Barbara Cartland-l'Intrigante Des Highlands

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Barbara Cartland L'intrigante des Highlands

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Barbara Cartland-l'Intrigante Des Highlands

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  • Barbara Cartland

    L'intrigante des Highlands

  • Rsum

    1750. Exils en France, les Jacobites partisans du prince Charles Edouard

    Stuart n'ont pas perdu espoir de hisser leur prtendant sur le trne, et ils

    s'interrogent sur la loyaut du puissant duc d'Arkrae, chef du clan

    MacCraggan. Est-il soumis aux Anglais ? Son coeur bat-il pour l'Ecosse ? Afin

    de le dcouvrir, une espionne est envoye au chteau de Skaig. Iona Ward va

    se faire passer pour la soeur du duc, Elspeth, disparue lors d'un naufrage des

    annes plus tt. Fidle la cause cossaise, Iona est prte braver la mort

    pour mener bien sa mission. Pourtant, elle se sent faiblir face au duc

    d'Arkrae. Comment lui mentir alors qu'il semble soudain son seul alli dans

    ce chteau rempli de fourbes

    BY ARWAN / NASKOU / ILOUMI

  • 1750

    1

    Bonjour, ma mignonne !

    Iona, qui allait dun bon pas tout en sefforant dviter les immondices qui encombraient l'troite rue pave, jugea plus sage dignorer lapostrophe.

    Bonjour, ma mignonne, rpta linconnu, un vieillard dcati lil libidineux, vtu dune lgante redingote en velours et dun pourpoint en satin brod.

    Comme il lui barrait le chemin, la jeune fille fut bien oblige de s'arrter.

    Savez-vous que vous tes trs jolie ? demanda-t-il dans un sourire qui dvoilait des dents gtes.

    Iona se redressa de toute sa taille. Dun simple coup dil, elle avait pu dceler les traces de rouge et de poudre sur le visage ravin de celui qui venait de linterpeller.

    Monsieur, vous faites erreur sur la personne, dclara-t-elle avec hauteur, dans un franais parfait. Laissez-moi passer, je vous prie.

    Le capuchon bord de fourrure de sa cape glissa lgrement en arrire, et un rayon du soleil couchant claira sa peau diaphane, son ravissant visage encadr de cheveux flamboyants, et ses immenses yeux dun vert saisissant.

    Le sourire carnassier du vieux beau slargit. Il ne stait pas tromp ! Cette fille tait superbe.

    Le souffle court, il savana vers elle. Bien quelle ne ft pas vraiment

    effraye, Iona recula. Depuis quelle tait enfant, elle avait lhabitude

    darpenter seule les rues de Paris et savait comment carter les importuns qui

    simaginaient, en voyant une jeune personne non chaperonne, quelle

    cherchait l'aventure.

  • Ce soir-l, cependant, elle ne se sentait pas vraiment en scurit dans ce

    quartier misrable quelle ne connaissait pas. Mais il fallait bien quelle aille l

    o elle avait t convoque...

    Et elle risquait dtre en retard cause de ce vieux marcheur, comme on

    appelait les messieurs qui, malgr leur ge, persistaient courtiser les

    femmes. Elle regarda furtivement autour delle, cherchant le moyen de lui

    chapper. Au centre de cette ruelle troite, borde de hautes maisons

    crasseuses, courait un ruisseau plein dordures.

    Si je saute par-dessus, je risque de glisser sur les pavs gras et de

    tomber.

    Il ne lui restait pas dautre solution que celle de faire face ce barbon.

    Dun ton ferme - car elle ne voulait pas laisser percer son inquitude naissante

    -, elle dclara :

    Je suis trs presse, monsieur. Je vous prierai de me laisser passer.

    Il hsita, quelque peu impressionn par le ton ferme de la jeune fille, son

    attitude hautaine et le mpris contenu dans son regard. Ce ntait pas, comme

    il lavait cru, une grisette avec laquelle on pouvait s'amuser pendant quelques

    heures en change dune ou deux pices dor.

    Bien, soupira-t-il. Je vais vous laisser passer, ma belle. une

    condition, toutefois...

    Une condition ? scria Iona avec stupeur.

    Oui. Que vous me donniez un petit baiser.

    Un frisson de dgot la parcourut. Submerge par la colre, elle le

    repoussa dun mouvement brusque.

    Jai dit : un baiser ! protesta-t-il en lui saisissant brusquement le

    bras.

    Ses mains tachetes, o saillaient de grosses veines bleues, avaient une

    force surprenante. Et les bagues qui tincelaient ses doigts meurtrirent la

    chair de la jeune fille.

  • Ae !

    Elle se dbattit de toutes ses forces. Sa rsistance, au lieu de dcourager

    ce vieillard, dcupla son dsir, lui redonnant de la vigueur.

    Ha, ha! Ricana-t-il. Ma jolie, inutile de lutter: je te tiens.

    Au secours ! cria Iona. Au secours !

    Le visage de son agresseur tait quelques centimtres du sien. Les yeux

    agrandis, remplis deffroi, elle voyait les ridules au coin de ses lvres minces,

    rougies dun fard vermillon qui avait coul sur son menton.

    Au secours ! Help ! Help !

    Dans son dsarroi, elle avait appel cette fois en anglais. Et soudain,

    comme par miracle, elle retrouva sa libert. Le vieillard se dbattait

    maintenant en couinant entre les mains dun passant qui venait de le saisir au

    collet.

    Cet homme vous importunait, mademoiselle ? demanda-t-il en

    anglais.

    Oui, monsieur, murmura Iona dune voix tremblante.

    Le Franais continuait gigoter comme un pantin dsarticul.

    Lchez-moi, canaille ! hurla-t-il.

    Le prenant au mot, l'homme de haute taille qui tait venu au secours de

    Iona le poussa dans le ruisseau, o il tomba la renverse en agitant ses

    jambes maigres, gaines de bas de soie blanche. Lune de ses chaussures

    boucle partit dans l'eau boueuse, avec les dtritus de toute sorte. Hurlant de

    rage et de frustration, il essaya de rcuprer sa perruque et son chapeau,

    projets quelques pas, dcouvrant ainsi son crne jaune.

    Il avait lair si ridicule que la jeune fille faillit clater de rire. Pourtant,

    elle tremblait encore de tous ses membres, et son cur battait grands coups

    prcipits.

    Elle se tourna vers son sauveur et lui dit en anglais :

    Merci, monsieur. Merci infiniment.

  • Je suis heureux davoir pu vous aider, mademoiselle, rpondit-il dans

    la mme langue, dun ton neutre.

    Il sinclina, mais, la grande surprise de Iona, il nta pas son tricorne

    noir. Au contraire, il le rabattit encore davantage sur ses yeux, comme sil

    voulait cacher son visage.

    Il portait des vtements dune extrme simplicit, comme sil cherchait

    passer inaperu.

    Il est bien mystrieux , pensa la jeune fille.

    Elle aurait voulu le remercier plus chaleureusement mais quelque chose

    la retint. Elle se contenta donc de lui faire la rvrence avant de reprendre son

    chemin, sans un regard pour le vieillard qui, quatre pattes dans la fange,

    jurait tout en tentant de rcuprer sa chaussure enfouie sous les carottes

    pourries et les pluchures de pommes de terre.

    Quelques minutes plus tard, Iona arriva enfin destination, dans une rue

    aussi misrable que celle quelle venait de quitter. On devait lattendre, car,

    ds quelle donna un coup de heurtoir, la porte s'entrouvrit.

    Entrez vite.

    Sans mot dire, la jeune fille pntra dans un couloir quclairait peine

    un vasistas poussireux.

    Par ici, je vous prie, mademoiselle, dit la vieille femme qui l'avait

    reue.

    Iona arriva dans une pice quclairaient seulement quelques bougies. Six

    hommes se tenaient autour dune table. son entre, lun deux recula dans

    lombre, comme sil ne voulait pas tre vu, tandis quun autre se levait pour la

    saluer avec courtoisie.

    Dans un soupir de soulagement, la jeune fille reconnut le colonel Brett.

    Vous voyez, je suis venue, colonel, lui dit-elle en souriant.

    Je savais que vous ne reculeriez pas.

    Il nen fallut pas davantage pour que Iona se sente rassure. En une

  • fraction de seconde, toutes les apprhensions quelle avait prouves au cours

    de ces derniers jours senvolrent.

    Depuis plusieurs nuits, elle ne dormait pratiquement plus, car elle se

    demandait si elle serait capable de faire face la lourde tche qui lattendait.

    Mais quand le colonel Brett, un homme jovial au visage couperos, lui serra

    chaleureusement la main, cette entreprise quelle jugeait compltement folle

    lui parut soudain presque facile.

    Elle prit une profonde inspiration avant de rejeter en arrire le capuchon

    de sa cape. Le colonel se tourna vers ses compagnons et annona :

    Messieurs, voici la jeune personne dont je vous ai parl.

    Les quatre hommes se levrent et sinclinrent. Sous leur regard

    scrutateur, Iona rougit, mal laise.

    Asseyez-vous, dit le colonel, comprenant son embarras. Que puis-je

    vous offrir boire? Du vin ou du caf ?

    Du caf, sil vous plat.

    On lui en apporta une tasse quelle but petites gorges, consciente

    dtre toujours examine par les inconnus. Ctaient des hommes dun certain

    ge. Un simple coup dil suffisait pour voir quils taient tous cossais. Et

    vraisemblablement des exils, comme ltait son tuteur.

    Celui qui avait recul son arrive restait debout dans lombre, prs de la

    chemine. Mais elle devinait que, tout comme les autres, il lobservait.

    La nostalgie lenvahit. Cette scne lui tait si familire ! Une pice

    obscure, des chandelles et des verres de vin, une atmosphre enfume, des

    rideaux tirs, des complots, des discussions nen plus finir... Avec, en toile

    de fond, la tristesse, la souffrance et les espoirs toujours dus de ceux qui

    continuaient lutter.

    Ctait seulement aujourdhui quelle se rendait compte combien tout cela

    lui avait manqu depuis la mort de son tuteur, deux ans auparavant.

    Ces annes-l ont t les plus longues de sa vie, se dit-elle en

  • sadossant sa chaise dure.

    Dans la lueur des bougies, ses cheveux dor roux brillaient comme la

    flamme dune torche, attirant les regards de ceux qui lentouraient.

    Aprs un long silence, le colonel Brett dclara gravement:

    Iona, javais prvenu ces messieurs de votre venue, mais jai attendu

    que vous soyez l pour les mettre au courant de notre plan. Avant tout, je

    tiens vous mettre laise. Si vous avez chang davis, si vous ne vous sentez

    pas capable de tenter une telle aventure, nhsitez pas le dire. Tout le monde

    comprendra.

    Je nai pas chang davis.

    Autour de la table, il y eut un murmure dapprobation. Soudain

    intimide, la jeune fille baissa les yeux et ses longs cils ombrrent ses joues

    ples.

    Bien, messieurs ! reprit le colonel. La plupart dentre vous,

    certainement, se souviennent de James Drummond. Ctait lun des ntres. Il

    a t exil vie aprs avoir combattu avec bravoure en 1715 sous les ordres de

    notre roi Jacques Stuart, dit le chevalier de Saint-Georges. Son fils, le prince

    Charles douard Stuart, que l'on appelle le Prtendant, a maintenant repris la

    lutte.

