Yves Bozec Ekphrasis

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 Yves Le Bozec Ekphrasis de mon cœur, ou l'argumentation par la description pathétique In: Littérature, N°111, 1998. pp. 111-124.  Abstract Ekphrasis of My Heart : or Argumentation Through Pathetic Description Etymologically, ekphrasis can be understood as « a description that goes all the way ». Analyses of its nature abound ; but has the way it pervades contemporary modern culture been noted ? It signals a culture which pre- fers Pathetic description to fact and rationality. Citer ce document / Cite this document : Le Bozec Yves. Ekphrasis de mon cœur, ou l'argumentation par la description pathétique. In: Littérature, N°111, 1998. pp. 111- 124. doi : 10.3406/litt.1998.2493 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1998_num_111_3_2493

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  • Yves Le Bozec

    Ekphrasis de mon cur, ou l'argumentation par la descriptionpathtiqueIn: Littrature, N111, 1998. pp. 111-124.

    AbstractEkphrasis of My Heart : or Argumentation Through Pathetic Description

    Etymologically, ekphrasis can be understood as a description that goes all the way . Analyses of its nature abound ; but hasthe way it pervades contemporary modern culture been noted ? It signals a culture which pre- fers Pathetic description to fact andrationality.

    Citer ce document / Cite this document :

    Le Bozec Yves. Ekphrasis de mon cur, ou l'argumentation par la description pathtique. In: Littrature, N111, 1998. pp. 111-124.

    doi : 10.3406/litt.1998.2493

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1998_num_111_3_2493

  • YVES LE BOZEC, vitkou.es

    Ekphrasis de mon cur, ou

    l'argu mentation par la

    description pathtique

    Figure centrale de la Seconde Sophistique, Y ekphrasis est la bonne fe qui illumine d'un coup de baguette magique le berceau de la littrature naissante. Dans un monde moderne qui a pris la forme d'une gigantes

    que bande dessine, elle est devenue une sorcire qui inonde le rel de simulacres.

    tymologiquement, Vekphrasis (iccpQaai, pi. KcppaoEi) peut tre dfinie comme l'action d'aller jusqu'au bout (1). Toutefois, dans un premier temps, nous lui attribuerons plus globalement le sens d'une description (2). Fontanier prcise le type de description dont il s'agit et traduit le terme par tableau , qu'il classe dans les figures de pense par dveloppement :

    On appelle du nom de tableau certaines descriptions vives et animes, de passions, d'actions, d'vnements ou de phnomnes physiques et moraux (3).

    La traduction par le terme tableau (4) est une rfrence explicite la conception ancienne d'un ut pictura poesis (s). L'ekphrasis est donc une description qui :

    fait voir des personnes, vnements, moments, lieux, animaux, plantes, selon des rgles prcises concernant les aspects examiner et l'ordre dans lequel les examiner. Le style sera adapt au sujet, et, surtout, on s'appliquera mettre sous les yeux de l'auditeur ce dont on parle les rhteurs appellent cette qualit enargeia {evidentia en latin) ().

    1 Barbara Cassin analyse ekphrasis sur ek ( jusqu'au bout ) et phraz ( faire comprendre, montrer, expliquer ) et en conclut au sens de description . L'Effet sophistique, coll. NEF Essais, Gallimard, 1995, p. 680. 2 Michel Costantini certifie, aprs enqute sur le CD-Rom Pandora, que ... le mot signifie, en gros, "description", ou, si l'on prfre, "discours dtaill sur quelque objet" . crire l'image, redit-on, p. 34, Littrature, n 100, dc. 95, pp. 22 48, Larousse. 3 Pierre Fontanier, Les figures du discours, intro. par G. Genette, Flammarion, 1977, p. 431. 111 4 Rfrence explicite aux Eikones (ekve, imagines) de Philostrate. XXX 5 ... chez Horace [...] cela signifie simplement que le point de vue variable entrane des valeurs variables... ,M. Costantini, op. cit., p. 31. Pour notre part, nous accepterons l'volution de la formule en une thorie LITTRATURE gnrale de la mimsis. 6 Franoise Desbordes, La Rhtorique antique, Hachette, 1996, p. 135. n 111 - ocr. 98

  • RFLEXIONS CRITIQUES

    En prcisant la dfinition, les diffrents auteurs sont amens introduire d'autres termes qui compltent l'ekphrasis au point d'en devenir insparables. Ainsi, il faut dvelopper l'ekphrasis par la notion d'hypotypose (grec : iijroTiJJtcoai, latin : sub-figuro, c'est--dire image, tableau encore !, lier au grec TJJtOTUJa), latin : delineo, dessiner ). L'hypotypose dsigne l'effet principal de l'ekphrasis :

    C'est lorsque, dans les descriptions, on peint les faits dont on parle comme si ce qu'on dit tait actuellement devant les yeux ; on montre, pour ainsi dire, ce qu'on ne fait que raconter ; on donne en quelque sorte l'original pour la copie, les objets pour les tableaux (7).

    Fontanier classe l'hypotypose dans les figures de style par imitation : toutefois, il inverse le procd et retrouve dans sa dfinition le travail du peintre :

    L'hypotypose peint les choses d'une manire si vive et si nergique qu'elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d'un rcit ou d'une description une image, un tableau, ou mme une scne vivante (s).

