majeure

de la conception de Israël Méïr Kagan de l’histoire :

celle de l’existence d’une mémoire longue des

actes. Les conséquences n’apparaissent pas

toujours immédiatement pour les transgressions en

général, et toujours avec retard pour la médisance.

La médisance retarde la rédemption, non

seulement elle entraîne des châtiments, tels que

l’exil et la destruction du temple, mais elles aliènent

le peuple juif de son Dieu, qui refuse de l’écouter,

et d’accéder à ses prières. La médisance aurait donc

deux conséquences négatives et serait punie de

deux façons : directement par l’intermédiaire des

autres peuples, et indirectement en empêchant que

la faute soit effacée. Par conséquent, l’événement

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historique peut s’analyser selon deux dimensions :

le laps de temps écoulé entre le moment de

l’événement répréhensible et celui de sa

conséquence (le retard) et d’autre part, la durée de

la conséquence (le refus divin d’entendre la prière

et de l’exaucer).

3) Médisance et pardon divin

Pour le judaïsme, le pardon et la clémence

dépendent à la fois de l’offenseur et de l’offensé. Le

travail doit être commun chez les deux parties en

présence. Le fautif est dans l’obligation de

s’amender et de demander le pardon et la clémence

de l’offensé. Le judaïsme différencie le pardon

d’une offense faite à un autre humain de celle faite

à Dieu. La démarche de réparation n’est pas la

même selon l’offensé. Alors qu’il existe des

procédures de réconciliation entre humains37,

37 Cf Talmud de Babylone Yoma ; et le commentaire qu’en donne Emmanuel Lévinas dans « lectures talmudiques » - Ed. de Minuit

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l’offense faite à Dieu fait appel à un autre registre :

celui de la prière, du repentir, dont la fête de Yom

Kippour constitue le point culminant dans le

calendrier juif. Quoiqu’il en soit, la demande de

pardon est indispensable comme préalable au

pardon. Trop souvent, cette étape est omise, dans

une confusion entre pardon et confession. Le

« excusez moi » entend reconnaître la faute, voire

la culpabilité, mais exclut de fait l’offensé qui ne

peut donner le pardon. Aucune question ne lui est

posée, aucune réponse ni agrément n’est attendu.

Dès lors, quel pardon est possible ? S’agit il

véritablement d’une demande de pardon ? Donner

le pardon sans qu’il y ait eu demande instaure un

déséquilibre entre les deux parties. L’offensé ne

peut plus être entendu, ni justice être faite. « Je me

suis excusé » dirait alors l’offenseur, considérant

que le pardon est ipso facto acquis par la simple

prononciation d’une formule. Ce faisant, il oublie

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qu’il n’est pas juge de l’offense dans l’affaire, mais

l’une des parties et uniquement cela.

Le pardon divin passe également par le

changement effectif du comportement incriminé.

Ainsi, il ne suffit pas de demander le pardon, mais

bien de renoncer aux actes répréhensibles. Sans

cela, il n’y aurait que répétition de la situation, et le

pardon perdrait tout son sens. Une fois le

comportement modifié, et le pardon demandé,

l’amélioration de la situation est totalement entre

les mains de celui à qui le pardon est demandé38.

Ainsi, afin que la situation s’améliore il est

nécessaire de simultanément améliorer son

comportement – ici ne plus médire – et d’autre part

prier pour obtenir le pardon divin.

Le retard mentionné plus haut, dans la survenance

des conséquences de la médisance, peut s’exprimer

38 Cf Mishna Yoma 8,9

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comme le refus de pardonner immédiatement de la

part de Dieu. Certes, la promesse de Rédemption

n’est pas remise en cause, mais le pardon est

d’autant plus long à venir que le niveau de

médisance est important.

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III.Chapitre 3 - La médisance comme frein au progrès

Et lorsque ont été étudiés nos

comportements et scrutées ces fautes, il

apparaît qu’elles sont les principales causes

de la durée de notre exil. On en trouve

beaucoup. Néanmoins, le péché commis par

la langue en est la raison la plus importante.

D’une part, étant donné que c’est la cause

fondamentale de notre exil, ainsi qu’il est

montré dans la guemara de Yoma et dans le

Talmud de Jérusalem, comme il est rappelé

plus haut ; dans ce cas, si l’on ne s’emploie

pas à redresser ce péché de quelque façon,

comment sera t-il possible d’être délivré, vu

le tort qu’il a causé ? Comme c’est à cause de

lui que nous avons été exilés de notre terre, a

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fortiori, c’est à cause de lui que nous

n’arrivons pas à y rentrer. D’autre part,

n’est-il pas connu qu’il avait décidé de nous

infliger l’exil depuis longtemps, depuis

l’épisode des explorateurs ainsi qu’il est

dit (Ps 106, 26-27) : « il a étendu sa main

sur eux pour les disperser … parmi les

nations, et les disperser dans les pays », et

ainsi expliquent Rachi et Nahmanide à ce

sujet dans le Pentateuque section Shelakh

(Nbr 13, 1)39. Et ce péché des explorateurs

n’était-il pas la médisance comme l’explique

le Talmud (traité Arakhin, page 15) ? S’il en

est ainsi, nous sommes contraints de corriger

39 Moïse envoya des explorateurs en reconnaissance, avant l'entrée en terre d'Israël. Le récit qu'ils firent à leur retour effraya le peuple qui refusa d'y pénétrer. Dieu décida alors, dit la Bible, de les faire errer 40 ans dans le désert et que toute la génération sortie d'Egypte sous la direction de Moïse y mourrait. Seule la suivante en prendrait possession. De plus, Israël Méir, suivant les commentaires bibliques de Rachi et Ramban, interprète le verset des psaumes comme l'indication que la destruction des deux temples et la dispersion sur la terre du peuple juif qui suivit, avaient déjà été décidées par Dieu dès l'épisode des explorateurs.

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ce péché, préalablement à notre libération. De

plus, on trouve un commentaire qui stipule

que cette faute a fait qu’Israël serait exilé

avec dureté, sur la base des versets de

l’Exode (2, 14) : « ainsi la chose est

connue », consulte l’explication qu’en donne

Rachi40. De plus, on trouve un commentaire

dans le Midrash Rabba – section Tetze (86,

14) : « Le Saint Béni Soit-il, dit : ‘dans ce

monde ci, parce qu’il y a de la médisance, je

retirerai ma Shekhinah de parmi eux, mais

dans le futur viendra etc.’ » Et par ailleurs,

l’Ecriture expose dans la section zot

40 Moïse, élevé à la cour de Pharaon, prit un jour la défense d'un esclave hébreu et tua le contremaître égyptien. Le lendemain il voulut séparer deux hébreux qui se querellaient. L'un d'eux (le méchant selon le texte biblique) interpella Moïse en lui disant (Ex 2, 14) : « voudrais-tu me tuer comme tu as tué l'Egyptien ? Moïse prit peur et se dit : ainsi, la chose est connue ». Rachi interprète la réaction de Moïse comme sa prise de conscience de la médisance existante au sein des hébreux. Rachi ajoute que Moïse se demande alors si les israélites sont prêts à être un peuple libre. Un peuple libre, pleinement moral, ne peut être médisant, sans quoi il court à l'échec. La réalisation du projet divin nécessite une perfection morale au sein du peuple d'Israël, radicalement incompatible avec la médisance.

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haberakha (Deut 33, 5) : « Et ainsi devint-il

roi de Yeshouroun, les chefs du peuple étant

réunis, les tribus d’Israël unanimes », et

Rachi explique ici (il suit l’explication du

Sifré Deutéronome) « quand est-il roi de

Yeshouroun réellement ? lorsque les tribus

d’Israël sont unanimes et ne forment pas de

nombreux clans. Il est connu que ceci va de

pair habituellement avec la médisance. »

Il suffit de s’interroger : comment les

bénédictions du Saint-Béni-Soit-Il peuvent

elles venir sur nous étant donné que, parmi

nos nombreuses transgressions, nous avons

pris l’habitude de commettre ce péché ? N’y a

t-il pas à ce sujet une malédiction expliquée

dans la Tora (Deut 27: 24) : « Maudit soit

celui qui frappe son prochain dans

l’ombre » ? Or cela concerne la médisance

ainsi que l’explique Rachi sur ce verset. De

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même les autres malédictions qui s’y

trouvent s’y appliquent aussi, ainsi qu’il est

expliqué plus loin à la fin de l’introduction,

voir ci-dessous.

De même, n’est-il pas connu à partir de

la guemara du traité talmudique Arakhin

(page 15) qui est mentionnée ci-dessus, que

ce péché augmente infiniment, jusqu’à ce

qu’on dise du fautif qu’il est un impie (litt.

Négateur de la racine : qopher ba’yqar), à

Dieu ne plaise. De plus, il est dit dans le

Talmud de Jérusalem, traité Pea (ch. 1, loi 1)

que l’on reçoit une punition à cause de ce

péché dans ce monde ci et infiniment plus

dans le monde à venir.

1) Médisance et progrès futur

Meïr Kagan ne se contente pas de relire l’histoire

juive. Il complète cette analyse par l’élucidation de

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ce qu’il considère comme le rapport entre la

condition juive à une époque donnée et la réalité de

la médisance qui peut se constater. Après avoir

montré comment la médisance oriente l’histoire, et

constitue l’un de ses mécanismes profonds et

essentiels, il détaille la gravité de la faute et la

durée de ses conséquences. Son propos vise à

montrer que la médisance est un frein à

l’émancipation des juifs, et que l’avènement des

temps messianiques passe par l’élimination de la

médisance. Le futur du peuple juif dépend pour

Rabbi Kagan de sa capacité à éliminer toute forme

de médisance de ses propos.

a) La mémoire de la médisance

Le tort causé par la médisance ne peut être annulé

rapidement. Certaines fautes ne peuvent être

effacées rapidement et un temps minimum doit

s’écouler avant qu’elles ne soient oubliées ou

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pardonnées. Il y a une dimension temporelle à la

médisance qui doit être analysée comme un

processus qui se déroule dans le temps.

Effectivement, la médisance est un acte qui a

ensuite des répercussions, et qui peut revenir à

l’envoyeur sous une forme ou une autre, que celui-

ci ne peut vraiment contrôler. En filigrane, se pose

la question de savoir s’il est possible de tout

pardonner et avec quel délai ? Un dommage grave

peut ne jamais être résolu, une broutille peut l’être

immédiatement, entre les deux, le délai dépend de

la gravité. Les extraits bibliques et talmudiques

donnés par Israël Méïr Kagan montrent que la

médisance a eu, d’après la lecture rabbinique du

texte biblique, des répercussions à long terme.

Indépendamment de la croyance en une

intervention divine, il est indubitable qu’une

mémoire des comportements existe au sein de tout

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groupe humain. La situation actuelle dans les

Balkans, les conflits qui ont suivi l’éclatement de

l’ex Yougoslavie et les relations de la Serbie avec

ses voisins immédiats est le fruit d’une histoire de

plusieurs siècles et permet d’en comprendre une

part importante.

Ce type de mécanisme serait également à l’œuvre

dans les phénomènes de médisance. Si tel était le

cas, il devient nécessaire d’analyser la médisance

comme un ensemble d’actions et de réactions qui se

propagent au sein d’un groupe humain, avec des

conséquences négatives.

b) La médisance comme entrave au progrès

Comment obtenir la liberté religieuse et politique ?

Comment mettre fin à la situation économique et

sociable déplorable des juifs de Russie ? Cette

question n’a cessé de tarauder Rabbi Kagan, qui a

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tenté d’y répondre dans le strict cadre de la loi

juive.

