Aspects de La Medecine Traditionnelle

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Journal d'agriculture traditionnelle et de botanique appliquée Aspects de la médecine traditionnelle et des plantes médicinales des Shipibo-Conibo de l'Ucayali J. Tournon, U. Reategui Résumé Les auteurs introduisent le concept Shipibo-Conibo de « rao » qui comprend les plantes médicinales et plus généralement toutes les plantes qui ont un pouvoir : hallucinogènes, plantes pour la chasse, pour séduire. Les « rao » de 3 communautés indigènes sont étudiées, leur distribution intra et inter-communale analysée ainsi que certains aspects de leur nomenclature. Abstract After explaining the Shipibo-Conibo concept of "rao", which covers not only medicinal plants but also all plants which have a "power", the authors give an account of their investigations on "rao" in three native communities. Analysis is done of the intra and inter- communal distributions of the "rao" and some aspects of their nomenclature is given. Citer ce document / Cite this document : Tournon J., Reategui U. Aspects de la médecine traditionnelle et des plantes médicinales des Shipibo-Conibo de l'Ucayali. In: Journal d'agriculture traditionnelle et de botanique appliquée, 30année, bulletin n°3-4, Juillet-décembre 1983. pp. 249-265; doi : 10.3406/jatba.1983.3905 http://www.persee.fr/doc/jatba_0183-5173_1983_num_30_3_3905 Document généré le 30/03/2016

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Journal d'agriculture traditionnelleet de botanique appliquée

Aspects de la médecine traditionnelle et des plantes médicinalesdes Shipibo-Conibo de l'UcayaliJ. Tournon, U. Reategui

RésuméLes auteurs introduisent le concept Shipibo-Conibo de « rao » qui comprend les plantes médicinales et plus généralementtoutes les plantes qui ont un pouvoir : hallucinogènes, plantes pour la chasse, pour séduire. Les « rao » de 3 communautésindigènes sont étudiées, leur distribution intra et inter-communale analysée ainsi que certains aspects de leur nomenclature.

AbstractAfter explaining the Shipibo-Conibo concept of "rao", which covers not only medicinal plants but also all plants which have a"power", the authors give an account of their investigations on "rao" in three native communities. Analysis is done of the intraand inter- communal distributions of the "rao" and some aspects of their nomenclature is given.

Citer ce document / Cite this document :

Tournon J., Reategui U. Aspects de la médecine traditionnelle et des plantes médicinales des Shipibo-Conibo de l'Ucayali. In:

Journal d'agriculture traditionnelle et de botanique appliquée, 30ᵉ année, bulletin n°3-4, Juillet-décembre 1983. pp. 249-265;

doi : 10.3406/jatba.1983.3905

http://www.persee.fr/doc/jatba_0183-5173_1983_num_30_3_3905

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Journ. d'Agric. Trad, et de Bota. Appl. XXX, 3-4, 1983

ASPECTS DE LA MÉDECINE TRADITIONNELLE ET DES PLANTES MÉDICINALES

DES SHIPIBO-CONIBO DE L'UCAYALI

par J. TOURNON (1) et Dr U. REATEGUI (2)

Résumé. — Les auteurs introduisent le concept Shipibo-Conibo de « rao » qui comprend les plantes médicinales et plus généralement toutes les plantes qui ont un pouvoir : hallucinogènes, plantes pour la chasse, pour séduire. Les « rao » de 3 communautés indigènes sont étudiées, leur distribution intra et inter-communale analysée ainsi que certains aspects de leur nomenclature.

Abstract. — After explaining the Shipibo-Conibo concept of "rao", which covers not only medicinal plants but also all plants which have a "power", the authors give an account of their investigations on "rao" in three native communities. Analysis is done of the intra and inter- communal distributions of the "rao" and some aspects of their nomenclature is given.

L'Amazonie Péruvienne, ou « Selva », avec 756 445 km2 représente 60 % de la surface totale du Pérou. Ce pays est ainsi placé au 2e rang mondial, après le Brésil, pour sa surface en forêt tropicale. La population de l'Amazonie Péruvienne est de 1 500 000 habitants, dont 226 000 appartiennent à un des groupes ethno-linguistiques indigènes [Chirif, 1977]. Cette diversité ethnique et la richesse de la flore de la « Selva », expliquent la variété des plantes médicinales connues et utilisées par ses habitants. Depuis plusieurs années nous étudions les plantes médicinales et la médecine traditionnelle des groupes ethno-linguistiques du Département d'Ucayali (capitale Pucallpa). Nous présentons ici les premiers résultats d'une étude sur les Shipibo-Conibo [Chirif, 1973, Morin, 1973, Campos, 1975], famille linguistique Pano. Notons que la seule étude que nous ayons pu trouver sur les plantes médicinales Shipibo-Conibo contient une liste de vingt-cinq plantes seulement, avec des déterminations botaniques erronées [Eakin, 1980].

Le groupe Shipibo-Conibo a été étudié pour les raisons suivantes : — avec une population estimée entre 20 000 et 25 000, ils sont un des groupes

les plus nombreux de la « Selva » ; — ils ont une influence importante sur la vie économique et culturelle de la

région, étant établis sur 700 km du cours de l'Ucayali, principal fleuve de la région, et sur les cours inférieurs de ses affluents.

