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  • Gradhiva8 (2008)Mmoire de l'esclavage au Bnin

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    Eduardo ViveirosdeCastro

    Claude Lvi-Strauss, uvresGallimard, Bibliothque de la Pliade, ditiontablie par Vincent Debaene, Frdric Keck, MarieMauz et Martin Rueff, 2008................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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    Rfrence lectroniqueEduardo ViveirosdeCastro, Claude Lvi-Strauss, uvres, Gradhiva [En ligne], 8|2008, mis en ligne le 03dcembre 2010, consult le 12 octobre 2012. URL: http://gradhiva.revues.org/1215

    diteur : Muse du quai Branlyhttp://gradhiva.revues.orghttp://www.revues.org

    Document accessible en ligne sur : http://gradhiva.revues.org/1215Ce document est le fac-simil de l'dition papier. muse du quai Branly

  • chronique scientifique

    CLAUDE LVI-STRAUSSuvres. Gallimard, Bibliothque de la Pliade ,2008. dition tablie par Vincent Debaene, FrdricKeck, Marie Mauz et Martin Rueff.

    Ce nest pas tout. Cest en voquant cette transition si carac-

    tristique du matre que lon se risque introduire cette note sur

    lentre de Lvi-Strauss dans la Pliade. Le volume runit sept de

    ses dix-sept livres, choisis par lauteur lui-mme : Tristes tropiques ;

    Le Totmisme aujourdhui et La Pense sauvage ; les trois petites

    mythologiques (La Voie des masques, La Potire jalouse, Histoire

    de lynx) et Regarder, couter, lire. Les deux monuments de la pense

    anthropologique que sont Les Structures lmentaires de la parent

    et les Mythologiques ont donc t laisss de ct, ainsi que tous

    les textes dj rassembls pour les anthologies de la srie des

    Anthropologies structurales (les deux tomes ponymes et Le

    Regard loign). Par ailleurs, un seul des nombreux entretiens que

    Lvi-Strauss a accords tout au long de sa carrire est reproduit ici :

    un entretien avec Raymond Bellour datant de 1967, court mais dense.

    Ldition a t augmente de plusieurs notes rdiges par Lvi-

    Strauss (dates de 2005-2006), ce qui lui confre un caractre

    indit tout fait prcieux. Le changement le plus significatif concerne

    La Pense sauvage, dont des paragraphes entiers du huitime cha-

    pitre sur Auguste Comte et en particulier sur son interprtation du

    ftichisme ont t rcrits. Ce point est expliqu par Lvi-Strauss

    en note la p. 794, et abondamment comment par Frdric Keck

    (p. 1804-1 810).

    Si commencer par ce nest pas tout fait sens, ce nest pas tant

    parce que lon a fait un choix parmi tant dautres possibles dans une

    uvre tendue et varie (Debaene, p. xii), mais bien plus parce que

    la petite phrase de Lvi-Strauss annonce et symbolise un double

    mouvement, ce qui fait delle un quasi-hiroglyphe de lanthropolo-

    gie structurale. En effet, si la petite phrase qui scande avec une

    insistance particulire la prose des Mythologiques introduit gn-

    ralement un argument supplmentaire venant prouver la cohrence

    dune configuration symbolique donne, clturant un passage dont

    les axes smantiques sont jusque-l peine dvoils par le drou-

    lement de lexpos, parfois, au contraire, elle sert montrer le carac-

    tre toujours inachev et renouvel de lanalyse. Car, alors que la

    dmonstration semblait arriver son point final, la petite phrase

    ouvre sur de nouveaux dveloppements, un lien implicite et obscur

    est alors rvl, qui, tout en sexpliquant et sclaircissant, se mul-

    tiplie en un nombre infini de perspectives nouvelles. Ce nest pas

    tout, donc, car rien nest jamais tout, aucun moment on ne par-

    vient une vritable totalisation dans la mesure o lobjet de lana-

    lyse structurale correspond toujours ltat particulier dun systme

    de transformations en perptuel dsquilibre (autre leitmotiv

    lvi-straussien, pendant ontologique du ce nest pas tout mtho-

    dologique), dont les limites sont toujours historiquement contin-

    gentes.

    Ncessit et contingence, clture et inachvement, structure et

    multiplicit : cette triple tension structure le structuralisme et trace

    les lignes de divergences de sa postrit. Pour ma part, je consi-

    dre luvre de Lvi-Strauss, limage de la mythologie amrin-

    dienne quil a su comprendre mieux que nimporte quel autre

    anthropologue, comme in-terminable (Lvi-Strauss 1964 : 14),

    complexe, ambigu et plurielle, et par l mme toujours actuelle.