    Il soupira.

    James Drummond navait quun but dans la vie : le retour de notre

    souverain en cosse. Il est mort voici dj deux ans. En exil, hlas, comme

    nous tous ! Je me rendais souvent chez lui. Cest l que jai fait la

    connaissance de Iona, dont il tait le tuteur. Iona... Iona Ward, comme il

    l'avait baptise, parce quil fallait bien lui trouver un nom.

    Le colonel Brett marqua une pause.

    Qui est exactement Mlle Ward ? Nul ne le sait. Ce qui est certain,

    cest quelle est dorigine cossaise, mme si elle na pas eu le bonheur de

    connatre son pays natal.

  • Il se tourna vers la jeune fille.

    Cest bien cela, ma chre enfant?

    Les yeux pleins de larmes, Iona se contenta dacquiescer dun hochement

    de tte. Sa peine avait t ravive lvocation de James Drummond,

    lhomme qui lavait leve mais avait toujours refus de lui dire qui elle tait

    vraiment.

    Jen viens maintenant la seconde partie de mon histoire, poursuivit

    le colonel Brett. Tout dernirement, le pre MacDonald, qui tait laumnier

    du rgiment Clanranald Falkirk, est venu me raconter une bien trange

    histoire. On venait de l'appeler dans un quartier misrable, au chevet dune

    femme prmaturment vieillie qui, aux portes de la mort, tenait absolument

    se confesser.

    Les hommes l'coutaient poliment, sans paratre autrement intresss.

    Runissant ses dernires forces, cette femme lui a confi quelle

    sappelait Jeannie MacLeod et avait t la nanny d'Elspeth, la fille du duc

    dArkrae.

    Lun des assistants eut un geste agac.

    Je ne vois pas en quoi cela peut nous intresser.

    Sans tenir compte de linterruption, le colonel enchana :

    Dix-sept ans auparavant, en 1733, alors que le duc et la duchesse

    dArkrae revenaient du continent, leur yacht a fait naufrage au cours d'une

    terrible tempte. Jeannie MacLeod sest retrouve par miracle dans une

    chaloupe avec le bb et le valet du duc. Ils sont alls la drive pendant des

    jours et des jours, jusqu' ce qu'ils soient sauvs par un bateau de pche

    franais. La petite Elspeth dArkrae, qui avait pris froid au cours de cette

    terrible preuve, mourut quelques jours plus tard dune pneumonie dans le

    port breton o le couple avait trouv refuge.

    En effet, je ne vois pas o tout cela peut nous mener, grommela un

    autre.

  • Le colonel Brett lui adressa un regard noir.

    Jy viens. Le valet du duc et Jeannie MacLeod vcurent maritalement

    en France. Jeannie stonnait de voir son amant dpenser sans compter. Il lui

    avoua enfin quil avait fui le navire en perdition sans se proccuper du sort du

    duc et de la duchesse... mais en emportant les bijoux de cette dernire. Il les

    avait vendus pour une partie infime de leur valeur un joaillier peu

    scrupuleux. Il ne lui restait maintenant plus rien, lexception dune

    miniature dont le cadre orn de diamants avait t brad depuis longtemps,

    ainsi que le bracelet de la petite Elspeth, que Jeannie avait tenu garder en

    souvenir.

    Mais o voulez-vous en venir avec cette histoire interminable ?

    Sans mme juger utile de lui rpondre, le colonel poursuivit son rcit :

    cure par le comportement de son amant, Jeannie MacLeod la

    quitt et est all vivre Paris. Devenue blanchisseuse, elle s'est use la tche.

    Avant de rendre son dernier soupir, elle a suppli le pre MacDonald

    d'annoncer au nouveau duc dArkrae que sa sur avait pri la suite du

    naufrage et de lui rendre la miniature et le bracelet. Les voici.

    Le colonel posa sur la table une minuscule chane dor sertie de perles et

    un petit portrait ovale dpourvu de cadre, qui reprsentait une trs jolie

    femme.

    Quand le pre MacDonald ma remis ces deux objets, je me suis dit

    quil ne me restait plus qu les remettre une personne de confiance se

    rendant en cosse, afin qu'elle les apporte au duc dArkrae. Puis jai regard

    un peu mieux cette miniature, qui devait probablement reprsenter la

    duchesse, et je lui ai trouv une ressemblance tonnante avec...

    Laissant sa phrase en suspens, il poussa la miniature en direction de son

    voisin immdiat.

    Par exemple ! scria celui-ci avant de la passer un autre.

    Elle fit le tour de la table, tandis que les exclamations dtonnement se

  • succdaient. Et elle arriva enfin entre les mains de Iona. Cette dernire savait

    quoi s'attendre, et pourtant ce fut avec stupeur quelle contempla son tour

    le portrait de la ravissante duchesse dArkrae. Un portrait qui aurait pu tre le

    sien.

    Jusqu prsent, je n'ai parl de cela personne, sauf Iona, dclara

    le colonel. Je compte sur vous pour garder le secret absolu. Le pre

    MacDonald lui-mme doit rester dans lignorance. Ce que je propose...

    Il marqua un silence afin de donner encore plus dimportance la suite

    de ses propos.

    Ce que je propose, cest que Iona aille en cosse et qu'elle se prsente

    au chteau de Skaig, la demeure familiale des ducs dArkrae, en prtendant

    tre la sur du duc actuel.

    Lun des conspirateurs sursauta.

    Quoi ?

    La miniature et le bracelet prouveront la vracit de ses dires.

    Vous avez perdu la tte, Brett.

    Pas du tout. Ce schma me semble parfaitement plausible. Voil des

    mois, peut-tre mme des annes, que nous cherchons savoir si le nouveau

    duc dArkrae est de notre ct. Imaginez limportance que prendrait notre

    mouvement si son clan...

    Le clan des MacCraggan, fit lun des cossais en hochant la tte.

    Imaginez limportance que prendrait notre mouvement si le chef du

    clan des MacCraggan se joignait nous !

    Le duc dArkrae est trs puissant, murmura son voisin. Sil devenait

    notre alli, les ntres pourraient esprer rgner sur lEcosse. Mais sil est du

    ct des Anglais...

    De toute faon, mieux vaut savoir quoi sen tenir.

    Et cette demoiselle aurait le courage daller se prsenter au chteau

    de Skaig, devant le duc dArkrae, en lui annonant quelle est sa sur?

  • demanda lun des conspirateurs dun ton dubitatif.

    Elle vous rpondra elle-mme quand jaurai termin mon rcit.

    Parce que ce nest pas fini ?

    Non. Il y a autre chose. Vous avez tous entendu parler des larmes de

    Torrish, ces fabuleux diamants qui avaient t offerts notre prince avant la

    bataille de Culloden ? Par mesure de prcaution, il les avait fait coudre

    lintrieur de son bonnet. Mais, quand Son Altesse avait d fuir le champ de

    bataille, le vent avait emport son bonnet... et donc les larmes de Torrish.

    Pendant des annes, nous avons cherch ce couvre-chef. Avait-il t pitin

    dans la boue par les chevaux ? Quelqu'un lavait-il gard en souvenir dun

    prince auquel il restait fidle? Nous commencions perdre espoir quand une

    rumeur est parvenue jusqu nous. On saurait quelque chose au sujet du

    bonnet princier dans le clan des MacCraggan... Par consquent, si Iona va au

    chteau de Skaig, elle pourra essayer den apprendre un peu plus. Inutile de

    vous dire combien nous avons besoin dargent en ce moment. Or la valeur de

    ces diamants, inconnue ce jour, est considrable.

    Le colonel prit une profonde inspiration.

    Voil, messieurs, tout ce que javais vous dire. Vous avez vu la

    miniature, vous avez vu Iona... Elle est prte se lancer dans laventure avec

    tous les risques que cela comporte. Pourquoi agit-elle ainsi ?

    Soudain, levant la voix, qui rsonna dans la pice sombre, il ajouta :

    Parce que, comme nous tous, elle estime que le prince Charles

    douard Stuart devrait rgner sur lAngleterre et lcosse.

    Un long silence sappesantit sur le groupe. Un silence de plomb. Iona

    comprit que les conspirateurs attendaient quelle prenne la parole.

    Elle se leva. Dans la lueur vacillante des bougies, elle paraissait si fragile

    et si dlicate... Comment limaginer faisant face lpreuve qui lattendait ?

    Cela semblait impossible.

    Mais quand elle souleva les paupires, une telle flamme brillait dans ses

  • prunelles qu'elle en parut tout illumine de lintrieur.

    Vous pensez que cette mission est difficile et dangereuse, colonel.

    Cest peut-tre le cas. Mais ne sommes-nous pas prts nous dvouer

    totalement pour notre prince ?

    Elle avait parl avec une telle assurance et une telle sincrit que

    personne n'osa prendre immdiatement la parole. Lhomme qui tait rest

    dans l'ombre depuis son arrive s'approcha alors de la table. Jamais encore la

    jeune fille ne l'avait vu, mais elle sut instinctivement qui il tait.

    Comme hypnotise, elle savana vers lui et plongea dans une profonde

    rvrence. Le prince Charles douard Stuart lui prit la main pour laider se

    relever.

    Merci, Iona, dit-il simplement.

  • 2

    Quand Iona ouvrit les rideaux de sa chambre dhtel, lhorloge dune

    glise toute proche sonna six coups. Sa fentre donnait sur les toits. Tout tait

    gris: les toits dardoise, le ciel, la brume... Pas une seule note de couleur ne

    venait rompre la monotonie de cette grisaille, et ce spectacle lui parut si

    dprimant quelle frissonna.

    Ctait seulement la veille que, bord dun petit cargo franais, elle tait

    arrive dans le port dInverness. Ds que la cte avait t en vue, elle tait

    monte sur le pont, le cur battant la perspective de voir la terre o elle

    tait ne.

    Et, enfin, elle avait pu admirer les svres montagnes se dtachant dans

    la lumire pourpre et dore dun splendide soleil couchant. Un vent glacial

    soufflait, les embruns lui fouettaient le visage mais, en proie une motion

    indicible, elle ne sentait mme pas le froid.

    Hector MacGregor, que le colonel Brett avait charg de laccompagner,

    lavait rejointe ce moment-l.

    Alors ? Est-ce ainsi que vous imaginiez lcosse ?

    Bouleverse, elle stait tourne vers lui.

    Mon pays. Le vtre.

    Trs bas, elle avait ajout :

    Celui de Son Altesse.

    Hector avait pos un doigt sur ses lvres.

    Chut !

    Il semblait lui aussi trs mu.

    Je nai pas vu ces ctes depuis quatre ans... Dieu, quelles sont belles !

    Iona lui adressa un coup d'il chaleureux. Elle connaissait son histoire...