    L'hypotypose porte sur les images l o Pharmonisme porte sur les sons, continue-t-il :

    Ce qui constitue celle-ci [l'hypotypose], c'est cette vivacit, cet intrt du style qui lectrise et enflamme l'me au point de lui faire voir comme prsente ou comme relle des choses trs loignes, ou mme purement fictives (9).

    Cette dfinition de l'hypotypose concide avec celle de l'ekphrasis : elles partagent l'effet de rel, dans le cadre d'une reprsentation de modle pictural.

    Longin parle de fiction (E(,u)X.ojroa) ou ' image ((pavxaaa), et il associe cette dernire figure l'hypotypose et Yenargeia : elles sont toutes lies l'effet de movere, c'est--dire cette capacit de l'orateur induire chez l'auditeur des sentiments non fonds sur la stricte rationalit (10).

    Nous admettrons notre propos n'tant pas une tude lexicologique et historique de Pekphrasis que tous ces termes (image, peinture, tableau, image peinte, mise en scne, nergie {v\)) dont nous faisons un simple

    m 7 Csar Dumarsais, Des tropes ou des diffrents sens, d. tablie par F. Douay-Soublin, coll. Critiques, rion, 1988, p. 133. 8 P. Fontanier, op. cit., p. 390. 9 Id, p. 392. 10 Longin, Trait du sublime, trad, de N. Boileau, coll. Bibliothque classique, Le livre de Poche, Librairie LITTRATURE gnrale franaise, 1995, p. 97. n 111 - oct. 98 11 Bernard Dupriez, Gradus Les procds littraires, coll. 10/18, Union gnrale d'dition, 198, p. 240.

  • EKPHRASIS DE MON CUR

    rappel (12) sont quasiment synonymes et peuvent servir commenter la mme figure. Chacun prcise un des aspects rhtoriques de l'ekphrasis.

    Le terme d'enargeia (vQYEia) bnficie d'une confusion paronymi- que avec energeia (voyEia, force en action ) et hrite ainsi de la qualit & nergie, traduction qui, pour tre errone, illustre nanmoins parfaitement l'effet d'une ekphrasis russie.

    Quintilien traduit le terme energeia par le mot latin evientia (13). Cependant, il le confond plus loin avec l'hypotypose (14) que, en citant Cicron, il associe Yinlustratio et X evientia (15).

    D'autres figures peuvent se rajouter aux prcdentes : Vpithte et Vpithtisme, mais galement Yasyndte, car elles sont productrices d'nergie. Portant sur un lieu, la description peut devenir topographie (xojroYQCKpia) ou, imitation du caractre des personnes, elle prendra la forme de l'thope (r|Pojtoa ou portrait moral).

    Peu importe le terme choisi : nous ne chercherons pas en imposer un plus qu'un autre, puisque chacun nous parat souligner un aspect important de la mme figure. Examinons plutt les caractristiques de cette description.

    Sa longueur ne peut servir la dfinir. On observe des descriptions brves, en quelques mots, des tableaux courts, que l'on nommera diatyposes

    ). Toutefois, remontant aux origines, B. Cassin remarque que :

    Comme Yepideixis le terme mme d'ekphrasis connote une exhaustion, l'insolence d'un jusqu'au bout : c'est une mise en phrases qui puise son objet et dsigne terminologiquement les descriptions, minutieuses et compltes, de choses ou de personnes (une cit, un athlte), figurant souvent ce titre comme morceaux dans les loges, mais surtout, ds leur modle et de manire paradigmatique, les descriptions d' uvres d'art (i).

    Il semble toutefois que ce jusqu'au bout s'illustre plus dans la qualit (l'effet de rel) que dans la quantit (17).

    1 2 Pour une tude plus srieuse et plus approfondie, cf. M. Costantini. 13 ... l'vidence [evidential que les Grecs appellent enargeia... , Quintilien, L'Institution oratoire, trad, de J. Cousin, coll. G. Bud, les Belles-Lettres, LTV, 2, 63, T. 3, p. 56. 14 Quintilien, op. cit., LJX, T5, p. 181. 15 [Y evidential ... qui nous semble non pas tant raconter que montrer, et nos sentiments ne suivront pas moins que si nous assistions aux vnements eux-mmes. , Quintilien, op. cit., LVI, 2, 32, T4, p. 32. 16 B. Cassin, op. cit., p. 501. 1 1 'Z 17 ... la figure [evidentia, illustration ou hypotypose]... sert gnralement, non pas indiquer un fait qui s'est -L i.J pass, mais montrer comment il s'est pass, et cela non pas dans son ensemble, mais dans le dtail [...]D'autres [...] la dfinissent comme une reprsentation des faits propose en termes si expressifs que l'on croit LITTRATURE voir plutt qu'entendre... , Quintilien, op. cit., LIX, 2, 40, T5, p. 181. n* m oct. 98

  • RFLEXIONS CRITIQUES

    La figure trouve son originalit dans un statut mixte : en effet, elle est, comme description, essentiellement un arrt du rcit. Mais elle est tout de mme description en forme de rcit ; elle marque le retour de la narration au cur du descriptif. Quintilien ne s'y trompe pas, qui dans sa volont de mettre en ordre, essaie de prvenir toute confusion :

    ... Phypotypose ne doit pas tre tenue pour une narration (is).

