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7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire
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Politix
Autour de l'autochtonie. Rflexions sur la notion de capital socialpopulaireJean-Nol Retire
Citer ce document Cite this document :
Retire Jean-Nol. Autour de l'autochtonie. Rflexions sur la notion de capital social populaire. In: Politix, vol. 16, n63,
Troisime trimestre 2003. pp. 121-143.
doi : 10.3406/polix.2003.1295
http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2003_num_16_63_1295
Document gnr le 17/10/2015
http://www.persee.fr/collection/polixhttp://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2003_num_16_63_1295http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2003_num_16_63_1295http://www.persee.fr/author/auteur_polix_62http://dx.doi.org/10.3406/polix.2003.1295http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2003_num_16_63_1295http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2003_num_16_63_1295http://dx.doi.org/10.3406/polix.2003.1295http://www.persee.fr/author/auteur_polix_62http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2003_num_16_63_1295http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2003_num_16_63_1295http://www.persee.fr/collection/polixhttp://www.persee.fr/7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire
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Abstract
Around Autochtony. Reflections on a Kind of Popular Social Capital
Jean-Nol Retire
The author calls into question the central role which plays, for the popular classes, the fact and/or
the feeling of local rooting in the participation to public life, in the sense of commitment to and the
minimal interest expressed for the public thing. He tries to grasp out, from this fact and the
tributary feeling of the intrication of social bonds that are most prized according to the local scale
of values, what he calls resources of autochtony. These latter, in given situations, operate as a
true capital of autochtony which is slated, nowadays, by processes of disaffiliation affecting in
priority the most vulnerable classes of society. Considered that these are an indispensable
resource for these popular classes if they are to take part to social life, how many chances to take
part to civic life and to sociable life the latter do manage to preserve when the capital of
autochtony is struck by obsolescence? Lessons drawn from two research projects devoted
respectively to the system of sociability in a historical working class stronghold (Lanester) and to
voluntary service in the firemen squad make it possible to give preliminary answers to these
questions.
Rsum
Autour de l'autochtonie. Rflexions autour d'un capital social populaire
Jean-Nol Retire
L'auteur interroge la place centrale que revtent, pour les classes populaires, le fait et/ou le
sentiment de l'enracinement local dans la participation la vie publique, au double sens de
l'engagement et de l'intrt a minima manifest pour la chose publique. Il tente de dgager de ce
fait et de ce sentiment, tributaires de l'intrication de liens sociaux qui comptent dans l'chelle de
valeurs locales, ce qu'il appelle des ressources d'autochtonie . Ces dernires, en certaines
situations, fonctionnent comme un vrai capital d'autochtonie que malmnent aujourd'hui les
processus de dsaffiliation affectant en priorit les classes les plus vulnrables de la socit. Ce
capital d'autochtonie peut tre considr comme une ressource dont ne peuvent se dispenser les
classes populaires pour participer la vie sociale. Quelles chances ces classes possdent-elles
de poursuivre une telle participation (civique et sociable) quand ce capital est frapp
d'obsolescence ? Des enseignements tirs de deux recherches consacres respectivement au
systme de sociabilit dans un fief ouvrier historique (Lanester) et au volontariat chez les
pompiers permettent d'esquisser des rponses ces questions.
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Autour de l autochtonie
Rflexions sur la notion de capital social populaire
Jean-Nol
RETIRE
e hauvinisme
n'inspire
gure la
sympathie.
Souvenons-nous de
Georges
Brassens raillant les gens qui sont ns quelque part... .
L'autochtonie,
il
est vrai,
sort
rarement
indemne
de
l'image
que
renvoient
ses formes
les plus
dcries :
celles, bouffonnes, de
la veine
cocardire
ou
encore
celles
de quelques autonomismes rgionaux, parfois
xnophobes
et violemment spectaculaires1. On
ne
saurait
pour
autant
rduire
le phnomne
ces
manifestations, qui en font
un
objet de
sarcasme,
suspect et
discrdit. La
notion,
pour ne pas dire
le
concept, de capital
d'autochtonie
a
t,
ma connaissance, utilise
pour
la premire
fois
dans
un article
particulirement
suggestif
de
Jean-Claude Chamboredon et
Michel
Bozon
un
moment
(aujourd'hui
rvolu ?)
o
l'objet local bnficiait,
nous
y
reviendrons,
d'une
certaine faveur
auprs des
chercheurs.
Il
s'agissait, pour
ces
deux
sociologues,
de nommer la
ressource
symbolique
que reprsentait, pour des
migrants
des
classes populaires
ayant quitt
la
campagne
pour
la ville, leur statut
d'originaire
du
pays
dans
la
concurrence
pour l'accs aux
rserves de chasse2.
1. Sur
ce sujet,
on (re)lira
avec
intrt le
pamphlet
dj
ancien mais non
dmod de Sanguinetti
(G.),
Du
terrorisme et de
l Etat. La thorie
et
la
pratique
du
terrorisme divulgues
pour la premire fois,
Paris, Le Fin
Mot
de l'Histoire, 1970.
2.
Bozon (M.), Chamboredon
(J.-C..),
L'organisation
sociale
de
la
chasse
en France
et
la
signification de la pratique , Ethnologie franaise, 1, 1980.
Politix.
Volume
16 -
n 63/2003, pages 121
143
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Politix n 63
Mais c'est,
pour ma part, la
recherche dj
ancienne effectue
dans
le cadre
de ma thse3
qui
m'avait incit
rflchir autour
de cette
notion
me
paraissant
receler de
fcondes
perspectives pour saisir la
ralit
de
mon
terrain. Ensuite,
une
partie de
mes
travaux
ultrieurs, loin de me dtourner
de
cette
question, m'ont
amen
interroger
de
nouveau
la
place
centrale
que
revtent,
pour les classes populaires, le
fait et/ ou le sentiment
d'appartenir
l'espace local dans la participation la
vie
publique, au double sens de
l'engagement
et
de l'intrt a
minima
manifest
pour
la
chose
publique. Le
prsent article n'a
nanmoins
pas vocation
devenir
un bilan. Il se veut, au
contraire, une occasion d'ouvrir une piste de
rflexion sur
le
thme gnral
de ce numro,
savoir les
sociabilits (militantes).
En premier
lieu,
je
dcrirai comment
j'ai
progressivement, en
menant
mes
investigations,
ressenti
ce poids
de
l'enracinement.
J'en viendrai
ensuite
une tentative de
dfinition de
la
notion
de capital
d'autochtonie,
et
enfin
j'en terminerai, une
fois
n'est
pas
coutume,
par
les
enjeux
scientifiques
et
sociaux que
pose,
selon
moi,
la question de l'autochtonie
:
d'une part, comme
objet lgitime
penser
et,
de
l'autre,
comme
fait en
butte aujourd'hui
au dni
et
la
disqualification.
Enracinement et
sociabilit populaire
Quand l'objet local
tait
sociologiquement pris.
En
guise
de
prambule,
il
importe
de
prciser
le
contexte
scientifique dont
mon approche tait
largement
tributaire. De nombreux
travaux
parus au
dbut des annes 1980
avaient
insist sur la prgnance des liens au territoire
dans les actes
et
les visions du
monde censs
tre constitutifs de la culture
ouvrire4.
C'est ainsi
que
parmi les principes qui formaient,
selon
lui, les
rgulateurs de vie
autant
que les analyseurs
d'expriences
de la
classe
ouvrire,
Michel Verret devait retenir le
principe
de proximit reposant sur
le localisme et le
familialisme5.
Dans
un
article
court
mais
lumineux,
Guy
Barbichon allait
confirmer
cette apprciation
en
recentrant autour de trois
registres de comportements
et
de
valeurs
ce qui
lui
paraissait
fondamentalement
caractriser
la
culture
des
classes populaires
le
3. Retire Q.-N.),
Identits ouvrires. Histoire sociale d un fief
ouvrier en
Bretagne.
1909-1990,
Paris,
L'Harmattan, 1994.
4.
Dans
la
foule du
texte
pionnier d'H. Coing (Rnovation
urbaine
et
changement
social. L lot n 4
(Paris
XIIIe), Paris, Les Editions
ouvrires, 1966), citons Bozon (M.), Vie quotidienne
et
rapports
sociaux dans une petite ville de province
:
la mise en scne des diffrences, Lyon,
Presses universitaires
de
Lyon,
1984.
Du
mme auteur, on lira
avec
intrt le compte rendu
critique
Trois
images de
la culture ouvrire dans
la
Revue franaise de sociologie,
30
(2), 1989 ; Segalen (M.),
Nanterriens,
familles
dans la
ville, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1990.
5.
Verret
(M.), L'espace ouvrier,
Paris,
Armand Colin, 1979 et,
du
mme auteur, La culture ouvrire,
Saint-Sbastien
s
/Loire,
ACL,
1986.