  • Il avait perdu son pre et ses deux frres au cours de la terrible bataille de

    Culloden. Sa tte avait t mise prix mais, aprs mille aventures au cours

    desquelles il avait failli plusieurs fois prir, il avait russi rejoindre en

    France lentourage du prince Charles Edouard. Son rve tait de rendre le

    trne dcosse aux Stuart, et parmi tous les exils, ctait lun des plus actifs.

    vingt-sept ans, avec ses cheveux roux, ses yeux clairs et son teint

    parsem de taches de rousseur, il aurait t bien difficile Hector MacGregor

    de cacher sa nationalit. Les dures expriences quil avait vcues lavaient

    vieilli prmaturment. Et pourtant, il suffisait ce taciturne cossais de

    sourire... et aussitt son visage silluminait.

    Iona tait prte entreprendre le voyage seule, mais quand le prince

    avait insist pour quelle soit accompagne jusqu Inverness, elle navait pas

    protest. Elle connaissait les nombreux dangers qui menaaient une jeune

    fille sans chaperon. Mme si elle se sentait capable dy faire face, elle stait

    sentie soulage quand Hector MacGregor avait propos de lescorter.

    Il nignorait pas quil courait un risque terrible. Sil avait le malheur

    dtre reconnu, il serait aussitt arrt et finirait la tte sur le billot.

    LorsquIona avait appris cela, elle avait tent de le faire changer davis.

    Mais rien navait pu lbranler.

    Peuh ! La mort ne meffraie pas, avait-il dclar en haussant les

    paules. Jai depuis longtemps lhabitude de vivre sur le fil du rasoir.

    Avec lyrisme, il avait enchan :

    Et cela vaudrait la peine de mourir si je peux revoir mon pays, ses

    lochs, ses landes couvertes de bruyres o souffle un grand vent charg

    diode...

    Vous serez prudent ?

    Ne vous souciez pas de moi. Je suis capable de me dbrouiller,

    figurez-vous. Et puis, en cas de besoin, jai Inverness des amis sur lesquels je

    peux compter.

  • Son visage tait soudain devenu grave.

    A partir du moment o nous aurons pos le pied sur la terre ferme,

    vous ne me connatrez plus. Surtout, ne parlez de moi personne, cela ne

    vous attirerait que des ennuis. Si vous veniez apprendre que je suis dans une

    mauvaise passe, ne manifestez aucune raction. Vous ne savez rien de moi,

    vous ne mavez jamais vu. Car si lon pouvait tablir un quelconque lien entre

    nous, toute votre mission se trouverait compromise.

    Iona navait pas besoin quil insiste sur ce point. Le colonel Brett et ses

    amis lui avaient dj fait la leon, et elle comprenait parfaitement

    limportance des informations quelle pourrait recueillir au sujet du duc

    d'Arkrae.

    La plupart des clans, aprs le terrible carnage de la bataille de Culloden,

    avaient t dcims par les Anglais. Le duc de Cumberland, la tte des

    troupes britanniques victorieuses, avait donn lordre de traquer les

    Highlanders sans merci. Ses soldats les avaient torturs jusqu ce que mort

    s'ensuive, avant de brler leurs fermes et leurs moissons, laissant les femmes

    et les enfants dmunis. Les rescaps de ces massacres survivaient

    misrablement sous la dure frule de gouverneurs anglais.

    Comme le dfunt duc dArkrae, pre du duc actuel et chef du clan des

    MacCraggan, avait refus de se joindre ces terribles luttes, cela lui avait valu

    de ne pas subir de reprsailles.

    Ce clan tait dsormais lun des plus puissants et des plus prospres de

    lcosse. Mais, si son pre stait rang du ct britannique, de quel ct

    penchaient les sympathies du nouveau duc? tait-il totalement soumis aux

    Anglais ? Ou bien son cur battait-il du ct cossais ?

    Iona avait pos de nombreuses questions, cherchant dfinir la

    personnalit dEwan d'Arkrae. Mais personne ne semblait le connatre. Les

    hommes qui vivaient en France depuis de nombreuses annes ne lavaient

    jamais vu. Pas plus que les jeunes qui avaient rcemment rejoint leurs ans

  • en exil.

    Hector MacGregor ne semblait pas tre davantage au courant.

    Je ne peux rien vous dire, hlas ! Tout ce que jespre, cest que le duc

    deviendra notre alli. Alors, nous sauverons lcosse !

    Et sil ne veut rien savoir de ceux qui soutiennent le prince ?

    Ce serait un coup dur, admit Hector. Mais un homme averti en vaut

    deux.

    Il enveloppa Iona d'un regard soucieux.

    Vous vous tes lance dans une tche herculenne, ma pauvre,

    murmura-t-il en hochant la tte.

    Je n'ai pas peur, assura-t-elle firement. Enfin... pas beaucoup.

    Bien sr que vous avez peur. Nous avons tous peur quand nous nous

    lanons dans la bataille. Cest ce que vous allez faire.

    Soucieux, il ajouta :

    Et moi, je naime pas voir les femmes se battre.

    Elle seffora de sourire.

    Nexagrons rien. Je ne pars tout de mme pas lassaut du chteau

    de Skaig, une pe la main.

    Si les Anglais vous dmasquent, que se passera- t-il? Ils dcouvriront

    que vous tes lenvoye du prince et des conspirateurs exils en France. Ils

    vous jetteront en prison... ou pire.

    Les immenses yeux meraude dIona sagrandirent encore.

    Ils... ils me tortureront?

    Cest envisager.

    Mais... je suis une femme.

    Hector eut un rire sarcastique.

    Si vous croyez que cela les arrtera ! Ils sont prts tout pour savoir

    o se rfugie le prince en ce moment. Mme sil a t banni de France depuis

    que le roi Louis XV a sign le trait dAix-la-Chapelle, cela ne lempche pas

  • dy revenir. La preuve : vous lavez vu Paris...

    Depuis, il est probablement retourn en Italie ? Ou en Allemagne ?

    Mme sous la torture, je serais bien incapable de donner un renseignement

    prcis.

    Soit! Mais vous tes une jacobite, vous faites partie de ses allis. Et

    cela suffit pour que les Anglais vous considrent comme leur ennemie.

    Avec un sourire forc, il poursuivit:

    Tchons plutt de voir le bon ct des choses. Si tout se passe bien

    pour vous, comme je lespre, il vous faudra fuir le chteau de Skaig avant que

    lon ne dcouvre limposture. Comment retournerez- vous en France ?

    Le colonel Brett ma donn le nom et ladresse dune personne de

    confiance Inverness.

    De confiance ? Vraiment ?

    Mais... oui.

    Esprons-le. Je me mfie des ides de Brett. Ses plans ne tiennent

    pas toujours debout. Oh, en thorie, ils semblent parfaits ! Mais en pratique...

    Mfiez-vous de tout, Iona. Ce nest pas sa vie que Brett risque, mais la vtre.

    Cette recommandation laissa la jeune fille sans voix.

    Je... je connais bien le colonel Brett, balbutia- t-elle enfin. Il na

    quun but: faire monter notre prince sur un trne qui lui revient de droit.

    Brett est un fidle partisan, je ne remets pas cela en question. Je

    voulais seulement dire que parfois il se laisse tellement emporter par son

    imagination quil lui arrive doublier de sintresser aux dtails. Or ceux-ci

    sont essentiels, car ils sont souvent cause de russite ou dchec dun projet. Il

    suffit quun grain de sable se glisse dans lengrenage pour que tout

    lchafaudage soigneusement difi seffondre.

    Emport par son sujet, il poursuivit :

    Voyez, par exemple, linvraisemblable complot dans lequel il vous a

    embarque. La miniature dune inconnue laquelle vous ressemblez lui

  • tombe entre les mains. Aussitt, sans se renseigner davantage, il dcide que

    vous irez vous prsenter devant le duc dArkrae en prtendant que vous tes

    sa sur Elspeth, qui aurait pri dix-sept ans auparavant dans un naufrage.

    Quelle histoire de fous, non ?

    Hector...

    Il lui coupa la parole.

    Brett a-t-il eu raison dajouter foi la confession dune vieille

    radoteuse ? Et comment sait-il que la miniature tait celle de la mre du duc

    actuel ? Aprs tout, le dfunt duc pouvait trs bien avoir sur lui un portrait de

    sa matresse !

    Iona ne put sempcher de rire.

    Hector ! Vous avez encore plus dimagination que le colonel Brett.

    Cette Jeannie MacLeod nallait tout de mme pas mentir sur son lit de mort !

    Peut-tre divaguait-elle ?

    coutez, elle a dit que la fille de la duchesse tait morte, pourquoi

    mettre sa parole en doute ?

    Il nest pas certain que le duc accepte votre histoire aussi aisment.

    Je trouve que la miniature et le bracelet sont des preuves plus que

    suffisantes.

    Hector leva les yeux au ciel.

    Ah, vous tes bien confiante !

    Et puis jai les cheveux roux.

    Dors, corrigea Hector.

    Cest pareil. Il parat que tous les MacCraggan sont roux.

    Comme beaucoup dcossais.

    Iona fit mine de se boucher les oreilles.

    Je ne veux plus vous couter. Vous essayez de me faire peur, mais

    vous ny russirez pas. Jai accept de tenter laventure, je ne vais pas

    renoncer en cours de route.

  • Je men doute, soupira Hector. Mais promettez- moi de toujours

    rester sur vos gardes.

    Je vous le promets, assura la jeune fille. Et jai le pressentiment que

    tout se passera bien.

    Esprons-le.

    Dans la fracheur de ce petit matin, elle se sentait beaucoup moins sre

    d'elle. Les avertissements dHector rsonnaient dans sa tte et lavenir lui

    semblait parsem de piges.

    Si ses mains tremblaient pendant quelle shabillait, ce ntait pas

    seulement de froid...

    La veille, elle stait renseigne et avait appris que la diligence qui partait

    dInverness sept heures du matin lamnerait au petit bourg de Fort

    Augustus, une quinzaine de kilomtres du chteau de Skaig. Alors, il ne lui

    resterait plus qu trouver une voiture pour se rendre destination.

    La jeune fille avait remis lpaisse robe de soie vert fonc quelle portait

    pour voyager. Elle drapa un fichu en dentelle blanche sur ses paules et se

    coiffa d'un joli bonnet tuyaut. Le colonel Brett lui avait donn une petite

    somme dargent.

    Voil de quoi acheter quelques vtements, lui avait-il dit dun ton

    bourru. Et aussi pour que vous ne soyez pas dmunie en cosse. On ne sait

    jamais ce qui peut arriver.

    Sans enthousiasme, Iona avait choisi des toilettes assez ordinaires. Aprs

    tout, ntait-elle pas cense avoir t leve par une pauvre blanchisseuse ?

    Elle regrettait de ne pas avoir pu emporter son lgante garde-robe.

    Si javais t bien habille, jaurais eu plus daplomb, pensa-t-elle.

    James Drummond, son tuteur, lui offrait tout ce quelle voulait. Il tait

    riche et la jeune fille ne pensait pas quun jour elle se retrouverait sans le sou.

  • Hlas, cest ce qui stait pass ! Il avait rdig un testament en sa faveur

    mais, sa mort, Iona avait dcouvert quil avait prt la totalit de son capital

    un ami franais. Ce dernier avait tout dpens pour maintenir sa position

    la cour. Rcuprer cet argent ? Ctait sans espoir.

