Bourdieu (1988) entretien publié dans le metier de sociologue

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Le metier de sociologue

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Pierre BourdieuJean-Claude ChamboredonJean-Claude Passeron

Le metier de sociologuePrealables epistemologiques

cinquieme editioncontient un entretien avec Pierre Bourdieurecueilli par Beate Krais

Mouton de GruyterBerlin · New York

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Ijes textes d'illustration qui composent la deuxieme partie de ce livre (p. 107— 323) doivent etre lus parallelementaux analyses an cours desquelles Us sont utilises ou expliques. I<es renvois ä ces textes sont indiques, dans le courantde la premiere partie du livre, par une notation en italique entre crochets, qui comporte le nom de l'auteur et lenumero du texte — On peut, pour s'y reporter, recourir ä la liste, p. 325, on utiliser les litres courants.

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Bourdieu, Pierre.Le metier de sociologue : prealables epistemologiques / Pierre

Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron. — 5th ed.p. cm.

Includes bibliographical references and index.ISBN 3-11-017429-4 (paperback) - ISBN 2-7132-2077-7 (paper-

back)1. Sociology — Methodology. I. Chamboredon, J.-C. II. Passeron,

Jean-Claude. III. Title.HM511.B68 2005301'.01-dc22

2005021519

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ISBN 3-11-017429-4 (Mouton de Gruyter)ISBN 2-7132-2077-7 (EHRSS)

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«.. . je suis un peu comme un vieux medecinqui connait toutes les maladies de Fentendementsociologique.»

L'entretien avec Pierre Bourdieu — recueilli parBeate Krais en decembre 1988.

Beate Krais. Quand tu äs ecrit ce livre tu avais dejä une certain« experience du travailsociologique. quelpoint de ton travail as-tu trouve utile ou Necessaire cette reflexion epistemo-logique qui se manifeste dans Le metier de sociologue ? Je te demande cela parce que tuas beaucoup plus d'experience aujourd'hui ... mais quand meme, tu avais dejä travaille pasmal a l'epoque.

Pierre Bourdieu. Le travail avait commence vers 1966. A l'epoque, l'Ecoledes Hautes Etudes avait cree une formation intensive ä la sociologie:dans ce cadre j'avais fait, avec Passeron, une serie de cours d'epistemolo-gie et le livre etait une maniere de perpetuer le cours sans etre oblige dele repeter chaque annee. Done, au point de depart, il y avait une intentionpedagogique et le livre se donnait pour un manuel; mais, en meme temps,il avait une ambition plus grande. Ecrire un manuel, c'etait une manierede faire une traite de la methode sociologique sous une forme modeste.

Beate Krais. Mais c'etait aussi un travail de reflexion sur ce qui avait dejä ete fait.

Pierre Bourdieu. Oui. 11 y avait l'intention pedagogique, mais aussi la vo-lonte de faire le bilan d'une dizaine d'annees de travail sur le terrain, enethnologic d'abord, ensuite en sociologie. J'avais beaucoup travaille enAlgerie avec les gens de l'Institut de Statistique et j'avais le sentimentque je mettais en pratique une methodologie qui n'avait pas trouve sonexplicitation. Le sentiment qu'il etait tres necessaire de la rendre explicites'est trouve renforce par le fait que, ä cette epoque, c'etait le sommet de1'invasion «lazarsfeldienne» en France. Lazarsfeld — c'etait autour desannees 60 - etait venu ä Paris et avait donne des cours solennels ä laSorbonne auxquels tous les sociologies frangais, je crois, assistaient, saufmoi, et cela de fa9on tres deliberee: je pensais que, symboliquement, jen'avais pas ä aller me mettre ä l'ecole de Lazarsfeld (il suffisait de lire leslivres). A travers des techniques interessantes, qu'il fallait apprendre etque j'avais apprises, il imposait en effet autre chose, c'est-a-dire une epis-

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temologie implicite de type positiviste que je ne voulais pas accepter. Et93, c'est la veritable intention du Metier. II y a d'ailleurs une note tout audebut, ou il est dit ä peu pres: on dira que ce livre est diriga centre lasociologie empirique alors que ce n'est pas vrai. II est destine ä fondertheoriquement une autre maniere de faire la recherche empirique, enmettant une technologic que Lazarsfeld a fait beaucoup avancer — onne peut pas le contester — au service d'une autre epistemologie. Teileetait la veritable intention du livre. A l'epoque, je voyais deux erreursopposees centre lesquelles la sociologie devait se definir: la premiere,qu'on peut appeler theoriciste, etait symbolisee par l'ecole de Frankfurt,c'est-a-dire par des gens qui, sans faire de recherche empirique, de-noncent partout le danger positiviste (Goldmann, etait le representant enFrance de ce courant). La seconde, que peut appeler positiviste, etaitsymbolisee par Lazarsfeld. C'etait le couple Lazarsfeld/Adorno, ä proposduquel j'ai ecrit une note dans l'appendice de La Distinction. Contre cesdeux orientations, il s'agissait de faire une sociologie empirique fondeetheoriquement, une sociologie qui peut avoir des intentions critiques(comme toute science) mais qui doit s'accomplir empiriquement.

Beate Krais. Qu'est-ce qu'ily avait comme traditions epistemologiques, sur lesquelles tu pou-vais t'appuyer ä l'epoque pour realiser cette intention ?