La décision de faire venir le messie et réaliser les

temps messianiques est entre les mains de Dieu,

mais il est possible d’influer sur elle. Le

comportement des juifs peut retarder ou accélérer

le processus selon sa conformité à la Tora. En

particulier, l’existence ou non de la médisance au

sein d’un communauté est, pour Meïr Kagan,

critique. La médisance est une malédiction et

l’expérience des événements funestes tels que

l’épisode des explorateurs relaté dans le livre des

Nombres montre à quel point la médisance

retarderait la survenance de la libération

messianique. Suite à la médisance de 10 d’entre

eux, les hébreux errèrent 40 ans dans le désert. Le

Psaume 106 qu’il cite introduit une idée plus

radicale encore : la médisance des hébreux sur la

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terre d’Israël aurait amené Dieu à décider dès ce

moment là, de l’exil et la dispersion telle qu’elle

existe suite à la destruction romaine du deuxième

temple, plus de 1000 ans après. Ainsi, l’épisode des

explorateurs aurait eu des répercussions à très long

terme et aurait amplifié la dureté de la punition

divine déclenchée initialement pour une autre

raison. La médisance aurait ainsi des conséquences

directes à court terme mais également à moyen et

long terme de façon indirecte, en se greffant sur

une autre faute et en aggravant ses répercussions.

2) L’extension de la responsabilité

Cette question du temps dans les conséquences de

la médisance permet de définir plus précisément la

conception de Israël Méïr Kagan de la

responsabilité. Celle-ci doit être analysée sur deux

axes complémentaires : les générations successives

et la collectivité juive.

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a) Responsabilité individuelle

L’élection signifie responsabilité, comme nous

l’avons vu. Celle-ci est d’abord individuelle, et les

fautes sont sanctionnées, dans la tradition

rabbinique, par l’accès ou non de chacun au

« monde à venir ». Il s’agit de la vie après la mort,

qui représente l’une des croyances fondamentales

du judaïsme. Le médisant sera sanctionné après sa

mort selon sa conduite.

Cet aspect de la responsabilité est mentionné par

Israël Méïr Kagan mais sans qu’il y mette l’accent,

par rapport aux autres aspects de la punition ou de

la récompense pour ses actes. Ceci est de toute

évidence un choix délibéré car on trouve une

sentence dans le Talmud qu’un érudit comme

Israël Méïr Kagan ne pouvait ignorer :

Rabbi Eléazar le Modaï dit : celui qui profane

les choses saintes, qui ne respecte pas les fêtes

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religieuses, humilie son prochain en public

(Ha-malbin peney havero barabim),qui

refuse la circoncision (hamefer brito shel

Abraham avinou ‘’alav hashalom), qui donne

des interprétations de la Tora contraires à la

halakha (megalle panim ba-Tora she-lo ke-

halakha), même s’il tient dans sa main un

rouleau de la Tora (sepher Tora) et a à son

crédit de bonnes actions, il n’a pas part au

« monde à venir »41

Or, la définition que donne Meïr Kagan de la

médisance est justement « un propos qui humilie

son prochain en public ». Il ne fait malgré tout pas

le lien ici entre les deux explicitement et passe

rapidement sur cette question. La question de la

punition dans le « monde à venir » est un élément

mineur dans sa démarche de pensée. Il préfère

insister sur les conséquences historiques. En cela,

41 Traité des pères 3 : 11

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Meïr Kagan se départit de la tradition du moussar

et en particulier d’un des textes fondateurs d’Israël

Salanter, « Epître du moussar » (Iggeret hamoussar)

publié en 1858, qui articule l’essentiel de son

discours moral autour de la question du châtiment

divin après la mort, et de la nécessité du respect

des lois éthiques pour le minimiser. Les premières

lignes du texte sont explicites à cet égard :

L’homme est libre par son imagination, et

contraint (assour) par sa raison. Son

imagination l’entraîne insidieusement sur la

voie de son désir, sans qu’il ne craigne le

futur inévitable, lorsque Dieu le punira pour

tous ses actes, et il sera châtié sévèrement,

sans que personne ne puisse se substituer à

lui. Lui seul récoltera le fruit de son péché.

Celui-là même qui a commis la transgression

et la faute, il en subira la punition.

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Le ton de Israël Méïr Kagan est très différent, non

pas quant à la question de la punition divine pour

les fautes et la nécessaire « crainte des cieux » (yirat

shamaïm), mais quant à la façon dont justice sera

faite. Alors que Israël Salanter fait redouter le

jugement après la mort, Israël Méïr Kagan insiste

sur les conséquences sur l’avenir du peuple juif et

son bonheur futur. Alors qu’Israël Salanter

introduit des conceptions psychologiques dans les

questions de respect des lois éthiques, Israël Méïr

Kagan adopte un point davantage sociologique,

politique et historique. Il est plus concerné par les

équilibres à long terme et le devenir du peuple juif,

tel qu’il existe depuis la révélation du Sinaï.

Israël Méïr Kagan est beaucoup plus traditionnel

dans son argumentation qu’Israël Salanter, chez

qui l’influence de la psychologie et de la pédagogie

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naissantes est manifeste42. Israël Méïr Kagan se

place d’un point de vue normatif, ce que ne fait pas

Israël Salanter. Ce dernier considère que la loi est

connue et explicite sans qu’il soit besoin de revenir

dessus. En revanche, il vise à obtenir le respect de

la halakha par tout juif et ainsi, propose un modèle

de fonctionnement du psychisme et des méthodes

d’éducation propres à obtenir l’obéissance à la loi

rabbinique. Israël Méïr Kagan s’inscrit en fait

davantage dans la lignée les ouvrages médiévaux

qu’il cite, tels que « Le livre des pieux » et « Les

portes du repentir ». 43

b) Responsabilité d’une génération à l’autre

La punition de la médisance qui survient dans

l’histoire, dans « ce monde-ci » pour reprendre

l’expression talmudique, est l’expression de la

42 Cf Immanuel Etkes, opus cité, pp 101-10543 Cf Immanuel Etkes, opus cité, pp 93-97 et en particulier p 96 pour la

question des différents styles d’ouvrages de Moussar depuis le moyen âge

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punition collective, et surtout de la responsabilité

intergénérationnelles pour les fautes44.

La Bible est contradictoire sur ce point, puisque

l’idée d’une répercussion des actions des

générations antérieures sur la vie des enfants se

trouve dans Ex. 34,7 « Il sanctionne la faute des

pères sur les enfants. » et d’un autre coté, Deut.

24,16 dit : « les enfants ne mourront pas à cause des

pères. » Ce point a suscité de nombreux

commentaires visant à réconcilier les versets, de

source directement divine d’après la tradition

juive. Les rabbins du Talmud45 avancèrent des

explications sans conclure réellement, preuve de

l’embarras que cette opposition des versets a

toujours suscité et de l’impossibilité de fait de

44 La valeur d’un ancêtre profite également à ses descendants, mais il s’agit ici des conséquences des fautes.

45 Cf Berakhot 7a

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résoudre de façon totalement satisfaisante une telle

question.

Ce problème n’est même pas sous-entendu ou

implicite chez Meïr Kagan, il va de soi pour lui, que

les fautes des pères se répercutent sur les enfants,

ou plutôt que le peuple d’Israël est redevable des

transgressions de ses ancêtres. Il bénéficie

également de ses bonnes actions ; ce thème est

également très présent dans la littérature

midrashique.

Il y eut en fait des Amoraïm qui tentèrent de

répondre à la question : « jusqu’à quand le

mérite des pères46 opéra-t-il ? »Certains

attribuent à Rabbi Hiyya l’opinion que le

bénéfice du mérite ancestral cessa sous le

règne de Yoahaz ; Samuel dit qu’il continua

jusqu’à l’époque d’Osée. Rabbi Yehoshoua

46 Abraham, Isaac et Jacob

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ben Lévi dit « jusqu’aux jours d’Elie », et

Rabbi Yehoudah dit « jusqu’à l’époque

d’Hézéquias ». C’est le point de vue de Rav

Aha qui fut accepté, à savoir que « le mérite

des pères perdure à jamais, car « YHVH ton

Dieu est un Dieu miséricordieux… et Il

n’oubliera pas l’Alliance de tes pères » (Dt

4 :31) »47

Israël Méïr Kagan s’inscrit dans cette conception du

rapport à Dieu, notamment lorsqu’il affirme la

patience divine à l’égard d’Israël qui a abandonné

la Tora48.

c) Croyance en une liberté individuelle et un destin collectif

Pour la tradition juive, il existe une responsabilité

collective. La faute de certains entraîne le malheur

de tous. Cette vision n’est pas contradictoire avec

47 Ephraïm Urbach, opus cité, p. 52348 Cf supra, chapitre I

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celle de l’autonomie ou de la responsabilité

individuelle. Elle ne fait que la compléter et se

surajoute. Cette notion de responsabilité collective

pose de nombreux problèmes moraux et logiques,

il n’empêche, elle est présente et développée dans

le Talmud puis les commentateurs rabbiniques

ultérieurs. Sur ce sujet, comme pour le précédent,

les rabbins du Talmud n’ont eu de cesse de tenter

de justifier ces conceptions extensives de la

responsabilité.

Le groupe social possède une identité et une

responsabilité propre indépendante, quoique

fortement liée, à celles de chacun de ses membres.

L’expression Klal Yisrael a pour fonction de

nommer l’ensemble des juifs au niveau symbolique

et en fait une entité propre, collectif des individus,

doté d’une personnalité propre.

Ainsi que le développe Ephraïm Urbach :

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L’élection fut celle d’un peuple entier et

l’Alliance fut contractée à la condition que

les Israélites seraient garants les uns des

autres (Yisra’el Aravin ze la-ze)[…]

Israël est devenu une « nation une » en

vertu de l’Alliance, et nul ne peut se réjouir

lorsqu’une partie de la collectivité est châtiée

ou affligée, contrairement à ce qui se produit

parmi les autres peuples. Ces derniers, même

s’ils sont membres d’une même foi, n’est sont

pas moins divisés en nationalités dressées les

unes contre les autres.49

Cette responsabilité mutuelle entraîne le châtiment

collectif, sans qu’aucune protestation ne soit

possible

[…]car cette responsabilité collective ouvre

la possibilité de la réparation et garantit le

49 Opus cité pp 555-556

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maintien de la relation particulière d’Israël à

son Dieu. [… ]La garantie mutuelle, qui

entraîne le châtiment sur la totalité du

peuple porteur de la responsabilité du péché,

implique aussi la garantie qu’Israël

retournera sur la voie de la rectitude et, du

même coup, est une assurance du retour de

la nation à son existence éternelle50.

Ainsi, Israël Méïr Kagan développe une vision

sociologique, voire anthropologique du judaïsme.

Pour lui, le peuple juif est un symboliquement et se

définit par rapport à une constitution, la Tora et

des ancêtres dont il descend en droite ligne : les

patriarches. Chaque membre du groupe, présent

ou passé, est susceptible de répondre des actes de

tout autre membre, présent ou passé.

50 Ephraïm Urbach, opus cité, p 557

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3) La médisance altère le rapport à

Dieu

a) La médisance éloigne la protection divine

Médire ne fait pas que nuire à autrui. Elle n’est pas

uniquement une mauvaise manie dont il faut se

débarrasser. Israël Méïr Kagan y voit une violence

faite à autrui dans l’anonymat. Effectivement, la

médisance est agression, puisqu’elle est faite de

propos humiliants pour la personne visée.

L’humiliation s’en prend à l’être même d’autrui, à

sa dignité et sa personnalité. Critiquer des actes

permet de progresser. Il n’y a pas d’apprentissage

sans ce type de critique. En modifiant la façon de

faire, la critique n’a plus lieu d’être ; la critique peut

même être contestée et discutée. L’acte est sous la

responsabilité de celui qui agit, libre à lui de

refuser ou accepter la critique. Quelle que soit sont

attitude, son intégrité d’être humain est respectée.

