Aspects Culturels de La Traduction Quelques Notions Clés

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    Aspects culturels de la traduction : quelques notions cls

    Jean-Louis Cordonnier Meta : journal des traducteurs / Meta: Translators' Journal , vol. 47, n 1, 2002, p. 38-50.

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    Aspects culturels de la traduction :quelques notions cl s

    jean-louis cordonnier

    Universit de Franche-Comt , Besan on, France

    RSUM

    La probl matique de la culture constitue d sormais un champ de recherche primordialpour travailler une th orie de la traduction. On se situe ici au niveau du sol arch olo-gique, cest- -dire au niveau des modes d tre de la culture, et de leurs interactions avecles modes de traduire. La traduction n tant jamais une op ration neutre, il convient de

    mettre en vidence les interventions du traducteur r alis es dans le cadre de son appar-tenance telle ou telle culture. Mais il ne faut pas non plus r ifier la culture, et il fautmettre en relief galement les interventions d ordre purement individuel. Cette relation la culture est d une grande importance puisque le traducteur, tant au c ur des relationsdalt rit , constitue de par son activit traduisante, l identit de sa propre culture. Il s agitde passer aujourd hui d un ethnocentrisme n gatif, proc dant leffacement de l Autre, un ethnocentrisme positif r alisant par la montre de lAutre, la t che de constitution delidentit propre. Ce d voilement pour lidentit passe par la critique de la dichotomie partrop simpliste cibliste/sourcier , qui est prisonni re de la langue. Le traducteur sedonnera en revanche comme t che, la montre du discours de l Autre. Cette probl -matique interculturelle est examin e travers cinq champs cl s dans lesquels se d ploie

    lactivit traduisante : alt rit , histoire, critique, thique et t ches de la traduction.ABSTRACT

    The issue of culture is now a primary field of research in developing a theory of transla-tion. Here we find ourselves on archeological terrain in terms of the culture s way of being and the concomitant interaction with ways of translating. Translation is never aneutral operation, and one is forced to demonstrate that the act of translating is influ-enced by the translator s cultural background. Culture, however, must not be reified;purely individual interventions must also be given their due. This relation to culture ishighly important for the translator who is at the heart of relations of otherness, andthrough the act of translation it forms the identity of national culture. This entails mov-ing from negative ethnocentrism, which erases the Other, to positive ethnocentrism,showing the Other, and thus constitutes the identity of the translator s culture. Thisunveiling of identity undergoes criticism by the too simplistic cibliste/sourcier dichotomy, which is a prisoner of language. The translator, however, shows the discourseof the Other. These intercultural issues are examined under five translating-as-activityheadings: otherness, history, criticism, ethics and translating tasks.

    MOTS-CLS/KEYWORDS

    alt rit , histoire, thique, l Autre

    Nous commencerons par une remarque liminaire qui para tra une vidence pour lespcialiste, mais qu il convient notre avis de r affirmer toujours et encore, tant onentend r pter par la tradition et l empirisme, de colloque en colloque, voire d articleen article, des arguments annexionnistes justifiant une certaine intraduisibilit , telsque: a ne sonne pas fran ais , ou a sent la traduction , ou encore le lecteur ne

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    comprendra pas , arguments enti rement situ s dans la langue, qui par cons quentne voient pas le discours (au sens de Benveniste), et inhibiteurs quant aux potentia-lits du travail de r -criture dans l opration traduisante. Cette remarque, c est quela traduction n est pas seulement une op ration linguistique, mais qu elle est tout

    entire prise dans un ensemble d interrelations sociales et culturelles, d abord au seinde sa propre culture, et ensuite entre les cultures trangres en pr sence. Les param tresculturels sont mme de jouer par cons quent un grand r le dans la traduction engnral, y compris dans ce qu on appelle traditionnellement la traduction scientifiqueet technique, m me si ce type de traduction n est pas le lieu o les enjeux culturels semanifestent avec le plus d acuit.

    Saluons donc l initiative de nos coll gues de lUniversit technique de Yildiz,davoir consacr un colloque entier sur les Aspects culturels de la traduction. De tellesrencontres, enti rement consacr es ce thme, somme toute, n taient pas si fr -quentes jusqu il y a peu1. Nous rappellerons qu il y a presque d j une quarantainedann es maintenant que G. Mounin, dans ses Probl mes th oriques de la traduction ,mettait en avant dans son chapitre XIII ce qu il appelait un fait th orique, nonc ainsi : pour traduire une langue trang re, il faut remplir deux conditions, dontchacune est n cessaire, et dont aucune en soi n est suffisante : tudier la langue tran-gre; tudier (syst matiquement) l ethnographie de la communaut dont cettelangue traduite est l expression. Nulle traduction n est totalement ad quate si cettedouble condition n est pas satisfaite (Mounin 1963 : 236). Naturellement, il est sou-haitable de faire appel galement dautres sciences humaines pour travailler unetraductologie aux multiples facettes, et nous pensons en particulier la littrature,

    lhistoire, aux sciences du langage, lanthropologie, la sociologie, la psychanalyse, la philosophie.Il faut dire que depuis 1963, date de la publication des Probl mes th oriques,