    Cest bien cette actualit permanente de son uvre sa capacit

    sauto-dcaler qui se voit reconnue par cette canonisation, selon

    la formule consacre, que constitue sa publication dans la

    Bibliothque de la Pliade, nom qui nest pas sans voquer, dailleurs,

    maintes rsonances lvi-straussiennes. Souvenons-nous que la

    constellation ponyme est, dans la pense amrindienne, un signe

    minent du continu ; on voit alors oprer la clbre double tor-

    sion , dans toute sa subtilit, par laquelle le grand penseur (dau-

    cuns diraient lapologiste) du passage du continu au discret est

    ramen au continu mais, selon le mouvement en spirale propre

    toute transformation mythique, vers un continu second, surnaturel

    plutt que naturel, un continu dont le caractre indiffrenci (sicles,

    langues, genres et auteurs les plus divers se ctoient parmi les

    volumes de la Pliade, avec leurs couvertures pleine peau au chro-

    matisme trs discret) ne le fait que mieux apparatre dans le vaste

    ciel nocturne et anonyme de lhistoire.

    Ce nest pas tout. Honneur suprme, cette ascension vers le continu

    se fait de son vivant, lanne mme du centenaire de Lvi-Strauss.

    Nous, anthropologues du monde entier, pouvons nous enorgueillir

    et tre reconnaissants de lhommage ainsi fait notre discipline en

    la personne de son plus illustre pratiquant, le penseur qui a refond

    lanthropologie en dmontant les fondements mtaphysiques du

    colonialisme occidental, et qui rvolutionna du mme coup la phi-

    losophie en ouvrant la voie, lune des principales du sicle, au ren-

    versement des fondements colonialistes de la mtaphysique

    occidentale.

    Les ethnologues amricanistes se rjouiront doublement du choix

    des textes de cette anthologie, qui privilgient la prsentation et

    lanalyse de matriaux ethnographiques issus du continent sur

    lequel Lvi-Strauss sest spcialis. La slection permet ainsi au lec-

    teur dvaluer limportance des soubassements amrindiens du

    structuralisme , selon la formule dAnne-Christine Taylor (2004 :

    97), que lon ferait bien de considrer dans toute ltendue de sa

    radicalit. Les spcialistes des peuples tupi peuvent, quant eux,

    se rjouir triplement : la cosmogonie dont a tmoign Andr Thevet

    Rio de Janeiro au XVe sicle, expose dans Histoire de lynx, inscrit

    nouveau les Tupinamba dans la Pliade, eux qui sy trouvaient dj

    130 Gradhiva, 2008, n 8 n.s.

    Notes critiques

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  • sous la plume dun auteur auquel cette mme Histoire de lynx ddie

    un chapitre sombre et magistral : Montaigne1.

    Il y a quelque chose comme la fin dun cycle dans ce retour sur

    les Tupinamba et Montaigne la veille du Ve centenaire de linvasion

    de lAmrique2 ; mais aussi une r-ouverture : par un frappant retour

    des choses, lanthropologie dcouvre que la vritable ouverture

    lautre (p. 1270) caractrise ces autres quelle tudie plutt que

    nous-mmes, ces autres quelle se complaisait autrefois se figu-

    rer comme enferms dans leur cocon ethnocentrique et atempo-

    rel3. Le message perturbant dHistoire de lynx est donc celui-l :

    lautre des autres est aussi autre. Et la conclusion la plus gnrale

    en tirer est que lanthropologie na dautre alternative que de poser

    un alignement de principe avec la pense sauvage, de se situer sur

    le plan de limmanence quelle partage avec son objet. En dfinis-

    sant les Mythologiques comme le mythe de la mythologie et la

    connaissance anthropologique comme une transformation struc-

    turale de la praxis indigne ( lanthropologie cherche [...] labo-

    rer la science sociale de lobserv4 [Lvi Strauss 1958 : 397]),

    lanthropologie lvi-straussienne projette une philosophie venir

    (Hamberger 2004 : 345) positivement marque du sceau de lin-

    terminable et du virtuel (Maniglier 2000), et partant, radicalement

    trangre aux appropriations transcendantalistes que tentent encore

    den faire les prtres de lOrdre symbolique et les porte-paroles de

    lUniversel.