En revanche, l’humiliation n’apprend rien. Elle

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sabote les fondements mêmes de l’être et ne permet

pas le progrès. Il s’agit d’une agression d’autrui

avec la parole. La gravité de cette agression est

renforcée par l’anonymat, l’agresseur reste « dans

l’ombre » puisqu’il agit sans se faire connaître de la

victime, en son absence. L’agressé ne peut se

défendre, et l’agresseur n’est pas identifié comme

tel. Etre victime de médisance a ceci de terrible

qu’il est souvent impossible de connaître l’auteur

de l’agression. Il n’est pas présent, il n’y a pas

d’interlocuteur possible, le règne du « on dit sur toi

que » s’instaure. La médisance est une voix sans

sujet, qui pour cette raison se pare du vêtement de

l’objectivité. Puisque le propos n’a pas d’auteur

identifié avec certitude, il ne serait pas un point de

vue personnel sur une personne, mais un avis

partagé par beaucoup, donc d’autant plus vrai.

Après tout, « il n’y a pas de fumée sans feu », dit

une soi-disante sagesse populaire, qui, en

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définitive, ne fait que présumer coupable un

accusé.

Pour ces raisons, Israël Méïr Kagan considère que

le médisant étant maudit, il ne reçoit plus les effets

bénéfiques de l’élection. Il est rejeté par Dieu, qui

ne le protège plus. Il n’attire plus le bon « influx »

divin sur lui, mais également sur l’ensemble de la

communauté. Cette bonne présence divine est

manifestée par la Shekhina, concept d’origine

talmudique. Quelles que soient les pérégrinations

du peuple juif, où qu’il soit dans le monde, Dieu est

près de lui au travers de la Shekhina. Elle n’est pas

le lieu où trouver Dieu mais sa présence manifeste

ou cachée. Dieu est incorporel ; une distance

incommensurable le sépare de la création et de

l’homme en particulier. Or Dieu est présent dans

l’histoire juive, il se cache et s’éloigne par moment,

mais il est derrière le cours des événements pour le

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judaïsme à partir du Talmud. La Shekhina (de la

racine Shakhan : résider) comble ce vide et résout

cette question, en signifiant une émanation divine

bienfaisante. Le Midrash a toujours associé la

présence de la Shekhina avec le mérite individuel

et collectif. La médisance éloigne donc Dieu, c’est-

à-dire sa Shekhina, qui ne reviendrait qu’à la fin

des temps, lors de la Rédemption51.

b) La médisance comme négation du divin

Meïr Kagan poursuit en plaçant sur le même rang

le médisant, l’impie et celui qui est « sans foi ni

loi ». L’expression talmudique qui désigne une telle

personne : « Qopher ba-‘iqar », signifie littéralement

« le négateur de la racine ». Un médisant, de par sa

parole médisante rejette et refuse le divin en tant

que source de vie et d’action autant que de sens. Le

Qofer Ba-‘iqar est celui qui s’est coupé du monde

51 Cf Ephraïm Urbach, opus cité ; chapitre « La Chekhina »

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de la Tora et des commandements, dans un

mouvement de refus de Dieu.

Dans cette optique, le médisant ne rejette pas Dieu

dans un mouvement intellectuel général, mais

considère qu’il n’y a pas de jugement de l’homme

ni du monde par Dieu. Le Qofer Ba-‘iqar ne

respecte pas les commandements vis-à-vis de son

prochain, il lui prête à intérêt, il le vole et il médit,

parce qu’il considère que Dieu ne le voit pas et

qu’il ne sera pas jugé pour ses actes. Cette personne

a rejoint les ennemis du judaïsme, les Apiqorsim –

hébraïsation du terme Epicurien, qui désigne les

philosophes grecs, en ce qu’ils nieraient que le

monde ait été créé et qu’il existe un jugement divin

après la mort.

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IV.Chapitre 4 - Médisance et fonctionnement de l’univers

Et plus loin dans l’introduction du

présent ouvrage ainsi que dans le livre « La

préservation de la langue52 », nous avons

exposé toutes les paroles du Talmud, des

commentateurs et du saint Zohar qui

traitent de ce sujet. Qui s’en soucie et s’en

inspire pour son bien verra ses cheveux se

dresser sur sa tête au vu de la gravité de la

transgression. La raison de cette sévérité

systématique de la Tora à l’égard de cette

faute semble simple : elle réveille le grand

accusateur de la communauté d’Israël qui, à

cause d’elle, a tué énormément d’hommes

52 « La préservation de la langue » est le deuxième ouvrage de Israël Méïr Kagan qui traite du sujet de la médisance mais dans un contexte plus large en y incluant l’importance de l’étude de la Tora comme moyen de se corriger et progresser.

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dans de nombreux états. Et c’est le propos du

saint Zohar, section Peqoudey (p 264) : « Il y

a un esprit dédié à la médisance. Dès que les

hommes commencent à médire, le mauvais

esprit impur d’en haut, appelé Sakhsoukha,

se met en branle. Il porte son attention à

l’agitation de médisance que les hommes ont

laissé aller, et cause, par cette activité de

médisance, la mort et la tuerie dans le

monde. Malheur à ceux qui réveillent ce

Mauvais Coté et ne surveillent ni leur

bouche ni leur langue, et n’ont pas de crainte

en la matière. Ils ne savent pas que

l’agitation en bas conditionne l’agitation en

haut, bonne ou mauvaise... Tous [les

serpents d’en bas] médisent sur le monde,

pour agiter le grand serpent et le faire médire

sur le monde53. Tout ceci est provoqué par 53 Dans la pensée symbolique juive, le serpent incarne la corruption de

l'homme et cause sa perte. Le Zohar voit le monde divin composé de

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l’agitation de la médisance qui se produit en

bas. » Et nous pouvons dire que telle est

l’intention de la guemara du traité

talmudique Arakhin mentionnée ci-dessus :

toute personne qui fait de la médisance fait

monter ses transgressions jusqu’aux cieux

ainsi qu’il est dit ( Ps. 73, 9) : « Ils mettent

leurs bouches dans les cieux, et leurs langues

vont sur la terre. » Ce qui signifie, que certes

sa langue va sur la terre, mais sa bouche

repose dans les cieux54. Et ainsi, on trouve

dans le Tana devei Eliyahou (ch. 18) que la

médisance exprimée monte jusque tout

créatures bienfaisantes et néfastes. Elles ont l'oreille de Dieu et influent sur ses décisions en défendant ou en accusant les hommes. Différentes créatures servent de relais entre le monde des hommes et le monde divin, selon une hiérarchie que le Zohar détaille. Ici, les serpents d'en bas sont proches des hommes. Chaque serpent s'agite en fonction des propos d'un certain nombre d'êtres humains. Leur agitation trouve un relais auprès du Grand Serpent qui est dans un monde supérieur. A son tour, il médit sur le monde dans son ensemble auprès de Dieu et entraîne ainsi la punition divine. Pour une introduction au Zohar, lire Gershom Scholem ; opus cité ; pp. 221 - 260

54 La parole est prononcée entre les humains, mais la bouche, en tant qu'organe de parole a une dimension divine et une proximité avec Dieu.

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contre le Trône de Gloire. Il est donc possible

de saisir l’importance de la destruction que

provoquent les maîtres en médisance55

(ba’aley halashone) au sein de la

communauté d’Israël.

Une raison supplémentaire de

l’importance du dommage commis par

l’intermédiaire de cette faute, vient du fait

que l’homme corrompt, par des propos

interdits, l’ensemble de ce qu’il dit. Après

cela, il empêche toute parole sainte qu’il

prononce de monter vers les mondes

supérieurs. Et telle est la parole du saint

Zohar (section Pequoudei) : « et de ce

mauvais esprit dépendent plusieurs

tisserands (en araméen : gardinin), qui sont

en charge de fusionner le mauvais mot ou un

55 Une personne qui fait de la médisance une habitude et un trait de comportement est appelé dans le talmud et la suite de l'ouvrage un maître en médisance.

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mot impur qui sort de la bouche d’un homme

et les mots saints que celui ci prononce

ensuite, malheur à eux et malheur à leur

vies. Malheur à eux en ce monde et malheur

à eux dans le monde à venir ! Car ces

mauvais esprits prennent le mot impur, et

lorsque l’homme prononce des mots saints, le

mauvais esprit place les mots impurs d’abord

et pollue le mot saint, et cette personne n’en

retire aucun mérite, et la force de sainteté est

comme affaiblie. » N’apparaît il pas

clairement du saint Zohar que toutes les

paroles de Tora et notre prière se tiennent

dans l’espace des cieux sans monter jusqu’au

monde supérieur et qu’elles ne nous sont

d’aucune aide pour la venue du Messie, ainsi

qu’il ressort de tout cela56. 56 Dans la tradition rabbinique, Dieu écoute les paroles et prières des hommes

et décide de les agréer ou non. Même si Dieu a promis la venue du Messie et la réalisation des temps messianiques, le moment de réalisation de cette promesse est de son seul ressort et jugement. Prier n'est pas en soi suffisant.

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Et lorsque l’on approfondit le sujet, on

trouve encore davantage : non seulement

cette faute est criminelle en elle-même ainsi

qu’il est rappelé plus haut, mais elle accroît

également la corruption de tous les mondes57.

Elle obscurcit et réduit leur lumière par

l’habitude qu’ont tant d’hommes de la

répéter plusieurs centaines de milliers de fois

au cours de leur vie. En effet, même une

petite faute lorsqu’elle est multipliée de

nombreuses fois devient en fin de compte

comme les traits d’un chariot ainsi que le crie

Isaïe (Is 5, 18) : « Malheur à ceux qui tirent

la transgression avec les câbles du mal et le

péché comme avec les traits d’une voiture »,

et cela ressemble aux fils de soie lorsqu’ils

sont multipliés plusieurs centaines de fois. Il

en est exactement de même avec cette faute, 57 C'est à dire le monde terrestre et tous les mondes supérieurs jusqu'au au

monde où réside Dieu.

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qui est aggravée ainsi jusqu’à devenir très

lourde. Et de très nombreux hommes ont

l’habitude de transgresser cet interdit

plusieurs milliers de fois au cours de leur vie,

et ils refusent le principe de s’en préserver.

Sans aucun doute, les dégâts dans le monde

d’en haut sont sans limite.

L’auteur poursuit son analyse par l’explicitation de

la manière dont la médisance se traduit en

conséquences pour le peuple juif. En effet, le

passage de la parole à des conséquences

historiques n’est pas immédiat.

1) La médisance comme processus

La conception de l’univers dont il s’agit, est héritée

de la mystique du Zohar et de la cabale

lourianique. La Cabale constitue une littérature

parallèle à toute la littérature rabbinique halakhique.

Elle est foisonnante et multiple ainsi que l’a montré

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Gershom Scholem au travers de ses recherches. Il

n’existe pas une mais des mystiques juives58.

La cabale offre une cosmologie en répondant à des

questions qui ne pouvaient être traitées de manière

satisfaisante dans le cadre strict des conceptions

monothéistes juives. La Bible donne l’histoire du

peuple juif, et surtout, permet de le constituer en

tant que peuple autour d’une colonne vertébrale :

la Tora. Malgré tout, le texte biblique est

extrêmement sibyllin en ce qui concerne le

fonctionnement de l’univers, la façon dont Dieu

interagit avec sa création, l’existence du mal et de la

souffrance, etc. or analyser la médisance oblige à

poser ces questions.

Dès lors que la médisance a les impacts décrits plus

hauts, Israël Méïr Kagan se trouve face à la

58 Pour un traitement plus approfondi de ces questions voir « Les grands courants de la mystique juive » Gerschom Sholem.

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question des processus déclenchés par la

médisance, et qui aboutissent aux conséquences

catastrophiques décrites. La médisance relève du

domaine de la conversation. Elle n’est faite que de

paroles. Malgré cela, elle serait la cause de

catastrophes terribles et orienterait le cours de

l’histoire. Comment expliquer ce pouvoir ?

Comment articuler cela avec la conception

monothéiste ? Comment Dieu, transcendant

absolument, agit il sur le monde ? Comment la

médisance agit-elle sur lui ?

Pour répondre à ces questions, Israël Méïr Kagan

considère la médisance comme un événement qui

déclenche une série d’actions dans le temps, qui

donnent elles même un résultat. Tel est d’une

manière plus générale, sa conception du

fonctionnement de la création. Le texte du Zohar

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donné en référence exprime cette idée dans le

langage de la mystique juive.