    lappel de G. Mounin a tard se faire entendre, et si nous disposons de nombreux articles qui traitent de probl mes ponctuels en relation aux aspects culturels de latraduction, nous avons par contre peu d ouvrages qui aient tent dembrasser la pro-blmatique culturelle dans son ensemble, et de la mettre en relation avec les autresprobl matiques du traduire. Cependant, en France, H. Meschonnic (1973) en for-geant dans les ann es soixante-dix le concept de langue-culture dans le cadre de sapotique, a voulu indiquer qu une langue et sa culture forment un tout indissociable.Les analyses de H. Meschonnic sont assez connues pour que nous n y insistions pas,mais nous voulions juste signaler ici sa volont de penser la traduction dans un vastecadre culturel comprenant l histoire, la litt rature, le langage et le politique. Puis, en1984, un ouvrage d A. Berman a frapp lattention des traducteurs et des traduc-tologues, en montrant le r le quun mouvement culturel tout entier, en l occurrencecelui imagin par les Romantiques allemands, peut assigner la traduction. De notrect, nous avons essay de placer la traduction au sein de la probl matique culturelle.En montrant tout l intrt qu il y a dvelopper une arch ologie de la traduction et situer la pratique du traduire dans le cadre d une thique, nous avons donn une

    vue synth tique, mais non exhaustive, des probl mes que les traducteurs rencontrentdans la traduction des uvres, notre objectif consistant aussi indiquer des directionsde travail et de recherche (Cordonnier 1995).

    Dans les limites du pr sent expos , nous souhaitons apporter des pr cisions surcinq notions cl s, qui sont aussi cinq champs cl s, autour desquels il nous para t

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    souhaitable que se d veloppent dans les temps venir la fois le travail de mise envaleur sociale de l activit traductive, et celui de la r flexion traductologique : alt rit,histoire, critique, thique et t ches de la traduction 2. Les considrations qui vontsuivre concernent les uvres, cest--dire ces textes qui cr ent, qui repr sentent l es-sence dune culture, qui en constituent les racines, et qui par le travail d criture quiles traverse, cr ent du discours (toujours au sens de Benveniste), red ploient laculture vers d autres horizons d sormais largis et la grandissent. Il s agit dune pr -caution m thodologique pour ne pas tre enferm dans ce qu on appelle tradition-nellement la littrature . Cest pourquoi nous pouvons inclure dans notre champde recherche des uvres appartenant aussi au domaine scientifique, dans la mesureo nous sommes confront s des textes o se manifeste une po tique qui est l uvredun sujet- crivain (au sens de H. Meschonnic), c est--dire une po tique qui n appar-tient qu lui.

    Lintitul de notre colloque laisse un large champ des possibles quant la com-prhension du concept de culture. Par aspects culturels , on peut entendre lesconnotations et les traits culturels, et le probl me de leur importation dans la languede traduction. Ce ne sera pas notre pr occupation aujourd hui. On peut comprendreaussi, et cest dans ce sens que nous irons pour notre part dans cet expos , ce qui faitque la culture intervient dans les modes de traduire 3, la traduction tant une op rationminemment culturelle, en ce sens qu on ne traduit pas dans toutes les cultures de lamme faon, et qu il y a une interaction entre les modes de traduire et les modesdtre des cultures. En outre, la traduction n est pas une activit isole, mais elle sedploie en articulation avec d autres genres essentiels qui pr sident au destin desuvres, comme la critique, le commentaire, l analyse. Elle fait donc partie en ce sensde toute une tradition culturelle li e la structuration de l essence dune culture.

    Le concept de culture est complexe 4. En ce qui nous concerne, nous nous r f -rons ici au sens aujourd hui tr s tendu de modes de vie et de pens e communs une communaut donn e et qui conduisent les individus appartenant cette com-munaut agir dans certaines situations sociales d une faon commune. C est--direque nous nous r f rons ce que Michel Foucault (1966) a appel les modes d tre dune culture. Il convient de s intresser ces modes d tre, dans la mesure o ilspeuvent induire chez les traducteurs, des modes de traduire relativement communs certains moments de la constitution des cultures, modes de traduire li s aux con-traintes sociales qui p sent sur eux. ce propos nous pensons la formation linguis-tique, culturelle, politique, des tats-Nations en Europe. Nous situons notre r flexiondans le cadre de la culture fran aise, et dune faon plus large dans celui de la cultureoccidentale, dans la mesure o en Europe les tats-Nations ont tous constitu leurprose et leur litt rature sur la base de traductions.

    Dun autre c t, et cest le deuxime aspect de la notion de culture auquel nousnous r f rons aujourd hui, il faut tre attentif ne pas r ifier la culture, car elle n estquune abstraction, une construction intellectuelle (voir Cuche 1996 : 57). Il faut donc

    tenir compte galement des pratiques individuelles, et notamment, th me que nousretenons ici, de la position du traducteur dans sa relation d altrit face ltranger,et de la conception qu il a du r le que doit jouer sa propre culture dans les rapportsdaltrit. Cest donc cette dialectique entre la culture et l individu, c est--dire pournous, le traducteur, qui sera le cadre de notre expos .

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    Altrit

    La traduction se d ployant au sein des rapports d altrit, le traducteur se trouvedevant la t che davoir importer des valeurs, des faits culturels, mais ce n est pas lson seul r le: le traducteur n est pas uniquement prospecteur des diff rences,explorateur de territoires culturels inconnus. Il est aussi celui qui, dans sa reconnais-sance de lautre, change les perspectives de sa communaut , drange les mots de satribu , pour reprendre l expression fameuse de Mallarm (1877). [ ] Par del lesdcideurs (commanditaires, diteurs, etc.), par del la matrialit des textes, [ ] ilbrouille les cartes, en l occurrence ces cultures, ces valeurs, celles de l autre comme lessiennes propres qu on voudrait bord es, dlimites, alors quelles sont fluides, mou-vantes (Delisle et Woodsworth 1995 : 193). Il y a deux id es fondamentales dans cepassage. La premi re est que le traducteur joue un r le essentiel dans la constitutionde sa propre culture. Autrement dit, il d structure, fa onne, restructure l identit desa propre culture, et travers les textes traduits, celle de la culture trang re. Ladeuxime ide est que toute culture, quelle qu elle soit, nest pas un tout absolumentstable, fig, mais elle est un ensemble divers et complexe caract ris par de constantesvolutions.