Pierre Bourdieu. A l'epoque j'avais d'abord ma propre experience ... J'avaistravaille en Algerie avec des gens de I'lnstitut de Statistiques, avec tousmes amis de l'INSEE, Alain Darbel, Claude Seibel, Jean-Paul Rivet, avecqui j'ai appris la statistique «sur le tas». Ca a ete une des chances de mavie. Us etaient dans une tradition de statistique tres rigoureuse, qui n'avaitrien ä envier ä la version anglosaxonne, mais qui etait ignoree des socio-logues. Cela dit, tout en etant tres stricts en mauere d'echantillonnageou de modeles mathematiques, ils etaient enfermes dans une traditionbureaucratico-positiviste qui leur interdisait de s'interroger sur les opera-tions elementaires de la recherche. Un peu avant de travailler ä ce livre,j'enseignais la sociologie ä l'Ecole Nationale de la Statistique et desEtudes Economiques. En faisant ce cours aux futurs statisticiens, j'avaisdecouvert qu'il fallait enseigner non seulement ä traiter les donnees, maisä construire l'objet ä propos duquel elles etaient recueillies; non seule-ment a coder, mais a degager les implications d'un codage; non seulementa faire un questionnaire, mais ä construire un Systeme de questions äpartir d'une problematique, etc. Ca, c'etait mon experience.

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Par ailleurs j'avais ma formation et, au cours de mes etudes de philoso-phic, je m'etais plutot interesse a la philosophic des sciences, ä l'epistemo-logie, etc. J'ai essaye de transposer sur le terrain des sciences socialestoute une tradition epistemologique representee par Bachelard, Canguil-hem, Koyre par exemple, et mal connue ä l'etranger, sauf de gens commeKühn, ä travers Koyre, — ce qui fait que la theorie kuhnienne des revolu-tions scientifiques ne m'est pas apparue comme une revolution scienti-fique ... Cette tradition, qui n'est pas facile ä caracteriser d'un mot en«isme», a pour fondement commun le primat donne ä la construction:1'acte scientifique fundamental, c'est la construction d'objet; on ne va pasau reel sans hypothese, sans instruments de construction. Et lorsquese croit depourvu de tout presuppose, on construit encore sans le savoiret presque toujours, en ce cas, de fa£on inadequate. Dans le cas de lasociologie, cette attention a la construction s'impose avec une urgenceparticuliere parce que le monde social s'auto-construit en quelque sorte:nous sommes habites par des preconstructions. Dans 1'experience quoti-dienne, comme dans beaucoup de travaux de sciences sociales, sont en-gages tacitement des instruments de connaissance impenses qui serventä construire 1'objet alors qu'ils devraient etre pris comme objet. C'est ceque certains ethnomethodologues ont decouvert, au meme moment,mais sans acceder ä l'idee de rupture, enoncee par Bachelard: ce qui faitque, en definissant la science comme un simple «account of accounts»,ils restent, en definitive dans la tradition positiviste. On le voit bienaujourd'hui avec la vogue de la discourse analysis (qui a ete formidablementrenforcee par le progres des instruments a'enregistrement comme la video):1'attention au discours pris a sa valeur faciale, tel qu'il se donne, avec unephilosophic de la science comme enregistrement (et non comme construc-tion), conduit ä ignorer 1'espace social dans lequel se produit le discours,les structures qui le determinent, etc.

Beate Krais. Cette idee de la construction de I'objet me parait extrement importante. Elle estpeut-itre banale aujourd'hui pour les sciences naturelles, mais on ne pent pas dire qu'elle fassepartie du tool kit des chercheurs en sciences sociales, comme precondition de toute demarchescientifiaue ...

Pierre Bourdieu. La necessite de rompre avec les pre-constructions, lespre-notions, avec la theorie spontanee est particulierement imperativedans le cadre de la sociologie, parce que notre esprit, notre langage sontplein d'objets pre-construits et je pense que les trois quarts des re-cherches ne font que convertir en problemes sociologiques des pro-blemes sociaux. On peut prendre mille exemples: le probleme de la

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vieillesse, le probleme des femmes, pose d'une certaine maniere, le pro-bleme des jeunes ... II y a toutes sortes d'objets pre-construits qui s'im-posent comme objets scientifiques et qui, etant enracines dans le senscommun, re9oivent d'emblee l'approbation de la communaute scienti-fique et du grand public. Par exemple, une bonne partie des decoupagesde 1'objet correspondent a des divisions bureaucratiques: les grandesdivisions de la sociologie correspondent la division en ministeres, Mini-stere de l'education, Ministere de la culture, Ministere des sports, etc.Plus largement, beaucoup des instruments de construction de la realitesociale (comme les categories professionnelles, les classes d'age, etc.) sontdes categories bureaucratiques que personne n'a pensees. Comme le ditThomas Bernhard, dans Alte Meister, nous sommes tous plus ou moinsdes «serviteurs de l'Etat», des «hommes etatises», en tant que produitsde l'Ecole et professeurs ... Et, pour s'arracher au pre-pense, il faut uneformidable energie de rupture, une violence iconoclaste que Γόη trouveplus souvent chez des ecrivains comme Thomas Bernhard ou des artistescomme Hans Haacke, que chez des professeurs de sociologie, meme tout

fait «radicaux» en intention.La difficulte est que ces objets preconstruits paraissent aller de soi et

que, au contraire, un travail scientifique fonde sur une rupture avec lesens commun se heurte a des foules des difficultes. Par exemple, lesoperations scientifiques les plus elementaires deviennent extremementdifficiles. Aussi longtemps qu'on 1'accepte tel quel, c'est-a-dire tel qu'il sedonne, le monde social offre des donnees toute preparees, des stat-istiques, des discours que Γόη peut sans peine enregistrer, etc. Bref, quandon 1'interroge comme il demande etre interroge, 9a va tout seul: il parlevolontiers, il raconte tout ce qu'on voudra, il donne des chiffres ... IIaime les socioloques qui enregistrent, qui refletent, qui fonctionnentcomme des miroirs. Le positivisme, c'est la philosophic de la sciencecomme miroir ...

