Violet Bernard - La face cachée des people

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DU MÊME AUTEUR

Yannick Noah, le guerrier pacifique, Fayard, 2009.

Johnny & Sylvie, Alphée, 2008.

Jamel Debbouze, l’As de cœur, Fayard, 2008.

Deneuve, l’Affranchie, Flammarion, 2007.

Depardieu, l’Insoumis, Fayard, 2006.

PPDA, Flammarion, 2005 ; J’ai lu, 2006.

Mylène Farmer, Fayard, 2004 ; J’ai lu, 2006.

L’Abbé Pierre, Fayard, 2004 ; 2007.

Johnny, le Rebelle amoureux, Fayard, 2003 ; J’ai lu, 2005.

La Saga Monaco, Flammarion, 2002 ; J’ai lu, 2004.

Vergès, le Maître de l’ombre (avec Robert Jégaden), Seuil, 2000.

Les Mystères Delon, Flammarion, 2000 ; J’ai lu, 2001.

L’Ami banquier, le Mystérieux Conseiller de François Mitterrand, AlbinMichel, 1998.

Le Dossier Papon, Flammarion, 1997.

Carlos, les Réseaux secrets du terrorisme international, Seuil, 1996.

Enquête sur un ministre et ses amis (avec Laïd Sammari), Seuil, 1995.

L’Ombre d’une île, Malcolm de Chazal, L’Éther vague, 1994.

Mort d’un pasteur, l’Affaire Doucé, Fayard, 1994.

Cousteau, Une biographie, Fayard, 1993.

L’Affaire Ben Barka, Fayard, 1991 ; coll. « Point », Seuil, 1995.

Attachez vos ceintures. La Vérité sur la sécurité aérienne, Plon, 1990.

Services secrets. Le Pouvoir et les services de renseignements sous François

Mitterrand (avec Jean Guisnel), La Découverte, 1988.

L’Affaire Nut. Mort d’un agent secret, Chalmin-Carrère, 1986.

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BERNARD VIOLET

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www.editionsarchipel.com

Si vous souhaitez recevoir notre catalogue etêtre tenu au courant de nos publications,envoyez vos nom et adresse, en citant ce livre,aux Éditions de l’Archipel,34, rue des Bourdonnais 75001 Paris.Et, pour le Canada, àÉdipresse Inc., 945, avenue Beaumont,Montréal, Québec, H3N 1W3.

ISBN 978-2-8098-0181-1

Copyright © L’Archipel, 2009.

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À Bob de Belleville

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Avant-propos

Johnny Hallyday, Alain Delon, Gérard Depar-dieu, Jamel Debbouze… Ces quatre-là font partiedes artistes surdoués de notre époque. Empereursdu showbiz ou rois du cinéma, ils ont imprégné etcontinuent de marquer notre vie et notre culturequotidiennes.

Pour exceptionnelle qu’elle soit, leur carrière nedoit souvent rien au hasard. Parlons franc : elle n’aqu’un lointain rapport avec leur vérité publique,cette histoire « officielle » que Johnny, Delon,Depardieu et Debbouze ont imposée à travers unefoule d’entretiens accordés à la presse écrite ouaudiovisuelle. Un point commun, par exemple : tousont connu une adolescence tumultueuse. Si mou-vementée que, sans la rencontre avec leur art, elleles aurait vraisemblablement poussés à se jeter corpset âme dans la délinquance.

Leur immense talent et un travail acharné leuront évité un tel destin. Rien d’illégitime, donc, à leurfortune et à leur gloire. Une existence sur le fil du

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rasoir leur aura permis de connaître de brèves passions et des amitiés durables avec d’autres célé-brités, voire des grands de ce monde. Qui les amè-neront aussi – et c’est le propos de ce livre – àcôtoyer des personnages troubles, comme si les feuxde la rampe attiraient invariablement des figuresplus coutumières de l’ombre.

Qui ? Eh bien, des truands notoires, des busi-nessmen sulfureux, voire des hommes politiquesbourrés d’ambition. Des gens qui, tous, partageaientle style de vie de nos stars : celui de la nuit. Le milieufascine, il a toujours fasciné. Et lui, c’est le spectaclequi l’attire, le strass et les paillettes. Le public aussise montre sensible à ce cocktail. Il suffit de jeter unœil sur les impressionnantes recettes des films noirs :de Touchez pas au grisbi, avec le légendaire Gabin, à36 Quai des Orfèvres, d’Olivier Marchal, avec GérardDepardieu, en passant par Borsalino, produit et inter-prété par Alain Delon. Alors oui, la question sepose : dans quelle mesure le cinéma se nourrit-il dela réalité, dans quelle mesure la réalité inspire-t-ellele septième art ? Ou, en grattant plus profond : quimanipule qui et pourquoi ?

Des ambivalences et des interrogations auxquellescet ouvrage tente de répondre à travers des épisodesméconnus de la vie d’artistes devenus hommes d’af-faires ou entre preneurs. Parfois sans anicroche, par-fois à leurs risques et périls…

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« Dédou » sauvé des juges

Ce jour de juin 2007, Johnny en fait le serment :si André Boudou doit vraiment purger une peinequ’il juge injuste, lui, Hallyday, rendra visite à sonbeau-père autant qu’il le faudra pour que la soli-darité qui les lie devienne fait médiatique.

La mauvaise nouvelle vient en effet de tomber :la justice reconnaît Boudou coupable de fraude fis-cale, d’abus de biens sociaux et de tenue non régu-lière de comptabilité. Il aurait ainsi détournéquelque 8 millions de francs (environ 1,2 milliond’euros) entre 1995 et 1998, mais pas seulement.À cette coquette somme sont aussi venus s’ajouter370 000 euros retrouvés en espèces au domicile duprévenu, où les limiers de la brigade financièredécouvrent également l’existence de deux associa-tions à but non lucratif dénommées Casda et Casba,qu’André Boudou utilisait pour régler à l’aide decartes bleues nominales ses participations, entreautres, à des rallyes africains. Soit, pour la mêmepériode, près de 600 000 francs (91 500 euros) tirés

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des comptes bancaires des associations, alimentés,eux, en espèces.

En cause, la gestion de l’Amnesia, une boîte denuit créée vingt ans plus tôt par Boudou sur la biennommée « Île aux Loisirs » au Cap-d’Agde, dans l’Hérault. La sanction est un coup de massue : à laforte amende, les magistrats ont ajouté deux ans deprison, dont six mois fermes ! Condamnation excep-tionnelle, selon l’avocat du prévenu Gilles-Jean Por-tejoie. Voici ce qu’il m’en a dit : « Pour ce genred’affaires, je trouve que les magistrats ont eu la mainlourde et leur décision d’infliger une peine ferme,plutôt déplacée1. » Dont acte. À en croire un autrede ses avocats, Boudou aurait aussi payé au prix fortsa proximité avec le rocker le plus célèbre de France.Me Alain Scheuer a par exemple du mal à s’expli-quer la présence, dans le dossier procédural, d’unephotographie représentant Johnny et son parent aucours d’une soirée showbiz. « Quel rapport avec undossier de fraude fiscale ? s’interroge-t-il ainsi.Davantage que le fond du dossier, j’ai l’impressionque c’est le personnage people qui a d’abord étésanctionné. » La loi française, en tout cas, ne connaîtpas le délit de parenté avec une personne célèbre.

Installé aux États-Unis, André Boudou clame soninnocence. Il souligne que l’argent retrouvé par leslimiers du fisc représentait le « solde » du prix derevente d’une autre boîte de nuit, également bapti-sée Amnesia, mais sise à Miami. Donc sans rapport

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1. Par commodité, toutes les sources des citations d’entretiens ettextes ont été regroupées à la fin de l’ouvrage.

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avec le Cap-d’Agde. À entendre un troisième de sesconseillers, Me Jean Monestier, l’argument seraitdéfendable. Pour l’avocat, les sommes sont, parailleurs, « totalement disproportionnées au vu d’uneactivité professionnelle qui se réduit aux trois moisde la saison estivale ».

Les magistrats de la cour d’appel de Montpellierexonéreront partiellement Boudou en juin 2008. Ilsdéboutent en effet l’administration fiscale pour vicede procédure : l’avocat du fisc avait omis de joindreau dossier le document original de la plainte ini-tiale ! Mais la cour confirme en revanche le délitd’abus de biens sociaux. Celui-ci concerne les370 000 euros retrouvés au domicile de Boudou,dont les explications n’ont pas convaincu les magis-trats, selon qui elles « manquent singulièrement decrédibilité ». La vente de la discothèque de Miamiétait en effet intervenue plusieurs années plus tôt,en 1995, autrement dit avant les faits reprochés.Par ailleurs, Boudou ne s’est jamais clairementexpliqué sur ce « rapatriement » de fonds. Pour lesmagistrats, l’alternative est simple : « Soit il auraitété réalisé de manière illégale, soit il aurait néces-sité de très nombreux voyages. » La somme pou-vait-elle provenir des revenus personnels del’homme d’affaires ? Les mêmes magistrats en doutent : ils rappellent les revenus « extrêmementmodestes » déclarés par le parent de Johnny : zérofranc en 1994, 20 307 francs en 1995, et à peu prèsles mêmes sommes au cours des deux années sui-vantes. Autrement dit, et toujours selon la cour d’ap-pel de Montpellier, ce « solde » ne pouvait provenir

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que des recettes de l’Amnesia Cap-d’Agde dissimu-lées par son gérant, qu’elle condamne à six moisd’emprisonnement, dont un ferme, tout de même,et à une amende de 15 000 euros…

On revient à la case départ. Enfin presque,puisque, mécontentes – chacune bien entendu pourdes raisons opposées –, les deux parties ont décidéd’en appeler à la sagesse de la cour de cassation.Pour l’administration fiscale, il s’agira de contre-argumenter sur le volet fraude fiscale ; à AndréBoudou de contester l’abus de biens sociaux pourlequel la cour d’appel l’a sévèrement condamné. Ladécision de la cour de cassation ? Elle devrait êtrerendue publique avant la fin de l’année 2009. Enattendant, et comme tout justiciable, le beau-pèrede Johnny bénéficie de la présomption d’innocence.Au demeurant, les ennuis judiciaires ne sont paspour autant terminés pour lui. Entre-temps, débutjuin 2009, le gérant de l’Amnesia Cap-d’Agde devrade nouveau se justifier devant les magistrats du TGIde Béziers, dans le cadre d’une seconde plainte del’administration fiscale portant cette fois sur la TVAdes années 2002 et 2003, ainsi que sur l’impôt surles sociétés de 2003.

Entre-temps, on le sait, Boudou a revendu l’Amnesia de Miami, avec une coquette plus-value.Tout le monde est content… sauf Johnny Hallyday.C’est en effet dans le même établissement de South

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Beach Miami que notre rocker national a rencon-tré la famille Boudou, quelques mois plus tôt, à lafin de l’hiver 1995. Rappelons les circonstances dece moment important de sa vie. Ce jour-là, Johnnydébarque du Nouveau-Mexique, où il vient d’enre-gistrer le clip de son nouvel album, Rough Town. Sonami Jean Roch, patron du VIP, boîte parisiennebranchée, lui présente André et sa fille, une jeunessede vingt ans aux boucles blondes et au regard clair :Laeticia. Elle raconte ce premier face-à-face : « Jem’attendais à voir une superstar inaccessible, et j’aidécouvert un personnage sensible, réservé et solitaire,un peu triste. Je l’ai tout de suite défini comme unhomme de cœur. J’étais déjà sous le charme. Son côtéfragile et tendre me fascinait. » Attirance partagée.Franche et spontanée, la ravissante Laeticia fait, elleaussi, chavirer le cœur du rocker, qui vient de divor-cer d’Adeline Blondieau, la fille de son ami d’enfance,Long Chris. On appelle ça le coup de foudre : mêmeles stars en sont victimes. Les tourtereaux ne se quit-teront plus ; ils ont beaucoup à se dire.

Comme Johnny, Laeticia est une enfant dudivorce. Quand ses parents se sont séparés, elle asuivi son père en Floride. À quatorze ans, l’adoles-cente n’a pas achevé ses études. Quatre années plustard, elle pose déjà pour des photos publicitaires etdébute comme modèle dans des spots publicitaires.Ses amours avec Johnny ? Son père n’y voit aucuninconvénient. Pour la jeune fille rangée, une nou-velle vie commence…

Mars 1996 : un an jour pour jour après leur première rencontre Johnny, épouse Laeticia à

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Neuilly-sur-Seine, ville dont le maire s’appelle Nico-las Sarkozy. Les deux hommes se fréquentent depuisde nombreuses années. Amitié aidant, l’édile ne ratejamais une occasion de retrouver son « idole ». Ainsice jour de novembre 2002 où il se débrouillera pourassister au Grand Rex à l’avant-première mondialede La Planète au trésor, film des studios Walt Disney,en compagnie de Johnny et de son ex-épouse, SylvieVartan. La présence des deux vedettes se justifiaitpar la prestation de leur fils, David, venu interprétersur scène la chanson du dessin animé.

À l’origine de la rencontre entre le rocker et lefutur président de la République, Jean-Pierre Pierre-Bloch, manager du chanteur dans les années 1960,mais qui quittera les coulisses du music-hall pourentamer une carrière politique de député UDF(aujourd’hui le Nouveau Centre). Lui aussi est pré-sent à Neuilly où, dans la salle des mariages de lamairie, Nicolas Sarkozy se fait un plaisir d’entendreJohnny et Laeticia se dire « oui » pour la vie. Sousle regard de leurs témoins respectifs : sa mère Fran-çoise Thibaud et le couturier Jean-Claude Jitroispour elle ; le producteur Jean-Claude Camus et l’ani-mateur de télévision Guillaume Durand pour lui.

Après les engagements des deux nouveaux époux,le maire, sacrifiant au traditionnel discours, ne peuts’empêcher d’y ajouter une touche personnelle quisuscite de nombreux rires complices parmi l’assis-tance : « Tu sais, Johnny, je connais certainementmieux que toi les paroles de tes chansons. Je te rap-pelle aussi que je suis le président du fan-club Hal-lyday de l’Assemblée nationale ! »

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À la mi-mars 1997, Johnny et Laeticia embar-quent à Miami à bord du Only You, un yacht deluxe loué au richissime homme d’affaires Nigel Bur-gess. Sorti des chantiers britanniques, le bateau dequarante-trois mètres de long, propulsé par deuxmoteurs Deutz de 940 chevaux, peut tailler la merà douze nœuds. Laura, treize ans et demi, la fillede Johnny et de la comédienne Nathalie Baye,accompagne son père. Elle commence à semaquiller discrètement, ce qui fait sourire le rocker,à qui elle confie ses projets d’avenir : elle veut êtremannequin.

Projets. La croisière n’empêche pas Johnny deformer les siens. C’est sur les flots qu’il met au pointune nouvelle aventure commerciale : l’ouverture en1999 du Rue Balzac, une ancienne cantine située àun jet de pierre de l’Étoile. Il faut croire que lesmétiers de bouche attirent ceux qui font professiond’incarner les autres à l’écran puisqu’en France, l’unaprès l’autre, Gérard Klein, Smaïn, le regretté Jean-Claude Brialy ou encore Gérard Depardieu se sontlaissé tenter avec plus ou moins de bonheur. Maislà, c’est plus le chanteur que l’acteur épisodique quis’engage.

Pour réussir son pari, Johnny s’associe à partségales avec deux professionnels réputés, de vieuxamis également : le chef Michel Rostang (deuxétoiles au Michelin) et Claude Bouillon, un ancienhabitué du Golf Drouot, discothèque mythique quivit les vrais débuts de rocker de Hallyday. C’est aumilieu des années 1960 que Bouillon, lui, s’estconverti à la restauration. On l’a successivement vu

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propriétaire de restaurants à Val-d’Isère et àSaint-Jean-de-Monts pendant une vingtaine d’an-nées. Puis, à Paris, heureux patron de Chez Fran-çoise et de L’Absinthe. Bouillon est intarissable surses relations avec Johnny, dont il m’a conté lesdébuts : « Notre amitié remonte à 1975. Nousavions un ami commun, le vice-champion dumonde de moto, Michel Rougerie, aujourd’hui dis-paru. » Quant à son association commerciale avecle chanteur, il la dit « sérieuse et saine ».

Situé dans l’artère parisienne du même nom, leRue Balzac propose une carte traditionnelleautour de grandes recettes des régions françaisesréinventées par Yann Roncier, élève de MichelRostang : tarte feuilletée de boudin noir et sespommes fruits au romarin ; steak de Saint-Jacquesd’Erquy et son mijoté de riz, de chou et de poi-reau ; épaule d’agneau des Pré-Alpes du Sudconfite au romarin. Mais l’adresse n’est guèrecourue par le gros des fans de Johnny. Et pourcause : il faut y compter une cinquantaine d’eu-ros par couvert pour un repas à la carte. Pas sicher, estime Claude Bouillon, quand on comparele Rue Balzac aux autres établissements phares du« triangle d’or » des Champs-Élysées, avenuesGeorge-V et Montaigne. Pour lui comme pourJohnny, l’essentiel était de « fidéliser une clientèled’hommes d’affaires, mais qui rassemble aussi denombreux amis et copains ». Et quels copains, eneffet : Pierre Bachelet, Pierre Vassiliu, NicolasPeyrac, Gérard Lanvin, Richard Anconina ouencore Christian Clavier !

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Présent plusieurs jours par semaine dans sonétablissement, quand son calendrier le lui permet,Johnny refuse un rôle de potiche. On le voit atten-tif aux préoccupations de ses employés (trente-cinqpersonnes au total), qui s’enquiert de la santé desuns et des autres. Et on l’entend qui maugréecontre la gestion des « ressources humaines »,compliquée par les fameuses RTT (réduction dutemps de travail) chères à Martine Aubry : « EnFrance, on empêche les gens qui le veulent de tra-vailler. Il y a des jeunes qui voudraient gagnerdavantage, mais on les limite. On voulait ouvrirnotre restaurant tard le soir, après les spectacles,mais avec cette histoire des trente-cinq heures,c’est impossible… »

Loin des fans et des mégaconcerts, c’est pour l’îleMaurice que décident bientôt de s’envoler Johnnyet Laeticia : leur façon à eux de fêter au calme cinqannées de vie commune. « Là-bas, on ne nousembête pas », apprécie Johnny en évoquant l’île dePaul et Virginie. Côté hébergement, le couple a portéson choix sur le luxueux hôtel Saint-Géran. Il y pro-fite pleinement de la piscine privée, ainsi que desactivités sportives mises à sa disposition. Parmi elles,le jet-ski, dont Johnny est fan au point de prendre,parfois, des risques inconsidérés.

Les rallyes automobiles font également partie deces défis physiques auxquels la rock star aime se frot-ter. Le premier qu’il court se déroule au printemps2001 en Tunisie. Il est organisé par Jean-Chris-tophe Pelletier et Cyril Neveu, ancien as moto duParis-Dakar. Le sponsor se trouve être le fabricant

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de lunettes Optic 2000. Lequel ne tarde pas à s’of-frir plusieurs pages de pub dans les magazines,photos du baptême du feu du rocker sur les pistesafricaines à l’appui. Un spécialiste de la presse auto-mobile m’a expliqué comment tout a commencé parun échange de bons procédés : « C’est cadeau-cadeau. Hallyday court gratos, alors que le montantdu droit d’entrée, pour une telle compétition, s’élèveen moyenne à 135 000 euros. Il ne paie rien enéchange d’une pub gratuite dont bénéficient lesorganisateurs. »

Quand j’ai à mon tour posé la question àJohnny dans le cadre d’un précédent ouvrage, lechanteur a admis sans façon qu’il ne se préoccu-pait guère des aspects financiers de ses coursesautomobiles : « Je suis pilote officiel d’un team,d’une marque. J’ai commencé avec Mercedes, puisavec Nissan. Ce sont eux qui s’occupent de cesaspects-là. » C’est justement à l’occasion de cerallye tunisien qu’Optic 2000 lui propose uncontrat publicitaire en bonne et due forme : unesérie de spots pour des lunettes que le rocker vatourner pour des raisons purement alimentaires.« Comme l’a également fait mon ami Depardieupour des spaghettis ou pour une marque de café »,reconnaît-il sans se cacher le moins du monde. Mais,pour le montant de son cachet, autant savoir qu’iln’est pas de questions indiscrètes, mais que seulesles réponses peuvent l’être : « Il n’y a que le fisc quisoit au courant. Et pour cause : il en perçoit lamoitié ! » Pour en avoir une idée, comparons ce quiest comparable. Selon un mensuel économique, les

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quatre spots Barilla auraient rapporté 1 million d’euros à Depardieu. L’équivalent du salaireannuel d’un patron pour se délecter pendant vingtsecondes en public d’un plat de pâtes. On peine àcroire que Johnny ait accepté beaucoup moins.

Les enjeux financiers du rallye de Tunisie nesauraient toutefois occulter sa dimension sportive.Bien réelle, elle compte au premier chef pourJohnny, dont la seule compétition automobileremontait au rallye de Monte-Carlo de 1967 !Avant cette épreuve de huit jours, sur 2 000 kilo-mètres, surnommée par les concurrents « larevanche du Dakar », le chanteur se livre à de dif-ficiles exercices physiques. La salle de musculationaménagée à cet effet dans sa maison de Marnes-la-Coquette connaît une activité intense. Vient lejour du départ. Des parois de sable blanc, desdunes à perte de vue. Pour Johnny, l’un des plusbeaux souvenirs de sa vie. Couvert de poussière,les yeux, le nez, la moustache et la barbiche cou-leur du désert, le rocker devient méconnaissabledès le premier jour.

Mais tiens, dans la cabine de son puissant 4 × 4,il n’est pas seul : son beau-père, André Boudou, setient à ses côtés. Un choix qui ne doit rien auhasard. Au guidon de sa moto, « Dédou », commel’appelle affectueusement Johnny, a participé àvingt-six rallyes africains, dont huit Paris-Dakar,

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au guidon de sa moto. « Un jour, m’a racontéJohnny, il s’est retrouvé en pleine tempête de sableet a failli perdre un pied. » Cette fois, le désert seratémoin de quelques échanges musclés entre gendreet beau-père. « Il fallait entendre Dédou hurlerdans son micro. Toute la journée, il m’engueulait :“Attaque ! À fond ! T’as peur ? C’est normal.”Pendant ce temps-là, il se plantait dans ses noteset nous paumait. Y avait des jours où j’avais fran-chement envie de le larguer sur la piste ! »

Une autre passion rassemble les deux parents :les night-clubs. Voilà quelque temps déjà qu’ils ima-ginent une association dans ce domaine. Parexemple l’ouverture d’un Amnesia new look. Encorefaut-il dénicher le lieu idéal de son implantation. Enattendant qu’on trouve l’oiseau rare, Boudou – c’estlégitime – ne perd pas de vue ses propres affaires.D’une part en veillant de près à la bonne marchede l’Amnesia de Cap-d’Agde, dont il a confié untemps la gérance à son frère. De l’autre, en enre-gistrant à l’Inpi – l’Institut national de la propriétéindustrielle – le nom de l’établissement. Amnesiasera désormais une marque déposée. Celle-là mêmequ’il va céder au fil des ans à une demi-douzained’établissements à travers la France. Avec plus oumoins de bonheur.

L’affaire se complique en effet avec l’ouvertureà Bonifacio, dans le sud de la Corse, d’une boîtede nuit dont la gestion est confiée à la famille L.Une famille influente dans les affaires. Et dansd’autres secteurs moins avouables si l’on en croitune note de la préfecture d’Ajaccio datée de 1997

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recommandant au ministère de l’Intérieur des« investigations approfondies » sur deux des frèresalors catalogués « dans le domaine du bandi-tisme ». Mais rapport administratif, c’est vrai, nevaut pas décision de justice. La police est soup-çonneuse de nature, quand Thémis se doit d’êtreavant tout équitable.

De même que sa consœur de Miami, douceur duclimat oblige, l’Amnesia de Bonifacio se présentecomme une piste de danse à ciel ouvert. Construitesur plusieurs niveaux, elle est entourée d’un bâti-ment circulaire de deux étages comprenant plusieursalvéoles. Si l’endroit est féerique, les affaires, elles,vont péricliter au point de devenir déficitaires. Enjanvier 2000, à la demande de l’Urssaf, le night-clubest placé en redressement judiciaire pour chargesimpayées. L’occasion pour le tribunal de commerced’Ajaccio, qui en a pourtant vu d’autres, de décou-vrir le mode opératoire singulier des gérants, dis-traits sans doute, qui ont obtenu de la BNP un prêtde 1,5 million de francs pour financer des travauxdéjà réalisés. Exemple analogue de bizarrerie comp-table, cette autre société gérée par un membre dela famille L. qui aurait fourni en boissons l’Amne-sia pour une somme globale de 900 000 francs,jamais réglée ni même réclamée « par solidaritéfamiliale ». On est loin des mœurs du continent…Cet imbroglio financier explique en partie le lourdpassif de l’établissement, dont la liquidation judi-ciaire est bientôt prononcée. Sa liquidation « phy-sique » intervient, elle, au mois d’avril suivant,lorsque l’Amnesia part en fumée après l’explosion

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de 500 kilos de nitrate de fuel. Comment était-illà ? L’a-t-on apporté sur place ? L’événement estsurvenu une nuit où, fort heureusement, personnen’était présent sur les lieux.

L’île de Beauté a l’habitude des détonations, maiscelle-ci fait tout de même grand bruit. Dépêchés surplace, les gendarmes ne peuvent que constaterl’étendue des dégâts : des murs effondrés et cinq cra-tères correspondant à autant de charges d’explosif.Diverses pistes peuvent expliquer cette destruction.La maréchaussée explore celle d’un groupe natio-naliste clandestin spécialisé dans l’anéantissementdes complexes touristiques de l’île. Sans grand résul-tat. Sera-t-elle plus chanceuse en scrutant l’envi-ronnement financier de l’Amnesia ? Les gendarmesse penchent sur l’hypothèse d’une concurrence com-merciale avec le gérant d’une discothèque voisine.Piste là encore rapidement écartée au profit de celle,plus banale, d’une escroquerie à l’assurance. Encorefaudrait-il en démontrer la réalité.

Pour André Boudou, l’affaire constitue une mau-vaise publicité, surtout lorsque la presse commenceà en faire ses choux gras. Voilà que son nom est citéaux côtés de Johnny, présenté, lui, comme le « par-rain » de l’établissement. Le rocker s’y serait effec-tivement rendu en compagnie de Laeticia afin d’enassurer la promotion. Ce qui ne justifie peut-êtrepas ce terme de « parrain », chargé d’un sens net-tement plus lourd depuis le succès du film de Cop-pola où Marlon Brando incarne un caïd du milieu.

Lors d’une rencontre informelle, Boudou, navréde ce tapage, m’assure n’avoir jamais eu de lien

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d’exploitation direct avec les L. Tout au plus admet-il un « lien d’amitié » avec l’un des frères, Paul, aveclequel il lui est arrivé de passer un unique réveillondans la montagne corse, ce qui n’a bien sûr rien decriminel. Monsieur Paul est toutefois souvent pré-senté comme l’une des figures du milieu corso-mar-seillais, qui l’aurait affublé du sobriquet « laTrompette ». André Boudou affirme que leur ren-contre a été suscitée par deux de ses amis : un sous-préfet de l’Aude, devenu aujourd’hui promoteurimmobilier dans le Sud-Ouest, et un ancien res-ponsable d’Air France, reconverti aujourd’hui luiaussi dans les affaires. Il n’en dit pas plus.

De l’enquête judiciaire, on ne saura guère davan-tage. Si ce n’est que Paul la Trompette préférera,bien plus tard, prendre la poudre d’escampetteaprès sa mise en examen pour « recel de criminelset association de malfaiteurs », suite à une tueriesurvenue en avril 2006 dans un bar marseillais.Après tout, la préfecture d’Ajaccio n’avait peut-êtrepas tort de lui prêter de mauvaises fréquentations.Cela n’explique pas pour autant la mystérieuseexplosion de Bonifacio. Cinq cents kilos de nitratede fuel, et cinq cratères quand même…

À l’été 2000, émotions enfin dissipées, AndréBoudou et Johnny remettent sur le métier leur projetd’Amnesia. Le lieu idéal semble enfin trouvé : l’an-cien club-house de port Canto, à l’entrée de Cannes.Le chanteur affectionne la célèbre cité azuréenne,où il séjourne régulièrement pour des concerts ou àl’occasion du Festival international du film. Ouencore pour y recevoir, comme en 1995 dans le

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cadre du Midem, les insignes de chevalier des Artset Lettres des mains de Jacques Toubon, ministrede la Culture du gouvernement Chirac.

Informé du projet Amnesia, le maire de Canness’en déclare ravi. Dame, en bon élu, il imagine déjàl’attrait que représenterait pour sa ville l’implanta-tion de la plus grande discothèque d’Europe, avecses 4 700 m2 de superficie ! On parle d’une capa-cité d’accueil de trois mille fans de musique et dedanse. L’ouverture doit coïncider avec le prochainfestival dédié au septième art, en mai 2001. C’estdu moins ce que le maire déclare à la presse, invi-tée à le rejoindre pour la traditionnelle « photo defamille » en compagnie de Johnny et de Dédou. Untroisième partenaire se tient d’ailleurs à leurs côtés :Jean-Claude Camus, ami et producteur du chan-teur, qui se dit prêt à s’impliquer dans le finance-ment, selon un pourcentage restant à définir. C’estqu’il va falloir rassembler beaucoup d’argent : l’in-vestissement global se monte à la coquette sommede 20 millions de francs (3 millions d’euros) !

Un défi commercial et ludique qui ne fait pas quedes heureux. Dans les semaines qui suivent, l’émoides riverains, inquiets du bruit et des nuisances quene manquera pas de provoquer le « méga » projetde la star, enfle. Près d’un millier de signatures sontdéposées sur le bureau du préfet des Alpes-Mari-times. Alerté, Jean-Claude Gayssot, ministre desTransports du gouvernement Jospin, se déclare sen-sible aux arguments des pétitionnaires. Mais uneautre raison va bientôt conduire l’État à s’opposerà l’implantation de l’Amnesia : la réglementation

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afférente au domaine maritime. Un tel établissementne peut en effet fonctionner qu’à travers une acti-vité directement liée à la mer. Une douche froide…salée pour Johnny et ses associés, qui envisagent unmoment d’y ouvrir – non sans espièglerie – un res-taurant de poisson… En vain : l’échec sera au boutde l’aventure.

On croit le trio d’amis abattu, il n’en est rien.À l’automne 2003, le rêve de Johnny se réalise enfinavec l’inauguration en fanfare de l’Amnesia Mont-parnasse. Sise au 33, avenue du Maine, dans leXVe arrondissement de Paris, la discothèque, l’unedes plus vastes de la capitale, située dans les sous-sols de la tour Montparnasse sur 1 500 mètres carrésen amphithéâtre, pourra accueillir jusqu’à un mil-lier de noceurs. Sauf malchance, et celle-ci se trouvejustement au rendez-vous. Boudé tant par les VIP,qui n’en prisent guère l’ambiance, que par la clien-tèle populaire, qui le trouve trop cher, l’établisse-ment périclite. Il sera vendu en janvier 2005 à unprofessionnel de la nuit, Philippe Fatien, déjà pro-priétaire de quatre clubs : Castel, le Queen, le Cabet le Bus Palladium.

Johnny encaisse le coup. Mal. Comment faire faceà la cabale dont il s’estime être la victime ? Depuisplusieurs mois en effet, la presse s’interroge avec insis-tance sur le montage financier qui a permis l’ouver-ture de l’Amnesia. Entre 4 et 5 millions d’euros donton ignore la provenance exacte. Officiellement, lenight-club est la propriété d’une demi-douzaine d’associés : Johnny, le prince Emmanuel de Savoie,également parrain d’honneur de l’établissement,

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l’homme d’affaires Stéphane Mouangué, GregoryBoudou, le beau-frère du rocker, et deux sociétés dedroit luxembourgeois : Night Force Investment etBlue Sky Corporation, détenant à elles seules prèsde 95 % du capital. Qui se cache derrière ces inves-tisseurs ? L’histoire, c’est embêtant, ne le dit pas.D’autant que, parmi les actionnaires de la secondefirme, figurent deux autres sociétés offshore sises dansdes paradis fiscaux : les îles Vierges pour la LemoeWestern Corporation, et l’archipel Niue pour laDamidov Limited. De là à évoquer l’hypothèse d’unblanchiment d’argent à l’origine douteuse, il n’y aqu’un pas. Que franchissent plusieurs plumes de lapresse hexagonale. On avance le nom des L., le clancorse dont nous avons déjà parlé. Pour AndréBoudou, il y a maldonne : « Ce sont des amis et deshommes d’affaires sérieux que j’estime. Mais ils n’in-terviennent absolument pas dans le projet d’Amne-sia Paris. » Un peu las, il précise : « Il n’y a aucunintérêt mafieux dans le dossier. » Tout au plus laisse-t-il entendre que ce montage financier offshore pour-rait répondre à de banals « impératifs fiscaux ».Dont acte.

Il n’empêche. La rumeur va continuer à filer bontrain de longs mois encore. Toujours les mêmesinterrogations sur l’opacité du montage financier quia présidé à l’ouverture de l’Amnesia. Contraint des’expliquer, Johnny se déclare gravement blessé parde telles allégations. Il jure que ses avocats ne tar-deront pas à les démonter. D’une désarmante sin-cérité, la rock star souligne qu’il paye 15 000 eurosd’impôts par jour, et que, dans ces conditions, il n’a

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pas besoin de recevoir l’argent sale de la mafia. Lechanteur a-t-il financé l’ensemble du projet en seportant caution personnelle pour les emprunts,comme l’affirment certains membres de son entou-rage ? « Faux, Johnny a mis 50 000 euros en toutet pour tout », martèle André Boudou. Et ce der-nier ? Il n’aurait rien investi, ni récolté dans l’af-faire : « J’ai été payé quelques mois pour mesconseils. C’est tout. »

Pas de quoi désamorcer une rumeur, qui conti-nue de plus belle. Johnny n’a plus guère le choix. Ilexprime le désir de revendre ses parts à son beau-père. À quel prix ? Une fois encore, le montant dela cession ne sera pas révélé, ainsi que la loi l’auto-rise. De même, celui de la revente de l’Amnesia enjanvier 2005 à Philippe Fatien. Seule certitude : ladiscothèque représente un bel atout pour l’hommed’affaires. Sous la gestion de Boudou, le night-clubaurait ainsi réalisé un chiffre d’affaires annuel del’ordre de 5 millions d’euros.

Johnny, lui, est reparti pour de nouvelles aven-tures, musicales celles-ci. Des albums bien sûr, qu’ilenregistre désormais sous le label Warner aprèss’être fâché avec la maison de disques Universal.Puis des tournées-marathons, dont celle des adieux.Sa façon à lui de tourner une page d’une carrièresans égale marquée, dès son plus jeune âge, par desrencontres avec de singuliers personnages. Parmieux, les membres du clan Guerini, une légende dumilieu…

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« Mémé » Guerini à l’entrée des artistes

Été 1953. Celui qui n’est encore que Jean-Phi-lippe Smet vient de souffler ses dix bougies. Dans leminuscule appartement du quartier de la Trinité,dans le IXe arrondissement de Paris, l’enfant par-tage la vie de saltimbanque de sa tante Hélène Maret ses deux filles, Desta et Menen. Depuis plusieursannées, celles-ci forment un trio artistique avec Lee,le compagnon américain de l’aînée. Sous le nom desHalliday, ils produisent un peu partout en Europeleur numéro de danse acrobatique. Par la force deschoses, Jean-Philippe assiste à tous les spectacles.Sollicité par ses cousines, le garçon les aide mêmeparfois à changer de costume de scène. Du vite fait :moins de deux minutes. Espère-t-il monter à sontour sur les tréteaux ? L’occasion ne tarde pas. Cejour-là, en Allemagne, poussé par sa tante et ses cou-sines, le garçon accepte d’affronter à son tour lepublic. Comment refuser quand celui qu’il appelle« oncle Lee » fait venir d’Amérique un merveilleux

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costume de cow-boy, avec bottes et chapeau assor-tis, qui lui sont destinés ? Son répertoire ne com-prend que deux titres, adaptés à son habit descène : « La Ballade de Davy Crockett » et « LesCavaliers du ciel ». Au cours des mois suivants, letrio continue à parcourir l’Europe au gré des enga-gements. Les Halliday se produisent ainsi enEspagne et au Portugal. Puis c’est l’Italie et, nonloin de là, la Côte d’Azur, où une autre série despectacles attend le trio, toujours accompagné dansses pérégrinations par le jeune Jean-Philippe. Pre-mière étape : Marseille. Les artistes doivent s’y pro-duire au Versailles.

L’établissement, situé rue Sénac, en haut de laCanebière, appartient aux Guerini, influente famillede Haute-Corse. Dans un premier temps, c’est Bar-thélemy, ou « Mémé » comme l’appellent sesproches, qui se charge d’accueillir les artistes. « Ilavait des manières de gentilhomme et l’âme d’unbrave homme », se souviendra Desta, encore sousle charme du personnage.

Pour recevoir ses hôtes, le Marseillais a bien faitles choses, mettant à leur disposition un confortableappartement. Quelques minutes de marche leur suf-fisent pour rejoindre Le Versailles, alors considérécomme l’un des établissements les plus huppés dela cité phocéenne. C’est là que Mémé tient tableouverte. Sa clientèle ? Très hétéroclite, à en croireles souvenirs que Desta a égrenés devant moi : « Laplupart des clients étaient des malfrats, mais quiaimaient nos danses et respectaient notre travail.Après le spectacle, ils nous invitaient à prendre un

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pot en leur compagnie et nous racontaient avecbeaucoup de verve des anecdotes sur leurs répré-hensibles activités. Dois-je le dire ? C’était fasci-nant !… » Tellement que, c’est entendu, lesHalliday reviendront chaque année présenter leurnuméro au Versailles.

Barthélemy est le troisième d’une fratrie de sixgarçons, bergers originaires de Calenzana. Commela plupart de ses compatriotes issus d’une famillepauvre, c’est dans les années 1920 – il vient de fêterses quinze ans – que l’adolescent décide de s’expa-trier sous des cieux plus propices à la fortune.À Bordeaux, il sera employé comme livreur dans uneépicerie. Passe encore pour gagner sa vie, mais il doitexister mieux. Il fait bientôt la connaissance de TitiColonna, ami de son père et éminente figure dumilieu corse bordelais. Deux ans plus tard, et1 000 kilomètres plus loin, Barthélemy arrive à Niceoù il rejoint son aîné Antoine, alors serveur dans unbar largement fréquenté par le milieu local. Histoired’arrondir leur fin de mois, les deux frères optentpour le discutable métier de proxénètes. Et voici nosapprentis maquereaux à Marseille, alors capitalecommerciale de l’empire colonial français. Ils s’y ins-tallent au début des années 1930 et connaissent unefulgurante ascension. C’est qu’ils ont la bénédictionde Paul Carbone et Lydro Spirito, les deux caïds quifont la loi dans la cité. Ainsi parrainés, Antoine etMémé deviennent très vite propriétaires de deux barset d’une bonne dizaine de maisons closes.

Trop de travail pour deux hommes seuls. Maispeut-être pas pour toute une famille. D’où l’idée de

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faire venir de Corse les autres membres de la fra-trie. On leur assure des postes de choix. Jusqu’aujour de septembre 1939 où la Seconde Guerre mon-diale éclate. Carbone et Spirito – le tandem detruands à qui Alain Delon consacrera en 1969 sonélégiaque film Borsalino – jouent la carte de la col-laboration avec les Allemands. Et pour causepuisque, après avoir organisé un trafic d’armes pour les franquistes au temps de la guerre civiled’Espagne, ils se sont mis sous l’aile protectrice dugrand chef « collabo » marseillais, Simon Sabiani.Alors que Mémé et Antoine, après quelques hésita-tions, optent pour la Résistance, comme l’a fait uneautre figure du milieu, Jo Attia. Et bien leur enprend, car leur participation, modeste sans doute,au combat clandestin va leur valoir de solides ami-tiés une fois la guerre gagnée. L’une d’elles feracouler beaucoup d’encre : celle que Mémé va entre-tenir pendant plusieurs décennies avec le militantsocialiste Gaston Defferre, bientôt élu maire deMarseille et qui le restera de façon quasi ininter-rompue jusqu’en 1986…

Lien discontinu qui se prolongera à cause d’unautre conflit : la guerre froide. Pour la mise enœuvre de l’aide américaine du plan Marshall, Mar-seille représente en effet un port essentiel. Une lutteimpitoyable pour le contrôle des docks oppose alorsla CGT, proche du parti communiste, et les syndi-calistes de Force ouvrière, qu’appuient les socialisteset que conduit un ancien résistant déporté, PierreFerri-Pisani. Dans ce conflit qui dépasse les réalitéslocales, puisque même la CIA – l’Agence centrale

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de renseignement américaine – y joue un rôle, lesGuerini ont toujours répondu présent. Ennovembre 1947, les hommes de main du clan répri-ment ainsi, dans le quartier de l’Opéra, une mani-festation d’ouvriers cégétistes et de militantscommunistes. Ils voulaient dénoncer les bars à tapin,le milieu et les gangsters liés à leurs adversaires poli-tiques. C’est d’abord une salve tirée depuis un bar– La Potinière – qui accueille les manifestants. L’und’entre eux s’écroule, touché à mort. Plusieurstémoins reconnaîtront dans Antoine et Mémé Gue-rini, assistés d’un autre Corse, les auteurs des coupsde feu. Mais, le mois suivant, après quelques rétrac-tations spontanées ou peut-être pas, les frères Gue-rini sont blanchis. Dans ce contexte de guerre froidenaissante, le journal communiste La Marseillaise

montre du doigt Defferre et les socialistes, qu’ilaccuse d’avoir « couvert » les Guerini. Sans preuves,bien entendu. C’est la guerre froide et personne neménage personne.

Bien plus tard, Mémé reviendra sur cet épisodepeu glorieux de sa carrière. Nous sommes alors en1982 et le vieux caïd, atteint d’un cancer, n’a plusque quelques semaines à vivre. Auprès de lui, sa filleMarie-Christine recueille ses confidences : « Peu degens savent que si nous, les Guerini, n’avions pasdébloqué le port de Marseille en 1947, il n’y auraitpas eu de plan Marshall. La reconstruction de laFrance aurait été alors très douloureuse après cettesale guerre. Tu te rends compte que même la CIA,confrontée à des événements que plus personne ne maîtrisait, nous avait contactés ! Nous avons

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toujours été des patriotes à fleur de peau et c’est laseule raison qui explique l’impunité judiciaire dontnous avons bénéficié pendant vingt-cinq ans. » Unaveu qui pose autant de problèmes qu’il n’en résout.Le « patriotisme à fleur de peau » qui valut toutecette indulgence aux deux frères ne s’appelait-il pasplutôt « protection étatique », au nom d’« intérêtssupérieurs » où, c’est exact, la CIA avait son mot à dire ?

Quoi qu’il en soit, dans les années qui suivent laLibération, les Guerini sont donc devenus les véri-tables patrons du milieu marseillais, avant de deve-nir ceux de tout le Sud-Est. Sans oublier Paris, oùils possèdent plusieurs établissements de nuit. Leurfortune, ils la bâtiront sur la prostitution, les mai-sons de jeu, une kyrielle de bars et de night-clubs,ainsi que sur la contrebande de cigarettes, passéesous leur contrôle à l’issue d’une guerre interne quia décimé le milieu. En clair, tout ce qui rapporte àcourt et à long terme des sommes faramineuses.À une exception près cependant : le trafic de stu-péfiants, que le tandem refusera, car trop compro-mettant. « Mon père n’a jamais touché à la drogue,contrairement à Carbone et Spirito, qui étaient lesreprésentants de la mafia américaine dans larégion », m’affirme ainsi Marie-Christine Guerini.Pour Carbone, mort dans son lit en 1967 après unlong séjour aux États-Unis, c’est certain. Mais paspour Spirito, mort en 1943 dans le sabotage de sontrain par la Résistance !

Marie-Christine aura bien plus tard l’occasion de faire la connaissance de Johnny, reçu dans les

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établissements de son paternel avec les honneurs dusà un gamin devenu l’idole des jeunes. Elle ne se sou-vient en revanche pas de l’avoir rencontré lors desfréquents séjours des Hallyday au Versailles.Contrairement à son demi-frère Robert Moura, néhuit ans plus tôt d’un premier lit de sa mère LilyGuerini, qui, lui, se liera d’amitié avec Johnny.Desta se souvient encore de ces moments heureuxoù les deux enfants se retrouvaient : « Ma mère,presque chaque jour, les emmenait tous deux à laplage, où ils jouaient et barbotaient tout à leur aise. »En 2003, et à l’occasion d’une biographie que je luiai consacrée, Johnny me dira n’avoir conservéaucun souvenir de ce jeune compagnon de jeux quientretiendra bien plus tard une relation amicaleaussi éphémère avec une deuxième célébrité : AlainDelon, autre ami proche du clan Guerini. Mais j’au-rai l’occasion d’y revenir…

Grâce à l’amitié des frères Guerini, les Hallidayne rencontrent désormais guère de difficultés à seproduire dans les casinos de la Côte d’Azur. Et pourcause : la plupart des établissements sont dirigés àcette époque par des grosses pointures de la pègrelocale. Voire sous la coupe directe des Guerini qui,insatiables, étendent leur empire dans la région. Lesvoilà propriétaires de plusieurs casinos et night-clubsà Nice et à Cannes. Parmi eux, le Whisky à gogo,où Johnny débarque en juin 1961 afin de discuter

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contrat et gros sous. Voilà deux ans que le jeunehomme s’est lancé à son tour dans une carrière artis-tique, en qualité de chanteur. À succès. Pour desmilliers de fans, on l’a dit, il s’est mué en « idole desjeunes ». Une situation en vue qui s’accompagne dedémêlés avec Vogue, sa maison de disques. En effet,les managers de la firme voudraient qu’il enregistrepour eux cinq nouveaux quarante-cinq tours, maislui voit d’un mauvais œil ce travail de stakhanovistede l’édition musicale ! Et déjà, plusieurs autres pro-ducteurs le sollicitent. Parmi eux : Eddie Barclay,« l’empereur du microsillon », personnage légen-daire du show-business avec lequel il a rendez-vousau Whisky à gogo.

Barclay ne manque ni de charme ni d’argumentssonnants et trébuchants. Johnny hésite toutefois.Quelques heures plus tôt, n’a-t-il pas reçu la visitede deux patrons de Philips ? Leur offre était allé-chante : 30 millions de francs anciens et la possibi-lité d’enregistrer dorénavant des disques enAmérique. L’Amérique ! Un argument qui fera pen-cher la balance. Johnny finit en effet par refuserl’offre de Barclay.

Conforté par son contrat avec Philips, Johnnypeut désormais poursuivre sa carrière au rythme oùil l’entend. Un rythme infernal pour le commun desmortels. Après plusieurs nouveaux quarante-cinqtours, il enchaîne gala sur gala aux quatre coins del’Hexagone. Pas moins de quarante-trois étapes aucours de l’été 1962 ! Une tournée triomphale dansles chefs-lieux, sous-préfectures et cantons de Franceet de Navarre. Mais ne croyez pas que ce soit pour

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y racler les fonds de tiroir ! Chaque concert attireau contraire plusieurs milliers, voire dizaines de mil-liers de spectateurs. Les organisateurs, débordésmais heureux, refusent en moyenne de 1 000 à3 000 personnes par jour, c’est dire…

Chaque étape est aussi l’occasion de nouvellesrencontres, de noces d’enfer, de fêtes endiablées.Certaines, comme de juste, manquent de tournerau vinaigre. Si vous cherchez la bagarre… Ainsi àMontpellier, où le chanteur échappe in extremis à lavindicte d’un monsieur dont il a séduit la jolie com-pagne, « brune de feu » dont la beauté lui rappellecelle de Marie Laforêt, l’interprète féminine de Plein

Soleil. On ne résistera pas plus longtemps au plaisird’écouter Johnny raconter ses pérégrinations avecla jeune inconnue quasi-sosie de Laforêt. Celles-civalent leur pesant de cacahuètes ! « Elle venaitd’épouser un patron de boîte de nuit un peu truandqui nous cherchait partout en Camargue, enfou-raillé comme Al Capone. En concert à Marseille, àNice ou à Juan-les-Pins, j’exigeais de coucherchaque nuit à Montpellier, “parce que c’est là qu’onest bien !”. D’où des heures et des heures de voi-ture. L’aventure s’est terminée à Marseille par unebagarre générale dans la boîte de… Mémé Guerini,qui a viré manu militari le truand jaloux : “Dehors !tu t’es trompé d’adresse et de clients. Ici, Johnny estchez lui. C’est un ami…” »

Exit le dur devenu un cocu ! Johnny, lui, a seshabitudes dans la cité phocéenne. Régulièrementil y chante en plein air au théâtre du Pharo avantde rejoindre le Vieux-Port, où sont installés les

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commerces, légaux et autres, de son ami Mémé.De toute évidence, le maître gangster, de petitetaille aux cheveux grisonnants et aux dents cou-ronnées d’or, fascine l’idole des jeunes : « C’étaittrès bizarre. J’étais non pas en admiration, maisterriblement impressionné, comme lorsqu’on ren-contre quelqu’un d’important pour la première foiset qu’on n’est rien. » Une autre histoire de Johnny,celle de ses visites dans l’antre du caïd : « Lorsquej’allais chez lui, au premier étage, et qu’il était là,j’avais l’impression de me retrouver dans une scènedu Parrain. Il y avait tous ses hommes, tout son stafflà autour de la table. Il me disait : “Ah petit, viensdonc ici, fais-moi un bisou. Tu vas bien ? Tu veuxboire quoi ?… Va boire un Coca là-bas. On dis-cute entre hommes et je te vois après !” Je meretrouvais vraiment au cœur d’un film policier ! »

Bref, Mémé va le prendre sous sa protection.Laquelle vaut tout autant qu’une bonne police d’assurances. Plus peut-être. « Un jour, il m’a dit :“Tu es comme mon fils, petit. Tu as n’importe quelennui, tu m’appelles tout de suite, il n’y aura jamaisde problème.” Et c’est vrai que je rencontrais par-fois des problèmes. Lorsque vous débutez dans cemétier, il y a toujours des mecs louches qui tour-nent autour de vous. Alors j’allais voir Mémé pourlui dire : “Voilà, il se passe tel truc, ils me deman-dent de l’argent, sinon on ne peut pas jouer.” Ilm’écoutait attentivement et me disait : “T’inquiètepas, petit, je m’en occupe !” »

En 1967, l’année où Antoine Guerini, le frère deMémé, est assassiné par des motards « inconnus »

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devant une station-service, Johnny se trouveconfronté à un problème d’une nature bien diffé-rente. Une liaison amoureuse manque de mal tour-ner dans la région de Montpellier. Un soir, aprèsson show, le rocker ne résiste pas au regard enjô-leur d’une nouvelle brune, légitime épouse d’unpatron de bar au casier judiciaire pas totalementvierge. L’affaire aurait pu s’arrêter là si les tourte-reaux n’avaient la malencontreuse idée de prendrela poudre d’escampette. Pour le mari bafoué, c’enest trop. Il clame à tous les échos que Johnny n’aplus que quelques heures à vivre. Mais, prévenu parses indicateurs (les truands aussi en ont), c’est MéméGuerini qui finit par calmer le mauvais garçon,mauvais perdant et vrai cocu…

Le parrain marseillais ne peut tout de même pasveiller en permanence sur son turbulent protégé.Alors il délègue un de ses affidés auprès de Johnny :Robert Sagna, alias Bob le Noir. « Mémé me l’aprésenté en lui disant : “Tu suis le petit et tu faisattention qu’il ne lui arrive jamais rien” », se sou-vient le rocker. Ou du moins croit-il se souvenir.Car une version différente existe. Selon le témoi-gnage que j’ai recueilli d’un ancien ami de jeunessede Sagna – une ancienne pointure du banditismeaujourd’hui à la retraite mais préférant conserverl’anonymat –, ce serait plutôt par l’intermédiaired’un autre gangster, Gaëtan Zampa, que Johnnyaurait fait la connaissance de Bob le Noir.

Voyons les faits allégués par ce témoin. Noussommes toujours au début des années 1960. C’est dans la cité phocéenne que le rocker aurait

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rencontré Zampa, dit « Tany la Noisette », unefigure de proue du milieu. Spécialités : prostitution,braquages, trafic de stups et machines à sous. Etn’oublions pas Le Vamping, dancing de l’anse duCatalan sur la Corniche, propriété de Zampa. Ence qui concerne sa famille, Tany la Noisette a boncœur. Alors il veut réserver une agréable surprise àses jeunes sœurs Francine et Josette, frappées depoliomyélite et fans du chanteur. Johnny accepte-rait-il de lui rendre ce service amical ? À en croiremon interlocuteur, c’est oui : quelques chansonsinterprétées au domicile des jeunes malades. Unefaveur dont le souvenir ne semble pas s’être gravédans la mémoire du rocker : « Je me souviens avoireffectivement chanté dans le Midi pour des infirmes,mais je ne me rappelle pas qu’il s’agissait des sœursde Zampa. »

De toute façon, l’honneur est sauf. Quoi qu’il ensoit de la vraie origine de sa rencontre avec Bob leNoir, à partir de ce jour-là, une réelle amitié va senouer entre eux. Bob, il est vrai aussi, n’a rien d’untype banal. Petit et rond, doté d’une jambe artifi-cielle, c’est une des figures du milieu phocéen.Ancien proxénète au casier judiciaire fourni, il estbien connu, selon la formule consacrée, des servicesde police. Lesquels n’ignorent pas que Bob a parailleurs exercé pendant de nombreuses années ausein du service d’ordre – musclé face aux commu-nistes – de Gaston Defferre. Sagna, et c’est tout àsa gloire, fait ses premières armes parmi les jeunesrésistants des groupes de combat socialistes de Mar-seille. « Je ne sais pas si l’histoire est vraie ou non,

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confie Johnny, mais Robert aurait perdu sa jambeau cours d’une fusillade et après avoir sauté dans leport, où l’hélice d’un bateau lui trancha lemembre. » Impressionné par ce personnage « géné-reux et drôle », le rocker aura maintes occasions aufil des années de faire appel au « professionnalisme »de son ami. Témoin cet épisode insolite de l’exis-tence de la rock star au cours duquel elle avait faillipasser de vie à trépas : « Je n’avais pas encore trenteans. Une nuit, en sortant de La Cloche d’or, un res-taurant proche de la place Blanche, où tous lesartistes allaient parce qu’il était ouvert toute la nuit,j’entends une balle siffler à mes oreilles. De touteévidence, quelqu’un m’avait tiré dessus, et j’étais for-cément inquiet. J’en parle à Bob, qui me répondaussitôt : “Je m’en occupe.” Je ne sais pas ce quis’est passé, mais je n’ai plus jamais été embêté. J’aiappris par la suite que j’avais dû avoir une histoireavec une fille qui faisait probablement partie dumilieu. Une passade certes, mais qui a failli mecoûter cher. »

Avec l’âge, Bob, comme Johnny, s’assagitmalgré tout en délaissant autant que faire se peutsa vie de marginal pour le commerce et le show-biz. Le voilà patron d’un restaurant branché rueLulli et d’un piano-bar près du Vieux-Port. En1983, Juliet Berto lui demande de participer autournage de son film Cap Canaille… La mêmeannée, Johnny, qui se produit au parc Chanot deMarseille, présente entre deux chansons son « amiBob ». Mais, malgré une fidélité à toute épreuve– le rocker sera de tous les anniversaires de Sagna

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dans le Midi et se rendra à plusieurs reprises à sonchevet peu de temps avant sa disparition, dans lesannées 1990 –, Johnny saura éviter le mélange desgenres : « Mes amitiés avec ces gens-là ont tou-jours été désintéressées. Je ne leur ai jamais riendemandé, donc ils n’avaient rien à exiger enéchange. Si jamais vous tombez dans ce piège, vousne vous en sortez plus. Sinatra a eu affaire à lapègre américaine et il n’a jamais pu s’en dépêtrerdurant toute sa vie. À la limite, c’était devenucomme un contrat… »

Qu’est-ce qui réunit, en fin de compte, le milieuet les artistes ? Le plus souvent, on l’a dit, c’est lemonde de la nuit. Alors que les uns viennent de quit-ter une scène de music-hall, les autres ont fini derégler leurs comptes ou de traiter leurs « affaires ».Alors souvent, ils s’interpellent par leur prénom,s’embrassent, se tapent affectueusement sur l’épaule,à la façon des « frères » de Cosa Nostra. De là àfaire à son tour des « affaires » ensemble, il n’y aqu’un pas. Tous n’ont pas la sagesse de Johnny etcertaines stars le franchissent. Mais si les truands,quand ils gèrent des établissements de nuit, aiments’entourer de vedettes de l’écran ou de la scène, c’estpour leur satisfaction personnelle, leur vanité plusque pour le bien-être de leurs commerces. Car,comme me l’a dit Alan Coriolan, ami du rockeraprès avoir été son plus proche assistant durant unedizaine d’années : « Ce ne sont pas les stars qui fontmarcher une boîte, mais le cul. Il vaut mieux avoircent danseuses à poil que les mecs puissent draguerque dix vedettes qui vont coûter, vont faire chier…

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Faites des concours de Miss ceci, de Miss cela, c’estça qui fait venir du monde… »

Certaines rencontres peuvent tout de même serévéler cocasses. Un jour, Johnny découvre l’un deses admirateurs les plus inconditionnels en la per-sonne d’une fine gâchette d’un célèbre clan de gang-sters, les frères Zemour : Prosper B. « C’était un juifpied-noir qui avait l’habitude de se vêtir d’un éter-nel costume rouge, se souvient Alan Coriolan. Ilpouvait tuer cent personnes dans la seconde, mais,dès qu’il voyait Johnny, il n’était plus le même. Il nous rejoignait souvent en tournée. Il venait avecson cœur. Un fan respectueux, si j’ose dire. »

Respectueux peut-être. Mais de telles fréquenta-tions peuvent vous conduire dans de vilains draps.Pour Johnny heureusement, il n’en a rien été…

En novembre 1980, l’information devient offi-cielle : après maintes séparations et réconciliations,Johnny et Sylvie ont entamé une procédure dedivorce. Un choc pour les fans des deux idoles,mais, dans le fond, cela ne change guère les habi-tudes du couple. Sans tapage, Sylvie retrouve laCalifornie, où elle s’est installée depuis quelquetemps déjà, et où elle rencontrera bientôt le nouvelhomme de sa vie, le producteur Tony Scotti.Johnny, lui, a retrouvé Paris. Pour ne pas sombrerdans la déprime, il sort beaucoup. Dans les moisqui suivent son divorce, ce n’est plus tout à fait le

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même homme, dirait-on. Donnant l’impression de vouloir s’étourdir à tout prix, le rocker à la dérivefréquente assidûment les boîtes de nuit et renoueavec sa vie de saltimbanque, jalonnée de rencontreséphémères et de soirées trop arrosées. Ses refugess’appellent désormais L’Apocalypse et L’Élysée-Matignon, hauts lieux des folles soirées branchéesde la capitale. C’est au cours d’une de ses virées noc-turnes qu’il va faire la connaissance de BabethÉtienne, un ravissant top-modèle. Hélas, la jeunefemme n’est pas seule. Un garçon au passé agité,mais dont elle est sincèrement amoureuse, l’accom-pagne. Johnny, pas insensible au charme de Babeth,se croit obligé de lancer à son viril fiancé, « Coco »pour ses amis caïds de la banlieue parisienne, qu’ilserait « preneur » le jour où d’aventure les tourte-reaux se lasseraient l’un de l’autre ! Les mois pas-sent. De temps à autre, Babeth et Coco croisent lastar lors de soirées chez des amis communs. Jusqu’au jour où Johnny se met en tête de « kid-napper » la belle pour mieux lui promettre de l’épouser. La nouvelle circule bientôt dansquelques salles de rédaction parisiennes : le mariagepourrait se dérouler au début de novembre 1981.Or, outre les changements continuels d’humeur deBabeth et de son rocker, qui se disputent, se rabi-bochent, puis se disputent à nouveau pour mieux seréconcilier, une autre raison incite Johnny à préci-piter les choses.