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Autour
de l'autochtonie 123
localisme, le
familialisme
et la
sociabilit
directe6.
La
rflexion
propose ici
doit videmment beaucoup, dans son
inspiration,
ces
deux auteurs
dont
les uvres peuvent servir baliser les
champs
de la
recherche
de
l'poque
:
le premier
sur
le
monde
ouvrier, le second sur la
sociabilit.
Pour complter
le
tableau,
il
importe
de rappeler
l'ensemble
des
tudes menes
entre
1977
et
1981 dans le
cadre
du vaste
programme
de
TOCS (Observatoire
du
changement social)
plac
sous
l'gide
du CNRS7. Au moment du bilan de
cette
opration, l'enjeu
scientifique y
tait
pos en ces
termes : Pour le
sociologue
[...],
la question reste
pendante
: la localit peut-elle tre un objet
scientifique suffisamment
abstrait des
ralits diverses pour
qu'on
puisse en
esquisser
une
thorie
?
Ces diverses
tudes
induisent
rpondre oui.
Elles
s'accordent pour
donner
une
dfinition nouvelle
de
la
localit,
non
plus
en
termes
de ralit
visible borne
par
des
frontires, mais
en termes
de
systmes
d'action
.
Bon
nombre de ces
tudes
montraient en quoi
et
comment
les
formes
de sociabilit
et
de socialite
trs
diverses tudies sur
ces
divers terrains
ne pouvaient
se
dispenser d'une problmatique
de
la
localit
et
d'une
saisie
des modes d'inscription des pratiques
et
des
symboliques dans
l'espace
habit, en fonction des ambitions sociales et
des
atouts
professionnels et culturels
des acteurs y
rsidant8. On peut d'ailleurs
regretter qu'un tel
programme soit tomb
dans l'oubli et
n'ait
pas t, par
exemple,
exhum par
les chercheurs
mobiliss en
2000
et
2001
(commmoration de la loi de 1901
obligeait
) par plusieurs appels d'offre (
l'initiative,
entre
autre, de la
Mire
et
du
Plan
urbain) consacrs aux formes
de l'engagement
et
de l'associationnisme. Des tudes prenant aujourd'hui
pour
objet
les
faits
de sociabilit
et
d'identit
pourraient, me semble-t-il,
tirer
le
plus
grand profit, des fins de
comparaison diachronique,
de cette
photographie de la
France
du dbut des annes 1980 - sans compter, dans la
perspective d'une histoire des sciences sociales, l'intrt
que
prsente
une
telle somme
susceptible
d'clairer tout
la fois
les
choix
de terrain,
les
problmatiques et
les postures sociologiques de l'heure.
Pour
terminer,
il
me faut aussi mentionner quelques-unes de ces thses
pionnires
d'histoire
ou de
sciences politiques, qui
apparaissaient
l'poque
relativement dcales par
rapport
une approche classique
en
raison de
6. Barbichon
(G.),
Culture de l'immdiat et cultures populaires , dans Philographies. Mlanges
offerts
Michel Verret,
Saint-Sbastien
s/Loire, ACL, 1987.
7.
Pour une
prsentation condense
de ce
programme qui aura
port
sur
soixante
localits
comme
terrains
d'enqute, mobilis
prs de deux
cents chercheurs
de
disciplines diffrentes et
donn lieu
la publication
de
dix-huit volumes
(cf. Archives
de
l'OCS,
Paris, CNRS,
1979-1980,
4
volumes
et Cahiers
de
l Observation du changement
social,
Paris, CNRS,
1982,
18 volumes),
on
se
reportera :
Programme
Observation
du changement social,
L esprit des lieux. Localits
et
changement social
en
France, Paris,
Editions
du CNRS, 1986.
8.
Cf. notamment
Benoit-Guilbaud
(O.), Quartiers dortoirs,
quartiers
villages
:
constitution
d'images
et
enjeux
de
stratgies
localises
,
in
Programme
Observation du
changement social,
L esprit des lieux ..., op. cit.
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Politix n
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l'accent
mis sur la
morphologie
(au sens maussien) de socits
communales
ayant servi de creuset au socialisme
et
au communisme
et
de la
place
qu'elles accordaient,
pour
en
saisir
les hgmonies, aux faits locaux de
sociabilit
au sens large9.
Mais
venons-en maintenant ma propre
recherche.
L'autochtonie vidente, trop vidente.
Lanester, cit
morbihannaise
situe
dans l'agglomration lorientaise
(12
000
habitants
en
1954,
23
000 aujourd'hui,
ce qui la
place
au troisime
rang
des
villes du dpartement) prsentait tous les traits de ce que l'on
appelle communment un fief . Soit
une
commune originellement
colonise par
une population ouvrire fortement identifie
une industrie
d'Etat (un
arsenal
qui n'accueillait
pas
moins
de
trois
actifs
sur
quatre
avant
la seconde guerre
mondiale et
n'en
accueille plus
que 15 %
aujourd'hui),
devenue
emblmatique parce que marque
du sceau d'une triple autonomie.
Une
autonomie
administrative
rsultant d'un droit de
cit arrach
en
reconnaissance de cette
dominance
ouvrire puisque la ville
accde, aprs
bien des
vicissitudes, son
indpendance
en
1909
;
une autonomie
politique
proclame
par des municipalits socialiste (1909-1940)
puis
communiste
(1945-2001)
;
et une autonomie
culturelle
que
rendaient clatante les
formes
de sociabilits
dployes.
Pour toutes ces raisons, Lanester
aura
reprsent,
proprement parler, l'idal type du territoire ouvrier.
Partiellement affranchie des logiques de positionnement
et de
reconnaissance induites par la seule
dtention des
capitaux conomique,
culturel
et social
tel que Pierre
Bourdieu
les avaient dfinis, cette scne
lanestrienne
aura
rserv durant prs d'un sicle
ses
rsidents des
modalits d'accs
particulires
aux champs politique et sociable. Mais
pour
tre singulire, cette
mme
scne
ne
m'en
paraissait
pas moins trop l'troit
dans ce que l'auteur
de Ce
que parler veut
dire nommait
un march franc10
.
Car,
loin d'tre
assimilable
une enclave compltement
marginale
et
soustraite
aux
logiques en question, l'espace social communal scrtait des
hirarchies
entre
les
habitants qui n'taient pas
sans
faire
penser
aux
formes
qu'elles
revtaient
et aux critres
qui les fondaient ailleurs qu' Lanester,
9.
Brunet (J.-P.)/
Saint-Denis la
ville rouge. 1890-1939.
Socialisme
et communisme
en
banlieue
ouvrire,
Paris, Hachette, 1980
; Hastings
(M.),
Halluin
la rouge,
Lille, Presses
universitaires de Lille, 1991
;
Fourcaut
(A.), Bobigny,
banlieue
rouge,
Paris, Presses
de la
FNSP-Editions
ouvrires, 1986
;
Molinari (J.-P.)/ Les ouvriers communistes, Thonon,
L'Albaron-Prsence du
livre, 1990.
On
lira
galement, pour se
replonger
dans l'atmosphre
intellectuelle
du moment, l'article-plaidoyer de
Sawicki (F.), Questions de
recherches. Pour
une analyse locale des partis politiques
,
Politix,
2, 1988, et Briquet (J.-L.), Sawicki (F.), L'analyse localise du politique. Lieux de
recherche
ou
recherche de
lieux
?
, Politix,
7-8,
1989.
10 .
Bourdieu
(P.), Ce
que parler
veut
dire,
Paris, Fayard, 1982.
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Autour de l'autochtonie 125
dans
la
socit franaise.
Pour
rsoudre ce dilemme,
l'allusion
l'autonomie
relative
desdits champs
vient immdiatement l'esprit,
comme une
sorte de
joker
supplant bien souvent
l'analyse
de ce qui se joue rellement sur
de tels territoires. Donner
du sens cette
autonomie
relative , fournir les
raisons
de
sa
conqute
et
de
sa
permanence
devenait une
ncessit.
En
dfinitive, la double
nigme
de la prsence
d'ouvriers
dans les
instances
de
reprsentation
et de
dcision,
d'une part, et
de
la
considration
publique du
style populaire, en politique
comme pour
les expriences les
plus
quotidiennes, de
l'autre,
rclamait
une
analyse que la notion de capital
d'autochtonie allait contribuer
tayer.
Quelques
mots
d'explication quant
la manire
dont
mes
premiers pas sur
ce terrain furent accueillis peuvent aider faire comprendre comment
j'ai
ressenti, au sens propre, le
poids
en mme
temps que
les ambiguts de
l'autochtonie
.