(1) Tour 23, Faculté des Sciences, Paris-7, 75005 Paris. (2) Pucallpa, Ucayali, Perù.

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Betty Meggers [1971] classe les civilisations du moyen et du bas Amazone entre « Civilisations riveraines de varzeas » et « Civilisations interfluviales » ou de « Terre ferme ». A.M. d'ANS [1982] a montré comment les civilisations des riverains de l'Ucayali (Shipibo-Conibo et plus en amont Piro) se rapprochaient des civilisations riveraines des varzeas et ce qui les en distinguait. Il les nomme : « Civilisations riveraines épigona- les ». Ainsi les Shipibo-Conibo disposent des terres alluvionnaires des berges de l'Ucayali qui ont une haute productivité. Mais contrairement aux « varzeas » du moyen et du bas Amazone, émergées régulièrement 8 mois de l'année, ces plages alluvionnaires de l'Ucayali ne le sont avec certitude que de juin à octobre, ce qui permet des cultures à cycle court : riz (Oryza sativa), arachide (Arachis hypogea), Dolic de Chine « chiclayo » (Vigna unguiculata), mais ni le manioc (Manihot esculenta) ni le maïs (Zea mais). Les Shipibo-Conibo cultuvent manioc et maïs sur les terrasses de terre ferme, par brûlis et essartage, comme les groupes ethniques interfluviaux. La pêche dans l'Ucayali ou les « cochas », lacs formés à partir des méandres de l'Ucayali et de ses affluents, constitue la seconde activité des Shipibo-Conibo et permet à la saison des basses eaux un approvisionnement régulier et abondant. Elle n'est plus possible à l'époque des hautes eaux, où la chasse devient au contraire plus facile, le gibier se réfugiant sur les « restingas », hauteurs à sec. De nos jours les Shipibo-Conibo se sont regroupés en communautés autour d'une école, mais voyagent fréquemment, à Pucallpa pour y vendre leurs produits agricoles ou des poissons séchés, dans d'autres communautés pour y visiter des parents. Les voyages en pirogue à moteur, les « peke-peke », peuvent durer plusieurs jours. Ainsi les échanges de biens matériels, d'informations et de pratiques culturales et culturelles se font dans toute l'aire habitée par les Shipibo- Conibo. Les Shipibo-Conibo ont aussi des relations avec les « Métis » et d'autres groupes indigènes : riverains de l'Ucayali : en aval les Cocama (famille linguistique Tupi), en amont les Piro (famille linguistique Arawak) ; groupes interfluviaux : les Cashibo et Amahuaca (famille linguistique Pano), les Campa (famille linguistique Arawak).

Lorsqu'un informateur Shipibo-Conibo nomme une plante médicinale il ajoute rao au nom spécifique de la plante. Aussi lors de nos premières enquêtes avions-nous cru que les termes « plante médicinale » et rao étaient équivalents. Nous eûmes ensuite la surprise de lire, dans le Lexique de la langue Shipibo-Conibo [Guillen, 1974], le terme rao traduit par « poison ». Nous nous apercevions ainsi que rao avait un vaste champ sémantique incluant : plantes médicinales, poisons, plantes pour la pêche (appâts, stupéfiants), pour la chasse (pour attirer le gibier, pour le trouver, pour bien viser avec l'arc), plantes pour contrôler les personnes ou les séduire, plantes magiques pour protéger des esprits, plantes hallucinogènes et psychotropes (qui donnent des visions et changent les états mentaux). Ainsi notre travail qui au début ne portait que sur les plantes médicinales s'est étendu à tous les rao ; le terme rao désignant toute plante qui a un coshi, un « pouvoir ». Le monde végétal des Shipibo-Conibo se divise en rao et raoma (ma est le suffixe de négation) suivant que la plante a ou n'a pas de coshi. Ils peuvent préciser si une plante est médicinale ou vénéneuse avec les qualificatifs jacon (bon) ou jaconma (pas bon), ainsi une plante médicinale sera rao jacon et un poison rao jaconma. Mais ils sont bien conscients de l'arbitraire de ce qualificatif, un rao pouvant être jacon ou jaconma suivant l'usage et la dose. L'essentiel est donc l'existence du coshi et non son caractère positif ou négatif. Ainsi l'ana (Hura crepitans, « catahua ») a un pouvoir très fort qui peut être utilisé pour soigner l'uta (Leishmania brasiliensis), pour stupéfier les poissons ou pour empoisonner son ennemi.

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Dans le monde des Shipibo-Conibo tout être vivant, animal ou végétal, des sites, lieux et accidents topographiques comme les maya (méandres, tourbillons), mana (collines, hauteurs) ont un yoshin (3) esprit (traduit par les missionnaires par diable ou démon). Ainsi rao aussi bien que raoma ont un yoshin, mais les premières se distinguent des secondes en ayant un yoshin coshi, un esprit qui a un pouvoir. Ainsi l'ana (Hura crépitons) a un yoshin coshi, c'est un rao, mais le tahua (Gynerium sagitatum) a un yoshin coshima, c'est un raoma. Dans le monde des Shipibo-Conibo les yoshin ne sont pas seulement un concept mais peuvent être opératoires. Ainsi les yoshin des collines ou des tourbillons peuvent copiati (frapper, rendre malade) les voyageurs qui s'en approchent, mana yoshin nihue bia que nous traduirons par « il a reçu l'air de l'esprit de la colline ». Pour se prémunir contre ces esprits la mère frottera le corps de son enfant avec des rao : le rhizome d'un uaste (Cyperus sp.J ou les fruits aromatiques du yoshin bia (Siparuna sp J. Manger certaines viandes peut aussi copiati, et aussi prendre certains rao sans respecter la sama (diète) comme nous verrons plus loin.