Un truand a en effet lancé un « contrat » dontlui-même est la cible. Ce truand a un nom : Coco,qui clame à tous les vents sa volonté de revanche.

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Ayant mal vécu le départ de sa fiancée et ses amoursavec le chanteur, il voudrait la reprendre de gré oude force. Inquiet, Johnny demande à son ami Corio-lan d’intervenir pour calmer les ardeurs guerrièresdu jaloux. Pas difficile : les deux hommes se connais-sent depuis l’adolescence. Coriolan accepte donc dejouer les pacificateurs. « Un jour, Babeth se trou-vait à Cannes, se souvient-il. Johnny est arrivé enhélicoptère. Un moment, ça a chauffé. Je suis inter-venu pour arranger la salade. J’ai joué sur l’amitié.Quelques jours plus tard, j’ai invité Johnny et Cocochez moi, dans le XVIIe arrondissement de Paris.Nous avons longuement parlé, tous les trois. Cocoétait visiblement malheureux. Johnny lui répétaitsans arrêt qu’il était lui aussi très amoureux deBabeth. Les choses sont parvenues à se tasser. Pourêtre assuré que Coco ne ferait pas de bêtises – ilavait effectivement parlé un moment de balancerune balle à Johnny –, je l’ai accompagné auMexique, où il devait traiter quelques affaires.Lorsque nous sommes revenus, il était calmé. Ducoup, Johnny l’a embauché dans son staff d’éclai-ragistes. Ce qui lui a permis de changer complè -tement de vie. Aujourd’hui, il est marié et père detrois enfants. »

La morale et l’ordre triomphent donc. Soulagéde cette fin heureuse, Johnny épouse enfin Babeth,mais ils divorcent un an plus tard ! Les mois sui-vants, il fait la rencontre d’autres jeunes femmes. Etd’autres encore. À en croire certains de ses confi-dents, plusieurs dizaines en tout, plus ou moinscélèbres. Une véritable boulimie ! Puis, à l’occasion

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d’une émission de télévision, la rencontre détermi-nante avec Nathalie Baye. La comédienne n’a rienà voir avec les mannequins et autres groupies dontil a l’habitude. Cultivée, elle fréquente des cerclesfort différents de ceux du chanteur. Avec elle, levoilà contraint de changer de milieu. Pas moins vived’esprit que Sylvie Vartan, Nathalie se voit confron-tée à cette étrange réalité : la cour qui entoure le« roi Johnny ». Elle n’en revient pas de cet entou-rage omniprésent, étouffant et enivrant à la fois. Ellen’en revient pas et n’apprécie guère. Alors elle poseses conditions. L’ère des copains et de la bande, desnuits dingues et des fréquentations douteuses sembletout à coup révolue. Et les véritables amis du couplede s’interroger. Là où Sylvie a échoué, Nathaliepeut-elle vraiment réussir ?

De fait, durant quelques mois, Johnny donnel’impression d’avoir renoncé aux interminables soi-rées en boîte. Fini les virées superbes. Grâce àNathalie, il décide même d’arrêter ce qu’il appelle« les speeds, la coke et la fréquentation des gars dela narine ». Son ami Michel Drucker s’en félicite :il était vraiment temps de prendre des distancesavec ce véritable « gang » qui l’entourait jus-qu’alors et avec sa kyrielle d’intrigues, de rivalités,de conspirations.

Des nouveaux albums signés Michel Berger vontredonner un second souffle à la carrière d’interprètede Johnny. Puis vient cette rencontre avec Jean-LucGodard, le cinéaste emblématique de la NouvelleVague, qui le sollicite pour le tournage de son long-métrage Détective.

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Godard se défend de vouloir tourner un polar. Iln’en a jamais fait, et ça ne l’intéresse pas. Détective,

dans son esprit, serait plutôt un film d’atmosphère.Johnny y incarne un entraîneur de boxe qui espèrela victoire de son poulain, coincé qu’il est par l’éten-due des dettes contractées auprès de la mafia…

Pour le grand public, c’est un tantinet trop intello.Malmené par la presse, boudé par les spectateurs,Détective n’obtient qu’un succès de curiosité d’abord– Godard plus Hallyday, vous pensez –, un succèsd’estime ensuite, puis une chute des entrées. « Ony allait pour le voir flinguer tout le monde, et, fina-lement, c’est lui qui se fait flinguer ! », se désole unfan, qui admet également s’être copieusementennuyé avec les interrogations godardiennes. Johnnyne se montre pas surpris. Acteur populaire, commechanteur populaire, c’est un métier. Celui que pos-sède jusqu’au bout des ongles une autre star, et quellestar : Alain Delon…

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Pas de hara-kiri pour le samouraï

Comme son maître, le grand metteur en scèneJean-Pierre Melville, Alain Delon a toujours vu lemonde des hors-la-loi comme le dernier bastion oùs’affrontent les forces du bien et du mal, ultimerefuge de la tragédie moderne. Et ce n’est pas saremarquable interprétation de tueur froid et presquedésincarné dans Le Samouraï qui le fera changerd’avis.

Cela fait plusieurs années que Melville s’étaitmis en tête de confier ce rôle à Delon. Mais, en cedébut d’année 1967, le réalisateur du Doulos et deBob le flambeur ignore encore si la star de ciné vadonner son accord. Quelques années plus tôt,Delon n’a-t-il pas refusé un rôle dans L’Armée des

ombres, un film sur la Résistance, tout en deman-dant à Melville de lui proposer un autre scénario ?Pour la traditionnelle séance de lecture, c’est lemême Melville qui se déplace chez Alain Delon,alors domicilié dans un hôtel particulier de l’ave-nue de Messine à Paris. Le réalisateur est coiffé de

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son inséparable Stetson à larges bords et de Ray-Ban fumées. Alain n’est pas seul à l’accueillir. Sonépouse, Nathalie, est en effet présente elle aussi.Avant de commencer sa narration, Melville pré-vient : « Vous devez savoir que votre personnagen’est pas présent au début du film et reste long-temps silencieux. J’y vais quand même ? » Lescoudes sur les genoux, le visage enfoui dans sesmains, le comédien écoute avec une grandeconcentration… pour interrompre le metteur enscène au bout de cinq minutes à peine : « C’estd’accord, Jean-Pierre, n’allez pas plus loin… »Delon a compris dès le premier mot, dès la pre-mière ligne : « J’ai tout de suite accroché au per-sonnage de Jeff Costello, tueur à gages solitaire quivit avec un oiseau. »

L’un des chefs-d’œuvre de Melville, Le Samouraï,

s’impose effectivement dès la première scène. Unbouvreuil dans sa cage et Jeff-Delon, écrasant dansson personnage silencieux, qui place le cadran desa montre sous son poignet et joue avec son cha-peau. « Ça, c’est Jean-Pierre, et c’est moi qui mecoule dans le rôle, explique Delon. Jeff Costello atoujours sa montre à l’envers, au bras droit, commeJean-Pierre. Le chapeau, c’est Jean-Pierre, la rai-deur, c’est Jean-Pierre… » De son côté, Melville sesouviendra lui aussi longtemps des réactions de sonhôte, après ces cinq minutes initiales de lecture.Comment l’acteur s’est levé pour lui faire signe dele suivre, sans mot dire : « Il m’a conduit dans sachambre : elle ne contenait qu’un lit en cuir, unelance, un sabre et un poignard de samouraï. »

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Tout semble alors se dérouler dans le meilleurdes mondes cinématographiques. Du moins jus-qu’aux semaines précédant le début du tournage,prévu pour le mois de juin suivant. Car là, lamachine connaît quelques ratés. C’est d’abord Mel-ville qui manque mourir asphyxié dans le mysté-rieux incendie qui ravage en quelques heures lesstudios qu’il s’était fait construire rue Jenner, dansle XIIIe arrondissement de Paris. Quant à Delon, ilne dissimule pas sa contrariété lorsque le réalisateur,remis de ses émotions, insiste pour que son épouse,Nathalie, apparaisse dans le film. Il rappelle au réa-lisateur que celle-ci n’a jamais joué, et même jamaissuivi le moindre cours de comédie. Pressent-ild’acerbes critiques au moment de la sortie du longmétrage ? Probablement, mais pas seulement,comme nous allons le voir. En attendant, et afind’éviter qu’elle soit identifiée, on envisage de faireprendre à la jeune femme le pseudonyme de Sand.Pas de quoi emballer Melville, lequel argumenteencore et encore avant de venir à bout de la résis-tance de son interprète masculin : « J’ai donné cerôle à Nathalie par une sorte d’instinct. Je me suisdit que, d’après son tempérament, elle devait êtreune femme sur qui un homme pouvait compter ;que si jamais elle devait être un témoin à décharged’Alain, elle l’aurait été d’une façon fantastique.L’avenir m’a prouvé que je ne m’étais pas trompé.Par ailleurs, Nathalie est une fille épatante, d’unefranchise totale, d’une force morale extraordinaire.Elle est inattaquable. Un roc. L’eau peut coulerdessus, sans jamais l’entamer. »

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D’autres raisons plus personnelles expliquent-ellesles réticences de l’acteur ? La presse fait ses chouxgras des mésententes supposées du couple. Untémoin privilégié, Stevan Markovic, qui vit àdemeure chez les Delon en sa qualité de gorille,tente bien de réconcilier ses patrons. En vain.

Les déboires – le mot est faible – des relationsmarseillaises d’Alain ont par ailleurs de quoi lerendre d’humeur sombre. Antoine Guerini, le dis-cret et taciturne aîné du clan, est abattu le 23 juin1967 par deux motards au moment où il ravitailleen carburant sa luxueuse Mercedes bleu marinedans une station-service de la banlieue phocéenne.Pourquoi ? Pour une affaire de drogue danslaquelle, contre l’avis de son cadet, Antoine s’étaitimpliqué ? C’est la thèse soutenue par la nièce decelui-ci, Marie-Christine Guerini, qui a pu bénéfi-cier de confidences de son père, Barthélemy. Selonelle, « Antoine est mort uniquement parce qu’il yavait touché et que l’organisation qui avait été miseen place impliquait des notables et des politiques ».Une autre thèse verra bientôt le jour. Il s’agiraitd’une opération de représailles suite à un autreassassinat jamais élucidé survenu quelques mois plustôt sur la personne de Robert Blémant, un anciencommissaire de la DST – Direction de la sur-veillance du territoire, le service du contre-espion-nage français – devenu voyou. Démis en 1959 deses fonctions par une hiérarchie lui reprochant nonsans raison ses liens trop étroits avec le milieu, cetex-commissaire s’était reconverti comme gérant decasino. Le Grand Cercle en l’occurrence, où ses

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associés s’appelaient respectivement Antoine Gue-rini, Jean-Baptiste Andreani et Marcel Francisi. Or,des tiraillements ne tardent guère à voir le jour dansla mouvance de cette fine fleur de la pègre hexago-nale. Résultat : on commence à compter lescadavres – huit au total. Dont celui de Blémant,fauché en mai 1965 par des rafales de mitraillettetirées d’un véhicule. D’aucuns, dans le milieu mar-seillais, soupçonnent justement Antoine Guerinid’avoir commandité le crime. Ils soulignent quel’aîné du clan s’était cru « doublé » par le policierripou lors de plusieurs remises de fonds. Il auraitvoulu montrer qu’à lui, on ne la faisait pas, enordonnant la mise à mort de Blémant. Mais ce der-nier aurait trouvé des volontaires prêts à le vengersi quelque chose de fâcheux lui arrivait…

Pour les policiers, cette période n’est rien d’autreque le début d’une guerre des gangs. De jeuneséquipes de voyous jaillis de nulle part n’hésitent plusà s’attaquer aux parrains reconnus, nantis et instal-lés. Quelques jours après la mort d’Antoine, le corpsde Claude Mondroyan est retrouvé dans unecalanque de la région. Ce petit malfrat avait osécambrioler l’une des villas des Guerini pendant lesobsèques… Aux yeux des enquêteurs, le doute n’estpas permis : l’assassinat est signé Mémé. On arrêtece dernier dans son établissement, Le Versailles,devenu La Méditerranée. Mais, inculpé en mêmetemps que ses frères Pascal et François pour assas-sinat, complicité d’assassinat, association de malfai-teurs et port et détention d’armes, le vieux caïd veutencore croire à sa chance. Devant le tribunal de la

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Seine chargé de le juger, et malgré sa réputation deparrain, il n’est pas peu fier de brandir un casierjudiciaire qui ne mentionne qu’une seule condam-nation à trois ans de prison. Et avec sursis encore !Les magistrats, eux, se montrent quand mêmeintraitables, le condamnant en janvier 1969 à vingtans de prison.

Alain Delon ressent comme un choc la lourdecondamnation qui vient de frapper son vieil amiMémé. Sans attendre, il exprime sa solidarité à Lilyet Marie-Christine Guerini, la femme et la fille ducaïd emprisonné. Marie-Christine qui, aujourd’huiencore, n’a qu’éloge pour l’« ami fidèle et totale-ment désintéressé » qu’a représenté la star pendanttoute l’incarcération de son père. Une longuedétention, trop longue pour Mémé, victime d’uncancer fatal. En mars 1982, âgé de soixante-qua-torze ans, il s’éteint dans une clinique privée deCannes. Avant de retrouver la terre de ses ancêtres,le caveau familial de Calenzana, où sa dépouillerepose désormais avec ses secrets.

Retenu, Alain Delon n’a pas assisté aux funé-railles de l’ancien seigneur de la pègre. Une absencedont ne s’offusque pas Marie-Christine Guerini.Elle préfère garder le souvenir de ses conversationsavec son père à propos de l’acteur, des lettres ami-cales que Delon et Mémé échangeaient. Ou encorede ces dernières recommandations paternelles : « Siun jour tu as des problèmes, appelle Alain. Tu sais,il a été un peu mon fils spirituel, et je crois qu’ilm’a respecté comme un père. »

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Était-ce en 1960 ? En 1961 ? François Marcan-toni n’a pas noté la date précise de la rencontreentre ses amis Delon et Guerini. Seule certitude : lecaïd toulonnais joua bien ce jour-là les intermé-diaires entre les deux hommes. Mémé et la futurevedette du Samouraï font connaissance dans le cadrecosy de L’Ascot, l’un des bars-restaurants dont Gue-rini est propriétaire à Cannes. Et d’emblée, ils accro-chent. Une paire d’amis. Lors de ses séjours dans leSud, Delon est reçu comme un prince par le caïd.Parfois, ils vont s’entraîner au tir au pistolet auxGoudes, sur les hauteurs désertiques de la cité pho-céenne, comme s’en souvient encore Marie-Chris-tine Guerini. De même qu’elle a gardé en tête cetteépoque où son père et l’acteur s’associaient dansl’achat d’un cheval baptisé Lucky. La monture decompétition était confiée à un petit entraîneur mar-seillais ami de Mémé.

Des amis, ce n’est pas ça qui manque au caïdcorse. Jacques Raffini fait partie du lot. Contraire-ment à ce que son patronyme laisserait croire,l’homme est originaire de Lorraine. Longtemps, ila rêvé de devenir comédien. Après des débuts labo-rieux sur les planches d’un théâtre, c’est au cinémaqu’il préfère tenter sa chance. D’abord comme cas-cadeur dans des productions à petit budget, qui luidonnent l’occasion de rencontrer sa future com-pagne, Tania Miller, puis bientôt, de faire laconnaissance de Mémé Guerini. Le caïd, on le sait,

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n’a jamais caché son tropisme pour les artistes. C’estdonc tout naturellement qu’il sollicite Delon. Pour-rait-il donner un coup de pouce au comédien débu-tant ? Oui, sans doute, mais Raffini, dit « Lolo »,préfère jeter l’éponge pour se reconvertir dans l’ex-ploitation du Glamour, une boîte de nuit deMegève. En principe, le fonds de commerce nedemande qu’à se développer, situé qu’il est dansl’une des plus importantes stations françaises desports d’hiver. Mais l’homme d’affaires déchantevite. Pour noircir le tableau, les services de policede la région l’ont à l’œil. Peut-être est-ce le momentde prendre du champ avec la Haute-Savoie. Pourmieux y revenir trois ans plus tard d’ailleurs, maissous une autre casquette.

En 1963, Lolo est devenu courtier en assurances.Un courtier au carnet d’adresses bien remplipuisque l’un de ses premiers clients n’est autrequ’Alain Delon, dont on vient justement de luisignaler la présence à Megève. L’acteur séjournedepuis une semaine à l’hôtel Mont d’Arbois. Passeul : Milos Milosevic l’accompagne. C’est lors dutournage inachevé de Marco Polo à Belgrade que lecomédien a fait la connaissance de ce Yougoslavecarré et viril, par l’intermédiaire de son maquilleur,devenu depuis peu l’amant du beau Milos. Lequelva bientôt réussir à franchir clandestinement lerideau de fer avant de rejoindre Paris, où il estaccueilli par son ami le maquilleur. Bientôt, lesportes du cinéma s’ouvrent à lui. Milosevic possèdeen effet le profil idéal pour jouer la doublure deDelon.

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Le septième art, il en est question lorsque LoloRaffini retrouve son ami Alain. Le hasard faisantbien les choses, leurs retrouvailles se déroulent unefois encore au Glamour. Mais l’établissement achangé de main, et son nouveau propriétaire est unSavoyard pur jus : Jacques Bézard. Toujours aussihâbleur, Lolo commence à évoquer son prochainretour au cinéma. Mais en tant que producteurcette fois-ci ! Il a même déjà des thèmes de scéna-rio à suggérer à Delon. Des idées lumineuses…L’acteur se montre poli et courtois. Et tient à ceque Lolo les lui adresse dès qu’ils seront écrits…

Raffini est descendu à l’hôtel de Megève, au cœurde la station. Il n’y séjourne pas tout seul. Deux deses amis s’y sont aussi donné rendez-vous : Jean-Pierre L., truand notoire, à la fiche de police longuecomme le bras, et Anastasios Vassilios, dit « Fran-çois le Grec », figure respectée du milieu. Il se trouveque ces personnages contestables ne sont pas desinconnus pour Alain Delon, puisqu’il a fait leurconnaissance à Paris quelques mois plus tôt par l’in-termédiaire du Toulonnais Marcantoni. Qui disaitque le cinéma est un tout petit univers où tout lemonde se connaît ? Le milieu aussi.

La soirée est bien entamée lorsqu’une bagarreéclate au Glamour. Jacques Bézard, le patron de laboîte, dit en ignorer la cause exacte. Devant lesenquêteurs, il se montre plus précis sur le momentoù Alain Delon et ses amis ont débarqué dans sonétablissement, peu avant minuit. L’ambiance étaità la fête. La fête aussi, mais dans un autre genrepour un reporter-photographe de Paris-Presse,

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Christian H. Delon n’avait aucune envie de poserdevant son objectif. Il le fait savoir. Son affronte-ment avec H. dégénère rapidement. Heureusement,la corpulence de Bézard en impose. Suffisammentpour obtenir l’arrêt des hostilités. Le répit, hélas,sera de courte durée. Vers 4 heures du matin, unenouvelle rixe éclate. Cette fois-ci, Lolo Raffini etMilosevic en viennent aux mains. « Ce dernier étaitallongé sur le sol, complètement sonné, se souvientBézard. Raffini tenait un morceau de bouteille parle goulot et menaçait le Yougoslave. J’ai immédia-tement attrapé Milos par les cheveux et l’ai tiré enarrière et ai ainsi pu séparer les deux adversaires.J’ai soigné Milos en lui versant du whisky sur lescinq ou six coupures qu’il portait sur la poitrine. »

Selon la même source, Alain Delon n’est pasintervenu lors de cette seconde bagarre. Enrevanche, il n’a pas caché sa contrariété face à l’at-titude de Lolo Raffini. « Après la bagarre, il estsorti en lançant : “Je vais lui casser la tête”, puiss’est dirigé vers sa voiture. Raffini est sorti à sontour. Je les ai vus à travers la vitre discuter tous lesdeux avec animosité, mais j’ignore ce qu’ils se sontdit. J’ai vu Delon tracer une marque sur le sol avecson pied. Raffini et lui sont restés à discuter chacund’un côté de cette marque. » Une manière de montrer qu’il y a des limites à ne pas franchir ?L’histoire ne le dit pas.

Quelques jours plus tard, Delon et Lolo seretrouvent autour des tables de jeu du casino megé-vois. En apparence, ils sont réconciliés. Selon untémoin, la star se montrera même particulièrement

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généreuse à l’égard de Lolo et de la belle Tania,vers lesquels il fait glisser quelques plaques repré-sentant une belle somme. De cette complicitéretrouvée, Jacques Bézard s’étonne. « Il m’arépondu : “Laisse faire, je t’expliquerai plus tard.” »En réalité, Bézard n’en saura pas davantage. Toutau plus retiendra-t-il ces propos exaspérés lancésquelque temps plus tard par l’acteur : « Celui-là, ilva crever un jour ! » À ce moment-là, et toujoursselon Bézard, Lolo a le don de faire sortir l’inter-prète du Guépard de ses gonds.

Delon aurait-il été victime d’un chantage, d’unracket, comme certains s’en convaincront bientôt ?Une fois encore, Bézard affirme l’ignorer. Ce qu’ilse rappelle ne concerne en fait que le seul Raffini.Et là, les souvenirs deviennent plus précis : « Envi-ron une année après la fameuse soirée, il est venume voir au Glamour. Il m’a dit que, pendant labagarre, Milos lui avait cassé sa montre et que jedevais donc lui rembourser 500 tickets. J’ai protesté.Il m’a alors sorti un pistolet qu’il a posé sur matempe en me disant qu’il ne m’avait pas vendu sonaffaire assez cher. Compte tenu de ce qu’elle rap-portait, je devais lui verser 33 % de plus. Sesmenaces ont duré trois heures et demie. Il posaitson revolver tantôt sur ma tempe, tantôt sur monventre, tantôt dans le dos. Puis il est parti en disantqu’il attendait une réponse. Le lendemain après-midi, je suis allé au rendez-vous qu’il m’avait fixé.Je lui ai déclaré que je refusais de lui verser cettesomme. Il m’a répondu : “Tant pis pour toi, je tetirerai dedans.” L’affaire en est restée là car il savait

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que je ne me laisserais pas faire. » Bézard dit-il lavérité ? Ou fabule-t-il ? L’histoire ne le précise pas…

Trois mois après ces nuits megévoises agitées,Alain Delon retrouve Romy Schneider sur la Côted’Azur. En ce printemps 1963 – nous sommes enmai –, voilà près de quatre ans que les deux comé-diens ont célébré leurs fiançailles. Ils continuent àfiler le parfait amour. Mais déjà Alain doit quitterSissi. On l’attend en Espagne pour le tournage d’unnouveau film, La Tulipe noire. Pour cette productionde cape et d’épée, Delon et le réalisateur, Christian-Jaque, ont embauché plusieurs cascadeurs enmesure de régler les duels et de dresser les chevaux.Yvan Chiffre fait partie de cette équipe de « pros ».C’est d’ailleurs en compagnie du cascadeur que l’ac-teur va faire la route jusqu’en Espagne à bord d’unesuperbe voiture américaine : une Buick Galaxydécapotable gris métallisé dernier modèle.

À peine les deux viennent-ils de quitter Nicequ’Alain lance à Chiffre : « Au fait, on va faire unpetit détour. Je dois m’arrêter à Cannes, pourprendre quelqu’un qui viendra avec nous. » LaBuick traverse la cité pour atteindre en fait une com-mune voisine : Mandelieu-la-Napoule. La voici quidéfile le long de grands immeubles, style HLM.Delon, qui conduit, stoppe alors. Une fenêtres’ouvre, une jeune fille apparaît. Elle est en tee-shirt,très belle et très bronzée, se souvient Chiffre. Le

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cascadeur vient de faire la connaissance de Natha-lie Canovas, la future Mme Delon. Cette beauté faittout juste son apparition dans la vie de l’acteur.Chiffre n’en revient donc pas d’être l’un des pre-miers rares témoins de cette page qui s’ouvre dansla vie de la star. Bon, c’est un peu gênant quandmême, parce qu’officiellement Alain Delon restefiancé à Romy Schneider. Mais ces affaires de cœur,après tout, ne le concernent pas. Il se garde doncde les commenter. De toute façon, Nathalie, qui apris place dans la Buick, est charmante.

Contrairement à ce que lui avait laissé entendreAlain, l’arrivée en Espagne n’est pas prévue pour le jour même. Décidément en veine de rencontres,le comédien doit faire une nouvelle halte à Mar-seille. Des « amis », souffle-t-il à ses passagers for-cément conciliants. Mais quelque peu dubitatifsmalgré tout lorsque la star exige d’eux une extrêmediscrétion. « Là, tout ce que vous verrez ou enten-drez, vous mettrez votre mouchoir par-dessus etvous n’en parlerez à personne. »

On n’est pas plus clair. Comme si tout avait étéprogrammé par Delon, Chiffre et Nathalie ne semontrent pas autrement surpris d’être chaleureuse-ment accueillis par le portier en chef de l’hôtelMéditer ranée, situé sur le Vieux-Port de Marseille.Les formalités accomplies, Alain propose à son cas-cadeur de le retrouver au bar après une rapide toi-lette. Juste à temps pour voir surgir Mémé Guerini,qui se dirige directement vers la star, l’embrasse etle gratifie d’un affectueux : « Comment va, fils ? »Le vieux caïd salue ensuite Nathalie avec révérence,

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avant de serrer énergiquement la main de Chiffre,pas vraiment rassuré. Comme tout le monde, ilconnaît la réputation des Guerini, personnages puis-sants et craints.

Pour recevoir sa vedette d’ami, Mémé a bien faitles choses. En l’occurrence, un fastueux repas en sonhonneur dans un salon privé du Méditerranée, vais-seau amiral de son empire hôtelier qui jouxte unede ses boîtes de nuit, L’Annabel’s. Repas, parlonsplutôt de banquet, car autour d’une grande tablesont réunis une trentaine de convives. Et peut-êtrede dîner de têtes du mitan, vu les mines plus pati-bulaires les unes que les autres des participants, quirendent Chiffre plus perplexe encore. « Tous sontvêtus de costumes sombres à l’ancienne, chemisesnoires, cravates blanches, chaussures à boutons,décrit-il. Les dames qui les accompagnent ne fontvisiblement pas partie du meilleur monde. Au milieude cet aréopage trône Mémé, assis à côté d’Alain,très à l’aise, qui raconte avec verve le tournage deMélodie en sous-sol aux côtés de Jean Gabin. Ce quisemble intéresser prodigieusement Mémé. »

Connaissant le talent de conteur de Chiffre, l’ac-teur le met à contribution. Pourquoi ne pas rappe-ler l’histoire de ce professionnel des cascades quitombait toujours à côté des cartons ? Tous lesregards se tournent alors vers le cascadeur. Celui-ci s’exécute dans un silence religieux. « Cette fois-ci, Marcel a exigé des tonnes et des tonnes decartons, car il doit tomber du haut d’un rochergigantesque, dans la forêt de Fontainebleau. Sanstrop y croire, on lui prépare un lit de cartons assez

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considérable ; on y passe près de deux heures. Ontourne. Marcel prend son élan et tombe… à côtédes cartons, bien entendu. Une autre personne quelui, faisant une chute d’une telle hauteur, se seraittuée. Pas Marcel. Alors que le metteur en scène dit :“Coupez”, on entend Marcel qui dit : “Merde, j’aiencore raté les cartons.” » D’ordinaire, le public deChiffre rit de bon cœur. Mais ce soir-là, la chutetombe dans un silence glacial. Mémé se tourne alorsvers l’acteur : « Tu sais qu’il est drôle, ton copain.Il nous a vraiment bien fait rire. » Cela ne trans-paraît guère. Autour de la table, des visages pas vrai-ment enjoués scrutent Chiffre, qui préférerait setrouver à 20 000 lieues de la Canebière.

Le cascadeur n’en a pourtant pas terminé avec la famille Guerini. Le lendemain, Delon lui annonceune nouvelle étape : Carry-le-Rouet, agréable port de pêche situé au pied de la chaîne de l’Estaque. L’endroit est magnifique, autant que la grande villaen marbre de Carrare où la petite troupe est bien-tôt reçue par un autre Guerini, Antoine. Le grandfrère de Mémé insiste pour retenir ses visiteurs etleur faire goûter une bouillabaisse dont il ne leur ditque ça.

La propriété de Carry-le-Rouet n’a rien d’unermitage. Tout au contraire, les Guerini ont l’habi-tude d’y recevoir des hôtes de marque. « Il étaitamusant d’y voir des artistes comme Martine Carolou Johnny Hallyday, des messieurs très comme ilfaut et de véritables truands », confirme Marie-Chris-tine Guerini, se remémorant ses années d’adoles-cence. Et de nuancer avec un zeste de tristesse :

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« Un théâtre permanent que je détestais parfois carles moments de solitude étaient finalement rares. »

Cette envie de se retrouver seuls en famille souffretout de même une exception pour Alain, avec lequell’ado va passer de merveilleux moments dans larégion. Parmi ses meilleurs souvenirs de ces temps-là, les visites que Marie-Christine rendait à la starpendant le tournage cannois de Mélodie en sous-sol.

Ou encore la magnifique montre sertie de rubis qu’illui offrit à cette occasion. Sans oublier le séjour esti-val que le comédien effectua dans la maison devacances de sa tante Jeanne Itey sur le bassin d’Ar-cachon. Les seuls moments de détente que s’accordealors sa parente, tenancière d’une maison de rendez-vous à Paris. Son bordel est sis rue de Douai. C’estlà que les frères Guerini se fournissent en filles pourdes « messieurs de la haute » qu’ils aiment conten-ter. Des noms ? Marie-Christine préfère les garderpour elle. Mais déjà, elle retourne à la vocation del’année de ses seize ans, des longues promenades surles dunes du Pyla en compagnie d’Alain. « Nouspassions notre temps à nous poser la question desavoir si nous pourrions faire quelque choseensemble, me confie-t-elle en souriant. Je craignaisles réactions de mon père. Quelque temps aupara-vant, lors d’un déjeuner à Carry-le-Rouet, Alain luiavait dit en croyant lui faire plaisir : “C’est qu’elledevient mignonne ta fille, c’est presque unefemme !” Mon père lui avait jeté un regard sombreen bougonnant : “Presque une femme, Marie-Chris-tine ? Mais enfin, fils…” Il lui faisait comprendreque j’étais encore une enfant et qu’il m’avait faite

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pour lui. » Delon, homme d’honneur et ami atten-tif, ne poussera pas plus loin une cour qui aurait pudevenir gênante. D’ailleurs, d’autres activités, pro-fessionnelles celles-là, l’attendent. En Espagne, entreautres, où doit enfin débuter le tournage de La Tulipe

noire, une adaptation du roman d’Alexandre Dumas.Pour la circonstance, l’acteur a loué une luxueuse

villa – la Catapulta – à Trujillo, dans les environsde Madrid. Il met tout à disposition de ses hôtes :piscine, majordome, jardinier, femme de chambre.C’est presque « Hollywood on Spain », se souvientChiffre, qui fait la connaissance de la nouvelle dou-blure de l’acteur : Robert Moura. Nul autre quele fils adoptif de Mémé Guerini, et, peut-être s’ensouvient-on, le copain de jeux des vacances esti-vales du jeune Jean-Philippe Smet, pas encorerebaptisé Johnny Hallyday. Il est probablequ’Alain Delon ignorait cette sympathique coïnci-dence lorsqu’il a proposé à Moura de faire ses premiers pas au cinéma. L’essai ne sera malheu-reusement pas couronné de succès tant l’élève serévèle peu doué pour la comédie. C’est qu’il a unesainte horreur de jouer en permanence le visagemasqué, comme l’exige son rôle. Sans douten’avait-il jamais dévoré les aventures de Guillaumede Saint-Preux et de son frère jumeau Julien, leshéros du célèbre roman d’Alexandre Dumas. Ni lules dialogues ciselés par Henri Jeanson pour ce filmd’aventures…

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En février 1964, La Tulipe noire sort sur les écransfrançais. Hélas, critiques et public l’accueillent sansgrand enthousiasme. Pour les premiers, nostal-giques d’un autre long-métrage de Christian-Jaque, l’inoubliable Fanfan la Tulipe campé une dizained’années plus tôt par Gérard Philipe, la magie n’estpas au rendez-vous. Pour les seconds, le ton du film,entre comédie et drame, est trop contrasté. PourAlain Delon enfin, dont les préoccupations profes-sionnelles s’ajoutent alors aux turbulences de sa viepersonnelle, le coup est rude, lui qui a l’habitude devoler de succès en succès. Côté cœur, rien ne va plusavec Romy Schneider. Il vient de rompre leurs fian-çailles pour mieux annoncer son prochain mariageavec Nathalie, dont il attend un enfant. Celui-ci,prénommé Anthony, verra le jour l’année suivanteà Los Angeles.

C’est le début d’une passion orageuse qui vadurer trois ans. En octobre 1967, au moment dela sortie du Samouraï, plébiscité cette fois par lepublic, Alain dépose en effet sa requête de divorceau palais de justice de Paris. Pour autant, ses rela-tions avec Nathalie ne sont pas totalement rom-pues. Bien sûr, les deux comédiens continuent àtravailler chacun de son côté. Le couple se reformeparfois – en apparence du moins – à l’occasion decertains galas, comme celui de Léo Ferré à Bobino.Viennent les fastidieuses étapes de la procédure deleur séparation, bientôt officialisée par le tribunalde grande instance de Paris. À ce moment-là, lesépoux ont fait le choix de résidences séparées :

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Alain demeurera avenue de Messine, dans leVIIIe arron dissement, tandis que Nathalie occu-pera un appartement rue François-Ier, à deux pasdes Champs-Élysées.

Comme elle en a pris l’habitude depuis quelquesannées, la jeune femme espère bien pouvoir rallierde temps à autre Saint-Tropez. Là, elle se sent bien,elle peut recevoir ses amis en toute tranquillité. Sonrefuge n’est autre qu’une confortable villa louéepour l’occasion. Au cours de l’été 1967, accompa-gnée de son fils, Anthony, et de sa nurse, Nathaliey a ainsi accueilli Sylvie Vartan et Stevan Marko-vic, celui qui fut un temps la doublure d’Alain avantde devenir l’homme à tout faire du couple. Et plusque cela, même. Beaucoup plus : l’amant de la jeunefemme au cours de ces vacances d’été. Simple pas-sade, concédera sous peu Nathalie, à laquelle elleaurait très rapidement mis fin : « Avant de regagnerParis, j’ai signifié à Stevan que cette aventure étaitterminée, que nous avions été ridicules car il ne fal-lait pas ternir les liens d’amitié qui nous unissaient. »

De retour à Paris, Nathalie reprend donc la viecommune avec Alain, alors que Stevan continue àcohabiter avec le couple. Mais rien n’est plus vrai-ment comme avant. S’instaure entre eux un jeu du chat et de la souris, émaillé de ruptures et deretrouvailles. Jusqu’à la séparation définitive dumois d’octobre.

Et c’est au tour de Markovic de venir contrarierAlain. Nous voici déjà au début de l’année 1968 etla secrétaire de Delon, Bernadette Rey, vient derévéler à son patron que le Yougoslave a commis

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plusieurs indélicatesses, encaissant sur son proprecompte bancaire le montant d’un chèque en blancrevêtu de la signature de l’acteur. Malgré la gravitéde l’accusation, Delon ne souhaite pas brusquer leschoses. Il rejoint Nathalie et Anthony dans l’appar-tement de la rue François-Ier, dont les aménage-ments sont en cours d’achèvement.

Le cinéma est heureusement là pour faire oublierà l’acteur pendant quelque temps ses soucis person-nels. Dans les prochains jours doit débuter le tour-nage d’Adieu l’ami, coproduction franco-italiennesignée Jean Vautrin, alias Jean Herman. L’acteur neconnaissait pas le jeune metteur en scène. C’est aprèsavoir vu son premier long métrage – Le Dimanche de

la vie – qu’il a décidé de l’aider à réaliser celui-ci. Souscertaines conditions. À la lecture du scénario – unhold-up réalisé par deux anciens baroudeurs –, la stardemande qu’on lui trouve un partenaire américainaussi coté au box-office que lui. Son vœu se trouveexaucé lorsque le producteur et le réalisateur portentleur choix sur Charles Bronson, lequel accepte leuroffre. Un coup de maître ! Pour la presse et le public,le tandem Delon-Bronson sera l’attraction reine dece polar bien ficelé et mis en scène avec intelligence.Avec plus de 400 000 entrées, Adieu l’ami est un beausuccès commercial. Aussi beau que celui de La Piscine,

qui va marquer les retrouvailles de Delon et RomySchneider.

En août 1968, pour s’assurer une meilleure tran-quillité d’avant tournage, Alain a sollicité l’hospita-lité de son amie tropézienne Brigitte Bardot. C’estde bon cœur que la célèbre interprète de Et Dieu créa

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la femme ouvre les portes de sa Madrague à sonancien partenaire des Amours célèbres. Dix jours plustard, Delon gagne la villa mise à sa disposition parla production : la Capilla, à Ramatuelle. Celle-làmême où il recevra durant les longues semaines dutournage de La Piscine la visite de nombreux amiscorses et yougoslaves. Puis, un beau jour du débutmois d’octobre, celle, moins amicale, de policiers.

C’est qu’il y a eu mort d’homme…

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Un cadavre dans la décharge

Ce 3 octobre 1968, la nuit n’est pas encore tombéesur Ramatuelle lorsque trois officiers de police – Ray-mond Amar, André Gamoin et Edmond Blain – seprésentent à l’entrée de la Capilla. Leur visiten’étonne guère Alain Delon. La veille, son impresa-rio, Georges Beaume, l’a appelé de Paris pour l’in-former de la tragique nouvelle : le cadavre de StevanMarkovic vient d’être retrouvé sur une déchargepublique d’Élancourt, en région parisienne.

La star le confie d’emblée aux enquêteurs : rienne l’avait préparé à une pareille nouvelle. Il sedéclare « profondément bouleversé et chagriné ».Insensibles à ses états d’âme, les policiers lui deman-dent d’expliciter ses relations avec le disparu. Et levoilà qui conte comment le Yougoslave lui a été pré-senté cinq années plus tôt, sur le tournage deLa Tulipe noire, par son homme de confiance, sa dou-blure de l’époque, Milos Milosevic.

Le rôle de go between de ce deuxième ressortissantyougoslave ne manque pas d’intriguer le trio de

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fonctionnaires. Ils n’ignorent rien en effet du destin tragique qu’a connu trois ans plus tôt Milosevic.Après avoir accompagné Alain et Nathalie Delonaux États-Unis au moment où Alain envisageaitune carrière américaine, le malheureux a étéretrouvé mort, en janvier 1966, à Los Angeles,auprès du corps de sa maîtresse, Barbara Ann Tho-mason. Cette ravissante blonde était devenue peude temps auparavant la cinquième épouse ducélèbre acteur Mickey Rooney. Sa mort fit beau-coup jaser dans le Tout-Hollywood, où les hypo-thèses les plus contradictoires furent échafaudéesavant que les limiers américains concluent au suicide.

À la même époque, Markovic, lui, croupissaitdans la cellule de Belgique où il avait été incarcérépour malversations. Mais, dès sa sortie, Alain Delonse faisait un devoir de l’accueillir chez lui, commeil l’avait promis à son ami Milosevic peu avant sadisparition brutale. Des précisions que l’acteur s’em-presse de fournir aux policiers, avides d’en savoirdavantage sur ses relations avec le Yougoslaveretrouvé mort dans la région parisienne. « C’est àcette période qu’est née notre amitié, renforcée parla mort de notre ami commun », explique alors lecomédien à propos de Markovic. Il raconte : « J’aidécidé de le loger chez moi, avenue de Messine, oùje lui ai attribué deux pièces et une salle de bains.Je l’ai également engagé comme doublure pour plu-sieurs films. Le dernier en date est Adieu l’ami. Ildevait également participer à La Piscine, mais il n’estpas venu. Je ne me suis pas inquiété. Pour chaque

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tournage, il percevait un salaire et il m’arrivait sou-vent aussi de lui offrir des vêtements. »

Sa dernière conversation avec Markovic remonteà quelques semaines auparavant, se souvient letémoin Delon. Et d’expliquer comment ce jour-là,alors qu’il était absent, la communication télépho-nique a été reçue à La Capilla par sa coiffeuse. Mar-kovic avait alors chargé sa correspondante deréclamer à l’acteur une feuille de paye destinée aurenouvellement de sa carte de séjour. Delon s’exé-cuta, sollicitant l’un de ses amis producteurs.

Connaissait-il d’autres ressources au défunt ?s’enquérirent les policiers. L’acteur déclare l’igno-rer, tout en précisant la nature des liens profession-nels qui les unissaient : « Il voulait simplementjustifier d’un travail pour avoir des papiers en règleafin de résider en France ou d’obtenir le statut deréfugié politique. J’avais donné mon amitié àStevan, et quand je le fais, c’est sans réserve, mêmesi cela peut étonner certaines personnes. J’estimeque je n’avais pas à m’immiscer dans sa vie. Je suisdonc incapable de dire quelles pouvaient être sesressources exactes. »

Le héros de Mélodie en sous-sol n’a pas terminé sadéposition que celle-ci est interrompue par la son-nerie du téléphone. Avec l’accord de ses visiteurs,l’hôte de la Capilla décroche l’appareil en Bakéliteposé sur un guéridon. À l’autre bout de la ligne, uncousin de Markovic que l’acteur connaît de vue. Detoute évidence, l’homme se trouve dans un état degrande excitation. Son ton est agressif, menaçant.Il clame que Stevan a été tué d’une balle dans la

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tête, et exige de savoir si l’acteur sait quelque chosesur l’assassinat de son parent. Delon tend l’écouteurà l’inspecteur Blain, qui s’étonne : celui-ci est muet.D’une mimique, il le fait comprendre au comédien.Celui-ci répète à haute voix les propos de son inter-locuteur : « Qu’est-ce que tu me dis ? Il a été tuéd’une balle dans la tête ? » Une question qui enentraîne beaucoup, beaucoup d’autres, car elle sup-pose que l’un ou l’autre des interlocuteurs, le cousindu défunt ou l’acteur, possède alors d’étonnanteslueurs sur la cause exacte du tragique décès de Stevan.

Un mois plus tard, Claude Bardon, l’un des com-missaires officiellement chargés de l’enquête, ne dis-simule en effet pas sa perplexité. Les propos del’acteur, tels que les lui ont rapportés ses policiers,au sujet d’une balle retrouvée dans la tête de la vic-time, viennent de prendre d’un coup un curieuxrelief. Depuis quelques heures, une seconde autop-sie vient de révéler que la mort de Stevan Marko-vic était effectivement due à une balle de .38 specialet non à un coup de barre de fer, comme on lecroyait jusque-là. Alors forcément, Bardon s’inter-roge : comment le cousin du mort pouvait-il avoirconnaissance d’un détail aussi important troissemaines plus tôt ? Et le témoin Delon a-t-il cor-rectement répété ses propos ?

Pour les enquêteurs, l’affaire est d’autant plus épi-neuse qu’ils doivent prendre en compte, depuis ledébut de leurs investigations, le témoignage d’unautre ami de Markovic : un jeune homme de vingtans prénommé Uros. À en croire ce dernier, Stevan

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avait adressé à son frère Aleksander trois lettres oùil affirmait que sa vie était menacée, et que lesauteurs de ces menaces n’étaient autres qu’AlainDelon et un certain « Marc Anthony ». Elles feraientsuite à une affaire juteuse – 60 millions de francs –et dangereuse : le vol de la collection d’armes del’acteur dans sa propriété de Tancrou.

Uros serait-il le témoin miracle permettant detirer ce drame au clair ? Rien n’est moins sûr. S’ilsemble sincèrement meurtri, le jeune Yougoslave aaussi révélé aux enquêteurs sa propre implicationdans un trafic de drogue avec Stevan dans les joursprécédant le crime. Une telle révélation n’est pasanodine. Elle infléchit même durant quelques joursle déroulement de l’enquête, éloignant les inves -tigations de l’acteur et du mystérieux « MarcAnthony ». Pas pour longtemps toutefois. CarDelon, lors d’une seconde audition, admet avoir étémis au courant de l’existence du trafic de stupéfiantsrévélé par Uros. Le même Uros qu’il avait conviéen septembre à Ramatuelle, quelques jours avant ladécouverte macabre d’Élancourt. Pourquoi n’enavoir pas parlé la première fois ? Peur d’être consi-déré comme complice passif du trafic ? Crainte d’unscandale préjudiciable pour sa carrière artistique ?Secret espoir que les ventes de stupéfiants par Mar-kovic et son cousin échappent à la sagacité poli-cière ? La question reste posée.

Ces deux autres surtout : qui a tué Stevan Markovic et pourquoi ? Pour René Patard, juged’instruction au tribunal de grande instance de Ver-sailles désigné pour instruire le dossier, rien ne

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permet de le dire. Méthodique, le magistrat récapi-tule les faits. Le 27 septembre 1968, vers 8 heures,une habitante d’Élancourt remarque un volumineuxpaquet enfermé dans un sac de jute, abandonné àproximité d’une route départementale, au bois dela Cavée. Malgré son poids, le colis a été retenu parla végétation à environ trois mètres de l’accotement.Ce n’est pourtant que dans la matinée du premierjour octobre qu’un ferrailleur de la commune semontre curieux. Et sacrément secoué, car le sac, ille constate aussitôt, renferme un cadavre !

Avertis, plusieurs gendarmes se rendent sur place.À eux de constater que le corps est enveloppé d’unehousse en matière plastique de grande dimension,elle-même incluse dans un emballage en toile dejute. Puis de relever une large et profonde blessuresur le sommet du crâne, ainsi que la présence d’untampon de coton enfoncé dans la bouche de la vic-time. Pour le reste, une autopsie en dira davantage.Transportée à la morgue du centre hospitalier deVersailles, la dépouille a tôt fait de « parler ». Deslésions y sont relevées. Elles résultent probablementde coups portés à l’aide d’un objet contondant volu-mineux et pesant, estime le médecin légiste. Pource spécialiste, le doute n’est pas permis : il y a bieneu crime. Les empreintes digitales révèlent bientôtl’identité de la victime : Stevan Markovic, dont lesrécentes demandes de régularisation administrativepermettent aux policiers d’effectuer le lien avecAlain Delon.

Ces premiers éléments en main, c’est au tour dujuge Patard de se rendre sur les lieux de la macabre

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découverte. Des policiers du Service régional de lapolice judiciaire (SRPJ) de Versailles l’y rejoignent.Leurs constatations ne varient guère de celles effec-tuées par les gendarmes. Les enquêteurs notent tou-tefois que les lieux, déserts et boisés, ainsi que ladécharge, peu visible de la route, sont particulière-ment adaptés à la dissimulation d’un cadavre. Et queseul le hasard – ou une trop grande fébrilité – a vouluque le sac soit retenu par des branchages. S’il avaitroulé au fond du ravin, de fortes chances existaientqu’il soit rapidement recouvert par d’autres détritus.Le (ou les) assassin(s) voulai(en)t à coup sûr faire dis-paraître le cadavre « en douce ». Son crime n’a doncrien d’ostensible.

Avenue de Messine, l’hôtel particulier d’AlainDelon est un immeuble de trois étages. Au total,700 mètres carrés, dont un tiers habitable. L’acteuret sa famille y vivent dans les étages supérieurs. Destyle haussmannien et bourgeois, la bâtisse possèdedeux entrées. La première est destinée aux pro-priétaires des lieux ainsi qu’à leurs invités ; laseconde constitue celle de service. C’est de ce côtéque l’on accède aux bureaux de la société AdelProductions, gérée par la star et son impresario,Georges Beaume. Attenant, l’appartement où rési-dait Stevan Markovic, et que plusieurs policierssont chargés de perquisitionner. Malgré un granddésordre, ils n’y relèvent aucun indice apparent delutte. Les indices, ils sont plutôt rares d’ailleurs :un paquet de feuillets manuscrits, des pellicules pho-tographiques et des pièces d’identité au nom duYougoslave.

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Leur visite du domicile achevée, les policiersgagnent un autre lieu de rendez-vous que le jugePatard leur a fixé pour le même jour : Uros lesattend de pied ferme à son domicile, rue du Fau-bourg-Saint-Denis. Face aux fonctionnaires, le jeuneYougoslave dissimule à peine son soulagement. Sesentait-il menacé ? Le fait est que des confidences,il en a encore bon nombre à livrer.

Pour lui, tout commence le 22 septembre 1968,le jour même de la disparition de son ami Stevan.En fin d’après-midi ce dimanche-là, les deux com-patriotes sont convenus de se retrouver avenue de Messine. C’est là, dans le deux pièces de l’hôtel par-ticulier des Delon, que Markovic informe Uros d’unrendez-vous que lui a fixé en début de soirée uncertain « monsieur François ». Il s’agirait de recon-naître une villa dans la banlieue de Paris pour jeterles bases d’un « gros coup ». Stevan se déclare tou-tefois inquiet, sans plus de détail. Seule son intui-tion lui recommande, paraît-il, de se méfier de ce« François » dont il vient à peine de faire la connais-sance. Un traquenard est possible. À Uros, donc,d’ouvrir l’œil, et le bon.

Déjà sonne l’heure du rendez-vous, fixé non loinde là, place de Rio de Janeiro. Markovic est vêtud’un blouson de cuir marron et d’un pantalon grisanthracite. Monsieur François apparaît bientôt àbord d’un taxi. D’un geste de la main, il fait signeau Yougoslave de le rejoindre. Markovic s’en-gouffre dans le véhicule, abandonnant Uros unequinzaine de mètres plus loin. De son poste d’ob-servation, ce dernier a bien remarqué la présence

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à bord du taxi d’un homme d’une cinquantained’années, coiffé d’un chapeau foncé et portant uneveste gris foncé. Mais la distance ne lui a pas permisde détailler le visage de l’inconnu, bien qu’il noteun double menton.

Comme mû par un mauvais pressentiment, Urosdit avoir eu l’intention de suivre le véhicule à l’aidede son deux-roues. Mais l’engin a refusé de démar-rer. Autre détail que le Yougoslave livre aux enquê-teurs : la lettre que Stevan lui aurait confiée lors deleurs échanges, lui demandant d’aller la remettre àNathalie Delon, au 3, rue François-Ier. Il l’a fait,mais pas complètement. En l’absence de la jeunefemme, il se serait résolu à remettre la missive à laconcierge de l’immeuble. Mais Stevan ne revientpas. Uros, de plus en plus anxieux, attend de longuesjournées avant de se décider à agir. Avertir lapolice ? C’est dangereux dans son cas. Alors il essaiede mener sa propre enquête. Pas seul. Claudie, der-nière maîtresse en titre de Stevan, l’accompagnedans ses pérégrinations.

Dans un premier temps, le tandem se rend chezun Yougoslave ami d’enfance de Stevan. Lequelapprend à Uros et Claudie que le mort d’Élancourtlui a aussi remis une lettre quelques jours avant sadisparition. Au cas où il lui arriverait malheur, lamissive était à transmettre à son frère AleksanderMarkovic. Devant l’inquiétude d’Uros, le compa-triote accepte d’ouvrir le pli. En le lisant, ils appren-nent ainsi que monsieur François s’appellerait en réalité « Marc Anthony », qu’il est domicilié 42 ou 47, boulevard Gouvion-Saint-Cyr, et qu’il a

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l’habitude de fréquenter La Passée, un bar dumême quartier. Viennent alors des informationsfracassantes, où il est question d’une vengeanceourdie par Stevan contre Delon. En l’occurrence,un projet de livre bourré de révélations « gênantes »pour la star.

Ces « mémoires » et les différents documentscontenus dans l’enveloppe sont-ils de nature à pro-voquer un scandale ? Peuvent-ils motiver la dispa-rition brutale de Markovic ? Ces interrogations, lesenquêteurs se les posent tout naturellement aprèss’être fait remettre toutes les pièces écrites par cetémoin décidément très coopératif. Mais ils doiventdéchanter. Un minutieux examen révèle que lesdocuments en question ne représentent qu’un inté-rêt relatif. Rien en tout cas qui puisse permettred’élucider le crime. Citons-les pêle-mêle : une lettreadressée par Delon à celle qui est encore sonépouse ; une lettre manuscrite à en-tête du LondonHilton, adressée par « Nat » à Alain ; un courrierdactylographié et jauni par le temps, commençantpar « Mon ange » ; d’autres missives datées desannées 1959 et 1961 ne contenant que des banali-tés ; des photographies de famille représentantDelon et son épouse, son fils et des amis.

Qu’est-ce que Markovic aurait réellement putirer de ces lettres et photographies ? Peu ou pasgrand-chose sur un plan financier, estiment encoreles policiers. Ce qu’ils pointent, ce sont les méthodespeu scrupuleuses du Yougoslave, de toute évidenceanimé par des sentiments aigus de rancœur, voirede haine à l’égard du couple Delon.