Je
venais
d'effectuer
des
entretiens
(dans
le
cadre
d'une
recherche intgre au programme de l'OCS
auquel il
a t fait
allusion)
Lorient au cours desquels mes enqutes (rencontrs au porte
porte)
n'avaient cess
de dplorer
ou l'inverse de louer le
fait
qu' ici, a n'est pas
comme
Lanester... . Alors
que
j'tais
inscrit depuis
plusieurs mois
en
thse
avec un
sujet consacr aux ouvriers du Choletais (autrement dit plutt
catholiques, lecteurs de droite, pris dans des
rapports
de type
paternaliste),
l'ide me
vint trs vite
de
troquer
mes ouvriers des
Mauges,
de
la chaussure
et
du meuble,
pour ces
Lanestriens la rputation d'irrductibles
gaulois
dont
rien
auparavant ne
m'avait
fait
souponner
l'existence. Ce
fut
donc
par
l entre
de
cette
rputation
clame
et
proclame,
fantasme,
stigmatise
par
les gens
de l'extrieur
que
j'ai
apprhend mon (nouveau)
terrain
et redfini
mon sujet de thse
:
comment se manifeste
et s'labore
l'identit ouvrire
?
Je n'tais alors pas conscient - mais
j'y
reviendrai la fin
de cet
article
que
j'tais
victime du pire
pige
de la monographie : savoir
que mon
lieu
d'investigation induisait
ma problmatique (ce
que l'on
nonce
communment
par la formule le
terrain
cr l'objet
).
Mais
au
fil de
mes sjours l-bas (durant
cinq annes, j'ai
particip
toutes
les
ftes publiques,
beaucoup de
ftes
fermes,
aux rituels
en tous genres,
etc.), je
me suis vite rendu compte
que je
croisais toujours les mmes
personnes durant
ces
vnements.
Ralisant
mes
entretiens,
j'ai
galement
trs vite pris conscience que
j'tais,
presque
malgr
moi, condamn
fonctionner par grappes
,
comme l'on dit
(j'honorais
mes
visites moins
vite
que
je n'emplissais
mon
carnet
d'adresses), en
tant incessamment
recommand et
introduit de proche en proche
auprs
de gens
et
de familles
dont les connivences procdaient indniablement d'une trajectoire et
d'expriences
sociales, politiques,
historiques
assez
semblables. Je
me
retrouvais
chez
les mmes,
je
circulais dans
les
mmes
cercles, je suscitais
chez eux la
joie
de
raconter,
de se
raconter...
Mais ds que je m'extrayais
des
quartiers
o
rsidaient ces familles
ouvrires propritaires de
leur
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Politix n
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maison,
ds que
je m'cartais du feu de camp central (pour reprendre
l'image de Halbwachs11) caractrisant ainsi la vie sociale des classes
les
mieux
intgres,
et que je
me
risquais
au porte porte
pour rencontrer
les
habitants trangers
cette incandescente
convivialit,
j'tais pris de frisson.
Pour
tre
aussi
franc
que
Malinowski avouant
tre
reint
par ses
Trobriandais, je
dois reconnatre que ces
rencontres
me pesaient.
J'apprhendais ces
visites
domicile o l'on
me faisait sentir que
mon
incursion n'tait pas
vraiment
bienvenue et o, source majeure de
dsarroi,
je devais bien
souvent
arracher les mots
des
enqutes dsappoints par ma
grille
d entretien. Tout se passait, en
dfinitive, comme si la parole dlie
des
mmorialistes que
j'avais dcid
de dlaisser momentanment couvrait leur
voix
et
leur
imposait
le silence sur l'histoire et les choses de la cit.
C'est
alors que l'inconfort
de
recherche
eut pour vertu
de
m'amener
repenser
passablement ma problmatique
originelle. Le
contraste
tait grand entre
ceux
qui
me
servaient,
chaque
rencontre,
un vritable
rcit
fondateur
(comme
disent les anthropologues
et
les historiens qui s'intressent
aux
mythes)
et
ceux qui mconnaissaient
cette
pope communale nourrie de
lignes
militantes,
de
figures,
de faits d'armes (la
Rsistance, les grves, les
crations
associatives,
les luttes politiques, etc.)
et
de hauts lieux
locaux
En dfinitive, j'avais
commenc
une thse
sur la culture
ouvrire
et
sur la
tradition et je me
retrouvais
confront
un
processus d'appropriation
symbolique
de l'identit locale par des
capitalistes
de la mmoire12
,
ceux-
l
mmes
qui nageaient
comme
des
poissons
dans l'eau dans les
arcanes
municipales
et
associatives. Mon
regard
sur
l'enracinement
s'en
trouvait
alors
passablement brouill : je ne pouvais plus le
percevoir
comme un
simple support d'une identit
sociale
collective
localement
constitue (les
Lanestriens, tous les
Lanestriens,
vus de
/par
l'extrieur) ds lors
que
l'autochtonie tait comme
revendique,
capitalise par
une
fraction
seulement de la population
qui,
de plus, ne
se
gnait gure pour la dnier
aux
autres. Aussi devenait-il
vident que l'autochtonie
devait tre pense
comme
un rapport social s'tant construit
avec
le temps, ayant requis
des
dispositifs,
s'tant
forg et
consolid
par
des
discours
mais
qui,
en aucun
cas,
ne devait
se rduire
la qualit objective
de l'anciennet rsidentielle ou
encore
au
fait
d'tre
natif
du
lieu.
Dlaissant
une
vision
par
trop
culturaliste
qui porte toujours le
risque
de la synecdoque,
j'allais
me soucier
des
frontires,
des
partages et dcouvrir en
quoi l'autochtonie est un enjeu de
luttes entre
les
groupes rsidents,
fussent-ils
socialement
proches.
11 .
Halbwachs (M.),
La
classe
ouvrire
et
les
niveaux
de vie, Paris, Gordon et Breach, 1970
[1913].
12 .
Lequin
(Y.),
Metral
(J.),
A
la
recherche
d'une
mmoire collective
,
Annales
ESC,
1,
1980.
7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire
9/25
Autour
de l'autochtonie
127
L'autochtonie comme
ressource
de la sociabilit populaire
A l'instar de maints territoires
ouvriers
(le fait est
maintenant
bien connu),
Lanester
vit clore dans les annes
1930 un dispositif associatif
largi,
irrductible
aux
anciens
encadrements
ecclsial
et
laque
institus
dans
le
but d'assurer
la
jeunesse
une formation agonistique
(prparation militaire,
fanfare, gymnastique)
la veille de la guerre de
1914-1918.
Comment
caractriser cette
sociabilit qui s'clt
trois
ou
quatre annes seulement
avant
le Front
populaire et
qu'est-ce qui la
spcifie
en tant que
sociabilit
ouvrire ? C'est
le modle durkheimien de la
solidarit
mcanique,
celui de
la communaut assimilable
un
feuillet des cadres
de vie
et
une trame
d'expriences sociales
o
familles,
compagnonnages de
travail,
interdpendances
de voisinage,
dcouvrent
des ramifications inextricables
qui vient
l'esprit. Le
foyer de cette communaut est constitu par
des
familles
rsidentes
formant
une
aristocratie
ouvrire.
Pourquoi dsigner
ainsi
ces familles
? Sans renvoyer
l'acception
lniniste,
l'emprunt
de ce terme
se
justifie plus prosaquement,
me semble-t-il,
pour
mettre
en exergue les traits particuliers cette microsocit. D'abord, ces
familles
ont
ou
ont eu, parmi leurs membres, des travailleurs bnficiant
d'un
statut,
celui d'ouvrier
d'Etat;
ensuite, elles sont hritires d'une
tradition locale
ayant dpendu de
la prsence
drive
hgmonique de ceux
de
l'arsenal
dans les lieux de reprsentation, de dcision
et
de
sociabilit
fort rayonnement (nombre de participants, visibilit
rendue
manifeste au
cours
d'vnements
relevant
du
calendrier
des
rjouissances
locales,
etc.).
Le
statut d'ouvrier
d'Etat revt des implications sociales et juridiques,
renvoie
l'acquisition
de droits
et
la
croyance,
plus ou
moins fonde, en
la conqute
(syndicale) de ces
droits,
bref l'affirmation d'une identit consubstantielle
la conscience de former
une
lite dans le
monde
ouvrier.
Quant
l'hgmonie, elle
relve
concrtement
de
la
nature
des mobilisations :
mobilisation dans l'espace de
production (collectif
de
travail
de grande
taille, syndicalisation prcoce, massive et active,
fabrication
d'uvres
monumentales requrant qualification
et secret), mobilisation
dans l'espace
rsidentiel
(la
rsidence ouvrire y est frquemment proprit jusqu'aux
annes
198013,
les
lieux publics s'imprgnent longtemps
d'une
esthtique
ordinaire pour reprendre
le
terme de
M. Verret et
trahissent les
modes de
consommation populaires avec
une dominance
marque
des
commerces de
13. Dans
les quartiers
anciennement
populaires
qui
ont conserv ces dcors
qui
charment tant
les
classes moyennes, le march immobilier entrave depuis
quelques
annes
la perptuation
du
groupe
social
local en interdisant l'accs
la
proprit,
voire
la
location,
des gnrations
populaires
d'aujourd'hui. Alors que
l'accs au logement passait
nagure frquemment
par la
cooptation
(capital
d'autochtonie) et obissait aux logiques de
l'interconnaissance,
le
prix
du
march a eu
pour effet
de
monopoliser
entre les mains
des
agences
immobilires
et des notaires
la tractation
qui,
il
y a
peu de
temps
encore,
pouvait
chapper
l'anonymat du
rapport
d'argent.