    La prcaution montre l'ampleur du problme. En fait, la figure peut tre rsume comme une description en mouve

    ment (19). C'est la part de l'hypotypose qui domine l'ekphrasis : l'action seule peut imposer l'vidence (20). Par ce retour de l'action en son coeur, la description ressortit au tragique thtral : elle produit du pathos (21).

    Une autre proprit de l'ekphrasis est d'tre un tableau dtachable et reproductible. B. Cassin commente la description qu'Homre fait du bouclier d'Achille {Iliade, fin du chant XVHI) comme celle d'un objet fictif, comme une uvre cosmo-politique, mme si tout semble vrai (toujours ut pictura poesis /). Mais, surtout, elle fait remarquer le modle qu'offre la description et elle voit dans le bouclier d'Hracls attribu Hsiode sa reproduction (22). La conclusion apporte un statut supplmentaire l'ekphrasis :

    ... il ne s'agit plus d'imiter la peinture en tant qu'elle cherche mettre l'objet sous les yeux peindre l'objet , mais d'imiter la peinture en tant qu'art mimtique peindre la peinture. Imiter l'imitation, produire une connaissance non de l'objet mais de la fiction d'objet, de l'objectivation : l'ekphrasis logologique, c'est de la littrature (23).

    La description n'existe plus alors en elle-mme : elle est toujours citation (24). C'est pourquoi elle devra tre traverse par des signes qui marquent son intemporalit et sa permanence.

    1 8 Quintilien, op. cit., LIV, 2, 3, B, p. 39. 19 La description entre dans la problmatique plus large de la mimsis, dfinie par M. Costanni d'aprs P. Ricur comme la composition d'une intrigue , op. cit., p. 31. 20 J'entends par mettre une chose devant les yeux indiquer cette chose comme agissant. , Aristote, Rhtorique, trad, de Ch.-E. Ruelle, Le livre de Poche, Librairie gnrale franaise, 1991, p. 337. 21 Ainsi, le principe et si l'on peut dire l'me de la tragdie, c'est l'histoire [...] c'est qu'il s'agit avant tout d'une reprsentation d'action et, par l seulement, d'hommes qui agissent. , Aristote, Potique, trad, de R. Dupont-Roc et J. Lallot, coll. Potique, Ed. du Seuil, 1980, 6-50b3, p. 57. 22 Ce mot-l (tapgaoi), en grec mme tardif, n'a jamais signifi commentaire d'image , ainsi qu'on

    ml'emploie trop communment aujourd'hui... , M. Costantini, op. cit., p. 25. Et il poursuit (id., p. 36) : L'ekphrasis artistique [...] se constitue en sous-genre [...] et instaure un archi-texte [...] l'intrieur d'un texte appartenant lui-mme un genre bien dfini... 23 B. Cassin, op. cit., p. 501. LITTRATURE *4 ... l'ekphrasis qui constitue le matriciel prologue de Daphnis et Chhe [consiste ] non plus faire voir l'tre n m - oct. 98 par un discours, mais faire entendre du discours par un palimpseste , B. Cassin, op. cit., p. 15.

  • EKPHRASIS DE MON CUR

    Une autre caractristique frappante de Pekphrasis est que la mtaphore s'y trouve son degr zro, au point qu'on a pu l'analyser comme l'antimtaphore par excellence (25). La figure donne la prfrence la mtonymie et la synecdoque parce que ces dernires favorisent, par leur effet de concentration et de rduction, la rapidit du discours.

    Cependant, il apparat que l'absence interne de mtaphores n'est souvent l que pour mettre en place une description qui est tout entire mtaphorique : la figure devient alors une allgorie. C'est pourquoi on peut :

    distinguer une hypotypose descriptive et une hypotypose rhtorique, o l'action est un artifice de la reprsentation de l'ide (20).

    Il y a donc un double mouvement de l'image, en sens contraire : les figures secondaires vont vers la rduction, quand la figure principale va vers l'expansion. L'ekphrasis est le contraire de la schmatisation qui rduit globalement tout en faisant parfois appel une figure de dveloppement (la comparaison, par exemple).

    En ce sens, l'ekphrasis peut ressortir l'argumentation analogique (27).

    En effet, il s'agit dans la figure de mettre en branle l'motion, aux dpens de la raison. Les sentiments vont natre entre deux termes extrmes, la frayeur et la piti (2s), couple apparemment antithtique mais de fait irrductible. L'motion passe par un appel aux sens : l'hypotypose pour la vue, l'harmonisme pour l'oue. L'ekphrasis raconte et recompose une sensation. La technique est propose par saint Ignace de Loyola dans ses Exercices spirituels, o celui qui travaille sur sa foi doit s'appliquer :

    la composition de lieu avec application des sens (29).

    Plus que d'autres, les Jsuites ont compris l'importance de la mutation : le regard va envahir, jusqu' les supplanter, les autres sens. La parole n'est plus suite de sons, elle est devenue suite d'images : tous les sens se concentrent et se fondent dans ces fictions que suscite le logos.