    Nous reviendrons sur la question de l identit quand nous aborderons plus loinla probl matique de l thique. Mais ce que nous retiendrons pour l instant, c est lafois le rle de la culture ainsi que celui du traducteur dans les rapports d altrit,rles quil convient d examiner plus pr cisment. Il n est donc pas inutile de regarderquelle a t lvolution de la notion de culture. Dans le cadre limit qui est ici lentre, nous nous contenterons de quelques remarques.

    Nous avons tent de montrer dans Traduction et culture 5 en quoi en Francel pist m de lge moderne, puis de l ge classique, ne pouvaient concevoir la diff -rence de l tranger dans toute sa radicalit , ce qui a conduit la pratique de latraduction ethnocentrique, tant entendu que ce type de traduction a servi, et c est lson r le f condateur et positif pour nous, constituer la prose, et parall lement laculture de notre pays.

    En France, le xvii e, puis le xviii e sicle ont d velopp une conception universa-liste de la culture, associ e la notion de civilisation. Les Lumi res ont voulu propa-ger ce quils considraient comme leurs bienfaits ; dans leur esprit il s agissait denfaire bnficier les autres peuples. Et cela tait possible parce que s tait d veloppelide dune unit du genre humain. En outre, le classicisme fran ais est en Europecelui qui dure le plus longtemps, plus de deux si cles et demi. Au xix e sicle, il y a la fois un largissement et une continuit de la notion de culture : Entre le xviii e etle xix e sicle franais, il y a une continuit de la pens e universaliste. La culture ausens collectif, cest avant tout la culture de l humanit . Malgr linfluence alle-mande, l ide dunit lemporte sur la conscience de la diversit [] , et plus loinEn bonne logique, l ide universaliste fran aise de la culture va de pair avec laconception lective de la nation, issue de la R volution: appartiennent la nationfranaise, expliquera Renan, tous ceux qui se reconnaissent en elle, quelles que soientleurs origines (Cuche 1996 : 13). C est donc d une certaine fa on luniversalismedes Lumi res qui, en ne pensant la diversit culturelle qu en rf rence la nation et la civilisation, a conduit une sp cificit franaise : Il est clair que le contexte id o-logique propre la France du xix e sicle a bloqu lmergence du concept descriptif

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    de culture. Sociologues et ethnologues taient eux-m mes trop impr gns de luni-versalisme abstrait des Lumi res pour penser la pluralit culturelle dans les soci tshumaines autrement qu en rf rence la civilisation. Le contexte historique, il estvrai, ne portait pas linterrogation sur cette question. L pop e coloniale se faisait

    au nom de la mission civilisatrice de la France (ibid . : 23). Denys Cuche ajoutequil faudra attendre les ann es trente pour que le concept de culture commence tre vraiment utilis par les ethnologues. Il restera longtemps en concurrence avec lanotion de civilisation, et il lui faudra encore trente ann es pour merger d finitive-ment et prendre une place indiscutable en ethnologie et en anthropologie ( ibid .).

    De ce qui pr cde il faut en d duire la n cessit de souligner le continuum his-torique, l existence jusqu il y a peu d un relatif impens de la notion de diff renceculturelle, et en m me temps de son r le pour f conder, faire voluer l identit . Ilsagit l dun simple constat. Dans le domaine de la traduction, on est loin d avoirtir toutes les cons quences, tant sur le plan de l importation des traits culturels quesur celui de l volution de la r -criture dans les textes traduits, de l examen scienti-fique et approfondi de la diff rence culturelle. Si la traduction est communicationinterculturelle, elle communique des contenus d information, elle communique desspcificits culturelles, c est--dire ce qui caract rise lAutre et pas le M me, mais ellecommunique aussi par ce qu elle est , nous voulons dire par l que la faon dont elle sepratique, ce que nous avons appel les modes de traduire, apporte des informationssur ltre du traducteur et de sa culture dans son rapport lAutre.

    Cest pourquoi nous avons appel une arch ologie de la traduction, pour mettre nu les modes de traduire et partant les modes d tre des traducteurs. Il convient

    dinsister sur l ampleur de la t che et sur les trous de connaissance, notamment ence qui concerne le xix e et le xx e sicle, pour lesquels nous manquons d ouvrages desynthse. Ce travail contribuera probablement montrer qu il n y a pas dabsolu enmati re de traduction, et que sa pratique, la r flexion qui se d veloppe autour d ellechangent en m me temps que la culture change, traduction et culture tant toutesdeux prises dans l volution de l Histoire. Ainsi la pratique de la traduction auxvi e nest pas la m me que celle de l ge classique, qui son tour n est pas la m meque celle du xix e sicle, etc. Dun autre c t, une arch ologie montre comment uneculture dans son ensemble peut orienter, canaliser les pratiques. Ainsi, les traducteursclassiques, enferm s en quelque sorte dans la th orie de la repr sentation. ce pro-pos, Daniel Mercier montre bien comment, malgr des diff rences qui peuvent apriori sembler importantes, les traducteurs de l ge classique sont tous oblig s desituer leur pratique dans le cadre de la repr sentation classique, y compris Diderotqui a pourtant su mener la critique de la disposition classique, et donc de pratiquerun type de traduction qui naturalise, d scrit, annexe, nationalise (Mercier 1995). Il y a donc dans ce cas un parall le entre la culture qui fonde un rapport universaliste ltranger, sur ses propres crit res culturels, et la pratique annexionniste de latraduction.