Ces yoshin peuvent être contrôlés et utilisés par un guérisseur, onanya (celui qui connaît), raomis (expert en plantes), ou par un sorcier, yobe. Le guérisseur ou le sorcier deviennent alors le yoshin ibo, (ibo : possesseur ou maître). Pour voir et utiliser ces esprits le guérisseur prend une boisson hallucinogène, nommée nichi-shiati, « boisson de liane », appelée dans toute la « Selva » par le nom quechua de « ayahuasca » (liane des esprits ou des morts). Cette boisson contient toujours le tronc d'une des espèces de Banisteriopsis, et les feuilles d'une espèce de Psychotria [Friedberg, 1965, Harner, 1973]. A ces deux plantes peuvent s'en ajouter d'autres comme la marosa (Pfaffia irisinoides), un uaste (Cyperus spj ou un Datura, qui peuvent renforcer les effets de « l'ayahuasca ». Certains onanya particulièrement forts nous ont dit pouvoir communiquer avec les yoshin sans l'aide de « l'ayahuasca ». Le guérisseur peut ainsi voir les rao yoshin, il les appelle l'un après l'autre et ils viennent faire le diagnostic de la maladie, voir s'il s'agit d'une maladie ordinaire, yora isin, ou d'une maladie envoyée par un sorcier, yobeca yora isin. Puis il utilisera les rao yoshin pour traiter la maladie, processus qui peut nécessiter plusieurs séances. Lors de la séance d'« ayahuasca », le guérisseur chante avec une voix de haute-contre, et parfois dans des langues inconnues. C'est que les chants viennent des rao yoshin, et le guérisseur ne fait que mettre son organe vocal à leur disposition. Un guérisseur nous a dit : « pendant la séance d'ayahuasca je suis comme le magnétophone et ce sont les rao yoshin qui chantent ». Ainsi les rapports du raomis et des rao yoshin sont doublement marqués par la possession : le raomis utilise les rao yoshin pour guérir, il doit s'en rendre maître, les posséder, mais pour ce faire il devient possédé par les rao yoshin qui s'expriment par son organe vocal.

Nous voyons qu'un rao yoshin peut être utilisé de deux façons : — par l'utilisation matérielle du rao, par voie interne ou externe, — par le contrôle et l'utilisation directe du rao yoshin.

La première voie est exotérique et la deuxième ésotérique. La connaissance exotérique des rao est partagée par de nombreux membres de la communauté, au contraire leur connaissance ésotérique l'est par quelques individus seulement, les raomis ou onanya. Cette connaissance passe par un long apprentissage de l'aspirant onanya auprès d'un onanya confirmé et une série de sama, diètes (voir plus bas) et de prises de boissons hallucinogènes. Dans beaucoup de communautés Shipibo-Conibo

(3) II semble qu'il y ait un yoshin par unité taxonomique végétale ou animale et non un yoshin par individu ; ainsi tous les ana auraient le même yoshin.

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il y a un onanya, dans certaines deux ou trois, dans d'autres aucun. Chez les Shipibo-Conibo la fonction d'onanya n'est pas rémunérée, ce n'est pas une profession.

L'utilisation des rao qui ont des yoshin coshi, des esprits puissants, doit s'accompagner d'une diète, sama. Si cette diète n'était pas observée, le yoshin pourrait copiati, frapper, le patient dont l'état s'aggraverait au lieu de s'améliorer. Il s'agit d'une diète partielle qui peut durer un ou deux mois et présente plusieurs aspects. Tous les informateurs interrogés nous ont répondu qu'il ne fallait prendre ni sel, ni sucre, ni graisse, ni piments. Certains ont ajouté que les seules nourritures utilisées, samaquin piti, étaient outre les produits végétaux, les viandes d'oiseaux-gibier [Goussard] : conma (Tinamus sp./ jasin (Crax galatea), quebo (Cracidées), et les poissons à chair maigre tels que le bohue, « boquichico », (Prochilopus amazonensis), les « sardinas » (Engraulis iquitensis). Viandes et poissons doivent être cuits sans graisse, bouillis, cuits à la vapeur ou en « patarachca » (enveloppés dans les feuilles du mani (Heliconia cannoides, « bijao »). Celui (ou celle) qui diète doit s'abstenir de relations sexuelles et quitter son domicile familial pour vivre dans un abri (peota) isolé, où un enfant du même sexe lui apportera la nourriture. Les rao qui doivent s'accompagner de la diète sont toutes des plantes ingérées en boissons.

Dans ce travail nous présentons d'abord les trois communautés où nous avons enquêté, puis nous analysons la distribution des rao à l'intérieur de chacune des communautés selon l'habitat puis entre les trois communautés. Nous montrons ensuite la place des rao dans le monde végétal des Shipibo-Conibo et indiquons certains aspects de la nomenclature des rao. De plus nous donnons des termes indigènes qui désignent les différentes affections sur lesquelles les rao inventoriées ont un effet thérapeutique.