    La figure par excellence de la rhtorique des Jsuites de Cour, de Richeome Le Moyne, c'est la description, ou ekphrasis, riche en puissance,

    25 B. Cassin, op. cit., p. 501. 26 Bernard Dupriez, op. cit., p. 204. On pourra mettre cette opposition en rapport avec l'opposition faite par M. Riffaterre entre ekphrasis littraire et ekphrasis critique. 27AMarc Fumaroli tablit que le modle de demonstratio du P. Richeome est dans les Tableaux de Philostrate. L'Age de l'loquence, Bibliothque de l'humanit, Albin Michel, 1994, p. 258. 28 Aristote fait de ces deux sentiments le ressort de la mimsis: ... la reprsentation a pour objet non seulement une action qui va son terme, mais des vnements qui inspirent la frayeur et la piti... et ... leplaisir que doit produire le pote vient de la piti et de la frayeur veilles par 1 activit reprsentatives... , LITTRATURE Potique, 9-52a2, p. 67 et 14-53bl2, p. 81. 29 Cit par M. Rumaroli, op. cit., p. 259. n" ill - oct. 98

  • RFLEXIONS CRITIQUES

    comme le miroir de toutes les possibilits de Yimitatio Naturae : hypotypose, thope, topographie, narration, 'charactere' ; elle peut s'accompagner d'une sorte de bande sonore qui donne une voix aux choses et aux personnages dcrits : interrogation, dialogisme, prosopope. [...] Avec le P. Ri- cheome, appliqu la varit des spectacles de la Nature et de l'Art, cet art d'imiter, de rivaliser de prsence et de relief avec les choses et les tres sensibles tend devenir une fin en soi, parfaitement accorde la curiosit insatiable des spectateurs de Cour. Le passage au sens mystique des merveilles de Nature et d'Art devient un rite, voire un alibi. Restent la fascination pour le monde sensible, pour ses aspects tranges, surprenants, et l'orgueil de fabriquer des simulacres qui rivalisent avec lui victorieusement. Imiter la Nature, pour les Jsuites, c'est prouver que leur loquence est capable de se substituer elle (30).

    L'ekphrasis est la figure totale. Les sens y sont sollicits parfois par la violence, rveillant la sensation la plus extrme.

    Aujourd'hui plus particulirement, l'ekphrasis rapparat sous ses formes les plus crues. L'homme public par son discours qui se situe gnralement partout et nulle part, c'est--dire dans la confusion de la vie politique et de la vie civile, dans le modelage du parler vrai au moule de l'incontournable langue de bois mdiatique est une source riche en lments permettant de nourrir une analyse idologique des figures. tudions B. Kouch- ner, moderne rhteur au grand cur :

    Et ce fut Beyrouth. Des blesss encore, dans un quartier palestinien et musulman encercl par les chrtiens. La salle d'opration tait installe dans une masure de trente mtres carrs, sur deux niveaux. On ne pouvait mme pas passer un brancard par l'escalier, il fallait le soulever bout de bras. Les mdecins lavaient le sang par terre, des gens tiraient la mitraillette dans l'hpital pour qu'on reoive en priorit leurs blesss (31 ).

    L'ekphrasis s'adresse la volont par la mdiation de l'imagination, matresse des passions, elles-mmes dterminant le vouloir (32). Qu'elle agite l'me en excitant les sens, qu'elle en appelle la compassion, l'ekphrasis ne cherche pas convaincre, mais persuader : la description tient lieu

    -11/' de dmonstration, et l'motion contient toute l'argumentation.

    LITTRATURE ^0 M. Fumaroli, op. cit., pp. 678-679. 31 Bernard Kouchner, Ce que je crois, Grasset, 1995, p. 65. n ill - OCT. 98 32 M. Fumaroli, op. cit., pp. 678-679.

  • EKPHRASIS DE MON CUR

    Quelques questions surgissent quand on veut expliquer la puissance et l'efficacit de l'ekphrasis. Comment le ralisme de l'hypotypose, qui semble personnaliser la description pour la faire s'adapter au sujet, peut-il aller de pair avec la qualit de dtachement, de reproduction, bref de passepartout ?

    C'est probablement que, travers les termes propres dcrire le sujet, il en existe d'autres qui animent la description et sont en quelque sorte des topiques, c'est--dire des structures de pense qui soutiennent de faon permanente la forme vnementielle de la description. H faut se souvenir que nous avons dfini l'ekphrasis plus comme une mimsis de la culture que comme une mimsis de la nature (33).

    Thon, dans ses Exercices prliminaires, tablit une parent entre l'ekphrasis et le lieu commun puisqu'ils sont tous les deux communs et gnraux. Cependant, il leur reconnat une diffrence :

    ... quand on rapporte les faits dans le lieu commun, on ajoute son avis en disant que c'est bien ou mal, alors que dans Pekphrasis on se contente d'exposer simplement les faits (34).