2) Cabale et structure du monde

Entre le monde des cieux et la création matérielle,

la mystique juive a conçu des mondes

intermédiaires. Ceux-ci sont peuplés de créatures,

au premier rang desquelles figurent les anges et les

démons59. Ces créatures sont entre autres, des voix

qui influent sur les décisions divines, ou plutôt qui

rapportent, questionnent, et accusent dans le cas du

satan. En effet, la racine hébraïque STN signifie

accuser. Un tribunal céleste se tient en permanence

afin de juger les hommes, et toutes les créatures. Le

juge n’est autre que Dieu lui-même. Les avocats,

témoins et parties civiles sont les créatures célestes

qui peuplent les mondes intermédiaires. Le

plaignant, qui peut se défendre et se faire entendre,

59 Cf Epharïm Urbach opus cité – pp. 145 – 192

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n’est autre que l’homme lui-même. La médisance

ici bas agite, selon le Zohar, un esprit en haut : le

grand accusateur, ce qui provoque la mort et la

destruction chez les hommes.

La symbolique est précise et chaque personnage

représente une étape du processus qui commence

avec la médisance et s’achève en catastrophe. Le

serpent symbolise la mort et sa venue, le récit de la

faute d’Adam et Eve dans la Genèse en témoigne. Il

représente également la souillure et la déchéance

humaine, ainsi que le rappelle Israël Méïr Kagan

dans la suite du texte. Qu’il soit associé aux

conséquences de la médisance est cohérent. Dans la

Bible hébraïque et sa lecture juive, il pervertit la

vision des choses et entraîne indirectement la

déchéance, la destruction. En cela, Israël Méïr

Kagan s’inscrit dans la tradition ésotérique juive

telle que l’a décrite Charles Mopsick :

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A travers l’efficacité des observances

religieuses sur le monde divin, celui ci

n’apparaît plus comme une structure figée

mais comme un système relationnel

interactif dont le dynamisme est réglé par les

actes des hommes.60

Ces interactions sont complexes, le processus n’est

pas déclenché par une seule parole médisante mais

par leur multiplication. Par ailleurs, la médisance

perturbe et modifie tout l’équilibre de la société, y

compris dans son cours historique et son

développement, avec toujours une dimension

collective et temporelle primordiale. Ce processus

est malgré tout « commandable », pour utiliser un

terme utilisé en ingénierie des systèmes et

d’automatique. Le résultat du processus peut être

contrôlé par l’homme, via le contrôle de ses propos.

Chaque être humain ne contrôle pas chacun des 60 Charles Mopsick « Les grands textes de la cabale – les rites qui font Dieu »

Ed. Verdier - Lagrasse 1993 ; p 11

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éléments du système dont il fait partie, malgré tout,

il agit et réagit avec eux, avec des conséquences.

L’éthique serait, dans cette optique, le moyen de

garantir que le système ne va pas détruire ses

propres éléments, les êtres humains.

Cette conception est traditionnellement qualifié de

théurgique, et s’écarte radicalement de la

philosophie moderne de la raison. La

condamnation de Kant à ce sujet est sans

ambiguïté :

La théurgie est cette folie mystique qui se

figure avoir le sentiment d’êtres supra-

sensibles et de pouvoir agir sur eux.61

Il n’est pas étonnant que, d’une part les premiers

lecteurs modernes des textes de la cabale les aient

considérés comme un fatras d’élucubrations sans

intérêt, et que d’autre part, la tradition juive

61 Critique du jugement, Vrin, Paris 1952

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orthodoxe nourrie des textes cabalistiques ait

superbement ignoré la philosophie.

3) La communication entre les

mondes

Israël Méïr Kagan voit des effets supplémentaires à

la médisance, qui altère la qualité du lien entre les

hommes et Dieu. La médisance a les impacts sur

l’histoire juive détaillés ci-dessus, mais pas

seulement, elle empêche la bonne circulation des

flux dans les deux sens. L’impact négatif sur la

liaison dans le sens de Dieu vers les hommes a été

mentionné par Israël Méïr Kagan plus haut. Il s’agit

maintenant de voir que l’altération porte également

sur les communications qui vont des hommes vers

Dieu. La médisance empêche la prière d’être

entendue et corrompt les propos saints, et les

souille avec les paroles impures, tel est le propos

du Zohar.

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Enfin, les mondes intermédiaires sont obscurcis. Il

s’agit ici d’une référence à la tradition cabalistique

qui considère que les transgressions des juifs

affaiblissent les mondes intermédiaires entre celui

dans lequel il vit et celui de Dieu. L’ensemble du

cosmos, y compris les différents mondes qui le

composent, aspire à extraire le mal du monde. Pour

cela, le peuple juif a pour fonction de renforcer les

mondes intermédiaires par sa prière et ses actions.

La médisance pollue l’action des israélites et par

conséquent, affaiblit les mondes immédiatement

supérieurs, première étape vers l’infini divin62.

Charles Mopsick a donné une description précise et

détaillée de ces processus et leurs variantes au sein

des différentes écoles de la cabale.

Si Israël Méïr Kagan fait abondamment référence

aux sources cabalistiques, son objectif est

62 cf Charles Mopsick – opus cité – et en particulier la p. 251

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d’enrichir les conceptions mystiques en insistant

sur la médisance, chose que n’ont pas fait – pour

autant que je sache – ses prédécesseurs. La cabale

théurgique insistait surtout sur la prière

quotidienne et plus généralement sur les bonnes

actions en général. Israël Méïr Kagan effectue un

tournant en considérant la médisance comme un

paramètre régulateur de la communication avec les

mondes supérieurs. Il s’agit là d’une vision

originale et personnelle de la structure du cosmos.

Elle ne remet certes pas en cause les conceptions

classiques de la cabale quant à la nécessité de la

prière et des mitsvot pour finir l’œuvre divine,

mais elle ajoute une dimension supplémentaire,

celle de la qualité et la fluidité des voies de

communication avec les sphères célestes qui

dépend de la qualité des propos prononcés par les

juifs.

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V. Chapitre 5 - Réfutation d’une objection éventuelle

Et j’ai conclu que beaucoup d’hommes

ignoraient en fait cet interdit. J’y ai vu

plusieurs causes, pour la multitude d’une

part et pour les hommes instruits d’autre

part. La multitude ne sait pas en général

qu’il est interdit de tenir des propos

médisants même véridiques, et les maîtres de

Tora – même ceux à qui cela a été expliqué et

démontré63 que la médisance, même vraie, est

interdite – il y en a que le mauvais

penchant64 a fourvoyé. Le mauvais penchant

63 Pour la tradition talmudique, démontré signifie déduit de l'enseignement et la législation rabbinique selon des principes exégétiques spécifiques.

64 Le conflit moral est symbolisé comme la lutte, au sein de chacun, entre le bon penchant et le mauvais penchant. Le mauvais penchant tente l'humain et l'incite à commettre le mal. Il est au pouvoir de chacun de lutter contre ce mauvais penchant et de ne pas se laisser dominer par lui. Cf Ephraïm Urbach « les Sages d'Israël - jugement de l'homme et jugement du monde » pp 489 - 500

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et ses idées influencent et soufflent, à celui

qui est en train de considérer l’homme

prononçant des flatteries sur autrui, que

c’est une obligation (mitzva) de corriger les

hypocrites et les méchants. Et parfois il lui

dit : Untel n’est -il pas le roi de la dispute

(mahloquet) et n’est -il pas permis d’être

médisant à son égard ? Parfois il néglige

l’avertissement d’autrui, voire celui de son

Maître65 et, sous le coup de la colère, il se

laisse aller à prononcer des propos médisants

que lui dévoile le mauvais penchant (cf

Principes 2, 3 et 8). Parfois, il est imprudent

dans la nature de son propos et considère que

celui-ci ne rentre pas dans la catégorie de la

médisance. C’est par exemple le cas pour

beaucoup d’hommes qui ont l’habitude, entre

65 Tout juif doit, selon la tradition rabbinique, « se faire un maître spirituel », dont il choisit de suivre l'enseignement et les conseils (Talmud, « Chapitres des Pères » ; 1, 6 )

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autres nombreuses transgressions, de médire

de quelqu’un qui n’est pas un sage66. Nous

expliquons cela plus bas dans la partie

« Principes 5 ».

Pour résumer la chose, le mauvais

penchant agit d’une de deux façons, ou bien

il suggère que ce propos ne rentre pas dans la

catégorie de la médisance, ou bien que pour

une personne comme celle-là, la Tora ne

nous a pas interdit la médisance.

Et si le mauvais penchant voit qu’il

n’arrive pas à triompher de l’homme en la

matière, il le trompe par invalidation de

l’interdit. Il durcit l’interdit de médisance

jusqu’à ce qu’il semble à l’homme que tout

relève de la médisance et dès lors, il devient

impossible de vivre une vie normale en la

matière sauf à se retirer complètement des 66 Le sage est l'homme le plus digne de respect et un modèle pour ses

semblables.

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affaires du monde. C’est comme la

diffamation du rusé serpent qui dit (Gen 3:1)

: « Est-il vrai que Dieu vous a dit : Vous ne

mangerez rien de tous67 les arbres du

jardin ? »

En outre, beaucoup d’hommes ignorent

totalement qu’il est interdit d’accepter

d’écouter la médisance et même seulement

d’y croire en son for intérieur, sauf dans les

cas où la prudence s’impose68. Beaucoup

d’autres sujets vont avec celui-ci à propos de

l’acceptation de la médisance et du ragot. Il

m’est impossible de les expliquer ici. Par

ailleurs, on ne sait pas comment redresser le

propos si on a transgressé l’interdit de

67 Afin de tromper Eve, puis Adam, le serpent durcit l'interdit divin en l'étendant à tous les arbres du jardin d'Eden alors que celui ci ne porte que sur les fruits de l'arbre de la connaissance du bien et du mal.

68 Ainsi, il peut être licite de tenir ou d'écouter des propos médisants portant sur une personne avec laquelle on est en affaire, afin de se protéger de toute malhonnêteté éventuelle.

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prononcer des paroles médisantes et des

ragots, ainsi que de les écouter.

Et à coté de ces raisons, le sujet s’aggrave

lorsque, de lui-même, l’homme est habitué à

parler avant de réfléchir et de ne pas tourner

5 fois la langue dans sa bouche, au risque que

son propos rentre dans une catégorie de la

médisance. D’ailleurs, nous nous sommes

tellement habitués à cette faute parmi toutes

nos nombreuses transgressions, qu’à cause

de cela, aux yeux de beaucoup d’hommes,

une telle parole n’est pas du tout considérée

comme une faute, même si on a dit quelque

chose qui ressemble en tout à de la médisance

et à du complet ragot. Par exemple, celui qui

dit du mal de son prochain et l’accuse en fin

de compte en lui faisant honte, lorsque un

autre lui demande : pourquoi as tu tenu ces

propos médisants et ces ragots ? Il

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considèrera en son for intérieur qu’il s’est

comporté en juste et en pieux (tzadik

vehassid)69, et n’acceptera pas du tout ces

remontrances alors ce dernier voit que cette

parole constitue une manière d’agir

irresponsable, parmi nos fautes nombreuses.

Toutes ces raisons s’expliquent par le fait

que la question de la médisance et du ragot

n’est pas traitée en un seul endroit, où

seraient expliquées la nature et les questions

dans leur généralité ainsi que leurs détails,

mais elles sont dispersées dans le Talmud et

les premiers rabbins médiévaux ; même

Maïmonide dans le chapitre 7 des « lois sur

les opinions » (hilkhot deot)70 et notre maître

Yona de Gérone dans « Les portes de la 69 Le juste possède un sens de la justice exceptionnel, tandis que le pieux va au-

delà de la lettre de la loi. Ces deux qualificatifs constituent l'idéal de personnalité dans le judaïsme. (Cf Immanuel Etkes « Rabbi Israel Salanter and the Mussar movement » p 20.) Mais la volonté de réaliser cet idéal peut se révéler exagérée et inappropiée comme le pense ici le médisant repris.