    Iona avait beaucoup pleur sur la tombe en granit de son tuteur.

    Quallait-elle devenir sans cet homme quelle considrait comme son pre ?

    Ce ntait pas tout... Elle esprait quun jour il lui rvlerait sa vritable

    identit. Il ne lui fallait malheureusement plus y compter. Ds quelle avait t

    en ge de comprendre et avait commenc poser des questions, James

    Drummond avait dclar :

    Tu navais que quelques mois le jour o lon ta mise dans mes bras,

    ma chre enfant. Tu es ne Iona, lune des plus jolies les des Highlands. Tu

    es donc cossaise et tu ne dois pas avoir honte du sang qui coule dans tes

    veines, bien au contraire.

    Iona Ward... Ce nest pas mon nom ?

    Iona est ton vrai prnom.

    Quel est mon vritable nom ?

    Jai jur la personne qui ta amene de ne jamais rvler ton

    identit, pas plus toi qu dautres.

    Pourquoi mappelle-t-on Ward ?

    Il fallait bien tinscrire dune manire ou dune autre sur les registres

    dtat-civil.

    Elle avait souvent insist, sans rsultat. Maintenant, elle se retrouvait

    seule au monde, et elle devait abandonner tout espoir de savoir un jour qui

    elle tait vraiment.

    James Drummond avait eu bien du mal se rsigner vivre en France. Il

    recevait de nombreux cossais, exils comme lui. Pendant des heures, ils

    buvaient et fumaient tout en mettant sur pied de folles machinations

    destines rendre le trne dcosse aux Stuart. Il sagissait toujours de

  • messieurs dun certain ge. Jusqu ce quelle fasse la connaissance dHector

    MacGregor, Iona navait jamais eu loccasion de rencontrer de personnes de

    sa propre gnration.

    Aprs la mort de James Drummond, il avait fallu vendre sa maison, ses

    meubles, ses tableaux... Iona avait vu tout ce qui constituait son cadre de vie

    mis aux enchres pour payer les cranciers.

    Que vais-je devenir ? Stait-elle demand. Sans toit, sans argent...

    Elle avait eu la chance de trouver un emploi de vendeuse chez la modiste

    qui lui vendait ses bonnets. Puis elle avait lou une petite chambre sous les

    toits, dans une pension de famille trs simple.

    Ctait l que le colonel Brett, lun des amis de James Drummond, tait

    un beau jour venu la trouver. ..

    Tout en se prparant dans cette chambre dhtel, Iona se demanda

    pourquoi elle avait peur.

    Aprs tout, rien ne peut tre pire que les deux dernires annes que jai

    passes seule Paris aprs la mort de mon tuteur, se dit-elle. Elle tait en

    train dajuster le capuchon de sa plerine de voyage en drap bleu marine

    quand on frappa sa porte.

    Oui, entrez.

    Une servante vint poser sur la table la tasse de chocolat chaud quelle

    avait commande la veille.

    Merci beaucoup, lui dit la jeune fille.

    La diligence sera dans la cour de lauberge sept heures moins le

    quart.

    Merci, rpta Iona.

    Elle but le chocolat ; il tait plutt tide et insipide. Puis elle prit son sac

    et sa valise. Au moment o elle sapprtait descendre, elle simmobilisa,

    glace.

    Mon Dieu !

  • Pendant le long voyage qui lavait amene de Paris jusqu Inverness, elle

    avait eu tellement peur de se faire voler quelle avait confi Hector la

    miniature et le petit bracelet en or serti de perles, ainsi quun compte rendu

    de la confession que le pre MacDonald avait recueillie des lvres de Jeannie

    MacLeod. Ctait le colonel Brett qui avait rdig ce compte rendu en

    larrangeant sa faon, avant de le signer dun nom imaginaire.

    Ils sont capables de faire des investigations pour sassurer de la

    vracit de vos dires. Il est donc prfrable de ne pas parler du pre

    MacDonald... En effet, sil tait interrog, ce dernier dirait aussitt que la

    petite fille na pas survcu. Esprons que vous serez de retour avant qu'ils ne

    poussent leurs recherches plus loin.

    Et maintenant, Hector tait toujours en possession des seuls lments

    tangibles qui devaient lui permettre de confirmer son histoire !

    Oh, cest trop bte ! Sexclama-t-elle.

    La veille, ils taient tellement surexcits en voyant les ctes cossaises

    qu'ils avaient oubli tout le reste.

    Ce soir, je vais boire du whisky, avait dclar Hector en se frottant les

    mains.

    Dans un clat de rire, il avait poursuivi :

    Oui, je vais avaler des gallons et des gallons de whisky ! Si vous

    mentendez chanter tue-tte dans ma chambre dauberge, ne vous inquitez

    pas. De toute faon, comment une demoiselle comme vous pourrait-elle avoir

    le moindre point commun avec un misrable ivrogne de mon espce ?

    Pendant que le cargo accostait, ils staient treint les mains.

    Que Dieu vous protge, Iona, avait dit Hector avec gravit.

    Que Dieu vous protge, avait-elle murmur en cho.

    Ils avaient dcid quHector dbarquerait le premier. Iona le vit

    descendre la passerelle en sifflotant, comme sil n'avait pas un seul souci en

    tte.

  • Elle le suivit peu aprs. Il lui avait conseill de prendre une chambre

    lauberge du port.

    Cest l que jai lintention de minstaller, tout du moins pour la

    premire nuit. Mais noubliez pas ! Si nous nous croisons dans un couloir,

    nous nous ignorerons.

    La jeune fille regarda autour delle, agite. Que faire ? Demander une

    servante de porter un mot M. MacGregor?

    Je nen ai pas le temps : la diligence va bientt partir.

    Il ne lui restait plus qu se rendre dans la chambre dHector. Grce au

    ciel, elle len avait vu sortir la veille et savait quil logeait au bout du couloir.

    Sans perdre un instant, elle courut frapper sa porte. Pas de rponse...

    Hector! Chuchota-t-elle.

    Et sil avait retrouv des amis la veille ? Sil avait dormi chez eux ?

    Elle frappa de nouveau. Toujours sans rsultat. Alors, en dsespoir de

    cause, elle tourna la poigne. La porte souvrit. Hector avait d rentrer dans

    un tel tat quil navait mme pas eu lide de mettre le verrou. Il navait pas

    pens non plus se dshabiller, se contentant denfiler sa chemise de nuit sur

    ses vtements.

    Allong en travers du lit, il ronflait bruyamment. Iona le secoua.

    Hector, rveillez-vous ! murmura-t-elle, sans oser lever la voix.

    Il grogna et voulut se tourner sur le ct. Elle dut le secouer de nouveau

    pour quil ouvre enfin les yeux.

    Que... que se passe-t-il? bredouilla-t-il.

    La miniature ! Le bracelet ! La lettre ! Vite, vite ! Il faut que je prenne

    la diligence.

    Tout de suite dgris, Hector bondit.

    Quel imbcile je suis !

    Il se leva et regarda autour de lui.

    Ma veste ? O est ma veste ?

  • En dpit de la gravit de linstant, Iona faillit clater de rire.

    Vous lavez sur le dos.

    Il faut croire que jtais encore plus ivre que je ne le croyais...

    marmonna-t-il.

    Il souleva sa chemise et trouva dans lune de ses poches la fameuse lettre

    ainsi quun petit paquet scell.

    Voil.

    Iona les lui arracha littralement des mains.

    Au revoir, Hector. Je me sauve. La diligence part sept heures.

    Quel bel idiot ! Hier, j'aurais d penser...

    Moi aussi, jaurais d y penser. Bon ! Personne ne ma vue entrer

    dans votre chambre. Esprons que personne ne men verra sortir.

    Elle jeta un coup dil dans le couloir. Il tait vide. Soulage, elle se

    retourna pour fermer la porte. Juste ce moment-l, le coin de sa plerine se

    prit dans la poigne. Cela ne lui prit pas plus de quelques fractions de

    secondes pour se librer. Malheureusement, pendant ce temps, la porte den

    face souvrit en grand.

    Un client de lhtel apparut. Jeune et trs sduisant, il portait, sous sa

    longue cape fourre de martre, un somptueux pourpoint en velours ferm par

    des boutons en pierres prcieuses.

    Iona devint carlate tandis quil lui adressait un sourire cynique. La scne

    tait tellement vidente... Une femme quittant la chambre dun homme en

    chemise de nuit ! Un homme qui billait bruyamment en sbouriffant les

    cheveux !

    Atterre, elle sempressa de se cacher le visage sous le capuchon de sa

    plerine. Trop tard, hlas ! Oui, trop tard pour faire quoi que ce soit, sinon

    suivre des yeux le gentilhomme qui se dirigeait vers lescalier sans hte, lair

    aussi important que si le monde lui appartenait.

    Cest trop bte ! se dit-elle, submerge dune soudaine terreur.

  • Au bord des larmes, le cur battant tout rompre, elle attendit quil ait

    disparu pour courir dans sa chambre, o elle sempressa de prendre sa valise.

    Comme elle avait eu la bonne ide de payer lhtel lavance, il ne lui restait

    plus qu sauter dans la diligence.

    Outre la vieille patache, une lgante voiture attendait dans la cour de

    lauberge. Un laquais en livre galonne dor se tenait prs de la portire. Le

    cocher, portant la mme livre, avait peine retenir les quatre chevaux

    parfaitement assortis qui ne demandaient qu s'lancer sur la route.

    Cette voiture appartenait probablement lhomme qui lavait surprise

    devant la chambre dHector...

    Cest vraiment trop bte ! se redit-elle, tout en grimpant dans la

    diligence.

    Elle trouva une place entre une grosse fermire qui avait sur les genoux

    un panier plein de poussins et un vieil homme qui sentait la bire et le whisky.

    Le cocher, un homme au visage rougeaud coiff d'un feutre caboss, vint

    faire payer les voyageurs. Quelques minutes plus tard, la diligence sbranla,

    juste au moment o llgante voiture franchissait le portail au grand trot.

    Jespre quil ne va pas au chteau de Skaig, pensa la jeune fille.

    Elle tenta de se rassurer. Lcosse tait vaste ! Il n'y avait aucune raison

    pour quelle rencontre de nouveau cet inconnu qui paraissait tellement sr de

    lui.

    De quoi avait-elle eu si peur? Dtre dnonce? De ne pas pouvoir aller

    plus loin quInverness ? D'tre jete en prison, peut-tre?

    Ridicule... Se dit-elle.

    Mais cet incident reprsentait une bonne leon. Pour Hector comme pour

    elle. Comment avaient-ils pu oublier ce prcieux paquet ?

    Lallure de la diligence sacclra lgrement. Les ressorts des banquettes

    se mirent grincer et, peu peu, les craintes de la jeune fille svanouirent. A

    quoi bon ressasser les incidents dplaisants ? Mieux valait les oublier.

  • Par exemple, elle ferait mieux de ne plus penser sa rencontre avec ce

    vieux beau dans les rues de Paris, tandis quelle se rendait la runion o le

    colonel Brett lavait convoque. Elle avait t terrorise quand ce libertin

    lavait serre contre lui en lui rclamant un baiser. Jamais elle naurait cru

    quun vieillard dcrpit pouvait faire preuve dune telle force.