Beate Krais. Mats ne t'approches-tu pas d'une position positiviste lorsque tu dis qu'on ne saitnen en sociologie aussi longtemps que le socioloque n'a pas obtenu ses «donnees scientifiques»par un travail scientifique a la maniere des sciences naturelles ? Je comprends qu'en sciencessodales on ne peut pas prendre les c'hoses — les «fails sociaux — tel qu'ils se presentent. Etpourtant il faut admettre que les agents sont aussi des experts de leur vie, qu'ils on t uneconscience et une connaissance pratique du monde social, et que cette connaissance pratique estplus qu'une simple illusion.

Pierre Bourdieu. Parmi les preconstructions que la science doit mettre enquestion, il y a une certaine idee de la science. D'un cote, il y a le sens

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commun dont il faut se mefier parce que les agents sociaux n'ont pas lascience infuse, comme on dit en fra^ais. Un des obstacles a la connais-sance scientifique, — je crois que Durkheim avait bien raison de le dire -,c'est cette illusion de la connnaissance immediate. Mais, dans un deu-xieme temps, il est vrai que la conviction d'avoir ä construire contre lesens commun peut favoriser a son tour une illusion scientiste, I'illusiondu savoir absolu. Cette illusion, on la trouve tres clairement exprimeechez Durkheim: les agents sont dans 1'erreur, qui est privation; prives dela connaissance du tout, ils ont une connaissance du premier genre, touta fait naive. Puis vient le savant qui apprehende le tout et qui est commeune sorte de Dieu par rapport aux simples mortels qui ne comprennentrien. La sociologie de la sociologie qui, pour moi, fait partie integrantede la sociologie, est indispensable pour mettre en question et I'illusiondu savoir absolu qui est inherente ä la position de savant, et la formeparticuliere que cette illusion prend selon la position que le savant occupedans l'espace de production scientifique. J'ai insiste sur ce point dansHomo academicus: dans le cas d'une etude du monde academique, le dangerest particulierement grand; Pobjectivation scientifique peut etre une ma-niere de se mettre en position de «Dieu le pere» vis-ä-vis de ses concur-rents. C'est peut-etre la premiere chose que j'ai decouverte ä l'occasionde mes travaux ethnologiques: il y a des choses qu'on ne comprend plussi ne prend pas pour objet le regard savant lui-meme. Le fait de nepas se connaitre soi-meme en tant que savant, de ne pas savoir tout cequi est implique dans la situation d'observateur, d'analyste, est generateurd'erreurs. Le structuralisme, par exemple, — j'ai essaye de le montrerdans IJB sens pratique — repose sur cette illusion qui consiste ä mettredans la tete des agents les pensees que le savant forma a leur propos.

Beate Krais. On avait k couple Adorno /1 M^arsfeld un peu comme le Scylla et Charybdesde la sociologie. Mais tu avais aussi fait des allusions a I'humanisme sociologique dans Lemetier de sociologue, et je me demande un peu ce qu'est cet «humanisme», en mattere desociologie, que tu avais presente comme un des dangers.

Pierre Bourdieu. La sociologie empirique est sortie, pour une part, enFrance, dans Papres-guerre, de gens qui etaient lies aux mouvementssociaux de Gauche Chretienne (il y avait, par exemple, le Reverend pereLebret qui animait un mouvement appele «Economic et Humanisme»).Ils faisaient une sociologie ... — comment dire ca ? — charitable. Desgens tres tres gentils, qui voulaient le bien de Phumanite ... II y a unephrase celebre d'Andre Gide qui dit: «avec de bons sentiments, on fait

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de la mauvaise litterature». On pourrait dire de meme: «avec de bonssentiments, on fait de la mauvaise sociologie». Selon moi, tout ce mouve-ment d'humanisme chretien ou de socialisme humanitaire conduisait lasociologie dans une impasse.

Beate Krais. Mais cet humanisme n'est pas necessairement cbretien, je crois. On pent voirdes paralleles dans une sociologie qui se veut de gauche, ca peut etre une sociologie dans I'espritdu travail social — c'est d'ailleurs une racine importante de la sociologie anglo-saxonne qu'onpense aux Webb — ou une sociologie qui veut que le sociologue poursuive ses recherches apartir d'un Klassenstandpunkt, ä partir d'une pnse deposition en faveur du proletariat.