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Reste l’énigme du mystérieux personnage décritpar Uros : monsieur François ou Marc Anthony.Énigme rapidement résolue, une fois n’est pas cou-tume, lorsque les limiers du commissaire Bardons’en vont dénicher dans son antre du boulevardGouvion-Saint-Cyr le citoyen François Marcantoni,le caïd toulonnais déjà évoqué pour ses liens avecDelon…

Vieille connaissance, pourraient ajouter les poli-ciers au vu de ce qu’ils apprennent.

C’est dès 1953 qu’a en effet débuté leur amitié.Jeune engagé dans la Royale, Alain vient d’arriverà Toulon, d’où il devra s’embarquer quelques moisplus tard pour l’Indochine, alors colonie française.En attendant, le jeune homme – la future star n’apas encore fêté ses dix-huit ans – a bien l’intentionde croquer la vie à pleines dents. En s’offrant parexemple entre copains quelques bordées en ville. Enroute pour « Chicago », surnom donné par les Tou-lonnais au quartier malfamé de leur cité. Rapide-ment, Alain devient un habitué du Marsouin, unbar exploité par Charly Marcantoni et sa compagne,Rita. Le couple, originaire d’Alzi, en Corse, se prendd’affection pour le jeune matelot, auquel il présentebientôt un autre membre de la famille prénomméFrançois. Aîné de Charly, ce Marcantoni-là a déjàdes antécédents judiciaires fournis. Inculpé et détenuà l’occasion de quatre affaires différentes de vol qua-lifié, vol, recel, port et transport d’armes de guerre,tentative de corruption de fonctionnaires, il a enrevanche échappé aux soupçons pesant sur lui dansdeux affaires d’assassinat dont certaines méchantes

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langues avaient affirmé qu’il aurait pu être l’insti-gateur. Monsieur François n’exerce aucune profes-sion lorsqu’il fait la connaissance du jeune Delon.

Déjà le mataf doit s’embarquer pour l’Indochine,où il ne séjournera que dix-huit mois. En mai 1956,à l’issue de quelques séjours d’arrêt de rigueur, levoici en effet renvoyé de la Royale pour indisciplineassortie de quelques menues bêtises. Rendu à la viecivile, l’ex-militaire retrouve Toulon, et par la mêmeoccasion ses amis Marcantoni. Charly et Rita l’ac-cueillent comme un « enfant de la famille ». Et tiens,François, lui, reste toujours sans emploi déclaré. Dequoi vit-il ? De l’air du temps toulonnais ? Mystère.Lequel ne nuit en rien à son amitié avec Delon. Uneamitié qui va croître et embellir au cours des annéessuivantes. Delon devenu acteur, elle va se traduirepar des réceptions où le Corse est régulièrementinvité. Ou encore sur les lieux de tournage même,où monsieur François y va parfois de ses conseils –avisés sans doute s’il s’agit d’interpréter des rôles demauvais garçon. Cette amitié, Delon ne la renie pasquand les policiers l’interrogent dans le cadre de savilla de Ramatuelle : « Je précise que j’entretiensavec lui des rapports très amicaux. Il m’a même trèssouvent conseillé bénévolement et bénéfiquement.Notamment afin d’éviter certains contacts et cer-taines relations avec des gens qui pourraient m’êtrenéfastes. Il m’a ainsi déconseillé de fréquenter cer-tains cercles de jeu, comme celui de l’Aviation etcelui de la rue de Strasbourg. Concernant ses acti-vités professionnelles et ses sources de revenus, j’enignore les détails. »

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Admettons. Mais qu’en dit Marcantoni lui-même ?

Lors de sa première audition, monsieur François,considéré par les enquêteurs comme un « person-nage retors, malfaiteur habile », est lui aussi bienobligé de reconnaître qu’il n’exerce toujours aucuneprofession. Questionné sur ses revenus, il déclarevivre de sa pension d’invalidité et des intérêts qu’ilpossède dans différentes affaires. Sur la nature decelles-ci, il ne se montre guère bavard. Pourtant, sontrain de vie est apparemment important, lui fontremarquer les fonctionnaires de police : monsieurFrançois change souvent de voiture, fréquente lesrestaurants à la mode, et n’hésite jamais à prendrel’avion quand il se rend sur la Côte d’Azur.

Pour eux, l’essentiel est ailleurs. Plus précisémentdans ses rapports avec Markovic tels qu’ils transpa-raissent des confidences du jeune Uros. S’ilscroyaient avoir affaire à un interlocuteur prolixe, lesenquêteurs en seront pour leurs frais. Certes, Mar-cantoni admet avoir fait la connaissance deux ansplus tôt du Yougoslave, mais prétend n’avoir entre-tenu que des rapports très épisodiques avec lui. Surla rituelle question de son emploi du temps du22 septembre 1968, jour de la disparition du gorilledu couple Delon, le Corse se veut affirmatif : cejour-là et les suivants, il séjournait dans la propriétéqu’il possède à Goussainville, dans la région pari-sienne. Un alibi confirmé par plusieurs habitants dela commune. Les fameuses lettres rédigées par Mar-kovic ? Aux yeux du caïd, volontiers hâbleur, ellesn’ont rien d’accablant. Au contraire, elles prouvent

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que le Yougoslave le connaissait si mal qu’il ortho-graphiait son nom sous la forme doublementinexacte de « Marc Anthony ». S’ils en avaient ledésagréable sentiment dès le début de leur audi-tion, les enquêteurs sont désormais convaincus quele Corse se paie leur tête sans façon. C’est qu’unetoute récente perquisition à Goussainville leur apermis de découvrir un lot de cartes de visite impri-mées au nom de « Marc Anthony ». Bizarre, non ?Mais pas pour monsieur François, qui répète et quirépète encore n’avoir jamais traité d’affaires avecMarkovic. Donc, a fortiori, pas « traité » Markoviclui-même…

Cette attitude de défi est d’autant plus aisée àconserver que le principal témoin de l’accusation,le jeune Uros, vient de quitter brusquement laFrance avec la ferme intention de ne plus y remettreles pieds. Un mauvais coup du sort pour le jugePatard qui, dans le doute, demande à ses enquê-teurs de réunir le couple Delon. Une confrontationqui doit permettre, dans l’esprit du magistrat ins-tructeur, non seulement d’éclairer la vie et la per-sonnalité des protagonistes du drame, mais encorede préciser la position de chacun vis-à-vis de la vic-time. Force sera hélas de constater que cettedémarche ne fera guère évoluer l’enquête.

Le passage au crible des différentes déclarationsd’Alain Delon conduit en effet les policiers à for-muler plusieurs remarques, sans rien de vraimentconcret. Selon le commissaire Bardon, son célèbretémoin ne se démarquera jamais de sa premièredéposition tropézienne. Si ce n’est en admettant

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avoir eu connaissance des rapports entre Markovicet Nathalie. Le policier confirme que l’aventure devacances de la jeune femme avec le Yougoslave futsans lendemain. Il y va d’un commentaire person-nel : « Sur le plan de la liberté des mœurs, Natha-lie Delon n’a rien à rendre à son mari… » Peut-être,mais c’est son affaire : nous sommes en 1968 toutde même ! En tout cas, les déclarations des deuxcomédiens ne font rien apparaître de déterminant.Sauf, peut-être, cet ultime rendez-vous obtenu deNathalie par Stevan le 16 septembre. Une entre-vue dont Markovic se méfiait. Craignait-il que lajeune femme enregistre leur conversation ? Lecontenu de la lettre déposée à son intention parUros lui expliquerait pareille appréhension. Sonpost-scriptum du moins : « Depuis un an, mes nerfssont en brouille, je suis dans un désarroi complettel que je suis incapable de contrôler mes gestes etencore moins de prévoir alors, tu es adulte et je nevoudrais pas trouver d’indice comme quoi tu ascommis une faute grave ou non vis-à-vis de moi. Onse comprend n’est-ce pas !? »

Stevan Markovic espérait-il faire chanter lecouple Delon ? L’hypothèse est prise au sérieux parles policiers ; ils considèrent le Yougoslave commeun personnage peu recommandable : malhonnête,paresseux et goûtant assez la grande vie pour selaisser aller à des activités coupables. Les témoi-gnages le font apparaître sous les traits d’un hommeimbu de sa force physique, nerveux, angoissé, sur-excité au point, selon un de ses compatriotes,d’avoir fréquemment recours à des calmants.

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Nathalie n’est guère plus compatissante à l’égardde son ancien amant, qu’elle présente comme un« esprit assez compliqué », voire incohérent. Selond’autres amis de Markovic, le défunt parlait sansachever ses phrases, embrouillait la discussion, semontrait bouillonnant, vantard, très hautain avecles autres employés de ses patrons. Pas de quoi lerendre très sympathique.

Le crime passionnel ? Bien sûr, ce serait un desmobiles éventuels. Les policiers lisent et relisent lesfameuses « lettres testaments ». Celles-ci semblentindiquer que l’antagonisme, c’est Markovic qui lenourrissait, alors que Delon affirme n’avoir éprouvéqu’indifférence en ayant appris la liaison de Stevanavec sa femme. Stevan aurait dû se faire oublier parl’acteur. Or, il en rajoutait : il lui reprochait del’abandonner, de l’exclure de son entourage. Alain,estimait-il, lui devait une reconnaissance qui auraitdû se traduire par l’acquisition d’un garage ou d’unbar à son profit. Aime-t-il toujours Nathalie ? Sansdoute et, paradoxalement, c’est lui qui se montrejaloux de l’acteur, qu’il voudrait blesser. Un étatd’esprit qui le conduit à envisager des projets nonmoins étranges, tels que le vol de la collection d’armesde Tancrou, ou la publication d’hypothétiques« échos scandaleux » sur la vie du couple. Face à untel comportement, on conçoit qu’Alain Delon ait puconsidérer Markovic comme un personnage qui avaitmal tourné. D’autant plus que pour l’acteur, on lesait, l’amitié est quelque chose de sacré. Seul le proposque lui prête un témoin en mai 1968 peut avoir attirél’attention des inspecteurs. L’acteur se serait en effet

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adressé au Yougoslave en ces termes : « Si tu mevolais, je te pardonnerais, si tu couchais avec mafemme, je serais capable de te tuer. » Mais la thèsedu crime passionnel, si séduisante soit-elle, si clas-sique, ne pourra jamais être étayée par les enquê-teurs. Comme resteront vaines les diversesrecherches entreprises avec de gros moyens durantles sept années que durera l’enquête.

Si l’assassin de Stevan Markovic n’est pas Mar-cantoni, le meurtrier peut-il se trouver dans sonentourage ou parmi d’autres relations des Delon ?Dans ce cas, les enquêteurs se trouvent face à unepalette plutôt vaste. Ils décident donc de restreindreen première instance leurs investigations à quelquespersonnages au profil intéressant. À commencer parle chauffeur-catcheur de la star, Marcel Gasparini,depuis peu réfugié en Bretagne. Et pour cause : lesoupçonnant d’avoir vendu la mèche au sujet de saliaison avec Nathalie, Markovic l’avait menacé delui faire un sort. C’est ensuite le tour de Michel M.,un ancien activiste de l’Algérie française, ami del’acteur. Puis celui de Lucien L. et de Jacques B.,ses anciens compagnons d’armes dans la Royale.Tous ont eu, à un moment ou à un autre, affaire àla justice, mais rien ne permettra d’établir leurimplication dans la disparition de Markovic.

Les enquêteurs seront-ils plus heureux avec l’en-tourage de Marcantoni ? C’est peu probable, mais

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ils se doivent de tout vérifier. Les premiers à êtreconvoqués dans leurs locaux s’appellent « Léon leJuif », « Charles » et « François le Grec ». Commeil fallait s’y attendre, les trois malfrats, s’ils admet-tent « connaître de vue » la star Delon, jurentn’avoir jamais rencontré Markovic. Réponses iden-tiques de la part de « Jean l’Auvergnat » – ex-membre de l’OAS, repris de justice, interdit deséjour dans la région parisienne – et de deux proxé-nètes installés sur la Côte d’Azur. Quant à« Jean-Jean », difficile d’en savoir plus. Depuisquelques semaines, ce cousin germain des Marcan-toni est en cavale après une tentative de meurtre surun jeune fils de famille. Dernière piste : celle deFrançois Perfetti, dit « Antoine », un repris de jus-tice toulonnais porté au fichier spécial de la luttecontre le banditisme. Selon un barman, Marcan-toni l’a rencontré à plusieurs reprises au cours de lapremière quinzaine de septembre. Appréhendé audomicile de deux autres malfaiteurs corses chez les-quels est découverte une valise truquée renfermantde l’héroïne, Perfetti nie lui aussi toute implicationdans la disparition de Markovic. Pas même à tra-vers une affaire de vente de « la fausse drogue »dont le jeune Uros s’était fait l’écho.

Le clan des Yougoslaves, parlons-en justement.Pour les hommes du commissaire Bardon, pas ques-tion en effet d’écarter l’hypothèse selon laquelleMarkovic a pu être victime d’un règlement decomptes de ses compatriotes. Le Yougoslave a pus’être montré « irrégulier » dans certaines tracta-tions, avoir joué les receleurs indélicats, voire pis,

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les balances. Mais là encore, si certaines de ses fré-quentations à la moralité douteuse retiennent l’at-tention policière, l’enquête, elle, n’avancera pas d’unpouce. Du moins jusqu’au coup de théâtre Ackov,du nom d’un Yougoslave, un de plus, qui va trans-former l’affaire Markovic en scandale d’État.

Voilà quelques mois déjà que Boris Ackov, vingt-cinq ans, attend à la prison de Fresnes que s’ouvrentenfin les portes de la liberté. Il a été condamné etincarcéré pour un vol de voiture, et le jour tantattendu ne devrait pas tarder. Le jeune détenu pour-rait même bénéficier d’une forme de grâce à partirdes confidences qu’il va livrer au juge Patard. Lemagistrat en connaît les grandes lignes à travers unelettre qu’Ackov a rédigée à l’attention d’AlainDelon, missive que le service de la censure deFresnes a récupérée. Son contenu, explosif, serésume à deux paragraphes. Se présentant commel’ami de Markovic, le Yougoslave y affirme que soncompatriote assassiné aurait photographié, en 1966,des parties fines entre personnes de la bonne société.Aurait participé à ces ébats, selon lui, l’épouse d’unehaute personnalité. Ackov s’en souvient à traversune simple allusion : « Silence ! Cette grande femmeblonde, c’est la femme du Premier ministre », luiaurait lâché Markovic.

Pour le juge, les déclarations du détenu deFresnes sont bien évidemment sujettes à caution.

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Mais hélas, le mal est déjà fait. Informés par de mys-térieux canaux, certains journaux commencent àévoquer à mots feutrés le témoignage d’Ackov. Pru-dents, ils parlent de chantage, de photos « spéciales »sur lesquelles figurerait la « femme d’un ancienministre », d’un « ancien membre du gouverne-ment ». Des noms sont murmurés. Parmi eux, celuide Claude Pompidou, l’épouse de l’ancien Premierministre du général de Gaulle. Les relations mon-daines que Pompidou et sa femme, brûlant de prou-ver leur « modernisme », entretiennent avec despersonnalités du spectacle, Alain et Nathalie Delonnotamment, vont servir de toile de fond à un coupbas politique.

Certains gaullistes sont persuadés que GeorgesPompidou va tenter tôt ou tard de succéder àl’homme du 18-Juin. Or, pour eux, il ne saurait enêtre question. L’affaire Markovic peut constituer leprétexte pour lui barrer la route. Un scandalesexuel, avec assassinat à la clé, pensez… Des indis-crétions « croustillantes » sont savamment distillées.Pis, des photos obscènes trafiquées commencent àcirculer sous le manteau. L’une d’entre elles, la plusrépandue, met en scène deux prostituées homo-sexuelles de la région niçoise.

Du côté de la classe politique, Valéry Giscardd’Estaing, le futur président de la République, vafaire partie des rares personnalités à apporter sonsoutien à Pompidou, enfin mis au courant du scan-dale puisqu’il s’étale à la une des journaux. Jus-qu’alors, ni le garde des Sceaux, le gaulliste RenéCapitan, ni Maurice Couve de Murville, alors

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Premier ministre, ni même le chef de l’État n’avaientpris la précaution de l’en informer. Ni a fortiori defaire cesser la cabale aux relents nauséabondsfomentée contre son couple. Singulier manquementà l’honneur, dont Pompidou se déclarera le premierindigné : « Ainsi Couve n’avait même pas le cou-rage de me prévenir ! Ainsi ces hommes, dont plu-sieurs connaissaient bien mon ménage, avaient plusou moins cru à la véracité des faits puisqu’ilsjugeaient que l’enquête pouvait se poursuivre danscette voie ! Ainsi le Général lui-même, qui connais-sait ma femme depuis si longtemps, n’avait pas toutbalayé d’un revers de main ! »

Il n’oubliera jamais l’offense faite à son épouseet, par ricochet, à sa personne.

En juin 1969, l’élection présidentielle donne unnouveau chef suprême à la France, et ce chef s’ap-pelle Georges Pompidou ! Sans attendre, le chefde l’État demande que lui soient communiquéestoutes les pièces lui permettant de comprendrel’opération sordide dont sa femme et lui ont étévictimes. Lorsqu’il comprend enfin les ressortsqu’on lui cachait soigneusement, ses sanctions sontsans appel. Des têtes tombent chez les fonction-naires de police comme chez les magistrats. Le jugePatard est ainsi remplacé par Ferré, premier juged’instruction au tribunal de Versailles. Mais l’en-quête a déjà connu une dérive people qui amène àconvoquer quelques figures connues du Tout-Parisartistique : acteurs, chanteurs, supposés familiersde partouzes mondaines. De quoi lui donner uncaractère spectaculaire.

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Pour le président Pompidou, l’évidence est là. Sil’indiscrétion de certains policiers et les intrigues dequelques gaullistes de gauche ont permis de l’écla-bousser, force est d’admettre que des agents des ser-vices secrets – le Sdece, Service de documentationextérieure et de contre-espionnage – ne sont pasrestés inactifs. Parmi eux, certains éléments de la« base Bison », son antenne parisienne, au sein delaquelle exerce notamment un jeune agent qui setrouve aussi apparenté par cousinage à FrançoisMarcantoni…

Entre les mains du juge Ferré et du commissaireBardon, l’affaire Markovic redevient ce qu’elle n’au-rait jamais dû cesser d’être : une histoire crapuleuseque certaines âmes charitables ont essayé – avec unsuccès partiel – de transformer en affaire d’État.Assez pour influencer le fonctionnement de la jus-tice, laquelle ne sera toutefois jamais totalementdupe. Pour le commissaire Bardon, dont PierreJoxe, ministre de l’Intérieur de François Mitterrand,appréciera bien plus tard le grand professionnalismeen le nommant patron des Renseignements géné-raux (RG) parisiens, il apparaît évident que StevanMarkovic s’est retrouvé au centre d’une intriguedont il croyait être le maître, mais à propos delaquelle il s’est complu dans des allusions trop peuexplicites. Si ses lettres semblent accusatrices pourAlain Delon et Marcantoni, elles tendent plus àassouvir une vengeance privée qu’à faire progresserla cause de la justice. L’acteur est certes mis en causedans la lettre testament. Mais quatre ans d’enquêten’ont pas permis de mettre au jour la moindre

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preuve des assertions de Markovic, ni mêmed’étayer de faits solides une quelconque présomp-tion. Tout ce qui concerne la star reste du domainedes hypothèses, des spéculations, voire des élucu-brations. À en croire le commissaire Bardon, AlainDelon est d’autant plus innocent que le mobile ducrime repose sur un trafic de stupéfiants ou uneaffaire de jeu. Que diable viendrait-il faire dans detelles galères, lui qui n’a jamais eu de mal à bouclerses fins de mois ? Et s’il se plaisait à fréquenter des« pointures » du milieu comme les Guerini, cen’était certainement pas pour se commettre avec desvoyous de second ordre dans des combines dumême niveau.

En ce qui concerne monsieur François, l’enquêtea en revanche rassemblé de nombreux éléments deculpabilité, et quelques indices matériels troublants.Parmi eux, la housse-linceul qui avait permis d’en-velopper le corps de Markovic et qui avait été ache-tée par le Corse.

Cet indice matériel aurait-il été susceptibled’ébranler un jury d’assises ? Ce n’est pas impos-sible. Mais de procès il n’y aura point. Au plus hautsommet de l’État, nul n’a envie d’un déballagepublic. Le président Pompidou estime avoir été suf-fisamment éclaboussé comme cela. Avis partagé parle procureur de la République du tribunal de Ver-sailles, qui rédige en juin 1975 un réquisitoire défi-nitif de non-lieu au bénéfice du principal suspect etseul inculpé dans le dossier, François Marcantoni…

Pour justifier sa décision, le magistrat expliqueque ni l’enquête policière ni l’information judiciaire

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n’ont pu répondre à deux questions essentielles. Lapremière vise les circonstances, les lieux et lesmobiles de l’homicide ; la seconde, les auteurs,coauteurs et autres complices potentiels. Le juged’instruction Ferré et le commissaire Bardon ontbeau être convaincus d’avoir frôlé à plusieursreprises la vérité, ils doivent passer à autre chose.« Les recherches longues et minutieuses n’ont paspu progresser au-delà des deux personnes désignéespar la victime, ni s’éloigner de ces deux personnes »,écrira ainsi le grand flic, déçu, en guise de conclu-sion d’un rapport aussi méthodique que rigoureux.

Les magistrats de la cour d’appel partagent trèslargement ce point de vue, écrivant, entre autres,que « ce serait aller bien loin dans le domaine deshypothèses que d’attribuer à Alain Delon – par unetransposition dans la vie réelle des rôles de truandimplacable qui ont fait son renom au cinéma – unevolonté d’homicide qui se serait manifestée par desinstructions données à son ami Marcantoni pour sedébarrasser d’un confident encombrant devenumaître chanteur ». Le 16 janvier 1976, ils accor-dent un non-lieu à Marcantoni, seul inculpé, répé-tons-le. Le Corse bénéficiait, il est vrai, des conseilsd’un ténor du barreau, Jacques Isorni, expert enprovocations judiciaires de haut niveau auquel onprêtait l’intention de faire lire à l’audience tous lesprocès-verbaux des interrogatoires d’Ackov qui,pour peu fiables qu’ils soient, n’auraient pasmanqué de relancer médiatiquement l’affaire.

Pour Delon, victime collatérale, le bilan de l’af-faire Markovic se révèle en tout cas désastreux.

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Moins dans le domaine de ses activités profession-nelles, qui ne connaissent aucun répit, que sur unplan moral et humain. Voir son nom mêlé à unehistoire crapoteuse n’a rien de réjouissant. La jus-tice a beau passer outre, il reste toujours une tachedans l’esprit de beaucoup…

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« Vous ne savez pas ce qu’il a eu le culot de merépondre l’autre soir au téléphone ? », lance unjour Alain Delon à un interlocuteur journaliste.Avant de répondre, faussement indigné : « Le petitsalaud m’a déclaré : “Oh, zut ! Tu m’appelles tou-jours au moment où le film commence à la télé !” »Le « petit salaud » en question, c’est bien sûr le filsde la star, Anthony, qui n’a pas encore soufflé sescinq bougies.

Malgré sa vie professionnelle bien chargée, Deloncontinue à assumer ses devoirs paternels. Chaquefois qu’il se trouve à Paris, il s’arrange pour allerembrasser son aîné chez Nathalie. Est-il éloigné dela capitale ? Il se débrouille toujours pour renoueravec lui par le biais du téléphone. Au même repor-ter qui l’interroge ce jour-là, le comédien ne dissi-mule pas ses projets : tout faire pour que saprogéniture puisse vivre une enfance dont il estimeavoir lui-même été privé : « C’est comme si, dès ledébut, on m’avait marqué avec un sceau, comme

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un animal. Et cela, je ne pourrai jamais l’effacer. »Après sa rupture avec Nathalie, Alain estime quele jeune âge du garçon a joué en sa faveur : « J’aurais été effrayé s’il avait eu douze ans. Onn’aurait pas pu alors lui cacher les journaux ni luiéviter les réflexions de ses copains à l’école. Mais,à son âge, heu reusement, on ne se rend pascompte. On sait vaguement que papa travailledans le cinéma et c’est tout. »

La star ne fait pas mystère de l’attachement qu’ilvoue à sa nouvelle compagne, Mireille Darc. Dansles circonstances graves et pénibles de l’affaire Mar-kovic, c’est vrai aussi que la blonde et filiformeactrice a su faire front à ses côtés, comme il le ditlui-même : « C’est une fille épatante : à cause demoi, elle s’est fâchée avec un certain nombre de fauxamis qui lui reprochaient ma fréquentation. »

Pour mieux affirmer leur attachement, il n’estd’ailleurs pas rare que Mireille rejoigne Alain surses tournages. L’occasion de nouvelles rencontres,mais aussi de retrouvailles.

Après Le Samouraï, Le Cercle rouge est le douzièmefilm de Melville. Ce nouvel opus du grand réalisa-teur va, de même que le précédent, connaître unimmense succès public. La plupart des critiquesn’hésitent d’ailleurs pas à le présenter comme l’apo-théose d’un cinéma de genre à la française. Il fautdire que la distribution est de très haut niveau. Pourdonner la réplique à Delon, le metteur en scène afait appel aux meilleurs comédiens du moment :François Perier, Yves Montand, Gian MariaVolontè et André Bourvil, surprenant de réalisme

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dans son rôle inhabituel de flic solitaire sans pitié.Le film conte la rencontre d’un ennemi public encavale (Volontè) et d’un truand fraîchement libérédes Beaumettes (Delon) associés dans le hold-upaudacieux d’une bijouterie de la place Vendôme.À ceux qui lui reprochent de s’autopasticher eninterprétant encore et encore le même rôle detruand, Delon concède volontiers que les appa-rences jouent en effet contre lui. Mais est-ce safaute si le cinéma français ne donne guère dansl’imagination ?

De l’imagination, l’interprète de Rocco et ses frères

en a à revendre lorsqu’il décide de se lancer dansl’organisation de… matchs de boxe. En 1973, Delonse trouve ainsi à l’initiative du « match du siècle »entre l’Argentin Carlos Monzón et le FrançaisJean-Claude Bouttier dans le cadre des champion-nats du monde des poids moyens. En fait, il chercheà s’imposer dans les domaines les plus divers. Ainsidevient-il peu après le principal actionnaire de lasociété d’aviation Trans-Union, qu’il rachète auxhéritiers de Jean-Claude Roussel, le richissimepatron des laboratoires pharmaceutiques. Ses ambi-tions ? Elles sont grandes : créer une compagnie decharters à partir du territoire français. Le marchésemble des plus porteur. La plupart des voyageursdésireux de se déplacer en groupe et à bas prix sonten effet obligés de se rendre à Bruxelles, à Luxem-bourg ou à Genève pour embarquer sur des appa-reils low cost.

Son rêve, l’acteur, lui, s’emploie à le réaliser,comme il en a l’habitude, c’est-à-dire tambour

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battant. D’abord, il recrute trente-six employés :pilotes, hôtesses et techniciens. Puis il signe les bonsde commande d’appareils neufs : deux Boeing 737et quatre Airbus qui viendront remplacer les DC6et autres Caravelle vieillissants des anciens proprié-taires. Seule manque l’autorisation du Conseil supé-rieur de l’aviation marchande (CSAM). Dans l’espritde l’acteur-chef d’entreprise, ce devrait n’être qu’unesimple formalité. Mais il se heurte à un doublerefus : celui d’importer ses appareils américains etcelui d’exploiter sa ligne à partir de Paris. Deuxpilules amères qu’il digère mal. Selon lui, l’attitudedes autorités ne vise qu’à préserver le monopole dela compagnie nationale Air France. « On nousaccuse de casser le marché alors que nous voudrionscontribuer à l’élargir. Chez nous, dès qu’on veutfaire quelque chose de nouveau, on ne pense qu’àvous mettre des bâtons dans les roues ! »

Si les autorités officielles n’expliqueront jamaisen public les motivations de leur refus, certainsexperts soulignent comme une cause possible de laréaction des autorités la disproportion criante entreles revenus avoués de la star – entre 10 et 20 mil-lions de francs par an – et le plan de financementqu’il a proposé. Les mêmes s’interrogent sur la sol-vabilité des actionnaires.

L’aventure des charters privés va-t-elle tournercourt ? Pour Delon, dont toute la flotte se trouvealors en révision sur un terrain d’aviation israélien,pas question de baisser aussi facilement les bras. Onlui interdit de survoler le territoire français ? Ehbien, il fera voler ses appareils en Allemagne et en

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Angleterre. La concurrence y est certes rude, maisle patron de Trans-Union a plus d’un tour dans sonsac. Ou plutôt dans les bagages d’ouvriers turcs àqui il propose bientôt des allers-retours, à moindresfrais, entre Ankara et Berlin-Ouest…

Pas peu fier de sa roublardise, l’acteur-entrepre-neur ne s’arrête pas en si bon chemin. À présent, ilveut acheter aux Roussel d’autres actions. Celles –à hauteur de 42,5 % – de l’Office général de l’air(OGA), société spécialisée dans l’exportation dematériel aéronautique militaire et civil, autrementdit, d’armes. Parmi les clients de l’OGA, plusieurspays du Proche-Orient et d’Afrique où, on le sait,un conflit chasse régulièrement l’autre. Des contratsqui pourraient se révéler particulièrement juteuxpour Trans-Union… à condition de ne pas ren-contrer l’opposition farouche des autres principauxactionnaires : le lieutenant-colonel Faraggi, qui afondé l’OGA, et la banque Worms, peu décidés àcéder leurs parts. Dépité, Delon décide de jeterl’éponge en cédant celles qu’il détient dans Trans-Union à deux anciens ministres : Marc Jacquet etBernard Pons. Mais tout de même, il l’a mauvaise :tant de temps et d’argent pour rien.

Le samouraï sera-t-il plus chanceux avec les seizepur-sang dont il vient de faire l’acquisition encommun avec Mireille Darc pour plus de 1 millionde francs ? Il peut le croire jusqu’au jour où, pour

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des raisons jamais élucidées, la Société d’encoura-gement lui refuse à son tour le feu vert tant attendu.Cette fois, il enrage. Pourquoi ce nouveau camou-flet ? Considère-t-on sa surface financière commeinsuffisante ? D’autres raisons jouent-elles en sadéfaveur ? L’affaire Markovic est alors dans toutesles mémoires. Elle n’est peut-être pas étrangère à ladécision de la Société d’encouragement. Quoi qu’ilen soit, et comme il l’a déjà démontré dans l’affaireTrans-Union, l’enfant terrible du cinéma françaisn’a pas l’intention de baisser les bras. Jamais à courtd’idées et bien conseillé, il tente de contourner l’obstacle en créant un centre équestre au Puy-Sainte-Réparade, non loin d’Aix-en-Provence. Sesmontures n’y seront pas entraînées pour les coursesde galop puisqu’on les lui a interdites, mais pourcelles de trot.

Avec Delon, ça ne traîne jamais. En quelquessemaines, il a déniché l’homme de la situation pourgérer son écurie : Jacques Imbert, authentiquechampion de France du trot attelé que les turfistesont tôt fait de surnommer « Ben-Hur » depuis qu’unsoir, à Marseille, il acheva une course debout surson sulky, les rênes d’un autre cheval emballé enmain ! Soyons plus précis quand même. Il y a unautre sobriquet qui lui colle aussi à la peau : « Jackyle Matou », ou « le Mat ». À cause de son teint etde ses manières de chat, prétendent certains ; parceque le personnage est « fondu » (de mato, « fou » enitalien), croient savoir d’autres. Ce qui est certain,c’est que ce driver-là traîne un lourd handicap : sonpropre passé. Ancien proxénète, le Mat a défrayé

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la chronique une dizaine d’années auparavantaprès le kidnapping en Algérie d’un riche patronde bordel. Son nom apparaît peu de temps aprèsdans un autre enlèvement : celui de l’homme d’af-faires franco-israélien Flatto-Sharon. Oh, il n’au-rait pas seul dans cette affaire ! Son partenairen’était en effet autre que Gaëtan Zampa, dit« Tany la Noisette ». Nous avons déjà croisé ce filsd’un proxénète italien et futur parrain marseillaisqui n’est pas non plus un inconnu pour Delon.Selon le fils de « Tany », auteur d’un livre de souvenirs – Tchao Parrain 1 –, les deux hommes se seraient rencontrés par l’intermédiaire de« Bimbo » Roche, autre figure du milieu. Avantque ce dernier devienne l’un des lieutenants deJean-Dominique Fratoni, le patron du casino Ruhlà Nice. Toujours à en croire le fils de la Noisette,Delon aurait visiblement été séduit par le person-nage de son père, qu’il n’aurait pas tardé à rece-voir chez lui à Paris, en compagnie de MireilleDarc. N’y avait-il pas déjà accueilli Imbert leMatou ? Et, tiens, leur rencontre s’était aussi faitepar l’intermédiaire de l’incontournable BimboRoche. « Ce jour-là, se souvient le Matou, je devaiscourir à Cagnes-sur-Mer. J’ai dit à Delon :“Demain, je gagne.” J’ai gagné. C’est comme çaqu’il m’a proposé de monter une écurie de coursesavec lui, et que je l’ai mis en contact avec unentraîneur fameux, Pierre-Désiré Allaire. »

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1. Olivier Orban, 1986.

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Suggestion des plus judicieuse. Allaire est àl’époque un entraîneur hippique réputé, « décou-vreur » de la célèbre pouliche Une de Mai. Pourune mise de départ de 10 millions d’anciens francschacun, les gains des associés s’élèvent à 30 millionsà la fin de l’année. Malheureusement, c’est à lamême époque – en décembre 1973 – qu’éclate lescandale du prix Bride abattue, un tiercé truqué quiternit l’image du sport hippique. La presse com-mence à évoquer avec insistance « la mafia descourses ». Quant à l’entraîneur René Pelat, ildénonce la mainmise de véritables truands sur unepartie des jeux. « Personne n’ignore l’existenced’une mafia qui soudoie les jockeys », explique-t-ilsans détour. Comment en irait-il autrement au vudes gains faramineux que les courses peuvent rap-porter ? Dans l’affaire Bride abattue, quatorze joc-keys sont inculpés. Le jockey Louis Imbert, fils deJacky, se voit radié des champs de courses, tandisqu’Allaire atterrit en prison.

Là-dessus, Delon se trouve une nouvelle fois…sur la sellette. En France, mais aussi en Italie, oùon l’accuse d’avoir racheté la majorité des actionsde la société Trenno, qui contrôle la quasi-totalitédes hippodromes du nord du pays. Où est le mal ?objectera-t-on. D’après la télévision italienne (Rai),Delon aurait racheté près de 45 % des actions dela société milanaise par l’intermédiaire d’unegrande banque française. Exacte ou non, l’infon’est pas de nature à faire douter de la moralité de l’acteur. Cela ne l’empêche d’ailleurs pas d’annoncer l’acquisition d’autres chevaux. Parmi

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eux, Brave Johnny, dont l’éleveur n’est autre queMarius Bertella, l’ancien patron du cabaret mont-martrois Les Trois Canards, reconverti depuis peudans l’élevage de chevaux.

Les Trois Canards, c’est un petit peu plus embê-tant. Le lieu, mythique pour le milieu français,traîne une vilaine réputation. Au début des années1950, une bande spécialisée dans le casse et le rackets’y donnait rendez-vous. L’endroit faisait déjà beau-coup fantasmer. On parlera longtemps de sa cave,où de nombreuses victimes auraient été « tra-vaillées » à la moyenâgeuse. Reste que les limiersdu quai des Orfèvres ne trouveront jamais la cave.Ce qui est avéré, c’est que, dans les étages des TroisCanards, plusieurs caïds se donnent régulièrementrendez-vous autour de plats bien mitonnés. Desanciens comme Marius Bertella, Gégène le Man-chot et Gaëtan Alboro, et des jeunes gens promet-teurs. Parmi eux, comme le monde est petit, GaëtanZampa et le Matou.

Lorsque la bande se sépare, au milieu des années1960, Antoine Guerini vient d’être assassiné. Lemilieu se réorganise. Alors que Zampa monte enpuissance pour devenir le nouveau parrain mar-seillais, Paris continue d’être la chasse gardée duclan Zemour. Ceux-là sont cinq frères, pieds-noirsrapatriés d’Algérie, qui contrôlent dans un premiertemps le « milieu » du proxénétisme avec ses hôtelsde passe, ses bars à prostituées, ses cabarets louches.Dans un deuxième temps, on les verra investir dansl’immobilier et, plus tard, dans le monde du jeu.Mais nous aurons bientôt l’occasion d’y revenir.

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Pour l’heure, ne perdons pas les chevaux de vue.Les chevaux et ceux qui les exploitent. Marius Ber-tella par exemple s’est retiré dans le Calvados, où ilne va pas tarder à décrocher la médaille du Mériteagricole. Son élevage hippique est prospère, et sanouvelle association avec Alain Delon va rendre sesaffaires encore plus fructueuses. C’est le cas lorsquela casaque grise des pur-sang de l’acteur remportede nombreux prix. Le comédien semble faire siennecette réplique signée Pascal Jardin dans Borsalino,

dont Delon partageait le haut de l’affiche avec Jean-Paul Belmondo : « Un homme qui ne défend passes couleurs n’est pas un homme. » Associé à Delonet à Allaire, le chanteur Michel Sardou, lui, préfèreretirer ses billes, un temps déposées dans la cor-beille de leurs fiançailles hippiques. L’acteur ne luien tiendra d’ailleurs pas rigueur puisqu’en 1982 ilacceptera de devenir le parrain de Romain, le filsaîné de Sardou…

Au début des années 1980, Delon prend un nou-veau départ. Il a liquidé ses affaires de transportaérien et de haras aixois. Sans doute entend-il seconcentrer sur ses nouvelles activités : les casinos.Celui du Ruhl à Nice et celui de Namur, en Bel-gique, dont il deviendra l’un des principaux action-naires au bout de quelques années. À ce moment-là,il vient de racheter ses parts à l’homme d’affairesfranco-suisse Jean-Claude Mimran. À en croire ce

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riche fils d’industriel qui a fait fortune en Afrique,l’établissement de jeu lui rapportait peu de divi-dendes. Mimran est d’autant plus heureux de s’enséparer qu’une activité de casinotier sur un curri-culum vitæ n’est pas forcément valorisante dans lemonde des affaires. Doux euphémisme de la partde ce résident de Gstaad. Car à plusieurs reprises leFranco-Suisse s’est vu épingler par la presse,curieuse de ses relations avec des personnnages peurecommandables.

En haut de l’affiche : Jean-Dominique Fratoni,le patron du casino Ruhl à Nice, dont l’inaugura-tion en février 1975 prend des allures de cérémonieà grand spectacle. L’œil des photographes et descameramen de la télévision s’attarde à plaisir sur lesvedettes du showbiz présentes. Parmi elles, MichelSardou, Mireille Darc et Alain Delon. À leurs côtés,Jacques Médecin, le maire de la ville, et Fratoni,que certains surnomment déjà le « Napoléon destapis verts ». Pour l’édile et le casinotier, l’enjeu estde taille. Il s’agit ni plus ni moins de transformer leRuhl en l’un des plus prestigieux établissements dejeu de l’Hexagone. Et, pourquoi pas, de transfor-mer Nice en Las Vegas tricolore ! Les faits ne tar-dent d’ailleurs pas à leur donner raison : plusieursmillions de francs de chiffre d’affaires et plus de troiscents personnes employées par l’établissement de lapromenade des Anglais.

Où va s’arrêter l’ambition de l’empereur Fra-toni ? s’interrogent les autres patrons de casinos azuréens, jaloux autant qu’inquiets. Fratoni laissedire. Il vaut mieux faire envie que pitié, pas vrai ?

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Le parcours de ce personnage alors inconnu dugrand public mérite qu’on s’y arrête un moment.

C’est à Nice que « Jean-Do » – comme ses amispréfèrent l’appeler –, originaire de Corse-du-Sud,passe l’essentiel de son enfance et adolescence. En1947, ce fils d’un modeste employé des tramways adix-huit ans lorsqu’il monte une fabrique de chaus-sures avant de découvrir, deux années plus tard, savocation de gérant de casino. Dans un premier temps,il s’installe à Sainte-Maxime, dans le Var, où ildevient le patron du Beach. Un excellent tremplinpour prendre la direction du grand casino à Saint-Raphaël, puis celle de l’Eden Beach à Juan-les-Pins.Cette ascension fulgurante ne laisse pas indifférentson copain d’enfance Jacques Médecin, qui vientd’abandonner le journalisme pour se lancer en poli-tique. À raison. En 1966, Médecin succède à son pèreà la mairie de Nice, où il sera réélu cinq fois.

De nombreux chantiers attendent le nouvel édile.Parmi eux, le tourisme, dont les établissements dejeu constituent, à ses yeux, l’une des pièces maî-tresses. Or, l’un d’entre eux, le Casino Club, estmourant. Médecin s’en convainc vite : Jean-Do peutdevenir son sauveur. En quelques mois, de fait, levent du succès souffle sur le vieux casino munici-pal. Sauveur, quel beau métier ! Au début desannées 1970, Fratoni joue à nouveau ce rôle aucasino de Menton, victime d’une partie arrangée

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de trente-et-quarante. Quatre ans plus tard, et tou-jours avec la bénédiction de son copain « Jacquou »Médecin, il jette enfin son dévolu sur l’établissementflambant neuf du « nouveau Ruhl », situé aunuméro 1 de la promenade des Anglais. Le Ruhl,c’est une grosse pièce tout de même. Alors, forcé-ment, on s’interroge : d’où Jean-Do a-t-il sorti lesdizaines de millions de francs nécessaires à l’acquisi-tion du luxueux casino inauguré par Delon ? Onévoque certains groupes financiers italiens, mais l’opa-cité qui règne ne permet pas d’en connaître les action-naires. La rumeur reprend. Cette fois, on parle demystérieux « banquiers romains » de Cosa Nostra,experts en recyclage d’argent sale et très attirés, denotoriété publique, par les établissements de jeu.

D’autres interrogations concernent le citoyenAlain Delon, soupçonné d’y posséder égalementdes parts. À l’origine de ces soupçons, une note dela section des stupéfiants du SRPJ de Marseille, endate du 25 juin 1976. J’ai pu me la procurer. Ellem’a paru à la fois édifiante et pittoresque, digned’un polar au casting ébouriffant. Aux côtés de lastar, on retrouve en effet pêle-mêle la fine fleur dela pègre française de l’époque avec ses clans et sesrivalités. Et boum, on retombe sur François Mar-cantoni, héros involontaire – ou presque – de l’af-faire Markovic. Pour le plaisir de la lecture, voicile texte intégral du document tel qu’il a été rédigépar l’un des pontes de la police marseillaise :

« Un renseignement recueilli d’une source appa-remment sûre fait état d’un différend sérieux quioppose actuellement François Marcantoni à des

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membres du “milieu” niçois gravitant autour de Jean-Dominique Fratoni, “patron” des jeux du casinoRuhl à Nice.

« On sait, en effet, que cet établissement de jeuofficiellement dirigé par Jean-Dominique Fratoni est“tenu” en fait par des membres de la pègre niçoiseet marseillaise dont le chef de file actuel semble êtreJean-Pierre Roche, dit “Bimbo”, né le 20 octobre1929 à Marseille, demeurant à Nice.

« Les capitaux investis dans cette affaire appa-remment fructueuse seraient, pour une part, d’ori-gine italienne – alors que l’acteur Alain Delon, trèslié avec Jean-Pierre Roche, y aurait également uneparticipation financière importante.

« Fratoni, Roche et Alain Delon sont donc asso-ciés. Tel est le contexte auquel vient se “frotter”François Marcantoni qui, depuis qu’il a obtenu unnon-lieu, presse l’acteur de lui accorder le dédom-magement qu’il mérite.

« Il semble qu’Alain Delon s’en soit ouvert à sesnouveaux associés, aussi peu recommandables quele précédent. D’un côté, il y a donc François Mar-cantoni, épaulé par Marius Bertella et ses amis. Del’autre, Roche, derrière lequel se trouvent TanyZampa et sa bande.

« Un rendez-vous aurait eu lieu à Paris dans unlieu indéterminé le 15 juin courant entre Roche,représentant les “intérêts” de Delon et, par contre-coup, les siens, et François Marcantoni, assisté deses amis.

« Ces derniers sont ulcérés de voir que l’acteurs’est plaint de Roche, dont ils réprouvent l’inter-

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vention. En fait, ils sont jaloux de l’emprise qu’exer-cent Roche et son entourage sur Alain Delon, qu’ilne quitte plus, et avec lequel on le verrait souventen public dans diverses manifestations publiques(galas, présentations de films).

« Marius Bertella, quant à lui, donne raison à Mar-cantoni, estimant qu’il a un “prétexte” valable et quel’intervention de Roche ne peut rien arranger.

« À la lumière de ces renseignements, de trèsbonne source, répétons-le, il paraît difficile de pré-juger de la suite des événements.

« Jean-Pierre Roche est épaulé par une bandedangereuse et François Marcantoni ne serait passeul, encore moins si Marius Bertella prenait sonparti. Il n’est pas exclu, au cas où les conversationsengagées ne donneraient rien, qu’elles soient rem-placées par quelques règlements de comptes dontl’enjeu, au-delà d’Alain Delon, serait la prééminencesur les établissements de jeux niçois. »

À Paris, l’Office central pour la répression dubanditisme (OCRB) s’interroge à son tour. À lademande de sa hiérarchie, c’est au commissaireCharles Pellegrini de tirer l’affaire au clair. Il frappedonc à la porte du héros de Mélodie en sous-sol pourl’interroger sur son éventuelle implication.

La rencontre entre les deux hommes se dérouleau domicile parisien du comédien. « Les présenta-tions se réduisent à quelques mots, raconte Charles

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Pellegrini, et j’entre dans le vif du sujet. “Alors,voilà, monsieur Delon. Je n’irai pas par quatre che-mins. Les informations que je reçois à votre sujet– elles sont extrêmement graves – sont, d’après mesinformateurs, fausses. Mais je veux que, vous, vousme donniez votre parole qu’elles le sont. On vousdit un homme de parole. Alors je vous pose la ques-tion de confiance : avez-vous oui ou non effectuéun versement de cinq millions de francs dans lescaisses du Ruhl ?” » D’après le commissaire Pelle-grini, le démenti de son interlocuteur est aussirapide que catégorique : « Je vous donne ma paroleque non. Je n’ai jamais mis un centime dans cetteaffaire et ne suis mêlé ni de près ni de loin à toutceci. » Dont acte, souligne alors le haut fonction-naire de police qui, sur la foi de cette déclaration,classera l’affaire.

Mais, déjà, rien ne va plus pour Jean-Do Fratoni,bientôt pris dans une impitoyable guerre des jeux.Sur une Côte d’Azur transformée en Chicago desannées 1930, les morts se comptent par dizaines.L’assassinat le plus spectaculaire est celui de BimboRoche, le « contrôleur » hôtelier du Ruhl, abattuà Nice en juillet 1977 au volant de sa Mercedesblanche. Dans l’une de ses poches, les enquêteursrécupèrent des billets du match de boxeValdès-Monzon pour le soir même à Monaco. Desplaces réservées par l’organisateur de la manifesta-tion, Alain Delon, qu’il venait d’accompagner à l’aé-roport de Nice. Bimbo a-t-il fait les frais de la rivalitéopposant Tany Zampa et Imbert le Matou ? Pro-bablement, estiment les limiers en se souvenant

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comment, trois mois plus tôt, le Mat avait miracu-leusement échappé à trois tueurs…

Rien de très rassurant pour Fratoni, bientôtentraîné dans un autre fait divers : la disparitiond’Agnès Le Roux, l’une des héritières du Palais dela Méditerranée, prestigieux casino situé lui aussisur la promenade des Anglais, et principal concur-rent du Ruhl. Fugue, enlèvement, assassinat cra-puleux ? Tout Nice s’interroge. Les soupçons onttôt fait de se diriger vers l’amant de la jeunefemme, l’avocat Maurice Agnelet, lui-même lié aupatron du Ruhl. Contrarié, Jean-Do, dont bonnombre de croupiers sont bientôt arrêtés pour tru-cage des jeux et affaires de racket, préférera s’exi-ler en Suisse. Un peu d’éloignement, c’est toujoursmieux pour clamer son innocence. Condamné pardéfaut à treize ans de prison et 410 millions defrancs d’amende, le Napoléon du tapis vert échap-pera à l’extradition. Avant de disparaître discrète-ment à Lugano, en 1994, des suites d’un cancer.Son complice Maurice Agnelet, lui, attendra l’au-tomne 2008 pour entendre la cour de cassationrejeter son ultime pourvoi, rendant ainsi définitivesa condamnation à vingt ans de réclusion criminellepour le meurtre d’Agnès Le Roux, l’héritière duPalais de la Méditerranée.

Établissement renommé, ce Palais de la Médi-terranée a de tout temps attiré les convoitises. Jean-Claude Mimran, l’homme d’affaires franco-suisse,a caressé l’idée de le racheter dans le cadre d’unvaste projet immobilier. Mais sa propriétaire, l’éner-gique Renée Le Roux, devait lui opposer une sèche

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fin de non-recevoir. De son propre aveu, la damede fer du Palais n’aime pas ce play-boy, riche certes,mais aux allures de dilettante et aux fréquentationsparticulières. Un trait qui vise, bien entendu, sonennemi mortel Fratoni. Mais pas seulement : RenéeLe Roux pense aussi à Gilbert Zemour, le caïdpied-noir du faubourg Montmartre dont Mimranse trouve être l’une des relations. Par l’intermédiairede Zemour, l’homme d’affaires a également fait laconnaissance de Joseph Kaïda, un autre candidatmalheureux à la reprise du Palais de la Méditerra-née. Mimran m’explique : « Nous nous sommesconnus par l’intermédiaire d’un ami commun àGenève. Je dois dire que M. Kaïda m’a beaucoupplu. Nous avions certaines affinités : réglos enaffaires et l’esprit de famille. Il venait d’Algérie etj’ai moi-même longtemps vécu au Maroc. » C’estdonc à la demande de « monsieur Joseph » queMimran prend une participation dans le casino deNamur – environ 2 millions de francs –, dont ildevient en bonne logique un administrateur. Pourla forme essentiellement. « Cela devait faire biendans le décor, mais je n’ai jamais assisté à un seulconseil d’administration », précise-t-il. Certes, maisKaïda semble avoir entretenu des relations privilé-giées avec Gilbert Zemour, qu’on présente alorscomme l’un des actionnaires occultes du casino. Laqualité de leurs rapports, à vrai dire, lui a quelquepeu échappé. « Nous nous sommes rarement vus,Kaïda, Zemour et moi. Peut-être une ou deux fois »,reconnaît toutefois le futur P-DG de la prestigieusesociété automobile italienne Lamborghini. Où et

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quand ? Cela remonte à des années, et Jean-ClaudeMimran ne s’en souvient plus. De même qu’ils’avère incapable de me donner le moindre faitprécis concernant la présence de Michel Gonzalezparmi les autres administrateurs du casino. Le per-sonnage, pourtant, vaut largement le détour. Attar-dons-nous sur lui.

Né au printemps 1913 à Monnerville, en Algé-rie, de parents espagnols, Michel Gonzalez choisitde s’engager en 1941 dans la police. Entre-temps,il a épousé une Italienne, originaire de Paola enCalabre, prénommée Carmen. Ses classes achevées,il se retrouve aux Renseignements généraux d’Al-ger. Là, il côtoie des agents secrets de la France libreappartenant au Bureau central de répression et d’ac-tion (BCRA). Ceux-ci, qui recherchent des hommesde confiance, lui font bénéficier d’une promotion decommissaire principal en 1946. En 1953, le voilàdivisionnaire. Pourquoi ? « Il était du bon côté dela barrière », m’a assuré Bernard Gœtz, l’un de sesamis, qui décrit le policier comme un hommeinflexible et courageux. Au cours de l’été 1958, Gonzalez est nommé contrôleur général. Son ascen-sion devient fulgurante. En 1961, il occupe le postede conseiller technique au gouvernement générald’Alger. Très difficile à tenir dans le climat tendude l’époque, et qui implique des nerfs solides et unefidélité aux pouvoirs en place qui ne l’est pas moins.

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Un an plus tard, lorsque sonne l’heure de l’indé-pendance algérienne, il est muté à Paris, où on l’af-fecte aux Renseignements généraux. Membre actifdu Sac – le Service d’action civique des gros brasgaullistes –, le voici chargé des dossiers sensibles etconfidentiels concernant les personnalités politiquesfrançaises. En fait, c’est l’homme de confiance deRoger Frey, le ministre de l’Intérieur du généralde Gaulle. Sa carrière, il la terminera, entre 1968et 1973, comme directeur général des courses et jeuxdes RG. Un service policier à part, comme me l’arappelé un ancien contrôleur général, car secoué àintervalles réguliers par des affaires de corruption.Et, en tant que tel, cible de rumeurs médisantes surfond de manigances politiques.

Quelques mois après son retour à la vie civile,Michel Gonzalez se retrouve P-DG d’une sociétéimmobilière appartenant à Jean-Pierre François,autre Franco-Suisse célèbre, ami d’enfance deRoland Dumas et conseiller ès finances de FrançoisMitterrand. Lorsqu’il décide, en 1980, de liquidersa société immobilière, Jean-Pierre François ne sefait guère de souci pour le devenir de son « pro-tégé ». Difficile de lui donner tort. L’ancien hommede l’ombre de Roger Frey replonge dans le mondedes jeux, une passion qui ne l’a jamais vraimentquitté. À en croire les nombreuses anecdotes quiémaillent son ouvrage intitulé Je parie que je gagne 1,

le contact du terrain lui semble très favorable dupoint de vue de l’expérience. Policier à poigne, Gon-

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1. Stock, 1979.

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zalez se vante d’avoir fait fermer plus d’une cen-taine de salles de jeu clandestines quand il était enactivité. Mais après sa reconversion dans le civil, ils’associe à Kaïda dans le projet du casino de l’île de Kish en Iran, puis dans celui du casino de Namur.

Au départ, le dossier de l’établissement de jeubelge se présente sous les meilleurs auspices. À unesoixantaine de kilomètres de Bruxelles, la cité estremarquablement bien située, et le propriétaire ducasino, prêt à vendre son bien pour une bouchée depain. Spécialiste des tapis verts, Kaïda se laissetenter. Un casino en Belgique, cela ferait plaisir àson ami Gilbert Zemour, qui rêve depuis plusieursannées de s’offrir un tel établissement ! Pour Kaïda,déjà propriétaire d’un club – Le Square – àBruxelles, les bords de la Meuse représentent unendroit idéal : à deux heures de Paris, ce coin deWallonie ne risque guère les tracasseries policières.

Avisé et prudent, Joseph Kaïda ne veut pas tou-tefois s’engager à la légère. Comme à l’accoutumée,il prend conseil de ses proches : parmi lesquels sonami Alain Delon. Selon une confidence d’unmembre de son entourage, l’avis du comédien auraitété même déterminant : « C’est notamment avec leconcours d’Alain que Joseph Kaïda a jeté son dévolusur le casino namurois. » La partie n’est pas gagnéepour autant. Les membres du conseil communalvoient d’un mauvais œil l’arrivée des pieds-noirsfrançais. Ils leur préfèrent un groupe concurrentallemand. C’est à ce moment-là que Gonzalez inter-vient au nom d’un groupe qui porte d’ailleurs son

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patronyme. Ses démarches « aux forceps » sont cou-ronnées de succès. Le « groupe Gonzalez » obtientla concession tant convoitée. De quoi éveiller lacuriosité de Roger Le Taillanter, l’ancien patron dela brigade mondaine devenu auteur d’ouvrages poli-ciers à succès. Il s’interroge sur le singulier com-portement de son ancien collègue. « Si les autoritéspeuvent ignorer la présence de Gilbert Zemour dansle sillage de Kaïda, Gonzalez est un homme tropaverti pour ne pas la connaître… », remarque-t-il.