    Nous disions plus haut que la traduction est communication interculturelle. Elle

    joue un r le majeur dans l altrit au niveau de la circulation des textes dans lemonde. C est l un ph nom ne bien connu. Ce qui l est moins, c est de savoir com-ment ces textes circulent, ce qu on en fait, et ce qu ils deviennent d une culture lautre. Nous reprenons ici le concept de translation , dvelopp par Antoine Berman(1995 : 17). Il sagit dun espace d change entre les cultures en pr sence, o ct du

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    texte original, circulent dans un rapport dialectique, les nombreuses formes detransformations textuelles (ou m me non textuelles) qui ne sont pas traductives (ibid .) : critiques, analyses, commentaires, films, adaptations, etc., dans l une oulautre des cultures. Les rapports d altrit sexercent en ce lieu dans lequel se con-

    frontent les conceptions du traducteur et aussi celles de chacune des cultures en pr -sence au sujet de la litt rature. Toutes ces interactions ne peuvent rester sansinfluence sur l opration traduisante elle-m me. Tout cet ensemble de mouvementstextuels, lorsqu ils se produisent, constituent ce qu Antoine Berman appelle latranslation d une uvre (ibid .). Cette notion nous appara t tr s f conde dans lamesure o elle largit la notion de traduction, qui souffrait d troitesse, tout sonespace littraire naturel. Antoine Berman voit juste quand il affirme : une traduc-tion n agit vraiment dans cette langue-culture que si elle est tay e et entour e pardes travaux critiques et des translations non traductives (ibid .: 18).

    Mais il ne faut pas oublier d ajouter dans l tayage traductif, l ensemble des textesqui entourent l uvre elle-m me dans la langue-culture de l Autre, et dont le traduc-teur est mme de prendre connaissance. En quoi l altrit joue-t-elle dans cetteconfrontation des textes? Il y a l un sujet d tude qui ne peut qu tre f cond, et appor-ter des informations importantes sur l influence que peut exercer la culture trang resur le traducteur et sur son mode de traduire, ventuellement sur sa r -criture.

    Histoire

    Aujourd hui il faut recourir lensemble des outils conceptuels mis notre disposi-

    tion par l ethnologie, l anthropologie, la sociologie, la litt rature, et qui nous permet-tront d analyser srieusement les param tres de la culture dans la traduction. Cela estvrai en ce qui concerne les traductions de maintenant. Mais cela est plus difficile d sque lon se tourne vers le pass , en raison des trous de connaissance auxquels nousavons fait r f rence, quoique certaines p riodes, comme celle des belles infid lesaient assez largement inspir les analystes6.

    Quoiqu il en soit, il est de premi re importance que se constituent une histoire,des histoires, de la traduction. Nous avons en effet un grave manque dans cedomaine. L histoire de la traduction permettra de sortir les traducteurs de l ombre,de mettre en exergue leur r le au cur des relations interculturelles, leur r le depasseurs d informations en tous genres, leur r le de constitution des proses et descultures nationales, leur r le parfois de m diateurs, tout cela sans tre exhaustif. Bref,le travail de recherche historique aidera redonner au traducteur toute son impor-tance au sein des cultures, et renverser cet tat d effacement o il se trouve enFrance depuis la fin du xvi e sicle. Il sagit donc de renverser cette situation desecondarit et dancillarit (Berman 1984) dans laquelle le surgissement de lafigure de l auteur a plong la traduction, en faisant une activit seconde, danslaquelle le traducteur devait s effacer pour ne laisser voir au lecteur qu un double,tcheron et sans me.

    En outre, la constitution d une histoire, ou d histoires de la traduction, repr -sente lune des t ches ncessaires pour que l on puisse laborer terme ce qui estpeut- tre une inaccessible th orie de la traduction et de la litt rature. Mais au moinsaller vers. En 1995, le pr sident de la F dration internationale des traducteurs, Jean-Franois Joly, parlant justement de l histoire de la traduction voyait que cette jeune

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    discipline ne saurait pr tendre avoir un avenir si elle ne peut pas se nourrir des acquisdu pass , se ressourcer des mod les anciens. Faire lhistoire de la traduction, c estmettre au jour le r seau complexe des changes culturels intervenus entre les treshumains, les cultures, les civilisations au cours des ges (Delisle et Woodsworth

    1995 : 15). Et il ajoutait, citant Lieven D hulst, lhistoire est pratiquement le seulmoyen de retrouver l unit dune discipline, en montrant les parall les et les recou-pements entre les traditions de pens e et dactivit divergentes, en rapprochant lepass et le prsent (ibid .).

    Sil est tout fait vrai que l histoire de la traduction peut introduire une unit dans la r flexion traductologique, nous pensons d une part qu elle nest pas le seulmoyen parce que la traduction se trouve un carrefour des sciences humaines, etdautre part ce n est pas parce qu il y a actuellement une heureuse focalisation desproccupations traductologiques sur l histoire, qu il faille ngliger pour autant lesaxes de recherches li s lanthropologie, la linguistique ou la philosophie, pourne prendre que ces trois exemples. On ne pourra trouver une unit de la traductionquen ltudiant sous tous ses aspects. C est pr cisment cela qui fait qu unetraductologie puisant dans les sciences humaines une incontestable autorit , a dumal se constituer. C est dailleurs, notre avis, plus le manque de moyens humainsque scientifiques qui en constitue la difficult .