Pierre Bourdieu. Malheuresement, la sociologie empirique sur le loisir, surle travail, sur les villes, etait faite par des gens humainement parfaits,mais, si je puis dire, trop humains ... La rupture s'opere aussi centretout 9a. On ne fait pas de la sociologie pour se faire plaisir en souffrantavec ceux qui souffrent. II fallait avoir le courage de dire non ä tout ca.Je me rappelle que quand je travaillais en Algerie, en pleine guerre, devantdes choses qui me touchaient beaucoup beaucoup, j'essayais de garderune espece de distance qui etait aussi une maniere de respecter la dignitedes gens ... Le modele qui me vient ä 1'esprit, ici, c'est Flaubert, c'est-a-dire quelqu'un qui porte sur la realite un regard distant, qui voit leschoses avec Sympathie, mais sans se laisser prendre. C'est sans doute cequi fait que j'ai exaspere beaucoup de gens : j'ai refuse le «prechi-precha»,comme on dit en fran9ais, la bonne volonte, la gentillesse humaniste. Unexemple de cette attitude, ce serait I'utilisation de la notion d'interet.Evidemment, je ne prends pas le mot interet au sens de Bentham. J'aipasse mon temps ä le dire. Mais c'etait une maniere de couper avec cetteespece d'humanisme, de rappeler que meme 1'humaniste se fait plaisir ense disant humaniste. Voilä ...

Beate Krais. Out, mais quand on a ce regard critique, on a comme pre-supposition que lesagents sont des complices de ce qui se passe. Sinon il faut penser les agents comme desmarionnettes qui sont reglees par des structures sociales tout a, fait exterieures, a eux commepar exemple le capitalisme ...

Pierre Bourdieu. La sociologie est une science tres difficile. On naviguetoujours entre deux ecueils, si bien qu'en evitant 1'un on risque de tomberdans 1'autre. C'est pour cette raison que j'ai passe ma vie ä demolir lesdualismes. Un des points sur lesquels j'insisterais plus fortement que dans

metier de sociologue, c'est la necessite de depasser les couples d'opposi-tions, qui sont souvent exprimes par les concepts en «isme». Par exemple,

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d'un cote on a 1'humanisme qui a au moins le merite d'inciter se rap-procher des gens. Mais, ce ne sont pas des gens reels. De l'autre cote,on a des theoricistes qui sont a mule Heues de la realite, et des genstels qu'ils sont. Les Althusseriens etaient typiques de cette attitude: cesnormaliens, souvent d'origine bourgeoise, qui n'avaient jamais vu ni unouvrier, ni un paysan, ni rien, faisaient une grande theorie sans agents.Cette vague theoriciste est venue juste apres ΙΛ metier de soaologue. SelonFepoque, il faudrait ecrire autrement ΙΛ metier de sociologue. Les proposi-tions epistemologiques sont degagees par une reflexion sur la pratiquescientifique, et tout specialement sur les erreurs; reflexion qui est toujourscommandee par les dangers dominants au moment considere. Commele danger principal change au cours du temps, 1'accent dominant du dis-cours doit changer aussi. A Pepoque ou I^e metier de soaologue a etc ecrit,il fallait renforcer le pole theorique contre le positivisme. Dans les annees70, au moment du deferlement althusserien, il aurait fallu renforcer lepole empirique contre ce theoreticisme qui reduit les agents a l'etait deTr ger. Toute une partie de mon travail, par exemple ΙΛ sens pratique,s'oppose radicalement a cet ethno-centrisme de savants qui pretendentsavoir la verite des gens mieux que ces gens eux-memes et faire leurbonheur malgre eux, selon le vieux mythe platonicien du philosophe-roi(modernise sous la forme du culte de Lenine): des notions comme cellesd'habitus, de pratique, etc., avaient entre autres pour fonction de rappelerqu'il y a un savoir pratique, une connaissance pratique qui a sa logiquepropre, irreductible a celle de la connaissance theorique; que, en un sens,les agents savent le monde social mieux que les theoriciens; cela tout enrappelant aussi que, bien entendu, ils ne le savent pas vraiment et que letravail du savant consiste expliciter, selon ses articulations propres, cesavoir pratique.

Beate Krais. Le savoir theonque ou sdentifique n'esi done pas totalement different du savoirpratique, pane qu'il est construit, comme le savoir pratique, mais il est construit explicite-ment, il re-construit le savoir pratique de maniere explicite et ainsi le «souleve la conscience»,comme on dit en allemand (ins Bewusstsein heben). En meme temps, ilfaut retenir quece qui est re-construit avec les mqyens de la science, c'est la meme «chose», ce n'est pas un«objet» ou une realite qui appartiennent a un autre monde, inaccessible aux agents ... Maiscomment s'opere la construction de l'objet ? Comment faire, comment prendre la distancenecessaire sans s'elever tout de suite au-dessus de ces pauvres agents «qui ne savent pas cequ'ils font», comme il est ecrit dans la Bible ?