A. - DESCRIPTION DES COMMUNAUTÉS ÉTUDIÉES

Nous avons choisi trois communautés Shipibo-Conibo bien caractéristiques dans lesquelles tous les rao rencontrés ont été inventoriées et étudiées. Ce sont Betijay, Caimito et Santa Rosa de Aguaytia.

1. Betijay

Elle est située sur une terrasse de l'Ucayali, à quelques centaines de mètres du fleuve, comme la grande majorité des communautés Shipibo-Conibo. Communauté la plus méridionale, elle est située à plusieurs jours de voyage de Pucallpa dont elle subit moins les influences. A la saison sèche l'Ucayali dégage de grandes plages d'alluvions, sur lesquelles se cultivent des plantes au cycle court : riz (Oryza sativa), arachide (Arachis hypogea), et dolic « chiclayo » (Vigna unguiculata). De l'autre côté du village se trouvent les huai, cultures sur brûlis et essartage (les « chacras » des Métis), avec manioc (Manihot esculenta), maïs (Zea mais), haricots « frijol » (Phaseolus sp J, bananiers plantain (Musa spj et autres arbres fruitiers. La pêche dans l'Ucayali et le lac voisin est très bonne en saison sèche, baritian (saison du soleil) et très réduite en saison humide, jenetian (saison de l'eau). Dans cette deuxième saison la chasse devient bonne, le gibier se réfugiant et se concentrant dans les zones émergées.

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COLOMBIA

Carte du Pérou avec la localisation des trois communautés étudiées.

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2. Caimito, et sa communauté voisine Junin Pablo, sont situés sur le lac Imeria qui communique avec l'Ucayali par le Tamaya, affluent rive droite. Cette région ne bénéficie pas des alluvions des Andes et n'a donc pas les riches plages alluvionnaires de Betijay. Les cultures s'y font donc seulement sur « chacra ». Le site de Caimito a été occupé il y a très longtemps comme l'attestent des céramiques datant de 2 000 ans [Lathrap, 1970]. Il y a d'importantes zones de friches, en langue indigène nahue, en espagnol local « purma ».

Betijay et Caimito sont situés dans la zone de végétation « Forêt sèche tropicale » dans la classification de J. Tosi [I960].

3. Santa Rosa de Aguaytia

Située sur le haut Aguaytia, affluent rive gauche de l'Ucayali qui descend de la Cordillera Oriental, cette communauté fut fondée dans les années quarante par des habitants de la communauté de Nuevo Eden du haut Pisqui. A cette époque un groupe d'habitants de cette communauté décidèrent de fuir les « patrons » entrepreneurs de bois et de s'installer en ce site de l'Aguaytia à quelques heures de la route de Lima à Pucallpa alors en construction. Haut Pisqui et haut Aguaytia correspondent plus à l'habitat des groupes interfluviaux ou de terre ferme. De fait l'Aguaytia est traditionnellement occupé par les Cashibo. Quant à l'occupation du Haut-Pisqui par les Shipibo-Conibo, elle serait expliquée par la présence de sel aux sources de ce fleuve, dont cette ethnie dominante se serait ainsi assuré le contrôle.

La communauté de Santa Rosa se trouve dans la zone « Forêt très humide tropicale du piémont » [Tosi, I960].

Photo 1 — Vue de Santa Rosa de Aguaytia (Ph. J. Tournon).

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B. - ANALYSE DE LA DISTRIBUTION DES RAO

1. Distribution intracommunale

Nous avons classé les rao suivant la dépendance de ces plantes à l'homme en trois catégories :

Tableau Distributions intra- et intercommunales des « rao » des trois catégories :

cultivées, « c » — friches, « f » — forêt, « m »

Betijay

Caimito

Santa Rosa

42 rao c : 16 f : 17

m : 9

1 1 rao c : 8 f : 2

m : 1

7 rao c : 7 f : 0

m : 0

Betijay

[38 %] [40 %] [2 1 %]

11 c : f :

m :

48 c : f :

m :

7 c : f :

m :

rao 8 2

1

rao 17 23

8

rao 6 1 0

Caimito

[35 %] [48 %] [17%]

7 c : f :

m :

7 c : f :

m :

27 c : f :

m :

rao 7 0 0

rao 6 1 0

rao 10 [37%] 11 [41%] 6 [22 %]

Santa Rosa

Plantes cultivées (bana rao) :

Ces rao sont en général cultivés près des maisons, souvent à moins de cinquante mètres de celles-ci, dans cet espace nettoyé régulièrement et libre de mauvaises herbes qui caractérise une communauté indigène. Par contre peu de rao semblent être cultivés dans les huai (chacras), sans doute trop distantes des habitations, nous y avons cependant rencontré des Banisteriopsis sp. utilisés pour la préparation de « l'Aya- huasca » [Friedberg, 1965]. Certaines de ces espèces sont déjà présentes à l'état sauvage dans la région. Certaines ont été introduites. Dans toutes les communautés on trouve plusieurs sortes de « piri-piri », uaste. (4)

(4) Voir plus loin : C. — Nomenclature des Rao.

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Plantes de friche (nahue rao, nahue est la « purma » des Métis) :

Ce sont les rao qui profitent des espaces créés par l'homme mais se reproduisent sans son aide [de Wet, 1975]. Ce sont les plantes adventices des friches et des champs abandonnés, les plantes des chemins. Ces plantes sont souvent épargnées par l'agriculteur qui nettoie son champ, elles forment ainsi l'objet d'une protoculture.