    Qu'on ne s'y trompe pas, l'apparente neutralit de l'ekphrasis vise l'tablir comme une vidence ! On fait l'conomie des liens logiques en considrant le sens comme acquis, comme clair (qu'on se rappelle comment Quintilien assimile clart et vidence), et on force la main l'interlocuteur. Thon poursuit :

    Les qualits de l'ekphrasis sont les suivantes : la clart, surtout, et la visibilit qui fait presque voir ce qui est expos ; ensuite le fait d'viter une totale prolixit sur ce qui est inutile... (35).

    La sobrit de l'expos rduit la description ce qui est essentiel forger un point de vue unique. C'est pourquoi une ekphrasis russie doit dsigner immdiatement les marques qui mettent en scne le discours : ces marques doivent se lire comme des icnes qui dclenchent dans l'instant une reprsentation srement codifie. En apparence strictement dnotatif, le propos finit par se rvler fortement connotatif : l rside la figure. Comparons cette citation de B. Kouchner avec la prcdente :

    Je revois cet anesthsiste kurde qui avait fait ses tudes Francfort. Il tait venu soigner son peuple en guerre, seul avec trente blesss sous un 117

    33 ... des effets qui ne tirent leur enargeia, leur vivacit, que des pouvoirs du logos. , B. Cassin, op. cit., LITTRATURE p. 504. 34 Gt par F. Desbordes, op. cit., p. 226. 35 Ibid. n ill - ocr. 98

  • RFLEXIONS CRITIQUES

    petit auvent de pierre et de boue bombard un mtre, sur la route, pardessus la colline qui le protgeait mal. D courait sous les bombes pour aller chercher de l'eau (36).

    Elles ont en commun une absence totale de critique ou d'analyse, et, en lieu et place de celles-ci, de l'action brute mettant en valeur la mme ardeur des bons face l'adversit. La description est focalise autour du narrateur, qui endosse l'habit du tmoin, se cautionnant par l'usage de la premire personne, ou bien nous invitant partager son point de vue par un on universel. Le lexique accumule les marques rcurrentes, crant une isotopie unique. Le style est asyndtique, l'hypotypose s'incarne dans le rythme hach pareil une rafale de mitraillette (37).

    Les procds sont les mmes : c'est leur rptition qui permet la reproduction inpuisable du modle. O se situe alors la pertinence de Pekphrasis, si ce n'est dans sa forme ? ceci nous rpondons que Pekphra- sis est pertinente par son kairos, ce moment opportun des sophistes : l'ekphrasis efficace n'a pas besoin d'tre originale (au contraire, trop d'originalit nuit sa clart universelle), elle doit seulement survenir quand il faut, l o il faut.

    L'ekphrasis est une figure intimement lie au roman. Certes, ce genre littraire apparat d'abord comme un pot-pourri de figures o surnage l'ekphrasis (33), mais le rle de cette dernire s'impose rapidement : elle est le lieu o se rencontrent et s'interpntrent la narration et la description, elle est le lieu o la littrature peut se contempler devant son propre miroir, elle est le lieu de son accomplissement et de sa jouissance (39), le lieu o le monde devient littrature (40).

    La vie est un roman, titrait il y a quelques annes le cinaste A. Res- nais : effectivement, le roman s'est impos comme le genre littraire dominant. Mais ce phnomne ne date pas d'aujourd'hui : Cervantes ne raconte pas les conflits entre un chevalier nourri de romans et un monde qui serait entr dans un temps dpouill de toute littrature, mais il prfigure plutt sa lointaine descendante, Emma Bovary, dont la vie n'existe qu' travers la narration romanesque qu'elle s'en fait. L'poque baroque, avec ce plongeon dans un monde structur par le regard, est la premire tape d'une Weltanschauung romanesque ; c'est ce que confirme M. Fumaroli :

    36 B. Kouchner, op. cit., p. 209.

    m 37 Contempler, c'est prter l'oreille [...] ... des yeux pour entendre, puisqu'on a des oreilles pour voir. , B. Cassin, op. cit., pp. 510 et 512. 38 B. Cassin, op. cit., p. 493. 39 Aristote, Potique, 4-48b8, p. 43 : Ds l'enfance les hommes ont, inscrites dans leur nature, la fois une LITTRATURE tendance reprsenter... et une tendance trouver du plaisir aux reprsentations. n 111 - oct. 98 40 B. Cassin, op. cit., pp. 507 et 509.

  • EKPHRASIS DE MON CUR

    La tentation [des disciples de Loyola] [...] fut de ramener la Vita Christi vers le roman, le conte de fes, et la magie de l'imaginaire (41 ).

    Le rcit, c'est le retour d'une dynamique du plaisir dans une vie (42) qui semble vide de tout sens : la structure temporelle qu'apporte le rcit, l'espace que construit la description, les rles qu'endossent les personnages, le roman est avant tout une vie prte--porter .

    Pour raconter, la littrature s'est double aujourd'hui du cinma et surtout de la tlvision, moyens de grande diffusion qui empruntent puis imposent des formes de discours la littrature, au point que certains auteurs parlent d'une rhtorique des images : mais est-il d'autres rhtoriques que celle des images ?