« Averti », Gonzalez le sera doublement. À peinea-t-il commencé à faire revenir une clientèle quiavait déserté la roulette et le black-jack namuroispour d’autres établissements qu’il doit affronter l’ad-versité. Un mystérieux incendie détruit d’abord lecasino en 1982. La facture du sinistre est salée : prèsde 400 millions de francs belges de réparations1. Puisles affaires reprennent, à peine perturbées par lesdémissions successives de plusieurs actionnairesminoritaires locaux. Parmi eux, l’industriel CamilleMantia, dont le départ s’avère plus spectaculaire– médiatiquement parlant – que ceux de ses pré-décesseurs. C’est qu’il a constaté des anomalies dansla comptabilité de la société. Pas si gravesd’ailleurs, puisqu’une inspection générale desimpôts ne trouvera rien à redire à la gestion deJoseph Kaïda. Après Mantia, d’autres administra-teurs « symboliques » ne tardent pas à suivre lemême chemin de la sortie. De plus ou moins bon gré,à en croire encore l’ex-commissaire Le Taillanter :

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1. Soit environ 3 millions d’euros.

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« Le commissaire en chef de la ville a bien quelquesinquiétudes au sujet de ces purges et de l’ombre pro-jetée par M. Gilbert, mais Kaïda lui jure ses grandsdieux que si le cadet des Zemour est pour lui unami très cher – on le croit sans peine –, il n’a aucuneparticipation à l’affaire. Et là, on le croit moins. »

De toute façon, les enquêteurs belges n’aurontplus guère de souci à se faire sur le cas Zemour. À lafin du mois de juillet de cette même année 1983, lapresse leur apprend sa disparition brutale à Paris. Cejour-là, le caïd revêt son plus beau costume signéSmalto avant de quitter son appartement de l’ave-nue de Ségur, dans le VIIe arrondissement. Il prendensuite la route de Chantilly au volant de sa Mer-cedes immatriculée en Belgique. Arrivé sur le terri-toire de la petite commune de Gouvieux, Zemourva jusqu’à la villa luxueuse de son vieil ami Kaïda,où il est attendu pour un déjeuner. Lorsqu’il quitteson hôte, en fin d’après-midi, monsieur Gilbertignore que le compte à rebours de la fin de son exis-tence a commencé. Revenu à Paris, il apparaît ensoirée à l’hôtel Nova Park, à deux pas des Champs-Élysées, où il a rendez-vous avec Jean-ClaudeMimran. Après un dîner Chez Régine et un dernierverre au Club Albarran, les deux amis se quittentaux environs de 3 heures du matin. De retour chezlui avenue de Ségur, Zemour en ressort quelquesminutes plus tard accompagné de ses quatrecaniches gris, heureux de pouvoir se soulager. Tapidans l’ombre, un homme armé d’un .357 Magnumne perd rien du manège. Jusqu’au moment où sonpistolet crache deux coups. Zemour s’écroule sur le

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trottoir, mais il n’est pas mort. Alors le tueurs’avance vers lui, et l’achève d’une troisième ballesous le menton.

L’assassinat fait l’effet d’une bombe dans lemitan. Gilbert est le quatrième des cinq frèresZemour – « les Z » – à connaître une mort brutale.Entendus comme témoins, Joseph Kaïda etJean-Claude Mimran déclarent ignorer les raisonsde l’assassinat de leur ami. Ils nient également avoirété en affaires avec lui. Si Roger Le Taillantersemble accorder en la matière le bénéfice du douteau Franco-Suisse, il se veut en revanche quasi caté-gorique sur celui de Kaïda. « À croire que ces heuresd’entretien à Gouvieux, ce 27 juillet, de même quetoutes les entrevues et relations entre les deuxhommes depuis plusieurs années en France, enSuisse ou en Belgique n’ont été dictées que par lesimpérieuses nécessités d’une amitié aussi exigeanteque désintéressée. Comme si les tribulations finan-cières du couple Kaïda-Zemour dans l’affaire del’immeuble de l’avenue Victor-Hugo à Paris, danscelle de la Gipala Properties au Canada et dans lareprise du casino de Namur n’avaient jamaisexisté ! », tonne ainsi l’ancien chef de la brigade derépression du banditisme. Avant de préciser : « L’in-dustrie du racket est une merveilleuse école d’infil-tration. Bien sûr, M. Gilbert n’existe nulle part,même s’il est très souvent présent, en voisin sommetoute, tient table ouverte au compte du casino etbien entendu, joue gros. »

Officiellement, ce n’est qu’en 1989 qu’AlainDelon apparaît dans la liste des administrateurs du

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casino de Namur. Sa désignation coïncide avecl’émergence de nouveaux visages. Vincent Bertella,le fils de l’ancien pilier des Trois Canards à Pigalle,est de ceux-là. Selon les extraits du greffe du tribu-nal de commerce de Namur, ce Bertella-là exercela profession de « commerçant » en Normandie.Une région attachante où son père élève des che-vaux, ceux d’Alain Delon entre autres, comme nousle savons déjà. Rien que de très normal jusque-là.Ce qui intrigue un peu, ce sont les circonstances aucours desquelles Vincent Bertella a décidé d’inves-tir dans le casino namurois. Et à concurrence dequel montant ? Deux questions que je me suis légi-timement posées. Voulant éclaircir toute l’affaire,j’ai contacté les membres de la famille Bertella. Ilsm’ont malheureusement opposé une fin denon-recevoir. Sollicité par téléphone, Henri Bertella,un autre fils de Marius, résumera ainsi sur un tondébonnaire l’attitude familiale : « Nous, on nerépond jamais aux questions… » Un droit que jerespecte, mais qui en l’occurrence ne simplifie pasles choses.

Un autre administrateur minoritaire accepterabien volontiers d’évoquer le rôle d’Alain Delon dansles conseils d’administration, mais sous la réservede ne pas être cité nommément. « M. Delon estprésent à chaque assemblée annuelle des action-naires, commence mon témoin. Il intervient fré-quemment en posant des questions pertinentes auréviseur d’entreprise. Il m’est apparu comme untype qui savait lire un bilan. Il n’a peut-être passuivi des cours à l’université, mais il a beaucoup

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appris avec l’expérience. C’est un homme d’affaireset un authentique self-made-man. »

Son nom a-t-il pu servir de locomotive aucasino ? Mon interlocuteur le suggère : « Chacunde ses séjours est une attraction courue : tout lemonde vient voir “monsieur Delon”. Il exerce unefascination certaine. Il est d’ailleurs lui-même sen-sible à l’accueil chaleureux qui lui est réservé. Auprintemps 1994, nous avions organisé un cocktail.Le champagne coulait à flots, mais il n’y avait niorchestre ni bande musicale. Quand soudain, AlainDelon a improvisé un one-man show hilarant pendantprès d’une heure. » Ce soir-là, le comédien portaitun costume gris foncé, une chemise rayée et deschaussettes noires. Après avoir signé un autographe,il a rejoint la table de son ami Joseph Kaïda. L’ac-teur, une fois n’est pas coutume, ne semblait pasêtre entouré de gardes du corps, se souvient un jour-naliste local qui faisait également partie des invitéstriés sur le volet de cette soirée mémorable.

Effet Delon ou non, le casino de Namur, quioccupe près de 200 personnes, devient vite uneaffaire lucrative. Dès la fin des années 1990, il seplace en deuxième position des casinos belges. Plusde 30 % de ses habitués sont des Bruxellois, séduitspar l’image de marque d’un établissement dont lesdirigeants – Joseph Kaïda et ses fils, qui le secon-dent – épongent les dettes du club de football local.En tant qu’actionnaire, Delon n’a donc guère desouci à se faire. Pour bien montrer l’intérêt qu’ilporte au casino, la star fait régulièrement renouve-ler son mandat d’administrateur. Du moins jusqu’à

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la disparition – naturelle, précisons-le car, on l’a vu,ce n’est pas toujours le cas – du patriarche JosephKaïda, dont la dépouille sera déposée en jan-vier 2001 au cimetière de Montmartre. En pré-sence d’une nombreuse foule de parents et d’amis,Enrico Macias, visiblement ému, entonnera pourla circonstance, a cappella, sa chanson « J’ai quittémon pays »…

Pour sa part, Alain Delon n’assistera pas à la céré-monie. C’est vrai qu’il a, à cette époque, rompu sesrelations d’affaires avec la famille Kaïda. Et bien luien a pris, car la succession de monsieur Joseph n’irapas sans quelques turbulences judiciaires.

En mars 2004 en effet, plusieurs administrateursdu casino, parmi lesquels Armand Kaïda, sont soup-çonnés de détournement de fonds au préjudice denombreux clients. Menée tambour battant, l’en-quête s’oriente ensuite vers une autre fraude de plusgrande ampleur, au fisc celle-là. Puis une troisième,liée à une évasion de capitaux. Dans le collimateurdu magistrat instructeur belge, la veuve de Kaïda,soupçonnée d’avoir participé à un système de blan-chiment mis en place par son mari et perpétué parson fils aîné, Armand. Parmi d’autres, un élémenta attiré l’attention des enquêteurs : le train de vied’Henriette Kaïda. Officiellement, la veuve secontente de 1 400 euros de revenus mensuels. Mais,dans ces conditions, pourquoi ses comptes enbanque sont-ils si largement garnis ? Et d’où luiviennent les deux coquettes villas qu’elle possède surla Côte d’Azur ? Se fondant sur ces interrogations,le juge signe en juillet 2005 sa mise en examen, la

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trente-cinquième dans le cadre de ce dossier auxmultiples rebondissements. En 2009, les tribunauxbelges devraient statuer sur le sort des membres dela famille Kaïda qui, comme tous les justiciables,bénéficient jusque-là d’une naturelle présomptiond’innocence. Celle-là même que les Kaïda clame,en contestant les faits.

Alain Delon viendra-t-il témoigner en faveur deses amis Kaïda ? L’histoire le dira. Mais la star nel’ignore pas non plus : le monde des affaires peut semontrer parfois sans pitié. Et, lorsqu’il s’agit dedéfendre ses intérêts financiers, le patron Delon peutlui aussi se révéler un inflexible procédurier. Ainsilorsqu’au début des années 1990, il traînera devantles tribunaux suisses le P-DG de l’une de ses propressociétés – Alain Delon Diffusion – pour gestiondéloyale et escroquerie. Ou lorsqu’il exigera de sonfils Anthony l’arrêt immédiat de la production d’uneligne de vêtements à la griffe ambiguë…

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Delon contre Delon

Janvier 1984. Voilà quelques semaines déjàqu’Alain Delon a donné son accord à Patrick Saba-tier, le présentateur vedette de TF1, qui l’a sollicitépour inaugurer sa nouvelle émission, « Le jeu de lavérité ». Diffusé en direct, le show n’est pas sansrisque en termes d’images pour la star de cinéma,qui sera confrontée à des questions de téléspecta-teurs. Malgré quelques appréhensions, le comédiense veut néanmoins confiant. « On ne peut pas raterl’émission », répète-t-il à Sabatier. Lequel trouveson invité un peu angoissé quand même, aussi« blanc qu’un lavabo », lorsque démarre le géné-rique de l’émission. « On était complètement “tra-qués” tous les deux… L’impression de vivre unesituation périlleuse, de manipuler une arme nou-velle, d’inaugurer un prototype », se souviendra plustard l’animateur.

Comme l’exige la règle de ce talk-show à la fran-çaise, l’acteur commence par prêter serment. Il jure de ne dire que la vérité. Autrement dit, de rester

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lui-même. Déjà fusent les premières questions.Toutes portent sur la vie personnelle de l’acteur : sapassion pour Romy Schneider, sa rupture avecMireille Darc, sa vie avec son actuelle compagne,Catherine Bleynie. Un peu plus détendu, Delonse prête au jeu avec franchise et tact lorsqu’il s’agitd’évoquer les femmes de sa vie. La parole est alorsdonnée à une téléspectatrice parisienne qui lequestionne de façon abrupte sur les récents procèsl’opposant à son fils aîné, Anthony : « Commentun père peut-il poursuivre en justice son fils etpourquoi ne recherchez-vous pas une concilia-tion ? » Face au public qui garnit le studio de télé-vision, Delon est assis avec Sabatier à une tablede bistrot en bordure de scène. Il répond à samanière, en parlant surtout de son propre passé :« J’ai été un enfant terriblement malheureux parceque j’ai été un enfant terrible… J’ai lu ici etailleurs qu’il était difficile d’être le fils d’AlainDelon. Je le dis : il est aussi difficile d’être le pèred’Anthony Delon… Je crois que mon fils est mal-heureux parce que lui aussi a eu une vie d’enfantde parents divorcés. Il a été donc, comme je l’aiété, ballotté de droite et de gauche. J’ai peut-êtreété, moi, de mon côté, trop dur ou trop rigoristeavec lui. Je voulais lui donner une formation beau-coup plus dure et beaucoup plus importante quela mienne. Je voulais lui apprendre ce qu’était unhomme, lui en donner les possibilités pour selancer dans la vie. Et puis, mon fils a, pour exis-ter par lui-même, un peu abandonné l’autorité deson père. Il a choisi sa vie. Il l’a choisie à dix-huit

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ans, il m’a quitté pour la mener. Je crois que monfils traverse un problème d’existence… »

Comment l’intéressé perçoit-il la prestation télé-visée de son père ? De façon mitigée, à en croirel’une de ses confidences à la presse : « Oui, noussommes une famille déchirée, mais nous n’avons pasbesoin de nous faire soigner. La vie et l’expérienceconstituent une thérapie suffisante. Il est importantde pardonner. Personnellement, je pardonne à monpère pour ce qui s’est passé entre lui et moi. Nousne nous entendions pas, nous ne nous sommesjamais entendus, c’est comme ça. »

Même silhouette élancée, même démarchesouple, même tempérament impétueux et belli-queux ; tout aurait pourtant dû rapprocher le pèreet le fils. Mais la vie en a décidé autrement. Peut-être à cause de cette peur qui étreindra Anthonyjusqu’à l’âge adulte à chaque évocation d’Alain. Uneangoisse surgie de l’enfance, comme le jeunehomme le confesse un jour : « J’avais dix ans. Monpère avait dix-sept chiens féroces. Il était le seul àpouvoir les approcher. Ils mordaient tout le monde.Un jour, il m’a fait entrer dans leur enclos et m’aforcé à leur donner à manger. Il était dehors avecun fusil et m’a dit : “Entre. Un homme ne doit pasavoir peur.” »

Arrivé à l’adolescence, Anthony semble suivre cedernier conseil – cet ordre plutôt – à la lettre. Un

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peu trop. Il a seize ans lorsqu’il commet sa première« connerie » : un vol de moto qui contraint sesparents à se déplacer chez le juge. Le magistrat passel’éponge, et le jeune délinquant s’en tire avec unbon savon. Mais l’année suivante, l’ado rebelle faità nouveau irruption à la page des faits divers : le vold’une voiture à bord de laquelle des enquêteursdénichent des cagoules, plus une arme dérobée à ungendarme lors d’un récent braquage. L’affaire estd’autant plus sérieuse que son nom est associé à celuide Bruno Sulak, ancien légionnaire d’origine you-goslave reconverti dans le braquage. Une espèce deRobin des bois des années 1980, voyou au grandcœur, ennemi des effusions de sang, séducteur, cul-tivé, mais aussi habitué des casses dans les bijoute-ries de luxe. Condamné à neuf mois de prison avecsursis pour port d’arme et vol de voiture, Anthonysera relâché au bout de quatre semaines. Selon unancien policier devenu romancier et scénariste, l’ex-commissaire Georges Moréas, les interventionsrépétées de sa star de père n’auraient pas été étran-gères à cette clémence. En tout cas, Marc M., quia été interpellé en compagnie d’Anthony Delon àbord du véhicule volé, ne bénéficiera pas de lamême mansuétude. C’est vrai que pour Moréas, M.,lui, serait une authentique relation de « l’ArsèneLupin des bijouteries », comme la presse surnommeSulak, bientôt arrêté et condamné.

Entre-temps, Anthony a découvert, ne fût-ce quele temps d’un petit mois, la condition peu enviabledes détenus. Sans se plaindre du sort qui lui estréservé, bien au contraire. Incarcéré à la prison de

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Bois-d’Arcy, il couche sur le papier quelques notes,matière d’un futur ouvrage : « J’avoue que ça neme faisait ni chaud ni froid… Aller en prison, çafaisait partie du jeu. Et même si je n’en avais pasenvie, je ne pouvais m’empêcher d’éprouver unecertaine excitation face à ce nouveau défi. La suitelogique des choses… »

Une suite qui ne semble pas lui avoir mis tantde plomb que ça dans la tête. Un jour de l’été1984, à la frontière belge, Anthony percute à plusde 120 kilomètres à l’heure une estafette de… gen-darmes. Pour cet excès de vitesse, il sera condamnéà une peine de principe. Le Noël suivant, dûmentfêté Chez Régine, on le retrouve mêlé à une bagarresur l’autoroute du Sud. Le jeune homme jure toute-fois être étranger à ce règlement de comptes. L’af-faire s’arrête là.

Informé de l’incident dans le décor luxueux d’unpalace de Lyon, où il tourne… Parole de flic, AlainDelon, teint livide et ton rageur, se lâche : « Anthonya préféré se soumettre à des influences étrangèresplutôt que d’accepter celle de son père. » Le propos,plein d’amertume, trahit l’immense déception d’unquinquagénaire qui espérait, sans doute, comme dansRocco et ses frères, constituer, sinon un clan, du moinsun duo avec son fils. Rien n’interdit heureusementde penser qu’Anthony puisse s’assagir au travers d’ac-tivités professionnelles respectables dont il est désor-mais question à son propos.

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De fait, voilà quelques mois déjà que le fils de lastar s’est lancé dans les affaires, créant sa propresociété. Pas seul : deux associés se tiennent à ses côtés. Le premier d’entre eux s’appelle DavidTordjman, un temps propriétaire de L’Apocalypse,haut lieu branché des nuits parisiennes. Mais pas seulement, comme nous le verrons bientôt.Anthony, lui, vient de souffler ses vingt bougies. Ilespère trouver enfin sa voie avec cette entreprisede prêt-à-porter qui commercialisera des vêtementsde cuir sous la griffe AD. « A » pour Anthony et« D » comme Delon. AD, Anthony Delon, certes.Mais aussi, et ce n’est pas le fils qui l’a voulu ainsimais le père, les mêmes initiales qu’Alain. Lequeltrouve le clin d’œil pas drôle du tout. Mais alorspas du tout. Le ton monte. C’est d’abord une pre-mière injonction qu’il adresse à son descendant,lui expliquant qu’il s’agit là d’une concurrencedéloyale, lui-même diffusant sous le patronyme deDelon, qu’il est seul à avoir rendu célèbre, uneligne de parfum, des valises, des lunettes de soleilet des meubles. L’affaire pourrait en rester là, maisAnthony s’entête. C’est non, il n’entend pas cessersa production. Il découvre alors les ardeurs pro -cédurières de son géniteur qui, en octobre 1983,l’assigne devant les tribunaux.

Le jugement définitif, rendu en octobre 1985 parles magistrats parisiens, donne raison au père contrele fils. Anthony, en utilisant les initiales AD, acommis des actes d’imitation illicites des dix-neufmarques concédées en licence à la société Alain

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Delon Diffusion… Mais en revanche, le tribunaltolère la marque « Création Anthony Delon » sousréserve que ces trois mots apparaissent de façonvisible. Pour finir, le fils devra verser à son père lacoquette somme de 60 000 francs de dommages et intérêts…

Les affaires sont les affaires, mais tout de même,voilà un coup bien rude pour le jeune entrepreneur,contraint de mettre sous peu la clé sous la porte.

De son côté, Alain ne dissimule pas sa satisfac-tion. Par esprit de revanche ? Plutôt semble-t-il parle sentiment bien ancré d’avoir contraint son filsaîné à se tirer à temps d’une aventure commercialemal partie. Juste avant que la justice énonce sesconclusions, la star avait ainsi confié ses suspicions :« Je veux bien que mon fils soit candide, qu’il necomprenne pas qu’on a lancé le produit “AnthonyDelon” pour faire un coup, mais ses associés, eux,ne le sont pas. Ceux qui le manipulent sont trèsorganisés… Oui, je crains pour lui qu’il ne voiejamais la couleur, ou si peu, des affaires que l’onréalise sur son dos, en son nom et donc sur monnom… Mon but à travers ce procès, c’est de punirceux qui se servent de lui. »

Anthony jouet de gens influents, voire peu scru-puleux ? C’est parler fort, haut et sans preuve. Lefils de l’acteur dément le soupçon de crédulité à samanière. À son tour, il traîne son parent devant lestribunaux, et le fait condamner pour diffamation !Mais à cette date, en février 1985, rien ne tournevraiment plus rond pour le jeune homme et sesamis. Qu’on en juge plutôt…

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Un jour d’avril de la même année 1985, il est2 heures du matin lorsque Anthony est interpellépar des policiers de la brigade criminelle devant laporte de l’appartement privé de David Tordjman,avenue George-V, à Paris. Du blouson du jeuneDelon, ceux-ci ont tôt fait d’extirper un démonte-pneu, proba blement destiné à forcer la porte. Leregard noir, Anthony explique que, malgré l’heuretardive, il s’apprêtait à rendre l’outil à son ami etassocié, blessé par balles l’après-midi alors qu’il cir-culait à bord d’une Autobianchi faubourg Saint-Honoré. Trois coups de feu ont été tirés surTordjman par le passager d’une motocyclette, quia aussitôt pris la fuite. Une tentative d’exécutiondans les règles, d’où la victime, chanceuse, est sortiepresque indemne. Tordjman est atteint au thorax,à l’épaule droite et au coude, mais son état est rapi-dement jugé satisfaisant. L’associé d’Anthony n’ena pas dit davantage aux enquêteurs diligentés à sonchevet. Ces derniers croient déceler chez lui uneattitude familière. D’où leur conclusion : « Cetteaffaire rentre dans le schéma classique des “règle-ments de comptes” où, lorsque la victime enréchappe, elle se garde bien de fournir le moindreélément aux autorités policières ou judiciaires, pré-férant si possible régler ses affaires seule. »

Seule, c’est une façon de parler, car David Tordjman, célibataire de quarante et un ans, c’est

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en quelque sorte une famille. Une famille nombreusemême : neuf frères et sœurs tous nés à Colomb-Béchar, en Algérie, qu’ils quitteront au moment del’indépendance du pays. À Paris, le jeune hommedevient le gérant de L’Éclipse, une discothèque ins-tallée au cœur du centre commercial Beaugrenelle,rue Linois, dans le XVe arrondissement. Avec deuxde ses frères, David est coactionnaire de l’établisse-ment, rapidement devenu le lieu de rendez-vous denombreux truands. Parmi cette brochette de mau-vais garçons, Claude Gragnon, dit « Petit Claude »,et Claude Pieto, une pointure du grand banditismedont le nom surgira lors des enquêtes menées par lapolice après l’assassinat du juge Renaud à Lyon,comme après l’enlèvement de la jeune MélodieNakachian, la fille de la célèbre chanteuse Kimera,à Marbella, en Espagne…

On n’est pas responsable de ses clients et, detoute façon, dans le dossier Renaud comme dansle dossier Nakachian, Pieto ne sera pas formelle-ment mis en cause, simplement soupçonné d’avoirjoué un rôle.

Les bonnes affaires aidant, Tordjman se lancebientôt dans l’exploitation d’un second club, L’Apo-calypse, rue du Colisée, quartier général de beau-coup de noctambules. Officiellement, la société estgérée par les épouses de deux autres de ses frères.Autant de prête-noms, selon les enquêteurs, qui vontrepérer une configuration analogue dans d’autresétablissements : restaurants, débits de boissons et autres. Ce petit empire financier ne pouvait qu’attirer des convoitises. Faut-il rechercher dans sa

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fortune supposée les raisons de l’agression dont aété victime Tordjman ? L’enquête ne permettra pasde l’établir. Et pourtant, les policiers n’ont pasménagé leur peine, travaillant avec méthode etrigueur.

Quai des Orfèvres, les enquêteurs tentent d’additionner 2 et 2. Ils ont donc interpellé le filsdu comédien en possession d’un démonte-pneudevant la porte de l’appartement de Tordjman, etsaisi par ailleurs de nombreuses pièces comptableset des sommes importantes dans les bureaux de la société. De l’argent dont ils aimeraient bienconnaître la provenance. Parallèlement, les hommesde la police judiciaire (PJ) aimeraient en apprendredavantage sur le rôle d’un second associé – à hau-teur de 25 % des parts – de la société de prêt-à-porter AD. Une associée plutôt, puisqu’elle répondau nom de Clotilde K…

Si le patronyme de la jeune femme, née à Paris,n’est pas familier aux oreilles policières, celui de sonconcubin ne leur est en revanche pas étranger. Ils’agit d’Ahmed Djouhri, sans emploi officiel, maisfigurant dans les archives de la PJ pour des affairesremontant au début des années 1980, pour lesquellesil n’a jamais fait l’objet de poursuites judiciaires…

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Les vies compliquées de monsieur Alexandre

De parents originaires de Petite Kabylie, en Algé-rie, Ahmed Djouhri, ce nouveau venu dont la tra-jectoire vient de croiser celle d’Anthony Delon, estné en février 1959 à Saint-Denis, dans le « 93 ».Mais c’est à Sarcelles, Val-d’Oise, qu’il passera l’es-sentiel de son enfance et de son adolescence.

Depuis une dizaine d’années, une importante com-munauté de travailleurs immigrés s’est installée danscette commune d’Île-de-France où ont été édifiés lespremiers grands ensembles de l’Hexagone. Plusieursdizaines de milliers de logements – caractérisés par delongues barres horizontales – donnent parfois uneimpression d’enfermement à ses habitants, un mal-être d’ailleurs bientôt baptisé la « sarcellite », un néo-logisme inventé par un journaliste dans les années1960. Comme dans la plupart des banlieues de l’ag-glomération parisienne, les élus locaux sont confron-tés au quotidien à une petite délinquance d’unejeunesse souvent sans repères.

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Taille moyenne – un mètre soixante-treize –, che-veux châtain foncé mi-longs, Ahmed Djouhrin’échappe pas à la petite délinquance, courantedans ce type de cité, lorsque, adolescent, il est inter-pellé pour quelques « bricoles », comme me le pré-cise son avocat, Maurice Missistrano, un homme derobe dont j’ai pu apprécier le savoir-faire profes-sionnel en collectant certains éléments du présentouvrage. Il aura tôt fait de convaincre les juges depasser l’éponge. Entre le jeune Beur et le pénaliste,c’est le début d’une amitié qui perdurera durantde longues années. Me Mis sistrano a conservé unsouvenir précis de la première visite de l’adolescenten son cabinet parisien : « Il avait à peine dix-septans et j’ai été rapidement frappé par la vivacité deson intelligence. Au lieu d’évoquer son dossier, ilm’a d’emblée demandé comment se passait unenégociation. Quand on sait d’où il vient, j’ai trouvécela peu banal. Mieux : impressionnant. En tempsnormal, je passe quatre ou cinq minutes avec unmôme qui vient me voir. Nous échangeons quelquesmots aimables et c’est tout. Mais à partir du momentoù le môme vous pose des tas de questions sur lesarcanes d’une négociation, il y a quelque chose dedifférent qui se passe. Et il est évident qu’on va faireun effort supplémentaire pour ce gosse à l’intelli-gence peu commune. »

Son défenseur n’est d’ailleurs pas le seul à recon-naître une intelligence de premier ordre chezDjouhri. Les policiers parisiens ne sont pas loin de partager en privé cet avis. Mais ils évoquent aussiun tempérament autoritaire, voire colérique :

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« Il n’aime pas qu’on vienne le faire ch… » Leurscollègues du commissariat d’Argenteuil le compren-dront lorsque, en septembre 1981, ils voudront l’en-tendre comme témoin dans une affaire de braquage.

Les faits remontent à mai 1979. Ils concernentun vol à main armée commis dans une bijouteriede Sarcelles. L’une des connaissances de Djouhri,Bruno Pounewatchy, est soupçonnée d’en être l’au-teur. Originaire de République centrafricaine, Pou-newatchy est déjà connu de leurs services pour uneautre affaire de casse. Son train de vie et celui deses amis attirent leur attention : « Ces individus cir-culent à bord de véhicules de grosses cylindrées,Mercedes, BMW, Golf GTI, sans commune mesureavec leurs ressources. » Pour en avoir le cœur net,et en attendant d’interpeller Pounewatchy, diversesperquisitions sont dili gentées. Au domicile familialde Djouhri, les policiers mettent la main sur deuxrevolvers Smith et Wesson au numéro de sériemeulé, ainsi que sur des objets dont la présence ade quoi intriguer : masque, cagoule et deux paires demenottes. Entendu, Ahmed Djouhri affirme que toutce matériel ne lui appartient pas et déclare ne rienconnaître des activités de son ami Bruno. Rien nepermet en effet de l’impliquer dans une affaire àlaquelle il se déclare totalement étranger. Deux ansplus tard, Pounewatchy sera, lui, arrêté lors d’un fla-grant délit d’un nouveau vol à main armée, dansune bijouterie parisienne cette fois-ci.

Cette même année 1981, Ahmed Djouhri restetoujours officiellement sans emploi. Il est vrai qu’ila interrompu ses études en classe de première, pour

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mieux les reprendre plus tard et décrocher undiplôme de technicien supérieur en agronomie. Enattendant, titulaire d’un permis de conduire délivrétrois ans plus tôt par les autorités suisses, il exerce-rait selon ses dires des activités de VRP auprès d’unesociété chargée de démarcher entreprises et indus-triels en vue de l’achat de placards publicitaires dansla presse. Côté vie personnelle, voilà trois ans qu’ilest fiancé avec Clotilde K., domiciliée à Villiers-le-Bel. De deux ans sa cadette, la jeune femme est lamère de leur bambin de onze mois, Alexandre. Unprénom que le jeune banlieusard affectionne puis-qu’il va désormais se présenter auprès de ses rela-tions sous le pseudonyme d’« Alex », ou de« monsieur Alexandre » pour les plus déférents. Unchangement de prénom qu’il officialisera en 1987,au moment de sa naturalisation française.

Faute de ressources financières suffisantes, lecouple vit chacun de son côté, c’est-à-dire au domi-cile de leurs parents respectifs. Du moins jusqu’à l’été1983, lorsque Anthony Delon crée sa société épo-nyme, dont le siège est situé rue La Boétie, à un jetde pierre de taille des Champs-Élysées. Comme nousle savons, le fils de l’acteur possède la moitié desparts, l’autre étant partagée à cinquante-cinquanteentre David Tordjman et Clotilde K. Comment lajeune femme démunie de ressources a-t-elle pu réa-liser un tel investissement ? Peut-être par l’intermé-diaire de Tordjman, présenté comme l’ami, voire le« frère » d’Alex Djouhri. Mais le compagnon deClotilde, lui, n’apparaît pas officiellement dans lasociété, où il a pourtant des entrées. Ne dispose-t-il

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pas d’un véhicule de fonction, une Peugeot 205 ?En 1984, Tordjman, en tant que gérant de la sociétéAnthony Delon, lui paraphe en outre une attesta-tion de travail à son nom nécessaire au renouvelle-ment de sa carte de séjour. (Rappelons qu’il n’a pasencore à cette époque la nationalité française.)

Djouhri se voit propulser sous peu au poste de P-DG d’une autre entreprise aux activités bien différentes : Quatre A, située à Morangis, dans l’Essonne, qui œuvre dans la restauration pour col-lectivités. Parmi les administrateurs du groupe,Henri Azuelos, lequel fera bientôt l’objet de diversespoursuites judiciaires pour abus de biens sociaux,banqueroute et infraction à la législation sur lessociétés. Le même Azuelos qui fut également l’ad-ministrateur de la compagnie de charters Trans-Union, dont l’actionnaire principal au milieu desannées 1970, on s’en souvient, n’était autre qu’AlainDelon. Coïncidence amusante certes, mais sansconséquence particulière.

Au sein de Quatre A, monsieur Alexandremontre des qualités rares d’homme d’affaires,comme me l’a confirmé Maurice Missistrano :« Très vite, il a voulu échapper au monde de ladélinquance qui l’entourait, ne plus avoir affaire àla justice. C’est comme ça qu’il est entré dans lemonde des affaires, où il montra rapidement uneintelligence et une imagination diaboliques. Il a tou-jours su attaquer un problème par le côté auquelles autres ne pensaient pas. Et il voyait immédia-tement comment il fallait mettre en contact Pierreet Paul pour que les affaires se réalisent, en prenant

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bien sûr sa part au passage. C’est un réaliste. Unsurdoué. Mais c’est aussi un travailleur acharné. Jeme souviens d’une longue soirée que nous avonspassée ensemble. Il était capable de téléphoner à2 ou 4 heures du matin pour appeler le mondeentier. Tout en étant dispo à 7 heures. Il faut unesacrée capacité physique pour faire ça. Et je peuxvous assurer qu’à tout moment, il avait la tête quitournait impec cablement. Ce ne sera pas la seuleoccasion où je le verrai tenir le coup ainsi. Il feracomme ça toute sa vie. »

Une vie dont la philosophie se résume en peude mots, m’explique encore ce spécialiste du « ban-ditisme traditionnel », comme il se définit lui-même : « Si, au départ, il considérait que sesorigines pouvaient être un handicap, il a viteévolué sur ce thème. Pour lui, les chances sont lesmêmes pour tout le monde, partant du principeque, si vous faites l’affaire, on va forcément venirvous chercher un jour ou l’autre. Bref, que tout estune affaire de volonté et de compétence. Que voussoyez un économiste ou un perceur de coffre-fort,il faut toujours de la compétence partout. Consé-quemment, les gens qui en sont dépourvus ne sontpas fondés à venir dire que ça ne marche pas. C’esttoujours dans ce même état d’esprit qu’Alex n’aurajamais l’imprudence de s’aventurer sur un terrainqu’il ne maîtrise pas. Lorsqu’il ne connaît pas, ilne connaît pas. »

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À ce moment-là, Alexandre Djouhri partage sontemps entre de multiples activités commerciales.Parmi elles : Macorium, située à Paris et gérée aunom d’Anthony Delon par David Tordjman et deuxde ses frères. Le Franco-Algérien y remplit les fonc-tions officieuses de « conseiller technique ». Commela SA de Delon, Macorium est spécialisée dans lesvêtements. Notamment les blousons de cuir, tou-jours commercialisés sous le sigle AD qui fera tantrugir Delon père avec les conséquences judiciairesque l’on sait.

Les malheurs d’Anthony Delon ne sont pas ter -minés car, le 1er juillet 1986, plusieurs explosionsse produisent nuitamment dans les locaux deMacorium. L’incendie qu’elles provoquent auraraison des stocks entiers de vêtements qui y étaiententreposés. Accident ou acte criminel ? L’enquêtepolicière ne parviendra pas à le déterminer. Lesinistre va déboucher sur des indemnités verséespar les compagnies d’assurances à Anthony Delonet à ses associés.

Un groupe d’entrepreneurs malchanceux, pour-suivis par un mauvais destin où les rivalités com-merciales le disputent aux agressions criminelles. Parexemple, celle commise en avril 1985 contre DavidTordjman, précédée de quinze jours par une autredont Alexandre Djouhri va être la victime. Commeson ami, un tueur armé d’un pistolet automatiqueéquipé d’un silencieux l’a en effet pris pour cible.Heureusement pour Djouhri, l’arme s’est enrayée,lui permettant ainsi d’échapper à un sort funeste.

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Mais pas le tireur, David Taieb, qui se retrouve àson tour dans la ligne de mire de plusieurs « col-lègues ». Et cette fois-ci, les balles ne manquerontpas l’expert de la gâchette à proximité de son domi-cile du Val-d’Oise. Ses meurtriers, eux, vont réus-sir à s’enfuir.

Dans un premier temps, les enquêteurs travaillentsur l’hypothèse d’un enlèvement qui aurait maltourné. Plusieurs indices les confortent dans cettethèse : avant d’être criblé de balles – huit au total –,Taieb a été aspergé de gaz lacrymogène, et on aretrouvé sur place une paire de menottes, de lacorde, une cagoule et des couvertures. Selon les poli-ciers, l’arrivée imprévue de témoins et la résistanceopposée par Taieb auraient alors contraint les kid-nappeurs à modifier leur plan et à tuer leur victime.

Qui était donc David Taieb ? Né au milieu desannées 1950, voilà belle lurette que ce ressortissantà la double nationalité – israélienne et tunisienne –était connu des services de police. Ces derniersn’ignoraient même rien – et pour cause, comme onle verra – de ses fréquentations du milieu parisienet de ses rapports privilégiés, dans un passé récent,avec Gilbert Zemour.

Quelques jours après sa mort, les enquêteurs duSRPJ de Versailles en sont là, lorsqu’ils reçoivent lavisite de l’un de leurs informateurs préférant garderl’anonymat. En d’autres termes, des détails, maispas de procès-verbal. On comprend le souci de dis-crétion du mystérieux personnage à la lecture desconfidences qu’il livre aux forces de l’ordre. Des faitsconcernant moins la disparition brutale de Taieb

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que la tentative d’assassinat dont a été victime, l’année précédente, Alexandre Djouhri. Selon lui,Taieb remplissait alors un « contrat » rémunéré800 000 francs et les commanditaires auraient obli-geamment tenu à lui préciser les motifs : il s’agis-sait, paraît-il, d’éliminer un commerçant à lademande… d’Alain Delon. Rien de moins.

De quoi laisser perplexe. Même s’ils savent quela star n’a jamais fait mystère de certaines de ses fré-quentations à risques, les enquêteurs n’ignorent pasnon plus que de nombreux voyous ont tenté, dansle passé, de la compromettre dans des combines.Est-ce encore le cas ? Décidément très coopératif,l’indic confirme d’ailleurs l’entourloupe. Delon n’arien à voir dans cette tentative d’assassinat. Son noma seulement été avancé pour mieux convaincreTaieb d’accepter sa mission criminelle. Une manièrebiscornue de rappeler qu’on ne prête qu’aux richeset que le nom d’un acteur familier des rôles detruand peut toujours servir à impressionner lestueurs un peu naïfs.

Mais de quoi s’agissait-il, alors ? D’une simpleaffaire de racket, semble-t-il, d’une tentative demainmise sur le marché du vêtement.

L’informateur dit-il vrai ? Les enquêteurs en ontle vague sentiment dès lors que son récit se voitconforté par l’audition de la concubine de Taieb.Entre collègues, ils demandent l’avis du commissaireCharles Pellegrini, qui surveillait Taieb depuis unedizaine d’années dans le cadre de ses fonctions ausein de l’OCRB. Le divisionnaire leur raconte com-ment l’homme à l’arme enrayée lui a été présenté

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par l’un de ses collègues policiers. Et d’expliquer :« Sans être véritablement un informateur, car il s’esttoujours refusé à me donner un nom, il me rensei-gnait sur ce qui se passait dans le milieu, notam-ment sur les différentes équipes, leur importance,leurs conflits. Au cours de nos différentes conversa-tions, il a été amené à me parler de plusieurs per-sonnages : Gragnon, dit “Petit Claude”, RolandAttali, et Roland Choukroun dit Lenoir. Des indi-vidus fichés au grand banditisme, alliés à uneépoque aux Zemour. Après la mort de GilbertZemour, Taieb avait jugé sévèrement l’attitude deces trois personnages vis-à-vis de la veuve, et s’étaitinstitué le défenseur de celle-ci. Je dois vous direqu’il connaissait fort bien Gilbert. Par un accordtacite entre nous et pour éviter toute situation déli-cate, Taieb ne me parlait jamais de ses activités peuavouables. »

Leur dernière rencontre remonte justement auxjours précédant la brutale disparition de l’informa-teur, explique encore le divisionnaire, qui s’estretrouvé devant un homme particulièrementinquiet : « Taieb avait eu un différend d’importance,dont il n’a jamais voulu me préciser la nature, avecun individu nommé Ahmed Djouhri que, par lasuite, dans la conversation, il a toujours appelé“l’Arabe”. Selon lui, Djouhri, qui ne le connaissaitpas, avait tenté à plusieurs reprises de se renseignersur lui dans le milieu du Faubourg-Montmartre,qu’il fréquentait assidûment. Je lui avais répliquéque je ne voyais pas comment il pourrait être iden-tifié, mais il m’a dit qu’il “sentait” la présence de

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l’autre sur lui et qu’il s’était renseigné à son sujet. Ilavait appris qu’il fréquentait des Antillais et des mal-faiteurs connus dans un bar du XVe, Le Grenelle,dont le nouveau nom est L’Éclipse. Il se croyaitcependant en sécurité, pensant que personne d’hos-tile ne connaissait son domicile du Pecq. Il m’avaitprécisé que ses problèmes avec Djouhri dataient dequatre ou cinq mois environ. »

À la lumière de ces différentes dépositions, diffi-cile pour les enquêteurs de se faire une religion défi-nitive. Les contours de la personnalité de Taieb leslaissent perplexes. Ce que me confirme Charles Pel-legrini, aujourd’hui reconverti comme manager enmatière de sécurité auprès d’industriels français etétrangers : « Taieb avait plein d’histoires, et cellequ’il m’avait contée en était une parmi d’autres.Pour être franc, je ne le croyais qu’à moitié. C’étaitun bon informateur, mais il racontait aussi descraques. Rien d’anormal à cet état de choses. Tousles informateurs se font valoir. Ils embellissent leschoses. Et, pour obtenir une contrepartie, ils sontprêts à vous raconter n’importe quoi. Par ailleurs,le nom de Djouhri n’évoquait rien pour moi. Pro-fessionnellement, je n’ai jamais eu affaire à lui. »

Ses collègues de la brigade criminelle, alors char-gés du dossier Taieb, espèrent-ils en apprendredavantage avec l’audition de « l’Arabe » ? Ils veu-lent y croire lorsque l’information leur parvient :Alexandre Djouhri vient d’être à son tour l’objetd’une nouvelle tentative d’homicide !

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Ce vendredi 4 avril 1986, il est environ 20 h 30lorsque des coups de feu retentissent place du Colo-nel-Fabien, à Paris, pas loin de l’immeuble de verredu parti communiste. Des tirs sont échangés entredeux occupants d’une Golf GTI et deux individuscirculant à moto, qui ne s’attardent pas sur les lieux.Les policiers ont tôt fait de retrouver de précieuxindices : neuf douilles de neuf millimètres et, sur-tout, une douille de 11.43, calibre exact de la balleextraite dix minutes plus tard par un médecin del’hôpital Saint-Louis, voisin de la place du Colonel-Fabien, dans le dos d’un patient : AlexandreDjouhri.

Dépêchés sur place, les hommes de la brigadecriminelle devront patienter deux jours avant depouvoir auditionner une victime plutôt mal en point.En attendant, ils mettent la main sur les papiers dela Golf GTI que Djouhri conduisait au moment où il a été agressé. Les documents sont au nom deGeorges Tordjman, l’un des frères de l’associé d’Anthony Delon. Entendu par deux fonctionnaires,Tordjman admet avoir prêté son véhicule auFranco-Algérien, mais nie s’être trouvé en sa com-pagnie ce soir-là. D’ailleurs, il possède un solidealibi. Difficile en revanche pour lui d’apporter desexplications claires sur l’origine et la destinationexactes de plusieurs documents bientôt retrouvésau domicile d’une prostituée chez laquelle il s’étaitréfugié. Entre autres, un plan dessiné de la main

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d’Anthony Delon : celui de l’une des propriétés deson père. Y sont soulignés les accès ainsi que l’em-placement de la maison des gardiens. À croire queTordjman ou quelques-uns de ses amis avaient l’in-tention de jouer les invités-surprise. Dans quel but ?Les enquêteurs, confrontés au mutisme des suspects,en sont pour leurs frais. Reste à recueillir le témoi-gnage d’Alexandre Djouhri.

Ce 6 avril, il est 15 h 35 lorsque l’inspecteur divi-sionnaire Bernard Laithier, accompagné par l’un deses collègues de la brigade criminelle, pousse la portede la salle de réveil de l’hôpital Saint-Louis.Alexandre Djouhri les attend, conscient qu’il lui estdifficile d’échapper à la curiosité policière. Des ques-tions, prévient-il d’ailleurs, mais pas trop vu son étatde grande fatigue qui nécessite la présence à sescôtés d’un médecin. De fait, l’audition ne dépasserapas le quart d’heure. Moins peut-être à cause de lafatigue du patient, bien réelle, que par sa volontéaffichée de garder le silence. Après avoir décliné sonidentité, le blessé expédie en deux phrases les évé-nements qui ont précédé l’attaque dont il a été l’ob-jet : « Je venais de quitter l’atelier de confection oùje travaille, rue Bichat, lorsque j’ai été agressé par-derrière. Ensuite, je ne me souviens plus. » Plutôtmaigre comme précision, estiment les fonctionnairesde police. Eux n’ont pas l’intention d’en rester là.D’où ces échanges assez vifs avec Djouhri :

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— Étiez-vous motorisé lorsque vous avez quittél’atelier ?

— Vous savez très bien que nous étions en voi-ture. Pourquoi me posez-vous cette question idiote ?Laissez-moi tranquille.

— Vous venez de dire : “Nous étions en voi-ture.” Qui vous accompagnait ?

— Je ne veux pas vous répondre. Je parlerai chezle juge en présence de mon avocat1. Je n’ai riend’autre à déclarer.

— Étiez-vous armé et avez-vous riposté ?— …Pas moyen d’en apprendre davantage, comme

les officiers de la PJ le soulignent en conclusion deleur procès-verbal : « Mentionnons qu’à ce stade de l’audition M. Djouhri adopte une attitude faitede silence. Invité à signer ses déclarations, il mani-feste d’un signe de la tête son refus. »

Espèrent-ils une meilleure coopérion de sa partlorsqu’ils renouvellent leur visite deux jours plustard ? Pas vraiment puisque leur « client » vient dese constituer partie civile, se mettant ainsi, seloneux, « à l’abri de la phase policière de l’enquête ».Mais quand on vient d’écoper d’une balle de 11.43dans le dos, cela n’a rien d’anormal de recourir àl’assistance d’un avocat, et par là même d’êtreinformé de la progression de l’instruction de sonaffaire. Par ailleurs, rien ne permet aux fonction-naires d’affirmer que Djouhri connaissait son agres-seur et les raisons de son geste criminel. On sait en

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1. Me Missistrano.

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outre que, dans le cadre d’un « contrat » – si contratil y a eu –, un tueur à gages n’a aucun lien directavec ses victimes, ne serait-ce que pour éviter qu’onremonte jusqu’à ses commanditaires. Rien nepermet donc de douter de la bonne foi de Djouhrilorsqu’il déclare aux policiers n’avoir « jamais faitl’objet de menaces » et n’avoir conservé aucun sou-venir précis de son agression – ou de l’« attentat »,terme que préfère Me Missistrano – survenue placedu Colonel-Fabien. Selon un autre de ses conseillers,Me Pierre Cornut-Gentille, Ahmed Djouhri n’ajamais, dans cette affaire ni dans aucune de cellesévoquées par le SRPJ de Versailles, été convoquépar un juge, ne serait-ce que comme témoin.

Les enquêteurs de la brigade criminelle n’éluci-deront pas davantage les circonstances du meurtrede David Taieb. Ce n’est pourtant pas faute d’avoirtravaillé d’arrache-pied durant de longues années,multipliant notamment les écoutes téléphoniques,les filatures, les auditions de la fine fleur de la pègre parisienne. Celles de leurs victimes aussi.À commencer par Alexandre Djouhri lui-même, ànouveau entendu en février 1990, soit quatre ansaprès la disparition brutale de Taieb, par cinq ins-pecteurs du SRPJ de Versailles. Le Franco-Algérienne s’attendait pas à cette nouvelle convocation pour« ce fait divers » qui ne le concerne « nullement »,comme il le répète à six reprises, et au sujet duquelil n’a rien de nouveau à déclarer.

Ou très peu, du moins. Aux questions rituellessur son parcours professionnel, l’ancien P-DG deQuatre A précise qu’il est devenu, depuis deux ans,

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l’administrateur puis le patron de l’Agence de presseeuroarabe et euroafricaine, dont le siège est alorssitué sur les Champs-Élysées. Comme l’indiqueson enseigne, l’Apea diffuse des informations àcaractère économique et politique auprès de jour-naux abonnés et d’organismes institutionnels. Auxcôtés de Djouhri, d’autres dirigeants et adminis-trateurs. Deux d’entre eux retiennent particuliè-rement l’attention. Le premier est Pierre Mutin,spécialiste des pays arabes, un temps attaché auservice du ministre Edgard Pisani, avant de deve-nir conseiller à l’Élysée de François Mitterrand.Le second est Amadou M’Bow, ancien ministresénégalais et ex-directeur général de l’Unesco.Deux personnalités qui ne seront pas étrangères àla fulgurante ascension sociale de monsieurAlexandre dont l’ambition ne s’arrêtera pas là.Puisqu’elle le conduira bientôt sous les ors despalais de la République…

Vingt ans après, en 2009, Alexandre Djouhricontinue à cultiver le mystère et le secret. Ne pri-sant guère les journalistes ni les biographes tropcurieux. À commencer par l’auteur de ces lignes qui,soucieux de précison et d’équité, le sollicitera à plu-sieurs reprises, en vain, par courrier et sur sa boîtevocale personnelle. Et à qui il signifiera, au final parla voix de Me Missistrano, une courtoise mais défi-nitive fin de non-recevoir. Dont acte.

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Un paradoxe chez cet ancien patron de pressequi ne s’est guère privé d’entretenir durant de longuesannées d’étroites relations avec quelques grands nomsdes médias hexagonaux. Pour n’évoquer qu’eux,Denis Tillinac, journaliste-écrivain connu pour sesliens privilégiés avec le président de la RépubliqueJacques Chirac… Ou encore ce présentateur d’uneémission culturelle diffusée sur France Télévisions,ou cet ancien responsable d’un magazine d’infor-mation de TF1. Ou encore Jacques-Marie Bourget,ancien grand reporter de Paris Match qui accepte,lui, bien volontiers de préciser la nature et la qua-lité de ses relations avec « Alex », comme il dit.

À en croire cet ancien baroudeur – pendant unevingtaine d’années, il a couvert toutes les guerres dumonde avant de recevoir une balle au poumon, tiréepar l’armée israélienne –, c’est d’abord par curio-sité qu’il a tenu à rencontrer Djouhri au milieu desannées 2000 : « On m’en parlait comme d’unmonstre qui bouffait des enfants. Et puis il m’a reçuau Bristol et nous avons longuement discuté en des-cendant un de ces bordeaux millésimés dont il raf-fole. Confiance aidant, nous nous reverrons unedizaine de fois. Comme il a le tutoiement facile,nous nous sommes assez rapidement appelés par nosprénoms. Au final, Alex m’est apparu comme untype sympa qui ne se la joue pas. Son style de vieest au diapason : pas de yacht ancré à Saint-Tropezet pas de virées nocturnes dans les boîtes de nuitbranchées, ce qui dérange pas mal de monde. Lorsde nos rencontres, il évoquait ses activités sans plusde précisions, ou me parlait de ses amitiés avec

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Gourdault-Montagne et Dominique de Villepin. Ouencore de ses inimitiés, proches de la haine, qu’ildéveloppait contre Anne Méaux, la grande prêtressede la communication des patrons du Cac 40, et aussid’autres diatribes à l’encontre de certains grandscadres de Veolia, groupe auquel il attachait unegrande importance. En même temps, il a rapide-ment compris que je n’étais pas là pour le “traire”ou pour lui enfoncer encore un peu plus la tête sousl’eau comme certains de mes chers confrères qui ontaccepté de se laisser manipuler par ses puissantsadversaires. Chaque fois qu’on lui a mis un truc surle dos, c’était bidon ou habillé. En réalité, je pensequ’on lui en a beaucoup voulu parce qu’il est d’ori-gine algérienne et qu’il ne s’appelle pas Dupont deNemours ! Cela étant, je sais aussi qu’il rencontreparfois d’autres journalistes, mais bizarrement laplupart d’entre eux ne s’en vantent pas. »

Hervé Gattegno, ancien reporter du Monde, fait-il partie du lot ? Le site d’information Bakchich y feraun jour allusion, affirmant qu’Alexandre Djouhril’aurait – conditionnel – présenté à l’une de ses rela-tions d’affaires, le pétrolier André Tarallo. Sollicitédans le cadre de cet ouvrage, Gattegno, devenuaujourd’hui collaborateur du Point, n’a souhaité nidémentir ni confirmer l’information. Une positionde principe qu’il a explicitée à travers un échangede courriels : « Pour ce qui est des relations d’ordreprivé que j’entretiendrais avec tel ou tel, la réponseest simple : par définition, elles ne regardent per-sonne et ne sauraient, par conséquent, constituer unsujet d’enquête légitime. »

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Point de vue respectable, mais pour le moins sur-prenant de la part d’un investigateur aussi che-vronné que Gattegno. Alexandre Djouhri neserait-il pour lui qu’une simple relation privée qui,à ce titre, ne justifierait pas la curiosité deconfrères, « aussi honorables soient-ils » ? Peut-être les activités professionnelles de monsieurAlexandre constituent-elles un « sujet tabou »,comme me le suggère un professionnel du rensei-gnement ? La question mérite d’être posée à lalumière du témoignage d’une autre grande plumeparisienne qui, elle aussi, a eu l’occasion d’être pré-sentée au mystérieux personnage.

La rencontre se déroule lors d’une réception diplo-matique organisée au début des années 1990 au Quaid’Orsay, alors dirigé par Alain Juppé et dont le chefde cabinet est Dominique de Villepin. « On me l’aprésenté comme un jeune homme venant de ban-lieue et qui avait réussi dans les affaires, se souvientmon interlocuteur, préférant ne pas être cité. Le per-sonnage ne manquait pas d’allure. Souriant, détendu,élégant, il semblait très à l’écoute, mais pas du toutloquace, comme tous ces gens qui ne parlent pas auxjournalistes. » Du moins en ce qui concerne moninterlocuteur qui, malgré plusieurs relances, n’auraplus l’occasion de revoir le Franco-Algérien. Mais lemême en a en revanche beaucoup entendu parlerpar la suite dans des affaires aux enjeux économiquesimportants : contrats d’armements, notamment avecl’Arabie saoudite, ou à travers de juteuses ventesd’Airbus à la Chine où, toujours selon lui, Djouhriaurait fait preuve de « réelles compétences ».

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Tout est allé très vite pour l’ancien banlieusarddepuis la liquidation en 1993 de son agence depresse, qu’il quitte avec d’autant moins de regretsqu’elle lui a permis de soigner des fréquentations etde constituer un carnet d’adresses fort utile pour sesnouvelles activités de businessman. En Afrique notam-ment, son nouveau terrain de chasse. Un « village »franco-africain dont les grands patrons s’appellentau cours de ces années 1990 : Vincent Bolloré, l’in-dustriel, Martin Bouygues, tête du premier groupemondial du BTP, et André Tarallo, le patron d’Elfsur le continent noir.

D’origine corse, Tarallo est alors considérécomme le « monsieur Afrique » du groupe pétro-lier. Homme de terrain et d’influence, il connaît per-sonnellement tous les chefs d’État locaux, duGabonais Omar Bongo au Congolais Pascal Lis-souba. Il est proche des réseaux politiques, et cer-tains murmurent qu’il serait l’un des principauxbailleurs des fonds secrets destinés aux « bonnes rela-tions » d’Elf avec les décideurs. Rumeurs qui vontse transformer après enquête approfondie en déci-sion de justice avec sa condamnation à sept ans deprison dans le cadre de l’affaire Elf.

À quel moment et dans quelles circonstancesAlexandre Djouhri, qui ne fut jamais mêlé de prèsou de loin à cette saga politico-pétrolière, a-t-il faitla connaissance de Tarallo ? Plusieurs médias évo-quent le rôle de Pierre-Yves Gilleron, un ancien

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commissaire de la DST alors conseiller à la sécuritéde Pascal Lissouba, aujourd’hui dirigeant d’uneentreprise de sécurité. Je l’ai sollicité. Il n’a niinfirmé, ni confirmé la rumeur : « Je viens d’unemaison où on n’a pas l’habitude de s’exprimer. C’estune ligne de conduite que je me suis appliquée etqui me correspond très bien. »

Selon la Lettre du continent, organe confidentielbimensuel très bien informé du journaliste AntoineGlaser, c’est à ce moment-là que Djouhri auraitgrossi les rangs de ces intermédiaires dont lesréseaux recouvrent tout à la fois le business, le poli-tique, le stratégique et le renseignement. Bourgets’est souvenu d’une de ses confidences. « Un jour,il m’a parlé d’André Tarallo, qu’il connaissait, puisil m’a confirmé qu’il avait fait des affaires enAfrique. Mais en précisant bien qu’il s’agissait d’af-faires clean. Il m’a dit : “Si mes affaires n’avaient pasété clean, j’aurais forcément eu des problèmes avecla justice, ce qui ne fut jamais le cas.” »

Djouhri est-il alors proche des services de ren-seignement français en Afrique ? C’est ainsi en toutcas qu’il se serait présenté en février 1995 auprès deDidier Schuller, l’ancien conseiller régional d’Île-de-France impliqué dans plusieurs affaires politico-financières, dont l’« affaire Maréchal », du nom dubeau-père du juge Halphen, magistrat instructeurdans plusieurs dossiers liés au financement occultedu RPR. Schuller a essayé, en vain, de soudoyer lemagistrat moyennant 1 million de francs. Guèreenclin à répondre aux questions de la police, iltrouve refuge à Genève. Il espère y récupérer une

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partie de sa fortune, gérée par un homme d’affairessuisse, Jacques Heyer. Mais il joue décidément demalchance : son gestionnaire a joué en Bourse etplumé ses clients, Schuller compris. Seule issue pourl’ancien énarque, ses amis politiques. Enfin, ceuxqui restent.