Plantes de la forêt (nii rao) :

Ce sont les rao qui poussent dans la forêt, milieu non perturbé ou peu perturbé par l'homme. Après cinquante ans une forêt de repousse est généralement peu recon- naissable d'une forêt primaire [P. Centilivres et al., 1975].

2. Distribution intercommunale

Nous avons évalué les pourcentages des plantes de ces trois catégories dans les communautés étudiées : Betijay, Caimito et Santa Rosa, ils sont sur le Tableau en Annexe. Les éléments diagonaux du Tableau donnent pour une communauté donnée la distribution des rao selon les trois catégories : bana rao, nahue rao et nii rao. Les éléments non diagonaux donnent le nombre de rao communs à deux communautés et les pourcentages de ceux-ci dans chacune des trois catégories. Nous voyons donc apparaître sur ce tableau des données sur la distribution intracommunale avec les éléments diagonaux et sur la distribution intercommunale avec les éléments non diagonaux :

— Les nombres de rao trouvés à Betijay et Caimito sont très proches : 42 et 48. Par contre à Santa Rosa de Aguaytia nous avons recensé 27 rao seulement. Cette relative pauvreté peut s'expliquer par plusieurs facteurs. Santa Rosa a été fondée à partir de Nuevo Eden du Pisqui et il est possible que des connaissances se soient perdues avec ce déplacement. Une autre explication serait une différence entre la Flore du Haut Aguaytia et celle du Haut Pisqui. Des rao spontanés sur le Haut Pisqui ne se retrouveraient pas sur le Haut Aguaytia (les rao de purma et de forêt), on devrait alors observer une plus faible proportion de ceux-ci et une plus forte proportion de rao cultivés, qui sont transportables, mais le tableau nous indique que ce n'est pas le cas. Nous pensons aussi que des rao ont pu se perdre récemment, la communauté de Santa Rosa de par sa grande proximité de la route Pucallpa-Lima est soumise à de nombreuses influences et à une certaine déculturation visible dans d'autres domaines que les rao.

— Les pourcentages des plantes dans les trois catégories sont presque les mêmes dans les trois communautés. Il importe maintenant de savoir si cette invariance s'étend à d'autres communautés Shipibo-Conibo, elle pourrait caractériser cette ethnie. Il serait intéressant de les comparer aux pourcentages pour les ethnies voisines : Cashibo et Campas.

— L'examen des éléments non diagonaux montre que la grande majorité des plantes communes à deux communautés différentes sont des bana rao. Quant aux rao communs aux trois communautés, ce sont tous des bana rao. Au contraire peu de nahue rao et de nii rao se retrouvent dans deux communautés. Deux explications viennent à l'esprit. La première serait que les nahue rao et les nii rao ont une distribution naturelle limitée qui couvre un territoire plus réduit que le territoire occupé par les

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Shipibo-Conibo. La seconde serait que la majorité de ces plantes poussent dans tout le territoire considéré mais ne sont connues et utilisées que dans une seule à la fois, les échanges d'informations sur les rao se faisant donc mal d'une communauté à l'autre. Des observations montrent que les deux mécanismes peuvent jouer, ainsi de nombreuses plantes de Santa Rosa ne se rencontrent pas à Caimito et Betijay, mais d'autre part plusieurs plantes utilisées à Caimito ont été vues à Betijay où elles ne sont pas utilisées.

Cette comparaison intercommunale des rao permet de mesurer des échanges entre communautés Shipibo-Conibo. Ces échanges peuvent être des plantes elles- mêmes, transport d'un pied, d'un rhizome ou d'un bulbe d'une communauté à l'autre. Ils peuvent être aussi du savoir sur les plantes, sur leurs propriétés thérapeutiques, sur leur nom. Dans le cas des bana rao on conçoit que les plantes puissent s'échanger plus facilement que dans le cas des nahue rao et nii rao.

C. — NOMENCLATURE DES « RAO »

Plusieurs auteurs : Conklin [1954], Cl. Friedberg [1970], C. Sastre [1980], ont analysé les nomenclatures indigènes en raisonnant à partir des plus petites unités taxonomiques, qu'ils appellent aussi types de plantes, ce sont les plus petites unités végétales reconnues par les indigènes. Cependant ces unités taxonomiques sont difficiles à atteindre lors d'enquêtes car elles dépendent de l'informateur, de l'enquêteur, ainsi que des conditions et circonstances de l'enquête. Ainsi comme le dit C. Sastre : « suivant la connaissance de l'informateur et surtout l'aptitude de l'informé à comprendre ce qui lui est enseigné, les informations seront plus ou moins précises ». Aussi l'enquêteur ne peut jamais être sûr d'avoir trouvé les plus petites unités taxonomiques. Nous préférons raisonner en terme de nom de base que nous définissons comme la plus petite unité lexicale qui peut désigner une plante. Ce nom de base peut correspondre dans la botanique scientifique linnéenne à une sous-espèce ou variété, une espèce, un genre ou une famille ou encore à un ensemble de ces unités taxonomiques linnéennes. Le nom de base peut ne désigner que la plante, on a alors un « terme botanique », ou bien peut avoir un autre sens dans la langue indigène (ex. : cashi tahue : « patte de chauve-souris »). Ce nom de base peut être simple, composé d'un seul mot : uaste, ou composé de plusieurs mots : cashi tahue. L'informateur peut donner plus de précisions à ce nom de base en lui ajoutant un déterminant : jasin uaste, un rao de la série des uaste.