Ceci
est
une illustration
de plus
du
processus
d'obsolescence
du
capital
d'autochtonie.
7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire
10/25
128
Politix
n
63
ncessit)
et
mobilisation dans les
instances
de pouvoir et d'animation du
temps
de
loisirs.
Au
milieu
d'un bassin de Lorient
form
d'une
constellation
de
communes
ayant
accueilli
depuis toujours de nombreux travailleurs de
l'arsenal, Lanester se distingue par sa configuration historique o ces
derniers,
en
raison
de
leur nombre,
y
ont
adopt
tendanciellement
des
pratiques de caste en instaurant un
partage
entre eux et nous . A ce
partage, concourront jusque dans les annes 1970 le contrle informel de
l'entre
l'cole d'apprentissage de l'arsenal,
les
stratgies
matrimoniales
et
l'accs
coopt aux
positions lectives dans
les conseils
municipaux, dans les
conseils d'administration des
associations,
etc14.
Durant
les annes de jeunesse
des
anciens rencontrs pendant l'enqute,
il
rgnait sur l'unique
stade de football, sur le
seul terrain
de basket et dans
les
locaux du foyer laque ainsi que dans les lieux publics,
une
confusion
des
motifs
d'tre
ensemble
que
nous
avons
nomme
la
raison
brouille
.
Ce
qu'illustre le propos qui suit :
Du
ct
catholique, ils ne faisaient pas de bals... Ils faisaient de belles ftes
mais...
dans leur
parc.
Ils avaient leur cinma, leur foyer,
ils
faisaient leurs
ftes o quand
on
tait
jeunes
c'tait interdit de
danser.
Nous
autres,
nous
avions
le
Celtic
cinma..., une
grande salle..., a nous gnait pas de faire des
bals...,
alors
nous les
faisions
ici dans le quartier des
chantiers,
dans
une
grande baraque..., la baraque de la
cooprative..., alors, nous,
le
foyer
laque
et
les
boulistes aussi,
ils
faisaient leurs bals l, l'association
de
foot,
ils le
faisaient l et
puis,
chaque
fois tout
le monde
se retrouvait ensemble...
Non,
mais
c'est
amusant
quand
j'y
pense
Au
parti
socialiste.
ou
sympathisant
quoi..., la
plupart...,
ils mariaient mme leurs
enfants...
Bon, y avait les gens
qui
allaient l'glise
qui s'taient
volontairement retirs
du
circuit,
ce
qui
n'empche pas
qu'il y
avait
un responsable
des boulistes,
Job Corroller, qui
venait pas
au bal mais
qui venait
boire un
petit
coup avec
nous
quelquefois. .,
a dpendait aussi
des
endroits o qu'on s'trouvait, ...par
exemple,
les
footballeurs, les boulistes, ils s'trouvaient au caf aussi...
Ajoutons,
pour
spcifier
cette
sociabilit dploye
partir de
ces annes
1930
jusqu'aux annes 1970, la
revendication
et
l'affirmation fortes
de
l'entre-soi.
Pour
ne
retenir
qu'une illustration parmi
d'autres de cette qute
d'autonomie, on
notera
la propension
des
Lanestriens
bouder
l'Union
sportive arsenal
marine (l'USAM), dont la gestion
et
les activits
s'inscrivaient
dans
l'entreprise,
pour
investir l'union
sportive ouvrire
lanestrienne (l'USOL) cre, gre par
des
Lanestriens et
subventionne
par la mairie.
14. Pour tous les
indicateurs
que nous
avons reprs et tudis dans le
but
de rendre
compte
des modes de production de la
clture
de cette microsocit sur elle-mme,
ainsi
que sur sa
colonisation des lieux de reprsentation et de dcision, on se
permet
de renvoyer aux
dveloppements de
notre
ouvrage
dj
cit.
7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire
11/25
Autour
de
l'autoch
torde
129
Quelles furent les consquences de l'entre-soi
et
de cette imbrication
des
sphres de vie
?
Au niveau social,
une puissance
intgratrice indniablement
trs
forte pour les
familles arsenalises
et, au
niveau
politique, une
relative
atonie
militante
: point
besoin
de proslytisme
lorsque
le sens du vote (auquel,
notons-le,
se rduisait
l'engagement
politique
de
la
majorit)
devient
comme
une
respiration.
Cet aspect du comportement politique mrite ici d'tre
soulign
tant
pour
sa reconnaissance
en elle-mme que pour son
ludation
trop
frquente
dans
une
sociologie politique ouvrire
longtemps
complaisante
l'ide de dfinir des bastions roses
ou
rouges comme
des fourmilires
de
militants investis
corps
et
mes
et
temps complet
dans l'activit partisane15.
A
Lanester, il n'en
fut rien. Les
ressorts
de
la
participation
la sociabilit
fortement
municipalise et
de
l'adhsion aux programmes prns par
les
gauches, socialiste
d'abord
(jusqu'en
1940)
puis
communiste ensuite
(de 1945
2001), malmnent passablement la typologie webrienne de l'activit
sociale
quelquefois
sollicite
pour
penser
les
engagements
(rappelons
que
l'auteur
d'Economie et
Socit distingue quatre idaux-types
: affectuelle, traditionnelle,
rationnelle en valeur, rationnelle en finalit). Ces ressorts de l'adhsion
socialiste
puis
communiste
procdaient
largement
de la proximit
sociale
avec
le
noyau
de militants
associatifs
et politiques
gratifis, en raison de
cette
proximit
incessamment
rvle, active,
dmontre durant les
interactions
les
plus
quotidiennes, d'un charisme certain. Les multiples trajectoires de
conseillers
municipaux
que nous
avons
reconstitues
montrent
clairement que
la plupart avaient fait leurs premires armes dans
des
associations sportives
ou
but d'entraide avant d'tre sollicits
par le
maire
ou
d'autres conseillers
et,
ainsi,
de
se
dcouvrir
des
dispositions
la
gestion
municipale
et
la
politique. Leur dvouement
une
cause -
des
causes devrions-nous
dire
plus
justement
tant
ces hommes
ne
se contentaient que
rarement d'une seule
activit
(mutualisme, sport, politique, club des jeunes,
etc.) - constituaient
les
plus
srs gages d'une confiance
que
venait
souvent redoubler
leur
double
qualit
de
travailleur de
l'arsenal (ou d'apparent
des salaris de l'arsenal) et
de Lanestrien de souche.
Il
en
est rsult pour ces candidats
l'lection comme pour ces lus
une
capacit convaincre
et
mobiliser
qui
les
dispensait formellement d'agir par
la
propagande
politique.
De
ces
hommes
dvous,
on
retenait
surtout
(nos
entretiens le confirment) qu'ils
s'occupaient
(bnvolement,
cela
doit
s entendre sans tre prcis) du
foot (entranement
des
jeunes),
de la mutuelle
(gestion
des formalits
administratives
et des
remboursements
des frais de
maladie oprs l'poque domicile), du thtre, de la boule, etc. On
retenait
15. La stigmatisation et
la
rputation quelquefois autoproclame des
municipalits
socialistes et
communistes o
une
minorit d'acteurs seulement pouvaient tre engags intensment dans
l'action militante locale ont pu
participer de l'illusion que
l'ensemble
de
la classe ouvrire
rsidente
ralisait son rle historique
en manifestant
sa conscience
de
classe et
la
vigueur
de
son
engagement.
Mes
visites
dans
les
maisons
de retraite de Douarnenez et de Lanester m'ont assez
vite
fait
douter
de
cette
militance
gnralise.
7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire
12/25
130
Politix n
63
galement que
certains,
en raison de leurs
comptences
professionnelles (ce
fut
le cas
notamment d'un dessinateur particulirement actif, socialiste
dans
sa
jeunesse
et
qui fit plusieurs mandats
en
tant
qu'adjoint
Jean
Maurice, maire
communiste
entre
1953 et 1996),
assuraient
et
avaient
assur, toujours
titre
gratuit,
la
prparation
au
concours
d entre
l'arsenal
laquelle j'ai dj
fait
allusion. Bref, c'est
plus sous le signe
du don
de soi
qu'en raison
d'une
ventuelle force de conviction
et
de persuasion idologique que ces hommes
devinrent
des guides et des
porte-parole.