    Comme toujours dans cette collection, les textes sont accompa-

    gns dun important appareil critique. Celui-ci vient sajouter au dos-

    sier publi sous la direction de Michel Izard en 2004 dans les Cahiers

    de LHerne et cet autre grand hommage, savoir la publication en

    2009 dun Cambridge Companion to Lvi-Strauss, dirige par Boris

    Wiseman ; le tout se prsentant comme ce que lon pourrait quali-

    fier de deuxime printemps de la littrature sur Lvi-Strauss,

    dont on peroit les signes avant-coureurs la fin des annes 1980,

    aprs un long hiver de prs de deux dcennies.

    Ce renouveau est d en partie la publication des petites

    Mythologiques, en particulier celle de La Potire jalouse (1985),

    notes critiques

    131

    1. Il y a, dans Tristes tropiques, des pages clbres sur la France antarctiqueet les premiers observateurs des Tupinamba. La prfrence de lauteur va,on le sait, Jean de Lry, dont le livre lui servait de brviaire de lethno-logue (p. 67). Mais cest finalement le mythographe Thevet qui, dans Histoirede lynx, prend le dessus sur lethnologue Lry.

    2. La publication originale du livre date de 1991.

    3. Au vu de la vague ractionnaire qui, se rpandant de lOccident vers le restedu monde partir des annes 1980, a fait fleurir les succdans de RogerCaillois, dAlain Finkielkraut Luc Ferry, de Samuel Huntington Steven Pinker,la polmique entre Lvi-Strauss et Caillois suite la publication de Race ethistoire, qui nourrit lun des chapitres les plus profonds de Tristes tropiques( Un petit verre de rhum ), est ainsi encore pleinement dactualit.

    4. Vincent Debaene, dans la Prface , insiste sur le refus de Lvi-Strauss,en particulier partir des Mythologiques, dune quelconque prtention une universalit de surplomb , sur son renoncement la fiction dun pointde vue depuis lequel on pourrait embrasser la totalit des logiques ou desystmes symboliques (p. XX). Ce qui constitue, naturellement, tout unprogramme dinterprtation du structuralisme, comme nous le verrons parla suite.

    La mission Lvi-Strauss dans son campement, Nalike, Serra Bodoquena, sud du Mato Grosso, Brsil, 1935-1936 muse du quai Branly, fonds Claude Lvi-Strauss.

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  • qui donna un nouveau souffle un motif qui semblait vanescent,

    la formule canonique du mythe , encourageant une srie dtudes

    et de rvaluations en cours (entre autres par Jean Petitot,

    Lucien Scubla, Emmanuel Dsveaux, Mark Mosko, Pierre Maranda,

    M. Almeida) qui remirent au got du jour au moins dans certaines

    niches acadmiques la question des modles mathmatiques les

    plus adapts au dveloppement du projet structuraliste. Ont ainsi

    t ouvertes des perspectives gnralement fascinantes5, bien que

    le millnarisme conceptuel dun Scubla, par exemple, affirmant que

    la formule canonique dterminerait les conditions dmergence

    et de stabilit [...] des structures lmentaires de toute socit en

    gnral (1998 : 11), puisse nous sembler lgrement excessif.

    Est galement lorigine de ce regain dintrt pour le structu-

    ralisme linfluence exerce ces dix dernires annes par une eth-

    nologie amricaniste principalement amazoniste, je parle ici pro

    domo , dinspiration lvi-straussienne. Faisant une lecture de len-

    semble de luvre du matre franais partir de ses derniers tra-

    vaux (considrant Les Structures lmentaires comme une

    anamorphose anticipe des Mythologiques et accordant une atten-

    tion particulire, dailleurs, Histoire de lynx), et forte des remar-

    quables avances de la recherche de terrain sur lAmazonie, cette

    ethnologie a propos des thses et des concepts qui se sont avrs

    capables de percer les barrires entre sous-spcialits. Elle a entam

    des relations fcondes, par exemple, avec lethnologie anglo-saxonne

    sur la Mlansie, lieu de grande effervescence thorique partir

    des annes 1980 grce au leadership intellectuel de Marilyn Strathern.

    Cette anthropologue a su renouveler entirement la problmatique

    de lchange et du don travers une approche relationniste en pro-

    fonde affinit si ce nest avec la lettre, du moins avec lesprit du struc-

    turalisme au mme moment, bizarrement, lanthropologie franaise

    de la parent sappliquait avec entrain saper les soubassements

    changistes, cest--dire relationnels, du structuralisme en mettant

    leur place de prtendus universaux idologiques lis aux fluides

    corporels.