Pierre Bourdieu. Je crois plus que jamais que le plus important c'est laconstruction de l'objet. J'ai vu tout au long de mon travail a quel point

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tout se joue, y compris les problemes techniques, dans la definition prea-lable de l'objet. Evidemment, cette construction d'objet n'est pas unesorte d'acte initial, et construire un objet, ce n'est pas faire un «projet derecherche». II y aurait lieu de faire une sociologie des Research Proposalsque les chercheurs doivent produire, aux Etats-Unis, pour obtenir descredits: on vous demande de definir prealablement vos objectifs, vosmethodes, de prouver que ce que vous faites est nouveau par rapportaux travaux anterieurs, etc. La rhetorique qu'il faut mettre en oeuvre poursusciter le «methodological appeal», dont parlent Adam Przeworski etFrank Salomon dans un texte destine ä conseiller les auteurs de proposals(«On the Art of Writing Proposals», New York, Social Science ResearchCouncil, 1981), enferme une epistemologie implicite socialement sancti-onnee. Au point que quand un travail de recherche empirique ne sepresente pas selon les normes de cette rhetorique, beaucoup dechercheurs, aux Etats-Unis et ailleurs, ont 1'impression qu'il n'est passcientifique. Alors qu'en fait ce mode de presentation d'un projet scienti-fique est aux antipodes de la logique reelle du travail de constructiond'objet, travail qui se fait non pas une fois pour toutes au commence-ment, mais ä toutes les minutes de la recherche, par une serie de petitescorrections. Ce qui ne veut pas dire qu'on affronte Fob jet complementdesarme. On dispose de principes generaux de methode qui sont inscritsen quelque sorte dans 1'habitus scientifique. Le «metier» du sociologue,c'est tres exactement cela: une theorie de la construction sociologiquede l'objet convertie en habitus. Posseder ce metier, c'est maitriser a 1'etatpratique tout ce qui est contenu dans les concepts fondamentaux, habi-tus, champ, etc. C'est savoir par exemple que, pour se donner une chancede construire l'objet, il faut rendre explicites les pre-supposes, construiresociologiquement les preconstructions de l'objet; ou encore que le reelest relationnel, que ce qui existe, ce sont les relations, c'est-a-dire quelquechose qu'on ne voit pas, ä la difference des individus ou des groupes.Prenons un exemple. Je projette d'etudier les grandes ecoles. D'abord,en disant «les grandes ecoles», j'ai deja fait un choix decisif ... H y a tous

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les ans un Americain qui vient etudier l'Ecole Polytechnique des originesä nos jours, ou un autre qui vient pour l'Ecole Normale ... Tout lemonde trouve 93 tres bien. Pas de probleme. Les objets sont tout con-stitues, les archives aussi, etc. En realite, selon moi, — mais je ne peuxpas developper ce point —, on ne peut pas etudier l'Ecole Polytechniqueindependamment de l'Ecole Normale, de l'Ecole Nationale d'Admin-istration, eile est inscrite dans un espace. Done on etudie un objet quin'en n'est pas un. Mais on retrouve ce que je disais tout ä l'heure: plus

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on etudie un objet naif, plus les donnees se proposent sans problemespour etre etudiees. Au contraire, des le moment ou je dis que I'objetconstruit c'est l'ensemble des grandes ecoles, je suis en face de milliers deproblemes: par exemple des statistiques non comparables. Et je m'ex-pose ä apparaitre comme etant moins scientifique que ceux qui s'en tien-nent ä Fobjet apparent, tant sont grandes les difficultes qu'il faut sur-monter pour saisir empiriquement 1'objet construit.

Beate Krais. Je pens« qu'on devrait parier un peu du deuxieme livre du Metier de socio-logue. Pourquoi n'a-t-il pas ete ecrii? Dans preface a la deuxieme edition francaise onpeut lire qu'il etait prevu d'ecrire trois volumes: les prealables epistemologiques, c'est le volumequi existe, un deuxieme livre sur la construction de l'objet sociologique, et un troisieme quidevrait contenir un repertoire critique des outils. Je peux (res bien concevoir le troisieme livre,maisj'ai des difficultes a imaginer ce que pourrait etre un livre sur la construction de l'objetsociologique.

Pierre Bourdieu. Le premier volume pouvait etre un livre original deguiseen manuel parce qu'il n'y avait rien sur la question et je pense d'ailleursque, encore aujord'hui, il n'y a pas grand chose ... La deuxieme partie,ca devenait beaucoup plus difficile. Ou bien on faisait un manuelclassique, en reprenant les rubriques qu'on s'attend ä trouver dans unmanuel de sociologie (structure, fonction, action, etc.) ou bien on faisaitla meme chose que dans la premiere partie, c'est-a-dire un traite originalqui aurait ete une theorie generale. Pour ma part, je n'avais pas du toutenvie de faire une manuel classique, de prendre position sur «fonctionet fonctionnalisme»: c'etait un exercice purement scolaire. La troisiemepartie, sur les outils, aurait pu etre utile, mais c'eüt ete reconnahre ladivision theorie/empirie qui est Fequivalent de l'opposition, profonde-ment funeste, de la tradition anglosaxonne, entre theory et methodology. IIetait dit dans Le metier de sociologm que les differentes techniques statisti-ques contiennent des philosophies sociales implicites qu'il faudrait expli-citer: quand on fait une analyse de regression, une path analysis ou uneanalyse factorielle, il faudrait savoir quelle philosophic du social on en-gage, et en particulier quelle philosophie de la causalite, de Faction, dumode d'existence des choses sociales, etc. C'est en fonction d'un pro-bleme et d'une construction particuliere de Fobjet que Fon peut choisirentre une technique ou une autre: par exemple, si j'utilise beaucoupFanalyse des correspondances, c'est que je pense que c'est une techniqueessentiellement relationnelle, dont la philosophie correspond tout ä faitä ce qu'est, selon moi, la realite, sociale. C'est une technique qui «pense»

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en terme de relations, comme j'essaie de le faire avec la notion de champ.Done, on ne peut pas dissocier la construction d'objets des instrumentsde construction d'objet, parce que pour passer d'un programme de re-cherche ä un travail scientifique, il faut des instruments et que ces instru-ments sont plus ou moins adaptes selon ce qu'on cherche. Si j'avais vouluexpliquer les facteurs determinants de la reussite differentielle des elevesdans les differentes ecoles, j'aurais pu (a supposer que j'ai pu prouver —ce qui n'est pas le cas, selon moi — I'independance des differentes variablesfondamentales) recourir a l'analyse de regression multiple.