C’est dans ce contexte qu’il reçoit dans la cité deCalvin la visite de deux singuliers émissaires. Le pre-mier est l’avocat Francis Spizner, conseil en 1994 deBernadette Chirac, puis celui des affaires politico-financières qui secouent alors la Chiraquie. Le secondne serait autre qu’Alexandre Djouhri. La rencontrese déroule autour d’une table du restaurant chinoisde l’hôtel Président. La conversation, elle, se résu-merait à une pressante invitation pour l’homme desHauts-de-Seine à trouver un autre refuge, le plus loinpossible de l’Europe. L’affaire Schuller-Maréchal,doit-il comprendre, fait tache dans la campagne pré-sidentielle, qui bat alors son plein. C’est ce qu’onestime en tout cas dans l’entourage de Dominique deVillepin, alors Premier ministre de Jacques Chirac,dont il est aussi le stratège de campagne. L’invitationvalait-elle ordre ? Schuller la comprend ainsi qui,guère pressé de fournir des explications à la justicede son pays, s’embarque dans les heures suivantespour les Bahamas…

La présence de Djouhri à Genève n’est pas une simple coïncidence. Voilà quelques mois que

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monsieur Alexandre y occupe le poste de directeurde Direct Investment Management (Dim SA),société spécialisée dans le commerce et le courtagede produits manufacturés, notamment pétroliers. Lenouveau patron de Dim SA traite essentiellementavec les pays arabes, Libye notamment. C’est pourlui, le début d’une fortune qui lui permettra bien-tôt de louer une suite à l’année au luxueux hôtelCrillon, place de la Concorde, avant de prendre seshabitudes dans d’autres palaces de la capitale : leRitz, le George-V ou le Bristol, déjà évoqué. Offi-ciellement, l’homme ne possède qu’une adresse pos-tale dans l’un des quartiers huppés de Genève.

Le courtage, c’est bien connu, ne prospère qu’àcondition d’élaborer une stratégie de diversification.Celle de la distribution d’eau en l’occurrence. L’idéeaurait été suggérée à Djouhri par Pierre Mutin,ancien administrateur de l’Apea, devenu en 1998P-DG d’Adremis, société spécialisée dans le déve-loppement de la maîtrise de l’eau urbaine. C’est àGenève, où il a installé sa société, que Mutin auraitprésenté le Franco-Algérien à l’un de ses meilleursamis, Bernard Forterre, l’un des hommes forts de laCompagnie générale des eaux (CGE), alors dirigéepar Guy Dejouany. Entre les deux hommes, l’accordsemble parfait. Du moins jusqu’à l’arrivée de Jean-Marie Messier, lequel décide sans attendre de sepasser des services du « baron » d’une CGE croulant

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alors sous les dettes. Pour le remplacer, Messier porteson choix sur un autre cadre expérimenté : HenriProglio. Il remanie la deuxième entreprise privéefrançaise, empire de plusieurs centaines de sociétés,rebaptisée Vivendi.

Proglio, inconnu du grand public, souhaite lerester. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir ses entréesà l’Élysée. Il fait partie des visiteurs du soir du pre-mier septennat de Jacques Chirac. Puis du secondlorsque celui-ci sera réélu, en 2002.

Fils d’immigré, né en 1950 dans les Alpes-Maritimes, Proglio a suivi un parcours hors norme :ancien élève d’HEC, ancien sympathisant duGRECE et de son maître-à-penser Alain de Benoist,proche de l’extrême droite, ancien des services derenseignement de la marine pendant son servicenational. En 1994, il dirige la CGEA (Compagniegénérale d’entreprises automobiles), filiale de laCompagnie générale des eaux spécialisée dans lesdéchets et les transports.

C’était une époque, aujourd’hui révolue, où toutétait bon pour décrocher des contrats. Selon le jour-naliste Olivier Toscer, « c’était avant que la “mora-lisation” des affaires soit devenue un thème dedébat. On offre des voitures aux épouses des élus,des voyages à l’autre bout du monde à leur famille,parfois même les valises de billets voyagent toutesseules. On embauche les secrétaires des ministresbattus aux élections ». Ou des militants actifs de laChiraquie, comme Louise-Yvonne Casetta, pré -sentée comme l’une des grandes argentières de l’ex-RPR, et qui se retrouvera bientôt dans le

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collimateur de la justice. Avant d’être recrutée à la Comatec, le pôle propreté du groupe. Du côté duchâteau, on se félicite d’un ami si aimable.

À la fin des années 1990, lorsque arrive juste-ment le temps de la « moralisation », la CGE-Vivendi se trouve sous le feu de neuf magistrats.Ils souhaitent en savoir davantage sur certaines deses pratiques allant de l’intimidation aux surfactu-rations. Entendu, Proglio, à qui l’on devra d’avoirtourné la page de l’ère Messier, ressort blanchi del’enquête.

Pour en revenir à lui, Alexandre Djouhri a faitla connaissance du nouveau P-DG de la CGE,rebaptisée Veolia Environnement en 2003. À encroire Olivier Drouin, le rédacteur en chef du men-suel économique Capital qui le confie au journalisteet essayiste Yvan Stefanovitch, Djouhri détiendraità cette époque 8 % du capital de l’entreprise, soitenviron 800 millions d’euros. Selon une autre sourceproche d’Henri Proglio, que j’ai rencontrée, maisqui préfère garder l’anonymat, le Franco-Algérienn’en posséderait en réalité que de 1 à 2 %. Ce quireprésente certes un joli capital. Vrai, faux ? Diffi-cile d’en savoir davantage.

Tout aussi amicales, les relations que Djouhrientretient depuis de nombreuses années avec AlainMarsaud, ancien juge antiterroriste reconverti en 1997 comme monsieur Sécurité et Intelligence

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économique de Vivendi Universal, la maison mèrede Vivendi, dont il restera salarié jusqu’en 2002. Lesdeux hommes se seraient rencontrés au milieu desannées 1980, peu après la nomination du magistratà la tête de la section antiterroriste au parquet deParis. Au moment où Djouhri se serait par ailleurstransformé en cheville du rapprochement entre ser-vices de sécurité algériens et français. En particu-lier grâce à son efficacité dans les dossiers sensiblesdes activistes algériens installés en France et du ter-rorisme. La rumeur circule, mais selon une sourceprofessionnellement familière des services spéciauxalgériens, elle fait bondir les dirigeants de la Sécu-rité militaire algérienne – la SM – qui ne prisentguère le personnage Djouhri. C’est, croit-on,encore, et au nom de prétendus services qu’il auraitrendus à la France, que le ministre de l’Intérieurde l’époque, Charles Pasqua, aurait appuyé sademande de naturalisation qui – chose certaine –aboutit en 1987.

Une quinzaine d’années plus tard, Djouhri seretrouve émissaire privilégié dans de nombreuxcontrats liés à l’aéronautique et à l’armement fran-çais. Au début des années 2000, son nom apparaîtdans de nombreuses tractations en Algérie, Libye,Chine, Arabie saoudite. Rien étonnant à cela, commeme l’explique ce spécialiste de la défense préférantgarder l’anonymat : « Pour les ventes d’armes, c’esttoujours le sommet de l’État qui s’en occupe via laCIEEMG (Commission interministérielle pourl’étude des exportations de matériels de guerre).Mais c’est un domaine très complexe où ce genre

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d’organismes n’a pas toujours toutes les bonnescartes en main. Ne sachant pas toujours à quelleporte il faut aller frapper. Dès lors que le systèmene fonctionne pas, tous ceux qui, comme Djouhri,peuvent le faire fonctionner sont les bienvenus.Sous-entendu, ils ont l’aval de l’Élysée pour négo-cier au bénéfice de la France… »

À plusieurs reprises, Djouhri se vantera d’être unproche de Maurice Gourdault-Montagne, leconseiller diplomatique de Jacques Chirac. Affir-mation confirmée par Jacques-Marie Bourget, quiprécise que les deux hommes se tutoyaient et queleur rencontre remontait à plusieurs années.

Selon d’autres sources, monsieur Alexandre etGourdault-Montagne auraient fait connaissance audébut des années 1990. À l’époque, le diplomateoccupait le poste de directeur adjoint au cabinetd’Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères.Juppé dont il deviendra le directeur de cabinet dèsson passage à Matignon. En 2002, et après quatreannées passées au Japon comme ambassadeur deFrance, il est cette fois-ci réclamé par Jacques Chirac.À lui d’organiser divers déplacements officiels du chefde l’État. En 2004 en Iran et en Arabie saoudite parexemple, et là, Djouhri compte parmi les invités. Plu-sieurs P-DG français d’envergure font égalementpartie de ces périples au cours desquels il sera beau-coup question de radars et de missiles. Rien d’éton-nant à la présence de monsieur Alexandre puisque,selon son propre avocat, Djouhri apparaît alorscomme le dirigeant d’un « groupe de sociétés qui anotamment pour objet de participer, en association

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avec des groupes industriels français de premierplan, à des investissements importants dans des paysétrangers ». À ce titre, « il est amené à intervenirdans les négociations de contrats ou de marchésreprésentant des enjeux économiques et financiersconsidérables ».

Tel sera le cas l’année suivante avec la vente réus-sie d’une vingtaine d’Airbus à la Libye, puis celle de150 exemplaires à la Chine. Auprès de Pékin, leFranco-Algérien serait d’ailleurs intervenu non pasdans les ventes des appareils européens, mais dansle choix d’une des deux villes chinoises candidatesà l’installation d’une usine d’assemblage. Un enjeuvital pour le groupe EADS, déterminé à comblerson retard sur son concurrent Boeing dans l’un desmarchés les plus dynamiques de la planète.« Djouhri a défendu les intérêts de l’une de ces deuxvilles auprès d’Airbus, et c’est elle qui a remporté lemorceau », m’explique ce haut fonctionnaire, qui asupervisé un temps le dossier. Le même dissimulantà peine son admiration pour l’habile et convaincantintermédiaire. Il n’est pas le seul. Dans les heuresqui suivent la signature de l’énorme contrat – lechoix d’Airbus s’étant finalement porté sur la villede Tianjin, au nord de Pékin –, le champagne couleà flots au siège toulousain de l’avionneur. De quoiréjouir de la même façon le locataire de l’Élysée etson conseiller diplomatique qui, dit-on, ne jure plusque par monsieur Alexandre.

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Seule ombre au tableau, la curiosité dontDjouhri fait l’objet de la part de la presse. Celle-cis’interroge sur le passé sulfureux prêté à monsieurAlexandre comme à ses relations supposées avec cer-tains hommes d’affaires corses. Des allégations queBernard Squarcini, ancien numéro 2 de la direc-tion centrale des Renseignements généraux, vadémentir de façon catégorique. C’est endécembre 2005 que le haut fonctionnaire, préfetdélégué pour la sécurité et la défense en région Paca(Provence-Alpes-Côte d’Azur), dresse par écrit uncertificat de bonne conduite en faveur de Djouhri.

Selon Squarcini, monsieur Alexandre est« inconnu au service de traitement des infractionsconstatées ». Aucune condamnation ne figure surson casier judiciaire, ce qui est parfaitement exact.Et d’ailleurs, le Franco-Algérien a déjà fait l’objetde « plusieurs demandes d’enquête émanant soit dehautes autorités nationales, soit de la part de cer-tains services étrangers ». À chaque fois, « rien dedéfavorable » n’a pu être démontré à son encontre,que ce soit dans les domaines du grand banditismeou du blanchiment d’argent. Concernant plus par-ticulièrement ses liens supposés avec Jean-BaptisteAndreani, ancien policier reconverti dans une sociétéde gardiennage installé à Figari (Corse du Sud), pré-senté par certains médias comme un proche d’AndréTarallo, le P-DG d’Elf Afrique, le policier de hautrang se montre tout aussi formel : aucun lien entreAndreani et monsieur Alexandre n’a pu être établi« ni à titre d’investissements financiers, ni à titre de

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relation physique ». Une conclusion, explique-t-ilencore, à laquelle était parvenu peu de temps avantlui Charles Pellegrini, l’ancien chef de l’OCRB.

Sa conclusion, Bernard Squarcini, lui, l’adresseaux journalistes qui, depuis quelque temps, s’enprennent à Djouhri. Ils puiseraient leurs informa-tions dans des sources aussi douteuses que des lettresanonymes. « Le procédé est malheureusementrécurrent, déplore Squarcini, dans les affaires dedénonciation calomnieuse visant des personnalitésen relation avec le pouvoir. » Et de stigmatiser ceuxqui, selon lui, se prêtent au jeu : « Les journalistesdestinataires d’un tel courrier apparaissent de façonrégulière, du fait de leur manque de scrupules, dedéontologie, voire de leur prédisposition naturelle àrédiger des articles déstabilisateurs sur commandeet moyennant paiement. Ces personnes font ainsil’objet de manipulations sur fond de règlements decomptes entre lobbies politiques ou économiques. »

Admettons. Cette attestation à en-tête officiel deBernard Squarcini ne manque toutefois pas, on s’endoute, de susciter quelque interrogation chez sesdestinataires. À commencer par Jacques-MarieBourget, devant qui Djouhri exhibe le précieuxdocument : « Ce jour-là, il me fait lire la lettre. Il medemande : “Qu’est-ce que tu en penses ?” Je luiréponds : “Ou tu l’as payé, ou tu as couché aveclui !” Il s’agissait bien entendu d’une boutade. Parrapport aux tonnes de boue déversées par les adver-saires d’Alex, ce document ressemblait à un coup depoing à l’estomac, un geste surprenant par son côtéradical. Après avoir lu une lettre comme celle-ci

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– rédigée par un haut fonctionnaire sur papier à en-tête de la République –, on ne pouvait être que“séché”… Lorsqu’à mon tour je l’interrogeai sur lepourquoi de ce “certificat” de bonne conduite, Alexse refusa bien entendu de m’en dire davantage surle pourquoi d’un tel quitus de la part de Squarcini.Mais le résultat était là : avec cette attestation, diffi-cile d’aller désormais lui chercher des poux dans latête. Toutes les allégations susceptibles d’entacher saréputation s’en trouvaient démontées… »

Ces questions, Pascal Junghans, journaliste auquotidien économique La Tribune, se les posera lors-qu’il deviendra à son tour le destinataire d’une copiede la fameuse lettre tapée à la machine. « C’est àma connaissance la seule fois où un haut fonction-naire en activité a rédigé une attestation de bonnevie et mœurs pour un personnage controversé »,souligne aujourd’hui ce spécialiste des problèmes derenseignement. L’initiative de Squarcini, réputépour sa compétence et son efficacité, a-t-elle été sug-gérée par un proche de la Chiraquie désireux de« protéger » un ami de Maurice Gourdault-Mon-tagne ? Rien ne permet de l’affirmer, même s’« ilest peu probable que le préfet ait pris ça sous sonseul bonnet », comme l’a avancé un ancien res-ponsable de la lutte antiterroriste des services de ren-seignement. Un échange de bons procédés ? C’estla thèse qu’avancera pour sa part en 2006 Le Canard

enchaîné, contant comment le policier « injustementmis en cause lors d’un attentat du FLNC contre lamairie de Bordeaux » – qu’il n’avait su prévenir –aurait été défendu auprès des sommets de l’État par

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Djouhri. Cette même thèse que me présenterontcomme « la plus probable » des spécialistes du dos-sier. À cette époque, monsieur Alexandre aurait tiréargument de la note signée par Squarcini qui, enfonctionnaire bien renseigné, prévenait de l’immi-nence de l’attentat.

Un coup d’épée dans l’eau pour Bernard Squar-cini, présenté comme un proche de Nicolas Sar-kozy, qui le nommera en juin 2007 à la tête de laDST, puis de la DCRI (Direction centrale du ren-seignement intérieur) ? On pourrait le croire, à lalecture d’autres articles dont l’homme d’affairesdeviendra au cours des mois suivants le hérosmalgré lui. Il est vrai aussi que, depuis 2004,Alexandre Djouhri y a mis du sien. Ainsi cette rixesurvenue au début du mois de décembre de cettemême année dans un palace parisien, et dont il futl’un des principaux protagonistes. Quatre ans plustard, Mohamed Ajroudi, lui, qui se présentecomme sa victime, n’en revient toujours pas de samésaventure. Depuis l’émirat de Dubaï, où ilséjourne fréquemment, il m’en confie sur un tonpassionné les principaux épisodes.

Pour cet homme d’affaires franco-tunisien, bienintroduit dans les pays du Golfe par son savoir-fairedans l’irrigation souterraine, tout commence enjuin 2004. Il a rendez-vous avec Henri Proglio dansl’un des salons du George-V, l’un des joyaux de la

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gastronomie française. Mais c’est moins pour parlerd’art culinaire que d’affaires que les deux hommessont convenus de s’y retrouver. Au centre de leursdiscussions, un projet de partenariat entre des inves-tisseurs arabes et le groupe Veolia, désireux de s’im-planter dans les pays du Golfe. Côté français, onpense à constituer une société, Veolia Middle East,afin d’être présent sur place. Ajroudi, lui, se proposed’apporter la moitié des fonds nécessaires, très exac-tement 49 % du capital de la future société.

Henri Proglio ne s’est pas déplacé seul au George-V. Emmanuel Petit, l’un de ses cadres délégué pourle Moyen-Orient, est également présent. Ainsiqu’Alain Marsaud, ancien magistrat antiterroriste,député UMP de la Haute-Vienne depuis 2002 etadministrateur d’une filiale de Veolia spécialiséedans le dessalement d’eau de mer (Sidem), uneactivité vitale pour les pays du Golfe. Le troisièmehomme n’est autre qu’Alexandre Djouhri lui-même,que Proglio présente comme « un ami personnel ».Doux euphémisme à en croire une récente confi-dence du juge Marsaud à Emmanuel Petit, lorsqu’illui présente Djouhri comme « l’homme sans qui Pro-glio ne serait rien… ».

Précisément, Djouhri prend la parole une fois queProglio a donné son accord de principe au projetVeolia Middle East. « Je vous arrête, c’est moi quiparle. Henri n’est pas un général, c’est un petitsoldat », lance-t-il à Ajroudi. Du moins à en croirele témoignage de ce dernier, auquel il aurait faitcomprendre que 20 % du capital de la future sociétédevaient lui être rétrocédés. Le Franco-Tunisien

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analyse ce qu’il voit comme une exigence. Elle luisemble à la fois exorbitante et injustifiée. Surtout dela part d’un personnage qu’il connaît à peine et qui,à sa connaissance, ne détient aucune fonction offi-cielle au sein de Veolia ! Reste la discrétion du P-DG Proglio après la rodomontade supposée deson « ami personnel », étonnante de la part de l’undes hommes les plus puissants de France, consi-déré, à tort ou à raison, comme un personnage cléde la Chiraquie. L’explication de cette attitude trèsen retrait tient peut-être au poids financier deDjouhri à travers son important portefeuille d’ac-tions au sein de Veolia. C’est en tout cas le senti-ment de Bernard Forterre, l’ancien bras droit deGuy Dejouany, qui expliqua en son temps au jour-naliste Yvan Stefanovitch comment « quelquesactionnaires possédant 5 % – ou plus –, et ayantune volonté bien affirmée peuvent imprimer leurvolonté à la direction de groupe… ».

La volonté, elle ne manque pourtant pas àHenri Proglio, qui sait se montrer intransigeantlorsqu’il le faut. Emmanuel Petit va l’apprendre àses dépens. Suspecté d’avoir pris fait et cause pourle Franco-Tunisien Ajroudi, le cadre de Veolia estbientôt mis à pied, puis licencié. Mais, pugnace, ilsaura faire valoir son bon droit devant des tribu-naux qui jugeront son bannissement « sans causeréelle et sérieuse ».

Dans l’intervalle, Petit s’est épanché sur la placepublique. À tel quotidien, il confesse les inquiétudesqui le rongent. Sur les murs de son domicile, desinconnus ont peint des croix et des cercueils… Dans

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les colonnes d’un second, il met en cause la Sidemdans le cadre de contrats au Moyen-Orient. Inter-viewé, Mohamed Ajroudi confirmera pour sa partles tentatives d’« extorsions » de fonds dont il auraitété victime. Explicitement mis en cause, AlexandreDjouhri et Alain Marsaud réfutent ces accusations,les qualifiant de « grotesques ».

Le 6 décembre 2004, Mohamed Ajroudi, venu àParis négocier un ultime arrangement entre Jean-René Fourtou, le P-DG de Vivendi Universal, etl’un de ses propres mandataires – le prince saou-dien al-Waleed ben Talal, déjà propriétaire de 25 %de Disney France et du George-V –, se heurte à unnouvel échec.

Ce même lundi, et comme à son habitude lors deses séjours parisiens, le chef d’entreprise occupe unevaste suite du George-V. Or, au même moment,trois de ses relations, pas forcément amicales, sonten train de déguster un bordeaux millésimé au bardu palace : Alexandre Djouhri, Alain Marsaud etLaurent Obadia, un ancien cadre de Vivendi devenuconsultant d’affaires. À quel moment ceux-ci ont-ilsappris la présence d’Ajroudi dans l’établissement ?On l’ignore. Seule certitude : Djouhri s’en montrecontrarié. Sans demander l’avis de ses deux amis, ilse rend au sixième étage, celui de la suite du Franco-Tunisien. Fidèle ou curieux, Obadia lui emboîte lepas, Marsaud préférant, lui, attendre sagement leurretour dans un des fauteuils club du bar.

Selon Ajroudi, Obadia aurait frappé le premierà la porte de la suite, frayant la voie à Djouhri. Selonlui toujours, monsieur Alexandre aurait bondi en

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hurlant : « C’est quoi ces conneries que tu racontesaux journalistes ? » La suite de la conversation seserait déroulée à coups de pied et de poing, entraî-nant, pour le quinquagénaire franco-tunisien,diverses contusions et hématomes que constateraun médecin de l’Hôtel-Dieu. Avertis par la sécu-rité du George-V, des policiers débarquent sur leslieux du pugilat. À la demande d’Ajroudi, décidéà porter plainte, ils embarquent Djouhri et Obadiaau commissariat voisin, où les deux hommes pas-seront la nuit en garde à vue, avant de répondredevant la justice de « violences volontaires ayantentraîné une ITT [incapacité temporaire totale]inférieure à huit jours ».

Marsaud, qui juge cette affaire « montée enépingle », en donne une version tout autre : « Nousétions dans l’hôtel, Alexandre était très affecté parles balivernes colportées dans les médias à sonencontre par Ajroudi et Petit. Tout à coup, il a suqu’ils étaient là. Il est monté dans la chambre s’ex-pliquer avec eux. Il n’y a jamais eu de violences. »Ce qu’admettra la justice dans le cas d’Obadia, mishors de cause. Mais pas dans celui de Djouhri, priéde s’expliquer devant le juge d’instruction MurielJosié, puis devant les magistrats du tribunal de policedu XIXe arron dissement de la capitale. Devant lesjuges, Alexandre Djouhri fait valoir que le seultémoin qui l’accuse a beaucoup varié dans ses décla-rations et que le certificat médical d’Ajroudi évoquedes douleurs subjectives.

À la mi-janvier 2009, leur jugement se révèlepourtant sans ambiguïté : monsieur Alexandre,

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reconnu entièrement responsable des préjudicessubis par Ajroudi, se voit condamner à 1 250 eurosde dommages et intérêts, ainsi qu’aux dépens, c’est-à-dire aux frais d’avocat. Mais l’affaire n’est pas ter-minée pour autant ; les deux parties ayant décidé,chacune de leur côté, d’interjeter appel, l’une conti-nuant de clamer son innocence et l’autre estimantla peine trop faible. Les avocats de MohamedAjroudi, Mes Xavier Flécheux et Alain Peyrat, mele confirment en se déclarant résolument optimistespour le second round judiciaire, qui devrait se jouerau cours de l’hiver 2009-2010. La cour jugera.

La procédure en cours n’a pas refroidi lesardeurs de monsieur Alexandre qui, parvenu à unesituation sociale enviable, conserve bien ancré cesentiment d’injustice qu’il ressentait, adolescentbeur de banlieue. Contre la presse notamment,dont il se déclare la victime à « intervalles régu-liers » à travers des « campagnes de rumeurs mal-veillantes » qui, à ses yeux, ne peuvent êtrequ’« orchestrées par des groupes industriels étran-gers concurrents de [ses] partenaires français ». Aumilieu de ces années 2000, trois titres vont faire lesfrais de sa mauvaise humeur : Le Canard enchaîné,

Libération et le site d’information Bakchich, alimentés,selon lui, « en lettres anonymes, documents diverset prétendues fausses confidences censées révéler lesaspects troubles » de ses activités professionnelles

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ou le rappel de son passé. Sous entendu, ces deuxtentatives d’homicide dont il avait été la victimeau milieu des années 1980. Des affaires notammentévoquées dans le rapport de synthèse rédigé en1989 à l’intention d’un des patrons de la brigadecriminelle. Des faits rapportés qui ne seraient qu’allégations et pure calomnie, voire un gros mal-entendu sur la personne, comme l’affirmeen décembre 2006 au Canard enchaîné son avocatPierre Cornut-Gentille en évoquant une « homo-nymie ». Avant de préciser – par écrit – que sonclient « n’a jamais été victime, ni en avril 1986 nià aucune autre date, d’un coup de feu ni d’aucunattentat ». Sollicité à nouveau dans le cadre de cetouvrage, le même n’ira pas aussi loin lorsqu’il mefait part d’une courtoise mais lapidaire fin de non-recevoir : « Je n’accorde jamais d’entretien relatifaux affaires que je plaide. »

Du point de vue d’Alexandre Djouhri, il s’agitlà d’évidentes atteintes à son honneur et à sa consi-dération, voire d’imputations diffamatoires. Cequ’admettra le tribunal de grande instance deNanterre en condamnant Le Canard enchaîné à uneuro de dommages et intérêts et aux frais de jus-tice, puis Libération à 4 000 euros avec publicationjudiciaire à la clé. À une nuance près toutefoispour ce dernier dossier. Pour les magistrats, lafaute du journaliste Renaud Lecadre tient moins

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à l’article de fond incriminé qu’aux commentairesapportés par le quotidien après la publication d’undroit de réponse de monsieur Alexandre.

Celui-ci n’a pas l’intention de s’arrêter en si bonchemin. À l’heure où le présent ouvrage est mis souspresse, d’autres procédures sont en cours. Ellesvisent principalement Bakchich, probablement le sited’information le plus teigneux à l’égard de l’hommed’affaires. Mais peut-être aussi le mieux informé. Desinformations et un ton caustique qu’AlexandreDjouhri juge intolérables, d’où ses récriminationsjudiciaires à chaque parution le concernant. Avecun succès parfois tout relatif, notamment lorsquecelui-ci donne le sentiment d’« avoir les yeux plusgros que le ventre », comme me le souligne à samanière William Bourdon, l’avocat de l’organe duNet, au sujet d’un récent référé pour atteinte à laprésomption d’innocence liée à l’affaire du pugilatdu George-V. « Dans un premier temps, la justicelui a donné raison, mais il a souhaité interjeter appel,explique l’avocat. Dans leur arrêt, les magistrats ontrévisé ses prétentions à la baisse en coupant la poireen deux. Au final, on a davantage gagné que perdudans ce dossier. » Perdu ? Un peu quand même ! Sila cour d’appel lui a donné raison en référé, les jugesde la 17e chambre du tribunal statuant au fond, le18 mars 2009, condamneront Bakchich pour atteinteà la présomption d’innocent d’Alexandre Djouhri.

Les trois autres procédures entamées par l’in-flexible homme d’affaires bénéficieront-elles de lamême compréhension de la part des magistrats ?Prudent, William Bourdon n’ose se risquer au jeu

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hasardeux des pronostics, préférant insister surcette guerre d’usure dans laquelle AlexandreDjouhri s’est, selon lui, résolument lancé : « Il nefait aucun doute que sa stratégie est de provoquerla mort économique des médias qu’il considèrecomme insolents et irrévérencieux à son endroit.Une espèce d’intolérance à toute révélation publiquede ses activités. D’où la multiplication des procé-dures pour lesquelles il demande à chaque fois desdommages et intérêts considérables. Il n’ignore pasque Bakchich est un site fragile, qu’il peut parvenir àle mettre en péril. Vis-à-vis des actionnaires, unprocès n’est jamais une chose formidable. »

Faut-il voir derrière cet activisme judiciaire uneancienne défiance à l’égard de la presse, tropprompte à rappeler les épisodes de son passé, ou lacrainte de voir révéler des informations tropsecrètes, elles, pour atterrir sur la place publique ?Les deux probablement, estime Nicolas Beau, ledirecteur de Bakchich. Voilà ce qu’il m’a dit pour jus-tifier son travail et celui de ses confrères :« Alexandre Djouhri est un homme d’affaires quiintervient dans des négociations internationalesimpliquant des enjeux économiques vitaux pour laFrance et qui, à ce titre, côtoie des décideurs impor-tants de l’État. Autrement dit, leurs choix et leursdécisions ont forcément une incidence sur notre viede citoyen, et par là même justifient notre curiositélégitime de journalistes. »

Un problème vieux comme la presse. Mais, àl’image de Gérard Depardieu, d’autres ont optépour une attitude plus détendue envers les médias…

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Du rififi chez les hommes

Riche, célèbre, c’est peu dire que notre Gégénational revient également de loin. Originaire deChâteauroux, dans l’Indre, où il voit le jour en 1948,Gérard est le fils d’un tôlier-formeur, « le Dédé »comme il le surnomme, et de « la Lilette », mère aufoyer. La famille est pauvre et la progéniture nom-breuse : une fratrie de six enfants. Autant dire queLilette ne ménage pas sa peine pour faire bouillir lamarmite, jonglant comme elle peut avec le maigrebudget familial. Sans compter que son Gérarddevient rapidement une force de la nature. À douzeans, ses mensurations sont impressionnantes : unmètre soixante-quinze et soixante-dix kilos !

Précoce, le futur comédien l’est aussi dans unautre domaine : le chapardage. Une spécialité qu’ilfait sienne au point d’être connu et reconnu commeun roi de la « choure » auprès de ses bons amisd’outre-Atlantique. Car les Américains – il s’agitbien d’eux – ont toujours fait partie du paysage deGérard. Sous l’égide de l’Otan, c’est en pleine

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guerre froide, au printemps 1951, qu’ils ont installéune base militaire à Châteauroux. La ville disposealors d’une usine de constructions aéronautiques, lesavions Dassault, et d’une piste d’atterrissage située aulieu-dit la Martinerie.

La création de la base militaire dans ce chef-lieudu département – à peine 20 000 habitants – n’estpas sans conséquences. Sept mille soldats en gar-nison, cela veut dire autant d’embauches de civilsfrançais pour leur entretien. Le fils de Dédé etLilette se sent comme un poisson dans l’eau aumilieu de ces nouveaux conquérants. D’autantmieux qu’il baragouine quelques mots d’anglaisappris de ses petits copains yankees. Ceux-ci, avecla complicité de leurs parents, le font régulièrementet clandestinement pénétrer dans la base. Toujoursà la recherche de quelques sous, l’adolescentpauvre et presque trop débrouillard imagine toutle parti à tirer de cet étalage de confort et de luxequi l’entoure. Des espèces sonnantes et trébu-chantes qu’il commence à rafler par le biais d’unemultitude de petits trafics : chemises, cigarettes,alcool, etc. Ces denrées, il les récupère à l’aide deration cards, des cartes de ration américaines, qu’ilrevend, une fois falsifiées, le double ou le triple deleur valeur. Il en tire bientôt 1 500 francs parsemaine. Une fortune pour l’époque lorsqu’on saitque le salaire mensuel de Dédé s’élève alors à1 200 francs… Parmi les clients de Gérard, despatrons de boîtes de nuit ou des hôtes de passagede l’hôtel du Faisan, l’un des meilleurs établisse-ments de la ville.

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Le businessman en herbe organise ses rendez-vousau Jimmy’s Bar, juste en face de la maison d’arrêtde Châteauroux ! Malgré son surnom – « Jo fromMaine » – le patron du bistrot, originaire du Canada,parle tout naturellement le français. L’endroit estaccueillant. Mais, alcool aidant, des bagarres y écla-tent, grisants moments pour Gérard : « J’étais là etje ne me sauvais pas quand il y avait des bagarres.Je faisais le ménage à coups d’extincteur. Tout lemonde se tapait dessus. Époque fantastique. J’en aicogné des Gl’s sur un air de Presley. »

Une fois remis de ces échanges musclés, le garçonrevient aux seules choses vraiment sérieuses : sescombines. La demande devient-elle trop impor-tante ? À lui de solliciter les membres de sa bande,quelques copains rencontrés au hasard des prome-nades en ville. La plupart du temps livrés à eux-mêmes, ces adolescents ont des origines diverses :Truchot, le gitan manouche, Titi l’Algérien, tou-jours de blanc vêtu, Milou qui mourra bientôt d’unecirrhose du foie, et enfin Jacky Merveille, surnomméLemmy, probablement à cause de Lemmy Caution,héros du romancier de série noire Peter Cheneyinterprété par Eddie Constantine. « En réalité, ilavait surtout un faux air de Robert Mitchum, dontil avait la démarche chaloupée », a rectifié pour moile comédien Michel Pilorgé, qui a eu à maintesreprises l’occasion de le croiser sur son chemin. Sanstrop poser de questions, parce que Merveille n’ai-mait guère cela. Comme Gérard, c’était une véri-table force de la nature, et mieux valait ne pas sefrotter à lui.

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Pour ces petits trafics, chacun sait ce qu’il a àfaire. Tout se déroule sans anicroche. Du moins jus-qu’au jour où l’un des plus malchanceux de la bandeest interpellé par une escouade en uniforme. Dansle coffre de sa voiture, les gendarmes mettent lamain sur plusieurs dizaines de cartouches de ciga-rettes et des cartons de bouteilles de whisky. Inter-pellé à son tour, Gérard doit s’expliquer devant desmagistrats. « J’avais déjà eu affaire à la justice et àla police pour des histoires de bagarres. Mais là,c’étaient les douanes ! » Des gabelous contrariés, carleur perquisition au domicile familial des Depardieun’a rien donné. Gérard en profite pour nier les faits.Cela ne suffit toutefois pas à le tirer d’affaire : « Ilsm’ont mis en taule pendant trois semaines pour volde voitures et braquage… ! »

Lorsqu’il retrouve l’air libre, l’adolescent prendconscience des risques qui le guettent à suivre sespotes de trop près. Tout ça peut mal finir. Son échap-patoire, il va la trouver dans une série d’escapadesaux quatre coins de la France. À Cannes notamment,où il joue le plagiste. Mais pas seulement. De retourà Châteauroux, l’un de ses condisciples de la com-munale apprend qu’il aurait noué des relations avecdes femmes en quête d’aventures. Pour le plaisir etpour le pognon. Gérard a alors seize ans. C’est vraique, côté femmes, il en connaît déjà un rayon. Sonéducation sentimentale, pour employer un motpudique, doit beaucoup à la fréquentation assidue dedeux prostituées, Michèle et Irène. De leurs ren-contres, il gardera d’ailleurs un souvenir ému.« C’étaient des filles de bonne éducation bourgeoise,

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tourangelles, élevées dans un couvent de bonnessœurs, qui ont commencé par faire des fugues et quise sont retrouvées sur un trottoir de luxe : elles tra-vaillaient en voiture, une Floride. »

À l’en croire, il n’a pas encore soufflé ses seize bou-gies que ses amies acceptent de l’héberger tout en luiprodiguant attentions et tendresse. Ces aimableshôtesses accueillent leur protégé le plus souvent à l’hôtel du Berry, proche de la gare, voire dans leurappartement de Belle-Isle, face au lac situé au nordde la ville. Un refuge apaisant pour le jeune hommeauquel les femmes de l’art du plus vieux métier dumonde expriment un jour leurs talents de manièreinattendue sous la forme de deux tatouages dessinéssur le poignet gauche de Gérard. Le premier repré-sente une étoile du destin, le second, un cœur sous-titré « Amour et haine ». Plus tard, c’est au tour deJacky Merveille d’ajouter sa griffe : en l’occurrenceun serpent enlaçant la lame d’un poignard, signe devengeance inassouvie…

Ravi de ces symboles à la fois tendres et virilsqui ornent désormais sa peau, Gérard va remer-cier ses deux tatoueuses en leur rendant quelquesmenus services. Par exemple, il se transforme enhomme de ménage ou, moins recommandable, enrabatteur. Garde du corps aussi : lorsque quelqueclient se montre trop entreprenant, voire violent,c’est leur jeune marlou qu’elles appellent à la res-cousse. La pelle à charbon qu’il tient à la main etle ton menaçant qu’il emploie suffisent en généralà calmer les récalcitrants. On est costaud ou on nel’est pas.

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Nous voici à la fin de l’automne 1964. Convaincuqu’il lui faut larguer les amarres avec sa ville natale,le loubard s’accorde tout de même quelquessemaines de réflexion avant de sauter dans le trainqui l’emmènera vers la capitale. Ce sera son choix :pas celui d’un Rastignac, mais d’un jeune hommelibre, ignorant du destin qui l’attend et, en mêmetemps, assoiffé de revanche sur la vie. Le premierpas d’une trajectoire hors du commun : plus de150 films tournés et une notoriété internationale.

Un solide réalisme acquis dès l’adolescence aussi.En septembre 1995, il parraine par exemple sur lesChamps-Élysées le nouveau restaurant Planet Hol-lywood, dans lequel ont investi de nombreuses starsaméricaines – Arnold Schwarzenegger, SylvesterStallone, Bruce Willis et Demi Moore – ainsi quequelques vedettes européennes comme l’EspagnolAntonio Banderas. À l’origine du projet, un hommed’affaires britannique et un producteur américain,inventeurs du concept du restaurant à thème. Ici,celui de l’histoire du cinéma, permettant à une clien-tèle aisée de dîner tour à tour sous le pic à glace deSharon Stone dans Basic Instinct, la robe de VanessaParadis dans Élisa ou l’un des feutres que Depar-dieu jette avec grâce dans Cyrano… Entre un carréd’agneau rôti aux herbes et deux cheese-cakes biende chez nous, les cinéphiles peuvent égalementacquérir au prix fort pin’s, tee-shirts et autres blou-sons dans l’une des deux boutiques stratégiquementsituées à l’entrée de l’établissement.

Contrairement à ce qui sera écrit ici ou là, Depar-dieu n’a pas investi un centime dans l’affaire, malgré

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l’empressement de son amie Whoopi Goldberg,avec laquelle il vient de tourner un mélo d’ailleursfaiblard : Bogus, de Norman Jewison. Mais il estexact que le comédien devient à partir de cette datele fournisseur exclusif en vin de la chaîne de res-taurants Planet Hollywood de ses amis californiens.

Un vin : le sien. Depuis des années que Depar-dieu rêvait de posséder son vignoble ! Adolescent àChâteauroux déjà, il a jeté sans complexe lors d’undéjeuner chez le père de son ami Pilorgé : « Un jour,docteur, j’achèterai vos terres ! » Sa carrière bienpartie, c’est devant un autre comédien complice,Jean Carmet, qu’il renouvelle cet engagement :« Maintenant, on va arrêter d’élucubrer sur le vin.On va en faire. Il y a un hectare pour toi ! » Carmetse dit à peine surpris lorsqu’il se rappelle commentla passion s’est emparée de son ami : « Et puis, lalumière se fit sur quelques zones d’ombre de la viede Gérard. Il se fondait parfois dans la nature, sousprétexte de repos, de cure. Je l’ai même soupçonné,quand il préparait certains rôles, de s’enfermer dansde mystérieuses retraites. Eh bien, non ! Il partaittailler la vigne chez des copains de Bourgogne etdes côtes du Rhône. Donner un coup de main…Apprendre. C’était avant les premières vendanges. »

Celles de 1989, lorsque Depardieu fait l’acqui -Sition du château de Tigné, en Anjou, payé300 000 euros rubis sur l’ongle à la famille Lalanne.Au départ, le nouveau propriétaire n’a pas l’inten-tion de transformer son domaine en affaire commerciale. Il rêve plutôt d’en faire un lieu de rencontres amicales et désintéressées entre les

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vignerons et les œnologues de toutes les régions,« une sorte de maison des vins avec salles de confé-rences et de projection ». Projet ambitieux qui nel’empêche cependant pas d’y produire bientôt uncabernet franc : « Pendant cinq ou six ans, j’ai faitun vin qui me plaisait bien à moi. Mais pourconvaincre les autres, j’avais besoin de l’expliquer,et parfois longtemps. Un jour, j’en ai eu marre defaire de la pédagogie et j’ai fait un vin qu’on m’aexpliqué, tout en prenant garde de ne pas sacrifierce que j’avais envie qu’il soit au départ. Bref, sansperdre mon identité et en conservant ce que jejugeais, moi, indispensable. Le résultat est unsuccès. »

Au fil des ans, le domaine Depardieu passe eneffet de 40 à 90 hectares. Sa production grimpe de200 000 à près de 500 000 bouteilles par an, décli-nées en blanc, rouge et rosé. Le tout représentantun chiffre d’affaires annuel d’environ 2,3 millionsd’euros. L’investissement se révèle rentable. Telle-ment qu’il donne des ailes au nouveau gentlemanvigneron. Pour preuve son acquisition suivante : septhectares à Aniane, dans l’Hérault, en associationavec Bernard Magrez, déjà propriétaire de plusieurschâteaux dans le Bordelais. Parmi eux : le Pape Clé-ment et la Tour Carnet, un quatrième cru classé.Amitié aidant, Magrez pousse Depardieu à investirde la même façon dans les régions de Blaye et deSaint-Émilion, au grand dam des membres duCercle rive droite de grands vins de Bordeaux, unclub très prisé regroupant une centaine de châteauxparmi les plus renommés. Malgré cette défiance des

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professionnels alertés par la réputation de non-conformisme des deux associés, Depardieu etMagrez poursuivent leurs investissements. Maiscette fois-ci de l’autre côté de la Méditerranée :dans des parcelles à Meknès, au Maroc, où leurvin s’appellera « Lumière de l’Atlas » ; et à Tlem-cen, en Algérie, dont la cuvée prestige sera bapti-sée « Monica », du nom de la mère de saintAugustin. En Algérie, rien n’est simple. Il faut négo-cier pied à pied avec la bureaucratie. Les deuxhommes prennent par ailleurs contact avec RafikKhalifa, homme d’affaires sulfureux dont j’aurail’occasion de reparler.

Au cours de ses pérégrinations à travers lemonde, Depardieu songe souvent à s’agrandir. S’ilne possède pas de vignes en Suisse, c’est que « lesparcelles y sont un peu chères », plaisante-t-il ainsià l’automne 2004. Au même moment, il se dit inté-ressé par une propriété dans la vallée du Douro,l’une des plus importantes régions vinicoles du Por-tugal, d’une valeur d’environ 5 millions d’euros.Mais le projet, cette fois, ne verra jamais le jour.

Coups de cœur, coups de tête ? Ni l’un ni l’autre,estiment ses proches. Pour eux, rien de sorcier : lecomédien-vigneron désire avant tout se réaliser dansune œuvre de durée. Son ami Philippe Polleau,cogérant du château de Tigné, précise même : « Enbon terrien, il souhaite apporter sa petite pierre àl’édifice. Au fond, ça le rassure. »

Passer de la cave à la table, quoi de plus logiquepour un ardent défenseur de la bonne chère ! Aprèsavoir imaginé reprendre le George-V à proximité

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du célèbre Crazy Horse, Depardieu porte son choixen 2003, en partenariat avec Carole Bouquet, surun premier restaurant, La Fontaine-Gaillon. Puisun second l’année suivante : L’Écaille de la fontaine,spécialisé dans les fruits de mer.

Tout naturellement, ces deux établissements fontfigurer en bonne place dans leur carte les vins dumaître de chai. Chaque bouteille a même « son » his-toire ; c’est le souhait de l’acteur. Et, de fait, çamarche : « Dans le blanc, les vins de Gérard Depar-dieu représentent 20 % de nos ventes », assureChristophe Letienne, maître d’hôtel de La Fontaine-Gaillon. Aux fourneaux, Laurent Audiot, bientôtrejoint par d’autres chefs, gère à merveille, susurre-t-on, les facéties gourmandes du comédien, présentaussi souvent dans les lieux que son emploi du tempsle lui permet. « J’aime cuisiner, choisir les plats, voirles gens qui réalisent les plats, toucher la viande, tuerle cochon », confie-t-il. Souvenirs d’enfance ? Proba-blement. Chez ses oncles et tantes berrichons, la tuailledu cochon représentait l’un des moments importantsqui rythmaient la vie familiale, au même titre queles vendanges ou les moissons. Bon terrien, Polleaua raison.

Habitué à promouvoir ses films, Depardieu payeaussi de sa personne pour écouler sa production unpeu partout : plusieurs centaines de milliers de bou-teilles chaque année. Toutes les occasions sontbonnes, notamment les tournages. Ou bien, dansun genre différent, les cérémonies officielles qui l’amènent aux quatre coins du monde. En 2005,Depardieu profite ainsi d’un déplacement à

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Montréal, au Québec, où il doit faire une lecturedes textes de saint Augustin à la basilique Notre-Dame, pour évoquer son vin. Avec persuasion puis-qu’on retrouvera bientôt les bouteilles portant sonnom dans les succursales de la Saq (Société desalcools du Québec), une société d’État spécialiséedans le commerce d’alcools. À l’automne de lamême année, on le voit œuvrer de la même façonà la foire aux vins dans un magasin parisien de lachaîne Champion. Contactés, d’autres hypermar-chés – parmi lesquels Carrefour – acceptent d’écou-ler ses cuvées, vendues entre cinq et huit eurosl’unité. De quoi ravir le cœur de l’homme d’affaires,moins heureux toutefois à l’export. Aux États-Uniset au Canada, certaines cuvées peuvent atteindre lesquatre-vingts dollars l’unité. Mais Depardieu s’estvu contraint d’abandonner au bout de quelquesannées toute livraison kasher à Israël – « c’étaitdevenu trop difficile ». Une grande partie de sonmarché russe aussi. Là encore, pas faute d’avoirmouillé sa chemise. Dans tous les sens du terme.Invité en juin 1996 au festival de film de Sotchi, aubord de la mer Noire, le Français en profite pourprésenter quelques bonnes bouteilles de son châteauTigné. La dégustation aura malheureusement uneffet imprévu. La star rate la marche menant à sabaignoire et se retrouve avec une arcade fendue etun nez gonflé. D’où son retour précipité en France.Ce mauvais souvenir oublié, et en récompense deses efforts, la maison d’édition allemande Meinin-ger, qui publie plusieurs revues spécialisées sur le bon jus de la treille, insiste pour lui attribuer le

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trophée honorifique d’ambassadeur du vin. Ungeste qui ira droit au cœur du comédien, malmenédepuis quelque temps par des critiques lui repro-chant de s’investir dans ses affaires au détriment deson métier. Depardieu enchaînerait les films et lesrôles – jusqu’à six par an – sans grande conviction.Faute de scripts à la hauteur des rêves d’un acteurà mi-parcours d’une carrière éblouissante peut-être.Heureusement, Maurice Pialat puis Gérard Lauziervont lui offrir des rôles à sa mesure dans Police, puisLe Plus Beau Métier du monde.

Au moment où le second de ces deux films àsuccès sort sur les écrans hexagonaux, endécembre 1996, Depardieu s’est déjà envolé pourCuba. Un voyage d’affaires que la star effectue encompagnie d’une soixantaine d’industriels françaisrassemblés pour la circonstance par Gérard Bour-goin, le patron du deuxième groupe européen de lavolaille, et par ailleurs sponsor et vice-président duclub de football de l’AJ Auxerre. Le comédien a faitsa connaissance à Valenciennes par l’intermédiairede Jean Carmet, lors du tournage de Germinal, autrefilm grand public du début des années 1990.

Colosse d’un mètre quatre-vingt-trois, bon vivantet parfois grande gueule, Bourgoin, ancien commisboucher de l’Yonne, a tout pour séduire l’enfant ter-rible de Châteauroux : « C’est un homme magni-fique, complètement fou, capable de découper une

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pièce de bœuf, de piloter un avion, de vous faire tra-verser le désert. C’est quelqu’un qui sait pleurer, diredes conneries, être insupportable. Comme moi. »« On s’est reniflés et apprivoisés en un soir autourd’une jambonnette, se souvient de son côté Bour-goin. J’ai découvert un personnage hors du commun,madré, paysan, proche du terroir, autodidacte,comme moi. […] Gérard, c’est un petit frère.Comme moi, il est parti de rien et il a réussi, il aimela bouffe, il est brut de fonderie. Et comme moi, ilest aussi à l’aise avec le Portugais du coin qu’avec leprésident de la République. »

De chef d’État, il en est précisément bientôt ques-tion pour les deux hommes, qui poussent leurs affi-nités jusqu’à s’associer en affaires. Les voilà en routevers Cuba afin d’y négocier un contrat portant surdu pétrole. Pour mener à bien ce projet, il leur ad’abord fallu devenir actionnaires majoritaires de lasociété canadienne Pebercan. Puis, et ce ne fut pasle plus facile, obtenir le feu vert des autoritéscubaines. Bourgoin, globe-trotter infatigable, setrouve il est vrai être un familier de l’île et de sonlíder máximo, Fidel Castro, qu’il tutoie. Le Françaiset le Cubain se sont rencontrés pour la première foisà La Havane en 1991. Sympathie réciproqueaidant, Bourgoin ne tarde pas à revenir àLa Havane. Mais pas tout seul : il organise des char-ters d’affaires où prennent successivement place lesresponsables de Thomson, d’Adidas, de Renault. Etmême du ministère du Budget, dirigé par MichelCharasse, lorsque Elf pense un moment décrocherune concession pétrolière à Cuba. En vain d’ailleurs,

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car le Premier ministre de l’époque, Pierre Bérégo-voy, y opposera son veto. Pas découragé, Bourgoinmonte, en 1993, sa propre société aux sonorités tiers-mondistes, Oil for Development (« Du pétrole pourle développement »), destinée à la prospection dessous-sols de l’île. Celle-ci ne produit que 10 % de sesbesoins énergétiques. Une aubaine pour qui sauraity dénicher le précieux carburant. Activité que Bour-goin compte développer grâce à de nouveaux asso-ciés, dont, à tout seigneur, tout honneur, l’amiGérard.

De sa première visite au chef de la révolutioncubaine, le comédien, qui vient pourtant de perdretrente kilos grâce à un régime draconien, conservele souvenir d’échanges cocasses qui tournaientautour de la bonne chère : « Lors de notre entre-vue, je lui ai donné la recette des rillettes au lapin…Véridique ! Il me disait : “Gérard, quel est le secretde la rillette ?” Et moi, je m’entendais lui répondre :“La qualité du lapin, Fidel. La qualité du lapin… !”C’était une discussion surréaliste. Il savait tout demoi, de ma carrière, de mes films. Il nous était sur-tout très reconnaissant de venir chez lui, tels deschercheurs d’or de l’Ouest américain. »

L’Ouest, c’est beaucoup dire parlant d’un dicta-teur qui déteste les Yankees. Des atteintes aux droitsde l’homme, de la censure, des prisons, bref du quo-tidien du régime du comandante, qui recevra son ami« Depardiou » lors de chacun de ses futurs séjours,le comédien assure ne pas être choqué outre mesure.Il assoit son propos sur son analyse toute person-nelle de la situation cubaine : « La Havane de la fin

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des années 1990 n’a rien à voir avec La Havane desannées 1970. La vie a considérablement changé, lerégime politique s’est assoupli. Fidel lui-même achangé. Bref, j’ai accepté de rencontrer cet hommequi a fait rêver tant de gens et sur lequel on a dittant de choses terribles. Je peux dire que lui aussiest une sorte de monstre shakespearien. » Dans legenre Macbeth ? Ce portrait plutôt flatteur, lesopposants cubains en exil ne l’ont pas oublié, enfévrier 2003, lorsqu’ils invectivent Depardieu devantl’hôtel parisien où Castro réside lors d’une escale enFrance. En butte à des détracteurs exaspérés par lasurvie d’une dictature presque demi-séculaire, la starse montre surprise, tente la discussion, mais fauted’arguments, opte pour l’esquive. Il jure ses grandsdieux que sa présence dans ce palace n’a rien à voiravec celle du líder máximo ! Et, pour preuve de sabonne foi, saisit les tracts que lui tendent les mani-festants. Ah, s’il suffisait d’un petit geste pour ouvrirles prisons…

Bourgoin a entraîné son ami Depardieu dansl’aventure du pétrole cubain à hauteur de 1 millionde dollars. Malgré la mauvaise presse qu’elle conti-nue à susciter, elle suit son cours. Après trois pre-miers mois de forages décevants, Pebercan pourraitmême finalement s’avérer une affaire rentable.À long terme s’entend. Au début de l’année 1999,un gisement offshore à Canasi, au nord de Cuba, sous400 mètres de profondeur, a déjà permis d’extraireplus de 3 000 barils par jour. Pebercan verra alorsses résultats s’envoler. Le produit de la vente de sonpétrole triple en trois ans, pour atteindre près de

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20 millions de dollars canadiens en 2000. Dessommes aussitôt réinvesties dans d’onéreusesrecherches sismiques. L’exploration pétrolière est unart difficile. Le chercheur d’or noir Depardieu, pas-sionné, s’y livre à fond, étudiant les dossiers du solau plafond. Il jure ses grands dieux que la richessen’est pas son obsession première : « L’argent ne faitpas de vous un homme riche mais un homme pré-occupé. Moi, je n’y pense jamais… »

Depardieu businessman ? L’idée n’a jamais tra-versé ses amis. Ils n’y croient pas, mais le sujet restetabou. « Les affaires sont pour lui un exutoire, lemeilleur remède à ses passages à vide », expliquepar exemple Claude Davy, son attaché de presse.« La curiosité l’amène à explorer sans cessed’autres univers. Comme il peut être influençable,il lui arrive de se fourvoyer. Mais il ne l’admettrajamais. Dans ces cas-là, il se braque », nuance deson côté Bertrand de Labbey, son agent artistiqueà Artmedia. L’intéressé, lui, insiste : l’argent n’estpas une fin en soi, mais le prétexte à des ren-contres. Ce qui ne l’empêche toutefois pas desavoir l’engranger. Acquis dans son adolescence,un sens aiguisé des affaires lui permet d’enconnaître tous les mécanismes. Et puis, côté senti-ments, il a ses bonnes œuvres : le Sidaction ou lesRestos du cœur, auxquels il verse régulièrementson obole.

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Les affaires continuent. De retour des Caraïbes,Depardieu ne prendra pas le temps de défaire sesvalises. C’est qu’il doit s’embarquer dans lessemaines suivantes pour Bucarest, en Roumanie.Bref séjour, mais en bonne compagnie : une délé-gation d’entrepreneurs, parmi lesquels le patron deMatra Jean-Luc Lagardère, plus des membres émi-nents de la famille Chirac ; à commencer par le pré-sident, et en continuant par sa fille Claude. Lecomédien affiche avec la jeune femme une cama-raderie de tous les instants, si l’on en croit les repor-ters français qui font également partie du voyageofficiel. C’est à son côté, notent-ils, qu’à la descentedu Falcon 900 présidentiel, en costume gris et cra-vate (hé oui !), il a entendu La Mar seillaise. Près d’elleencore, il a écouté le discours de Jacques Chiracdevant le parlement roumain. Sans oublier le dînerde gala, où les deux amis siégeaient à la même table.Ou encore l’amphithéâtre de l’université de droitde Bucarest, quand Gérard et Claude, assis au pre-mier rang, se livreront à un bavardage effronté pen-dant le discours du président français. Même la filledu président de la République ne résiste pas à lagouaille du célèbre acteur. Plutôt flatteur pour l’ex-loulou de Châteauroux.