    Dun autre c t, il y a un risque consid rer, comme le pense Lieven D hulst,que lhistoire de la traduction serait pratiquement le seul moyen de retrouverlunit de la rflexion en mati re de traduction. D abord peut-on parler d unit enhistoire? Il faut commencer par poser ce probl me m thodologique. En effet, il n y a

    pas une seule m thodologie de l histoire. Il n y a donc pas de raison de ne pas retrou-ver en traduction les d bats, voire les pol miques, que l on rencontre chez les histo-riens. Ensuite, en traduction il y a un deuxi me risque vouloir faire de l histoirepour de l histoire, en l absence d une m thodologie scientifique rigoureuse, et enperdant de vue que la traduction est avant tout une activit interculturelle.

    Nous voudrions illustrer ce dernier point par un exemple parlant. Dans Les tra-ducteurs dans l histoire, se trouve un article intitul James Evans chez les Indiens crisdu Canada (ibid . : 32-35)7. Cet article raconte comment ce missionnaire-traducteur ainvent un alphabet pour transcrire la langue de ce peuple. Inutile de dire que cetravail sest droul dans le cadre beaucoup plus vaste de l vanglisation de cesIndiens. Selon nous, cet article pose un probl me important et souffre d un manquegrave. Il part en effet de l a priori que le travail du traducteur chez ces Indiens estbon par d finition, comme si l vanglisation allait de soi. Les Indiens cris sonttrangement absents de ce r cit et les cons quences sur leurs propres mythes, et delvanglisation, et de l alphabet, ne sont absolument pas voqu es. Dans un cascomme celui-l lhistorien doit se doubler d un ethnologue. Il y a l une questionprimordiale, qui est d battue en ethnologie et en anthropologie : o se trouve la placede lhistorien dans la relation interculturelle ? Chez le M me? Chez lAutre ? Aumilieu ? Nous ne pouvons pas d velopper ici une r ponse cette question, mais dans

    cet exemple l Indien cri aurait pu pour le moins tre convoqu . En effet, il ne sagitpas dencenser le traducteur pour le seul fait qu il soit traducteur, m me si le travailaccompli est remarquable, ou alors on se trouve dans une relation sens unique, quepour notre part nous croyions d passe. Bien sr, il sagit aussi dinterroger les modesde traduire du traducteur.

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    Concernant Les traducteurs dans l histoire, nous ne voudrions pas rester sur cettenote critique, car il faut saluer cette entreprise et les nergies rassembl es par la FITnotamment, pour que vive ou plut t commence vivre, comme le pr cisent bien lesdirecteurs de l ouvrage dans leur Avant-propos, une histoire de la traduction. Dureste, le titre lui-m me indique bien qu il ne sagit pas d une histoire proprementparler, mais de pistes qui ont t choisies dans le monde entier pour montrer le r ledes traducteurs, et peut- tre pour susciter des envies d approfondissement.

    Critique

    Pour constituer la traductologie ou la th orie de la traduction de demain, il y a toutintrt ce que se dveloppe une critique des traductions, qui permettra entre autresde comprendre comment ont t v cus les rapports du traducteur sa propre culture

    et la culture trang re, et par extension les rapports de la culture du M me laculture de l Autre. La critique passe par une analytique des textes traduits pour faireappara tre les modes de traduire et d une certaine fa on les modes d tre des cultures,et ainsi de mettre au jour la dynamique et la dialectique entre les deux. On ferainvitablement appara tre ainsi la perspective historique de la traduction. Car au del des individualit s au niveau des traducteurs, chaque culture, chaque poque (Renais-sance, classicisme, romantisme, par exemple), marque le traduire de sa propre visiondu monde. Le travail critique permettra ainsi de conscientiser le traducteur sur cet tatde fait, ce qui ne manquera pas par contrecoup de poser le probl me de linscriptionet de lattitude du traducteur d aujourd hui dans l interculturalit de son poque.

    Il faut dire que nous vivons actuellement une crise de la critique, et tout particu-lirement dans le domaine de la traduction. Non pas qu il y ait absence de critiques.Mais plut t parce que ces critiques n obissent aucune r gle, ne constituent pas ungenre en soi, ais ment identifiable, et caract ris par une certaine autorit scientifiquedans le domaine de la litt rature. Antoine Berman tout en d finissant ce qu il entendpar critique, constate cette insuffisance: Mais si critique veut dire analyse rigoureusedune traduction, de ses traits fondamentaux, du projet qui lui a donn naissance, delhorizon dans lequel elle a surgi, de la position du traducteur ; si critique veut direfondamentalement , d gagement de la v rit d une traduction , alors il faut dire que la

    critique des traductions commence peine exister (Berman 1995 : 13-14) 8.La position (non pol mique, soulignons-le) d Antoine Berman sur la critique

    nous para t f conde quant notre probl matique de l interculturalit parce qu elleresitue l acte de traduire lui-m me dans un champ plus vaste que ne le fait la tradition,mais un champ qui est vraiment le sien propre. D abord cette id e de translation deluvre inclut, comme nous l avons vu, tout le travail de la critique et des nom-breuses formes de transformations de l uvre , textuelles ou non, traductives ou non.Mais il y a aussi tout le travail d c t qui accompagne l uvre. C est ce quAntoineBerman appelle ltayage de la traduction : Ltayage de la traduction comprend

    tous les paratextes qui viennent la soutenir : introduction, pr face, postface, notes,glossaires, etc. La traduction ne peut pas tre nue sous peine de ne pas accomplir latranslation littraire. Aujourd hui, les tayages traductifs propos s par lge classique,puis par l ge philologique ( xix e sicle), ne suffisent plus. Ils doivent tre et sonten train de l tre par certains traducteurs repens s. La question de ces nouveaux

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    tayages, et dun nouveau consensus ce propos, est d une importance cruciale (ibid . : 68)9.