Il
devient impossible, dans ces
conditions, de sparer,
sinon abstraitement,
les expriences
qui
ressortissent
au
domaine
proprement
politique de toutes
celles qui
relvent
de
la
vie sociale
en gnral. Nous n'en finirions pas de
citer
les exemples de personnalits (des
hommes
surtout, mais
auxquels
les conversations ne tardent jamais
associer
leurs pouses) qui avaient
assum des
responsabilits
politiques
l'issue
d'un
vrai
parcours de
la meritocratic locale16. Mais il
est galement impossible
de
dissocier
la
vitalit
des
sociabilits
de
cette
morphologie
singulire
se
prtant
la non-sparation des champs de pratique
: lorsque
le collgue de chantier
a
quelque
chance d'tre en mme temps un voisin,
un
ancien
copain
du
foyer
laque,
un parent loign ou un adjoint
au
maire, comment s'tonner que le
vote prenne un sens particulier? Qu'une minorit
assez
large de
figures
connues puisse incarner un tel scnario d'interconnaissance et de confusion
des
statuts n'est
d'ailleurs srement
pas tranger
l'ide
que
la
communaut
de
rfrence est
une
grande famille17.
Mais
reste voir comment ce
systme
sociable reposant sur
ses
trois piliers qu'taient le collectif de travail, la
famille et le territoire et tmoignant d'un trs fort
degr
de
communautarisation des
pratiques
sociales
(une
communautarisation
nullement
exclusive,
d'ailleurs, d'expriences
prives) a
volu.
L'autochtonie
:
une
ressource en
voie d'
bsolescence ?
A
partir
des annes
1970,
la dmographie
communale
s'est solde
par une
diversification
sociale rendue sensible par
une double
tendance : d'une part,
l'implantation, longtemps
timide,
de
catgories
sociales
chappant
au
travail
16 . L'intrt de la sociohistoire,
on
le sait tient aux
processus
sociaux qu'elle
nous
permet de
saisir dans
la
diachronie. La comparaison, du
point de
vue
de la
reconnaissance du mrite, entre
cette scne lanestrienne et la
configuration qu'a
si finement analyse
rcemment
O. Masclet est
trs
clairante.
Celui-ci montre prcisment que les
investissements
dans des
activits
d'encadrement
sportif et socioculturel dont des jeunes maghrbins issus de l'immigration ont
pu
faire preuve dans
les
cits o ils rsident ne leur dlivrent aucun
titre
de
lgitimit
de
la part
des autorits
politiques
(Masclet (O.), La gauche
et
les cits. Enqute sur un rendez-vous manqu,
Paris, La Dispute, 2003).
17 .
Comme il est assez malvenu,
surtout dans
la mme revue, de
bgayer,
je me permets,
concernant ce lien entre la sociabilit locale et
la
sphre politique, de renvoyer le lecteur aux
donnes
ethnographiques
qui
maillent un article
dj
ancien : Retire (J.-N.), La sociabilit
communautaire, sanctuaire
de
l'identit communiste
Lanester
,
Politix,
13,
1991.
7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire
13/25
Autour de l'autochtonie
131
ouvrier
ou
employ, de
l'autre,
une
segmentation nettement
plus
affirme
des classes
populaires. En
ce
qui
concerne
ces
dernires, la sparation entre
l'aristocratie
ouvrire
locale
compose des
fractions historiques,
propritaires,
endocratiques18,
tablies et
respectables
auraient dit
Norbert
Elias
ou
Richard Hoggart,
et
les
catgories
plus
ou
moins stabilises
dans l'emploi, plus
fragilises socialement
et conomiquement, prend
un
clat
nouveau avec l'accueil massif dans
les
cits d'HLM. Sous
l'effet
de
cette
mtamorphose
de la population
communale
dont
une
partie est
affecte par
les
processus
de vulnrabilisation
(pour
reprendre
une expression
de
Robert Castel),
on aura
vu trs
clairement
le
systme
sociable
se
scinder en
deux composantes :
-Une
sociabilit
non
localiste, affranchie
des rseaux
prexistants,
indpendante compltement de l'anciennet
rsidentielle. Rcente,
lie au
dsir de
pratiquer
des
loisirs
nouvellement
offerts,
elle
attire
prfrentiellement les
habitants
caractriss
par
une certaine aisance
financire
et
des dispositions culturelles, scolairement acquises, en phase
avec l'offre
culturelle
la
plus
lgitime. Ces
catgories
ressortissent souvent
ces univers professionnels qui se
sont
pleinement dvelopps depuis
deux
voire trois dcennies, savoir la sant, le
travail
social, l'enseignement,
l'administration des
entreprises,
etc. Aucune autre
ressource
que
celle
prdisposant
aux investissements culturels
n'est requise pour la
frquentation des lieux
relevant
de cette
sociabilit-l. Dans
ce cas,
l'indpendance des sphres de pratiques o se ralise l'tre-ensemble
(sociabilits
des
sphres
prives
et
publiques, donc
familiales,
professionnelles, locales, associatives, etc.) se trouve tendanciellement
ralise
: on
accomplit
une activit de loisir sans
pour autant y
retrouver
voisins,
collgues,
parents proches
ou
loigns, vieilles
connaissances
. La
sociabilit,
qu'elle soit
vocation sportive ou culturelle, ne devient ni un
prtexte ni
une
occasion pour ractiver
ce qui se joue dans les autres sphres
d'existence. Mais si
on
la qualifie de non-localiste,
on
l'aura compris, c'est
que
celle-ci, apparemment,
ne
requiert
aucunement
d'tre
ici, de
connatre
beaucoup
de
gens
d'ici et de
se rclamer d'ici.
Que des
personnes
enracines
s'y retrouvent n'implique
pas
que l'enracinement soit une condition
rdhibitoire
leur prsence. Ainsi
s'explique
la
place qu'y occupe
la
population
lanestrienne de rcente implantation. A cet gard, la diffrence
est grande avec le type suivant.
-Une sociabilit de l'ancrage
qui requiert
ncessairement
de
l'anciennet
rsidentielle
et plus
prcisment ce que l'on appelle le capital d'autochtonie
soit,
pour
parler
comme Bourdieu, un capital
social
dont la valeur
deviendrait
obsolte l'extrieur
du march franc
que constitue
la
18.
Selon
le
mot
de
Bonnet (S.),
Sociologie politique
et
religieuse
de
la
Lorraine,
Paris,
Armand
Colin,
1972.
7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire
14/25
132
Politix n 63
commune de Lanester.
Ce
capital
d'autochtonie
dpend,
on
y a insist, de
l'appartenance
ou
de la ramification au monde de l'arsenal et
agit
comme
un
ssame
des rseaux
de
sociabilit
o
le style
populaire
peut
s'panouir sans
tre ddaign.
Ce
capital,
n'chappant
nullement ce
qui,
selon
Marx,
distingue
un
capital
d'une
ressource,
fonctionne
comme
un
vritable
rapport
social
au sens o il concourt
la diffrenciation des classes populaires
rsidentes. En
effet, cette
sociabilit
de
l'ancrage
ne
peut tre qualifie de
populaire
qu'
la condition de prciser
qu'elle ne
rserve pas d'gales
chances d'accs
tous ceux
que
l'on serait spontanment tent de ranger
parmi ses
publics
de
prdilection,
savoir
les catgories sociales les
plus
modestes. A titre
d'illustration, les
amicales
de
classes d'ge ou encore la
Boule lanestrienne
qui peuvent
faire
figure d'idaux
types de
l'association-souche et
qui, apparemment, offrent
une activit et une
convivialit
censes
tre prises par des
publics populaires,
ne recrutent et
ne
rayonnent
qu'au
sein
de
la
microsocit
communale
dont
les
huissiers,
pourrait-on dire, appartiennent l'aristocratie locale.
Ouvertes
voire
colonises par
cette dernire,
consacres par le pouvoir
municipal,
ces
associations restent
partiellement dsertes
par ces
autres Lanestriens
aussi
distants
des
sphres de dcision que
des rseaux
enracins.
A ce stade du constat,
et pour
apprcier
le
lien
entre pratiques sociables
et
identit sociale, il convient de dfinir ce
que l'on
entend par
rseau
souche
ou
famille lanestrienne
.