Beate Krais. Alors on revient sur le probleme de la construction de l'objet, cette fois du cotedes instruments qui doivent etre adaptes aux objets specifiques. I^e travail du sociologue est,si je comprends bien, (res determine par les propnetes de l'objet specißque, son histoire ...

Pierre Bourdieu. C'est le probleme de la particularite des objets. Etantdonne ma conception du travail scientifique, il est evident que je ne peuxtravailler que sur un objet situe et date. Supposons que je veuille etudiercomment fonctionne le jugement professoral. Je suppose que les juge-ments que les professeurs portent sur leurs eleves et sur les travaux qu'ilsproduisent sont le produit de la mise en ceuvre de structures mentalesqui sont le produit de l'incorporation de structures sociales telles que,par exemple, la division en disciplines. Pour resoudre ce probleme tresgeneral, je vais travailler sur les laureats du concours general ou bien surdes fiches de notation qu'un professeur particulier a tenues, dans lesannees 60, et degager les categories qui s'y trouvent engagees. Si je publieaujourd'hui, vingt ans apres, on dira: «ces donnees sont vieilles, c'est fini,les professeurs de lettres ne sont plus dominants, maintenant ce sont lesprofesseurs de maths», etc. En fait, j'ai pour objet les structures mentalesd'un personnage qui exerce une des magistratures sociales les plus puis-santes dans notre societe, qui a le pouvoir de condamner (vous etes idiotou nul) ou de consacrer (vous etes intelligent) symboliquement. C'est unobjet tres important, et qui peut s'observer partout. A travers mon ana-lyse d'un cas historique, je donne un programme pour d'autres analysesempiriques menees dans des situations differentes de celle qui j'ai etudiee.C'est une invitation ä la lecture generatrice et ä l'induction theorique qui,en partant d'un cas particulier bien construit, generalise. Ayant ainsi unprogramme (il s'agit d'expliciter des structures mentales, des principes declassement, des taxinomies qui s'expriment sans doute dans des adjectifs),il suffit de refaire l'enquete ä un autre moment et dans un autre lieu, äla recherche des invariants. Ceux qui critiquent le caractere «francais» de

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mes resultats ne voient pas que ce qui est important, ce ne sont pas lesresultats, mais le processus selon lequel ils sont obtenus. Les «theories»sont des programmes de recherche qui appellent non la «discussionmeorique» mais la mise en oeuvre pratique, qui refute ou generalise. Hus-serl disait qu'il faut s'immerger dans le cas particulier pour y decouvrirl'invariant; et Koyre, qui avait suivi les cours de Husserl, montre queGalilee n'a pas eu besoin de repeter mille fois l'experience du plan inclinepour comprendre le phenomene de la chute des corps. II lui a suffi deconstruire le modele, centre les apparences. Quand le cas particulier estbien construit, il cesse d'etre particulier et, normalement, tout le mondedevrait pouvoir le faire fonctionner.

Beate Krais. Vingt ans ontpasse depuis la premiere edition fratifaise du Metier de socio-logue et pendant ces vingt ans, la sociologie a beaucoup evolue. Bile a surtout evolue en cequi concerne la recherche empirique, et toi aussi tu as beaucoup travaille depuis. Done, tu asplus d'expmence aujourd'hui. Si tu reecnvais Le metier de sociologue, qu'est-ce que tuchangerais ? Est-ce que tu voudrais ajouter quelque chose ?

Pierre Bourdieu. C'est surtout que je dirais les choses autrement. C'etaitun texte programmatique. J'avais une experience derriere moi, mais j'a-vais surtout dire mon insatisfaction l'egard du discours officiel sur lapratique scientifique. Aujourd'hui je sais mieux et de maniere plus pra-tique ce qui s'enoncait alors comme un programme. Au fond ΙΛ metierde sociologue reste un livre de professeur. D'ailleurs, il y a beaucoup dechoses negatives et fa, c'est typiquement un true de professeur ... Nefaites pas ci, ne faites pas fa ... C'est plein de mises en garde. C'est lafois programmatique et negatif. C'est un peu comme si Γόη donnait unmanuel de grammaire pour enseigner parier ... Bien que Le metier desociologue parle toute le temps de metier au sens francais («avoir du me-tier», c'est avoir un «habitus», une maitrise pratique), il presente un dis-cours didactique, partant, un peu ridicule: il repete sans cesse qu'il fautconstruire, mais sans jamais montrer pratiquement comment on con-struit. Je pense que c'est un livre qui a fait aussi du mal. II a reveille lesgens, mais il a ete tout de suite utilise dans le sens theoreticiste. Parmiles manieres de ne pas faire de la sociologie — il y en a beaucoup — , ily en a une qui consiste a se gargariser de grands mots et a sacrifierindefiniment aux «prealables epistemologiques». Le metier se transmeten grande partie en pratique, et pour etre capable de le transmettre, ilfaut 1'avoir tres profondement interiorise. Je dis souvent dans mon semi-naire que je suis un peu comme un vieux medecin qui connait toutes les