70 Section de son code législatif monumental « Mishne Tora »

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repentance », qui ont été pour nous une voie

exploratoire pour cette question, ont été

extrêmement brefs à la façon des premiers

rabbins médiévaux et il y a aussi beaucoup

de lois qui ne rentrent pas dans leur propos,

comme le verra le lecteur dans le présent

ouvrage.

Pour cette raison, j’ai rassemblé mes

forces et mon courage, et me suis engagé avec

l’aide de Dieu béni soit il, qui accorde à

l’homme la connaissance. J’ai réuni toutes les

lois sur la médisance et le ragot en un livre ;

je les ai puisées dans tous les passages qui les

expliquent dans le Talmud et les

décisionnaires, ainsi que dans le détail de

Maïmonide et de Moïse de Coucy71 et « Les

portes de la repentance » de Rabbeinou Yona

de Gerone de mémoires bénies, car ils ont 71 Auteur de l’ouvrage « Sefer Mitzvot HaGadol », « Grand livre des

commandements », France, XIIIème

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éclairé pour nous les questions concernant

cette législation. J’ai également puisé des lois

que j’ai trouvées dans les responsa de Joseph

Qaro et les principales responsa qui se

rapportent à ce sujet. […]

1) Raisons de la légèreté constatée en

matière de médisance

Une objection aux thèses développées par Israël

Méïr Kagan peut être émise ; si la médisance est

grave à ce point, pourquoi est elle si répandue ? Par

ailleurs, les rabbins n’ont eu de cesse, depuis

l’époque de la Michna, de scruter, analyser,

discuter, approfondir les obligations et interdits. La

Michna a été compilée entre le 1er et le 2ème siècle de

l’EC, il s’est donc écoulé 1700 ans avant que Israël

Méïr Kagan souligne la centralité et l’importance

des interdits relatifs à la médisance. Comment a-t-il

pu être négligé à ce point, tant par les rabbins que

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la majorité des juifs ? L’importance de la médisance

serait elle réellement celle que lui donne Israël Méïr

Kagan ?

2) Réfutation de l’objection

La première cause résiderait dans la nature de

l’humain, d’une prédisposition à la médisance,

sorte de penchant psychologique à parler d’autrui

sans se soucier du tort éventuel que cela pourrait

causer. Il s’agirait alors d’une inconséquence et une

légèreté dans le propos, considéré abusivement

comme innocent et sans conséquence.

Israël Méïr Kagan distingue deux cas, selon qu’il

s’agit de gens ignorants des textes classiques, ou

d’érudits. Ceux qui ignorent les textes et la loi juive

ne le savent tout simplement pas, car l’accent est

souvent mis sur différents aspects mais pas sur la

médisance. Au-delà du cadre de la loi juive, qui

envisage réellement la question de la médisance - 129 -

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comme un problème clé de l’éthique ? De plus,

rares sont ceux qui conçoivent qu’écouter des

propos médisants l’est également et doit être

proscrit.

La médisance chez les érudits et savants relève

d’un autre problème. Persuadés que médire d’un

ignare, d’une personne peu vertueuse, n’est pas

critiquable, ils s’y laissent aller. Dans cet esprit, la

médisance ne serait condamnable que lorsqu’elle

vise à une personne vertueuse. La vertu ou

l’intelligence d’une personne n’entre pas en ligne

de compte. Ce serait introduire des différences de

droits entre les humains, entre ceux qui sont dignes

de respect et ceux qui ne le sont pas. Il y a là

mécompréhension de l’interdit, inconditionnel

dans tous les cas de figure, quelle que soit la

personne. De plus, considérer que la médisance est

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un moyen d’éduquer est une erreur, ainsi que nous

l’avons déjà vu plus haut.

Enfin, la dernière raison qui expliquerait la

négligence est purement technique : le sujet n’est

pas traité en seul endroit dans le Talmud, ni de

façon exhaustive par les très grands codificateurs

de la loi qui ont précédé Israël Méïr Kagan. Ce

point est indiscutable. Un juif observant suit un

code de loi entériné par la tradition rabbinique. Dès

lors que ceux-ci ne mentionnent le sujet que de

façon épisodique et lapidaire, ils n’y apporteront

pas une attention considérable et ne le mettront pas

au premier rang des obligations à respecter.

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VI.Chapitre 6 - Médisance et interdits de la loi juive

Introduction aux loisAvec l’amour de Dieu, que soit béni son

peuple Israël. De plus, Dieu désire

ardemment le bien de chacun, au point qu’il

les appelle des noms de « fils » et « part de

l’Eternel » et « héritage ». Plusieurs noms

affectueux nous apprennent la grandeur de

son amour pour Israël, ainsi qu’il est dit

(Malachie 1,2) : « Je vous ai aimé, dit

l’Eternel etc. ». C’est pourquoi, on doit éviter

les mauvais comportements et en particulier

la médisance et le ragot car ils mènent les

hommes à la querelle et au conflit. Combien

de fois cela a-t il mené au meurtre, ainsi que

l’écrit Maïmonide dans « lois sur les

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opinions » (hilkhot deot)72 (chap. 7, loi 1) :

« bien qu’il n’y ait pas de punition liée à cet

interdit, c’est un grand péché qui a entraîné

la perte de nombreuses vies au sein

d’Israël », pour cela il s’appuie sur (Lev

19 :16) « Tu ne resteras pas indifférent au

sang de ton prochain ». Va et apprend ce qui

est arrivé à Doeg l’Iduméen et à Nob la ville

des prêtres (Sam. I, 22 )73. De plus, de

nombreux maux terribles sont advenus en

raison de cette attitude ignominieuse. Ainsi,

il est connu que le péché du serpent fut, à la

base, la médisance tenue sur le Saint Béni

72 Cf note 6973 Le roi Saül, jaloux du succès de David alors son serviteur, avait décidé sa

perte. David, après avoir échappé de peu à la lance de Saül, fuit la cour. Il obtint du pain et une épée à Nob, chez le prêtre Ahimélec sans que ce dernier ne sache rien de la querelle entre Saül et David. Le roi Saül, parti à la poursuite de David, apprit de la bouche de Doëg l'Iduméen, que David avait obtenu du pain et une épée. Saül en conclut abusivement à une alliance entre David et Ahimélec contre lui ; Ahimélec, sa famille ainsi que tout Nob, la ville des prêtres, soit 85 hommes et leurs familles furent tués par Saül (I Sam 22 : 18 – 20). Même s'il n'a pas menti, Doëg a médi en rapportant à Saül ce qu'il a vu de l'entrevue entre David et Ahimélec. Ce fut la cause de la mort des prêtres de Nob, pourtant innocents, et de leurs familles.

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Soit il, ainsi qu’il est dit (Genèse Raba

19 :4) : « De cet arbre Dieu a mangé et il a

créé le monde, et de la sorte le serpent a

séduit Eve »74, de la façon dont l’ont décrite

les Rabbins du Talmud (traité Shabbat

146a) : « Le serpent vint vers Eve, eut une

relation sexuelle et la souilla, c’est ce qui créa

l’union prohibée. Cela entraîna également la

mort pour l’ensemble du monde, ceci c’est le

meurtre. 75» Cela amena, chez le premier

homme et Eve, la transgression de la volonté

du Saint Béni Soit il. De toute façon, celui

qui médit contribue par son comportement à

la destruction de la création76. De plus, la

principale raison de l’exil d’Israël en Egypte 74 Le midrach rabba commente ici Gen. 3 : 4-5 et en particulier ce que dit le

serpent à Eve : « vous serez comme Dieu ».75 Les seules fautes qui méritent la mort indiscutablement, dans le droit

talmudique, sont : le meurtre, l'union sexuelle prohibée et l'idolâtrie. Suite à la faute d'Adam et Eve, Dieu les condamne à mort, or la faute relatée par le texte biblique ne justifie pas une condamnation à mort, ni la haine promise par Dieu entre le serpent et les hommes ; aussi le Talmud « complète » le texte biblique, afin de lui rendre toute sa cohérence et sa logique intrinsèque.

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fut a priori celle-là, comme il est dit

(Gen.37 :2) : « Joseph allait rapportant leurs

calomnies à leur père ». A cause de cela, la

punition du ciel fut de même nature (mida

bemida) et le peuple d’Israël fut livré en

esclavage. En effet, il est dit qu’ils appelaient

leurs frères esclaves ainsi qu’il est expliqué

dans le midrash (Genèse Rabba ch. 4,7) et

dans le Talmud de Jérusalem au traité Pea

(ch. 1, loi 1). Par ailleurs, il y avait une

raison qui autorisait la médisance de Joseph

ainsi que l’expliquent les commentateurs.

Avec tout cela, vois que l’autorisation ne lui77

76 Cet épisode constitue une régression dans l'ordre de la création. Pour la tradition juive, le refus d'Adam et Eve d'écouter et respecter la parole divine sont la cause de cette déchéance. Dans la tradition cabalistique, et en particulier celle d'Isaac Louria, dont Israel Méir s'inspire, il est de la responsabilité de chaque être humain de, non seulement, ne pas continuer à faire régresser la création, mais surtout l'améliorer et la parachever. Dieu ne peut le faire seul, sans l'aide de l'homme. La faute d'Adam et Eve étant une faute de médisance, cet épisode est l'archétype de l'impact négatif de la médisance sur la création. cf Gershom Scholem – « Les grands courants de la mystique juive », pp 291 sq. et en particulier 297 – 299.

77 Il s'agit de Joseph

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a été d’aucune utilité. Notre exil présent

trouve sa source uniquement dans ce qu’ont

fait les explorateurs78, ainsi qu’il est écrit

(Ps. 106 : 26 – 27) : « Et il a levé la main

sur eux afin de les faire mourir dans le

désert, de rejeter leurs descendants parmi les

nations et les disperser dans leurs pays » et

c’est l’explication de Rachi sur ce passage,

conforme à ce qu’a écrit Nahmanide sur

l’épisode des explorateurs dans le

Pentateuque (Nbr 14 : 1)79 ; il est dit dans le

traité talmudique Arakhin que le fondement

de la faute des explorateurs fut la médisance

car ils ont prononcé des calomnies sur la

terre d’Israël. Et parce qu’ils ont versé des

larmes gratuites, ils furent condamnés aux

larmes des générations futures. Egalement,

78 Cf note 3979 idem

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combien de maux innombrables nous ont été

amenés par ce péché très grave, car tous les

sages d’Israël qui furent tués au temps de

Shimon ben Shetah, beau-frère de Ianaï le

roi, le furent à cause de Ianaï, mais tout

autant à cause des ragots, ainsi que c’est

expliqué dans le traité talmudique Qidoushin

(p.66), s’y reporter. L’assassinat du Tana

Rabbi Eliezer haModaï, qui fut aussi la cause

de la destruction de Betar, fut causé par le

ragot qu’ils avaient prononcé devant Ben

Koziba80, ainsi que c’est expliqué dans

Lamentations Rabba (ch. 2, 4).

Et à cause de l’importance des maux que

l’on trouve dans cette disposition ignoble, la

Tora nous met tout particulièrement en

garde contre cela dans l’interdit « ne va pas

colportant le ragot etc. » (Lev 19, 16) ainsi 80 En 132 EC, les juifs se révoltèrent contre les romains avec à leur tête Simon

Bar Kokhba, ou Ben Koziba. La répression romaine fut terrible.

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que je l’explique plus bas. Néanmoins, ce

n’est pas du même ordre que la colère, la

cruauté et le cynisme et les autres

dispositions mauvaises bien qu’elles aussi

pervertissent la pureté de l’âme et sa forme.

La Tora fait aussi allusion à elles à plusieurs

reprises ainsi que l’expliquent les Rabbins du

Talmud. Comme pour elles, il n’existe pas au

sujet de la médisance et du ragot d’interdit

explicite dans les 613 commandements81.