En
effet, on ne dit pas de tout le
monde : Untel, c'est
une
vieille
famille
lanestrienne Cette
expression
rcurrente
trahit
le
souci
de
nommer
l'estime dont
jouit
toute
personne
repre
par sa ligne. Mais cette manire de dfinir quelqu'un, en
l'anoblissant
en
quelque sorte,
l'adresse d'un tranger, oblige
se
dfier
d'un
objectivisme
naf
qui laisserait dduire de la
seule
anciennet
rsidentielle
la possession
d'un
tel
titre
de dignit localement consacre : de
fait,
on a
pu constater souvent
que
de trs nombreux Lanestriens, rsidents
depuis
plusieurs
gnrations
mais
souffrant
de ne
connatre aucun aeul
dans la navale d'Etat,
avaient
de fortes
chances
de
ne
point se voir ainsi
(re)connus. Pour reprendre
une
formulation
savante devenue un poncif en
sciences sociales, on dira que le
Lanestrien,
ainsi,
s'invente . Cela
signifie,
d'une
part,
qu'il
(ou
que
sa
famille)
marque
sa
contribution
au
procs de civilisation (locale), en ayant particip
des
engagements
valoriss (en tant
que
rsistant, lu, etc.), en
dtenant les
ressources
(largement tributaires de son appartenance individuelle ou
familiale
l'arsenal) propices
l'expression
de tel style de vie (normes domestiques,
proprit,
etc.) et,
d'autre part, qu'il
se
voit dsign
symboliquement
comme
Lanestrien, autrement dit qu'il se voit reconnu le droit
d'tre
et de se dire
Lanestrien par la seule
attestation de son
intgration dans
les
rseaux
que
frquentent
tous ceux
qui
auront fini par
former
la communaut de
rfrence
locale.
La
sociabilit,
sous cet angle, est
indissociable
des modes
de
production
identitaire.
7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire
15/25
Autour de
l'autochtonie 133
Dans
cette
mesure,
il
faut
bien
comprendre que si la possession du
capital
d'autochtonie
agit
comme un tremplin qui favorise l'entre dans
des
sphres
de sociabilit
voire
propulse
l'intrieur
de
ces dernires -, son
manque
constitue
un frein
en
touffant
la volont
d'y
pntrer. Les
rituels publics
(inauguration, expositions,
pots
d'honneur
de
toute nature tels
que
dpart en retraite d'un(e)
employ(e)
communal, commmoration, etc.) au
cours desquels s'exhibent
les
stigmates de
l'appartenance
l'endocratie
sont
de ce point de vue des moments cruciaux o
s'exprime,
par
l'aisance
ou la
complicit avec
les diles,
le droit
tre
invit
et o s'impriment
les normes
et
les
qualits
requises pour
faire
partie
du
srail. Les
observations
directes
ou participantes19
de trs
nombreux vnements
de
cette nature nous ont
ainsi fait
dcouvrir l'ingale propension
relier entre
elles
les
sociabilits
domestiques (famille,
amis,
collgues de travail,
etc.)
et
publiques (rituels
municipaux, associations, etc.) ingale propension
qui permet
de
distinguer prcisment l'endocratie
des
autres
groupes
rsidents.
Quiconque
est tranger celle-ci
ne
jouit
pas
de la
facult
de se transporter aisment
seul(e),
en
couple
ou en famille d'un
univers
de convivialit vers
un
autre.
Si
j'oppose
la sociabilit
non
indigne des classes plutt
moyennes
celle de
l'ancrage
rserve la
population
(populaire) de souche, c'est
pour
insister
sur le fait que le
capital d'autochtonie
est la ressource essentielle que
doivent
possder
les
classes populaires voulant tisser des liens sociaux ailleurs
que
dans leur espace
priv,
tandis que les autres catgories
sociales peuvent
s'appuyer
sur quelques signes de russite
sociale et /ou
de comptence
culturelle pour s'en dispenser. A dfaut de
penser
en ces termes l'accs la
sociabilit
publique,
on
ne
comprendrait
pas
que
les
populations
les
plus
loignes du
monde
lanestrien
de
l'arsenal
soient
restes
aux portes d'un
champ sociable
qui
n'accueille plus
que les
retraits
de
la
construction
navale
et les
classes moyennes, les
uns et
les autres se mlant le cas
chant
mais pouvant
aussi
et surtout se retrouver
spars
dans leurs clubs de
prdilection.
Les
observations
que
nous avons menes lors de la journe d'inauguration
de la (nouvelle)
mairie en
1992, et
qui
montrent, s'il
en
tait
besoin,
la
ncessit sociologique de
tenir
ensemble la sociographie des acteurs, la
pratique
elle-mme
mais aussi
le
sens
de
la
pratique, aident
comprendre
pourquoi nous rsistons tant l'ide d'un dcoupage
des
formes sociables
qui,
s'il
permet
de concevoir la sparation
que
vivent les Lanestriens
19. Une
observation
dite participante consista rpondre l'invitation qui m'avait t faite de
collaborer
l'laboration
d'une exposition
accompagnant
les
festivits commmorant la
cration
de la
ville
(75e anniversaire).
Cette
opration fut, pour moi, une
occasion
inespre de
comprendre la manire dont se concevait et se fabriquait
l'historiographie
locale
(hrosation
de
rsistants et d'lus
de
la commune
comme
peuvent l tre
les personnalits
qui, accdant au
panthon lanestrien, ont donn
leur
nom
la toponymie),
l'(auto)slection trs contrle des
promoteurs
et des producteurs de l'opration ainsi
que
le
choix
des registres (quels acteurs
?
quels
vnements
?...)
de
la
mise en
scne
du pass
communal.
7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire
16/25
134
Politix
n
63
extrieurs
l'endocratie, rend aveugle
ce qui fonde l'appartenance
cette
dernire
: le pouvoir de jouer de ses
multiples
alliances.
Dans
son droulement formel, le programme de la
journe
tait
le
suivant :
9
h-12
h
:
oprations
portes
ouvertes
15
h
:
inauguration
officielle
;
17
h-19
h
portes ouvertes
;
20 h-22 h :
animation
(thtre, rock,
chorale)
sur l'esplanade
de l'htel de
ville; 20
h:
les
quartiers
en
fanfare
(trois quartiers de
cits
d'HLM)
avec
dambulation prvue vers le centre-ville la nuit tombante pour
assister
un spectacle
au laser ; 23
h
: bal
populaire
la
salle des ftes.
Ce
programme correspondait parfaitement
l esprit
de fte et de
rassemblement
souhait, en
conformit avec l'invitation formule sur des panneaux
publicitaires urbains
:
Tous l'inauguration de notre htel de
ville
Le
droulement concret de la journe allait montrer tout le ct fantasmatique de
cette incantation
trs citoyenne. A l'incitation de quelques jeunes employs
par
les
services
municipaux
d'animation
chargs,
vers
20
heures,
d'ameuter
la
population
des cits populaires, des
groupes forms en farandole devaient se
diriger vers
l'htel
de ville. A la
faveur
de ces
parcours (sur
le modle de la
cavalcade organise
par
les
coles laques de la ville),
les dfils
taient
censs
se
dissoudre et
se mler la foule
prsente
sur la vaste esplanade de verdure
entourant l'htel de ville (l'esplanade
Nelson
Mandela).
En
rattachant
ainsi
les
espaces
habits
et localement
stigmatiss au centre ville
et surtout
au
sanctuaire municipal, les lus escomptaient
bien,
le temps de l'inauguration,
suspendre les processus d'exclusion
sociale
incessamment avivs par la
rputation des quartiers
et le sentiment de
relgation
des habitants. Ainsi
s'ingniait-on
raliser
la
fiction
d'un
corps
civique municipal.
Ce
fut
en
vain,
car
le
tmoignage
vivant de la citoyennet
auquel
on avait pu rver
allait
achopper sur la rsistance ou
l'indiffrence
de la
population
vise. Les doutes
exprims
par Maurice Agulhon,
inquiet du faible enracinement
des
valeurs
rpublicaines
dans
l'esprit des simples gens,
se trouvaient ainsi
confirms
:
Parce
que les principes du civisme rpublicain,
crit-il, ne
sont
plus
gure
contests, la pdagogie de ce civisme s'est relche, sous prtexte qu'elle tait
moins
ncessaire.
Menace par l'anomie
plutt que
par la dictature, notre
Rpublique contemporaine
est certainement plus fragile
qu'on ne le dit
usuellement20.
A notre
avis,
loin
de n'tre
imputable
qu'
une dfaillance
pdagogique
dans
la
transmission
des
valeurs,
les
dfils
et
les
animations
de
quartiers furent un chec
retentissant.
A contrario, les oprations portes ouvertes attirrent beaucoup de monde.
Mais
srement pas
tout
le monde.
En milieu d'aprs-midi,
trois
discours
furent prononcs : le premier par l'architecte, le deuxime
par
le
maire
et
le
troisime
par le sous-prfet. On
parla beaucoup
de l'identit de la ville ,
de concepts
architecturaux ,
de
service
public et d'usager
,
de
modernisme
et
d'horizon 2000 . Le spectacle son
et
lumire
ne
fut rien
20.
Agulhon
(M.),
Histoire
de
France,
t.
5
:
La
Rpublique,
1880-1995,
Paris,
Hachette,
1998.