    Le travail fourni par les diteurs de ce volume est digne dloges.

    Les notices sur les conditions de production, le style, les enjeux

    thoriques et la place des textes slectionns au sein de la trajec-

    toire intellectuelle de lauteur, comme sur leur fortune critique, consti-

    tuent des tudes denses et tout fait prcieuses. Les notes aux

    textes eux-mmes sont de qualit variable : beaucoup mont paru

    superflues ; dautres, au contraire, mriteraient dtre dveloppes.

    Certaines, en petit nombre, contiennent des imprcisions qui, si

    elles sont sans consquences, nen restent pas moins un peu aga-

    antes dans la mesure o on ne sattend pas ce que lintention

    dajouter des prcisions finisse par produire leffet contraire... Le

    fait que la plupart des diteurs ne soient pas des ethnologues pro-

    fessionnels transparat parfois.

    Les notes reproduisant des passages supprims par Lvi-Strauss

    sont, naturellement, dun intrt norme. Jaimerais insister ici sur

    un paragraphe du dactylogramme de La Pense sauvage, reproduit

    par Frdric Keck en note 14 des p. 1834-1835 :

    Le fondement spculatif des prohibitions alimentaires et desrgles dexogamie consiste donc dans une rpugnance conjoindre des termes qui peuvent ltre dun point de vue gn-ral (toute femme est copulable comme toute nourriture est mangeable ) mais entre lesquels lesprit a pos une relationde similitude dans un cas particulier (la femme, ou lanimal, demon clan). [...] [P]ourquoi ce cumul de conjonction [...] est-iltenu pour nfaste ? La seule rponse possible [...] est que lasimilitude premire nest pas donne comme un fait, mais quelleest promulgue comme une loi [...]. Assimiler le semblable sousun nouveau rapport serait en contradiction avec la loi qui aconsenti au semblable comme moyen de crer du diffrent. Eneffet, la similitude est le moyen de la diffrence, et elle nest riendautre que cela...

    Ce nest certainement pas parce quil contredirait lide que Lvi-

    Strauss se fait en gnral de la similitude et de la diffrence que ce

    passage a t supprim ; il sagit l, au contraire, dun dveloppe-

    ment (dailleurs trs riche) anticipant la dclaration lapidaire que

    lon retrouvera plus tard dans LHomme nu la ressemblance

    chronique scientifique

    132

    Jeune fille bororo au premier plan, Kejara, rio Vermelho, Mato Grosso, Brsil, 1935-1936 muse du quai Branly, fonds Claude Lvi-Strauss.

    5. Jattire votre attention en particulier sur le rcent et brillant article deMauro Barbosa de Almeida (2008).

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  • nexiste pas en soi : elle nest quun cas particulier de la diffrence,

    celui o la diffrence tend vers zro. Mais celle-ci ne sannule jamais

    compltement (Lvi-Strauss 1971 : 32) et qui nest autre chose,

    du reste, quun nonc plus abstrait de largument sur limpossible

    gmellit amrindienne que lon trouve dans Histoire de lynx. Le

    passage me semble cependant loquent par sa valeur diacritique :

    il permet de bien mesurer la distance qui spare le concept struc-

    turaliste dchange matrimonial de principes tels que celui du non-

    cumul de lidentique propos par Franoise Hritier, principe qui

    fait dcouler la ressemblance delle-mme, selon un parti pris sub-

    stantialiste entirement tranger lontologie lvi-straussienne de

    la diffrence. Pour le structuralisme, en effet, une ide comme celle

    du non-cumul de lidentique est le type mme, si lon me passe

    loxymoron, dun principe secondaire...