    Nous pouvons reprer dans le discours tlvisuel des formes qui voquent l'ekphrasis : le spot publicitaire ou le clip musical mettent en avant des qualits similaires celle de la figure. Limit dans sa dure, le spot rejoint la diatypose ; plus long, le clip s'assimile au tableau. Mais, surtout, le spot dcrit un produit en mettant gnralement en scne une brve histoire, afin de placer ce produit dans un cadre l'imitation du rel : comme l'ekphrasis, il est description en action, mais, surtout, il est une imitation du rel qui finit par en devenir l'unique modle de perception.

    Spot et clip utilisent la citation : la tlvision cite la littrature et le cinma, puis se cite souvent elle-mme. Enfin, ces deux trs courts mtrages sont des espaces clos dans lesquels il s'agit de persuader (leur dure n'autorise pas une dmonstration convaincante, on articule donc des icnes simplement comprhensibles), auxquels la brivet confre l'avantage de pouvoir se glisser n'importe o le tableau dtachable devient ici la coupure publicitaire au milieu du film (43).

    Si le cinma et la tlvision ont emprunt la littrature, celle-ci n'a plus aujourd'hui aucun scrupule les piller : les romans sont frquemment crits dans l'optique d'un passage l'cran. Ds lors, l'ekphrasis apparat moins comme un tableau que comme un extrait de film :

    En septembre 1968, loin des barricades parisiennes mais sous les obus, un DC4 m'a dpos au Biafra en pleine nuit, avec d'autres mdecins [...] sur un tronon de route amnag en piste (44).

    41 M. Fumaroli, op. cit., p. 377. 42 Aristote, Potique, 6-50al6, p. 55 : ... la tragdie est reprsentation non d'hommes, mais d'action, de vie 1 1 Q et de bonheur... X X s 43 II y a une quinzaine d'annes sur les tlvisions japonaises, nul signal ne montrait la coupure du film par lapublicit : ainsi une cascade automobile menait brusquement vanter les mrites d'une marque de pneus. C'est LITTRATURE le kairos de l'ekphrasis publicitaire ! 44 B. Kouchner, op. cit., p. 56. n" 11 1 - oct. 98

  • RFLEXIONS CRITIQUES

    On croit voir l un passage de Casablanca peine revisit. De la littrature au cinma, de la tlvision la littrature, les images

    renvoient d'autres images, les font natre ; la tlvision parle de cinma, de littrature, mais aussi parle d'elle-mme : le spectacle finit par s'auto- engendrer, dans un logos louangeur !

    Dans cette profusion d'un discours qui n'est plus qu'un kalidoscope o se refltent et se mlent les phantasia, quel est le statut de la description qui imite le rel ? Quintilien semble dpass quand il dit :

    Aussi l'vQYEia, dont j'ai fait mention dans ce qui concerne les prceptes de la narration, doit tre range parmi les ornements, parce qu'elle est vidence [evidential ou, comme d'autres disent, hypotypose [repraesentatio] plutt que clart (d'un expos) [perspicuites], que la premire se laisse voir ouvertement, tandis que la seconde, en une certaine mesure, se montre (45).

    La figure ne peut plus tre voque comme un quilibre subtil entre la profondeur et l'apparence. La rhtorique elle-mme a pris trop d'ampleur dans un monde structur par les images pour se rduire un simple art de mise en scne de la vrit : elle devient l'unique perception du monde ; l'ekphrasis n'est plus un cart, elle est un mode structurel de pense.

    Peut-on encore dire que l'ekphrasis cherche imiter la nature et devenir plus forte qu'elle ? Ou bien que :

    [La description] ne fait appel l'imagination que pour mieux rendre imaginable l'inimaginable et vraisemblable l'invraisemblable (4).

    Non, il semble qu'il n'y ait plus d'autre vrit quter en de la suite des images : la littrature l'a enfin emport sur la philosophie.

    Quand il y a confusion absolue entre le rel et sa reprsentation,

    le rel ne disparat pas dans l'illusion, c'est l'illusion qui disparat dans la ralit intgrale (47).

    C'est l'hypotypose gnralise (ab) .

    45 Quintilien, op. cit., LVm, 3, 61, p. 77, T5. 46 M. Fumaroli, op. cit., p. 377. 47 Jean Baudrillard, Le Crime parfait, Galile, 1995, pp. 10 et 11. 48 Les figures que nous tudions ici entrent dans la catgorie plus gnrale des fallacies. Anne-Marie Gingras fait remarquer combien la ferveur motive participe du discours politique : Durant les trois dbats de la

    i "1A campagne prsidentielle [amricaine] de 1992, les appels aux motions constituent le type d'argument le plus LZ.\J souvent utilis ; environ le tiers des fallacies sont des appels la fiert, la compassion, au courage, la

    confiance, etc. , in L'Argumentation dans les dbats tlviss entre candidats la prsidence amricaine LITTRATURE L'appel aux motions comme technique de persuasion, p. 190, Hermes, n 16, Argumentation et rhtorique H, n m - oct. 98 pp. 187 200, CNRS d., 1995.