    Grce au ciel, on tait venu son secours. Un Anglais fort distingu...

    Mme si elle hassait les ennemis du prince Charles douard, elle devait

    admettre que ce gentilhomme stait conduit avec la plus parfaite correction.

    Mais peut-tre tait-ce un cossais ? se dit-elle.

  • 3

    Tandis que la diligence longeait le loch Ness, l'merveillement de Iona

    allait croissant. Son pays tait encore plus beau que tout ce qu'elle avait pu

    imaginer. Jamais elle ne se lasserait dadmirer les hautes montagnes aux

    sommets encore enneigs, les landes couvertes de bruyres mauves...

    la premire halte, sans se soucier des regards surpris des autres

    voyageurs, elle alla sinstaller sur le toit, o taient fixs deux bancs entre des

    garde- fous rouills.

    La brume matinale se dissipait peu peu. Un grand vent charg d'iode et

    du lger parfum des bruyres poussait des nuages floconneux dans un ciel

    dun bleu intense.

    Le tuteur de la jeune fille lui avait si souvent parl de la lumire dcosse

    ! Enfin, elle pouvait admirer les alternances d'ombre et de soleil sur les eaux

    du loch Ness qui variaient du cobalt au vert meraude.

    La diligence navanait pas bien vite sur cette mauvaise route, et le cocher

    devait sarrter frquemment pour dposer des voyageurs ou prendre ceux

    qui attendaient sur le bas-ct.

    Dans la matine, ils firent halte dans une auberge. Iona, qui mourait de

    faim et de soif, en profita pour boire un peu deau et acheter un dlicieux

    scone base de farine davoine.

    Pendant que les passagers attendaient que lon change les chevaux, Iona

    remarqua deux pauvres hres qui cheminaient le long de la route. Ils avaient

    drap autour de leur taille une pice de lainage bon march qui arrivait leurs

    genoux. Puis, son grand tonnement, elle vit que les hommes portaient leurs

    braies par-dessus lpaule, suspendues au bout dun bton.

    Stupfaite, Iona se tourna vers le voyageur qui se tenait prs delle.

  • Excusez-moi, monsieur. Mais... ils sont fous?

    Qui?

    Ces gens-l. Pourquoi portent-ils leurs braies par-dessus lpaule ?

    Lhomme lui adressa un coup dil plein de suspicion. Lexpression

    candide de la jeune fille le rassura.

    Vous ne savez donc pas que le kilt a t interdit par les Anglais ?

    demanda-t-il. La loi nous oblige dsormais porter des braies.

    Jignorais cela. Je viens tout juste darriver Inverness. Je croyais

    que tous les cossais avaient des kilts aux couleurs de leur clan.

    Et je vous assure que ctait bien pratique pour gravir les collines ou

    franchir les rivires !

    Il soupira.

    Oui. Avant, tout le monde tait en kilt.

    Pourquoi plus maintenant ?

    Parce que chaque cossais est dsormais oblig davoir un pantalon.

    Mais, comme la loi na pas prcis sur quelle partie du corps le porter,

    certains obissent leur faon.

    Il dsigna les deux chemineaux qui sloignaient, les jambes de leurs

    pantalons se balanant derrire eux, un peu comme des pouvantails agits

    par le vent.

    Les larmes vinrent aux yeux dIona. En dpit de la tyrannie de la

    puissance dominatrice, les cossais gardaient donc leur esprit

    dindpendance ? A cette pense, elle se sentit trs mue.

    La diligence arriva enfin Fort Augustus, une petite bourgade rurale que

    surplombait la pompeuse forteresse btie par les Anglais aprs le soulvement

    de 1715. Quelques soldats en tunique rouge flnaient dehors. taient-ils

    seulement conscients des regards peu amnes que leur lanaient les passants

    ?

    La diligence sarrta dans la cour dune auberge misrable. Ctait l que,

  • selon les hteliers dInverness, Iona devait trouver une voiture louer pour se

    rendre au chteau de Skaig.

    La jeune fille se renseigna auprs de laubergiste, un homme

    lexpression renfrogne qui parut trouver sa requte bien trange.

    Je vais voir a, grommela-t-il enfin. Vous navez qu patienter au

    salon.

    Ledit salon tait une pice meuble de quelques siges inconfortables. Il y

    faisait froid, car personne ne stait donn la peine de ranimer un feu mort

    depuis longtemps.

    Iona sy trouvait depuis une dizaine de minutes quand elle entendit une

    altercation dans la pice voisine. Une femme, qui paraissait trs en colre,

    criait :

    Je tavais pourtant dit, imbcile, que ctait demain que milord devait

    envoyer une voiture la rencontre de la dame. Pas aujourdhui.

    Ben, moi, je ny peux rien si la dame est arrive cet aprs-midi.

    Quest-ce que a veut dire ? On na jamais vu une personne de qualit

    venir ici en diligence.

    Tout ce que je sais, cest que la dame a demand une voiture pour

    aller au chteau.

    Je ferais mieux daller voir a moi-mme.

    Une femme d'un certain ge ouvrit brusquement la porte du salon.

    Enveloppe dun grand tablier blanc, les mains et les avant-bras pleins de

    farine, elle examina la jeune fille dun air souponneux avant de lui faire une

    rapide rvrence.

    Vous avez demand mon mari un moyen de transport pour vous

    rendre au chteau, milady? Mais cest demain que milord devait envoyer une

    voiture.

    Jai besoin daller au chteau de Skaig, mais je ny suis pas attendue.

    Vous ntes pas lady Wrexham ? demanda la femme de laubergiste

  • avec stupeur.

    Non.

    Ah, bon ! Excusez-moi, madame, mais il passe peu de voyageurs de

    qualit par ici. Quand a arrive, milord envoie toujours quelquun nous

    prvenir.

    Comme je viens de vous le dire, je ne suis pas attendue, mais il faut

    absolument que je my rende.

    La femme la dtailla avec curiosit.

    Cest bizarre... Excusez-moi de vous poser cette question, madame,

    mais jai limpression de vous avoir dj vue. Ce nest pas la premire fois que

    vous allez Skaig ?

    Si. Je ntais encore jamais venue en cosse, mme si je suis

    cossaise.

    Pour a, il ny a pas de doute ! Il suffit de vous voir pour le savoir.

    Elle posa les poings sur ses hanches.

    Alors, vous tes cossaise et vous ne connaissez pas votre pays ?

    J'ai toujours vcu en France. Je ne suis arrive Inverness quhier.

    La France ! Soupira la femme de laubergiste. Au moins, l-bas, les

    cossais sont libres !

    Elle baissa la voix.

    En France, vous avez entendu parler de lui ?

    Iona neut pas besoin de lui demander qui tait ce lui. Elle hsita, sachant

    que la plus grande prudence tait de mise. Cette question pouvait tre un

    pige.

    Comme si elle devinait ce que ressentait la jeune fille, la femme de

    laubergiste se rapprocha delle.

    Nayez crainte, madame. Je suis une MacKenzie. Mon frre a t tu

    Prestonpans et, aprs la bataille de Culloden, les Anglais ont mis le feu sa

    ferme, condamnant sa femme et ses enfants mendier pour survivre. Dans la

  • famille, nous sommes tous de fervents jacobites.

    Puis elle conclut dans un lan de passion, sans toutefois lever la voix :

    Vive lEcosse et vive notre prince !

    Impulsivement, Iona posa la main sur son bras.

    Notre prince est en bonne sant et garde espoir.

    Dieu soit lou ! Avant de mourir, je le verrai peut-tre revenir ici

    pour toujours, la place qui lui revient de droit.

    Sur ces mots, elle sessuya les yeux avec le coin de son tablier.

    Beaucoup de gens lui sont-ils encore fidles en Ecosse ? demanda

    Iona.

    La femme regarda autour delle avec inquitude, un peu comme si elle

    craignait que des espions ne se soient introduits dans cette triste pice.

    Oui. Mais ils ont peur. Il y a des tratres partout.

    A ce point ? Murmura Iona, saisie.

    Pire encore. Faites trs attention ce que vous dites, et qui vous le

    dites, madame. Surtout au chteau.

    Vous voulez dire... Le duc ?

    Je ne dis rien, parce que je ne sais rien. Je vous mets seulement en

    garde. Une fois que vous serez au chteau, mfiez-vous de tout et de tous.

    Soudain, elle tendit loreille.

    Chut !

    Quelques instants plus tard, la porte s'ouvrit.

    Ah, ce ntait que mon mari ! lana la femme avec ddain, quand

    laubergiste les rejoignit.

    Ce dernier, qui avait d en entendre dautres, ne ragit mme pas.

    Je vous ai trouv une voiture, milady. Pas le genre de voiture dont

    vous avez lhabitude, pour sr. Mais comme milord ne vous attendait pas

    avant demain...

    Sa femme eut un geste agac.

  • Ce nest pas lady Wrexham, idiot ! Cest...

    Elle se tourna vers Iona.

    Excusez-moi, madame, je ne me souviens pas de votre nom.

    Je ne vous lai pas donn, rpondit la jeune fille dun ton sans

    rplique. Mais je peux vous assurer que je ne suis pas lady Wrexham.

    Sur ces mots, elle adressa un sourire au couple daubergistes et quitta ce

    triste petit salon.

    Une vieille voiture attendait dans la cour boueuse. Jamais encore Iona

    navait vu un vhicule en aussi mauvais tat, avec ses banquettes dchires,

    montrant tous leurs crins, et ses fentres casses, maladroitement rpares

    avec du carton.

    Faisant contre mauvaise fortune bon cur, elle haussa les paules.

    Bah ! Au moins, elle a quatre roues , se dit-elle.

    Elle se tourna vers les aubergistes, qui lavaient suivie.

    Merci beaucoup.

    a ne va pas tre trs confortable.

    Limportant, pour moi, cest darriver au chteau. Et je crois que ces

    deux chevaux robustes my mneront sans problme, dit-elle en les caressant

    au passage.

    Pour sr, grommela le vieil homme qui tait rest perch sur son

    banc. Je vous emmne au chteau, mais il faut me payer lavance.

    Bien sr. Combien vous dois-je ?

    Elle lui donna ce quil lui demandait sans songer marchander.

    Visiblement satisfait, il enfouit les pices dans sa poche puis agita les guides

    sur le dos des chevaux.

    Hue!

    Au pas, ils empruntrent, non loin du loch, une route troite et

    rocailleuse qui serpentait dans la lande couverte de bruyres. Une brve

    averse sabattit sur eux. Le toit du vhicule semblait tanche, mais des filets

  • deau sinfiltrrent par les fentres et ruisselrent jusquau plancher.

    Grce au ciel, la pluie cessa et le soleil se remit briller sur ce paysage

    la fois austre et magnifique que Iona ne pouvait sempcher dadmirer, le

    cur treint dmotion.

    Aprs environ une heure de route, le cocher sarrta. Iona faillit casser

    compltement une fentre en tentant de la baisser.

    O sommes-nous ?

    De la pointe de son fouet, le cocher dsigna le loch dont les eaux bleues

    scintillaient au soleil.