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maladies de 1'entendement sociologique. II y a des propensions a 1'erreurqui varient selon le sexe, l'origine sociale et la formation intellectuelle:les gar£ons sont plus souvent theoricistes, tandis que les Giles sont soci-alement preparees a etre trop modestes, trop prudentes, trop minutieuses,ä se refugier dans 1'empirie, dans les petites choses, et il faut les encour-ager ä l'audace, au culot theorique ... Mais ces dispositions varient elles-memes selon l'origine sociale: 1'arrogance theorique est moins probablechez les intellectuels de premiere generation ... Cela dit, il y a toute uneserie de maladies classiques, qu'on reconnait. Mon experience de direc-teur de recherche, ä laquelle il faut ajouter l'experience de toutes lesmaladies que j'ai moi-meme cues, ä un moment ou ä un autre de macarriere, et toutes les erreurs que j'ai commises, me permet, je crois,d'enseigner en pratique, ä la fa$on d'un vieil artisan, les principes de laconstruction d'objet, et c'est la la grande difference avec ce qu'on trouvedans .Li- Metier. Si j'avais a re faire Le Metier, je presenterais une seried'exemples, ou, si veut, de «chefs-d'oeuvre», comme ceux que fai-saient les artisans au Moyen-Age. Comme exemple de construction d'ob-jet, je donnerais ce qui est en appendice ä Homo Academicus, Fanalyse d'unpalmares d'ecrivains. Je dirais: Voilä le materiel; vous 1'avez sous les yeux,tout le monde a pu le voir. Pourquoi est-ce mal construit ? Que veut direce questionnaire ? Qu'est-ce que vous en feriez ? Le deuxieme, c'est unappendice de . distinction qui s'appelle «Le jeu chinois». Un jour je suistombe sur un numero de la revue Sondages, publiee par FIFOP et il y avaitdes tableaux statistiques des distributions des differents attributs que lesenquetes avaient assignes a differents hommes politiques (Giscard,Marchais, Chirac, Servan-Schreiber, etc.). Le commentaire se limitait ä desimples paraphrases : Marchais est rapproche du sapin. On pourrait livrerle materiel brut aux etudiants (Particle de Sondages), puis, ä titre d'exercice,leur demander ce qu'ils en tireraient et leur montrer ce qu'on peut entirer. Dans les deux cas, il s'agit de degager les conditions cachees de laconstruction de 1'objet preconstruit qui soutient les resultats naivementpresentes. Dans le premier cas, il faut questionner I'echantillon: qui sontles juges dont les jugements ont conduit ä ce palmares ? Comment ont-ils ete choisis? Le palmares n'est-il pas inclus dans la liste des jugeschoisis et dans leurs categories de perception ? Dans le second cas, il fautinterroger le questionnaire. De fa9on generale, il faut toujours question-ner les questionnaires ... Les gens qui ont pose la question ont engagedes categories de pensee inconscientes (comme le sapin, c'est noir, c'estsombre, c'est le bois dont on fait les cercueils, c'est lie ä l'idee de mort,etc.) et ils ont engage les enquetes ä engager aussi des categories tout

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aussi inconscientes qui se trouvaient etre a peu pres les memes. II y a eucommunication des insconscients. Et une enquete idiote, scientifique-ment nulle, peut ainsi livrer un objet scientifiquement passionnant si, aulieu de lire betement les resultats, on lit les categories de pensee incon-scientes qui se sont projetees dans les resultats qu'elle a produits. Dansles deux cas, il s'agit de donnees dejä publiees qu'il s'agissait de re-con-struire. C'est souvent ainsi. Bref, je donnerais trois ou quatre exemplesde cas limites ou c'est ä condition de faire ce qui est dit theoriquementdans metier de sociologue qu'on a un objet au lieu d'avoir un simpleartefact, ou rien du tout. Je ferais plutot des morceaux choisis de travauxempiriques, avec quelques commentaires.

Une autre chose que je renforcerais, c'est la sociologie de la sociologie:c'etait mentionne a la fin du Metier, mais sur un mode tres abstrait. De-puis, tout ce cote s'est beaucoup developpe, notamment avec Homo aca-demicus. Mais ä part 93, la grosse difference serait dans la maniere deraconter ... Je n'ai pas relu ... mais je pense que beaucoup de chosesm'enerveraient sans doute aujourd'hui ... Je suis sür que je dirais: quec'est arrogant! Quand on est jeune, on est arrogant, par insecurite ...

Beats Krais. Dans la premiere question, je te demandais de situer un peu Le metier desociologue dans le contexte d'ilj a 20 ans; et maintenant, si tu ecrivais Le metier desociologue bis, comment serait le contexte ? Dans quel debat se situerait ce livre ? Et quelssont les problemes ou barrieres specifiques qui se sont manifestes depuis dans les vingt anneesde travail et de recherche ?