De plus, la raison de la mise en garde de

la Tora sur ce sujet de la médisance semble

simple. En effet, si nous analysons avec

sincérité cet ensemble de commandements

concernant la médisance et le ragot, on se

rend compte que, en peu de lois, sont réunis

tous les interdits et commandements positifs

que l’on peut trouver concernant la relation

81 Cf note 6.

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entre l’homme et son prochain82, et beaucoup

de ceux entre l’homme et Dieu, ainsi que ce

sera expliqué, si Dieu veut. C’est pourquoi la

Tora nous a mis en garde explicitement, afin

que nous ne soyons pas pris dans ce piège du

mal. Et dans le futur, j’expliquerai cela avec

l’aide de Dieu, qu’il soit béni, et on en tirera

au passage un grand profit pour de

nombreuses autres lois. De même, peut être

par ce moyen, sera vaincue la pulsion, au vu

de la grandeur du trouble et de la confusion

engendrée par la parole. Cela, je le

commencerai pour l’homme pieux avec l’aide

du miséricordieux.

En premier lieu, il est nécessaire de

connaître les catégories de ces lois, car la

médisance et le ragot sont interdits même

s’ils sont vrais, comme il sera expliqué plus 82 La tradition rabbinique classe les commandements en deux catégories : ceux

vis à vis de Dieu et ceux vis à vis de son prochain.

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bas, si Dieu veut, d’après tous les versets ; (la

médisance se produit lorsque l’on tient des

propos faisant honte à son prochain, et le

ragot lorsque l’on répète ce qu’a dit une

personne sur son prochain en mal ou ce qu’il

lui a fait de mal). De plus, il est interdit de

médire et de ragoter aussi bien en présence

qu’en dehors de la présence de l’intéressé.

Par ailleurs, écouter par accident le propos

médisant ou le ragot d’autrui, en y accordant

crédit en son for intérieur, même sans le

conforter par sa parole, rend le Nom de Dieu

vain accidentellement et celui qui se trouve

dans ce cas transgresse l’interdit (Ex. 23:1)

de « ne pas rendre mon nom vain »83. Pour

chacun de ces cas généraux, il y a des racines

et des ramifications comme dans toutes les

83 Par souci de meilleure compréhension du texte, la traduction du verset est ici littérale. Celui-ci est plus généralement traduit par « tu ne prononceras pas mon nom en vain ».

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autres parties de la Loi. Dieu nous fera

triompher par sa connaissance sur les

ignares.

1) De l’obligation de ne pas médire

Les lois de la médisance ont été, jusqu’ici, mises en

regard des questions de la rédemption et de

l’équilibre de la création dans son ensemble. Il

s’agit d’impacts indirects à moyen ou long terme.

Indirects car la médisance fait agir d’autres parties

prenantes de la création, qui agissent sur le bien

être des juifs en général. Ces arguments sont à

même de convaincre tout être en tant que membre

d’un groupe, qui considère qu’il est dans son

intérêt d’agir dans l’intérêt du groupe. Une telle

hypothèse n’est pas nécessairement remplie. Ce

qui est vrai pour la majorité ne l’est pas pour

chacun des membres.

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Comment montrer, pour quiconque pense ainsi,

qu’il doit lui aussi, respecter les interdits de

médisance et s’y conformer ? Pour répondre à une

telle question, une autre approche est nécessaire,

plus psychologique, plus directement causale, et en

phase avec l’obligation faite à tout juif de respecter

les mitsvot. D’un point de vue strictement

halakhique, il n’est pas obligatoire d’adhérer au

point de vue exposé par Israël Méïr Kagan dans

l’introduction, ni à ses conceptions kabbalistes.

Celles–ci entraînent le lecteur dans des contrées ou

peu de juifs osaient s’aventurer à l’époque de la

publication de l’ouvrage. Si la cabale fait l’objet

depuis quelques années d’une vulgarisation

certaine, et parfois outrancière de par les

simplifications qu’elle opère au point de la vider de

son contenu, et d’une grande popularité auprès

d’un large public, ce n’était pas le cas à l’époque,

bien au contraire. L’accès à la cabale était le fait

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d’érudits maîtrisant le Talmud et les commentaires

bibliques. Tout juif n’était pas à même de

comprendre, ni d’adhérer à de telles thèses.

Indépendamment de la fonction de la médisance

dans l’équilibre globale des mondes créés, il faut

montrer que l’interdit de médisance ne ressort pas

du registre homilétique mais bien légal. La Cabale

ne permet pas de déterminer une obligation ou une

interdiction halakhique. Elle permet d’en donner le

sens et de l’enrichir, mais pas plus. Or, dès lors

qu’il s’agit d’obligations, il est indispensable de

montrer comment les interdits de médisance

s’intègrent au cadre légal existant et ce, pour

chaque juif.

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2) La médisance concerne tout le

monde

Un juif religieux, attaché au respect scrupuleux des

obligations de la halakha, n’est pas tenu d’aller au-

delà de la stricte règle de la loi. Dès lors faire entrer

la médisance dans le domaine de la loi est crucial

pour Israël Méïr Kagan afin qu’elles soient

respectées par tous. Or le rattachement n’est pas

directement issu du corpus de la Michna, et ne fait

pas partie des lois qui en ont été déduites

explicitement. Ecrire que les lois de la médisance

ne font pas partie des 613 commandements

constitue une reconnaissance de ce fait. La

médisance est interdite de par la démonstration de

sa mise en équivalence avec deux interdits les plus

stricts et fondamentaux du judaïsme : le meurtre et

les unions prohibées. Ces interdits sont

incontournables et ne peuvent être transgressées

sous aucun prétexte, au risque de leur préférer la

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mort. Une part importante du propos de Israël

Méïr Kagan vise à ramener l’interdit de médisance

à ces interdits de base. Il ne s’agit plus d’agir

positivement sur le monde et la création comme

précédemment, mais désormais de déduire du

corpus législatif existant, les interdits ayant traits à

la parole, afin de leur donner force de loi.

Dans la tradition juive, deux comportements sont

mis en exergue comme exemples à suivre : le juste

(Tsaddik) et le pieux (Hassid, pluriel Hassidim). Le

juste respecte la loi, sans chercher à aller au-delà du

cadre de obligations qui lui incombent, alors que le

pieux n’a de cesse de vouloir en repousser les

limites afin de se rapprocher de la sainteté et

atteindre le niveau de la prophétie, état de grande

proximité avec Dieu. La non médisance était

jusqu’à présent l’apanage des Hassidim. Israël Méïr

Kagan mentionne « Le livre des pieux » (Sefer

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Hassidim), ouvrage du XIIIème siècle, écrit en

Allemagne par Yehuda le Pieux, qui eut - et a

encore - une influence très forte sur la religiosité

juive84.

L’un des traits distinctifs de la Hassidut médiévale

allemande réside dans « un altruisme fondé sur des

principes et poussé à l’extrême »85. Le « Livre des

pieux » constitue une prolongation de la halakha

dans un sens éthique très fort, faite du souci de

l’autre, du détachement des satisfactions

matérielles et d’un renoncement à soi-même allant

bien au-delà de ce qu’exige la halakha. Dans l’esprit

des Hassidim médiévaux, cette loi n’a vocation à

s’appliquer qu’au Hassid, être exceptionnel.

84 Cette forme de Hassidisme ne doit cependant pas être confondue avec celle du Baal Shem Tov, qui prit son essor au XVIIIème siècle. Pour une analyse plus complète du Hassidisme allemand médiéval, voir Gershom Scholem, opus cité, ch. III. Traduction française : « sefer hassidim : le guide des hassidim » traduit et présenté par le Rabbin Edouard Gourévitch ; Ed. Le Cerf 1998 ; Paris

85 Gershom Scholem opus cité, p. 106

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Israël Méïr Kagan dans son action et sa vie

s’apparente à maints égards à la Hassidut

médiévale allemande. Malgré tout, il diverge de

cette tradition puisque, la non médisance

concernait le Hassid dans l’ouvrage de Yehuda le

pieux, et pas tout juif. Israël Méïr Kagan étend le

domaine de la halakha jusqu’aux questions de

médisance et de honte faite à autrui. De ce fait, les

interdits de médisance concernent tout un chacun

sans exception, qu’il soit Hassid ou pas. Il faut

malgré tout noter qu’il utilise l’expression « je

commencerai pour le pieux », preuve que dans son

esprit, cette question touche d’abord et avant tout

les pieux, qui l’écouteront naturellement et

accepteront facilement sa législation, même si elle

ne concerne en fin de compte pas qu’eux.

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3) Médisance vaut meurtre

Pour ce faire, Israël Méïr Kagan montre comment

la médisance a pour conséquence indirecte le

meurtre, les unions illicites ou l’exil. Il s’agit de

faire de la médisance une cause mécanique de la

transgression de la loi, sans passer par la médiation

de l’histoire ou des créatures célestes, comme dans

l’introduction de l’ouvrage. Il n’est pas besoin de

recourir à la Cabale et sa conception du

fonctionnement de l’univers. Le propos est plus

simple et direct, sans référence à une tradition

littéraire ésotérique comme le Zohar, dont la

connaissance et l’étude étaient réservées à quelques

uns. Le Midrash Rabba et le Talmud qu’il cite ici,

font partie de la littérature exotérique largement

répandue.

La médisance entraîne le meurtre et la mort. Tous

les exemples qu’il donne, tirés du texte biblique, de

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l’histoire juive ancienne pour l’épisode de la révolte

de Bar Kokhba, ou de la somme halakhique de

Maïmonide, le Mishne Tora, vont en ce sens. Israël

Méïr Kagan insiste sur ce lien car il y voit la raison

suffisante à elle seule pour proscrire et s’abstenir de

toute médisance, fut-ce en y prêtant son oreille.

Au-delà du lien direct qu’il montre avec le chapitre

22 du premier livre biblique de Samuel, Israël Méïr

Kagan fait le lien avec les unions prohibées, entre

humains et animaux en l’occurrence, puisqu’il

établit cette équivalence via la lecture du récit de la

faute d’Adam et Eve que donne le Midrash Rabba.

Ce recueil des commentaires des rabbins du

Talmud n’a pas de valeur législative en lui-même,

néanmoins il donne l’élément qui permet de passer

de la médisance à la transgression sexuelle, puis au

meurtre indirect du serpent. La faute d’Adam et

Eve n’est pas pour la lecture juive d’avoir eu une

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relation sexuelle, acte qui n’est pas chargé d’une

connotation négative, contrairement à certaines

lectures chrétiennes. Leur désobéissance à

l’injonction divine est en fait la cause et constitue le

nœud du problème. Cette désobéissance trouve

son origine dans la médisance du serpent

concernant l’interdit divin. Ceci ne pose guère de

problème. Elle provient d’une lecture directe et

d’une compréhension du texte tel qu’il se donne à

lire. Le passage de la médisance au meurtre lors de

la faute d’Adam et Eve demande une lecture

attentive aux détails et la forme même du texte.

Chaque mot a sa raison d’être et sa nécessité. Dès

lors que Dieu86 a formulé le texte sous la forme qui

est sous nos yeux, il est parfaitement logique et rien

n’y est jamais superflu. Les incohérences ne sont

qu’apparentes et sont un indice permettant

86 La tradition juive considère que le Pentateuque a été écrit par Moïse sous la dictée de Dieu. Par conséquent, Dieu est l’auteur du texte, dans la forme qui a été transmise par les juifs.

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d’accéder à une part de la sagesse et la volonté

divine. Il s’agit du pshat ou commentaire littéral qui

est trop souvent confondu avec une paraphrase ou

une explication de texte. Le pshat constitue le mode

de lecture juif par excellence, le sens provient de la

résolution des contradictions apparentes, du

rapprochement entre versets utilisant le même

terme, et des sens possibles d’un même mot.