    Il est difficile de prvoir leffet gnral de cet vnement struc-

    tural lentre de Lvi-Strauss dans la Pliade sur le champ intel-

    lectuel (lato sensu). Il est cependant certain quil se produit lheure

    mme o lhritage intellectuel de ce penseur commence tre

    srieusement reconsidr, et o lon constate que son uvre nest

    pas seulement derrire nous et autour de nous , mais aussi et

    surtout devant nous (pour voquer les dernires lignes de Race

    et Histoire). Ce volume tmoigne par ailleurs dun autre frappant

    retour des choses6 : lhritage du structuralisme anthropologique,

    hommages pieux et exceptions honorables part, semble tre aujour-

    dhui, en France, mieux gr par la philosophie que par lanthropo-

    logie. Je pense ici au projet de rediscussion de luvre de Lvi-Strauss

    men par une nouvelle gnration de philosophes, soucieux de

    retrouver loriginalit et la radicalit intellectuelles de la pense fran-

    aise des annes 1960, que la raction conservatrice des dcen-

    nies suivantes a clipses. Parmi eux il convient de citer notamment,

    trois des quatre diteurs du volume7 (Vincent Debaene, Frdric Keck,

    Martin Rueff), mais aussi Patrice Maniglier, linterprte mon avis

    le plus original de la pense de Lvi-Strauss (Maniglier 2000, 2005)

    et lauteur dun livre rvolutionnaire sur Ferdinand de Saussure et

    les origines du structuralisme (2006).

    notes critiques

    133

    6. Lexpression est de Lvi-Strauss (2000 : 720), et son contexte dorigineest pertinent plus dun titre.

    7. Le quatrime diteur, Marie Mauz, ethnologue de son tat, a tabli etannot trs soigneusement les trois petites Mythologiques .

    Village bororo avant une crmonie funraire, Kejara, rio Vermelho, Mato Grosso, Brsil, 1935-1936 muse du quai Branly, fonds Claude Lvi-Strauss.

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  • La reproblmatisation philosophique de la pense de Lvi-Strauss

    se dveloppe suivant plusieurs axes, pour employer un langage

    consacr par lauteur. Il est instructif de voir poindre, par exemple,

    le nom de Leibniz8 (surtout chez Petitot, mais aussi par exemple

    chez Hamberger), ou bien la tradition de la Naturphilosophie (avec

    lvocation croissante des thses de DArcy Thompson, do lon fait

    driver une conception morphogntique plutt que logico-combi-

    natoire de lide de transformation), ou encore la troisime Critique

    kantienne (la notice de Rueff sur Regarder, couter, lire est prci-

    sment un tour de force interprtatif dans ce sens). La lecture de

    Lvi-Strauss (et de Saussure) par Maniglier ne cache pas, quant

    elle, sa dette, discrte mais essentielle, envers Gilles Deleuze, phi-

    losophe dont luvre peut tre considre comme un projet de dter-

    ritorialisation systmatique du structuralisme, mouvement o il a

    su puiser les intuitions les plus originales, qui lont aid partir dans

    dautres directions (Lapoujade 2006). Cette lecture du structura-

    lisme dinspiration deleuzienne mest trs sympathique (il va sans

    dire quelle recueillerait difficilement le total assentiment des deux

    penseurs en question) ; cest une lecture qui affirme joyeusement

    que lanthropologie de Lvi-Strauss est la fois empiriste et plu-

    raliste9 (Maniglier 2000). Je pense que lavenir de ce projet anthro-

    pologique rigoureux et passionn ( Il ne faut pas dpassionner les

    problmes Lvi-Strauss cit ici par Keck, p. 1782) a tout gagner

    dun rapprochement avec Deleuze plutt quavec, disons, Vincent

    Descombes ou Pierre Legendre.

    Lune des questions les plus fascinantes que pose ltude de

    luvre lvi-straussienne est celle de la structure et de la dyna-

    mique internes de sa conceptualit. Il est clair aujourdhui que, depuis

    plus de cinquante ans, luvre rvle des changements de points

    de vue importants : par exemple, sur le statut du couple nature/cul-

    ture, passant dun dualisme objectif une antinomie subjective et

    de celui de condition celui de maldiction. Autre exemple : la trans-

    formation progressive du concept mme de transformation qui,

    dune opration algbrico-combinatoire, devient un processus topo-

    logique et morphodynamique ; mais aussi un dplacement de lho-

    rizon mme de lanalyse, qui tend une amrindianisation de plus

    en plus explicite de thmes que lon croyait universels (l idolo-

    gie bipartite des Amrindiens ). La question ultime consiste tran-

    cher entre voir ces changements comme une rupture auquel cas

    il y aurait deux structuralismes (en perptuel dsquilibre,

    certes) ou au contraire, comme le fait Lvi-Strauss lui-mme, insis-

    ter sur la continuit du programme que nous suivons mthodi-

    quement depuis Les Structures lmentaires de la parent (Lvi-

    Strauss 1964 : 17).