    Le chteau.

    Quand la jeune fille descendit de voiture, une violente rafale de vent lui

    coupa la respiration et fit voler autour delle les pans de sa plerine.

    Construit sur une le relie la terre par un pont, le chteau de Skaig

    avait lair de sortir tout droit dun livre dimages, avec ses tours normes et ses

    lgantes tourelles recouvertes dardoises.

    Il paraissait tellement imposant que les montagnes qui slevaient de part

    et dautre du loch ne parvenaient pas lcraser de leur masse.

    De nouveau, lmotion submergea la jeune fille. Une intense motion qui

    la touchait au plus profond de son tre, sans quelle ne parvienne

    comprendre pourquoi la vue de ce chteau de conte de fes la bouleversait

    ce point.

    Combien de temps resta-t-elle perdue dans sa contemplation ? Elle aurait

    t bien incapable de le dire.

    Ce fut le cocher qui la ramena linstant prsent.

    Il faut reprendre la route, madame.

    En silence, Iona remonta en voiture et ils repartirent. Au fur et mesure

    quils sapprochaient du chteau, les montagnes paraissaient de plus en plus

    hautes. Le soleil disparut et tout devint sombre, menaant.

    Une peur incontrlable envahit la jeune fille quand les fers des chevaux

  • frapprent en cadence le tablier en bois du pont. Cet immense chteau aux

    murs en granit sombre lui paraissait soudain effrayant. Quant la mission

    dont elle avait accept de se charger, elle lui semblait absolument irralisable.

    Osant peine respirer, elle leva le regard vers les tours massives perces

    dtroites meurtrires.

    La voiture pntra dans une cour pave et sarrta devant une porte

    cloute - une porte daspect svre, qui restait hermtiquement close.

    Personne navait donc entendu la voiture ?

    La panique sempara de Iona.

    Jamais je ne pourrai jouer le rle qui ma t assign...

    A Paris, le plan insens du colonel Brett avait lair simple. Il lui suffisait

    darriver au chteau munie des preuves de son identit, et elle serait accueillie

    les bras ouverts.

    Le colonel Brett assurait quil valait mieux quelle se prsente en

    personne, sans prvenir lavance. Elle crut l'entendre :

    Ce sera infiniment plus ais. Si nous lui crivons en lui racontant

    notre histoire, il faudra attendre sa rponse pendant des semaines, peut-tre

    des mois... Si encore il consent rpondre et vous inviter Skaig !

    La jeune fille pressa ses mains moites lune contre lautre.

    Mon Dieu ! Dans quelle folle entreprise me suis- je lance?

    Mais pouvait-elle reculer, maintenant quelle tait enfin arrive

    destination ?

    Comme elle ne semblait pas se dcider sortir de la voiture, le cocher

    descendit en grommelant de son sige et alla tirer la chane qui pendait ct

    de la porte cloute.

    Puis il revint vers elle et, sans cesser de grommeler, lui ouvrit la portire.

    Vous voil arrive, dit-il en posant sur les pavs la valise de sa

    passagre.

    Un valet en livre apparut ce moment-l la porte. Lapprhension de

  • la jeune fille dcupla. Et si on refusait de la recevoir?

    Attendez-moi un peu, demanda-t-elle au cocher dune voix rauque

    quelle ne se connaissait pas. Si je ne reviens pas dans dix minutes, vous

    pourrez partir.

    Il parut surpris.

    Bien, madame, fit-il enfin.

    Iona prit une profonde inspiration et, sa valise la main, se dirigea vers

    la porte.

    Le valet sinclina lgrement.

    Madame ?

    Je souhaiterais voir... la duchesse dArkrae, sil vous plat.

    Elle aurait d dire le duc. Mais la dernire minute, le courage lui

    avait manqu. Ce serait plus facile de parler une femme... Surtout une

    femme qui avait perdu son enfant de longues annes auparavant dans des

    circonstances dramatiques.

    Le domestique seffaa pour la laisser entrer dans un hall majestueux.

    Puis il ouvrit la porte dun somptueux salon dont les hautes fentres

    donnaient sur le loch. Les derniers rayons du soleil couchant baignaient cette

    vaste tendue deau dune lumire pourpre et dore, tandis que les montagnes

    s'levaient l'horizon, sombre et austre.

    Votre nom, madame ? demanda le valet.

    Dites simplement milady que je suis venue de France spcialement

    pour la voir.

    Le serviteur sinclina de nouveau et disparut. Reste seule, Iona jeta un

    coup dil autour delle. Mais elle tait trop nerveuse pour pouvoir admirer

    comme il convenait ce superbe mobilier, ces portraits et ces miroirs aux

    cadres recouverts de feuille dor ou ces tapisseries anciennes reprsentant des

    scnes de chasse.

    Comme elle entendit la porte souvrir, elle sursauta. Ce ne fut pas la

  • duchesse qui fit son entre, mais deux valets. Ils taient vtus, comme celui

    que la jeune fille avait dj vu, dune discrte livre de couleur bordeaux

    simplement orne de boutons dargent.

    Chacun deux portait une trs longue bougie permettant datteindre celles

    qui taient fiches dans les lustres en bronze et en cristal. Aprs les avoir

    toutes allumes, ils tirrent les rideaux, remirent deux bches dans la

    chemine et repartirent aussi silencieusement quils taient venus. Ils

    navaient mme pas paru sapercevoir de la prsence de la jeune fille.

    On pourrait croire que je suis devenue invisible , pensa Iona, mal

    l'aise.

    Elle sapprocha d'une glace et contempla son reflet. Au milieu de son

    visage ple o langoisse se lisait, ses grands yeux verts semblaient presque

    noirs.

    Un petit soupir gonfla sa poitrine. Elle aurait voulu ouvrir le paquet de la

    miniature pour sassurer qu'elle lui ressemblait. Peut-tre ntait-ce pas du

    tout le cas ? Et si son imagination lui avait jou des tours ?

    Le colonel Brett disait que jaurais pu servir de modle au

    miniaturiste, pensa-t-elle, tentant de se rassurer.

    Mais le colonel Brett avait tendance prendre ses rves pour des ralits,

    tout le monde savait cela.

    Le plan quil avait labor lui parut soudain compltement farfelu.

    Personne ne va me croire.

    On allait la dmasquer, la renvoyer ignominieusement do elle venait -

    peut-tre mme la faire arrter... Et elle se retrouverait alors en prison Fort

    Augustus, dans cette forteresse garde par des soldats anglais goguenards.

    Il ne faut pas que je voie tout en noir. Si je ne suis pas sre de moi, je ne

    parviendrai pas convaincre les autres.

    La voiture qui lavait amene avait d repartir. Mais, au moins, la

    duchesse navait pas refus de la voir. Jusqu prsent, Iona navait jamais

  • accord une seule pense celle dont elle allait prtendre tre la fille.

    Et elle allait devoir mentir une mre? Et si celle-ci croyait son histoire

    et se mettait pleurer de joie en retrouvant lenfant qu'elle croyait morte?

    Ce serait trs cruel... Pensa Iona, horrifie.

    Juste ce moment-l, les deux battants de la porte souvrirent. Deux

    valets les maintinrent en sinclinant, tandis quune femme faisait son entre

    dans la pice dans un bruissement de satin.

    Les mains crispes, la respiration coupe, Iona garda les yeux fixs sur le

    bout de ses bottines.

    Enfin, au prix d'un effort indicible, elle releva la tte, et sa stupeur ne

    connut plus de bornes quand elle se trouva en face dune femme dont les

    cheveux taient cachs sous une haute perruque poudre. Elle portait une

    robe de satin rouge, orne de volants de soie, eux-mmes bords de galons

    tresss, et des pierres prcieuses tincelaient son cou, ses doigts et ses

    oreilles.

    Il tait impossible de lui donner un ge, tant elle tait farde. Une chose

    tait sre : elle ne ressemblait en rien la miniature.

    La jeune fille avait peine cacher son tonnement. Jamais elle naurait

    pu imaginer que, dans un austre chteau cossais, on shabillait avec la

    mme ostentation que dans les salons parisiens.

    Se souvenant brusquement de ses bonnes manires, elle plongea dans

    une profonde rvrence.

    La duchesse la fixait, les yeux plisss.

    On ma dit que vous veniez de France. Jattendais quelquun dautre...

    qui vient de France aussi. Qui tes-vous ?

    En entendant cette voix sche et mtallique, Iona recouvra compltement

    ses esprits. Cette femme ne pouvait pas tre une mre dsespre par la perte

    de son enfant. Certes, le temps avait pass. Mais une pareille preuve laissait

    forcment des traces.

  • Je suis dsole de vous dranger, madame, mais...

    On ma dit que vous veniez de France, rpta la duchesse avec une

    insistance presque maladive. tes-vous porteuse dun message ?

    Non, madame.

    Alors, que faites-vous ici ?

    Je viens vous rapporter une histoire qui va vous paratre trange.

    Je nai que faire de vos histoires, lana la duchesse en allant sasseoir

    sur un fauteuil au dossier haut. Jattends une visite importante. Jai pens que

    vous mapportiez un message, cest pour cela que je suis descendue. Sinon je

    ne vous aurais pas reue. Je refuse de voir des inconnus sans raison.

    Cest une bonne raison qui ma amene au chteau de Skaig,

    madame. Jai ici une lettre que je vous prierai de lire. Jai aussi deux...

    Une lettre ? Qui ma crit ?

    Un prtre, madame. Le pre Quintin.

    La duchesse parut trs due.

    Je nai jamais entendu parler de lui. Ce nest pas du tout ce que

    jattendais.

    Avec un geste indiffrent, elle poursuivit :

    Enfin, puisque vous tes ici, expliquez-moi ce qui vous amne. Et

    sans perdre de temps, sil vous plat, car nous dnons sept heures.

    Bien, madame.

    Lapprhension de Iona avait compltement disparu. Elle tait de

    nouveau en pleine possession de ses moyens. La duchesse avait peut-tre t

    jolie autrefois, mais sa beaut avait disparu, pour faire place une expression

    danxit.

    Elle est plus ge que je ne le pensais, se dit la jeune fille. Je ne serais

    pas tonne dapprendre quelle a au moins quarante ans.

    En tout cas, cette femme ne pouvait pas tre celle qui avait servi de

    modle au miniaturiste. O tait l'erreur?

  • Hector ma dit que le colonel Brett ntait pas trs prcis quand il

    sagissait des dtails, se souvint Iona.

    Dpchez-vous, fit la duchesse avec impatience.

    Il y a dix-sept ans de cela, le yacht du duc dArkrae a fait naufrage...

    Cest vrai.

    La fille du duc, chef du clan des MacCraggan...

    Je sais bien que le duc dArkrae est le chef du clan des MacCraggan !

    s'exclama la duchesse avec impatience.

    Sans se dmonter, Iona continua :

    La fille du duc dArkrae, la petite Elspeth, avait alors trois ans.

    La duchesse hocha la tte.

    Quelque chose comme cela, oui, fit-elle avec indiffrence.

    Le duc a cru que sa fille avait t noye. Mais en ralit la nourrice de

    lenfant, Jeannie MacLeod, avait russi embarquer bord dune chaloupe

    avec le valet du duc... et la petite Elspeth.