Les rabbins du Talmud ne lâchent pas la piste une

fois celle-ci trouvée mais l’explorent et

l’approfondissent. Le serpent séduit Eve, et

l’entraîne à transgresser, mais puisque séduction il

y a, celle-ci ne se serait pas arrêtée là, et aurait

aboutie à l’union interdite entre Eve et le serpent.

Telle est la raison profonde et réelle du passage au

stade de mortel, conscient de son statut, chez l’être

humain. La médisance séduit et entraîne la

transgression sexuelle, qui à son tour introduit la

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mort. La médisance constitue, une fois encore, une

forme de crime. C’est comme si le serpent avait,

grâce à la médisance, pris un ascendant

psychologique sur Eve et l’avait ainsi entraînée à sa

perte. Ainsi, et par voie de conséquence, le serpent

a indirectement commis un meurtre sur la

personne du genre humain, au moyen de la

médisance.

Dans le même ordre d’idée, l’épisode des

explorateurs relate une médisance sur la terre

d’Israël. Celle-ci entraîne l’errance de 40 ans dans le

désert des Israélites, mais aussi, la mort de la

génération qui a vécu la sortie d’Egypte, et à qui il

ne fut pas donné d’entrer en terre promise. Une

fois encore, la médisance entraîne la mort. Tous les

exemples qui sont donnés vont dans ce sens, y

compris l’épisode de la vente de Joseph en

esclavage, qui faillit être mis à mort par ses frères.

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En fin de compte, le statut de l’interdit de

médisance est particulier, puisqu’il ne figure pas

parmi les commandements explicites

unanimement reconnus par les rabbins, alors que

par ailleurs, il est fondamental au vu des mises en

garde de la Tora écrite, le Pentateuque. De plus, la

médisance synthétise les « commandements vis-à-

vis de son prochain » pour reprendre la

terminologie rabbinique. Il s’agirait donc d’un

commandement clé régulant l’ensemble des

rapports entre les humains. Pour le dire autrement,

la médisance constituerait la clé de voûte de

l’éthique.

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CONCLUSION

La médisance pourrait de prime abord, être

considérée comme une modalité de l’éthique. La

question serait alors de définir la parole éthique, et

constituerait l’application de l’éthique au domaine

de la parole. Kant, dans la « Métaphysique des

mœurs » situe la question en ces termes, puisqu’il

range la médisance dans les « vices qui portent

atteintes au devoir de respect envers les autres

hommes », au même titre que l’orgueil et la

raillerie.87 Le texte de Israël Méïr Kagan va bien au-

delà et adopte une perspective totalement

différente. Il s’agit ici véritablement d’une éthique

de la parole. Il ne s’agit plus d’un vice, rattaché à la

morale par le biais du respect d’autrui comme

87 Kant, « Métaphysique des mœurs », paragraphe 43, pp 763 – 764, Ed la pléiade Gallimard

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impératif catégorique de notre raison, mais du

fondement même de la morale.

Ce faisant, l’éthique dont il s’agit, centre la question

sur celle de la nature du lien entre les êtres

humains, sa forme et son contenu ainsi que leur

action/réaction ayant des conséquences pour tous.

L’ensemble du texte repose sur le caractère

impératif de la Tora pour tout juif. Il est malgré

tout possible d’étendre la démarche à tout être

humain, juif ou pas, sans nécessairement ancrer la

réflexion dans la croyance monothéiste telle qu’elle

s’exprime dans et par le judaïsme. La démarche

repose sur la vocation au bonheur, la paix et la

liberté du peuple juif et sa responsabilité tant vis-à-

vis de Dieu que de son environnement. Une telle

vocation et aspiration au bonheur n’est pas

spécifique au peuple juif mais fonde l’existence

humaine. De même, l’humain est par définition un

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être de parole. L’approche proposée et détaillée par

Israël Méïr Kagan peut par conséquent, s’étendre à

l’ensemble du genre humain sans qu’il soit

nécessaire d’en modifier substantiellement la

logique. L’éthique dont il s’agit, entend permettre

le bonheur de tous en régulant l’interaction verbale

entre les êtres humains.

Paradoxalement, les questions éthiques rejoignent

ainsi les réflexions les plus récentes de la science.

Depuis 1945 environ, de nombreux mathématiciens

et scientifiques ont pris conscience que la

compréhension et la modélisation du

fonctionnement des systèmes complexes, qu’ils

soient informatiques, mécaniques ou le vivant ne

peuvent être correctement effectuées qu’en

procédant à l’analyse des objectifs du système, de

l’information qui s’échange entre ses différentes

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parties, et de la façon dont chacune d’elles réagit à

l’information qu’elle reçoit.

Ainsi, Israël Méïr Kagan aurait exprimé dans un

langage religieux, au moyen de symboles tirés

d’une tradition aux antipodes de la recherche

scientifique, une éthique qui pourrait s’analyse à

partir des théories modernes des systèmes bien

avant que celles-ci ne se constituent. Sans doute

faut il y voir la marque d’un homme exceptionnel,

tant par ses qualités personnelles que la puissance

de sa réflexion, par une capacité rare à conjuguer

l’utilisation et l’approfondissement des outils

intellectuels à sa disposition avec l’analyse du

monde qui l’entoure, et la volonté de l’améliorer. Il

correspond à tous égards, à la définition de

l’intellectuel engagé et mérite, à ce titre,

l’admiration et le respect dont il a toujours fait

l’objet.

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ANNEXE I - RABBI ISRAËL MÉÏR KAGAN ET SON ŒUVRE

1) Biographie succincte

L’auteur du texte est connu sous deux noms : Rabbi

Israël Méïr Kagan88 de Radoune, mais également

sous le titre de son ouvrage le plus populaire :

« Hafetz Hayim », qui peut se traduire par « Désir

de vie », objet du présent travail. Ce titre et surnom

provient du psaume :

Quel est l’homme qui souhaite la vie (he-

hafetz Hayim), qui aime de longs jours pour

goûter le bonheur ? Préserve ta langue du

mal, et tes lèvres des discours perfides.89

88 On trouve également son nom sous la forme de Israël Méïr Hacohen. Kagan étant la transcription en caractères latins de la forme slavisée de HaCohen.

89 Psaume 34, 13-14

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Né en 1838 à Gitel en Biélorussie, il étudie à Vilnius

en Lituanie de 10 à 17 ans. En 1855/56, il s’installe à

Radoune (Biélorussie) ou Radin en Hébreu et

Yiddish, non loin de Vilnius et de Grodno. Il se

marie à cette époque. En 1862/63, il s’installe à

Minsk, puis Vilnius où il gagne sa vie comme

professeur de matières religieuses. En 1868/9 il

prend la tête de l’université talmudique de

Vachilitchoq, près de Vilnius. Il revient ensuite à

Radoune où il vit plusieurs dizaines d’années. Il

partage désormais son temps entre la tenue de la

comptabilité du magasin de sa femme,

l’enseignement, la rédaction d’ouvrages ainsi que

diverses responsabilités publiques et

communautaires. Il refuse d’être ordonné rabbin et

de percevoir le moindre salaire pour ses activités,

en particulier lorsqu’il donne son avis ou des

conseils à ceux qui viennent le consulter. Dès cette

époque, sa réputation au sein du monde juif de

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l’Est grandit ; des histoires relatant sa sagesse et sa

mansuétude se répandent dans le peuple. Elles

croîtront jusqu’après sa mort, un peu à la manière

des récits hassidiques sur un « Tzaddik ». C’est

surtout son humilité et son humanisme, en

particulier vis-à-vis des simples juifs des Shtetels90,

couplée à l’ampleur et la profondeur de son œuvre

qui lui valent une place parmi les plus grands

rabbins dans l’histoire du peuple juif.

Il fonde une petite université talmudique à

Radoune et la dirige durant de nombreuses années

jusqu’à ce que son expansion et son succès l’oblige

à engager un directeur (Rosh Yeshivah). Il y

enseigne l’éthique (moussar). En 1915, il est obligé

de quitter Radoune en raison de la guerre, et

s’installe, avec une partie de sa yeshivah, en Russie

proche, à Yirout. En 1917, il fonde une association

90 nom yiddish des agglomérations juives de l’Europe de l’est

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juive ultra-orthodoxe « Unité », visant à fédérer

l’ensemble du monde juif religieux de Russie. En

1921, il est à Minsk puis à Radoune qui fait

désormais partie de la Pologne.

Il est l’un des fondateurs d’une organisation encore

en activité en Israël et dans le monde : « Agoudat

Israël91 », mouvement orthodoxe juif visant à

s’opposer au sécularisme, au socialisme montant en

Europe de l’Est et son corollaire : le sionisme

laïque. Il ouvre le premier congrès de l’association

par un discours à Vienne en 1923. En 1925, il prend

la direction du « conseil des yeshivot », organe de

direction des yeshivot polonaises, alors

nombreuses. Il s’éteint en 1933 à Radoune où il est

enterré.

Méïr Kagan est considéré dans le monde juif

orthodoxe et au-delà, comme un grand sage et l’un 91 Association d’Israël, en français

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des plus grands rabbins du XIXème siècle. Sa

popularité reste considérable au sein du monde

juif, d’une part en raison de son œuvre mais aussi

parce qu’il fut l’un des fondateurs de l’ultra-

orthodoxie juive moderne. En Israël, un kibboutz

porte son nom.

2) Oeuvre

Son œuvre écrite est abondante. Son premier livre,

“Le désir de vie” est publié anonymement en 1873

à Vilnius. Cet ouvrage aura un immense succès et

fera l’objet d’éditions populaires simplifiées et

abrégées jusqu’à nos jours. Il publiera un

complément « Shemirat HaLashone » (La

préservation de la langue), traitant plus

généralement du langage vertueux et des moyens

d’y parvenir. « Ahavat Hesed » (L’amour de la

générosité) traite de l’importance de la charité et

des actes de bonté. Il est également connu pour la

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rédaction de « Mahaneh Israël » (les camps

d’Israël) à destination des juifs enrôlés dans les

armées du tsar, « Nidehé Israël » (les errants

d’Israël) pour ceux qui décidèrent nombreux à

émigrer vers l’ouest.

Enfin, le « Michna Beroura » commente de façon

très fouillée une partie du plus important code

législatif faisant encore autorité dans le monde

orthodoxe : « Shulkhan Aroukh » (la table dressée),

lui-même rédigé au XVIème siècle par Joseph Caro.

Ce commentaire est encore aujourd’hui, une des

bases de l’étude de la loi juive, dans le cursus

rabbinique.

Encourageant ses disciples à étudier les lois

relatives au temple, en raison de sa conviction que

le messie peut arriver à tout moment et le

reconstruire, il rédigea un ouvrage les recensant

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« Liqouté Hilkhot » (les perles des lois). Une

histoire, invérifiable tant la légende se mêle au

témoignage quand il s’agit de la vie des maîtres

spirituels juifs, relate qu’il conservait toujours une

valise faite par devers lui, pour cette même raison.

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ANNEXE II : GLOSSAIRE

Shekhina

Ce terme désigne la présence divine dans le monde

et est utilisé pour signifier une manifestation divine

en lieu précis. La shekhina protège Israël lorsqu’il

est vertueux et pieux et se retire lorsque Israël n’est

pas fidèle à la parole divine.

Le terme est apparu à l’époque de la mishna et

n’est pas employé dans la Bible. (voir Ephraïm

Urbach, “les sages d’Israel”, chap III)

Guémara

Voir Talmud.

Hayim Vital

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Rabbin qui vécut en Israël de 1542 à 1620 où il

nacquit, sans doute à Safed. Il fut l’un des plus

grands kabbalistes palestiniens et principal disciple

de Rabbi Isaac Louria jusqu’à la mort de ce dernier.

Il s’attela ensuite à la rédaction des enseignements

de Louria. Son ouvrage le plus connu est “L’arbre

de vie”, qui expose la doctrine kabbalistique de

Louria. “Les portes de sainteté” est son principal

ouvrage éthique qui expose les moyens d’atteindre

la perfection spirituelle et religieuse.