En marge de ces commérages qui font le miel desgazettes, c’est le Depardieu new look qui retient l’at-tention d’autres observateurs. Le comédien semble« sur le wagon ». Autrement dit, il ne touche plusà l’alcool, qui le jetait, m’a dit l’un d’eux, « dansdes angoisses trop douloureuses ». Au cocktaildonné à l’Institut français de Bucarest, il a décliné

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avec politesse le verre de swikka, la fine de prunelocale, sagement remplacé par un simple verred’eau. Cette sobriété assortie d’une alimentationéquilibrée ont rendu à l’acteur, à quelques ridesprès, le visage émacié de ses débuts. Un corps d’ath-lète aussi, que meut toujours une énergie incoer-cible. Depardieu en a toujours voulu, il en veutencore. C’est un goinfre de la vie, un insatiable. Lasdes cérémonies en chaîne, le voilà qui délaisse pen-dant quelques heures la délégation officielle fran-çaise pour mesurer sa popularité d’acteur dans lehall du même Institut français de la capitale. Testpassé sans la moindre difficulté : l’attend un par-terre de journalistes, de curieux et d’artistes rou-mains. Flanqué de son « ami » Ilie Nastase, ancienchampion de tennis d’origine roumaine, le comé-dien-homme d’affaires confirme son intention d’in-vestir dans ce pays. Un pays qui lui trotte « dans latête depuis longtemps parce qu’il a produit tant degrands auteurs et de grands acteurs ». Certes, sesprojets ne sont pas encore définitivement arrêtés.Mais ils pourraient bien concerner non pas le vinou le pétrole, mais la culture. Par le biais parexemple de productions de films. Des propos qu’ilréitère quelques heures plus tard lors de ses entre-tiens avec le Premier ministre Victor Ciorbea et leprésident Emil Constantinescu. Aux deux diri-geants, il promet aussi des plans d’investissementdans les communications, l’agroalimentaire et letextile. Des promesses en partie tenues, puisqueDepardieu sera de retour deux ans plus tard enRoumanie pour le tournage de la série télévisée

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Les Rois maudits, une nouvelle adaptation de l’œuvreromanesque de Maurice Druon. Le choix du paysn’est pas seulement dû aux bonnes relations deDepardieu avec de nombreux décideurs du cru.Chaque année, de nombreuses productions étran-gères s’y tournent aussi. Cinéma et télévision appré-cient, outre les conditions financières avantageuses,la qualité des services offerts par les studios roumains.Leur rapidité aussi : on y monte les décors plus viteque nulle part ailleurs.

Au moment du tournage d’Astérix, en sep-tembre 1998, Depardieu défraie la chronique d’uneautre ex-« démocratie populaire ». Des quotidiensslovaques rapportent, de façon ironique, sa présenceà Kosice, dans l’est du pays, aux côtés du Premierministre Vladimir Meciar. Or, la Slovaquie est àla veille d’élections législatives. Et le compagnon-nage au moins apparent de l’acteur pourrait servirde faire-valoir à un personnage très controversé,critiqué par les Occidentaux pour ses entorses à ladémocratie. Meciar est en effet la cible d’associa-tions de défense des droits de l’homme. Certes,Depardieu n’est pas le premier à effectuer le dépla-cement en Slovaquie : la top-modèle allemandeClaudia Schiffer, la comédienne italienne ClaudiaCardinale, Paul Belmondo ou encore Claude Bras-seur ont eux aussi joué le même jeu peu de tempsauparavant, marquant de façon visible sinon de

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façon politique une sorte de soutien à l’homme fortdu pays. Mais justement, ce défilé de VIP étran-gers commence à agacer sérieusement, et on peutles comprendre, les opposants compatriotes deMeciar.

L’interprète de Cyrano va faire les frais de cetteexaspération montante : « Est-ce que M. Depar -dieu soutiendrait de la même façon Jörg Haider1

ou Loukachenko2 ? », peut-on lire dans la pressede Bratislava. Faute d’une réponse de l’intéressé,isolé des journalistes par les gardes du corps deMeciar, d’autres voix s’élèvent. Quel est le coût deces visites ? Qui les a financées ? Car tout se payeen ce bas monde, même et surtout les stars média-tiques internationales. Outre les montres suisses enor, chaque hôte de marque de Meciar aurait étégratifié d’un juteux cachet – 45 000 euros pourDepardieu – alloué par des grandes entreprises slo-vaques liées au parti au pouvoir. Une informationque Depardieu confirmera, brute de décoffrage,dans divers entretiens. Et là, une fois n’est pas cou-tume, l’exercice se transforme en un début d’au-tocritique : « Vladimir Meciar est pire qu’unpopuliste, c’est un vrai fasciste, un clone de Le Pen.Le problème, c’est que je m’en suis rendu comptetrop tard. L’affaire Meciar, c’est une connerie. Uneénorme connerie que je regrette amèrement. » Undébut, mais pas plus, car Depardieu, responsable

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1. Le leader populiste et xénophobe autrichien, décédé acciden-tellement le 11 octobre 2008. 2. Le président autocrate de Biélorussie.

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mais pas coupable, aurait été mal conseillé par cer-tains de ses amis : « À l’origine, j’allais là-bas pourvendre mon vin. Quand j’ai su que je devais aussirencontrer Meciar, j’ai demandé l’avis de JacquesAttali. Il m’a dit : “Vas-y, Meciar est tout à fait fréquentable.” »

L’affirmation péremptoire de l’acteur n’estguère prisée par Jacques Attali. L’ex-conseiller spé-cial du président Mitterrand a tôt fait de la démen-tir. Non, il n’a jamais « roulé » pour Meciar. Quoiqu’il en soit, ces versions contradictoires d’unvoyage à tous égards fâcheux ne nuiront pas auxbonnes relations qu’entretiennent les deux hommesde longue date. Pour preuve, cette pièce de théâtrequ’Attali propose bientôt à Depardieu, Les Portes

du ciel, inspirée des derniers mois de la vie deCharles Quint, l’empereur espagnol du SaintEmpire. Selon les confidences de l’ancien prochede Mitterrand, la première distribution ne com-portait pas le nom du célèbre comédien. Jusqu’aumoment où le hasard a voulu que sa fille, JulieDepardieu, lui fasse lire le texte, déclenchant sonenthousiasme. Après l’éviction des autres comé-diens initialement pressentis – Philippe Noiret etJacques Weber –, Depardieu père n’a plus que dix-sept jours de répétition pour se mettre en boucheles dialogues de la pièce. « On ne refuse rien àGérard, s’excuse de son côté Attali. Il avait telle-ment envie de remonter sur les planches qu’il a fait un gros sacrifice financier en sapant quatremois de son activité cinématographique, bien pluslucrative. En outre, il a pris tous les risques en

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acceptant un cachet proportionnel aux recettes :sans spectateurs, pas d’argent ! »

Jamais en retard d’une polémique, Depardieun’en a pas fini de faire grincer des dents. Mais cettefois-ci à propos de ses relations avec un sulfureuxhomme d’affaires algérien…

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Prends l’oseille et tire-toi !

Pour Depardieu, le vin, si l’on ose dire, a bondos. Aussi, lorsque l’Algérien Rafik AbdelmoumenKhalifa évoque devant lui, en 2003, un projet d’acquisition de vignobles de l’autre côté de la Médi-terranée, ses oreilles commencent à bourdonner. Nerêve-t-il pas depuis toujours de jouer les proprié-taires terriens aux quatre coins du monde ?D’ailleurs, les choses se précisent : il s’agirait de s’associer pour le rachat de 150 hectares de vignesà Tlemcen, deuxième ville de l’Oranie. Mais enAlgérie, on l’a dit, rien n’est simple, et son rêve va être emporté par un vaste scandale polilitico-artistico-financier…

L’homme par qui le scandale est arrivé, c’estAbdelmoumen Khalifa justement. Ce jeune mil-liardaire de trente-cinq ans va en effet connaîtreune chute aussi brutale que son ascension socialefut fulgurante. À la tête d’un conglomérat de socié-tés en Algérie – banque, entreprise de location devoitures, compagnie aérienne, usine de produits

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pharmaceutiques –, ce fils d’un officier proche duprésident Bouteflika s’est lancé dans les affaires enFrance. Au début des années 2000, le voici sponsorde l’Olympique de Marseille. Il postule déjà audevenir du club de rugby de Bègles, dans la régionbordelaise. Mais ce dernier investissement, à hau-teur de plus d’un demi-million d’euros, n’est pas dugoût – mais pas du tout – du député-maire de laville, le pugnace Noël Mamère. Déchaîné, l’ancienjournaliste de télévision cogne à tour de brasmédiatique sur Khalifa, présenté comme « un alliédes généraux algériens avec lesquels il a fait sa for-tune, de ce pouvoir algérien qui contribue à la bar-barie, qui assassine et torture ». En écornant ainsipubliquement le conte de fées franco-algérienconcocté par les amis du golden boy d’outre-Médi-terranée, le militant des Verts ignore – vraiment ?– qu’il vient d’amorcer une polémique. Et, lance-flammes verbal en bandoulière, Depardieu va sefaire un plaisir de l’entretenir.

Premier round un samedi de septembre 2002. Cejour-là, la star du grand écran a débarqué au stadebéglais André-Moga à bord d’un Mercedes 4 × 4noir piloté par Bernard Magrez, son vieux copainnégociant en vins et spiritueux. Après avoir salué lestaff des dirigeants locaux, et alors que des avionsaux couleurs de Khalifa Airways survolent specta-culairement la région, l’hôte de marque est conduità l’endroit où l’attend une nuée de reporters. Lapremière question porte évidemment sur les récentesdéclarations de Mamère. N’y tenant plus, Depar-dieu, dont la modération n’est pas la caractéristique

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majeure, vocifère : « Il faudrait le chasser de sonparti car, quand on tient un langage pareil, on n’estpas un homme politique ! » Passons sur cette for-mule plutôt excessive – supporterait-il, lui, queMamère s’arroge le droit de définir qui est un vraiacteur et qui ne l’est pas ? – car en voici une autre,plus agressive encore : « Il a peut-être chié dans sonfroc en velours ! » Comme il fallait s’y attendre, cetteattaque sans mouche au fleuret fait sensation dansla presse locale et nationale, dont certains repré-sentants s’interrogent. Le choc des images, Depar-dieu le maîtrise à merveille, mais connaît-il le poidsdes mots ?

Effaré par ce « tatanage » verbal qui, sur un ter-rain de rugby, serait aussitôt châtié de belle manière,Mamère revient sur le peu de confiance que lui ins-pire le milliardaire algérien. Non sans malice, illance à « M. Depardieu » une invitation cordiale à« venir défendre la cause des sans-papiers et deman-deurs d’asile kabyles menacés de mort dans leurpays ». Les coups redoublent alors, et pas seulementsous la mêlée ! Furieux qu’on mette en doute la pro-bité de son ami « Moumen », Depardieu attaqueen percussion : « Dans la presse algérienne, des genssont morts parce qu’ils tenaient des propos contrele terrorisme et contre l’islamisme. Si M. Khalifaavait eu quoi que ce soit de malhonnête, il y a long-temps que la presse algérienne l’aurait dit. » C’estprêter beaucoup de liberté à des médias d’outre-Méditerranée qui en manquent cruellement. Voilàplusieurs années que Reporters sans frontièresdénonce les tracasseries et les pressions que subissent

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les journaux indépendants de la part des autoritéspolitiques et judiciaires en place. À Alger, capitaleoù les mots « droits de l’opposition » n’ont pas lemême contenu que dans d’autres pays.

À défaut de la presse algérienne, muselée tantque Khalifa reste bien en cour, c’est aux médiashexagonaux qu’il revient d’enfoncer le clou au tra-vers d’une brochette d’articles consacrés au contro-versé magnat, soupçonné, croit-on, par les servicesde contre-espionnage français de « manœuvres deblanchiment ou de recyclage de fonds nationaux etinternationaux d’origine indéterminée ». D’où cettequestion collatérale : si elle était avérée, une telleaccusation serait-elle de nature à nuire à l’image deDepardieu ? Revenu à plus de sérénité, l’impétueuxcomédien semble l’admettre lorsqu’il décide de s’ex-pliquer à nouveau publiquement dans les colonnesdu Parisien. Mais pas comme on aurait pu le croire.Un rien bravache, il y réaffirme ses liens d’amitiéavec le tycoon méditerranéen : « Je me fous de ceque les gens pensent de moi. […] Je ne calcule pas[…]. Je fais confiance aux gens d’emblée. » Uneconfiance qu’il se montre prêt à afficher en puisantsur sa cassette personnelle. Elle va se traduire parune note manuscrite publiée à ses frais dans Libéra-

tion les jours suivants. Quelques lignes suivies de sonparaphe où l’acteur se félicite de voir la chaîne deson ami Khalifa – KTV – enfin autorisée à émettrepar le CSA, le Conseil supérieur de l’audiovisuel…

Malheureusement pour Depardieu, le petit écranque Khalifa rêvait d’ajouter à son empire financierva rapidement connaître de sérieuses pannes. Tant

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et si bien qu’après son lancement en fanfare lorsd’une fastueuse fête donnée dans sa villa cannoise,manifestation publicitaire pour laquelle Depardieuet d’autres artistes ont été grassement rémunérés,Khalifa TV va déposer son bilan. Cet échec télévi-suel annonce le début de la fin pour le golden boy dontle soi-disant empire, s’aperçoit-on, n’était bâti quesur un sable encore plus fin que celui du Sahara.Des magistrats français sont saisis du dossier.

En attendant les résultats de l’enquête policière,Depardieu assure « Moumen » de son indéfectibleamitié. Mais il prend tout de même quelques dis-tances tout en suggérant que Khalifa a peut-êtreété victime de certaines manipulations. Comprendqui peut. L’ironie de la situation veut toutefois que,lorsque Gérard Depardieu a parrainé la fameuseréception cannoise organisée par Khalifa – « la fêtela plus incroyable de l’année », écrira le quotidienlocal –, il venait de commencer le tournage d’unenouvelle comédie, au titre éloquent : Tais-toi ! Peut-être aurait-il mieux fait d’adopter cette ligne deconduite.

Lors de sa sortie, Tais-toi ! déçoit. Rien à voiravec le long métrage suivant, Les temps qui changent,

réalisé par André Téchiné, bénéficiaire, lui, d’unepresse élogieuse. Depardieu y partage l’affiche avecson amie Catherine Deneuve, dont l’interprétationest jugée magistrale, généreuse et bouleversante.Pas suffisante toutefois pour faire oublier à l’actriceun scénario de moins bon aloi que l’actualité luiimpose le jour même de la première projectionpublique du film.

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Ce jour de décembre 2004, Le Parisien révèle eneffet que Deneuve pourrait bientôt être convoquéepar la justice française. On la suspecterait d’avoirbénéficié, elle aussi, des largesses du généreux Kha-lifa. Rencontrant quelques représentants de lapresse régionale réunis au prestigieux restaurantLadurée, sur les Champs-Élysées, pour la promo-tion de Les temps qui changent, l’actrice, on la com-prend, fait grise mine. Patrick Tardit, de L’Est

républicain, obtient d’elle un démenti catégorique.Et même une grosse colère : « C’est insensé, je n’aipas de relation avec Khalifa, c’est incroyable deraconter des choses pareilles, être obligé de sedemander si on se rend à des soirées caritatives,puisqu’on va encore dire que vous êtes rému-néré… » Voilà pour le coup de sang. Côté prétoire,la star prend tout de même la peine de préciserqu’après en avoir discuté avec son avocat il n’est pasdans son intention de poursuivre Le Parisien en jus-tice pour des « trucs aussi minables ».

Minables peut-être, mais la police et la justiceaimeraient en savoir plus. Blonde et élégante, visagedissimulé par des lunettes noires, Deneuve débarqueaux alentours de 9 heures du matin, le 5 janvier2005, rue du Château-des-Rentiers, à Paris. Surcinq étages, l’immeuble ne paie pas de mine.Lorsque leur témoin pénètre dans un bureau desplus quelconque, ils lui proposent avec courtoisie de

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prendre place sur l’une des chaises situées face à latable métallique. Comme le veut l’usage, Deneuvedécline son patronyme légal – Catherine Dorléac –et commence à répondre aux questions. Elle n’estentendue, lui explique-t-on, que comme simpletémoin, dans le cadre d’une instruction menée parla juge Isabelle Prévost-Desprez. La procédure encours vise l’ex-milliardaire algérien, soupçonné de« blanchiment », d’« abus de biens sociaux » et de« banqueroute financière » (la déconfiture d’ungroupe de filiales multiples, dont la compagnieaérienne Khalifa Airways).

Au fil des heures, qui doivent sembler intermi-nables à Deneuve, les policiers cherchent à établirsi la star aurait facturé des prestations d’« image demarque » (traduire : de présence) à Khalifa, lorsd’événements mondains montés par ce dernier. Onévoque la fameuse soirée cannoise organisée pourle lancement de Khalifa TV (KTV), mais pas seu-lement. L’interprète de Belle de jour a aussi été pho-tographiée et filmée en février 2002, à l’occasiond’un match de football entre l’équipe d’Algérie etl’Olympique de Marseille, puis au dîner d’après-match en présence du président algérien Bouteflika.

Après plusieurs mois d’investigation, on sort de la « minablerie » pour entrer dans l’univers des gros chiffres. Les policiers estiment à quelque85 000 euros le montant global qu’aurait perçu l’actrice pour ces prestations mondaines. Un chiffreconfirmé par le bras droit de Khalifa, Amine Chachoua. Déjà mis en examen dans le cadre de la déconfiture de Khalifa Airways, dont il est le

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représentant en France, Chachoua a assuré auxenquêteurs que cette somme aurait été remise à lacomédienne en deux temps : 300 000 francs(45 734 euros) en espèces pour remerciement de sa présence lors de la rencontre de football, et43 000 euros afin qu’elle assiste, huit mois plus tard,à la mondanité cannoise. Ce jour-là, déclare encorele Franco-Algérien aux policiers, Khalifa en per-sonne lui aurait demandé d’aller récupérer l’enve-loppe dans sa chambre. Et l’intéressé de préciser :« Je savais que cette enveloppe était destinée àCatherine Deneuve. »

Outrée, la star conteste aussitôt cette dernière allé-gation. Elle nuance ensuite. Oui, répond en substanceDeneuve aux enquêteurs, elle a bien été défrayée àhauteur de 15 000 euros en liquide pour se déplacerà Cannes. Mais cette somme lui aurait été remisequelques jours avant la fête par une vieille connais-sance, Paul Hagnauer, ancien patron d’une agencede mannequins et bientôt éphémère P-DG de KTV,à son domicile parisien. Cet argent, poursuit l’ac-trice, n’aurait pas correspondu à une gratificationou à un salaire, mais au remboursement de fraisengagés par elle afin d’assurer le succès de la fête.Il lui aurait servi à s’habiller chez Prada ou Dolce& Gabbana – elle ne sait plus très bien –, ainsi qu’àrégler coiffeur et maquilleur. Non, assure-t-elleenfin, elle n’a été la bénéficiaire d’aucune autre lar-gesse de l’ex-magnat algérien.

Se faire une religion pièces en main, c’est le sou-hait le plus cher de la juge Isabelle Prévost-Desprez.À la mi-janvier 2005, la magistrate en charge du

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dossier Khalifa convoque à son tour la star dansson bureau de Nanterre (Hauts-de-Seine). Un localaustère où Deneuve doit non seulement affronterune femme réputée peu commode dans l’exercicede ses fonctions, mais aussi l’un de ses accusateurs :Mohamed-Amine Chachoua.

En la personne de ce Franco-Algérien surgit eneffet un des témoins les plus importants de cetteaffaire compliquée et, du coup, de cette enquête surle showbiz et ses rapports avec certains mondesparallèles. Après de longs mois de recherches, je vaisparvenir à le retrouver, employé aujourd’hui d’uneagence de voyages de la région parisienne. La qua-rantaine, silhouette confortable, il accepte de melivrer sa version d’une affaire aux ramifications plusétendues qu’on ne pourrait le croire. Une affairedont il serait, me martèle-t-il en guise de préambule,l’une des victimes expiatoires avec ses frères. De sestrois rencontres avec Deneuve, Chachoua m’affirmeavoir gardé des souvenirs précis, mais pas forcémentempreints d’une grande convivialité. La dernière endate étant leur confrontation du 18 janvier 2005dans le bureau de la vice-présidente du tribunal deNanterre. Ce jour-là, lui s’était fait accompagnerpar l’un de ses deux avocats, Me Thierry Dorléac…simple homonyme de la star !

La juge Prévost-Desprez, une Nordiste d’unequarantaine d’années, ne fonctionne pas à l’affectif,mode de relation très prisé dans les milieux ducinéma. Le visage sévère, la voix précise, elle attendles explications de la comédienne. L’une de ses pre-mières questions concerne la qualité des rapports

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que cette dernière entretenait avec Moumen Kha-lifa. Femme de tête, Deneuve pèse ses propos aumilligramme. Ils se révèlent plutôt favorables pourl’homme d’affaires, qu’elle admet avoir rencontré,le trouvant plutôt sympathique et cultivé. Cetteentrée en matière achevée, le juge instructeur luirappelle les faits qui lui valent d’être auditionnée entant que simple témoin. La star esquive, rappelantles motifs de ses déplacements à l’étranger, et sou-lignant leur dimension humanitaire. Elle chipote surle montant et les modalités de versement dessommes qui lui ont été remises. Cette ligne deconduite évasive n’est guère du goût de la magis-trate, qui tempête à deux reprises : « Madame, vousne dites pas la vérité ! » La juge relit à haute voix lespassages de l’audition de Paul Hagnauer où ce dernier reconnaît, devant les fonctionnaires de la bri-gade financière parisienne, avoir servi d’intermé-diaire entre le groupe Khalifa et l’actrice. IsabellePrévot-Desprez rappelle à Catherine Deneuve com-ment son ami lui avait remis, dans le jet privé – unChallenger 604 – au départ d’Alger, l’enveloppecontenant 300 000 francs. Comment à Cannes,Chachoua avait ensuite confié à Hagnauer43 000 euros que ce dernier s’était ensuite empresséde remettre à Deneuve dans les toilettes du Majes-tic, où Khalifa avait réservé à la star une suite pourla nuit… Le témoin Deneuve, sommé de s’expli-quer, semble moins à l’aise que devant la caméra,elle qui joua en 1978 le rôle d’une détective privée– dans Écoute voir, d’Hugo Santiag –, comprend àses dépens la différence entre la réalité et la fiction.

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C’est dans le plus grand calme qu’elle finit paradmettre la véracité des faits relatés et par confir-mer le montant des sommes perçues, pas si« minables » que ça. À une nuance près, et non desmoindres : à Cannes, assure-t-elle, le contenu del’enveloppe blanche rectangulaire que lui a remiseHagnauer ne s’élevait pas à 43 000, mais à30 000 euros. Si cet aveu correspond à la vérité, oùsont passés les 13 000 euros de différence ?L’« ami » Paul aurait-il, c’est sous-entendu, prélevéquelques billets au passage ? Un sous-entendu quel’ancien P-DG de Khalifa TV réfutera, lorsqu’il seraà son tour entendu par la juge. Comment faire lapart des allégations ? Sans preuve tangible dans unsens ou un autre, c’est parole contre parole, conclutla juge.

La star, en cours de confession, n’en a pas ter-miné avec Isabelle Prévost-Desprez, qui attendd’elle quelques détails supplémentaires. Pourquoises dénégations initiales ? Pourquoi une telle véhé-mence ? Selon Deneuve, ses raisons coulent desource : en l’absence de faute pénale, elle comp-tait éviter par la dureté de sa réaction une publi-cité préjudiciable. La juge reprend la parole pourexpliquer : « De toute façon, madame, vous n’avezrien à craindre [au niveau fiscal] : vous avez étécontrôlée une fois pour l’année 2002, et on ne peutpas être contrôlé une deuxième fois ! »

Pour la star, le calvaire – enfin, n’exagéronspas, l’épreuve – est terminé. La confrontation dans le bureau de Nanterre aura tout de mêmeduré une bonne heure. Comme au moment de son

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arrivée, on lui ménage par courtoisie la possibilitéde sortir du tribunal par l’issue réservée aux avo-cats et aux autres auxiliaires de justice. Accom-pagnée d’un sexagénaire au front dégarni et à labarbe grisonnante, Catherine Deneuve opte pourcette solution de préférence à la porte officielle,devant laquelle l’attend, selon toute probabilité,une meute de reporters-photographes. Ceux-ci,gros jean comme devant, devront se contenter desinformations brèves, et parfois erronées, quepublieront dès le lendemain leurs confrères de lapresse écrite.

À la lecture de ces comptes rendus qu’il juge approximatifs, l’avocat de Deneuve, HervéTemime, fulmine. Il se déclare « atterré face auxviolations du secret de l’instruction dans cette affaire,qui causent non seulement un préjudice sans aucunemesure avec les faits en question, mais qui révèlentaussi un travers malsain consistant à brûler sesidoles ». L’argument n’est pas totalement inexact,mais un peu usé à force d’avoir trop servi : nul,même très connu, n’est au-dessus de la loi. Deux ansplus tard, le ton aura d’ailleurs changé. C’est le tempsdes nuances. À l’AFP et au Monde, Me Temime vaconcéder que tous les chiffres évoqués dans la presseétaient tout au plus « légèrement exagérés ». Aumême moment, à nouveau interrogée par des jour-nalistes du Monde à propos de l’affaire Khalifa,Deveuve utilise un autre argument, celui de la victimisation-d’une-faible-femme-célèbre : « PourGérard Depardieu, on dit : c’est une connerie deplus. Pour moi, ça devient un crime de lèse-majesté !

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Je n’ai jamais dit que j’étais la Vierge Marie. C’esttoujours très dangereux d’être considérée commeparfaite. »

Mais qui parle de perfection ? Il s’agit avant toutde gros sous. De toute façon, en l’absence de fautepénale directe de sa part, la star, traitée avec équité,ne sera même pas mise en examen. De même, ellen’aura pas à craindre la curiosité du fisc. Notons aupassage que, contrairement à ce qui sera écrit, on nelui a pas conseillé de régulariser sa situation fiscalecontre des espèces sonnantes et trébuchantes, de lamain à la main !

Mais les vraies victimes, les voici. Regroupés dansun collectif de défense, plusieurs dizaines de milliersde petits épargnants algériens spoliés en appellentaujourd’hui aux responsables de leur pays, comme« à Catherine Deneuve, Gérard Depardieu et auxautres stars françaises bénéficiaires des largesses deRafik Khalifa ». Quelqu’un viendra-t-il ? En Algé-rie bien sûr, contentieux colonial oblige, c’est tou-jours bien vu de chercher des responsables françaisà toute difficulté. N’empêche que ces petites gensont parfois perdu le fruit d’une vie de labeur. Leurrequête n’a pas reçu d’écho. On peut douter que cesoit jamais le cas…

Poursuivi pour faillite frauduleuse, sous le coupd’un mandat d’arrêt international, Khalifa, lui, vitaujourd’hui en « exil » à Londres. En février-mars 2007, c’est dans son trois pièces de Knight-bridge, le quartier huppé de la capitale anglaise, qu’ilva assister devant son poste de télévision à son procèsen Algérie.

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En l’absence du principal inculpé, les magistratsfont alors défiler une cinquantaine d’autres per-sonnes impliquées dans le scandale financier deKhalifa Bank. La plupart des comparses connaî-tront, pour quelques années, la paille humide descachots algériens. Jugé pour association de malfai-teurs, vol qualifié, détournement de fonds, faux etusage de faux, Khalifa, lui, sera condamné, mais parcontumace, à la prison à perpétuité. Il paraît que legouvernement d’Alger ne désespère pas de récupé-rer un jour ou l’autre son ancien golden boy. Et, quisait, de récupérer une part du magot disparu. Quivivra verra… Quant à l’affaire française, elle suitson cours, et Khalifa est présumé innocent.

Deneuve, pour en revenir à elle, l’a compris : lefaux pas Khalifa écorne sérieusement son image, enFrance mais aussi dans le monde entier. La star n’aqu’à jeter un œil attentif à la multitude d’articlesque la presse internationale consacre à « l’affaireDeneuve ». Certaines plumes s’y montrent féroces,d’autres plus indulgentes, s’étonnent de ce mauvaisprocès fait à un monstre sacré du grand écran qu’onn’a jamais vu se négliger, s’abaisser, se commettre.Sans doute, blessée, a-t-elle tiré la conclusion quis’impose : la notoriété n’a jamais dispensé personnede clairvoyance ni de sagacité. D’une certainemanière, c’est même le contraire : plus on est connuet plus la prudence s’impose dès qu’il s’agit d’affairesd’argent.

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Le piège de Trappes

Jamel Debbouze a perdu l’usage de son brasdroit au cours d’une adolescence plutôt mouve-mentée. Ce jour de janvier 1990, le gamin n’a pasencore quinze ans qu’il se fait happer par le trainNantes-Paris en gare de Trappes, la ville de l’Ouestparisien où il réside. Pour lui, l’affaire va se termi-ner par un non-lieu de la justice. Mais selon lafamille réunionnaise de l’adolescent, compagnond’un soir de Jamel, décédé sous le choc du rapide,les circonstances du drame n’auraient jamais étévraiment éclaircies. C’est qu’à l’époque l’aîné desDebbouze traîne une réputation de petit délin-quant. De son propre aveu, il n’en fait qu’à sa têteet prend plaisir à fréquenter les « têtes brûlées » duquartier des Merisiers. De quoi épater la galerie et,le cas échéant, s’attirer quelques sérieux ennuis.

Un jour, c’est l’escalade à mains nues d’unimmeuble ; un autre, voilà Jamel agrippé aux bar-reaux du balcon d’un appartement situé au cin-quième étage. Des défis idiots et dangereux qui n’ont,

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en revanche, rien de très méchant. Du moins jus-qu’au jour où ces activités commencent à ressemblerà des actes délictueux. Par exemple ce vol de voi-ture dont il assure avoir été partie prenante :« C’était dangereux et c’était pas très drôle en soi.Mais ça attirait l’attention. » Écoutons-le préciser :« Tout ce qui aurait fait en sorte que je puisse medémarquer, je l’aurais fait. Peut-être pas tuer unevieille dame, mais lui tirer les cheveux, sans pro-blème. C’est horrible, mais pourtant, je regrette rien,c’est un bagage. »

Ce « bagage », Jamel en puise souvent l’inspira-tion au cinéma. En particulier après l’apparition surles écrans, au début des années 1980, de Scarface.

Signé Brian De Palma, le film conte l’ascension ful-gurante d’un Cubain ambitieux et sans scrupule,Tony Montana, dans le monde de la pègre améri-caine. Les fortunes du voyou se font et se défont surle marché de la drogue. Une révélation pour Deb-bouze qui, encore aujourd’hui, peut citer de têtel’une des répliques du scénario : « Quand j’aientendu à la vingt-septième minute Tony Montanadire : “Mes mains sont faites pour l’or et elles sontdans la merde !” » Jusqu’à quel point l’adolescentrebelle s’identifie-t-il à ce Montana campé de façonmagistrale par Al Pacino ? Aimerait-il devenir cepersonnage qui vise au raffinement social à n’im-porte quel prix ? Une dérive possible. Les truandscomme symboles vivants d’une revanche sociale ?C’est une conception. Jamel s’en explique avec fran-chise lorsqu’il replonge dans son adolescencetumultueuse : « Je ne veux pas faire Cosette, mais

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imagine : tu entres au collège, tu as trois frères etdeux sœurs. À la rentrée, c’est plusieurs listes defournitures scolaires. Même si on peut s’échangerdes trucs entre nous, ça reste lourd financièrement.Et pas question d’alourdir la situation de mesparents, c’est suffisamment dur pour eux. C’estpour ça que, sans scrupule, sans aucun scrupule,j’allais faire des conneries. Il suffisait d’aller aucentre des Merisiers pour y trouver n’importe quellebécane… » Tentation particulièrement puissantequand, parfois, il lui arrivait de gagner en une seulejournée l’équivalent du salaire mensuel de son pèreen « biznessant ».

Sur la nature de ce « bizness » de l’époque, Jamel,là encore, parle sans détour : « Je brûlais des voi-tures… Je faisais des conneries pour avoir ma pairede Nike. On cavalait tout le temps. Des fois que lesflics soient derrière. […] On était des fous, desdéglingos. On était des vrais violents. […] Je mesouviens encore d’un épisode où j’ai failli laisser lavie, un coup de fusil qui est passé à un centimètrede ma tête à la suite d’un menu larcin. » Unaccommodement avec la vérité pour mieux culti-ver l’image de rebelle en culottes courtes, pourrait-on objecter. Pas tout à fait, à en croire l’un de sescompagnons de virées de l’époque, Zoubir, aujour-d’hui trentenaire et heureux père de famille rangé.C’est avec sincérité et quelques regrets qu’il m’aconté quelques-unes des « p’tites conneries » com-mises en bande. À commencer par ces chapardagesdans les rayons du Carrefour de Saint-Quentin etdans les boutiques de fripes de la ville : « Là, on

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se chaussait avec les dernières Nike à plus de600 francs la paire, puis par la suite, on y fera l’es-sentiel de nos courses. Les vigiles ne disaient rien.Parfois, ils nous demandaient même de prendre untruc pour eux. Ces razzias se déroulaient toutes lessemaines. Chacun prenait un truc. Côté chaussures,Jamel aimait bien les baskets. Moi, j’étais mocassins.Nous étions des beaux gosses. Nos seules préoccu-pations, c’était la fête et les nanas ! »

Les soirs de fiesta, chacun doit rivaliser en élé-gance. Zoubir et Jamel prennent leurs habitudesdans des discothèques de la capitale et de ses envi-rons. « Notre boîte préférée était Le Pacific à laDéfense, mais nous allions aussi au Midnight et auRaï, à Paris, des boîtes à l’ambiance orientale. Nousnous y éclations à vingt ou trente potes. C’était labelle époque. » Pour se rendre sur place, à défaut deRER, les fêtards jettent à l’occasion leur dévolu surune voiture « abandonnée » pour la nuit par un pro-priétaire trop confiant d’une des communes avoisi-nantes. Ces véhicules volés transporteront à maintesreprises Jamel, mais jamais celui-ci ne participera àleur « câblage », insiste Zoubir. Une prudence quin’empêchera pas la future star de se retrouver à plu-sieurs reprises en garde à vue dans des locaux poli-ciers. Les heures lui paraîtront « interminables »,comme il le confessera plus tard. Et, fort heureuse-ment pour lui, sans conséquences. « Jamais j’ai prisde peine de prison. » Tant mieux pour lui.

« S’il n’y avait pas eu le théâtre, Jamel aurait pro-bablement mal fini, constate néanmoins Zoubir avecsoulagement. Une grande partie de nos potes de

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l’époque ont terminé dans la came. Personnelle-ment, nous y avons jamais touché. Certes, Jamelparticipait à nos petits bizness – chapardages etquelques recels –, mais cela ne dépassait jamais lespetites conneries. » Les voitures brûlées ? « C’estvrai. Mais, la plupart du temps, c’étaient des escro-queries à l’assurance. Tout le monde faisait ça àl’époque. Des voitures trop vieilles ou abîmées. »Aujourd’hui encore, Zoubir se rappelle comment laplupart de leurs transactions se déroulaient au barLes Merisiers, aujourd’hui détruit. Oui, il a souventvu ses copains « dealer » quelques barrettes de shitmarocain, mais ni Jamel ni lui n’ont pratiqué cecommerce de détail assez spécial. Parfois, le tandems’amusait bien à rouler des joints, mais on les col-lait derrière l’oreille « pour la frime ». Après, on lesoffrait aux copains gratos…

Zoubir et Jamel ne sont pas les seuls à biznesser.D’autres bandes sévissent alors aux Merisiers. D’au-thentiques gangs aux noms évocateurs : les Requinsvicieux, V’là les dragons, et surtout les Black Spi-ders. Square de la Commune, leur quartier géné-ral, ceux-là entretiennent une réputation de vraisdurs. Leur spécialité : le racket à la sortie des écoleset collèges. Et les valeurs sont tellement chambou-lées dans la cité que les Spiders apparaissent commedes modèles aux yeux de nombreux jeunes.À commencer par Jamel. Lequel ne tarde pas àcréer sa propre bande, baptisée TSA, The SectionAttack, « la section qui attaque, quoi ! ». C’estqu’il a ses raisons : « Les Black Spiders étaientl’équipe à laquelle il fallait coller. C’était la bande

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par excellence, le clan comme dans les films améri-cains à la manière des Warriors, des trucs que l’onvoyait dans Beat Street… C’était l’exemple parfaitd’une équipe de Blacks soudés face à l’adversité.Leur état d’esprit me convenait tout à fait. Ils étaientà la marge d’un système qui ne leur convenait pas.On voulait se comporter comme eux. C’était lesgrands. Ils arrivaient à la boulangerie, ils se servaientsans payer, ils s’habillaient gratos, c’était génialcomme système. Ils faisaient tout ça sans jamais riendemander à qui que ce soit, puisque personne neleur demandait rien à eux. »

Le chef des Spiders, Dominique N., est un grandgaillard à l’impressionnante carrure, qui a galérédans différentes sociétés d’intérim, avant de déciderun jour de « se servir sur la bête », comme me leconfie Guillaume Ley. Ce jeune homme fut un jourdélesté d’une montre par N., la terreur du quartier,mais aujourd’hui il dit comprendre son ancien rac-ketteur : « Je pense qu’il était un pauvre type, ensouffrance. » Compassion identique chez Jamel, quise souvient de l’une de ses premières rencontres avecle loubard. La scène se déroule dans l’enceinte ducentre commercial des Merisiers : « Il venait de setaper une dizaine de boîtes d’intérim. Il m’a dit :“Cette France, c’est de la merde.” Il n’avait pas lahaine contre le pays, mais tout juste dégoûté par lamanière dont les choses se passaient. Il a fini par :“T’inquiète pas pour moi, je m’en sortirai…” »

À quel moment Jamel prend-il conscience desdangers qui le guettent ? Probablement ce jour dejanvier 1990. Le drame de la gare de Trappes va

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en effet marquer sa vie à tout jamais. Au cours desmois qui suivent, l’enfant terrible de Trappesdécouvre le théâtre d’improvisation qui, aprèsquelques années de travail acharné, le propulseraau rang de star du showbiz.

Du showbiz et de la télévision, où il devient, à lafin de ces années 1990, la mascotte de Canal+, l’em-blème de la chaîne cryptée. Vient ensuite le cinéma,où Debbouze fait un malheur. Plusieurs longsmétrages : Le Ciel, les oiseaux et ta mère, et surtout Asté-

rix vont le transformer en acteur le mieux payé del’Hexagone.

Hélas, l’argent et la gloire ont aussi leurs revers.Voilà quelque temps déjà que la passion de l’humo-riste pour les belles voitures alimente la chroniquede plusieurs commissariats des Yvelines, son lieu dedomicile. Rien de vraiment répréhensible, d’ailleurs,pour l’ex-commissaire Jean-Jacques Chapin, quiresta en poste de longues années à Trappes puis àSaint-Quentin. Un grave défaut tout de même, lapassion immodérée de Jamel pour la vitesse : « Jel’ai vu rouler dans des voitures extraordinaires. Leproblème, c’est que les voitures ne sont pas appa-reillées pour lui. Lorsqu’il roule vite, et il roule sou-vent très vite, il se casse la gueule. Cela s’est produitsur l’autoroute, à Saint-Germain-en-Laye, puis avecla Ferrari de Guillaume Durand, qu’il avait pliée ducôté de la ville nouvelle. Jamel est venu nous voirau commissariat de Guyancourt pour déposerplainte pour vol ! Informé, Durand a rapidementrejoint nos locaux. Il était très remonté. “Arrête tesconneries, j’sais très bien qu’on l’a pas volée !”,

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avait-il lancé à Jamel devant l’un de mes collèguesplutôt amusé par le spectacle. »

En décembre 1999, c’est au volant d’une autregrosse cylindrée que Jamel est surpris à brûler unfeu rouge au lieu-dit le Grand-Carrefour, à Trappes.Pas de chance ce jour-là : un capitaine de police estprésent sur les lieux. Le gradé, comme c’est sondevoir, interpelle le contrevenant. Or, il a affaire àun chauffard irascible. « Debbouze lui a fait unnuméro pas possible, reprend l’ancien commissaireChapin. Le capitaine, qui était très carré, l’a faitdescendre de sa voiture, lui a demandé de sortir lesmains de ses poches, en ignorant que son bras droitétait invalide. Il ne l’avait pas reconnu. Pour ne pasavouer son handicap, le voilà qui commence àinsulter le capitaine. Mais celui-ci n’est pas hommeà se laisser intimider, et de lui ordonner : “Étei-gnez-moi ce moteur !” Debbouze s’exécute, maisen prenant soin aussi de balancer les clés de la voi-ture dans une grille d’égout ! Un cinéma pas pos-sible. Du coup, mon capitaine l’a ramené au poste,où il fut placé en garde à vue. C’est à ce moment-là que l’on me prévient. Debbouze au commissa-riat ! Et d’imaginer les suites : la presse, la télévision,des campagnes sur la ségrégation… “Vous l’audi-tionnez et vous le foutez à la porte !” ai-je ainsiordonné au capitaine, plutôt soulagé de se débar-rasser du récalcitrant automobiliste. »

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L’histoire ne dit pas ce qu’il se serait passé dansle cas d’un quelconque quidam. Et là, nous avonsaffaire à une sorte d’abonné.

Récalcitrant, Jamel le sera en effet tout autant le31 décembre 1999 à Paris. À la suite d’un accro-chage de la circulation, un étudiant est sérieusementblessé par le Trappiste et trois de ses amis. Course-poursuite, reddition, dérouillée, chantage auconstat ? Tout est faux, réplique Jamel lorsque lapresse évoque l’incident. Pour lui, l’automobilisteaurait pris la fuite après « être rentré » dans sa Jaguartoute neuve. Or, le malchanceux en question, unétudiant breton, Jérôme D., a déposé plainte contreses présumés agresseurs auprès du parquet deRennes. Selon la version qu’il livre à la justice, c’estson véhicule, une R5, circulant alors dans leXVIIIe arrondissement, qui aurait été percuté par le bolide à bord duquel se trouvait le comédien. Etd’exhiber un certificat médical lui délivrant une ITTde sept jours. « On s’est attrapés par le col, on s’estbousculés, mais on ne s’est pas frappés », affirme deson côté Jamel. Seulement voilà : les autorités judi-ciaires viennent de constater que son permis deconduire n’est plus valide depuis plusieurs mois…

Lorsque cette dernière information est renduepublique, Jamel se trouve déjà au centre d’une autrepolémique bien plus embarrassante. Celle-ci a pourcadre le Palais omnisport de Paris-Bercy (POPB)…Une affaire toujours en cours dans laquelle Jamelest présumé innocent.

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Gare au gorille !

Ce samedi 1er janvier, il est aux alentours deminuit lorsque l’humoriste quitte l’enceinte duPOPB. Il vient de participer à la grande soiréeMaghreb Danse et de souhaiter une bonne année2000 à son public. Répartie dans quatre voitures,toute sa bande de copains doit prendre le chemindu restaurant où il est prévu de finir la soirée.Ouvrant le cortège, Jamel a pris place au volant deson 4 × 4 Mercedes immatriculé en Allemagne.Quelques dizaines de mètres le séparent de la sortie,où stationne un convoi de CRS.

Que se passe-t-il à ce moment-là ? La version deJamel est très simple. Écoutons-la : « On est sortisdu POPB. Il y avait une autre voiture derrière. Entout, nous étions neuf personnes. On a fait quinzemètres tranquillement jusqu’au premier feu rouge.On s’est arrêtés, comme il se doit. C’est là qu’unmotard s’est porté à ma hauteur et m’a répété plu-sieurs fois, de plus en plus agressif : “Dégage !” Je mesuis rangé sur le bas-côté. Et j’ai dit : “Tu pourrais

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parler un peu plus poliment.” Il m’a alors sorti duvéhicule et m’a fait une clé à mon bras paralysé.Mon frère a crié : “Faites attention, il est paralysé !”Un autre motard est arrivé, il lui a donné un coupde matraque. Je me suis dégagé. J’étais révolté envoyant mon frère se faire malmener. J’ai entenduun motard qui me criait : “Ferme ta gueule, tu esun peu trop médiatique !” J’ai alors pris deux coupsde matraque, un dans le ventre, un dans la tête, etle marchand de sable est passé. »

La suite est connue. Appelés sur les lieux, lespompiers des premiers secours examinent le blesséavant de le faire conduire à l’hôpital Saint-Antoine,situé dans le même arrondissement. Là, Jamel estexaminé en urgence par deux internes, qui détec-tent un « triple traumatisme crânien, cervical etabdominal » sans lésion apparente, justifiant unsimple arrêt de travail de deux jours. Le séjour deJamel, placé en observation, dans l’enceinte de l’éta-blissement va se prolonger trente-six heures. À sasortie, la vedette du petit écran, minerve en mousseautour du cou, refuse toute déclaration aux nom-breux journalistes présents. Son avocat, Jean Enno-chi, le fera pour lui au cours des heures suivantes,annonçant qu’une plainte sera déposée contre Xpour violences. Dans la réalité, Jamel et sonconseil préféreront attendre les premiers résultatsde l’enquête confiée à la deuxième division de PJ.Et, mieux, disposer des conclusions de l’Inspec-tion générale des services (IGS, la police despolices), chargée d’établir si le comédien a bienété victime de violences qui pourraient donner lieu

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à d’éventuelles sanctions contre les membres desforces de l’ordre impliqués.

Place Beauvau, l’affaire est jugée « épineuse » parJean-Pierre Chevènement, le ministre de l’Intérieur.La notoriété de la « victime » risque de relancer lestensions entre les jeunes issus de l’immigration et lapolice. Un phénomène d’autant plus fâcheux quel’impressionnant dispositif policier déployé à Pariset en région parisienne pour la Saint-Sylvestre a étécouronné de succès. Sans oublier la presse, quiouvre ses colonnes à la « première bavure de 2000 ».Les circonstances de l’altercation ne sont pas éta-blies que le ministre se voit interpellé par MalekBoutih, président de SOS Racisme, lequel luidemande de « prendre des sanctions contre les res-ponsables de cette véritable agression, révélatrice depratiques honteuses de fonctionnaires qui se croientau-dessus des lois ».

La protestation de Boutih intervient quelquesheures seulement après la diffusion par l’AgenceFrance Presse de photos prises ce soir-là. Elles mon-trent Debbouze inanimé plaqué au sol par deuxCRS. Pis, un témoin, retrouvé par un quotidien,confirme le matraquage de Jamel et met directe-ment en cause un commissaire de police présent surles lieux. « Les insultes fusaient de tous les côtés,déclare ce témoin, qui n’accepte pas que son nomsoit publié. Puis, j’ai entendu le type dire à Deb-bouze : “C’est pas parce que t’es une star qu’il fautnous faire chier !” Tout de suite après, il lui a foncédessus en lui donnant de grands coups de matraquedans l’abdomen. Jamel s’est écroulé. Là, les flics ont

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un peu paniqué, ils ont essayé de le soigner, maislui ne bougeait plus. »

Dans l’après-midi du 4 janvier, lorsqu’il quitte lesbureaux de l’IGS par une porte arrière des locauxsitués dans le XIIe arrondissement, Jamel, sourire auxlèvres, se veut rassurant. Accompagné de son frèreKarim et de sa nouvelle assistante, Nadia Mourine,le comédien déclare qu’il a été auditionné pendantprès de deux heures et demie, mais se refuse pru-demment à tout commentaire. Quelques heures plustard, un communiqué de presse, rédigé une foisencore par son conseil, confirme sa version : il a bienété frappé à la tête par un motard et à l’abdomen parun autre policier.

Côté police, justement, et comme il fallait s’yattendre, la version des événements diffère notable-ment. En voici les grandes lignes. Ce samedi-là, unecompagnie de CRS est mobilisée autour du POPBpour le maintien de l’ordre. Les risques d’incidentsont en effet possibles compte tenu de la présenced’environ 2 000 spectateurs dépourvus de billets. Lasoirée s’étant déroulée dans le calme, la CRS reçoitl’ordre de faire route vers les Champs-Élysées. C’està ce moment que, sortant du parking, le véhiculede Jamel Debbouze s’insère dans le convoi. Lesmotards font signe au conducteur de s’écarter. Envain puisque le véhicule poursuit son chemin. Aufeu rouge, d’autres fonctionnaires demandent àDebbouze de sortir de la Mercedes et de présenterses papiers. Nouveau refus de sa part, d’où inter-pellation suivie d’une brève échauffourée. Toujoursselon les fonctionnaires impliqués dans l’incident, à

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aucun moment il n’y a eu outrage à agent, mais unsimple refus d’obtempérer, qui reste tout de mêmepassible des tribunaux.

Dans les heures qui suivent, le syndicat de poli-ciers Alliance confirme cette version. Par la voix deson secrétaire général, Gérard Boyer, il en profitepour s’interroger sur ce qui ressemble, selon lui, à« un gros coup d’esbroufe ». Le représentant syn-dical fait allusion aux clichés reproduits dans lapresse et montrant toutefois non pas des policiersmaintenant le blessé au sol, mais deux CRS en trainde tâter le pouls de Jamel. Pis, toujours selonAlliance, l’ensemble des clichés aurait été purementet simplement vendus par l’entourage de l’artiste àdes fins publicitaires. Sur la foi de divers témoi-gnages concordants, un proche aurait ainsi lancé aublessé : « Reste à terre, on va filmer ! » Comme onle voit, l’accusation n’est pas mince. Résultat : lesréactions ne se font pas attendre. Piquée au vif,l’AFP dément toute négociation financière au sujetde ces clichés, à propos desquels elle confirme tou-tefois qu’ils lui ont bien été « donnés » par un prochede Jamel.

A-t-on incité la star à exploiter un incident detoute façon mouvementé ? Sollicité, son entouragen’aide pas à clarifier cet aspect médiatique de l’af-faire, en respectant un silence radio. D’ailleurs, ilfaudra attendre une dizaine de jours avant queJamel lui-même sorte de sa réserve. Ce jour-là, lorsd’une conférence de presse organisée à deux pas dela place Stalingrad, il dit « regretter » que son alter-cation avec la police ait pris de telles proportions.

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Et va jusqu’à accréditer l’hypothèse d’une récupé-ration par des gens pas forcément bien intention-nés. Par la même occasion, Debbouze confirme sonabsence aux urgences médico-judiciaires, alors quele parquet de Paris le lui avait demandé afin d’yconstater d’éventuelles blessures. Officiellement, unséjour au Maroc pour un voyage prévu de longuedate l’en aurait empêché. Comme je serai bientôtamené à le révéler, ce déplacement n’était pas toutà fait étranger à l’affaire du POPB. Mais n’allonspas si vite en besogne.

Pour l’heure, on s’attardera sur les conclusionsde l’enquête diligentée par la police des polices. Envertu des divers témoignages collectés, les « bœuf-carotte » de l’IGS exemptent les policiers de touteresponsabilité. Jamel ne s’en déclare guère étonné :« Avec les condés, on est perdant d’avance. » Maisc’est pour se plaindre aussitôt du traitement que luiinfligent les journalistes depuis quelques jours. Et là,surprise : « Ce dont j’ai le plus souffert, c’est desmédias. De victime, je suis devenu coupable et res-ponsable de cet événement. Les attaques person-nelles, surtout celles qui visent mon entourage, je neles accepte pas et je ne les accepterai jamais. »

Le juge d’instruction chargé du dossier feraconnaître, l’année suivante, les suites données à saplainte avec constitution de partie civile contre X…En la circonstance, un non-lieu en faveur des policiers. Dans son ordonnance, le magistratJean-Baptiste Parlos justifie en ces termes sa déci-sion : « Compte tenu de la contradiction des décla-rations des personnes ayant assisté à la scène et en

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l’absence de témoignages et d’éléments objectifsdéterminants, rien ne permet d’affirmer que lesfonctionnaires de police ont fait usage de la forceautre que celui strictement nécessaire à la constata-tion du délit de refus d’obtempérer à l’interpellationde la personne mise en cause. »

Lorsque je les solliciterai afin d’en avoir le cœurnet, ni Jamel ni son avocat ne souhaiteront s’expri-mer sur l’affaire. Par souci de discrétion ou par pru-dence ? Probablement les deux, à en croire lesconfidences que va me livrer l’ancien commissaireChapin : « En réalité, tout avait été filmé par descaméras de surveillance, et lorsque des collègues del’IGS lui ont montré le film, l’affaire s’est dégonfléeà toute vitesse. »

Ce spécialiste des banlieues chaudes a son expli-cation : « Il était encore dans cette logique de confron-tations idiotes avec la police. Il était encore àl’époque où il lui fallait se mettre en scène. Dans lerôle de la victime, bien sûr. Il était Jamel l’Arabe etpas encore Jamel Debbouze le comédien. Il n’avaitpas encore grandi. »

Une analyse perspicace. Reste néanmoins cet épi-sode imprévu survenu le lendemain de l’incidentdéjà consternant du POPB.

Ce dimanche 2 janvier, Khalid el-Quandili croit bien faire en rendant visite à son copain Jamel,toujours en observation à l’hôpital Saint-Antoine.

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Légèrement souffrant, portant une minerve autourdu cou, le visiteur emprunte l’ascenseur pour accé-der aux étages. Arrivé devant la porte de la chambredu célèbre patient, il remarque la présence de NadiaMourine et Boualem Talata, l’assistante et le gardedu corps de Jamel. Deux personnes qui, bienentendu, reconnaissent l’ex-champion du monde dekick boxing. Le problème, c’est qu’entre les troisprotagonistes l’estime réciproque ne règne pas. Uneuphémisme pour dire que Quandili n’aime niNadia ni Boualem, qui le lui rendent bien.

Talata en particulier. Originaire de Dreux, dansl’Eure-et-Loir, ce jeune homme de trente-deux ansaime à se présenter comme l’ami et le protecteurdes stars. De fait, sa clientèle compte les rappeursCharles M’Bouss, alias MC Jean Gab’1, ou encorel’incorrigible Joey Starr, qui l’a d’ailleurs fait figu-rer dans un de ses clips. Mais la rumeur, toujoursmauvaise fille, prête aussi à Talata une activitéocculte dans le milieu des machines à sous. Lors-qu’il recrute l’ancien boxeur, marié et père de troisenfants, Jamel n’en a cure. Talata lui a été présentéen 1997 par l’un de ses collaborateurs à KissmanProductions. « Jamel l’a engagé pour la fibre ban-lieue et parce que Boualem avait réussi à dégagerle garde du corps du moment, en lui faisant uneoffre que ce dernier n’a pu refuser, comme on dit »,m’a confié Hafid Hamdani. À travers ses activitésprofessionnelles, ce producteur a eu maintes foisl’occasion de côtoyer le gros bras, qu’il m’a dépeintcomme un personnage fidèle en amitié et capablede se montrer très généreux à l’égard de ses vrais

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copains. Reste à bien les identifier. Si Talata sembleavoir quelque peu forcé la main de Debbouze, lastar n’est pas mécontente de cette présence rassu-rante à ses côtés. Écoutons encore Hamdani :« Jamel commençait à “monter”, il avait besoin dureprésentant respecté dans toutes les banlieues. Ilfaut dire que son succès commençait à susciter pasmal de jalousies et autres convoitises. À l’époque, ilrevenait chaque soir à Trappes, où il était parfois lacible de voyous qui s’en prenaient à sa voiture, et àdes racketteurs. Après l’arrivée de Boualem, per-sonne n’osera plus jamais s’y attaquer. » Considérécomme une figure montante de la nouvelle généra-tion du milieu, le Franco-Algérien ne passe ordi-nairement pas pour un tendre. El-Quandili, quivoulait juste rendre une visite amicale à son pote,va l’apprendre à ses dépens.