1. Termes botaniques

Nous avons inventorié vingt-deux noms botaniques. Ces noms peuvent être très précis, correspondant à une seule espèce linnéenne, nous citerons :

ana : Hura crépitons (Euphorbiacée) ; au : Anthodiscus klugii (Caryocaracée) ; semei : Calliandra angustifolia (Légumineuse). D'autres noms correspondent à plusieurs espèces appartenant à un même genre : popo, plusieurs Solanum nous ont été ainsi désignés qui sont des rao : popo ani

de ani : grand, le Solanum grandiflorum ;

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Photo 2 — Hura crepitans (Euphorbiacée) (Ph. J. Tournon).

topopo de toti : être enceinte, le Solatium mammosum ; popo désigne aussi un raoma, le Solarium quitoense, à fruits comestibles, dont le

nom espagnol est « cocona ». Dans le vaste genre Solanum, popo semble désigner seulement les espèces ligneuses, arbustives.

D'autres désignent des plantes de plusieurs genres et mêmes familles : Boens, à ce jour nous avons trouvé trois espèces qui portaient ce nom, ce sont

toutes des rao qui ont en commun une forte odeur alliacée. Elles ont des morphologies très différentes. Deux espèces appartiennent à la famille des Bignonacées et sont des nii rao (rao de la forêt) :

Pachyptera standleyi, que les Métis appellent « ajo sacha hembra », croît d'abord en arbuste puis devient lianescent et peut atteindre quand les conditions lui sont favorables de grandes dimensions.

Pseudocalymna alliaceum, que les Métis nomment « ajo sacha macho », est un arbuste qui ne dépasse pas 1 à 2 mètres.

La troisième espèce est une bana rao très communément cultivé : Petiveha alliacea, famille des Phytolaccacées, sous-arbrisseau ne dépassant pas

50 cm. Uaste, ce nom désigne de nombreuses rao qui appartiennent à la famille des

Cypéracées,. genres : Cyperus, Eleocharis, Fuirana, et une rao appartenant à la famille des Iridacées qui est l' Eleutherine bulbosa. Ces différents uaste sont distingués par des déterminants qui en général indiquent leur usage thérapeutique, nous en donnerons des exemples (en espagnol local les uaste se nomment « piri-piri ») :

tobi uaste : piri-piri pour fractures ;

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Photo 3 — Plantation de Uaste (Ph. J. Tournon).

shea uaste : piri-piri pour grossir ; uashmon uaste : piri-piri de coton, il se met sur l'ombilic du nouveau-né comme

du coton ; bohue uaste : piri-piri du « boquichico », nom en espagnol local du poisson,

Prochilodus amazonensis, on frotte la flèche qui lui est destinée avec son rhizome ; repoti uaste : de repoti : mettre dans le nez, dans ce cas allusion au mode

d'emploi. Dans le cas de V Eleutherine bulbosa, Iridacée, le déterminant est descriptif, jasin

uaste : piri-piri de « paujil », son bulbe rouge comme la crête du « paujil », orn. Mitu mitu, est utilisé pour les hémorragies. Ces uaste sont tous cultivés, ce sont des bana rao. Nos informateurs Shipibo-Conibo nous ont montré de nombreux uaste qui appartiennent au genre Cyperus. Ces Cyperus sont reproduits par voie végétative, par multiplication des rhizomes. Certains de ces Cyperus distingués par les Shipibo-Conibo semblent difficilement distinguables par les botanistes occidentaux. De plus, nos informateurs nous ont signalé l'existence de uaste qui ne seraient pas des bana rao mais seraient des Cypéracées sauvages sans applications médicinales : des raoma.

B. Berlin [1979] a étudié la classification botanique chez les Aguaruna du Nord du Pérou où il a mis en évidence des taxa, qui « correspondraient étroitement aux taxa des genres et espèces reconnues par la botanique occidentale ». Examinons ce qu'il en est chez les rao Shipibo-Conibo. Les popo correspondent bien à ce qu'a observé Berlin chez les Aguaruna, ils appartiennent au seul genre Solarium mais dans ce genre seulement aux espèces ligneuses. Les uaste correspondent à quatre genres et deux familles. Cependant les Cypéracées des genres Cyperus, Eleocharis et Fuirana présentent de grandes ressemblances. Seule Y Eleutherine bulbosa a un aspect nettement différent

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de par son bulbe, ses feuilles et surtout son inflorescence. Notons que c'est la seule uaste qui ait un déterminant désignant non l'usage thérapeutique mais l'apparence : il fait allusion à la couleur rouge-carmin du bulbe, de la même teinte que la crête du jasin, « paujil » en espagnol local (orn. Mitu mitu). Quant aux boens ce sont des plantes qui ont en commun leur odeur alliacée mais n'ont aucune ressemblance, elles appartiennent à trois genres et deux familles différents.