    Iona sortit la lettre que lui avait remise le colonel Brett.

    Voici la preuve que je suis cette enfant.

    Je nai jamais entendu une histoire aussi ridicule. Lenfant sest

    noye.

    A-t-on retrouv son corps ?

    La duchesse lui adressa un coup dil agac avant de tendre la main.

    Montrez-moi cette lettre.

    Iona la lui remit. Aprs avoir dcachet l'enveloppe, la duchesse se mit en

    devoir de lire les feuillets. Puis elle saisit la petite cloche en or qui tait pose

    sur une table et lagita nerveusement.

    Elle toisa la jeune fille et scria :

    En voil un conte dormir debout ! videmment, si sa vracit tait

    prouve, vous auriez beaucoup gagner.

    Je le suppose, admit Iona avec gravit.

  • Ce nest pas la peine de prendre cet air candide. Vous savez

    certainement que la fille ane du duc dArkrae, le jour de ses vingt et un ans,

    est cense obtenir une norme fortune ainsi que de nombreux privilges.

    Elle se mit ricaner.

    Je mtonne que nous ne recevions pas tous les jours des dizaines de

    jeunes personnes prtendant tre la pauvre petite Elspeth. Paix son me !

    Iona devint carlate. Quoi, la duchesse osait mettre son histoire en doute

    ?

    Je suis tellement bien rentre dans la peau de mon personnage que je

    me sens presque insulte , se dit-elle, amuse en dpit de la gravit de

    linstant.

    Rpondant lappel de la cloche dor, un valet apparut.

    Milady a sonn ?

    Oui. Dites milord que je le demande, sil vous plat.

    Le valet sinclina et sortit de la pice. Iona sentit son cur sacclrer.

    Elle allait enfin voir le duc dArkrae, cet homme dont le soutien pouvait tre

    vital au prince.

    Les deux femmes attendirent en silence. Iona restait debout, car la

    duchesse ne lavait pas invite sasseoir.

    La capuche de sa plerine tomba sur ses paules, dcouvrant ses boucles

    folles couleur flamme. Elle fut alors consciente de la simplicit de sa tenue,

    qui contrastait avec les vtements ostentatoires de la duchesse.

    Daprs le colonel Brett, le nouveau duc dArkrae devait avoir une

    trentaine dannes. Sa femme serait donc plus ge que lui ? Mais si cette

    lgante la perruque poudre tait l'pouse du chtelain actuel, o tait la

    duchesse douairire, la mre de la petite Elspeth ?

    La jeune fille en tait l de ses rflexions quand la porte du fond souvrit.

    Le duc fit son entre. Ctait un homme de haute taille vtu dune redingote

    en velours bleu fonc brode de fils dargent. Plusieurs dcorations ornaient

  • sa poitrine. Ses cheveux poudrs dgageaient un beau visage bien dessin,

    Iona fut immdiatement touche par sa dignit sans arrogance, par son

    autorit naturelle - celle dun homme habitu donner des ordres... et tre

    obi.

    Quand elle se redressa, aprs lui avoir fait la rvrence, la jeune fille

    rencontra son regard et faillit laisser chapper une exclamation de stupeur.

    Ctait incroyable, invraisemblable... Le duc dArkrae ntait autre que

    lhomme qui tait venu son secours quand elle stait fait agresser par le

    vieux beau, dans lune des plus misrables rues de Paris.

    Lespace dune seconde, elle crut que le complot avait t dcouvert. Elle

    se raisonna. Ce ntait pas parce que le duc tait all en France quil

    connaissait les machinations des jacobites exils ! Il sagissait tout

    simplement dune concidence. Une extraordinaire concidence, soit. Mais

    rien de plus.

    Vous voyez cette fille, Ewan? lana la duchesse dun ton moqueur.

    Elle est venue de France tout spcialement pour vous apprendre quelle nest

    autre que votre demi-sur, Elspeth, qui sest noye quand le yacht de votre

    pre a fait naufrage, il y a de cela dix-sept ans.

    Le duc sempara de la lettre quelle lui tendait, mais il ne la lut pas

    immdiatement. Sans mot dire, il examinait la jeune fille.

    Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.

    On ma baptise Iona.

    Cette rponse parut le satisfaire. Sans poser dautres questions, il se mit

    en devoir de lire la lettre du prtendu pre Quintin.

    Agace, la duchesse lana :

    Ne perdez pas votre temps avec cette histoire absurde, Ewan. Elspeth

    est morte depuis longtemps. Cette fille nest quune intrigante. Et cette

    Jeannie MacLeod ? D'o sort-elle ? Je n'en ai jamais entendu parler.

    Cela ne mtonne pas, fit le duc avec calme. Sachez, ma chre, que

  • Jeannie MacLeod tait la nanny dElspeth... et la mienne.

    Pff!

    Le duc se contenta de lui adresser un regard froid avant de se tourner

    vers Iona.

    Asseyez-vous, je vous en prie, dit-il en lui indiquant un fauteuil situ

    juste en face de celui de la duchesse. Vous devez tre fatigue aprs ce long

    voyage.

    La jeune fille ne se fit pas prier. Aprs avoir termin sa lecture, le duc

    dclara:

    Cette lettre mentionne une miniature. Lavez- vous apporte ?

    Iona lui tendit le petit paquet contenant le bracelet et la miniature que le

    duc tudia longuement.

    C'est le portrait de qui ? interrogea la duchesse.

    De ma grand-mre.

    Montrez-moi cela, Ewan. Tout dabord, comment savez-vous qu'il

    sagit du portrait de votre grand-mre?

    Parce que cette miniature ressemble beaucoup au tableau qui se

    trouve dans la grande salle manger, rpondit-il avec patience.

    La duchesse sen empara. Puis elle dvisagea Iona en faisant la moue.

    Il est certain qu'il existe une vague ressemblance...

    Une nette ressemblance, corrigea le duc.

    Cette histoire me semble trs louche, marmonna la duchesse en

    fronant les sourcils. Il nous faudrait des preuves un peu plus solides.

    Naturellement.

    Le duc se tourna vers la jeune fille.

    Je vous remercie d'avoir pris la peine de m'apporter tout ceci. Ces

    informations intressent notre famille au plus haut point. Je suggre que vous

    acceptiez mon hospitalit Skaig en attendant que certaines investigations

    soient faites et que votre lien avec les Arkrae soit formellement tabli. Comme

  • vous devez vous en douter, tout cela prendra un certain temps.

    Un brusque sourire claira son visage grave et il parut soudain beaucoup

    plus jeune.

    En mme temps, cela nous permettra de faire connaissance.

    La duchesse leva les yeux au ciel.

    Ewan, vous allez un peu trop vite en besogne ! Comment pouvez-

    vous traiter cette fille dont nous ne savons rien avec autant dgards que si

    elle tait vraiment Elspeth ? Son histoire...

    Son histoire, taye par des justificatifs qui la confirment, me semble

    tout fait plausible. Il reste maintenant nos avocats la tche den vrifier

    lauthenticit.

    ladresse de Iona, il ajouta :

    Entre-temps, jespre, mademoiselle, que vous accepterez mon

    invitation.

    Je vous remercie, milord. Cependant, tant donn les circonstances,

    peut-tre vaudrait-il mieux, en attendant que vous obteniez la confirmation

    de tout cela, que je prenne pension lauberge de Fort Augustus ?

    En parlant ainsi, elle allait lencontre des instructions du colonel Brett.

    Mais son intuition lui disait quil ne fallait pas forcer la main de la duchesse.

    De toute vidence, cette dernire ne semblait pas souhaiter laccueillir sous

    son toit.

    Le duc sourit de nouveau.

    Je ne peux pas, en toute honntet, recommander lauberge de Fort

    Augustus. Il est prfrable que vous restiez ici, tout au moins pour vous

    laisser le temps de vous reposer aprs ce voyage.

    La duchesse se leva.

    Votre attitude est incomprhensible, Ewan. Moi, je ne crois pas un

    mot de tous ces racontars et vous feriez bien de mimiter.

    Sous le regard glacial du duc, elle parut se rtracter.

  • Je sais, je sais... Je nai rien dire ici, cest vous qui commandez.

    Nanmoins...

    Elle serra les dents.

    Bien ! En attendant que nous ayons la confirmation que cette

    personne est vraiment votre demi- sur ou, comme je le crains, la reine des

    imposteurs, comment allons-nous lappeler?

    Iona, naturellement. Cest un charmant prnom cossais.

    Le duc sourit encore une fois.

    Oui. Pour le moment, nous nous contenterons de lappeler tout

    simplement Mlle Iona.

    Il hocha la tte.

    Mlle Iona... de Paris.

    Elle sut alors quil navait rien oubli de leur trange rencontre dans la

    capitale franaise.

  • 4

    Lady Batrice Wrexham tait de trs mauvaise humeur. Combien de

    temps encore devrait-elle tre secoue sur ces mauvaises routes ? Traverser

    des rivires en crue sur des ponts prcaires? Contempler ces paysages

    ennuyeux o se succdaient sans fin de sombres collines, des pauvres

    cottages, et, perte le vue, des landes arides o paissaient des moutons?

    J'en ai assez. Je suis courbatue de partout, grommela-t-elle en

    billant.

    Sa femme de chambre, Polly, qui tait assise dans un coin de la

    confortable voiture, jugea plus sage de garder le silence. Elle eut un soupir de

    soulagement en voyant sa matresse fermer les yeux.

    Ce moment de calme ne dura pas, malheureusement. Quand la voiture

    cahota sur une ornire, lady Wrexham se dressa comme un ressort, les lvres

    pinces.

    Oh, ce nest pas possible! Nous narriverons donc jamais ?

    Le cocher avait promis que nous atteindrions Aviemore cinq heures

    du soir, milady.

    Aviemore ! sexclama lady Wrexham avec dgot. Il nous restera

    encore des lieues parcourir avant darriver au chteau de Skaig ! Et nous

    sommes dj en retard dune bonne journe.

    Le temps tait trs mauvais dans le Yorkshire, milady. Il ny avait pas

    autant plu depuis des annes. Toutes les rivires taient en crue.

    Comme si je ne le savais pas ! Oh, comme vous pouvez tre sotte, ma

    pauvre fille !

    Lady Wrexham se prit la tte entre les mains.

    Mon Dieu ! Pourquoi ai-je accept de me lancer dans une telle

  • expdition ?

    Comme si elle ne connaissait pas la rponse cette question! Si elle avait

    entrepris cet interminable voyage qui, de Londres, devait la mener en Ecosse,

    c'tait tout simplement parce que le jeu en valait la chandelle.

    Maintenant, elle se demandait si une belle somme d'argent et des joyaux

    de prix valaient la peine de souffrir autant. Et pourtant, elle voyageait dans les

    meilleures conditions qui soient. Car lady Batrice Wrexham, la plus belle

    femme de Londres, pouvait soffrir ce quil y avait de mieux : les voitures les

    plus confortables, les htels les plus luxueux...

    Elle jeta un coup dil par la portire. Une cascade dgringolait le long

    d'une paroi rocheuse, pour se jeter dans un lac dont le bleu intense se mariait

    au mauve des bruyres.