    Il faut donc repenser aujourd hui notre rapport aux textes traduits, et nouspourrons en tirer des cons quences pour la traduction d aujourd hui. D autre part,

    sur le plan de la culture, ce concept d tayage de la traduction nous para t riche depossibilit s pour aborder l intraduisibilit . Nous avons en effet d j abord cettequestion propos du non-dit culturel (Cordonnier 1995 : 172-176). Le degr de tra-duisibilit est directement proportionnel au degr de frquentation des cultures. Plusla frquentation est faible plus le degr dintraduisibilit para tra grand. Et commedans la tradition occidentale, nous vivons sur le mythe de la transparence du traduc-teur, notion que nous avons en son temps critiqu e (ibid . : 144-146 et passim), cedernier n ose pas sortir de l ombre de l auteur pour constituer l c t culturel de latraduction qui donnera sa culture des cl s pour entrer dans l uvre, et qui enmme temps lui ouvrira des espaces de traduisibilit .

    Il y a l une tradition de la traduction retrouver, le traducteur construisantltayage de la traduction 10, cest--dire retrouvant d une certaine mani re son r lede vulgarisateur qu il a eu dans le pass , mais un r le de vulgarisateur pens dans lacoh rence, dans le champ plus vaste de la translation des uvres. Nous sommes doncdevant un immense domaine de recherche o lon pourra observer le rapport dialec-tique entre la vulgarisation des faits culturels et le travail cons cutif sur la r ductionde lespace de lintraduisibilit . Il faudra donc tudier tout le cheminement deluvre travers lensemble des textes traduits ou non, des paratextes la commen-tant, des adaptations, etc., car la traduction se situe dans ce creuset.

    Antoine Berman ne peut que constater le manque d une th orie g n rale de latranslation littraire, du passage d une uvre d une langue-culture une autre (ibid .: 56)11. Mais on voit bien toute la potentialit de cette voie qui est trac e pouravancer vers des propositions qui aideront les traducteurs mieux affronter la traduc-tion de la culture.

    thique

    Tous ces efforts de conceptualisation sont destin s ce que le traducteur d aujour-dhui puisse se situer clairement dans les rapports d altrit. En effet, lhistoire de latraduction, les avanc es ralises dans le cadre des sciences humaines imposent desattitudes et des devoirs nouveaux. Notamment, dans les relations interculturelles, ence qui concerne l attitude face lAutre. Car cette attitude n est pas sans avoir quel-que influence dans les textes traduits eux-m mes.

    Faisons maintenant un petit retour en arri re. Si, dans Traduction et culture ,nous avons fait la critique de l ethnocentrisme en traduction, ce n est pas tant pource que celui-ci tait lpoque, m me si nous savons ce qu il a pu induire commesouffrances humaines, que pour ce qu il peut induire comme comportement chez lestraducteurs aujourd hui. Il y avait d un ct un travail de conscientisation mener

    sur les modes de traduire, et se poser d un autre c t la question de la place destraductions ethnocentriques aujourd hui au sein de l espace littraire et culturel,dans le grand mouvement de translation des textes.

    Il est vident qu laube du xxi e sicle, nous ne pouvons plus nous conduire face lAutre comme par le pass . Il y a dabord des raisons morales, mais cet argument

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    dpasse les limites de la pr sente tude, mais aussi et surtout le r le constitutif sur leplan de la culture de la traduction a chang . On peut aussi inverser l argument : notreculture dans son rapport au monde, aujourd hui, a besoin d tre f cond e autrementpar la traduction. C est donc bien dans une perspective historique que nous nousplaons. Selon nous, la traduction doit se situer maintenant au sein d une thiquequi pr sidera au mouvement g nral de translation des uvres, et plus sp cifique-ment au travail traductif en g nral.

    Dans le cadre d une thique de la traduction, nous avons propos le nologismedouvertude (Cordonnier 1995 : 153-154 et passim), pour qualifier l attitude du tra-ducteur dans la relation d altrit. Ce nologisme fait partie du travail de conscienti-sation dont nous avons d j parl. Il est vrai que toutes les cultures sont plus oumoins ethnocentriques, la diff rence pr s, et qui est quand m me de taille, quecertaines d entre elles dominent alors que d autres non. En France le classicisme a

    exacerb le mouvement ethnocentrique, mais celui-ci a eu un r le positif et f conda-teur puisqu il est un des lments constitutifs essentiels de notre litt rature et denotre culture. Cette force pass e explique la vigueur des id es classiques sur la langue,sur la culture, et partant sur la traduction de nos jours encore 12. Cette dispositionhrite de lhistoire g ne la traduction dans son n cessaire redploiement culturel.Cest donc pour sortir d une pratique ethnocentrique trop g nralise, pour montrerclairement une autre voie, que nous avons forg le concept d ouvertude.