Maïmonide ou RaMBaM (acronyme de Rabbi

Moshe Ben Maïmon)

Maïmonide est le rabbin, décisionnaire,

philosophe, médecin et astronome le plus éminent

du judaïsme médiéval.

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Il vécut au XIIème siècle ; né à Cordoue en Espagne

en 1135 ou 1138, il vécut en Afrique du Nord et au

Caire où il mourut en 1204.

Son code juridique “mishneh Tora” (répétition de

la Tora) est l’une des compilations majeures de la

loi juive. Chaque volume regroupe les lois traitant

d’un sujet en particulier : organisation des

tribunaux rabbiniques, fêtes, etude, opinions, etc...

Son autre ouvrage majeur “Le guide des égarés”

représente un sommet de l’aristotélisme médiéval.

Il constitue l’ouvrage le plus important de la

philosophie juive au moyen-âge.

Mishna

Ce corpus regroupe les enseignements et

conclusions orales des premiers rabbins (tannaïm),

principalement en matière de halakha. Il fut

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compilé au IIIème siècle en Palestine. La Mishna

représente le document religieux le plus important

pour le judaïsme après la Bible et constitue le socle

de base du Talmud.

La Mishna est divisée en six ordres, chacun d’eux

comportant plusieurs traités. Une référence à la

Michna s’effectue en indiquant le traité, le chapitre

et le numéro de la Mishna, qui est reprise dans

toutes les éditions.

Midrach

Le midrach est une forme de commentaire biblique

ayant pour but d’expliciter le texte dans un sens

homilétique ou juridique en usant de la parabole,

de l’association de mots entre versets ou de

légendes.

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Les rabbins de l’époque de la gemara rédigèrent un

commentaire verset par verset de la Bible appelé

Midrach Rabba. Il reste aujoud’hui sept livres de ce

commentaire ; il est d’usage de les désigner plus

précisément par le livre commentés : Genèse

Rabba, Lamentations Rabba, Exode Rabba...

Le Sifré est un midrash juridique et homilétique

des livres des Nombres et du Deutéronome. Il fut

rédigé à l’époque de la Michna.

Le Tana devei Elyahou a été rédigé plus

tardivement au cours de la période qui va de la

conquête musulmane (env. 640) jusqu’à la fin du

Xème siècle.

Nahmanide ou RaMBaN (acronyme de Rabbi

Moshe Ben Nahman)

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Rabbin espagnol (1194 – 1270) de premier plan,

auteur d’un commentaire biblique contenant des

éléments philosophiques, homilétiques avec des

éclairages mystiques.

Rashi (acronyme de Rabbi Shlomo Ytzkhaki)

Rabbin français du XIème, auteur du commentaire

de la Bible le plus connu dans le monde juif. Son

commentaire constitue la base du commentaire juif

de la bible et constitue, depuis sa publication, une

référence incontournable pour interpréter la Bible.

Section du pentateuque (sidra ou parasha en

hébreu)

L’ensemble de la Tora écrite, le pentateuque, est lu

dans son intégralité en un cycle annuel. La lecture

se fait à la synagogue selon un découpage en 52

sections. Il est d’usage, dans la tradition juive, de

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faire référence à un verset par le nom de la section

dont celui-ci fait partie. Ce nom est l’un des

premiers mots du premier verset de ladite section.

Nous avons préféré conserver le nom hébraïque de

chaque section, en le translittérant. En effet, ce

système de référence au texte n’est utilisé et n’a de

sens que dans son usage en hébreu, et la lecture du

pentateuque dans cette langue.

Responsa (Teshouva en hébreu)

Ce terme latin – sing. Responsum – désigne les

réponses écrites concernant des problèmes de loi et

d’érudition juives apportées par des experts du

Talmud à des questions soulevées par des

collègues, des laïcs ou des communautés.

Les responsa ont constitué depuis la période

talmudique un ensemble de précédents et de

décisions rabbiniques faisant jurisprudence.

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Talmud

L’étude de la Michna se poursuivit assidûment

après sa compilation, dans les deux centres de

Palestine et Babylone pendant une période de sept

siècles, depuis environ 200 av. EC jusqu’à environ

500. Celle-ci est appelée période de la Guemara, de

l’araméen guemar qui signifie “ce que l’on apprend

de la tradition”.

Pour des raisons sociales et politiques, les rabbins

de Palestine furent obligés de consigner une fois de

plus la loi orale. Vers 425 EC, la première édition

du Talmud vit le jour, regroupant la Mishna et sa

discussion la Guemara. Comme elle était le fruit

des travaux des centres de Palestine, elle fut

appelée (improprement) Talmud de Jérusalem.

Les académies babyloniennes continuèrent leurs

travaux d’approfondissement au delà de leurs

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homologues en Palestine. On estime que cette

deuxième version de la Guemara fut compilée aux

alentours de 500 EC, pour constituer, avec la

Mishna, le Talmud de Babylone.

Le centre religieux et spirituel s’étant

progressivement déplacé en Babylonie, le Talmud

de Babylone fit autorité dans le monde juif par la

suite. Lorsqu’on l’on fait référence au Talmud sans

préciser, il est implicite qu’il s’agit du Talmud de

Babylone.

En tant qu’ouvrage de référence, la pagination du

Talmud de Babylone a été fixée par l’édition

Bomberg de 1520-1523. Chaque folio est repéré par

un numéro. Celui-ci comportant deux faces, le

recto est désigné par un a et le verso par un b.

Toutes les éditions reprennent ce découpage.

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Une référence au Talmud commence toujours par

l’indication du traité, puis du folio et l’indication

recto ou verso pour le Talmud de Babylone, ou un

chapitre et une loi pour le Talmud de Jérusalem.

Tora

Il n’existe pas de définition univoque du mot Tora

commune à l’ensemble des textes et ouvrages

rabbiniques, ni la tradition juive en général. Le

“Dictionnaire encyclopédique du judaïsme” (article

‘Tora’) distingue plusieurs sens :

1. le pentateuque en tant que ces livres sont

selon la tradition juive la parole divine telle

qu’elle a été dictée par Dieu à Moïse lors de

la révélation sinaïtique ;

2. l’ensemble des livres bibliques tels que fixés

dans le canon juif par extension ;

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3. le canon biblique et son explication,

interprétation légale donnée par la “loi

orale”, c’est à dire par la mishna et le

Talmud. Pour la tradition juive, en effet, le

canon biblique ne peut être compris, étudié

et mis en oeuvre indépendamment de ces

deux derniers textes. La distinction est alors

faite entre Tora écrite (Tora shebikhtav) et

Tora orale (Tora shebe’alpe) ;

4. Par extension, peut parfois désigner

l’ensemble du corpus légal et homilétique

de la Bible, de la mishna et du Talmud

jusqu’aux responsa et interprétations

rabbiniques

Rabbi Israël Méïr utilise ce terme dans le sens 3 ci-

dessus et plus précisément par rapport à

l’ensemble des commandements. Il distingue

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cependant la Tora des ouvrages rabbiniques

ultérieurs (essentiellement médiévaux) et n’entend

pas le mot au sens du 4.

Trône de gloire

Le monde du trône de gloire désigne le monde

supérieur où Dieu et ses créatures se tiennent.

Cette expression d’origine biblique, et plus

particulièrement des visions du prophète Ezéchiel

a été développée par la littérature mystique (cf

Gershom Scholem, “les grands courants de la

mystique juive”, ch.2).

Zohar

Ouvrage majeur de la mystique juive et texte

fondamental de la kabbale, le Zohar commente de

façon ésotérique le pentateuque. Attribué

traditionnellement à un rabbin du Talmud Rabbi

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Shimon Bar Yohaï l’ouvrage fut vraisemblablement

rédigé en Espagne au XIIIème siècle, par Moïse ben

Shem Tov de Leon.

Il est souvent considéré comme un livre canonique

au même titre que la Bible et le Talmud.

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ANNEXE III : BIBLIOGRAPHIE

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Jérusalem

Lester Samuel Eckman “Revered by all –

introduction to the life and work of Rabbi Méir

Kagan Hapetz Hayim” ; 1974 ; Shengold publishers

New-York

Article “Israel, Méïr kagan ” ; Encyclopedia

Hebraica ; Jerusalem (en hébreu)

Immanuel Etkes “Rabbi Israel Salanter and the

Mussar movement - seeking the Torah of truth” ;

1993 ; The jewish publication society ; Philadelphie

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les rites qui font Dieu” ; 1992 ; Editions Verdier –

Lagrasse

Charles Mopsik « La cabale » ; 1997 ; Editions

Bayard ; Paris

« Dictionnaire Encyclopédique du judaïsme » ;

collectif traduction de Sylvie-Anne Goldberg ;

1997 ; Editions Laffont ; Paris

Gershom Scholem « Les grands courants de la

mystique juive » ; 2002 ; Editions Payot ; Paris

Gershom Scholem « la kabbale et sa symbolique » ;

2003 ; Editions Payot, Paris, traduction de

l’allemand de Jean Boesse

Adin Steinsaltz « La rose aux treize pétales :

introduction à la Cabbale et au judaïsme » ; 2002 ;

Editions Albin Michel ; Paris

- 179 -

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La Bible hébraïque avec les commentaires en

hébreu « Miqra’ot Guédolotes »

La Sainte Bible traduction Louis Segond ; 1991 ;

American Bible Society

Maïmonide, Rabbi Moshe Ben Maïmon dit

RaMBaM « Mishneh Tora » (en hébreu) ; sections

« Hilkhot Deot », « Hilkhot Yessodei HaTora » ;

Jérusalem ;

Hayim Vital « Cha’arei Qedoucha » (en hébreu) ;

Jérusalem

Yona Ben Abraham (Rabbi Yona miGerondi)

« Cha’arei techuva » ; Edition bilingue ; Jérusalem

Jehudah ben Chemouel le Hassid « Le Guide des

Hassidim : Sefer Hassidim » traduction d’Edouard

Gourévitch ; 1998 ; Editions Le Cerf

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Jérusalem

Ephraim Urbach, « Les sages d’Israel », éditions du

Cerf- Verdier, traduction de l’hébreu par Marie-

José Jolivet, Paris 1996

Ryvon Krigier « La loi juive à l’aube du XXIème

siècle » ; 1995 ;Editions Messer ; Paris

Joel Roth « The halakhic process : a systemic

analysis » ; 1986 ; Editions du Jewish Theological

Seminary, Moreshet Series, New York

Kant « Métaphysique des mœurs » ; 1986 ; Œuvres

complètes Tome III - Editions Gallimard,

Bibliothèque de la Pléiade, traduction de

l’allemand de Joëlle Masson et Olivier Masson

Kant « Sur un prétendu droit de mentir par

humanité » ; 1986 ; Œuvres complètes Tome III,

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Paris, Editions Gallimard, Bibliothèque de la

Pléiade, traduction de l’allemand de Luc Ferry

Kant « Critique de la raison pratique » ; 1952 ;

Editions Vrin Paris

Ludwig Von Bertalanffy « General System

Theory » ; 1969 ; Editions George Braziller Inc ;

New-York

Norbert Wiener « Cybernetics : or control and

communication in the animal and the machine » ;

1961 ;Editions MIT press, Boston Massachussets

Simon Doubnov (ou Dubnow) « Précis d’histoire

juive » ; 2002 ; Editions le Cerf ; Paris , traduction

de Isaac Pougatz

Simon Dubnow “History of the jews in Russia and

Poland: From the Earliest Times Until the Present

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Friedlaender, 2000 , Editions Avoteynu

Raphael Draï “Le mythe de la loi du Talion” ; 1996 ;

Editions Economica ; Paris

Emmanuel Lévinas « Lectures talmudiques » ;

2005 ; Editions de Minuit ; Paris

Moise ben Jacob de Coucy « Sefer Mitsvot Gadol »,

1991 ; Edité par Alter Pinhas Farber ; Jérusalem

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