Pierre Bourdieu. L'essentiel n'est pas tellement transforme. Le paradigme«positiviste» reste tres fort. On continue ä faire des recherches empiri-ques sans imagination theorique, avec des problemes qui sont beaucoupplus le produit du sens commun «savant» que d'une veritable reflexiontheorique; d'un autre cote, il y a la grande theorie, 1'eternelle grandetheorie, completement separee de la recherche empirique. D'ailleurs, lesdeux vont tres bien ensemble, c'est-a-dire qu'on peut faire de la rechercheempirique de type positiviste tout en faisant de la theorie theorique. Ceque appelle theorie aujourd'hui, ce sont souvent des commentairesd'auteurs canoniques (nous avons aujourd'hui, en Allemagne, en Angle-terre et aux Etats-Unis, beaucoup de ces catch-all theories dont le modeleest celle de Parsons) ou de gros trend-reports produits a l'intention descours (souvent ä partir de notes prises par des etudiants ...). J'ai parhasard sous les yeux deux exemples idealtypiques: un article de RobertWesthnow et Marsha Witters, intitule «New Directions in the Study of

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Culture» (Ann. Rev. Social., 1988, 14, pp. 49-97) et un autre de Judith R.Blau, «Study of the Arts: A Reappraisal» (Ann. Rev. Sociol., 1988, 14,pp. 269 — 292). L'etat de la theorie theorique s'explique sans doute par lefait que ces produits disparates et inconsistants d'une sorte at fast-readingscolaire, qui s'associe souvent ä Papplication de categories scolaires declassification tout aussi absurdes, exerce un effet de lavage de cerveau.En face de cette theorie concue comme une specialite en soi, il y la«methodologie», cette Serie de recettes ou de preceptes qu'il faut respec-ter non pour connaitre Fob jet mais pour etre reconnu comme connais-sant 1'objet.

Cela dit, la situation a beaucoup change et je parlerais tout a faitautrement ... Je pense qu'une fraction importante des producteurs desociologie aux Etats-Unis s'est liberee du paradigme positiviste. II y a eudes mouvements qui, comme Finteractionnisme, 1'ethnomethodologie,ont eu malgre tout des effets benefiques, parce qu'ils disaient des chosesqui sont assez proches de ce qui est dit dans Le metier de sociologue (avecpar exemple la reflexion sur les pre-supposes, sur \esfo/k theories, etc.). IIy a eu aussi le developpement de courants «historiques» qui ont reintro-duit la dimension historique dans 1'analysis sociologique, dans 1'analysede 1'Etat notamment. Et puis, il y a eu Kühn, qui a fait penetrer un peude la tradition europeenne de la philosophic de la science, en rappelantdes choses proches de themes developpes dans Le Metier: la scienceconstruit et, elle-meme, eile est socialement construite, etc. Je crois qu'ily a aujourd'hui la possibilite d'une reception du Metier, alors qu'ä 1'epoqueou il a etc ecrit, c'etait desespere; on ne voyait pas du tout qui, dans lemonde, pourrait s'interesser ä ca. C'est pourquoi, alors que nous avionseu beaucoup de peine ä trouver sous la plume de sociologues des textespropres a illustrer nos propos, ce serait sans doute beaucoup plus facileaujourd'hui.

Je pense qu'il y a eu de grands changements, aux Etats-Unis notam-ment : ä cote de l'orthodoxie centrale, celle que defendait la triade capito-line, Parsons, Merton, Lazarsfeld, toutes sortes de courants nouveaux sesont developpes. Des formes de recherche plus critiques — et d'abordd'elles-memes — ont fait leur apparition (meme si, en Europe, et toutparticulierement en Allemagne ou le dualisme de la grande theorie et de1'empirie positiviste se perpetue, on n'a pas l'air de s'en apercevoir: lametropole change, mais, dans les petits comptoirs de l'empire culturelamericain, on continue ä faire des travaux ä l'ancienne). Cela dit, la cri-tique des strategies de discours ou des strategies d'observation etd'entretien, lorsqu'elle est ä elle-meme sa fin, aboutit ä une forme de

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demission nihiliste et, ä la limite, obscurantiste, qui est en tous points1'oppose de la critique epistemologique prealable du type de celle qui estproposee dans Le Metier et qui a pour but de faire progresser la scienti-ficite de la sociologie.

Beate Krais. IIy a un courant irrationnaliste qui dit: tout fa, fa ne sert a rien ! IM sciencequ'est-ce que c'est? C'est juste un metier pour gagner sä vie, c'est tout!

Pierre Bourdieu. Oui, c'est la raison pour laquelle I'epistemologie est tou-jours tres difficile. Je pense que personne n'a envie de voir le mondesocial tel qu'il est; il y a plusieurs manieres de le nier; il y a 1'art, evidem-ment. Mais il y a meme une forme de sociologie qui attaint ä ce resultatextraordinaire, parier du monde social comme si on n'en parlait pas: c'estla sociologie formaliste, qui interpose entre le chercheur et le reel unecran d'equations, le plus souvent mal construites. C'est aussi une formede nihilisme. La denegation (Verneinung au sens de Freud, est une forme& escapism. Quand on veut fuir le monde tel qu'il est, on peut etre mu-sicien, on peut etre philosophe, on peut etre mathematicien. Mais com-ment le fuir en etant sociologique ? II y a des gens qui y arrivent. II suffitd'ecrire des formules mathematiques, de faire des exercices de game-theory ou de simulation avec son computer. Pour parvenir ä voir et adire un le monde tel qu'il est, il faut accepter d'etre toujours dans lecomplique, le confus, 1'impur, le flou, etc. et d'aller ainsi centre 1'ideecommune de la rigueur intellectuelle.

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