Ces exemples montrent que les Shipibo-Conibo peuvent utiliser des critères de différentes natures pour la nomenclature des rao (par exemple : aspect, odeur, usage) et que ces critères peuvent être étroits (cas du popo) ou très larges (cas des uaste). Nos observations sur la nomenclature ethnobotanique des Shipibo-Conibo, encore limitées aux rao, se rapprochent donc plus de celles de Sastre [1980] sur les Boni que de celles de B. Berlin [1979] sur les Aguaruna. Il est intéressant aussi de remarquer que les boens sont tous des rao, mais que les uaste et les popo peuvent être des rao ou des raoma. Ceci est résumé par le schéma du monde végétal Shipibo-Conibo, divisé en domaines rao et raoma, certains taxa tels que le boens sont en entier dans le domaine rao, d'autres tels que popo et uaste sont à cheval sur les domaines rao et raoma, enfin certains tels que tahua, les cannes (Gynerium spj sont entièrement dans le domaine raoma.

Raoma

Rao

Schéma du monde végétal Shipibo-Conibo divisé entre « Rao » et « Raoma ».

2. Noms non-botaniques

Souvent l'informateur désigne le rao par un nom de base composé de mots ayant un autre sens dans la langue. Ces mots peuvent faire allusion à l'usage thérapeutique, à certains caractères remarquables de la plante ou à un animal auquel la plante est associée par un mythe.

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Nomenclature liée aux pratiques thérapeutiques

Ainsi avons-nous rencontré plusieurs plantes appelées tobi rao, de tobi : foulure ou fracture, qui se mettent en emplâtre autour du membre lésé, ce sont toutes des plantes succulentes qui appartiennent à plusieurs familles (Cactacées, Crassulacées). Nous citerons aussi :

Hivuin rao : rao de la raie épineuse, c'est une Heliotropium dont on verse le jus sur la blessure faite par l'aiguillon de la raie.

Marica mishquitinin rao (Justicia pectoralis) : marica est un nom de base qui désigne tout un groupe de plantes, mishquitinin signifie : prendre à l'hameçon, il s'agit d'un rao de pêche.

Shobi isa sheta (Bidens pilosa) : shobi : herbe, isa : oiseau, sheta : dent ; cette rao s'utilise pour le mal de dent.

Chiquish payati (Cyphomandra spj : « évente la paresse », pour le mal à la tête et le « manque de courage au travail. »

Dans d'autres cas le nom fait allusion au mode d'emploi plus qu'à l'objectif thérapeutique :

Nane repote (Bonafousia longituba) .nane : Genipa americana, repote : mettre dans le nez.

Nomenclature descriptive

L'informateur donne parfois une description assez sommaire du rao, il la désignera simplement par shobi : herbe, hihui : arbre ou nichi : liane. La description peut être plus sophistiquée. Par exemple elle caractérise l'apparence de la plante :

ino paviqui (Acanthacée) : « oreille de tigre », sa feuille est velue et charnue (et la plante pousse dans la forêt) ;

cashi tae (Macfadyena unguiscati) : les crampons de cette liane ressemblent à des griffes de chauve-souris ;

iscon ratonco (Rubiacée sp.) : « rotule de paucar », orn. Ictéridé. Le nom peut caractériser une odeur : Rimon ininti (Justicia sp J : « odeur de citron », ini : sentir. Inin tani (Bignonacée sp.) : « sent un peu ». Pisi sisa (Tagetes spj :« fleur qui sent mauvais », pisi : « sentir mauvais », et sisa

vient du Quechua et signifie « fleur » bien que le mot « fleur » existe en langue Shipibo-Conibo.

Dans quelques cas le nom fait allusion à un goût : muca pari (Bonafousia undulata), muca désigne tous les goûts forts tels que celui

de l'alcool ou les goûts amers ; bona muca (Strychnos spj, bona est la guêpe, muca fort ou amer. Nous avons trouvé deux noms faisant allusion aux propriétés mécaniques de la

plante : Nepa (Scleria mitis) : « qui coupe » et Shobi shodish (Sida sp .) : hierba dura.

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Référence à un mythe

Nous avons recueilli huit noms de rao qui se réfèrent par un mythe à un animal. Il est remarquable de voir que pour six noms cet animal est un oiseau.

Chono ininti (Justicia sp .) : « odeur du chono », chono : genre Hirundinaea. Pish-pish (Convolvulacée) : « il y a un oiseau qui dit pish-pish, autrefois cet

oiseau se soignait avec cette plante », petits oiseaux du genre Tachyphonus, famille Thraupidées.

Mai cahua rao (Ocimum gratissimum) : l'oiseau mai cahua est un rapace, famille Accipitridée, son cri est mai cahua; mai : « la terre », cahua : « envelopper ».

Caya nari rao (Ludwigia spj : l'oiseau caya nari est le Leucopternis cayanensis (Accipitridés) ; caya : ombre ou esprit. « Cette plante est le remède de cet oiseau, que l'on appelle aussi caya nari mucha, parce qu'elle est utilisée aussi pour chasser ou pêcher. » mucha signifie « pêcheur ou chasseur ».

Ainsi en des temps mythiques des oiseaux ont utilisé des rao. Notons aussi qu'un mythe a été recueilli d'un rao qui donnerait le pouvoir de voler [Loriot, 1970].