  • EKPHRASIS DE MON CUR

    nouveau monde, nouveaux personnages. Le nouveau hros est d'abord icne de l'motion et de l'action pure : le sportif, par son effort gratuit et inutile, est le chevalier mme de l'ekphrasis. Ce passage qui met en scne lefrench doctor au marathon de New York mrite d'tre cit dans son entier :

    ce moment de la course, on n'a plus trop envie de frapper les paumes des spectateurs tendues pour l'encouragement. Les ravitaillements deviennent des haltes glissantes, au sol jonch de petites bouteilles d'eau en plastique et de gobelets en carton contenant un liquide nutritif qui ronge les estomacs fatigus. Des coureurs en perdition titubent, fls s'arrosent la nuque du contenu de leurs timbales. D ne faut pas marcher, pas de repos, on doit poursuivre.

    L, dans la pente, vers Harlem, vient la vraie souffrance. Les jambes ttanises, les genoux douloureux, l'expiration pnible, la sueur dans les yeux, et ce vent qui sche le maillot tremp sur le ventre, en des crampes insupportables : l'preuve commence vraiment au-del du trentime kilomtre. C'est long, c'est loin, vers la ville basse : on pense qu'on n'y arrivera jamais. On veut s'arrter. On veut mourir. Des grosses dames noires aux fesses volumineuses doublent en riant, salues par les spectateurs. Habiles danser au milieu de la chausse devant les orchestres de jazz, elles humilient de leur facilit. On se persuade qu'elles trichent, qu'elles parcourent peine quelques kilomtres dans les rues de leur quartier, mais rien n'est sr. On serre les dents et on tente de les distancer, en se demandant ce qu'on est venu chercher dans cette preuve pouvantable. cette tape du parcours, il faut de la volont : encore une histoire de dfis affronts, pour rien, pour soi. Le marathon, c'est la plus simple, la plus tendue, la plus belle des courses, puisque la plus longuement inutile. Le risque vaut d'abord pour lui-mme, ensuite pour sa qualit (49).

    C'est la monte au Golgotha ! Et la qualit du risque, c'est la contemplation solipsiste et narcissique de soi devenu pour un instant une star, c'est--dire possible modle d'une imitation.

    121

    LITTRATURE 49 B. Kouchner, op. cit., p. 261. n ill - ocr. 98

  • RFLEXIONS CRITIQUES

    Cette violence, cette douleur, le mdecin du monde en fait son pain quotidien : il est donc un des hros de l'ekphrasis pathtique (50). Homme d'action, il est acteur, dans tous les sens du terme :

    Je m'apparente, par protection, ces comdiens de thtre, ces chanteurs qui vitent de lire les critiques tant qu'ils jouent, car au premier reintement ils ont les jambes scies, la voix courte, ils sont incapables de tenir leur rle (si).

    Le hros idal est bien videmment l'histrion ; il s'identifie son rle avec un srieux qui alimente les commentaires : l'un a pris vingt kilos pour jouer un obse, l'autre est all dormir dans la rue pour jouer un SDF ; d'ailleurs, la tlvision ne s'y trompe pas, qui embauche des comdiens pour jouer un reportage sur les SDF ! (52).

    Le comdien est une diatypose lui tout seul : la demande, il dclenche un portrait plus vrai que nature (53). Il touche au tragique et conduit sans faille le spectateur l'motion : exhibe-t-on sur le plateau quelque malheureux, le comdien par ses pleurs sollicite la compassion au point d'en devenir l'unique support. Un confrre est trpass : on oubliera sa fonction pour vanter abstraitement sa gnrosit.

    Le comdien est l'ekphrasis ralise totalement : un discours qui n'a plus besoin de paroles, qui est pure image !

    Mais on m'opposera qu'il s'agit du monde de la fiction, et que, ct des festivals et des remises de prix, le monde rel continue tourner. Mais est-il bien diffrent ?

    Le journal tlvis, cette quotidienne apologie du rel, n'est qu'une suite d'ekphrasis : se succdent les brefs tmoignages de citoyens qui s'efforcent devant les camras de jouer leur rle de pourvoyeurs d'motions ; sans analyse ou presque, le papier du JT accumule les marques iconiques, n'hsitant pas monter des images d'archives, passe-partout et reproductibles, pour illustrer un discours de la confession intime, ekphrasis o l'exemplaire pathtique tient lieu de dmonstration gnrale.

    50 Non sans une certaine lucidit, parfois : Dans l'humanitaire, comme dans la mdecine, on btit sa rputation sur la douleur des autres. C'est le mtier ; sa noblesse et son ambigut. Mfions-nous de cela. On entretient parfois cette douleur pour mieux conforter un personnage, mme de manire inconsciente. , B. Kouchner, op. cit., pp. 207-208. 51 B. Kouchner, op. cit., p. 101. 52 On se souviendra de la triste affaire autour de Franois de Closets. 53 Le dimanche 23 janvier 1997, Anne Sinclair invite sur le plateau de Sept sur sept (TF1) la rsistante Lucie Aubrac et la comdienne Carole Bouquet, qui lui prte son visage l'cran : c'est Carole Bouquet que la journaliste interroge sur les difficults et les angoisses de la Rsistance, poque qui ne peut alors plus tre vcue

    LITTRATURE que rtrospectivement, dans une reprsentation narrative qui tient lieu de ralit. Lucie Aubrac n'est que la n 111 - oct. 98 spectatrice de sa propre histoire qui se droule devant elle dans la bouche de la comdienne !