7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire
17/25
Autour de
l'autochtonie 135
d'autre
qu'un
hymne la localit le mot Lanester ,
scand
au
laser,
alterna
avec le
logo
de la ville. Relatant le chemin parcouru
depuis
la
cration,
une
voix off
introduisit par
ces mots
l'vocation
La mairie est un
btiment
charg de symboles de la
citoyennet et
de la Rvolution
franaise qui
a t
l'origine
des
communes, symbole[s]
de
la Rpublique,
symbole[s]
du
peuple
qui en
est
le propritaire et lit
parmi les
siens ceux qui
sigent au
conseil
municipal.
Une exposition
de
photographies (une
trentaine,
trs grand
format),
ralise
par le photographe du bulletin
municipal,
marqua
galement
l'vnement
en
inaugurant
l'espace
affect l'intrieur du
nouvel
htel de
ville
l'accueil de semblables manifestations culturelles. Intitule
gens
d'ici ,
cette expo
replaait
symboliquement le nouvel difice dans
l'paisseur de la vie quotidienne en donnant
voir des
Lanestriens
anonymes.
Mais
l'instar
de ces
portraits,
pouvait-on
qualifier
d'anonyme
la
foule
qui
se
pressa
au
rendez-vous
de
l'opration
portes
ouvertes
?
La
rponse
est
partiellement ngative. Car taient prsents tous ceux et
celles
pour qui la
dmocratie revt
du
sens en
renvoyant
une
ralit vcue localement au
quotidien. La
plus
belle des
inaugurations
en 39 ans
d'exercice
, lcha le
maire
(lu
depuis
1953 ) dans son discours prononc la gorge serre. Bien
qu'adress l'assemble tout entire,
un
tel aveu fut entendu
avec une
motion mal dissimule (sourires et mmes larmes...) par les
habitus
de la
sociabilit-souche, courumiers
des
vins
d'honneur et surtout
partageant entre
eux
et avec
leur maire de communs souvenirs remontant assez
souvent
la
jeunesse. Les
quelques
centaines
de
couples,
de
veufs
et
d'isols
composant
l'endocratie
taient
tous
l,
se
congratuler,
changer
leurs
commrages
et
leurs avis sur
leur
nouvel htel de
ville,
se
souvenir
des annes 1950 et
1960, o la mairie
comptait
si peu d'employs
que
chacun
y tait surnomm
ou appel par
son
prnom...
Quelques figures
connues suscitrent
les
rires
de
l'assistance en s installant
tour de rle au bureau du
maire
pour singer
affectueusement
celui
dont
ils
connaissaient tous les tics gestuels
(remonter
son
pantalon
soutenu par de
larges bretelles,
par
exemple) et
langagiers. Bon
nombre de commentaires
entendus
de la bouche de ces personnes tranchaient
avec les propos tenus
par
les
autres visiteurs.
Les
c'est la
maison
de
Jean
,
c'est
sa
conscration
,
il
termine
en
beaut
,
il
a
bien
mrit
a,
notre
maire ,
etc., fusaient
d'un ton entendu pour marquer
la
solennit de
l'vnement
et
signifier l'estime due ce maire btisseur21.
Lieu
polysmique
21. En 1996, J Maurice choisit de laisser
sa
place de maire pour redevenir un
simple
conseiller
municipal.
La presse
rgionale ainsi que
de nombreuses personnalits
du champ
politique
dpartemental, de droite
comme
de gauche,
rendirent un
hommage unanime
ce
maire
btisseur,
cet homme intgre, honnte et loyal dans la
lutte
politique comme
la direction
des
affaires.
Son
successeur,
un professeur en retraite, choisi par
les
instances fdrales du PCF plus
que
port par
les
rseaux de
souche,
ne parvint jamais
se faire admettre comme un Lanestrien
part
entire.
Citadin
d'adoption,
il
parle avec
des
mots (nous confiera
la veuve d'un
ancien conseiller
municipal)
quand
Jean
Maurice,
lui,
parle
avec son
cur
.
Devenu
maire
en
1996
sans
lection,
il
7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire
18/25
136
Politix n
63
par
excellence,
la nouvelle
mairie
suscitait chez eux
des apprciations
charges
d'allusions
au
nous
.
Ces
remarques
ne rencontraient aucun
cho
chez
les
autres visiteurs, les anonymes
qui,
d'implantation
plus
ou moins rcente
avaient manifestement
saisi l'occasion
de
s'approprier
mieux leur ville en
effectuant cette
visite.
Ces
derniers
donnaient
d'ailleurs l'impression
de
n'tre
inspirs
que
par les qualits esthtiques du btiment et du
mobilier22.
En
interrogeant, dans
les
semaines qui
ont suivi
cette
inauguration,
des
Lanestriens qui rsidaient dans
les
HLM de la ville,
nous
avons
pu prouver
le
foss
qui
les sparait des
participants
cette
journe.
Non
seulement
ils
avaient t absents de l'opration portes
ouvertes et
avaient dsert le
buffet
offert
tous
pour
l'occasion,
mais
la
plupart
d'entre eux nous
avourent
encore toujours
ngliger
la
lecture du
bulletin municipal,
mconnatre nommment leurs lus
et
avoir ignor l'invitation
lance
pourtant avec force publicit sur les murs de la ville. Le btiment-mairie
figurait
leurs
yeux
ce
lieu
administratif
que
l'on
frquente
par
ncessit
ou
bien
encore ce lieu de
pouvoir
dont on se sent
distant
mais nullement un lieu
charg d'histoire,
d'expriences et
de valeurs positives partages
-
ce
qu'il
est
aux
yeux de l'aristocratie
populaire
autochtone.
Ressources d'autochtonie ou
capital d'autochtonie
?
Dans
un petit livre o Marc
Auge
poursuit
ses
rflexions sur les
volutions
de
notre
socit
postmoderne et
sur l'ethnologie contemporaine,
il
dfinit ce
qu'il
appelle
un
lieu anthropologique
dans
les
termes
suivants
:
Si
un
sera
dboulonn,
et le
PCF
avec lui, aux
lections
de 2001 par
son concurrent,
tte d'une
liste se
prsentant
comme
l'manation de la socit civile locale et rassemblant des
socialistes,
des
associatifs et
des transfuges
du
PCF.
Cette lection ne
signe
pas
une
rupture totale.
Fils
d'ouvrier
de l'arsenal,
technicien
retrait de l'arsenal, le nouveau maire avait t pressenti par J Maurice
lui-
mme pour lui
succder, avec l'assentiment bienveillant
de
la
communaut
de
rfrence,
alors
mme qu'il
commenait
prendre quelque
distance avec
l'orthodoxie.
Il allait mener
sa
campagne
soutenu
par un petit cercle de
Lanestriens cr entre
autres
l'initiative
de la
fille
d'un
ancien
conseiller socialiste
de J
Maurice, des
communistes dus
et des
gens
venus d'horizons
divers de
la gauche.
Tout
s'est pass
comme
si,
contre
le diktat
des
instances
fdrales,
les autochtones,
d'une
certaine
faon,
reprenaient
leurs droits...
Ce
changement
de
municipalit ne
se
rduit
bien
videmment pas un conflit
entre une
liste
du
cru et
une
liste mene par un allogne. Nanmoins,
la
victoire de
cet ancien
communiste,
ancien conseiller, ancien technicien
l'arsenal et issu
de trois
gnrations
de
Lanestriens n'a
tonn
personne.
22. Sans
doute s'agissait-il-l
d'une
des manifestations les plus fortes de l'habitus de classe
des
catgories sociales les plus
loignes
de l'endocratie, qui traduisaient
ainsi
leurs dispositions
fournir un
jugement esthtique sans
lien
aucun,
et
pour
cause, avec la signification profonde
qu'avait
aux yeux
de
cette
dernire
la
construction de la mairie en
tant
qu'aboutissement de
plusieurs mandatures, conscration du
maire
et
sorte
de baroud d'honneur de
leur
communaut. Songeons
R. Hoggart se souvenant,
alors
qu'il tait
jeune
tudiant, n'avoir
jamais pens qu'il tait
possible d'avoir
des opinions
sur l'architecture
et encore
moins
des
opinions
critiques. Les btiments
[lui] apparaissaient tout simplement... (Hoggart (R.), 33
Neivport
Street,
Paris,
Hautes
Etudes-Gallimard-Le
Seuil,
1991).
7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire
19/25
Autour de l'autochtonie 137
lieu
peut
se
dfinir comme identitaire,
relationnel
et
historique,
un
espace
qui
ne peut
se dfinir ni
comme identitaire,
ni
comme
relationnel, ni
comme
historique dfinira un non-lieu. L'hypothse ici dfendue est
que
la
surmodernit est
productrice
de non-lieux, c'est dire
d'espaces
qui
ne sont
pas
eux-mmes
des
lieux
anthropologiques
et
qui,
contrairement
la
modernit baudelairienne, n'intgrent pas les lieux anciens : ceux-ci,
rpertoris, classs et promus
lieux de
mmoire , y occupent une place
circonscrite
et
spcifique23.