    Elle fit la grimace.

    Comme c'est sinistre ! marmonna-t-elle.

    Et elle se remit biller. Puis elle sortit une glace ronde de son rticule et

    contempla son reflet. Avec satisfaction, elle constata que, mme si elle tait

    fatigue, cela ne se voyait pas.

    Je suis toujours aussi belle, pensa-t-elle avec fatuit, admirant sa peau

    d'albtre, ses yeux bleus et son visage lgrement triangulaire encadr de

    cheveux blonds comme les bls - des cheveux quelle ne poudrait jamais

    pendant la journe.

    Oui, elle tait de toute beaut. Et elle avait su en tirer parti au-del de

    toute esprance.

    Elle billa de nouveau et tendit le miroir sa femme de chambre.

    Mettez cela en scurit, Polly. Il parat que tous les cossais sont des

    bandits.

    La domestique joignit les mains.

    Milady, devons-nous craindre pour notre vie ?

    Lady Wrexham eut un rire sarcastique.

  • Je ne serais pas fche de voir un voleur de grand chemin

    maintenant. Cela mettrait un peu de piment ce voyage accablant d'ennui.

    Pendant que sa femme de chambre frissonnait, elle se remit rire.

    Jamais elle navait craint le danger; persuade que sa beaut, son corps

    voluptueux et sa langue bien pendue lui permettraient de faire face toutes

    les situations, mme les plus dlicates, mme les plus dangereuses.

    Batrice avait maintenant vingt-cinq ans. Depuis qu'elle avait compris

    leffet quelle produisait sur les hommes, elle avait utilis sa fminit de toutes

    les manires possibles.

    Elle se revit quinze ans. Ctait alors une candide et ravissante

    adolescente ne sachant rien de la vie. Oh, elle avait vite appris...

    Faisant fi des interdictions de son pre, sir Gordon Singleton, un

    hobereau propritaire dun manoir en ruine et de quelques arpents de terre,

    sa mre avait dcid demmener la jolie Batrice Londres.

    Comme elles manquaient cruellement dargent, elles avaient d prendre

    les diligences les plus misrables. Le moindre penny quelles pouvaient

    conomiser ou emprunter servait complter la garde-robe de Batrice.

    Celle-ci navait pas de titre, pas de fortune, pas damis puissants, mais

    une mre trs ambitieuse. Et elle possdait la beaut du diable.

    Une beaut qui ne passa pas inaperue. Une fois arrive Londres,

    Batrice se trouva trs vite entoure dune foule dadmirateurs. Le plus

    empress? Lord Wrexham. Un aristocrate richissime qui, aprs la mort de sa

    troisime femme, stait jur de ne plus jamais se remarier.

    Mais la mre de Batrice sut si bien faire parader sa fille devant ce vieux

    dbauch quil perdit la tte et oublia ses serments. Car Mme Singleton, qui

    savait ce quelle voulait, avait clairement tabli les termes du march :

    Batrice sera vous le jour o vous lui passerez la bague au doigt.

    Bon gr, mal gr, le sexagnaire dut en passer par l. Et Batrice

    Singleton devint lady Wrexham.

  • Ceux qui connaissaient la rputation de ce dernier et qui taient choqus

    par la diffrence dge sattendaient ce que la quatrime lady Wrexham soit

    bien malheureuse.

    Pas du tout ! Les faons licencieuses de son poux ne parurent en rien

    dgoter la jeune marie. Magnifiquement vtue, couverte de fabuleux bijoux,

    elle devint trs vite l'une des femmes les plus en vue de Londres.

    Chacun stonnait de lassurance de cette trs jeune femme. Dote dune

    volont de fer, elle cachait ses sentiments sous un masque au sourire

    inaltrable. Certains disaient que, merveill par sa candeur, lord Wrexham

    avait compltement chang son comportement. Dautres assuraient quil

    lavait entrane dans son monde dprav et quelle y avait pris got.

    En ralit, nul ne connaissait la vrit. Mais chacun saccordait

    reconnatre que lady Wrexham apprciait pleinement sa nouvelle position.

    Quatre ans aprs son mariage, lord Wrexham fut victime dune attaque

    crbrale. Au grand dsespoir de sa femme, il ne mourut pas mais resta

    moiti paralys et trs diminu mentalement.

    Peu encline sencombrer dun malade, Batrice le conduisit dans leur

    chteau la campagne et le confia aux soins des domestiques.

    Puis elle revint Londres o elle se mit mener la joyeuse vie.

    Elle attend de devenir veuve pour grimper encore dans lchelle

    sociale, disaient les mauvaises langues.

    Son ambition tait insatiable et elle participait toutes les intrigues de la

    Cour. Sa beaut et ses sourires cachaient une volont de fer. Autrefois, elle

    rvait de toilettes, dquipages et de bijoux. Maintenant quelle avait obtenu

    tout cela, elle en voulait davantage.

    Elle poursuivait dsormais un autre rve : celui de devenir puissante et,

    lorsqu'elle choisissait ses amants, ce ntait pas en fonction de leur physique,

    mais de leur poids politique.

    Comment attirer lattention du plus influent de ceux-ci : le marquis de

  • Severn, lun des conseillers les plus couts du roi George II ? Ce dernier

    laissait pratiquement les rnes du pouvoir cet homme extrmement

    intelligent, trs capable - et sans piti.

    On narrivait pas un tel niveau sans se faire des ennemis. Batrice

    russit obtenir quelques informations au sujet de ceux-ci et trouva ainsi le

    moyen dapprocher le marquis.

    Ce dernier, passionn par les intrigues du pouvoir, mprisait les salons

    de la haute socit et navait gure de temps pour les femmes. Sa propre

    pouse avait t relgue la campagne, dans un superbe chteau o,

    entoure de domestiques empresss, elle levait leurs enfants.

    Avec amusement, le marquis se rendit compte que Batrice Wrexham

    cherchait entrer dans ses bonnes grces. Celle-ci comprit presque en mme

    temps quil ntait pas dupe. Ils taient un peu comme deux grands fauves

    tournant lun autour de lautre.

    Quand, enfin, il la prit dans ses bras, elle prouva un certain malaise.

    Succombait-il sa beaut ou avait-il dcid quelle pouvait lui tre utile ?

    Le marquis de Severn ne se laissait jamais aveugler par ses sens, comme

    tant dautres. Mme dans les instants les plus passionns, il gardait la tte

    froide.

    Si Batrice stait donn beaucoup de mal pour le sduire, elle dut sen

    donner bien davantage pour le garder. Les plaisirs sensuels ne lui suffisaient

    pas. Il fallait surtout nourrir sa soif dinformation. Le marquis de Severn, qui

    voulait tout savoir des gens, possdait un rseau despions exceptionnel. Une

    sorte de pieuvre gante dont les tentacules recouvraient toute lAngleterre et

    allaient jusquen Ecosse.

    Vous allez me rendre un grand service, dclara- t-il un jour.

    Je ne demande que cela, rpondit la jeune femme avec

    empressement. De quoi sagit-il?

    Je veux que vous alliez, en Ecosse, au chteau de Skaig.

  • Batrice, qui avait prvu de se rendre en Italie, russit ne pas faire la

    moue.

    Je crains que ces comploteurs de jacobites ne cherchent entraner

    le duc dArkrae dans leur camp. Sil dcidait de soutenir le Prtendant, les

    consquences pourraient tre graves.

    Le Prtendant, qui nest autre que le prince Charles Edouard Stuart,

    se trouve actuellement en exil, si je ne mabuse ?

    Cest cela.

    Vous craignez un nouveau soulvement des clans ?

    Tout est possible. Mieux vaut prendre les devants.

    Le marquis examina la jeune femme dun air calculateur. Elle tait sur le

    point de se rendre un bal quand il lavait fait appeler durgence. Ce soir-l,

    elle portait une somptueuse robe en brocart bleu argent mue de dentelle et

    de rubans en velours. Un magnifique collier de saphirs et de diamants

    tincelait son cou.

    Vous devriez tre capable de sduire le duc d'Arkrae, dclara enfin

    son amant.

    Comment est-il ?

    Jeune, riche et sduisant.

    Les lvres minces du marquis esquissrent un lger sourire.

    Vous connaissant, je ne pense pas que vous regretterez le voyage...

    Que voulez-vous que jobtienne de lui ?

    Lassurance de sa fidlit au trne. Je veux tre certain quil est de

    notre ct et pas de celui du Prtendant.

    Une fois que jaurai appris ce que vous souhaitez, je pourrai revenir

    Londres ?

    Naturellement.

    Je vous manquerai ?

    Cette question trs fminine rappela au marquis quil avait affaire une

  • femme. Il effleura du bout du doigt le dessin sensuel des lvres de Batrice.

    Pendant votre absence, jviterai de penser vous.

    Oh!

    Pour ne pas risquer dtre jaloux.

    Jamais il ne lui en avait autant dit... Batrice se sentit transporte. Cet

    homme avait donc des faiblesses? Il vit son expression triomphante et clata

    de rire.

    Un jour, vous tomberez amoureuse, prdit-il. Cela devrait tre une

    exprience... intressante.

    Mais je suis amoureuse de vous.

    Il haussa les paules.

    Vous tes amoureuse de ma position la Cour, et aussi de ce que je

    peux vous donner.

    Oh! Je...

    Dun geste de la main, il coupa court ses protestations.

    Vous ne mavez pas encore demand quelle sera la rtribution de ce

    voyage.

    Elle lui adressa un sourire moqueur.

    Si je vous disais que cela ne mintresse pas, vous ne me croiriez pas.

    Il hocha la tte dun air approbateur. Entre eux, lhypocrisie ntait pas de

    mise ; ils staient toujours compris merveille.

    Une fois votre mission accomplie, jai l'intention de vous remettre la

    coquette somme de...

    Le chiffre quil cita laissa Batrice sans voix.

    Ainsi que les meraudes qui appartenaient ma grand-mre, ajouta-

    t-il.

    Cette fois, lady Wrexham laissa chapper un cri denchantement. Depuis

    que le marquis les lui avait montrs, elle convoitait ces superbes joyaux.

    Vous aurez les meraudes une condition, reprit- il. Que vous me

  • rapportiez les larmes de Torrish .

    Les larmes de Torrish ? De quoi sagit-il ?

    Dun collier de diamants offert au prince Charles douard Stuart, la

    veille de la bataille de Culloden. Il ne les aurait pas emportes en France. Jai

    eu rcemment quelques informations leur sujet. Les espions du Prtendant

    seraient la recherche des larmes de Torrish, et, selon une rumeur, elles se

    trouveraient au chteau de Skaig. Il sagit dune mission difficile, mais je vous

    crois capable de la mener bien.

    Vous men voyez flatte. Je vous avoue cependant que la perspective

    de me rendre dans ce pays de sauvages ne mattire gure.

    Vous oubliez le duc.

    Batrice haussa les paules.

    Cest probablement une brute paisse, comme le reste des cossais.

    Vous risquez dtre agrablement surprise.

    En quoi ces diamants, ces larmes de je ne sais dj plus quoi, ont-ils

    une telle importance?

    Le marquis