Laisser pénétrer le champion du monde de kick-boxing dans la chambre de Jamel ? Pas question,semble souffler Mourine à l’oreille de Talata, cejour de janvier 2000. Vexé et surpris, El-Quandilis’insurge :

— C’est à moi que tu dis ça ?— Tu m’excuses, mais tu ne peux pas entrer, lui

répète le bouledogue à la carrure imposante.— C’est Jamel qui te l’a demandé ?Signe négatif de Talata.— Alors si ce n’est pas Jamel, tu dégages !El-Quandili tente de poursuivre son chemin et

de pénétrer dans la chambre. La suite, il me l’acontée lors de notre première rencontre à Rabat,où il a créé sa société de production : « C’est à ce

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moment-là qu’il s’est jeté sur moi, par surprise ettraîtrise. J’étais incapable de bouger du fait de maminerve, et il a commencé à me mordre férocementla joue. Alertés par le vacarme, des médecins sontarrivés et se sont interposés. Talata a fini par lâcherprise. On m’a ensuite entraîné vers un service pourm’y soigner. Après avoir probablement prisconscience de la gravité de son acte, Talata y adébarqué à son tour pour me rendre mon portable,tombé lors de l’échauffourée. » Bilan de la vilainebaston pour El-Quandili : une ITT de douze jours.De l’hôpital à l’hôpital, en somme !

L’affaire ne s’arrête pas là. Aux yeux du Franco-Marocain, la hache de guerre est désormais déter-rée, et pas de son fait. Rétabli, il s’en va déposerplainte, « pour le principe et pour l’exemple ». Surle procès-verbal, rédigé au commissariat duXIIe arrondisse ment, El-Quandili décrit les vio-lences subies. Il en désigne son auteur et son inspi-ratrice supposée : Talata et Mourine.

L’affaire est dans l’affaire, comme le ver est dansle fruit. Informé, Jamel ne prise guère le dépôt deplainte de son ancien mentor. Dans un premiertemps, il le bombarde de suppliques anodinesdéposées sur sa boîte vocale et déclinées sur tousles tons. Mais lorsque El-Quandili s’apprête àrépondre, la star s’est déjà embarquée pour Rabat,où elle a sollicité… une audience royale. C’est fairejouer au plus haut niveau l’argument d’autorité. Ils’agirait d’obtenir de Mohamed VI le retrait de laplainte d’El-Quandili ! « C’est le roi qui me l’a dit »,m’a assuré ce dernier. Un souverain qu’il connaît

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bien. Depuis une quinzaine d’années, le championde kickboxing entretient des relations respectueusesavec son souverain. « Sportif de haut niveau, SaMajesté, alors prince héritier, me demanda en1989 de remettre en jeu mon titre de champion dumonde à l’occasion d’un combat qui devait sedérouler au Maroc. Par la suite, il m’apporta sontotal soutien dans l’organisation de mes Nuits destrophées. Suite à la visite de Jamel, Sa Majesté m’adonc téléphoné. Je me trouve alors en France, oùje suis prévenu de son appel par son délégué à l’in-térieur. Notre conversation dura une trentaine deminutes. Je me souviens qu’elle fut parfois coupéecar il m’appelait de sa voiture. Sa Majesté me dit :“Jamel est passé me voir, qu’est-ce qu’il fautfaire ?” Je me déclare surpris qu’on le dérangepour ce genre d’affaire. Puis je m’engage à laissertomber ma plainte si tel est son désir. Le roi semblesatisfait, avant de me suggérer : “Pourquoi tu net’occupes pas de lui ?” Je lui réponds que ce n’estguère dans mes compétences. J’en profite pourévoquer également certains membres de l’entou-rage de Jamel à l’influence négative. Je pense qu’illui a fait passer le message. »

La star tiendra-t-elle compte de l’avertissementroyal ? Guère, si l’on croit la confiance que Jamelva renouveler à Nadia Mourine. Un personnagehaut en couleur de plus dans notre histoire…

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C’est au printemps 1999 que la Franco-Maro-caine, native de Haute-Saône, apparaît dans l’en-tourage du comédien. Selon certains, elle lui a étéprésentée par l’un des musiciens du chanteur ChebMami ; pour d’autres, la rencontre a été organiséepar l’un de leurs amis communs, le footballeurfranco-algérien Ali Benarbia. Quoi qu’il en soit, lecourant passe entre Jamel et Mourine, âgée d’unevingtaine d’années, à l’allure sportive, à l’intelligencevive, au charme certain, voire envoûtant. Ne laisse-t-elle pas entendre en effet, à tous ceux qui l’ap-prochent, qu’elle posséderait des dons de médium ?Fasciné de longue date par le surnaturel, Jamel semontre sensible à cette revendication peu banale.Suffisamment pour confier à la jeune femme la ges-tion de ses affaires. À ce moment précis, le curricu-lum vitæ de Mourine fait état d’une expérience demanager chez McDonald’s et à Eurodisney. Jamella propulse au poste d’assistante financière de Kiss-man, sa société de production. À l’en croire, c’estaussi elle que l’artiste chargerait de régler la plupartdes dépenses de sa vie quotidienne. Une missionqu’elle accomplit avec d’autant plus de « dévoue-ment et sérieux qu’une grande pagaille et confu-sion » règnent, en ce temps-là, dans différentscomptes du comédien, comme me l’a assuré sonpropre avocat, Me Edgar Vincensini.

Au fil des mois, la jeune femme, à l’entregentaffirmé et au savoir-faire certain, sait se rendreindispensable. Pas sans dégâts collatéraux ! La pre-mière victime de son influence naissante seraJacques Massadian, le manager de Jamel, prié sous

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peu d’abandonner son poste. Plein d’amertume,celui-ci finit par se soumettre à la dure loi de sonemployeur. Nadia prend dès lors en charge la négo-ciation des contrats de l’artiste. Ceux, notamment,qui concernent une campagne de pub au profit deMaroc Télécom et du film Astérix. Dans la foulée,Mourine propose à son patron d’investir dans lapierre. C’est bientôt chose faite avec l’acquisition detrois appartements cossus à Bordeaux et d’une villaà Marrakech. Au passage, la jeune femme exige desubstantielles commissions auprès du nouveau pro-priétaire. Les obtiendra-t-elle ? Ce sera l’un despoints de litige que la justice devra éclaircir lorsqueplus rien n’ira entre les deux amis. Mais, à l’époque,les jeux sont loin d’être faits.

Un jour de l’été 1999, la dynamique Nadiadébarque à Rabat, où elle espère monter une opé-ration humanitaire parrainée par plusieurs artistesde renom. Mais, le 23 juillet, un événement inat-tendu l’oblige à tout annuler. Les Marocains et lemonde entier apprennent en effet la disparitiond’Hassan II. Place désormais aux funérailles solen-nelles du monarque, auxquelles assistent bonnombre de chefs d’État. La France y sera repré-sentée par le président de la République, JacquesChirac. Jamel et ses amis assistent, eux aussi, auxcérémonies, en compagnie de Khalid El-Quandili.Proche, on l’a vu, de la famille royale, celui-cis’avoue à peine surpris de recevoir au cours desjours suivants un appel téléphonique en prove-nance du palais. Au bout du fil, l’un des conseillersde Mohamed VI, le nouveau souverain. Selon

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El-Quandili, qui m’a raconté l’échange verbal, leton de son interlocuteur n’est guère empreintd’amabilité. « Qu’est-ce que c’est que cette his-toire avec Debbouze et Mourine ? » lui lance-t-il.Avant d’enchaîner : « Debbouze n’arrête pas defaire le pied de grue auprès du prince MoulayRachid en lui assurant qu’Hassan II, paix à sonâme, est réincarné dans Mourine ! » N’en croyantpas ses oreilles, El-Quandili hésite à trancher entreune mauvaise plaisanterie et une histoire de fous.Dans les deux cas, des ennuis en perspective. Soninterlocuteur, qu’il connaît bien, n’est d’ailleurspas du genre à se prêter à un canular de mauvaisgoût, et en l’occurrence particulièrement offensantà l’égard du trône. Encore sous le choc, l’ex-cham-pion du monde de boxe lui promet de tirer au clairces édifiantes confidences. Il saute au volant deson véhicule. En route pour une villa de la plagede Témara, non loin de Rabat. Là résident Jamelet ses amis. Le comédien se déclare étonné parcette visite inopinée.

— Qu’est-ce que tu veux ? lance-t-il à celui quireste son ami.

Vexé, El-Quandili le prend de haut :— Ah bon, tu me demandes maintenant ce que

je veux quand tu me vois ?— Non, non, mais tu ne peux pas comprendre,

se reprend le vacancier qui commence à échafau-der des hypothèses pour expliquer cette irruptionde toute évidence non désirée. Si tu es là, ce n’estpeut-être pas un hasard… Mais il faut que je te pré-vienne. Tu vas voir ici des choses qui pourront te

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surprendre, mais je dois d’abord te dire qui estNadia Mourine.

À ce stade du récit, laissons une fois encore laparole à El-Quandili, qui me conte bien volontiersl’étrange scène à laquelle il a alors assisté. Sansomettre quelques propos plutôt déroutants que luiaurait alors tenus Jamel : « Il continue à me parlerde Mourine, qu’il compare à Dieu. “Depuis que jel’ai rencontrée, ma vie a changé, m’assure-t-il.Maintenant tu vas la voir, mais il ne faut pas quetu sois surpris, ce n’est pas elle que tu vas voir.” Sur-pris, je questionne : “Et qui vais-je voir ?” “Tu vasvoir Sa Majesté Hassan II qui s’est réincarnée enelle, et qui a besoin de revoir ses enfants.” Jem’étonne et j’interroge, mi-ironique, mi-sérieux :“Et c’est qui, ses enfants ?” “Il faut qu’elle voie leroi, les princesses, le petit prince, etc.”, reprendJamel, imperturbable, à fond dans son trip. Il mefait alors pénétrer dans le salon. J’y découvre Mou-rine assise en tailleur sur le canapé, revêtue d’uneample toge blanche. Autour d’elle, plusieurs per-sonnes la dévorent des yeux. On aurait dit ungourou entouré de ses disciples. Il y a la petite amiede Jamel, Ahmed et Fatima Debbouze, ses parents,ainsi que ses frères Karim et Momo. Dans un silenceimpressionnant, tous paraissent attendre l’oracledivin. Un décor surréaliste de fous. Des bougies par-tout. Je ne voulais pas bousculer le petit Jamel. Quefaire ? Je demande à tout le monde de quitter leslieux afin de m’entretenir avec Mourine. Enfin seuls,les yeux dans les yeux, je lui dis ma façon de penser :soit elle recouvre ses esprits, soit elle va au-devant

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de sérieux désagréments. Elle ne moufte pas, maiscomme par enchantement, des amis l’apercevrontle lendemain courant sur la plage, dépouillée de sesaccoutrements. Elle ne paraissait plus habitée. Toutétait rentré dans l’ordre. Pour moi, cette femme étaitune aventurière, mais Jamel n’était pas sa seule vic-time. Ce qui m’a vraiment touché, ce sont aussi lesparents Debbouze. Ils semblaient aussi émus quemoi en voyant leur fils dans cet état. À leurs côtés,l’amie de Jamel ne paraissait pas davantage rassu-rée. J’ai même cru déceler dans son regard unedétresse incommensurable. De toute évidence,Jamel subissait, mais personne n’osait broncher. Aucours des mois précédents, je l’avais pourtant pré-venu à plusieurs reprises des dangers qu’il couraitavec cette intrigante, mais il n’était pas encore prêtà l’entendre. Mon altercation avec Talata, qu’elleavait aussi réussi à envoûter, n’améliora pas nos rela-tions. Mourine n’ignorait pas que je l’avais à l’œil,mais, pour elle aussi, j’étais désormais devenul’homme à abattre. »

De longs mois s’écoulent encore avant que Jamelémerge enfin de son mauvais karma. À ce moment-là, en 2002, peut-être sous la pression d’un contrôlefiscal, l’artiste soupçonne son omniprésente colla-boratrice d’avoir eu l’« inspiration divine » de…soulager ses comptes bancaires d’environ 3 millionsde francs (457 000 euros). Escroquerie, s’indigne lastar, qui dépose une plainte en bonne et due formeauprès du parquet de Paris. Le début d’un longchemin de croix juridique pour Jamel, confronté àtrois reprises à son ancienne femme d’affaires. Des

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auditions, qui se déroulent dans l’étroit cabinet pari-sien du pôle financier, rue des Italiens, sous la res-ponsabilité du juge d’instruction Marie-ÉlisabethMescart. De ces séances, le conseil de Mourine,Me Vincensini, a gardé le souvenir d’interminablesdécomptes de justificatifs et de factures. Et le senti-ment bien ancré de relations à couteaux tirés entreJamel et son ancienne collaboratrice. Par exemplelorsque l’artiste s’en prend avec une véhémenceinattendue à Mourine : « Ça ne prendra plus ! Jene crois plus en tes pouvoirs ! Tout ça, c’est bidon !Je ne te crains plus ! » « À ce moment, tout le mondeéclate de rire, poursuit l’avocat. Nous étions partissur une affaire banale. Et là, tout à coup, on seretrouvait dans le surnaturel. » Mais le pôle finan-cier, cela va de soi, n’a rien à voir avec un lieu derécréation. Les confrères de Me Vincensini et lui-même sont aussitôt tancés par la magistrate Mes-cart : « Elle nous a dit qu’il ne fallait pas se moquerde ces choses-là, qu’il y a des gens qui y croyaientet que ça pouvait être sérieux. Elle s’en prend plusparticulièrement à moi parce que j’avais dit quec’était du n’importe quoi. En même temps, je luirappelle mes origines corse et brésilienne, et pourapaiser son courroux je lui propose d’amener sur-le-champ une poule pour un rituel de Macumba.C’est alors que Jamel s’est retourné vers moi en lan-çant : “Mais il est complètement cinglé c’lui-là !” »

Lorsque la longue et minutieuse instruction dujuge s’achève, nous sommes à la fin de l’année 2006.Au printemps suivant, c’est au tour des magistratsde la douzième chambre correctionnelle de Paris de

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rendre leur jugement. Ils livrent les attendus sévèresà l’endroit de l’ancienne assistante de Jamel : dix-huit mois de prison avec sursis, sans oublier le rem-boursement de l’essentiel de la somme supposéedétournée. Cependant, rien n’est encore joué, sou-ligne Edgar Vincensini, puisqu’il a aussitôt inter-jeté appel en espérant bien, cette fois-ci, obtenir larelaxe pure et simple de sa cliente. D’après lesconfidences qu’il m’a faites, Nadia Mourine s’estreconvertie dans la compétition de golf. Elle se ditsereine quant à l’issue de ce deuxième procès qui,après deux renvois, devrait finalement se dérouleren juin 2009. Quoi qu’il en soit, son sort sera à l’évi-dence, et fort heureusement, plus enviable que celuiréservé à Boualem Talata, l’autre personnage sul-fureux de l’entourage de la star Debbouze. Talata,que nous avons quitté au moment de sa baston avecEl-Quandili, en janvier 2000.

Or, en novembre de cette même année, la nou-velle fait l’effet d’un coup de tonnerre : le gorilleautoproclamé de Jamel Debbouze, ce dur à cuiredont le pittbull terrifiait les hôtesses de Canal vientde succomber des suites d’une fusillade à Dreux, saville natale. Selon les premières informations quiparviennent à la star, son garde du corps aurait étéla victime d’un règlement de comptes lié à unedette de jeu impayée. Mais d’autres mobiles à cettefin brutale peuvent être pris en compte. Deux moisplus tôt, ne soupçonnait-on pas Talata d’être mêléà l’exécution du célèbre parrain Francis Vanver-berghe, dit Francis le Belge, survenue en plein jourdans une rue fréquentée de Paris ? Interrogé sur

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l’éventuelle implication de son gorille dans ce règle-ment de comptes au sein du milieu, Jamel avait pré-féré l’esquive : « Il paraît que c’était un grand voyou,mais je ne sais pas ce que Boualem fait la nuit.D’ailleurs, ça ne m’intéresse pas. »

Reste la disparition tragique de son ange gardien.Quelques rumeurs laissent entendre que Jamel seserait montré très, très généreux à l’égard de lafamille de son ancien garde du corps. Il est vrai quel’artiste n’a jamais eu à se plaindre du dévouementde Talata. Depuis ses débuts à la télévision,« Boubou », comme l’avait baptisé son entourage,lui assurait une pro tection sans faille, protégeantaussi sa famille dans leur quartier des Merisiers. Par-lons de ce jour où le pittbull de Momo Debbouzea disparu dans d’obscures circonstances. Pour Jamelet son frère, l’affaire a tourné à un véritable drame,comme me l’a confié le commissaire Chapin, solli-cité à l’époque par le comédien. Heureusement,l’animal sera finalement récupéré par Boubou. Etdans des circonstances mal élucidées là encore :« J’ai d’abord pensé à un enlèvement lié aux com-bats de chiens organisés à l’époque du côté du Boisde l’Étang, à proximité de Trappes. Ou à un racketdont le molosse aurait été la monnaie d’échange… »

Curieux destin, au final, que celui de Jamel Deb-bouze, dont le nom apparaît tout à la fois au registredes « embrouilles » – mais celles-ci ne sont-elles pasinhérentes à son statut de star ? – et au tableaud’honneur du showbiz. Toujours en cette fin d’an-née 2000, il se voit décerner le titre envié de« comique de l’année » aux M6 Awards. Dans le

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même temps, Trappes en fait un « citoyen d’hon-neur », par un vote du conseil municipal, sur pro-position de l’édile communiste de la ville de sonenfance. Quelques mois plus tard, c’est à l’acadé-mie Grévin de le recevoir. Ce jour-là, il ne cachepas son bonheur d’être désormais gravé dans la cire.L’occasion de tirer la morale de ses mésaventurespassées : « Si je m’entoure bien, je vais faire parlerde moi. J’suis sûr que le meilleur est à venir. »

On ne demande qu’à le croire, surtout s’il sait sepréserver des influences néfastes de tant d’amis quilui veulent du « bien » et risquent surtout de luicauser du tort. Mais la vie des vedettes est ainsi faiteque les tentations y sont omniprésentes et le milieu,jamais très loin.

Pas vrai, monsieur Sinatra ?

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Parle plus bas, Frank…

Le lecteur n’a pas oublié Paul Muni, l’interprètede la première version américaine de Scarface dontla fascination pour les gangsters se prolongea bienau-delà du tournage du film classique de HowardHawks. Peut-être sous l’influence de George Raft,qui lui donnait la réplique. Car Raft n’a jamais faitmystère de son adolescence tumultueuse dans unquartier difficile de New York, le Hell’s Kitchen, oùil fut prématurément confronté à la violence de larue. Il y noua de même très tôt des liens avec lemilieu local, et ceux-ci n’échapperont pas aux réa-lisateurs d’Hollywood, qui lui feront désormais alter-ner des rôles de danseur et de gangster. Un pas dedanse, un coup de revolver. Jusqu’au metteur enscène français Denys de La Patellière, qui le sollici-tera au milieu des années 1960 pour son Rififi à

Paname, dont Raft partagera l’affiche avec un autremonstre sacré, Jean Gabin.

Frank Sinatra, lui, a opté pour la chanson, avecl’immense succès qu’on connaît. Réussite qu’il doit

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à son talent, à un travail acharné, mais pour unebonne part aussi à quelques rencontres providen-tielles. Celles, notamment, des membres éminentsde Cosa Nostra. Et elle sut se montrer généreuse àson égard, la mafia italo-américaine. Au milieud’une carrière en dents de scie, elle fera par exemplepression – on imagine par quels procédés – sur desproducteurs d’Hollywood afin que ces derniersgarantissent au crooner un premier rôle dans Tant

qu’il y aura des hommes. Le film où il campe le per-sonnage d’Angelo Maggio, le souffre-douleur puisla victime du sadique sergent Judson, et qui luivaudra un oscar salvateur. Tant qu’il y aura desmafieux, il y aura leurs protégés.

Aux rumeurs persistantes concernant ses liensavec le crime organisé, le légendaire crooner oppo-sera un démenti aussi constant que catégorique.Mais pouvait-il faire autrement ? Seule sa dispari-tion, en 1988, permettra enfin d’y voir plus clair.Grâce aux enquêtes journalistes approfondiesd’abord, puis à la mise à disposition du public desarchives du FBI, avec leurs 2 000 pages consacréesaux patrons de Cosa Nostra. Elles dévoilent Sina-tra côté cour, proche ami de Sam Giancana, leparrain de la mafia de Chicago. Les mêmes docu-ments suggèrent qu’il a eu des contacts avec LuckyLuciano, autre mafieux notoire, lors d’un voyageà Cuba en 1947. Plus loin dans le temps, onapprend que le chanteur fut soutenu à ses débutspar un racketteur du New Jersey, Willie Moretti.Par la suite, il allait s’acoquiner avec Carlo Gam-bino, Gaetano Lucchese ou Joseph Fishetti, un

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cousin d’Al Capone… Le gratin du milieu italo-américain, pour parler franc, douteuses fréquenta-tions qui n’ont pas échappé à Francis Ford Coppola,le scénariste et réalisateur du Parrain, qui a fait deSinatra Johnny Fontane, un des personnages secon-daires de son film.

La mort du crooner chéri de Cosa Nostra a déliédes langues jusque-là figées par la peur. Des témoinsprivilégiés, à la faveur d’un article de presse, d’unebiographie, ont révélé tel ou tel détail croustillant.Prenez l’acteur comique Jerry Lewis. Eh bien, levoilà qui conte tout à coup comment l’interprèteinoubliable de Stranger in the Night a servi de trans-porteur de fonds à la mafia. Comment, en tout cas,il a failli être arrêté lors d’un passage en douane àNew York en possession d’une valise contenant prèsde 4 millions de dollars ! Les douaniers voulaientfouiller le bagage bourré de liasses, mais ont dûrenoncer à cause… de l’attroupement provoqué parla présence de la star. Toujours selon Lewis, ce sca-breux épisode, qu’il tient d’une confidence de Sina-tra lui-même, se serait déroulé en 1946, aprèsl’extradition de Luciano des États-Unis vers l’Italie…

Ah, l’Italie ! Ah, la bonne ville de Gênes ! Lavedette internationale s’y rendait régulièrementpour encourager l’équipe de football. À quelquesencablures, la principauté de Monaco, où la staravait également ses habitudes depuis de nombreusesannées. Plus précisément depuis le « mariage dusiècle », en 1956, du prince Rainier avec GraceKelly, l’inoubliable interprète de High Noon (Le train

sifflera trois fois).

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C’est en Afrique, trois ans plus tôt, lors du tour-nage de Mogambo, que Grace et Frank se sont ren-contrés pour la première fois. Le début d’une grandeamitié qui ne se démentira jamais. L’année 1966 voitMonte-Carlo fêter le centenaire de sa création, et denombreuses festivités sont organisées. L’anciennereine d’Hollywood devenue princesse du Rocher ensurveille le bon déroulement. Le retentissementmédiatique aussi, grâce aux stars de la musique et duthéâtre qu’elle a su attirer pour l’occasion : JoanSutherland, Birgit Nilsson ou encore le pianiste VanCliburn. Sans oublier les amis de toujours : SammyDavis Jr, Cary Grant et bien entendu Sinatra.

Simple coïncidence sans doute, c’est cette mêmeannée 1966 que Rainier frappe son grand coup. Ilachète plusieurs centaines de milliers d’actions quivont lui permettre de devenir le maître de la Sociétédes bains de mer (SBM), gérante de multiples actifsd’hôtellerie et de loisirs, dont les casinos, dans l’ag-glomération monégasque. Bientôt sortiront de terredes champignons d’un type spécial : le Holliday’sInn et le Loews, dont les pilotis plongent dans lamer. À l’intérieur de l’immense complexe de loisirsde luxe, des restaurants, des piscines, des boutiques,des cabarets et des salles de jeu. Ils attirent des cen-taines de milliers de touristes chaque année. De nou-veaux jeux ont droit de cité : le craps et le black-jack,entre autres. Et, une fois encore, Grace convoquele banc et l’arrière-banc des vedettes du show-busi-ness américain. Ses actions relationnelles portentd’ailleurs leurs fruits. Plutôt juteux. Une clientèlemade in USA commence à débarquer par jumbos

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entiers. Pour l’amusement des visiteurs et l’amélio-ration de ses fonds propres, la SBM installe desmachines à sous à tous les points de passage. Selonles experts financiers, c’est sans conteste avec le com-plexe du Loews que le Rocher va commencer à fairesérieusement de l’argent. Grâce au sens des affairesde Rainier, beaucoup, et à l’amabilité des Sinatra,Sammy Davis Jr et autres, un peu quand même.

Hélas, des rumeurs se mettent bientôt à circuler.On évoque la présence de parrains, ceux de lamafia, soupçonnés d’avoir investi de l’argent – sale,cela va sans dire – dans le casino. Le nom de FrankSinatra est avancé : il aurait joué l’intermédiaire,allégation qui n’a jamais été prouvée. Lui laissefiler : voilà belle lurette qu’il a pris son parti desrévélations répétées de la presse.

L’entourage de Rainier s’inquiète de cettecontre-publicité de nature à ternir l’image duRocher. Mais la famille princière n’a cure de l’élé-gance de souteneur de Sinatra, pis encore, de sesliens avec Cosa Nostra. Si beaucoup, dans l’esta-blishment, ont préféré prendre des distances avecla vedette de la chanson, Grace et Rainier ne renie-ront jamais leur ami Frank. Au printemps 1981encore, le couple célèbre ses noces d’argent, cettefois-ci loin du Rocher. Destination : Palm Springs,à Los Angeles, où se trouve justement la propriétéde Sinatra. Pour leurs hôtes princiers, Frank, avecBarbara, sa nouvelle épouse, déploie le faste digned’un milliardaire italien attaché aux traditions : legâteau à la banane fait un mètre de long ! De nom-breux artistes de renommée internationale ont

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répondu à l’invitation : l’inévitable Cary Grant,Ruppert Allan, l’ancien rédacteur en chef de Look,

devenu consul de Monaco à Los Angeles, et Gre-gory Peck, qui a observé, interloqué, une coutumefamiliale des Grimaldi : « Sitôt le gâteau d’anni-versaire découpé, Grace ou Rainier – je ne me sou-viens plus – s’empara d’un morceau dégoulinant decrème et le jeta à la figure de l’autre ! » Inutile depréciser que cet épisode pâtissier s’est déroulé avantla photo officielle, qui va réunir toute la joyeusetroupe. Et bien sûr, on n’a pas oublié les enfants ducouple princier : Caroline, Albert et Stéphanie, lacadette des Grimaldi, dont les frasques sentimen-tales ne vont pas tarder à faire, non pas les gâteauxà la crème, mais les choux gras de la presse people.

Août 1984. Paris Match salue « le coup de cœurde l’été ». En l’occurrence, l’idylle qui vient de senouer entre Stéphanie et Anthony Delon. De quoiagiter le Rocher, où le dernier fiancé de la jeuneprincesse s’appelait Paul Belmondo, autre fils d’ac-teur particulièrement bien considéré par le princeRainier. Depuis de longs mois, la présence du jeunehomme, chaleureux et posé, semblait pour lui unréconfort. « C’est un garçon charmant, gentil,sérieux, bien élevé. Il ne passe pas ses nuits dans lesdiscothèques, il est très sportif… Il est très préve-nant avec ma fille. Ils s’entendent merveilleusementbien. » En même temps, le chef du clan Grimaldi

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sait que les tourtereaux sont jeunes et qu’avant deparler mariage il faut réfléchir sérieusement à laquestion. Stéphanie la résout d’ailleurs à sa manièrelorsqu’elle met fin à l’idylle avec Paul Belmondopour en entamer une autre avec Delon junior. Lesdeux jeunes gens se connaissent, il est vrai, depuisde nombreuses années. Stéphanie venait de soufflerses dix-sept bougies quand ils se sont rencontrés lapremière fois à L’Élysée-Matignon, la boîte bran-chée des nuits parisiennes. Le temps et l’amour ontdonc fait le reste. Enfin presque. Car, à en croireAnthony, Rainier voit d’un très mauvais œil cettenouvelle liaison. Autant Paul lui plaisait par sonsérieux, autant il considère le fils d’Alain Deloncomme un personnage infréquentable et, dit-on,« un mec dangereux ». S’en est-il ouvert directe-ment à Frank Sinatra à l’occasion d’une des visitesdu chanteur dans la principauté ? Lui a-t-il faitpasser le message par l’un de ses proches ? Je ne suisjamais parvenu à le savoir. Seule certitude, lesmenaces dont le fils du samouraï sera bientôt l’ob-jet au cours d’une soirée monégasque, scène savou-reuse qu’Anthony contera dans son livre desouvenirs. Laissons-lui la parole :

« Quand j’arrive au Jimmy’s ce soir-là, le direc-teur de la salle, un copain, me prend par le braset se met à bafouiller : “Sinatra te cherche. Il veutte parler.” Effectivement, le crooner m’attend…avec, derrière lui, une armoire normande. Sinatrame prend par le bras et m’enfonce dans une descabines téléphoniques de la galerie, de façon àm’immobiliser.

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« — Do you know who I am ? (“Tu sais qui jesuis ?”)

« — Yes !

« — Stay away from Stéphanie ! You understand

me ? (“Garde tes distances avec Stéphanie ! Tu ascompris !”)

« C’est alors que Sinatra me fait un truc demafioso, d’affranchi : il me donne une tape sur la joue.

« — Go now ! (“Va-t’en maintenant !”)… » Un dernier conseil qu’Anthony Delon, qui

n’ignore pas la brutalité de Cosa Nostra, ne se ferapas répéter deux fois. Le jour suivant, il quitte leRocher et par la même occasion sa belle princesse.Celle-ci aura d’ailleurs tôt fait d’oublier son amou-reux en poursuivant sa carrière de chanteuse àsuccès. Après Ouragan, un super-tube, elle grave sonsecond disque. Les morceaux s’intitulent Fleurs du

mal et Besoin. « Viens, j’ai sur les lèvres le goût amerdes fruits sauvages… », clame la princière chan-teuse, et l’on croit discerner dans ces paroles deBesoin une allusion publique à l’histoire d’amourvécue avec Paul Belmondo. Pour la promotion duquarante-cinq tours, Stéphanie joue la carte de lafranchise, admettant avoir commis quelques erreursdans ses choix affectifs. « J’ai aimé des gens, mais,dans ma position, c’était difficile de savoir s’ils m’ai-maient pour mes qualités… ou plutôt pour ce queje pouvais leur apporter par ce que je représentais.J’ai souvent été déçue. »

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Nous sommes alors en mai 1986. Et il faudraencore plusieurs années à la princesse avant de trou-ver chaussure à son pied. Mais cette fois, ça y est,le soupirant idéal est là ! Daniel Ducruet n’estautre que son ancien garde du corps. En 1991, ila quitté son employeur, la Sûreté publique moné-gasque, pour se lancer dans la vente en gros desproduits de la mer. Une occupation tout à faithonorable dont se gausseront tout de même sesdétracteurs, qui l’affublent du titre de « poisson-nier », comme s’il y avait là quelque chose de ridi-cule ou d’insultant. Après la liquidation de sasociété, l’ancien de la Sûreté publique s’associe avecun Italien qui vit depuis cinq ans sur le Rocher.Franco – c’est son prénom – se présente commeexpert dans la fabrication de glaces, d’où le nom deleur association : Monakice. Mais, une fois encore,l’affaire bat de l’aile. Peut-être Daniel a-t-il la têteailleurs qu’au commerce ? Seule importe désormaissa liaison sentimentale avec Stéphanie.

Une union officielle ? Pas question, laisse-t-onentendre du côté du palais. La donne change tou-tefois lorsque Stéphanie annonce à son père la nais-sance prochaine d’un enfant. La cadette de Rainiernagerait dans le bonheur si, quelques semainesavant d’accoucher, elle ne devait tout à coup faireface à une « sale affaire ». Un quotidien italienaffirme qu’un trafiquant de drogue, lié au cartelcolombien de Medellín, aurait fourni de la cocaïne

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à la princesse monégasque à l’époque où elle se lan-çait dans la mode. L’information fait grand bruit.Aux États-Unis, elle est largement reprise par le New

York Post, qui publie les « confessions » du dealer.L’affaire, semble-t-il proche de l’esbroufe, neconnaîtra pas de suite judiciaire pour la fille de Rai-nier. Mais, quelques jours plus tard, Daniel devientà son tour la cible de la presse : on vient de l’inter-peller lors d’une altercation avec un médecin aprèsun banal accrochage sur une route. Dans son bureauprincier, Rainier ne décolère pas. C’est très mauvaisgenre, un esclandre de ce calibre ! Dans le but decontrebalancer cette contre-publicité, il exige queStéphanie continue à participer ès qualités aux mani-festations officielles, mais seule. Coincée entre sonamour pour Daniel et l’affection familiale, la jeunemère de famille – Louis est né en novembre 1992 –donne l’impression de marcher sur un seul pied. Elleaccepte de paraître à l’occasion, mais boude aussicertaines mondanités protocolaires.

En mai 1994, « Steph’ de Monac’ » donne le jourà un second enfant, petite fille prénommée Pauline.L’événement est doublement important pour Danielpuisque Rainier, ému par cette naissance et dési-reux d’apaiser le climat familial, accepte de le saluerdans les locaux de la maternité. Quelques heuresplus tard, Caroline de Monaco se rend auprès de sacadette pour échanger quelques banalités avecDucruet. Celui-ci devra néanmoins patienter encorequelques mois avant que Rainier accepte enfin d’officialiser sa liaison avec Stéphanie. La cérémo-nie se déroule à Monaco, mais dans la plus grande

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discrétion, le 1er juillet 1995. « Mariage pluvieux,mariage heureux, dit un dicton français… Mal-heureusement, il ne pleuvait pas samedi à Monacopour les noces de la princesse Stéphanie », ironiseLibération avec son irrespect traditionnel envers lestêtes couronnées, les princesses-médias et les richesprincipautés. Et de raconter comment la presse dumonde entier s’est déplacée dans le vain espoird’immortaliser ce « non-événement ». En réalité,Rainier a exigé que la fête se déroule en serviceminimal, à huis clos… ou « en petites pompes, enquelque sorte », souligne avec humour, lui aussi,France Soir, qui se borne à constater que « Sté-phanie a enfin épousé le père de ses enfants »…

Il est vrai en tout cas que les centaines de pho-tographes, venus des quatre coins du monde ethabitués à un meilleur traitement sur le Rocher,en ont été pour leurs frais. Aucun cliché de la céré-monie, à une exception près sous la forme d’unephoto de famille classique dont Nice Matin, le jour-nal de la région, décroche l’exclusivité. Pour refou-ler les curieux, un impressionnant cordon depoliciers était en place autour du Clos Saint-Martin, la coquette demeure où s’est réfugié lecouple. Mais, prenant leur mal en patience, lespaparazzi vont se rattraper les jours suivants auxAntilles, où les nouveaux mariés effectuent leurvoyage de noces.

On peut toujours gloser sur la romance de Sté-phanie et Daniel, présentée comme un conte defées. Mais c’est une fable d’un autre acabit quecertains parlementaires français sont en train de

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concocter. Ceux-là n’apprécient guère les paradissous leur forme fiscale, et en particulier Monaco…

Au début de l’année 1993, la France s’apprêteà voter. C’est ce moment que choisit le députéUDF François d’Aubert pour publier son rapportsur les mafias italiennes qui, estime-t-il pièces enmain, veulent « coloniser » l’Hexagone. Pour lerecyclage de leur argent sale, il identifie deux prin-cipales têtes de pont : Monaco et Saint-Martin, îledes Caraïbes à quelques encablures de la Guade-loupe. De « véritables pipelines », affirment desexperts entendus par la commission.

Sur le Rocher, la publication du rapport fait l’effet d’une douche écossaise, paradoxe pour uneprincipauté connue pour la mer et le soleil. Ce n’estpourtant pas faute d’avoir été prévenus. Trois ansplus tôt, à l’automne 1990, le petit royaume des Grimaldi avait été secoué par le krach de la Bim –la Banque industrielle de Monaco. Un épisode sca-breux qui avait mis en lumière les facilités offertespar Monaco à des capitaux pourtant plutôt suspects.Grâce à des comptes ouverts sous de fausses iden-tités, des trafiquants de drogue colombiens avaientpar exemple recyclé, sans peine, plusieurs centainesde millions de narcodollars. Parmi les prête-nomsqu’ils avaient utilisés, on comptera un parent duministre monégasque des Finances, une caméristedu palais, et même quelques membres d’une

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dynastie locale de l’immobilier. Tous échapperontaux foudres de la justice, les faits étant antérieurs àune loi plus répressive bientôt votée sur le blanchi-ment. Le directeur de la Bim, lui, préférera éviterle scandale. Il se serait suicidé.

En ce qui concerne la gestion du casino exploitépar la Société des bains de mer, le constat de Fran-çois d’Aubert est tout aussi accablant. Ses investi-gations pointent principalement les « agentsprêteurs » italiens soupçonnés de liens avec la mafia.Selon lui, la technique de ce qui apparaît commeune opération de blanchiment des plus simples : lecasino fait appel à des agents chargés d’attirer auxtables de jeu des clients fortunés. Ces rabatteurs sontrémunérés sous la forme d’une commission calcu-lée en général soit en fonction de la perte des« pigeons », soit en fonction du volume des sommesque ces derniers mettront en jeu. L’équivalent, côtécasino, des entraîneuses de bar.

Cette pratique contestable n’aurait rien d’inha-bituel si ces modes de rémunération n’avaient servià d’autres fins parfaitement illégales, elles. En clair :du blanchiment. Autant de faits que la Société desbains de mer affirme ignorer. Le prince Rainier estdepuis toujours intéressé au développement de l’om-nipotente SBM. Et pour cause : l’affaire, florissante,brasse à la fin des années 1990 plus de 2 milliardsd’euros annuels. « Un enjeu financier colossal, meconfirme un magistrat. Car il y a ce que rapportela structure du casino dans sa comptabilité officielle,apparente – de 2 % à 3 % du budget de l’État –,mais il y a aussi tout ce qu’il y a autour des jeux :

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les boîtes de nuit, les hôtels, les magasins de luxe,les grandes boutiques, etc. Au total, ça fait vivrebeaucoup de Monégasques, l’autre partie de lapopulation étant absorbée par l’administration. Enclair, entre le revenu net et l’emploi que ça génère,la SBM se révèle d’un excellent rapport. »

Tellement qu’après la publication du fameux rap-port parlementaire les dents grincent au palais.Comme c’est embêtant, cette initiative des élus fran-çais ! D’un autre côté, Rainer peut-il durablementcontinuer à faire l’autruche ? Fin politique, le petit-fils de Louis II comprend que non. Il doit lâcher dulest. Puisque la France réclame des têtes, la justicemonégasque les lui livrera, à condition qu’elles nesoient pas haut placées.

Deux ans après les conclusions embarrassantesde François d’Aubert sur la gestion de la SBM, lesouverain demande donc au procureur généralGaston Carrasco de se charger personnellement del’affaire. Le magistrat s’exécute, « dans la plusgrande discrétion, mais avec une ardeur tout à faitinhabituelle », me glisse, malicieux, un de sesconfrères en poste sur le Rocher pendant plusieursannées. Pour instruire ce dossier épineux, le procu-reur porte son dévolu sur Charles Duchaine. Cejeune juge, récemment affecté à Monaco (les magis-trats français en poste sur le Rocher sont désignéspar Paris, mais avec l’accord du palais), ne semblepas dénué d’ambition. Trente-trois ans, avec sa car-rure de rugbyman, il peut envisager l’étape moné-gasque comme un tremplin pour un avancementfutur. Mais Duchaine, qui se définit lui-même

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comme un psychorigide, reste sur ses gardes. Sonintuition lui souffle qu’il pourrait s’agir d’une affaireà double détente : tout en s’indignant du rapportd’Aubert, on lance une enquête orientée, « preuve »de la bonne foi des autorités judiciaires moné-gasques, qui pourraient en profiter pour sanction-ner certains opposants politiques ou syndicaux. Enfin de compte, le doyen des juges d’instruction vaeffectivement parapher les inculpations suggérées,mais en ajoutant à la liste certains supporters dupalais. Une première pour les croupiers de la SBM,qui jugent « intolérables » tant ces couperets judi-ciaires que les « méthodes policières » du juge d’ins-truction. Pour mieux faire valoir leur agacement,les voilà qui viennent manifester sous les fenêtresdu nouveau ministre d’État, Paul Dijoud. Repré-sentant du gouvernement français à la tête de sonéquivalent monégasque, ce dernier ne va pas tarderà découvrir à son tour les singulières pratiques dela justice du Rocher.

L’ancien secrétaire d’État au Travail chargé del’immigration au sein du gouvernement de Ray-mond Barre arrive en 1995. Sa désignation inter-vient au moment où Rainier se trouve gravementmalade. « Le prince a estimé que, en nommant unvieil ambassadeur, son fils allait se faire bouffer parles vieux “mammouths” », m’explique un financierinternational bien introduit dans les milieux diplo-matiques français et monégasques. D’où, ajoute-t-il, « sa préférence pour Dijoud, qui présentaitl’avantage d’être un homme jeune et compétent ».Mais le palais ne tarde pas à comprendre son erreur

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de calcul. Dijoud, en effet, n’a pas la moindre inten-tion de jouer le jeu du prince. Tandis que Rainierse rétablit, le représentant français ne cache pas savolonté de bouleverser les choses. Deux conseillersfont pour commencer les frais du grand nettoyagequ’il entend imposer au Rocher.

Une telle ambition, évidemment, passe mal.Lorsque Paul Dijoud prend conscience de cette réa-lité, il est trop tard : le voici devenu persona non grata.

Deux ans après son arrivée, le diplomate trop exi-geant est expédié en Amérique du Sud par le gou-vernement de Jacques Chirac. Son départ a étéexigé par le palais. Était-il lié à certains dossiersexplosifs pour lesquels on ne souhaitait aucun épi-logue judiciaire ? Le premier lièvre soulevé parDijoud concernait des capitaux blanchis provenantd’un important trafic de drogue. Leur destinationaurait été les caisses noires d’un parti politique espa-gnol, pas moins ! « Je sais qu’il s’était beaucoupimpliqué dans cette affaire, m’a révélé un magistrat,longtemps en poste sur le Rocher. Il la considéraitcomme extrêmement grave. Je sais également qu’uncertain nombre d’éléments en relation avec cetteaffaire ont été traités à son insu, alors qu’il étaitpourtant le Premier ministre. » Du gouvernementmonégasque s’entend.

Le second dossier assez grave pour retenir l’at-tention du diplomate français concernait une entre-prise ukrainienne, dont les dirigeants, avait-ildécouvert, étaient connus pour leurs activités deblanchiment. Bien implantés dans la principauté, ceshommes ont apparu en 1996 en qualité de sponsors

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du grand prix de Formule 1 et du rallye de Monte-Carlo. « Comme par hasard, dès que la rumeur acommencé à circuler sur leurs prochaines interpella-tions, les affiches assurant la promotion de cettesociété ont été retirées, et les futurs prévenus ont eule temps de s’envoler… », m’a expliqué l’avocat niçoisWilliam Caruchet, particulièrement bien informé del’infiltration des capitaux douteux de la mafia russesur la Côte d’Azur. Il n’a jamais été démenti…

Ces sulfureuses affaires et les avertissementsconsécutifs de la France poussent tout de même lesinstitutions monégasques à réagir. Elles mettentenfin sur pied des mesures sérieuses pour luttercontre le blanchiment de l’argent sale. La créationdu Siccfin – le service spécialisé dans le contrôle surles circuits financiers – apparaît ainsi comme lapreuve éclatante de leur bonne foi. Est-ce suffisant ?La suite des événements permet d’en douter. Maisqui vivra verra…

Voilà d’ailleurs qu’une affaire d’une tout autrenature s’abat sur le palais princier.

De mémoire de Monégasque, on n’a jamaisconnu un tel scandale. En août 1996, un an aprèsson mariage, Daniel Ducruet est photographié aubord de la piscine d’une villa de Villefranche-sur-Mer, entre Nice et Monaco. Le mal ne serait pasgrand si l’objectif ne l’avait surpris dans des posesdignes de figurer dans le Kama-sutra. Sa partenaire

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en jeux érotiques se trouve être une jeune striptea-seuse d’Anvers, Fili Houteman, Miss Belgique…catégorie seins nus !

Pourtant habituée aux échos meurtriers de lapresse people, la famille princière s’inquiète : où lescandale va-t-il s’arrêter ? Pas ici, à en juger par l’at-titude des magazines européens à fort tirage, éta-lant à leur une les clichés qui compromettent le maride Stéphanie. Gente et Lu Tremilla, en Italie, publientainsi plus de trente pages de clichés on ne peut plusparlants. Blick, en Allemagne, montre l’infidèle enaction et tout nu, un simple carré noir dissimulantsa virilité en plein essor. Facts, en Grande-Bretagne,saisit les protagonistes dans leur nudité intégrale. Lepire est d’ailleurs à venir lorsque la Sûreté moné-gasque apprend qu’à Vintimille, commune italiennedistante de quelques kilomètres, la vidéo complètedes exercices corporels de Daniel et Fili au bord dela fameuse piscine a commencé à circuler sous lemanteau moyennant finances.

À l’issue d’une réunion de crise, Rainier et sesconseillers prennent leur décision : trois mois sontaccordés aux juristes de la principauté pour réglerdéfinitivement l’affaire Ducruet, pas un de plus !Thierry Lacoste, l’avocat de Stéphanie, sera le pre-mier à monter au créneau de la défense des vertusfamiliales. « La princesse se trouve dans un état detristesse et de déception », déclare-t-il, confirmantainsi à demi-mot les rumeurs d’une séparationrapide. Mais dans la réalité, selon l’un de sesproches, la jeune femme est plus furieuse qu’abat-tue. C’est qu’il y a une sacrée différence entre

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tromper sa femme et l’humilier publiquement. Onpeut pardonner l’infidélité, pas la publicité qui luiest donnée…

Meurtrie, Stéphanie se réfugie dans la propriétéde Roc Agel en compagnie de Louis et Pauline, sesdeux enfants. Ducruet préfère, lui, échapper – il estgrand temps ! – à la curiosité des journalistes en pre-nant le maquis dans le désert marocain. De sonaveu, les derniers échanges du couple sont d’unerare intensité.

Conformément au vœu du palais, la procédurede divorce est rondement menée. Deux mois à peineaprès les photos scabreuses, les magistrats de la courde révision prononcent la séparation officielle ducouple. Un coup dur pour « DD », convaincu d’êtretombé dans un traquenard. La jolie effeuilleuse,Ducruet l’avait rencontrée à la fin du mois de juilletprécédent, lors des 24 Heures automobiles de Spa-Francorchamps, en Belgique. Le rendez-vous deVillefranche-sur-Mer avait-il été d’ores et déjà fixéà ce moment-là ? Pour accréditer la thèse du coupmonté, encore faudrait-il identifier ceux qui auraientvoulu piéger le mari de Stéphanie. Des paparazzi àla recherche d’un scoop en or massif ? C’est plau-sible, explique Ducruet, rappelant que les deux pre-miers magazines italiens par qui est venu le scandaledes clichés osés ont dû débourser la coquette sommede 1 million de francs (plus de 150 000 euros) pourse les procurer : « J’ai compris alors qu’à l’originede cette conspiration – et le terme n’est pas tropfort –, il n’y avait pas seulement une affaire d’ar-gent, mais bel et bien une volonté féroce de me

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détruire. » Un complot ourdi au palais princier, aïe,aïe ! La presse, alléchée, se fait l’écho de cette ver-sion, mais sans en apporter la preuve. De son côté,Ducruet, revenu à de meilleurs sentiments, ne veutpas – ou ne préfère pas – y croire : « Il m’est impos-sible de croire qu’un père et grand-père démolissela vie de sa fille et celle de ses petits-enfants. Non,cela est tout à fait impossible. » Seule consolationpour l’éphémère « prince consort » : la justicecondamnera sévèrement les photographes auteursdes clichés.

Un malheur n’arrive jamais seul. Un mois aprèsla publication des photos, Ducruet est à nouveaula cible des médias. L’affaire est révélée de l’autrecôté des Alpes : Franco, son partenaire italien, aété arrêté dans un hôtel d’Asti par la brigade finan-cière pour une escroquerie portant sur plus de10 millions de francs (1,5 million d’euros). La vic-time de cette « truffa », comme la désignent avecironie les journalistes, n’est autre que l’État italien,désagréablement surpris d’apprendre que l’indem-nisation de dégâts inventés versée à Franco a étéinvestie dans une société monégasque, la Cogetra.Or, Daniel Ducruet en est le président.

L’affaire semble d’autant plus fâcheuse que lejuge milanais en charge du dossier de fraude solli-cite l’assistance de ses collègues monégasques. Surle Rocher, l’affaire est confiée à l’énergique Charles

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Duchaine. Après avoir entendu Ducruet durant denombreuses heures, le magistrat fait placer ses lignestéléphoniques sur écoute. Conscient du caractère« sensible » du dossier, et pressé par son procureurgénéral, Duchaine demande cependant aux officiersde police judiciaire qu’ils veillent bien à changer lacassette d’enregistrement chaque fois que les proposéchangés seront (ou seraient) susceptibles de porteratteinte à la princesse Stéphanie. « J’avais pris toutesles précautions possibles et imaginables ; en tout casbeaucoup plus que ce que l’on peut attendre d’unmagistrat instructeur », confiera plus tard l’anciendoyen des juges d’instruction. Une précaution insuf-fisante, estime pourtant son procureur. Duchainene cède pas : il ne peut être question de remettre encause l’ensemble de son travail.

C’est compter sans la Chambre du Conseil –équivalent de la Chambre de l’instruction enFrance. Celle-ci, de peur qu’il ait été trop loin dansses investigations judiciaires, lui donne bientôt tort.Trop loin, c’est-à-dire ? Le magistrat limougeaudsuggère, sans le dire carrément, que ses rapportsévoquant un mystérieux « compte joint » entreDucruet et son ex-épouse sur lequel auraient tran-sité des fonds d’origine « éminemment suspecte ».S’agissait-il de blanchiment d’argent sale ? Lemagistrat en a le sentiment, mais la preuve reste àapporter. On ne lui en laissera pas le temps. Levoici bientôt muté à la tête du pôle financier deBastia, en Haute-Corse.

De son côté, DD nie catégoriquement les faitsdélictueux reprochés. Il est cru. La magistrate qui

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succède à Duchaine ne retiendra finalement pas lemotif de blanchiment dans le rapport qu’elle adresseà son procureur à l’automne 2001. Dans ce docu-ment, la juge explicite plusieurs motifs pouvantconduire à la mise en examen de Ducruet et de sesassociés. Pour ne citer qu’eux, la banqueroute frau-duleuse et la falsification des écritures comptablesde la Cogetra, société immobilière liée à l’entrepriseincriminée par la justice italienne dans cette truffa

malodorante. Le parquet n’a pas, à ma connais-sance, donné suite à la notice d’instruction de lajuge. Quand je lui en parle, Daniel Ducruet se ditsurpris par de telles accusations. « Je n’étais pas aucourant, vous me l’apprenez. » Dont acte. Bien sûr,il ne nie pas avoir été le président de la Cogetra àMonaco. Mais de là à comprendre les reprochesadressés à cette société que, pour sa part, il n’incri-mine pas… Et d’ailleurs : « Je crois que vos sourceset vos dossiers ne sont pas bons. Il faut tout remettredans son contexte. »

C’est une idée. Justement, les résultats de mesinvestigations laissent planer quelque doute sur laclarté des affaires commerciales de DD. Sa sociétéde vente en gros de poisson et de conservation, onl’a vu, n’a pas tenu toutes ses promesses. Mais uneénigmatique société de protection pompeusementbaptisée WIP (Watch Investigations and Protection)a vu le jour. Ses premiers résultats, selon lui qui enest le P-DG, auraient dépassé toutes les espérances.Est-ce si certain ? D’abord installé à Monaco, lesiège de WIP a été transféré dans le quartier chaudde l’Ariane, à Nice, où elle ne tardera d’ailleurs pas

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à fermer ses portes. Les affaires de DD, c’est enfin,au cours de l’année 2000, l’acquisition du Caliente,une boîte de nuit située sur la croisette à Cannes.L’établissement consacre ses soirées à la salsa. Ilappartenait auparavant à un homme d’affaires ori-ginaire d’Ajaccio, connu, selon l’expression, des ser-vices de police. Cet homme a notamment fait l’objetd’une interpellation en juillet 1998 par l’office desstups et la PJ de Nice dans le cadre d’une très impor-tante affaire de trafic de cocaïne entre l’Amériquedu Sud et la France. « Le bateau devait transpor-ter 1,2 tonne mais le chargement ne s’est pas fait »,souligne un rapport confidentiel de la Direction cen-trale de la police judiciaire qui présente le Corsecomme un proche de Jean-Jérôme Colonna, ditJean-Jé.

Colonna est alors considéré comme l’ancienpatron de la fameuse « French Connection », termegénérique désignant les filières, dans les années1960-1970, du trafic d’héroïne entre la France et lesÉtats-Unis. Deux films à succès où l’AméricainGene Hackman montre son dynamisme vont retra-cer certains épisodes de cette aventure criminelle.Les mêmes trafics sont également connus sous l’ap-pellation de « Corsican Connection », la majeurepartie de ses responsables ayant été originaire del’île de Beauté. À l’instar de Colonna, dont les acti-vités frauduleuses se poursuivront de longues annéesencore. Du moins à en croire Jean Glavany qui, en1998, dans le cadre d’une commission d’enquêteparlementaire, le désignera comme le « seul véri-table parrain » de la Corse. Ce qualificatif, Jean-Jé

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s’en défendra en assurant, jusqu’à sa disparition en2006, n’être qu’un « juge de paix » dont l’uniqueactivité consistait à arbitrer les conflits…

Ceux-ci ne manquent pas sur une île où l’acti-visme nationaliste le dispute à un affairisme légen-daire, au grand désespoir des politiques locaux,eux-mêmes en butte à des appétits mafieux sansborne. Une culture de la violence et des aventuriershauts en couleur qui séduit depuis plusieurs décen-nies un héros de roman à lui tout seul. J’ai nomméMarc Francelet soi-même…

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Les contes fantastiques de « Marco les bons tuyaux »

Le personnage est de ceux auxquels on s’atta-cherait d’instinct. Doté d’un physique avantageux,amoureux du luxe, des belles choses, de la bonnechère, toujours tiré à quatre épingles, Marc Fran-celet possède pour tous ceux qui l’approchent un« évident charisme ». Sans oublier sa faconde à touteépreuve. C’est vrai que ce sulfureux Rouletabillepeut tout raconter avec un talent égal : des histoiresd’argent, de malfrats, de poules de luxe, de flicsvéreux, de journalistes troubles. Rien d’étonnant àcette verve quand on sait que, pendant quatredécennies, « Marco » a fréquenté tous les milieux :la presse, le show-business, la police, la politique, lesmilliardaires. Et même le milieu tout court. Autantde fréquentations qui justifient amplement la placequi lui est faite dans ce livre.

C’est dans le XVe arrondissement que le jeuneMarc, Parisien pur jus né au début des années1950, va passer l’essentiel de son enfance et de son

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adolescence. Comme la plupart des quartiers de lacapitale à cette époque, le square Saint-Lambert,où résident ses parents, ressemble encore à un vil-lage. L’été, le grand bassin du square rafraîchit desarbres aux essences variées. Entre un cours et unematinée récréative, le petit Marc y rejoint quelquescopains pour gamberger, parler musique et cinéma.Ou encore pour commenter les attraits de telle outelle jeune fille que le hasard fait passer sous leursyeux. Ce n’est pourtant pas le cadre bucolique dusquare qui passionne Marc, mais plutôt le momentoù il pourra rejoindre ses vrais potes, ceux de la citédes frères Peignot, à un jet de pierre du domicilefamilial. Des durs, les Peignot, qui ne rechignentjamais à faire le coup-de-poing contre leurs homo-logues des bandes rivales. Pour ce « blouson doré »,comme me l’a dit l’ancien grand reporter de Match

Jacques-Marie Bourget en parlant du « Marco »d’alors, les castagnes valent des dérouillées parfois,mais aussi quelques solides raclées infligées à ceuxqui ont osé s’aventurer sur le territoire des Peignotet de leur copain.

De l’aveu de l’un de ses anciens condisciples,Marc ne se révèle pas un élève particulièrementmotivé par les études. Ni cancre ni grosse tête : lenécessaire, sans plus. Une façon d’agacer son archi-tecte de père. Bâtir des immeubles, c’est bien. Riende comparable néanmoins avec la passion pour laphotographie qui anime alors le jeune homme. Delà à en faire un métier, il n’y a qu’un pas, que Fran-celet junior ne tarde pas à franchir. Nous sommesà la fin des années 1960 et c’est à ce moment-là qu’il

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fait la connaissance de Johnny Hallyday. Une ren-contre plutôt cocasse qui mérite d’être contée dansle moindre détail.