  • EKPHRASIS DE MON CUR

    La tlvision met galement en scne la runion des tmoignages, sorte d'anthologie o la messe mdiatique invite chacun partager la pseudo-intimit multiplie sur l'infini des crans. Souvent, la camra quitte la scne pour dvoiler les secrets de la salle : l'motion du spectacle s'ajoute le spectacle de l'motion ; et le voyeur isol devant son poste participe passivement l'motion de l'motion.

    Est-ce l'crasement bien concret par une logique conomique et cynique qui fait que le citoyen qute perdument ce reflet de l'amour ? (54)

    Car la noyade dans le drame est une idologie : celle qui annonce la fin de la ratio; celle qui rduit l'argumentation au choix de la pseudoexposition contre la dmonstration (55). La compassion est une des armes de la sduction, celle qui persuade par le movere-flectere.

    Platon, dj, reprochait aux sophistes de sduire par leur discours la foule, elle-mme le plus grand des sophistes, et il chassait de sa Rpublique tout artisan de la mimesis. Pourtant, la rhtorique, comme art de la parole, est ce qui s'est substitu l'art de la guerre : elle est intimement lie la naissance d'une socit fonde sur le droit, sur la loi, la dmocratie (s). On oublierait trop vite que la rhtorique n'est pas que l'art des figures ; lui appartient aussi l'analyse des arguments :

    ... quelques considrations sur la ralit thique des fallacies s'imposent. Tout d'abord, les phnomnes politiques ne sauraient tre exclusivement apprhends de faon logique et rationnelle. Le patriotisme, le sentiment d'appartenance nationale, le dsir de soulager la famine ou de venir en aide aux victimes d'une guerre civile sont mus au moins autant par les motions que par les arguments rationnels. L'usage des appels aux motions s'avre donc valable dans certaines circonstances. [...] Par ailleurs, les motions, les appels l'autorit, au changement, l'humour et toutes les fallacies ne suffisent pas une prise de dcision claire ; les fallacies peuvent tre utiliss de faon quasi exclusive dans un discours politique, et deviennent ainsi les outils privilgis de la propagande (57).

    54 Le succs rcent de Viviane Forrester, avec L'Horreur conomique, Fayard, 1996, s'explique moins par la pauvret thorique du texte que par la pertinence stylistique avec laquelle l'crivain exprime la tragdie contemporaine. 55 Pour rpondre ngativement une telle requte fonde sur la compassion, un homme ou une femme politique doit d'abord reconnatre la lgitimit de l'motion, puis utiliser une seconde motion, tout aussi lgitime. , A. M. Gingras, op. cit., p. 191.56 A. M. Gingras (ibid.) rapproche l'argument ad populum, soit l'appel aux sentiments populaires, voire aux LITTRATURE prjugs, des appels aux motions. 57 la., p. 197. n m - oct. 98

  • RFLEXIONS CRITIQUES

    La logique est une arme, qui peut tre terrible. Mais l'absence de logique en est une autre : l'apologie de la vrit naturelle (sa), celle qui vient du plus profond de soi (celle qui laisse remonter de l'inconscient toutes les peurs que la culture apaise difficilement) est toujours l'arme d'un antiintellectualisme fascinant. C'est pourquoi il est prudent d'viter de rpondre la dictature des raisonnements par la dictature des images, d'opposer une inhumaine thorie la seule compassion (59).

    De simple touche de couleur qui rehaussait le dbat de la place publique, la description pathtique s'est dveloppe au point de recouvrir le monde. Nous aimerions laisser au sobre et classique Dumarsais, collaborateur de l'Encyclopdie, la conclusion morale de cette rflexion :

    ... il est mieux de n'en faire usage [de Phypotypose] que dans les occasions o il ne s'agit que d'amuser l'imagination, et non quand il faut toucher le cur (60).

    Mais n'est-il pas trop tard ?

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    LITTRATUI N 111 - OCT. 98

    58 Les sentiments qui sont de meilleurs guides que la raison . Ibid. 59 l'origine des dmocraties modernes, celles de l'aprs-guerre, il y a l'extermination et les camps. Ce fait bien rel s'est fig en une ekphrasis, tel point qu'on a vu s'lever des dbats pour savoir si on avait le droit, dans le cas bosniaque, de parler ou non de gnocide : bref, la nouvelle image reproduisait-elle correctement son modle ? ! Le discours de la mmoire et de la commmoration a montr ses limites et ses dangers : on s'est plus occup de savoir si le tableau tait bien peint que des gens qui se faisaient massacrer ! B. Kouchner n'chappe pas la rfrence rcurrente au gnocide : C'tait pour rencontrer Auschwitz en Asie. (op. cit., p. 66). Pourquoi je m'indigne ? Mes grands-parents sont morts Auschwitz et, pendant des annes, personne n'a os ou voulu me le dire. (op. cit., p. 109). Je ne sais pas pourquoi j'ai alors une faiblesse. Laurent m'a lch. C'est ridicule, mais devant ces juifs de lgende et d'intolrance je pense Auschwitz... lors du passage du marathon devant les hassidiques (op. cit., p. 275). 60 C. Dumarsais, op. cit., p. 134.

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