Mentionnons pour finir le cas du ronon rao. Ronon est le serpent appelé en espagnol local « jergon » (Bothrops spj. Cette plante (Dracontium sp., AracéeJ combine plusieurs références : sa tige a des taches régulières disposées comme sur la peau du « jergon », pour éviter son attaque on se fouette les jambes avec sa tige, pour soigner sa morsure on met son rhizome râpé sur la morsure du « jergon », enfin où elle pousse vit le « jergon ».

Noms importés

Un certain nombre de noms sont d'origine étrangère. Ainsi nous citerons des noms d'origine espagnole :

pion (Jatropha sp J de « pinon » ; viribina (Verbena cf. Brasiliensis) de « verbena » ; arbaha (Ocimum sp J de « albahaca » ; menta (Mentha spj de « menta ». Ces plantes appartiennent à ce noyau de plantes cultivées, qui comme nous

l'avons montré plus haut, se retrouvent dans de nombreuses communautés. Ce sont des plantes cosmopolites. On peut penser qu'elles ont été apportées par les Espagnols. Si nous examinons leur origine, nous voyons que les Jatropha seraient d'origine centre-américaine, quant aux Verbena, Ocimum et Mentha, il en existe des espèces du Nouveau et de l'Ancien Monde [Croat, 1978].

Sanango pourrait venir de l'espagnol « sanar » (soigner, guérir) mais aussi du Quechua « sana » : « signe », il désigne chez les « Métis » des plantes de plusieurs genres [Tovar, 1966], et chez les Shipibo-Conibo plusieurs espèces de Bonafousia : B. sananho, B. longituba, B. tetrastachys et parfois aussi le B. undulata (appelé à Santa Rosa : muca pari, cf. infra).

Paico (Chenopodium ambrosianum) est donné dans le Dictionnaire Quechua de D.G. Holguin comme « hierba medicinal de corner ».

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Photo 4 — Bonafousia undulata (Ph. J. Tournon).

D. - TERMINOLOGIE ETHNOMÉDICALE

Lors de nos enquêtes sur les rao, nous avons noté les termes désignant les usages thérapeutiques dans la langue des Shipibo-Conibo. Ce sont des termes indiquant un certain nombre de douleurs ou de « mal », donc les premiers éléments d'une symptoma- tologie. La Nosologie et l'Etiologie des Shipido-Conibo restent donc à étudier.

Deux mots semblent signifier douleur ou « mal » en général, ce sont chesha et isin. Ainsi nous avons : mapon chesha ou bushcaten chesha pour « mal à la tête » ; pocon chesha pour « mal au ventre ». Mais nous avons noté : shate isin pour la douleur d'une blessure ; shochi sicho isin pour « mal à la poitrine » ; oco isin pour la toux. Il serait intéressant de mieux circonscrire les champs sémantiques des deux

termes chesha et isin. Parmi les autres termes couramment utilisés nous citerons : tichotai pour la diarrhée, de tich : anus ;

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quinanai pour le vomissement ; pequeta pour une indigestion ; nohue pour un bouton ; yona pour la fièvre.

CONCLUSION

L'état sanitaire des Shipibo-Conibo, et des autres groupes de l'Ucayali, est encore très précaire. Le seul progrès de ces dernières années a été la diminution des grandes épidémies, accomplie grâce aux vaccinations. Mais les parasitoses atteignent toute la population, la tuberculose environ 20 %. La plupart des communautés n'ont jamais vu de médecins. L'assistance médicale se fait sans méthode, au coup par coup, souvent par des missions religieuses ou « philanthropiques » qui cherchent surtout à étendre leur influence. Une autre politique de la santé doit prendre en compte la médecine traditionnelle des Shipibo-Conibo et utiliser les très riches ressources que sont les rao. Nous espérons que le travail que nous publions sera un pas vers la connaissance de cette médecine traditionnelle. C'est aussi un effort pour mieux connaître la culture de ce groupe humain et de la valoriser. Car ce n'est pas en la dénigrant, et en traitant tous les guérisseurs de suppôts de Satan, comme l'on fait et le font encore trop de missionnaires, que l'on aidera les indigènes à renforcer leur identité et leur dignité, ce sont aussi des facteurs importants pour leur mieux-être.

A ce jour nous avons inventorié environ deux cents rao chez les Shipibo-Conibo. Nul doute que les visites d'autres communautés nous en feront découvrir beaucoup d'autres. Les rao trouvées dans une communauté nous permettent alors de situer ou caractériser cette communauté par rapport à cet ensemble de rao et à leurs différents caractères (par ex. bana rao, nahue rao, nii rao, ou shobi rao, jihui rao, nichi rao). Une typologie des différentes communautés peut alors être faite, comme on a pu en faire avec d'autres caractères culturaux (céramiques, linguistique) ou anthropologiques (hémotypologie). Nous avons ainsi un nouvel outil pour étudier l'Ethnologie et l'Histoire de ce groupe humain. Cette étude peut s'étendre aux groupes ethniques voisins et permettre d'apporter des éléments pour la connaissance des échanges intra et inter-ethniques dans la région. Les rao deviennent ainsi un nouvel outil pour l'étude de l'Ethnologie et l'Ethnohistoire de l'Ucayali.

Les auteurs voudraient remercier le Dr C. Sastre et le R.P. Soukup pour les déterminations botaniques, Mme C. Friedberg pour ses commentaires sur la partie ethnobotanique et le Pr A.M. d'ANS pour des explications linguistiques.

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