    Il sagit donc pour le traducteur qui choisit cette optique d assumer une positiontraductive qui consiste f conder la culture propre en faisant de la montre de laculture de l Autre le fondement de son travail. C est l son projet de traduction. Ilsagit, de traduction en traduction, d apporter sa culture des lments culturelsconstitutifs nouveaux qui lui permettront peu peu d envisager les relations d alt-rit plus sereinement, en meilleure connaissance de cause, et d amliorer la commu-nication et la compr hension interculturelles dans le monde de demain.

    Cest pourquoi nous avons appel la traduction-d voilement . Car il y a retra-duire les uvres qui n ont connu jusqu pr sent que des traductions annex es, et il y a aussi donner au public contemporain des textes traduits qui laissent entrevoir lav rit de luvre, tant entendu que cette v rit ne peut tre que relative, en liaisonaux outils conceptuels qui sont les n tres actuellement. Mais ce retournement histo-rique qui consiste sortir de l enfermement lintrieur du M me, enfermement quitait celui de l ethnocentrisme, pour se situer en un point, non fig du reste, et setrouvant quelque part vers l Autre, n est pas un abandon de soi-m me, de l identit ,comme cela a pu tre reproch aux positions de Henri Meschonnic ou d AntoineBerman. C est ainsi que Jean-Ren Ladmiral va jusqu parler de haine de soi :disons que nous y voyons un sympt me de la haine de soi qui nous semble tre unemaladie de la culture occidentale de notre temps (Ladmiral 1997 : 133) 13.

    Le trait nous semble quelque peu rapide. Au contraire, Antoine Berman est tr smesur sur cette question. L auteur ne fait pas preuve d esprit de syst me, il reconna t

    la libert du traducteur, il lui reconna t m me tous les droits (1995 : 93)14

    . Simple-ment, il situe le traduire dans le cadre d une thique. Ce qui signifie que le traducteurne doit pas passer sous silence son intervention sur le texte original via la traduction.Sil manipule le texte (sans connotation p jorative), sil dforme, s il adapte, pour neprendre que ces exemples, Antoine Berman consid re quil doit l annoncer et non le

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    passer sous silence, car il faut que le lecteur soit averti du type de traduction auquelil a affaire.

    En fait ce qui est en jeu ici, c est la question de l identit culturelle. Il est vraiquon assiste une certaine mode identitaire. Denys Cuche (1996 : 83) constate que

    celle-ci est le prolongement du ph nom ne d exaltation de la diff rence qui a surgidans les ann es soixante-dix . On peut comprendre ce mouvement de pendule, maisen traduction mettre la diff rence sur le devant de la sc ne ou critiquer l ethnocen-trisme ne signifie en aucune fa on attenter lidentit . Ou alors il faut admettre quela critique n est pas admise.

    Dabord il faut dire que la notion d identit nest pas fige. Elle est diversifie etfluctuante. Son laboration est incessante. On ne peut pas la concevoir en dehors durapport lAutre. Denys Cuche ajoute que lidentit est un construit qui s laboredans une relation qui oppose un groupe aux autres groupes avec lesquels il est encontact (ibid . : 86). Cest dire son importance cruciale en traduction. Il est clair quela traduction construit l essence des cultures. Aujourd hui, promouvoir un mouve-ment traductif qui sans a priori mettra en avant la diff rence culturelle, c est apporterune pierre la structuration contemporaine de l identit . Il sagit de lui donner lesoutils qui l aideront mieux se d ployer dans le monde d aujourd hui et de demain. Ilsagit donc de rendre plus efficace la communication interculturelle, et partant, lesrelations entre cultures, selon le principe : plus je conna trai lAutre dans ses textes,plus il me conna tra dans mes textes, mieux nous nous comprendrons.

    Quant Henri Meschonnic, s il critique un amour de la langue qui repose sur devieux mythes, st rilisateurs quant lvolution heureuse de notre culture, comme la

    clart, la puret , le gnie suppos s de la langue fran aise, cest pour sortir celle-ci d unepassivit dfensive et strile. Ne plus tourner sur soi-m me, mais int grer positive-ment l altrit. Pour cela Henri Meschonnic (1997 : 210) propose une transforma-tion de l identit par la diversit . Il ne sagit donc pas de baisser les bras devant lesidentit s vacillantes , supposer qu elles le soient, dont nous parle Jean-Ren Ladmiral (1997 : 133). C est tout le contraire. Il s agit de regarder le mondedaujourd hui bien en face et d accompagner heureusement sa mutation.

    Sil est souhaitable que se d veloppe un large mouvement de traduction-d voile-ment, c est parce que nous avons constat un manque dans notre culture, et parceque nous sommes conscient de son r le novateur et f condateur. Cela ne signifie pasque nous d sirions que cet lan traductif soit exclusif de tout autre type de traduction.Au contraire. Nous avons indiqu plus haut l intrt que le traducteur aurait retrou-ver ce rle de vulgarisateur qu il a perdu dans le pass . On peut continuer sur cettelance et proposer de remettre lhonneur, dans un premier temps dans l institutionscolaire, ces exercices qui ont fait partie du champ traductif dans notre histoire, nousvoulons parler de l imitation, de la paraphrase, du pastiche, de l adaptation, parexemple. Mais quel que soit le type de traduction pratiqu et propos , ce que nousvoulons clairement, c est que d sormais il soit clairement affich .