    Il serait un peu ridicule de vouloir corriger Lvi-Strauss quand cest

    de lui-mme quil sagit, comme semblent parfois le faire certains

    de ses commentateurs les plus tatillons. Mais linsistance du matre

    franais sur lunit dinspiration qui marque son uvre ne saurait

    nous interdire de soutenir, en bons structuralistes, le bien-fond

    dune lecture discontinuiste de celle-ci.

    Les discontinuits du projet structuraliste peuvent se situer sur

    les deux axes canoniques des systmes smiologiques : sur laxe

    diachronique, selon lide que luvre lvi-straussienne connat de

    grandes phases ou moments10 ; et sur laxe synchronique, selon

    lide quelle dcrit un double mouvement (progressif et rgressif,

    comme la mythologie amrindienne et ses cycles du feu de cuisine

    et du miel). Lune des faons darticuler ces deux modes de discon-

    tinuits serait de constater que les phases de luvre se distinguent

    les unes des autres par limportance quelles attribuent chacun

    des deux mouvements qui, tout le long, sopposent, en contrepoint.

    La prose thorique de Lvi-Strauss contient, depuis toujours, un

    contre-texte poststructuraliste . La prfrence suppose de lau-

    teur pour les oppositions symtriques, quipollentes, discrtes et

    rversibles (comme celles du modle totmique classique de 1962)

    chronique scientifique

    134

    Jeune fille Caduveo en tenue de fte, Mato Grosso, Brsil,1935-1936 muse du quai Branly, fonds Claude Lvi-Strauss.

    8. Notons que le thme de limpossible gmellit dHistoire de lynx nest passans voquer des motifs leibniziens classiques.

    9. Citation conforme ldition en ligne (http://ciepfc.rhapsodyk.net/article.php3 ?id_article=52) dont la pagination na pu tre identifie.

    10. Le moment prstructuraliste des Structures lmentaires, la pausestructuraliste de La Pense sauvage et la phase poststructuraliste desMythologiques voir Viveiros de Castro 2008.

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  • est dmentie non seulement par la critique, surprenante aujourdhui

    encore, du concept dorganisation dualiste dans le clbre article de

    1956, mais aussi par la tout aussi ancienne et encore plus surpre-

    nante formule canonique du mythe, qui est tout sauf symtrique et

    rversible. Ce nest certainement pas un hasard si les deux derniers

    livres mythologiques de lauteur sont construits comme les dve-

    loppements de ces deux figures : La Potire jalouse est une illustra-

    tion systmatique de la formule canonique, alors quHistoire de lynx

    se concentre sur un dualisme en dsquilibre perptuel expres-

    sion utilise pour la premire fois dans Les Structures lmentaires,

    propos du mariage avunculaire des Tupi des dualits cosmo-socio-

    logiques amrindiennes. Ceci laisse penser que nous sommes face

    une macro-structure virtuelle unique, dont la formule canonique

    qui pr-dconstruit lanalogisme totmique du type A:B::C:D

    (formule qui se lit : A est B ce que C est D) et le dualisme dyna-

    mique qui sape lquipollence statique des oppositions binaires

    seraient deux actualisations privilgies. Avec la formule canonique,

    au lieu dune simple opposition entre mtaphore totmique et mto-

    nymie sacrificielle, nous nous installons immdiatement dans une

    quivalence entre relation mtaphorique et mtonymique, au point

    de torsion qui permet le passage de la mtaphore la mtony-

    mie ou vice-versa (Lvi-Strauss 1966 : 211) : la clbre double

    torsion , la torsion supranumraire , transformation structurale

    par excellence. La conversion assymtrique entre les sens littral et

    figur, le terme et la fonction, le contenant et le contenu, le continu

    et le discontinu, le systme et son extriorit, voil les vritables

    thmes structuralistes qui traversent toutes les analyses lvi-straus-

    siennes de la mythologie, et au-del (Lvi-Strauss 2001). Enfin, nous

    comprenons par le dsquilibre dynamique dHistoire de lynx que la

    vritable dualit qui intresse le structuralisme nest pas le combat

    dialectique entre Nature et Culture, mais la diffrence intensive et

    interminable entre jumeaux ingaux, cette gmellit teinte daffi-

    nit qui constitue la roche mre de la mythologie amricaine

    (p. 1457) : la disparit de la dyade, le deux comme cas particulier du

    multiple.

    Eduardo Viveiros de Castro

    [email protected]

    notes critiques

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