Si
on
cherche
appliquer
cette
dfinition au
Lanester
que nous
venons
de dcrire,
on
prouve
trs vite un
embarras
qui
tient
la pluralit des
modes d'habiter existant
dans
cette
commune.
Car,
lieu anthropologique pour les endocrates hritiers de la tradition,
cette cit
ne confine-t-elle
pas de plus
en plus
un non-lieu
pour
les catgories
rsidentes
exclues
symboliquement
de la
geste
communale et s'auto-
excluant concrtement de la sociabilit publique
?
Quoi qu'il en soit, la
mise
en
vidence des
facteurs
qui
gnrent
chez
les
endocrates lanestriens ce
sentiment de vivre dans
un
lieu
et non
dans un non-lieu
donne raison
M.
Auge
quand il
retient le relationnel, l'identitaire
et l'historique.
Mais la
question se
pose
cependant de savoir ce qu'il en est dans
des
lieux qui
chappent
ce qu'Olivier Schwartz appelle
le noyau
dur
et historiquement
dpass
des
univers sociaux des classes
populaires
et
qui correspondent
ces mondes o la famille
et
le quartier sont au centre du
rseau social
et o
les
formes de sociabilit locale tiennent
une
place dcisive
dans
la
vie
quotidienne, [o] les esprances
d'chapper
la condition
commune par
l'accs
d'autres statuts sont faibles [et pour lesquels] le
monde
extrieur
[...]
apparat
hors
de
porte
et
est
peru comme opaque, impntrable
ou
hostile24. Les enseignements tirs d'une tude mene sur le volontariat
dans le champ de la protection civile vont nous
permettre
de quitter le
noyau
dur lanestrien, mais
pour mieux reposer la question
des
enjeux de
l'autochtonie
en
tant
que ressource
incontournable dont disposent les classes
populaires pour
favoriser certaines mobilisations25.
Dans
le cas des pompiers, les constats
tablis
partir des
sociographies
de
corps
nous conduisent
rendre la
vocation trs
fortement
redevable pendant
le dernier
demi-sicle coul de l'enracinement (anciennet rsidentielle)
et
d'un
ethos
hrit
(grande
probabilit
d'avoir
ou
d'avoir eu
-
un
parent
pompier). Point n tait
besoin
un
jeune
nourrissant l'ambition de
s'engager
de possder d'autres qualits
faire valoir. Aussi rpondaient
l'appel
majoritairement
des ouvriers de
bouche et
du btiment,
des
ouvriers
d'industrie, des
agriculteurs
et des
artisans, tandis que les
classes moyennes
23 .
Auge
(M.),
Non-lieux.
Introduction une anthropologie de la surmodernit, Paris, Le
Seuil,
1992.
24 .
Schwartz (O.), La notion
de
classes populaires, Mmoire
prsent
en
vue de
l'habilitation
diriger des recherches, Universit
de
Saint Quentin-en-Yvelines, 1998.
25 . Nous nous permettons
de renvoyer pour de
plus
amples prcisions
notre article :
Retire
(J.-N.), Etre
sapeur-pompier
volontaire.
Du
dvouement
la
comptence
, Genses, 16,
1994.
7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire
20/25
138
Politix n
63
dsertaient les casernes. Mais, depuis deux
dcennies
environ, se
dessinent
progressivement des mutations dans les profils du recrutement. Beaucoup
de
ces
salaris
et indpendants
qui
formaient
le gros des troupes sont en
train de
s'effacer
au profit d'autres
catgories
professionnelles sans
que
la
diminution
de
leur
poids dans
la
structure
sociale
puisse,
l'exception
des
agriculteurs,
servir
en
expliquer le
retrait.
L'volution sociale montre
ainsi
qu'il vaut
mieux, si l'on est
dsireux
d'entrer
chez
les pompiers, tre agent
municipal
que
maon et
cuisinier, ouvrier
de type industriel qu'ouvrier du
btiment, appartenir
au secteur public
qu'au
secteur
priv, tre salari
qu'artisan...
Alors
que
tous taient nagure
des enracins,
ceux
qui
le
demeurent encore
(natifs
de la commune ou d'une commune
limitrophe
avec
des parents ou des
beaux-parents indignes) sont
les artisans
et
les
ouvriers,
l'exception des agents
de l'Etat les
moins
enracins
tant
les
cadres, les professions librales (quelques mdecins
et
pharmaciens) et
intermdiaires.
Condition
ncessaire
l'engagement des
premiers,
l'enracinement ne serait
plus
qu'une qualit
superftatoire
l'engagement
des
seconds. On s'aperoit
ainsi
que ceux
qui
pousent
les
profils
socioprofessionnels
des
catgories hier majoritaires dans les casernes
et
qui
le
capital
d'autochtonie ferait dfaut n'ont
plus
aucune
chance d'endosser
l'uniforme
:
une
forte
anciennet familiale sur
le territoire
communal,
dans
le cas des
artisans
et
des ouvriers,
reste leur plus
sr moyen de contourner
les
obstacles
leur engagement, alors qu'une
telle
anciennet, rduite ou
inexistante,
n'est
plus
requise pour celui des agents de l'Etat,
des
cadres ou
d'une partie
des
scolaires.
Ce
changement
procde de plusieurs facteurs d'ordres divers. On
peut
voquer l'obsession de la
comptence,
induite et
entretenue
par
une
fdration
nationale dans laquelle les
techniciens (ingnieurs
du
Conservatoire national des Arts
et
Mtiers notamment)
occupent
de hautes
positions. La pression qui est mise sur la formation n'est videmment pas
neutre
et
participe de la disqualification des anciens savoir-protger . Ce
n'est pas un
hasard
si
les
profils
les
plus
enracins
correspondent aux moins
brevets
et aux plus prouvs, psychologiquement
fragiliss
par
cette course
la spcialisation et
la
qualification. Eux dont les motivations
de
l'engagement
puisaient,
comme
celles de leurs pres, largement
dans
les
gratifications
nes de l'engagement civique et du don de soi
la
communaut, ils se retrouvent justifier
une
activit
selon
des critres qu'ils
n'avaient pas imagins,
savoir
la
disposition
se
former
plus, toujours
plus...
comme si leur brevet de secourisme et leur
savoir-faire ne
pouvaient
dsormais plus
suffire. Mais
cette
volution n'est
pas
abstraire
d'une volution des contextes de ralisation
du don. Pour
le
dire
brivement, les victimes, essentiellement des
accidents
de la route,
ne
sont
plus des
gens connus et susceptibles d'exprimer quotidiennement
leur
gratitude. De ce
fait, le pompier a, d'une
certaine
manire, perdu
de son
rle
auprs des
seuls autochtones
et
se
retrouve
ainsi
priv, contrairement
aux
7/25/2019 Autour de l'Autochtonie - Jean-Nol Retire
21/25
Autour de l'autochtonie 139
gnrations antrieures,
de la
source d'estime.
Ceux
qui pensent leur
engagement
sur le
mode
traditionnel ptissent
videmment
beaucoup
plus
de
cette
mutation
des
types de sinistre et des profils
des victimes que
les
volontaires
qui
le justifient de faon rationnelle
en
ne dissimulant
pas que
cela procde
d'une
stratgie
professionnalisante.
Enfin,
il
y
a
la
plus
ou
moins grande
disponibilit
qu'offre
la situation professionnelle
pour
les
interventions (et
mme
la formation).
Mais
parler
de disponibilit
oblige signaler
les
entraves
de
plus
en
plus
frquentes que
rencontrent des
pompiers harcels
par leur patron, sans
parler
des jeunes
dissuads
de
s'engager.
Les raisons diverses qui expliquent
cette attitude
des
employeurs touchent leur
soumission aux logiques
gestionnaires
au
dtriment de considrations de civisme
ou
de solidarit.
Nous
avons
en
effet
remarqu
que
le comportement
des
employeurs tait
largement
dtermin
par
leur
degr
d'intressement
aux
affaires
communales publiques
et
d'intgration dans les cercles de sociabilit
et/
ou
de dcision
politique.
Selon
leur position cet
gard, ils
concdaient une
plus ou moins grande lgitimit au statut de
volontaire
de
leur
salari. Dans
une commune o
les lieux de reprsentation
politique et
les lieux
de
sociabilit sont
imbriqus et
investis
par un
employeur, sa marge de
manuvre s'en
trouve ncessairement
rduite : un employeur occupant
une
fonction politique ou
ayant
des responsabilits en
vue
sur la commune, un
employeur
dirigeant de club de football
par
exemple,
aura quelque scrupule
rprouver l'engagement d'un de
ses
ouvriers de crainte de s'exposer des
critiques
relatives
sa
faible
considration
pour
le
bien
public.
Comme on
le
voit
l,
l'enracinement
et l'hritage
que
l'on pouvait nagure
considrer
comme des ressources n'ont de chances de
devenir
capital
d'autochtonie confrant une puissance
(