    Tches

    Quant la traduction-d voilement, si elle se propose de montrer l Autre, elle a aussipour t che, dans l immense chantier des relations interculturelles, de constituer laculture du M me. En ce sens on peut dire qu elle participe du ph nom ne ethno-

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    centrique. Mais avec une grande diff rence: alors que dans le pass la constitution desoi se faisait largement par l effacement, d sormais la constitution de soi se fait aussipar la mise en vidence de l Autre. Nous avons indiqu plus haut que l ethnocen-trisme est, des degrs divers, de toutes les cultures. Mais, comme le formule Denys

    Cuche (1996: 116), dans la culture occidentale, il s agit cette fois d un ethnocen-trisme dont on fera un usage mthodologique . Denys Cuche ( ibid .) cite ensuitePierre Bourdieu: Je suis convaincu qu une certaine forme d ethnocentrisme, si l ondsigne ainsi la r f rence sa propre exp rience, sa propre pratique, peut tre lacondition d une v ritable compr hension : condition bien s r que cette r f rencesoit consciente et contr le []. Il est plus difficile de reconna tre dans les autres,dapparence si trangers, un moi qu on ne veut pas conna tre. Cessant alors d tre desprojections plus ou moins complaisantes, l ethnologie et la sociologie conduisent une d couverte de soi dans et par l objectivation de soi qu exige la connaissance delautre 15 . Un mouvement traductif se situant dans une ouvertude consciente et con-trle nest donc pas contradictoire avec la constitution de l identit . Bien au con-traire, il s agit dappr hender la dialectique du M me et de l Autre, de l identit et dela diff rence, dans un mouvement allant vers une conscience claire de leur essence etde leur interrelation, qui ne se fasse au d triment ni de l une ni de l autre des deux cultures en pr sence.

    Nous terminerons en insistant sur le fait que ce r le constitutif de la traductionsur le plan de la culture est infini. On comprendra mieux maintenant pourquoi ellea de formidables t ches devant elle. En cela, dans leur r alisation, elle participe de lafinitude humaine et de la compl tude du langage, qui sont, on le sait, infinies. Cette

    faon de voir repositionne d une faon positive le probl me de l intraduisible quinest ainsi plus consid r comme une fatalit . Quant au travail de r -criture de latraduction, sur le plan linguistique, il n est pas celui ou du sens, ou de la signifiance,mais celui de la totalit du signe, c est--dire celui du sens et de la signifiance. Nicibliste, ni sourcier . Dichotomie simpliste dans laquelle nous ne nous reconnaissonspas. Le travail de r -criture n est pas une traduction de la langue, mais de ce que lediscours fait de la langue. Dans un entre-deux, qui se love dans la relation entre lesdeux cultures, entre ce que dit le texte de l Autre, et ce que je lui fais dire dans lamienne, dans un rapport de tension culturelle entre langue et discours, tension sanscesse changeante, insaisissable.

    NOTES

    1. Le prsent article est la version revue et corrig e dune conf rence prononc e lors du : Premiercolloque international : Les aspects culturels de la traduction , organis par l Universit techniquede Yildiz, Istanbul (Turquie), 22-24 octobre 1997.

    2. Nous nous donnons pour but ici d approfondir et d examiner sous un autre angle des notions quenous avons introduites ailleurs : cf. Jean-Louis Cordonnier, Traduction et culture , 1995.

    3. videmment, modes de traduire est comprendre ici au masculin.4. Pour un panorama plus complet du concept de culture, nous renvoyons le lecteur Cuche (1996).5. Voir la premi re partie : Pour une arch ologie de la traduction.

    6. Signalons ce propos la parution d un nouvel ouvrage sur la p riode classique: La Traduction l geclassique, tudes r unies par Michel Ballard et Lieven D hulst, Lille, Presses universitaires duSeptentrion, 1996.

    7. Cet article est r dig par Jean Delisle, avec la collaboration de Pierre Cloutier.8. Soul. par l auteur.9. Voir note n o 70. Soul. par l auteur.

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    10. ne pas confondre avec ltayage de lacte traductif (Berman 1995 : 68), terme qui d signe toutle travail de recherche documentaire du traducteur, toutes les lectures n cessaires entreprendrepour r ussir une traduction.

    11. Soul. par l auteur.12. Sur les a priori classiques encore en vigueur: clart , gnie, puret , par exemple, voir : Meschonnic

    (1997).13. Soul. par l auteur.14. Soul. par l auteur.15. Cette citation est tir e de Pierre Bourdieu: Entretien avec Alban Bensa : quand les Canaques

    prennent la parole , in Actes de la recherche en sciences sociales, no 56, mars 1985, p. 79.

    RFRENCES

    Berman, A. (1984) : L preuve de l tranger. Culture et traduction dans l Allemagne romantique ,Gallimard, coll. Les Essais.

    (1995): Pour une critique des traductions : John Donne , Paris, Gallimard, coll. Bibliothque

    des ides.Cordonnier, J.-L. (1995) : Traduction et culture , CREDIF/Hatier-Didier, Coll. LAL.Cuche, D. (1996) : La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, ditions La D couverte,

    Coll. Repres, n o 205.Delisle, J. et J. Woodsworth (sous la dir. de) (1995): Les traducteurs dans l histoire, Les Presses

    de lUniversit dOttawa/ ditions UNESCO.Foucault, M. (1966): Les mots et les choses, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque des sciences

    humaines .Ladmiral, J.-R. (1997) : Aspects interculturels de la traduction , in : Hommage Hasan-Ali

    Y cel La traduction : carrefour des cultures et des temps, sous la dir. du Prof. Dr HasanAnamur, Istanbul, Universit technique de Yildiz.

    Mercier, D. (1995): L preuve de la repr sentation. L enseignement des langues trang res et la pratique de la traduction en France aux xvii e et xviii e sicles, Besanon, Annales litt raires delUniversit de Besanon, n o 589, Diffusion Les Belles Lettres.

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