Ce jour-là, Johnny revient d’une tournée triom-phale au Québec. Là-bas, il découvre de singuliersfans, les Popeyes, bande de motards passionnés deHarley Davidson, au même titre que leurs ennemisjurés, les Hell’s Angels. Leur devise se résume auxlettres FTW – autrement et poétiquement dit :« Fuck The World ! » En quittant ses nouveaux amisaprès une pause photo, Johnny se voit gratifié pareux d’un blouson de cuir richement décoré debadges bizarres. Ceux-ci ne frappent pas au premierabord le chanteur, alors accompagné de son secré-taire-garde du corps antillais Alan Coriolan, à quiles Popeyes, bons princes, ont offert le même accou-trement.

De retour en France, les deux compères s’affi-chent, tout fiers, avec leur nouvelle tenue dans plu-sieurs boîtes de nuit parisiennes. Jusqu’au jour oùune photo fait la couverture de l’hebdomadaired’extrême droite Minute. Son photographe, MarcFrancelet, a pris le soin d’agrandir un détail. Celuiqui change tout : un aigle tenant dans ses serres unecroix gammée ! Le cliché n’a en soi rien d’infa-mant : Johnny et Coriolan n’avaient qu’à mieuxregarder ce qu’ils se mettaient sur le dos, après tout.Mais l’article qui le flanque, lui, franchit toutes lesbornes. « Après bien des folies, Johnny Hallyday selance maintenant dans le noiraud-nazisme… On levoit ici en compagnie de son fidèle mamelouk ! »,se souvient Coriolan. Mais il reconnaît par ailleurs

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avec franchise : « Effectivement, il y avait bien cetinsigne, mais nous ne l’avions pas repéré au milieude tous les autres. »

Magnanime, la rock star ne tiendra rigueur ni del’article injurieux au patron d’alors de Minute, Jean-François Devay, ni à son jeune protégé Francelet.Il noue au contraire avec le photographe une amitiéquasi indéfectible. Pas surprenant quand on sait que« Marco », toujours à l’aise, toujours enjoué, tou-jours drôle, forcément généreux, s’avère souvent debon conseil. En particulier lorsque son « poteau »Johnny devient la victime d’impresarios ou d’orga-nisateurs de tournée indélicats. « S’il avait voulu,depuis le temps qu’il se fait arnaquer, Johnny auraitpu envoyer une bonne dizaine de soi-disant copainsen prison », confie ainsi Francelet, en fin connais-seur de la voyoucratie.

Au fil des ans, les deux hommes partageront forcemoments de convivialité, que ce soit dans leurs rési-dences respectives ou lors de vacances communesaux quatre coins de la planète. De beaux prétextesà de franches rigolades d’où ils n’oublient jamais derapporter quelques souvenirs culinaires. Tous deuxsont grands amateurs de plats épicés, et ce sera àqui, de Johnny ou de Marco, dénichera le maxi-mum de « sauces qui tuent ». À ce petit jeu, c’estsouvent le rocker qui gagne : « Une fois, à la Lorada,nous étions une douzaine à table, dont Faye Duna-way, raconte Francelet. Il y avait de la salade decrabe. Johnny m’avait préparé un assaisonnementspécial, une sauce noire qu’il avait trouvée en Thaï-lande. “Goûte ça, c’est pas mal”, m’a-t-il juste dit.

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Et ma tête a explosé. Je suis tombé dans les pommes.Devant Faye Dunaway ! Johnny, lui, était plié ! »De rire s’entend, pas de crampes à l’estomac…

Professionnellement parlant, Francelet est de tousles combats lorsqu’il s’agit de voler au secours denotre rocker national mis à mal dans les médias. Parexemple quand Johnny va être accusé – à tort –d’agression sexuelle sur la personne d’une hôtesseniçoise. Nous sommes en 2003 et l’affaire fait bienentendu beaucoup de barouf dans la presse. Com-ment faire face ? On appelle Francelet à la res-cousse, lui demandant d’activer ses réseaux. Luis’exécute. Plusieurs articles favorables à l’interprèted’« Allumer le feu » paraissent de-ci de-là, rétablis-sant quelques vérités. À raison. Parallèlement,Marco le lobbyiste s’emploie à « driver » l’avocatde Johnny, Me Gilles-Jean Portejoie. Installé enAuvergne, ce ténor du barreau ne fait pas partie dupremier cercle du chanteur. C’est à Francelet querevient la charge de déminer le terrain auprès delui. Une tâche délicate dont l’ex-blouson doré se tireavec son brio habituel : « Il m’a été d’un précieuxconcours au début de l’affaire de Johnny, se sou-vient l’actuel bâtonnier de Clermont-Ferrand. Enm’aidant par exemple à connaître le fonctionnementde son entourage, comment ne pas commettre d’im-pair, ce qu’il fallait dire ou ne pas dire. Il m’a “tris-soté”, en quelque sorte… »

Quelques années plus tard, les rôles vont chan-ger, et ce sera au tour de Francelet de connaîtrequelques déboires judiciaires. Cette fois-ci, Johnnyse montre plus discret. Et pour cause : désormais

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fâchés, les deux amis ne se voient plus. « Une rup-ture franche comme une histoire d’amour qui se ter-mine mal », selon l’aveu d’un proche du rocker.

Johnny aurait-il été la victime d’une maladresse,voire d’une indélicatesse de la part de son amiFrancelet ? Rien ne l’indique. Peut-être a-t-il finipar trouver le personnage un peu trop sulfureux.Par son caractère même, l’itinéraire del’« exubérant et généreux » Francelet peut en effetnourrir toutes les hypothèses…

Reprenons justement le fil de notre récit à cesannées 1960, marquées, entre autres, par la ren-contre entre Marco et l’idole des jeunes. AprèsMinute, le journaliste a fait son chemin. Le voilàdésormais collaborateur de Paris Match, où il resteradurant de longues années l’assistant d’un photo-graphe aguerri, Gérard Géry, surnommé « Cou-coun ». Il faut croire qu’il y laissera un bon souvenirpuisque, bien des années plus tard encore, un autrede ses confrères de l’époque, Jean-Claude Zana, nedissimule en rien son estime professionnelle pourFrancelet : « Marc a toujours aimé vivre dangereu-sement. J’admirais sa façon de monter des coups.Un jour, il avait rapporté l’album photo de DeGaulle qu’il avait eu en liant amitié avec l’un despetits-fils du Général. » Sacré scoop en effet, maispas tout à fait dans le style de l’époque. La preuve :sur injonction de l’Élysée, les photos exclusives

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apportées par ce pionnier du reportage people neseront pas publiées…

Qu’importe. À dater de ce jour, Francelet sembleanticiper sur la future devise de l’hebdomadaire : lechoc des photos et le poids des mots. Au profit deMatch, cela va de soi, mais aussi de certainsconfrères, auprès desquels il fait rapidement officed’informateur privilégié. Tel est en tout cas le sen-timent du commissaire Robert Broussard, célébritéde la police pour qui la première grande « esbroufe »de Francelet s’est déroulée en décembre 1975.Grâce à son entregent, Le Quotidien de Paris donneen effet la parole au truand Gilbert Zemour. Lequelsaisit cette occasion rêvée de stigmatiser le com-portement de la police lors de la fusillade du Thé-lème. Quelques mois plus tôt, l’affaire a défrayé lachronique. Elle présentait tous les ingrédients dufilm d’action : fusillade avec la police, mortd’hommes. Ce jour-là, une équipe de l’antigang, labrigade de répression du banditisme (BRB), donnel’assaut au bar du Thélème, à Paris, où se trouveréuni le clan Zemour, à l’exception de Gilbert, alorsau Canada pour affaires. Les policiers entendentprévenir un règlement de comptes entre les « Z »,dont le caractère violent n’est pas un secret, et lesLyonnais de la banlieue sud de Paris. Les coups defeu partent bien, mais les Lyonnais n’y sont pourrien. L’aîné des Zemour est tué sur le coup, son frèreest blessé de cinq balles. Bavure policière ? L’opi-nion prévaut. D’autres vont jusqu’à parler de guet-apens par l’antigang, de mise à mort préméditée.À commencer par Gilbert Zemour dans les colonnes

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du Quotidien de Paris : « L’histoire d’un règlement decomptes entre deux bandes rivales n’est que pureinvention. Mes frères et leurs amis étaient filésdepuis la veille par la police, j’en ai la preuve. »Beaucoup de contre-vérités dans l’argumentation dusurvivant, mais Robert Broussard, le chef de la bri-gade de répression du banditisme, a bien du mal àfaire entendre les siennes dans le climat « antiflic »de l’époque.

Quel rôle exact a pu jouer Francelet, non pasdans la fusillade, mais dans la contre-attaque média-tique du clan Zemour ? Le journaliste n’a jamaiscaché sa fascination pour les voyous en général, etpour Gilbert Zemour en particulier, dont il estdevenu, quelques années plus tard, l’« ombre »,voire le « confident de tous les jours », commel’écrira plus tard un grand flic, Roger Le Taillan-ter. À en croire Le Taillanter toujours, Zemourn’est pas le seul à exercer cette fascination chezMarco. Parmi les autres amis douteux du journa-liste figure Izi Spighel, déjà condamné pour proxé-nétisme hôtelier. Cette première affaire amortie,l’ancien hôtelier se lance dans la gestion d’uneboîte de nuit. Un choix qui ne doit rien au hasard.Dégoûtés des bars de Pigalle, où les fonctionnairesde la brigade mondaine leur mènent la vie tropdure, les gangs décident d’investir dans les quar-tiers chic en y créant des clubs privés propres à atti-rer une clientèle triée sur le volet.

Au cœur de cette époque, en 1971, Spighel inau-gure donc en fanfare le Pariscope. Rue Balzac, voi-sine des Champs-Élysées, l’établissement devient

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rapidement le rendez-vous privilégié des cercles mon-dains de la capitale. Un succès que le nouveau gérantdoit en bonne partie à son ami Francelet et à sonépais carnet d’adresses. C’est d’ailleurs chez Izi,affirme Le Taillanter, que le journaliste fera laconnaissance de sa future épouse, alors attachée depresse d’Alain Delon.

On n’arrête pas une bonne affaire qui marche ;on en achète d’autres. Trois ans plus tard, Spighelprend la direction de deux nouveaux night-clubs :L’Apostrophe et L’Aventure. Le financement dupremier ne lui pose guère de problème. Il peine enrevanche à collecter les fonds qui doivent lui per-mettre d’acquérir le second. Restent les amis. Deuxd’entre eux acceptent de mettre la main à la poche :Gilbert Zemour et Marc Francelet. Mais aucun,toujours selon Le Taillanter, ne veut que son nomapparaisse officiellement. Pour Marco, l’explicationtient probablement à ces récents démêlés judiciaires.Le journaliste vient en effet de quitter la prison deFresnes, où l’avait conduit, quinze mois plus tôt, unesombre histoire de toiles volées, l’affaire Pétridès, dunom d’un marchand de tableaux guère regardantsur l’authenticité d’œuvres d’Utrillo.

De tribunal, il est encore question à l’automne1977 pour lui. Mais cette fois-ci comme simple spec-tateur. Il accompagne son ami Gilbert Zemour, quise présente comme plaignant dans un procès en dif-famation qui l’oppose à James Sarazin, auteur dubest-seller M… comme milieu. Un ouvrage très bieninformé que Zemour estime diffamatoire à sonégard. Or, Sarazin ne s’est pas déplacé seul.

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Entendu comme « expert en grand banditisme »,ce qu’il est sans le moindre doute possible, RobertBroussard souligne la rigueur de son enquête. À samanière, c’est-à-dire avec un franc-parler dont lesuper-flic de l’antigang a habitué depuis plusieursannées les médias. Tout est passé au crible, à com-mencer par les turpitudes du plaignant et de sonclan. Furieux, Zemour tente de se faire entendre.C’est pour se voir rapidement remettre à sa placepar le président du tribunal : « À vous entendre,vous êtes un petit commerçant sans grandes res-sources. Pourtant, il semble que vous prenez plussouvent l’avion pour aller à Miami ou à Montréalque moi le train pour Versailles ! » Vexé, Zemourprofite d’une suspension d’audience pour se lâcher :« Il fallait s’y attendre. Tous ces enculés de magis-trats et de flics se sont mis d’accord, ils sont tous demèche… Mais tu vas voir, ce con de Broussardfinira bien par comprendre… » Comprendre, sansdoute, mais pas à la manière prévue. Le chef de labrigade de répression du banditisme, témoin invo-lontaire de cette diatribe fleurie à lui destinée, ne sedonne pas la peine de la réflexion. Il empoigneZemour, qu’il soulève à trente centimètres du sol.Francelet tente bien d’intervenir, mais on n’arrêtepas la foudre. Se ravisant, il préfère y aller de soninvective : « Je te l’ai dit, Gilbert, des enfoirés… etle Broussard, tu vas voir ! » Toujours hors de lui, lepolicier lui réplique du tac au tac : « Toi, le connardde Francelet, ne t’inquiète pas, on va s’occuper detoi ! » Pour une réplique, c’est une belle réplique.Plutôt brutale tout de même pour un responsable

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de l’ordre… « C’est sûr, comme repartie, il y a plusdiplomatique », admettra plus tard le tombeur deMesrine. Avant de se justifier : « Elle résulte de la ten-sion emmagasinée depuis des mois, des années. Elleest le fruit des mensonges, des rumeurs, des menaces,de tout ce qui a suivi l’épisode du Thélème. »

Pour Francelet en tout cas, la partie n’est pas ter-minée. Selon le commissaire à la retraite, aujour-d’hui maire adjoint d’une commune des Yvelines,le journaliste aurait couru « vendre » l’incident àdifférents confrères, sans se préoccuper de leur cou-leur politique. Parmi ces heureux élus : Le Canard

enchaîné, L’Express, France Soir et L’Humanité. En vracet en vain. Aucun de ces titres ne reprendra l’in-formation. Un refus évident, à en croire Broussardcar « cette fois, la ficelle était trop grosse ».

Une obscure affaire va conduire à nouveau Fran-celet derrière les barreaux en 1982. Pour quelquesjours seulement de détention provisoire, et pour desmotifs jamais vraiment élucidés. À en croire sonfutur coauteur de romans policiers, le journalisteFrançois Caviglioli, « Marco les bons tuyaux »,comme il le surnomme affectueusement, aurait cettefois fait les frais d’une vengeance à rebours de poli-ciers, qui « ne pardonnent jamais à un ancien délin-quant de s’en sortir ».

Sauf que Francelet n’est pas homme à se laisserisoler. À preuve, le poste de public relations que lui

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confie dès sa sortie de prison Guy Dejouany, le P-DG de la Générale des eaux, entreprise qui devien-dra plus tard, on le sait, Veolia. Le début de lafortune pour l’ancien photographe, qui dispose d’unchauffeur et d’une voiture de luxe. Et même parfoisdu jet privé de son patron. Comme ce jour où Fran-celet emprunte à Dejouany l’appareil pour se rendresur l’île de Molène, en Bretagne, où se déroule lemariage de son pote paparazzi Pascal Rostaing. Il ya certes beaucoup d’eau autour de la Bretagne, maisle rapport avec la Compagnie générale du mêmenom échappe un peu…

Malheureusement, la France, déjà à cetteépoque, connaît une sérieuse crise économique. Lacompagnie immobilière Phénix, filiale de la CGE àlaquelle Marc Francelet loue ses services, enregistredes pertes faramineuses. Adieu veaux, vaches,cochons, couvées ? Pas vraiment, même si, trois ansaprès son recrutement, Marco les bons tuyaux serefait une santé. D’abord dans le milieu du show-biz si cher à son cœur où il se met au service deJean-Paul Belmondo, dont il devient à la fois l’im-presario et l’homme de confiance. Puis en jouant àl’intermédiaire, à l’occasion de nombreux et impor-tants contrats. Il n’est pas le seul à exercer ce genred’activités. Parmi ces go between, André Guelfi, avecqui notre homme se lie rapidement d’amitié. La viede ce nouveau venu ressemble, comme la sienne, àun roman.

Fils d’un officier corse, Guelfi a fait fortune enmettant au point les premiers bateaux-usines navi-guant en Méditerranée, d’où son surnom de « Dédé

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la sardine ». Il se retrouve à la tête de multiplessociétés, mais son rôle préféré reste celui de négo-ciateur de l’ombre. Et les affaires où on a besoind’hommes de ce type ne manquent pas à la fin deces années 1990. De son propre aveu, Dédé a l’ha-bitude d’en mener des dizaines de front. Qu’ellessoient au profit de l’avionneur Dassault, de laSnecma, le fabricant français de moteurs, ouencore du pétrolier Elf. Dans ce dernier cas, l’af-faire va toutefois se révéler périlleuse et mêmefatale pour Guelfi.

Au départ, on lui confie une mission simple :décrocher pour Elf des permis d’exploitation enOuzbékistan, quitte, bien entendu, à mettre touten œuvre pour convaincre certains décideursrusses. Dans un deuxième temps, il devra obtenirl’aval politique des parties concernées, à com-mencer par la France puisque Elf est une entre-prise publique. Mais Guelfi ne dispose pasd’entrées à l’Élysée. D’où l’idée de faire appel àson ami Francelet qui, lui, peut se faufiler jusqu’aubureau de François Mitterrand. Par quel biais,direz-vous ? C’est que l’une de ses plus chèresamies, la romancière Françoise Sagan, connaîtbien le locataire de l’Élysée, qui cultive avec soinson image de protecteur des arts et lettres.

Sagan va se montrer convaincante auprès du chefde l’État, qui donne bientôt le feu vert tant attendu.Elle a joué le jeu par amitié pour Francelet, maisaussi contre la promesse d’une commission de5,5 millions de francs… Coquette somme effective-ment réglée, selon Francelet, sous forme de travaux

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réalisés dans le manoir normand de la romancière.Enfin presque, comme l’a expliqué de son côté le filsunique de Sagan, Denis Westhoff, à l’écrivain-jour-naliste Marie-Dominique Lelièvre : « Elle avait unpetit côté coquin et aimait les filouteries. D’ailleurs,Mitterrand l’a un jour comparée à Mata Hari. Mais,dans cette histoire, on s’est servi d’elle pour blanchirde l’argent. Les travaux ont été facturés 4 millionsde francs, il y en avait à peine pour le tiers… » Petittiers peut-être, mais somme non déclarée au fisc, quine tardera pas à faire condamner la gentlewoman farmer

à un an d’emprisonnement avec sursis pour fraudefiscale, sans compter les pénalités.

Francelet ne dissimule pas sa peine deux ans plustard en apprenant la disparition de sa grande amie,morte d’une embolie pulmonaire. Mais d’autresmauvaises nouvelles, et d’autres prétoires, l’atten-dent. Bientôt, ce sera à son tour de se justifier devantdes magistrats instructeurs dans le cadre d’une pro-cédure pour faits présumés de corruption. Au prin-temps 2007, le juge Philippe Courroye le convoqueau pôle financier du tribunal de grande instance(TGI) de Paris. Sur le bureau du magistrat, per-sonnage longiligne au visage aigu, deux mises enexamen attendent l’ancien journaliste reconvertidans le lobbying. La première vise une rémunéra-tion – 150 000 euros – que celui-ci aurait perçuepour obtenir la publication d’articles jugés « com-plaisants » dans Le Point. La seconde relèverait d’une« escroquerie aux Assedic » – de l’ordre de160 000 euros – dont il se serait rendu coupableentre 2001 et 2004.

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Toutes ces infractions, Francelet les contesteavec véhémence. Mais sans convaincre vraimentPhilippe Courroye, qui demande son incarcérationprovisoire, dernier de ses actes procéduraux en tantque magistrat instructeur. Les jours suivants, Cour-roye sera en effet promu au poste envié de procu-reur de la République au TGI de Nanterre. Sonremplaçant, le juge Jean-Christophe Hullin, estréputé, lui aussi, pour sa pugnacité dans les dos-siers de blanchiment d’argent, fraudes fiscales ouescroqueries aux Assedic. Trois mois lui suffisentpour admettre que la détention de Francelet ne sejustifie plus au stade de l’enquête menée par la Bri-gade de répression de la délinquance économique(BRDE). Donc pour parapher la remise en libertédu prévenu de Fresnes.

Soulagement pour Francelet, qui travaille à cemoment-là à la relance du magazine trash Choc deconcert avec Pierre Lescure, l’ex-patron de Canal+.Mais soulagement de courte durée, l’incorrigible ex-reporter devant bientôt s’expliquer sur deux autresaffaires. Celle d’un programme des Nations uniesbaptisé « Pétrole contre nourriture » dans le cadreduquel il est soupçonné d’avoir bénéficié de largessesdu régime irakien de Saddam Hussein. Celle ensuitequi vise les sommes importantes – 3 millions d’euros environ – retrouvées sur plusieurs de sescomptes bancaires et dont l’origine reste inexpliquée.Un versement intrigue plus particulièrement leslimiers de la BRDE : un chèque de 500 000 francs(76 225 euros) paraphé par Johnny Hallyday lui-même !

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Convoqué comme témoin par la BRDE, à la mi-octobre 2008, l’explication du rocker tient en peude mots : la somme correspond au remboursementd’un prêt déjà ancien et qui n’a jamais fait l’objetd’une contrepartie.

L’interprète du célèbre « Pénitencier » vient dereprendre à son compte l’adage selon lequel « lesvieux amis et les vieux écus sont les meilleurs ».Même les amis perdus de vue, dira-t-on…

Ce même adage que n’aurait pas désapprouvéPatrick Poivre d’Arvor, lorsqu’au début des années1990 ont commencé à souffler les vents de l’affaireBotton…

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Ouragan sur PPDA

En mai 1992, TF1 change de peau. Jusqu’alorssitués dans le VIIe arrondissement de Paris, rueCognacq-Jay, ses locaux sont transférés sur la rivedroite de la Seine. Quai du Point-du-Jour, l’im-meuble de la Une dresse son donjon orgueilleux.Béton et vigiles ne sont pas seuls à défendre l’inti-mité du premier média de France. Pour pénétrerdans le saint des saints, le visiteur doit se munir d’unbadge électronique, sésame pour qui veut franchirles tourniquets bloquant les accès. Plusieurs ascen-seurs conduisent ensuite aux étages, occupés selonun ordre hiérarchique qui va du haut vers le bas.Le P-DG Patrick Le Lay et ses adjoints occupent lesparties supérieures de la tour, royaume de lamoquette épaisse, des fauteuils de cuir et des storesvénitiens. Leur présentateur-vedette Patrick Poivred’Arvor, lui, prend place au quatrième, tout aussiconfortable.

Contrairement à Cognacq-Jay, ici, les fenêtressont hermétiquement closes, et l’air, conditionné.

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Les communications se déroulent souvent par fax,par téléphone ou par console vidéo interposés.

Il n’y a pas que les locaux qui aient changé. Les mœurs aussi. Beaucoup murmurent que PPDAaurait intégré à fond la logique de ses patrons, pourqui la télévision est une industrie à peine diffé-rente des autres, un produit, même un peu parti-culier. On pourrait le croire tandis qu’au mois denovembre 1992 une singulière rumeur commenceà agiter les salles de rédaction parisiennes.

Elle vise l’homme d’affaires Pierre Botton, anciendirecteur de la campagne victorieuse du députéMichel Noir à la mairie de Lyon, et accusé d’avoiroffert des « cadeaux » luxueux à plusieurs journa-listes de renom. Des noms circulent. Dont celui dePPDA, qui aurait profité de voyages aériens versVenise, Nice, Pointe-à-Pitre ou les Seychelles sur lescomptes de la société Vivien, entreprise d’agence-ment de pharmacies (autrement dit d’installation demagasins) appartenant à Botton.

Au gré des investigations de différents quotidiens,les révélations continuent à pleuvoir. En annexed’une notification de redressement établie par lesservices fiscaux, d’autres noms de sommités des médias vont apparaître. Face aux colonnes dechiffres, où d’importantes factures de transport, de location ou d’hôtel voisinent avec des dépensesparfois dérisoires de restaurant et de fleuristes, leslimiers du fisc relèveront vingt-deux fois le nom dePPDA, dix fois celui d’Yves Mourousi (alors direc-teur des programmes de RMC), trois fois celui deMichel Colomès (rédacteur en chef du Point), et une

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fois celui de François-Henri de Virieu (animateurde l’émission « L’heure de vérité » sur France 2).

Si l’affaire est grave, les questions ne manquentpas. Ces journalistes renommés ont-ils bénéficié deces largesses en connaissance de cause ? De soncôté, Pierre Botton n’essaierait-il pas d’échapper àun redressement fiscal en compromettant ses amiset relations du monde des médias ? Eux, en toutcas, n’ont pas l’intention de se laisser malmenerplus longtemps. Pour Anne Sinclair, « toute insi-nuation sur des cadeaux ou largesses » est « purecalomnie ». Sans nier avoir participé à de nom-breux voyages en compagnie de l’affairiste lyon-nais, PPDA, pour sa part, affirme tomber des nuesà l’évocation de ses prétendues rencontres avec despharmaciens. Et l’écrit noir sur blanc : « Je n’aijamais effectué une quelconque prestation com-merciale pour M. Botton. Nos rapports étaientd’ordre amical. Je n’ai pas le souvenir d’avoir voyagéen compagnie de ses relations d’affaires. Il va de soique je n’ai jamais visité pour son compte une phar-macie en France ou ailleurs. » Un démenti qui seracontredit sous peu par une quinzaine d’attestationsmanuscrites signées des pharmaciens. Tous décla-reront avoir dîné ou passé un week-end en compa-gnie du journaliste…

Un rude coup pour le présentateur-vedette, dontla mise en cause fait l’effet d’un électrochoc au seinde TF1. Interpellé par ses confrères lors d’une confé-rence de rédaction, PPDA va attendre une semaineavant de s’expliquer. Il livre alors des réponses quise veulent avant tout rassurantes. Dans son proche

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entourage, le journaliste laisse entendre qu’il seraitdevenu la cible d’un complot qui ne dirait pas sonnom. Cette théorie du règlement de comptes au plushaut niveau du pouvoir atteindra son summum àl’heure de son procès, quand PPDA taillera un cos-tume à Michel Charasse, le ministre des Finances.

Nous n’en sommes pas là en novembre 1992,lorsque c’est précisément le journal télévisé (JT) deTF1 que Michel Noir choisit pour sortir de sonsilence. Depuis une semaine, le nom de l’élu lyon-nais fait l’objet de sarcasmes. Pis : lui aussi aurait étéle bénéficiaire de dépenses somptuaires de la sociétéVivien sous la forme de séjours à Saint-Tropez et àLas Vegas, et même de leçons particulières de vio-loncelle dispensées par un professeur particulier.Autant d’allégations que l’homme politique réfuteen bloc sur le plateau de Claire Chazal, dont lesquestions manquent, il est vrai, de pugnacité.

Un punch qui ne fait pas défaut, en revanche, aujuge lyonnais Philippe Courroye. En charge du dos-sier Botton, il décide de convoquer Poivre au moisde décembre. Quatre heures d’audition durant les-quelles le journaliste devra s’expliquer sur une tren-taine de factures. Elles concernent des voyages en France et à l’étranger : en avion privé et en héli-coptère, des invitations à Saint-Tropez et à Cour-chevel, des séjours aux Antilles, des escapadesgastronomiques, ou encore des week-ends lors de

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grands prix de Formule 1. Entendu pour le momenten qualité de simple témoin, PPDA n’oppose pas dedénégation systématique. Face au magistrat, il secontente de reprendre grosso modo ses déclarationsà la presse : « On partait en vacances et Bottonpayait, c’est tout, et cela lui était facile. » Bon cama-rade, il souligne au passage que non, il n’a pas étéle seul à profiter de la « générosité » de l’hommed’affaires lyonnais. Admettant, c’est bien le moins,avoir beaucoup fréquenté ce « garçon vraimentsympathique et souvent drôle » qu’est Botton,Poivre s’inscrit également en faux contre l’hypo-thèse d’une contrepartie de sa part. « Je n’ai jamaisconfondu mes devoirs d’indépendance et d’objec-tivité avec mes relations privées », martèle-t-il. Maisle problème, c’est Botton…

Pour comprendre son aventure, celle des rela-tions intimes entre deux mondes – celui du politiqueet celui des médias – qui devraient en principegarder leurs distances, rien de plus parlant qu’unrapide résumé de la vie de Pierre Botton.

L’homme par qui le scandale va arriver voit lejour au milieu des années 1950 dans la région deLyon. Après des études chaotiques, et une jeunessede patachon émaillée de plusieurs accidents demoto, le jeune Pierre souhaite d’abord embrasserune carrière de vétérinaire. Dans cette perspective,il entreprend des études à Lyon, puis les abandonne

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deux ans plus tard. Afin de boucler ses fins de mois,il accepte alors de rejoindre son frère, restaurateurà Collonges-au-Mont-d’Or, pas loin d’un autre éta-blissement hôtelier dirigé par le célébrissime PaulBocuse, ami d’enfance de son père. Chaperonnépar Bocuse, Pierre, émerveillé, découvre bientôt laCôte d’Azur et la jet-set tropézienne. Lors de soi-rées chez Eddie Barclay, il croise Carlos, DarryCowl, Roman Polanski et bientôt Coluche. Commeil se sent aux anges dans ce monde de villas somp-tueuses remplies de vedettes qu’on peut voir en chairet en os ! De retour dans sa région lyonnaise, déci-sion est prise : il se lancera dans les affaires.

À l’automne 1982, passant à l’acte, il reprend lasociété Vivien SA, créée par son père. Son créneau :la décoration des pharmacies. C’est à ce moment-là aussi qu’il fait la connaissance de Michel Noir,rencontré lors d’une exposition de professionnels desmobiliers destinés aux pharmaciens. Noir est ambi-tieux. Il fait partie de ces fameux quadras qui seconsidèrent comme les nouvelles forces vives de ladroite française. Immédiate, la sympathie entreBotton et l’homme politique ne semble pas feinte.Elle se transformera même au fil des mois en unevéritable affection filiale. Chez les Noir, l’hommetrouve enfin une famille telle qu’il l’a toujours rêvée.Au point de tomber amoureux de leur fille aînée,Anne-Valérie, qu’il épousera. En 1978, Noir est éludéputé RPR du Rhône, mais il vise plus haut, beau-coup plus haut. Pour atteindre ses objectifs, il luifaut des moyens financiers importants. Mais l’argentn’est plus le seul nerf de la guerre politique. Il faut

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compter avec la publicité. Pour cela, l’élu table surPierre Botton, dont il a déjà pu apprécier les quali-tés d’agent de relations publiques. Le carnetd’adresses de l’homme d’affaires est en effet des plusfourni. Au fil des ans, il s’est lié à de nombreusespersonnalités, célèbres chacune dans son domaine :les coureurs automobiles René Arnoux et PatrickTambay ; le marchand d’armes Akram Ojjeh ; lesanimateurs de télévision Bernard Pivot et JacquesMartin, amateurs de bonne chère que lui a présen-tés Bocuse, le chef aux trois macarons Michelin deCollonges. Introduits par ses soins auprès de MichelNoir, tous apprécient la simplicité et le charme dece parlementaire décidément pas comme les autres.La stratégie mise au point par le gendre et son beau-père commence à payer…

Paris fait les yeux doux à l’étoile montante de ladroite nouvelle, réélue en 1986 dans sa circons-cription lyonnaise. La même année, Édouard Bal-ladur, Premier ministre d’une deuxièmecohabitation imposée à François Mitterrand, lenomme à ses côtés en tant que ministre déléguéauprès du ministre d’État de l’Économie et desFinances, chargé du commerce extérieur. Les ambi-tions affichées de Noir sont la mairie de Lyon pourcommencer, et pourquoi pas, un jour, l’Élysée. Lecaritatif lui ouvre de nouveaux espaces. Chaperonnépar Botton, il se fait photographier aux côtés despersonnalités préférées des Français : le comman-dant Cousteau, l’Abbé Pierre, Coluche, qui l’inviteà une fête des Restos du cœur, ou encore Jean-LucLahaye, l’interprète de Papa Chanteur et l’initiateur

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de la Fondation Cent Familles, dédiée à l’enfancemalheureuse.

Comme Noir et Botton, mais pour d’autres rai-sons, Lahaye a senti que la puissance des médiaspeut faciliter la promotion de son œuvre sociale. Sacampagne en faveur des gosses délaissés connaît defait un succès populaire au milieu de ces années1980, grâce à son émission diffusée sur TF1,« Lahaye d’honneur », dont Pierre Botton reven-dique la paternité. En la circonstance, le plateau aété déplacé sur Lyon. Reste à peaufiner la presta-tion de Noir. Pour rompre avec l’image du politi-cien empesé dans son costume, étranglé par sacravate et incapable de s’intéresser à autre choseque les combines d’appareil, il faut trouver quelquechose. L’élu jouera donc du violoncelle, instrumentqu’il pratique depuis plusieurs années, avec une pré-férence marquée pour les suites de Bach. Malheu-reusement, cela fait pas mal de temps que Noir n’apas pratiqué l’instrument. « Qu’importe, reprendBotton, on fera jouer en play-back un véritable pro-fessionnel interprétant le morceau choisi caché der-rière un rideau. » Tellement culotté que ça marche.À merveille même ! La supercherie passe inaperçue,à la plus grande satisfaction de Noir puisque le pro-gramme ce soir-là fera un tabac en termes d’au-dience. « Par la suite, poursuit son ancien gendre,on réussira de la même façon à délocaliser biend’autres émissions : “Apostrophes”, Drucker, etc.Tout ça grâce aux relations amicales que j’entre -tenais avec les animateurs et producteurs. Le deal

était clair : nous prenions en charge tous les frais de

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production supplémentaires liés à leur déplacement.En réalité, c’est la mairie qui payait. »

Cette stratégie de l’image se révèle elle aussipayante. Dans les sondages de popularité, Noir faitplus que tirer son épingle du jeu. Au printemps 1987,son nom commence à émerger parmi les personna-lités qu’on apprécie, mais rien n’est encore gagné.Car le ministre du Commerce n’est quasimentjamais invité dans les grand-messes du 20 heures,ou dans les émissions phares des chaînes, telles que« 7 sur 7 ». À la demande expresse de son beau-père, Botton accepte alors de tout faire pour qu’ilobtienne des émissions de télévision sans lesquellesun homme politique n’existe pas, dit-on. Dans cetteperspective, il se débrouille pour faire la connais-sance de PPDA. Des travaux d’approche dont il m’anarré les détails avec un brin de nostalgie : « Mapremière rencontre avec Patrick s’est déroulée dansle hall du Carlton lors du Festival de Cannes de1987. Je m’y trouvais en compagnie de MichelMouillot et de François Léotard, que connaissait bienPPDA, à qui j’ai proposé de nous rejoindre le soirChez Tétou, un excellent restaurant de bouillabaisseà Golfe-Juan. J’ai abordé PPDA comme ceux dushowbiz : “Ça va ? On se voit ce soir ?” Souvent cegenre d’échange reste sans lendemain, mais là, avecPatrick, ç’a été différent. L’homme est un géant, unobservateur incroyable. Il a vu que je n’étais pas dan-gereux. Il n’ignorait pas non plus que j’étais prochede Francis Bouygues et de son fils Martin. »

L’intimité des relations de cette époque entrel’homme d’affaires lyonnais et les magnats du

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bâtiment n’a rien d’une galéjade. Depuis quelquetemps, Botton est régulièrement reçu à dîner àNeuilly-sur-Seine chez Martin Bouygues, qui nedédaigne pas de partager avec lui quelquesmoments de détente, sur la Côte d’Azur notam-ment. Relations amicales non dépourvues d’arrière-pensées politiques, économiques et médiatiques,c’est vrai. Les Bouygues, père et fils, espèrent bienainsi que leur ami les aidera à conquérir de nou-veaux marchés dans la capitale des Gaules, projetsimmobiliers dont le chiffre d’affaires se compte endizaines de millions d’euros. D’ailleurs, c’est afinde pouvoir acquérir une luxueuse villa sur les hau-teurs de Cannes que Botton obtiendra, au débutdes années 1990, un prêt d’une banque privée,ayant Francis Bouygues comme président du conseild’administration…

Mais revenons à PPDA. Le soir même de sa ren-contre avec Botton, il rejoint son hôte Chez Tétou.Sont alors présents Michel Noir, Claude Malhuret,l’ancien président de Médecins sans frontières devenudepuis peu secrétaire d’État chargé des Droits del’homme, François Léotard et Michel Mouillot, lefutur maire de Cannes que la justice rattrapera dixans plus tard pour corruption. Au fil des mois sui-vants, l’opiniâtre Botton va relancer PPDA à de nom-breuses reprises. Lequel ne refusera pas les déjeunerset dîners parisiens proposés par l’homme d’affaires

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lyonnais. Une véritable amitié se dessine même en1988, lorsque le journaliste lui fait l’honneur de luiprésenter ses enfants dans l’intimité familiale : Mor-gane, Solenn, Arnaud, Dorothée, ainsi que sonépouse, Véronique.

À partir de ce jour, Patrick et les membres de sonclan seront régulièrement les invités de Botton. Unami qui ne lésine jamais sur les moyens : vacancesdans les stations balnéaires de l’Hexagone, séjours àl’étranger. En retour, PPDA le recevra à deuxreprises dans sa résidence secondaire de Trégastel,en Bretagne. Cette proximité permet à Botton dedécouvrir un personnage plus « sensible et com-plexe » qu’il ne l’avait imaginé. Pas de quoi lui rendrela tâche facile. Le directeur adjoint de l’informationde TF1 se montre en effet plutôt rétif aux sugges-tions de reportages propres à assurer la promotionde Michel Noir, dont les fonctions au Commerceextérieur semblent davantage intéresser la directiondu groupe Bouygues que le présentateur du journal.

En même temps, Poivre peut-il rester dans l’igno-rance de ce qui peut apparaître comme de l’intérêtde ses employeurs ? Botton, de son côté, a-t-il le sen-timent que le journaliste pourrait être en servicecommandé pour le bénéfice des Bouygues ? Desquestions auxquelles l’ancien gendre de Michel Noira apporté face à moi un démenti très net : « Celane se passe pas comme ça. Dans ce milieu, rien n’estclairement dit. Ou alors très peu. Une seule fois,Francis Bouygues m’a dit : “OK Pierre, on y va !”Ils évoquaient la candidature de Michel aux futuresmunicipales de mars 1989 à Lyon. »

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Ce qu’il révèle reste néanmoins troublant. Parexemple, cet échange entre Francis Bouygues etJacques Chirac, alors maire de Paris, mécontent dutraitement trop favorable réservé à Michel Noir surTF1. La rencontre a pour cadre son bureau de l’Hô-tel de Ville de Paris. Contre l’avis de Chirac, Noirvient de constituer une liste RPR à Lyon. Il veuts’opposer à Francisque Collomb, le maire UDF sor-tant. Chirac peste. Bouygues semble gêné. Non sansmalice, il lance pour se tirer d’affaire : « Pourquoine voyez-vous pas avec Botton ? Il fait ce qu’il veutavec ma rédaction ! » Aujourd’hui, l’intéresséadmet, de fait, avoir entretenu des rapports privilé-giés avec bon nombre de journalistes de TF1. Mais,loin de confirmer la prépondérance que lui prêtaitBouygues à l’époque, il nuance : « C’est vrai que jefaisais pas mal de choses avec Yves Mourousi, maisqu’avec Patrick c’était plus compliqué. Avec lui,c’était tout le temps non. Il était très à cheval surles principes journalistiques. Lui demander quelquechose a toujours été un enfer. Noir m’engueulait fré-quemment : “Je ne comprends pas, tu es tout letemps avec lui et tu ne peux pas me décrocher unetélé !” Dans son esprit, tout ce qu’il disait, ce qu’ilfaisait était forcément important et méritait uneintervention dans le journal de 20 heures. »

Noir finit par obtenir satisfaction en jan-vier 1989, alors qu’il se présente, comme on l’a vu,à la municipale lyonnaise sans l’investiture du RPR.Journalistiquement, ce coup de force, amorce pos-sible d’une « déchiraquisation » du parti néogaul-liste, mérite en effet un temps d’antenne. Botton

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sent que le moment est venu : « Au moment où onmonte le truc, Patrick fait son travail, il fait télé-phoner au RPR pour savoir si Chirac allait luiapporter son aval. Je lui affirme qu’on allait l’avoir.Patrick n’est pas dupe : “Pierre, tu me mens.” Aufinal, il me donne tout de même son feu vert, à unecondition : il le veut sur son plateau à Paris. Pournous, ce n’était pas possible. Il fallait que l’inter-vention se déroule impérativement à Lyon. Parailleurs, on avait déjà contacté FR3 afin de dispo-ser d’un studio. Mais là aussi j’ai dû batailler.“Pourquoi ce n’est pas nous qui l’avons ? Pourquoine le fait-il pas pour la région ?” Finalement, l’af-faire se fera avec TF1 depuis la station régionale.Mais j’avais prévenu Patrick : “Tu me l’allumespas ! On est en direct, tu ne déconnes pas !” Il merépond : “Tu le veux au 20 heures, je lui poserailes questions que je dois poser.” Ce qu’il a fait sanscomplaisance, contrairement à “7 sur 7”, où Noirsera également invité et pour laquelle j’avais eutoutes les questions avant son passage. »

Devant le juge chargé de son dossier, Botton aévoqué cette prestation télévisée comme le plusmarquant des « renvois d’ascenseur ». PPDA, lui,s’inscrira en faux, estimant n’avoir fait que son tra-vail ce jour-là. Mais il est déjà trop tard pouréchapper à la tourmente judiciaire. Celle-ci bat sonplein…

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La rumeur bruisse depuis plusieurs jours. Parcourrier, le juge Philippe Courroye convoque PPDAle vendredi 5 février 1993, afin de lui signifier samise en examen pour « recel d’abus de bienssociaux ». Une occasion à ne pas manquer pour lafoule de photographes et de reporters d’imagesagglutinés autour du palais de justice de Lyon. Ilsguettent l’arrivée du présentateur-vedette de TF1.Apparaît enfin dans leur objectif la haute silhouettedu futur mis en examen, un volumineux sac devoyage en bandoulière.

Le journaliste a-t-il pris ses précautions au cas où le juge le mettrait en détention provisoire ? C’estd’autant plus plausible que plusieurs protagonistesde l’affaire ont déjà été placés, quelques semainesauparavant, sous mandat de dépôt à la prison lyon-naise Saint-Joseph : Pierre Botton et son principalassocié, Marc Bathier, entre autres. De son côté,Charles Giscard d’Estaing, présenté par Bottoncomme son « financier », fait partie des co-inculpés.Pour les deux avocats de PPDA, la mise en examensoudaine du présentateur est incompréhensible. Ber-nard Prévost, ténor du barreau parisien, s’étonneque son client, déjà entendu au mois de décembreprécédent, se retrouve mis en cause alors qu’aucunélément nouveau n’est intervenu dans le dossier. Deséléments nouveaux, il en existe pourtant bel et bien.

Le magistrat instructeur s’apprête à les révélerdès que Poivre et ses conseils auront pu échapper àla meute des reporters et des photographes. PourPPDA, la présence de confrères, qui ne font en l’oc-currence que leur métier, devient vite insupportable.

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Un reporter d’images de France 2 fait les frais desa mauvaise humeur. Son sang-froid retrouvé, lejournaliste pénètre dans l’austère bureau de PhilippeCourroye. Le juge l’informe, ainsi que ses conseils,des dernières révélations de Pierre Botton. Afind’appuyer ses dires, l’homme d’affaires a exhibé,quinze jours plus tôt, une nouvelle liste d’invitationset de voyages concernant son « ami » Patrick. Édifiante énumération de largesses évaluées parBotton à quelque 2 millions de francs (plus de300 000 euros). Mais l’investissement aurait été toutà fait rentable selon Botton puisqu’il affirmera avoirobtenu des « services » en retour. L’homme est unaffectif. À l’heure où il passait aux aveux devant lemagistrat instructeur, pièces justificatives à l’appui,il n’avait toujours pas digéré les déclarations dePPDA sur le plateau d’une émission de Canal+. Cejour de décembre 1992, répondant aux questionsde Michel Denisot, Poivre prétendait qu’il connais-sait finalement très peu Pierre Botton, que celui-ciavait fait certes partie de ses relations, mais qu’il nepouvait être considéré en aucun cas comme ami.Et, du fond de sa cellule, Botton s’était senti trahi.Puisqu’on le traitait ainsi, il parlerait…

Devant le juge Courroye, factures à l’appui, il adonc énuméré les dépenses engagées au bénéfice dujournaliste star de TF1. Aux largesses déjà connues,il a ajouté de nombreux séjours en Guadeloupe, desvoyages en Italie et en Égypte, plus quelques équi-pées gastronomiques. Mais, dans son énumérationaux allures de réquisitoire, l’homme d’affaires blessédans son orgueil évitera délibérément d’évoquer les

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gestes généreux dont ont également bénéficié desproches de Poivre d’Arvor.

À TF1, l’annonce de l’inculpation de PPDA faitl’effet d’une douche froide. De nombreux reporterss’émeuvent. Les (rares) syndiqués interpellent leursdélégués. Celui du SNJ, Jacques Barbot, envisagede diffuser un tract dénonçant et l’« affairisme » dePierre Botton et les imprudences de Poivre. Dansles étages supérieurs de l’immeuble en verre de Bou-logne-Billancourt, l’affaire est, elle aussi, entendue.Depuis plusieurs jours, la direction de la chaîne apeaufiné sa parade. Deux minutes après l’annoncepar l’AFP de l’inculpation de PPDA, TF1 diffuse,comme par miracle, un communiqué assurant queson présentateur-vedette doit « comme tout autre »bénéficier de la présomption d’innocence. Ce dontpersonne ne doute. Le texte précise en outre que,dans l’exercice de ses fonctions, Poivre n’aurait « enaucune manière laissé créer une confusion entre savie professionnelle et sa vie privée ». Dans ces condi-tions, il n’y aurait aucun motif de lui interdire l’an-tenne. Il continuera donc d’assurer la présentationdu 20 heures avec l’entière confiance de sa direc-tion. CQFD.

Rasséréné, mais réaliste, PPDA s’attend toutefoisà être placé d’un jour à l’autre sous contrôle judi-ciaire. Mesure effectivement communiquée parcourrier le 12 février suivant. La justice l’assortit du

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versement d’une caution de 150 000 francs (près de23 000 euros) et de l’interdiction de « fréquenterune personne liée au dossier », en l’occurrenceAnne-Valérie Botton.

Le juge craint-il des pressions sur l’épouse del’homme d’affaires écroué ? On serait tenté de lecroire, même si la jeune femme n’a jamais vraimentpartagé l’engouement de son mari à l’égard du pré-sentateur. Auditionnée à son tour, elle ne tournerapas autour du pot, c’est le moins que l’on puissedire : « Il est exact que Patrick Poivre d’Arvor abénéficié d’un certain nombre de voyages, dont desdéplacements à l’étranger qu’il n’a jamais réglés.Pour la plupart de ces déplacements, nous n’étionspas présents. Vu la fréquence et le montant de cesdéplacements, il était difficile à Patrick Poivre d’Arvor de ne pas se poser de questions sur l’originedes fonds qui servaient à régler ces dépenses. Il nepouvait pas penser que c’était Pierre qui assuraitpersonnellement tous ces frais. Il connaissait lessociétés de Pierre car ils en avaient parlé ensemble.La seule fois où Patrick Poivre d’Arvor nous a rem-boursé des billets d’avion, c’était lors de notre dépla-cement à Rio en 1988. Il est arrivé à l’aéroport sansargent et il nous a demandé de lui avancer les fondspour le voyage. J’ai dû insister au retour pour qu’ilnous rembourse le prix des billets. » Un enfonce-ment de première classe !

Au moment où la nouvelle des dernières mesuresimposées par le juge Courroye parvient aux agencesde presse, PPDA présente son journal comme d’ha-bitude. Il attendra la fin de l’édition pour laisser à

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Charles Villeneuve le soin d’évoquer ce nouveaurebondissement. Dans son résumé succinct, lerédacteur en chef ne précise pas le nom de « lapersonne liée au dossier », mais souligne enrevanche que, selon « une enquête » menée parTF1 auprès de magistrats, la procédure visantPPDA serait « exceptionnelle »…

Commentaire exceptionnel lui aussi ? On peut l’apprécier comme tel. Mais n’est-ce pas excep-tionnel, voire singulier, de faire lancer le sujetconcernant l’affaire par celui qui s’y trouve juste-ment impliqué ? C’est pourtant le cas quand,impressionnant dans son impassibilité, PPDA conti-nue à présider la messe du 20 heures comme si derien n’était, avec l’approbation de son supérieur.Les « chiens » des médias écrits aboient, mais lacaravane TF1, elle, passe. Bientôt, Charles Ville-neuve lui-même fera pourtant partie des autrestémoins auditionnés par le juge Courroye, en tantque bénéficiaire des largesses de Pierre Botton, sousla forme de séjours tous frais payés, notamment àCourchevel…

Meurtri dans son honneur, transformé en ciblede la presse écrite, PPDA continue de faire front.Bon gré mal gré. Prêt à se défendre en attaquant,il menace de faire appel aux tribunaux à son tour.Un temps, cette détermination fait son effet. Maisdéjà, le voilà à nouveau convoqué chez le juge

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Courroye à Lyon. L’audition s’annonce délicate. Ildoit être confronté à Pierre Botton.

Le face-à-face entre les deux hommes va se pro-longer pendant cinq heures d’affilée. Mais, malgréles questions précises et répétées du magistrat ins-tructeur, les retrouvailles Botton-Poivre ne virerontjamais à l’affrontement. Et pour cause : dès leurentrée dans le cabinet, les deux mis en examen sesont chaleureusement serré la main, avant d’échan-ger quelques mots avec force tutoiement. Dialogueinédit, « exceptionnel », encore :

— Tiens bon, Pierre, tiens bon ! Cela va s’arrê-ter… lance PPDA à l’homme d’affaires.

— Arrêtez ! Vous ne devez pas vous parler ! luiordonne le juge.

Mais c’est trop tard. Le visage terne, marqué parles affres de la détention, Botton n’en croit pas sesoreilles. Il est aux anges ; il a enfin retrouvé son ami.À partir de cet instant, le rapport de force sembles’inverser. Le Lyonnais s’est-il rendu compte que savolonté rageuse de mouiller tous ses anciens amisne lui permettrait pas de s’en sortir aussi aisémentqu’il l’avait cru au début ? Sensible à l’assaut amicalde PPDA dans le cabinet du juge Courroye, Bottonne sera pas pour autant dupe de la nouvelle straté-gie du présentateur-vedette : « Patrick a dû s’aper-cevoir que cette gestion-là – “Pierre Botton est monami” – était bonne en termes d’images pour lui. Ila renversé intelligemment la situation. »

Pas assez toutefois pour les magistrats qui, auprintemps 1996, condamneront la star du petitécran à quinze mois de prison avec sursis et

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200 000 francs (environ 30 500 euros) d’amendepour recel d’abus de biens sociaux. Année décidé-ment sombre pour le journaliste le plus célèbre deFrance, dont l’existence, trois mois auparavant, adéjà été marquée par une tragédie familiale : le sui-cide de sa fille Solenn. Dix jours après la disparitionde la jeune fille, Paris Match consacre sa couvertureau drame. L’auteur de l’article souligne « la leçonde courage et de dignité devant un injuste destin »que PPDA vient de montrer. Sur ce, Match proposeà ses lecteurs six pages de photos, souvenirs de bon-heur perdus à tout jamais : des clichés familiaux deSolenn enfant, alors que Patrick n’était encore qu’unjeune journaliste de télévision parmi d’autres ; unepromenade en hiver dans les bras de sa mère, Véro-nique. D’autres la montrent adolescente, commeceux pris sur les marches du palais du Festival deCannes. Solenn y avait accompagné son père,« amaigrie, si légère alors, mais souriante ». Mais,quatre mois plus tard, elle entrait à l’hôpital pour« une longue lutte contre le dégoût de vivre ».

Une semaine après cette publication, Paris Match

consacre à nouveau sa couverture aux épreuves dePPDA. Huit pleines pages retracent l’émouvantecérémonie religieuse qui s’est déroulée le samedi pré-cédent en l’église de Saint-Ferdinand-des-Ternes, àParis. C’est dans cette même enceinte que l’enfantavait fait sa première communion. Pour la cérémo-nie, Poivre d’Arvor a fait appel au célèbre pianisteJean-Philippe Collard ; à un ami aumônier, Ber-nard Goureau, du diocèse de Reims ; et à deuxprêtres, dont le père Jean-Michel di Falco, per-

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sonnalité complexe qui, de l’aveu même du jour-naliste, « fait en permanence le grand écart entrel’Église et les médias ». À l’extérieur, plusieurs camé-ras de télévision filment la sortie de ces VIP se pres-sant sous un portrait géant de Solenn accroché enfrontispice de l’église.

Cette ostentation médiatique autour de la mala-die puis de la mort de Solenn que lui reprochentcertains de ses intimes, PPDA estime au contraireen avoir été lui-même la victime. Tout s’explique-rait par son statut de star. Convaincu que « la mortdes êtres n’est sûrement pas le silence », que la tra-gédie de Solenn pourra sans aucun doute « être utileau bonheur des autres », il rappelle les centaines detémoignages de gens, connus ou non, venus luiapporter leur soutien dans cette terrible épreuve.

Là encore, les commentaires désagréables fusent.Pour le journaliste-écrivain Arnaud Viviant, PPDAaurait des comportements « paranormaux ». Etd’ajouter : « En vérité, il donne le sentiment de gérerson image même dans les moments dramatiques.Comme si son public devait savoir. » Le public està nouveau pris à partie lorsque le journaliste décidede publier, quelques semaines à peine après la dis-parition de sa fille, Elle n’était pas d’ici, ainsi qu’uneanthologie de poèmes à la mémoire de Solenn. Les deux ouvrages paraissent peu de jours avantl’ouverture du procès en appel de l’affaire Botton,

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coïncidence chronologique que l’écrivain Jean-Edern Hallier a déjà exploitée en faveur de l’accuséPoivre dans un long plaidoyer publié dans Paris

Match : « Était-ce vraiment, pour PPDA, une fai-blesse coupable que d’avoir un ami riche qui com-prenait son combat pour Solenn ? » Pour Hallier,pas de doute : son ami de vingt ans est victime d’unedouble injustice, celle du ressentiment judiciaire etcelle du destin intime : « Racontons les détails deces vacances communes de la famille Botton avecl’enfant. Pendant plusieurs jours, Solenn séjourneavec les Botton à Courchevel. Anne-Valérie Bottonl’emmène chaque jour skier et s’occupe d’ellecomme de sa propre fille. Solenn se confie beau-coup aux Botton. “Je suis grosse”, leur répète-t-ellesans cesse. Au restaurant, lorsqu’elle commande unesalade tomates-mozzarella, elle ne mange que lestomates et laisse de côté la mozzarella. »

Aussi déterminé dans la défense qu’il peut êtreinjuste et féroce dans l’attaque, le polémiste, fonda-teur de L’Idiot international, ne craint pas de marte-ler : Solenn, les Botton ; les Botton, Solenn… Ainsi :« Au mois de mai 1992, les Botton invitent Solennau Festival de Cannes. PPDA y passe quelques jours,Solenn plus longtemps ; elle dort chez les Bottondans leur villa Helen Roc, à Cannes. Les bouclesd’oreilles qu’elle porte sont celles d’Anne-Valérie,qui lui a aussi prêté sa ceinture. D’ailleurs, les Bottonrecevront des lettres de Solenn pour les remercierde leur gentillesse. Qu’y avait-il de mal ? […]Voyons la situation rongée par les bakchichs à lafrançaise, qui sont devenus la loi courante. Quel

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journaliste en vogue n’a pas été somptueusementinvité, par exemple, par le roi du Maroc ? Quel pré-sentateur célèbre ne s’est pas vu proposer la spon-sorisation de son mariage par des marques d’alcoolsou de sous-vêtements célèbres ? Quel reporter s’est-il jamais plaint des week-ends offerts par la Mamou-nia ? Qui n’a pas été convié par des clubs devacances à des séjours radieux à Dakar ou auxAntilles ? Quel hôtel, quelle station de sports d’hi-ver se lançant n’a pas invité la presse ? On n’en fini-rait plus de raconter ces habitudes de presse biennaturelles, et ancrées dans les mœurs journalistiquescomme d’ailleurs dans les milieux d’affaires et lesgrandes sociétés qui ont besoin de se faire mieuxconnaître. »

L’argument ne date pas d’hier. Dès les premièresrévélations sur l’affaire Noir-Botton-PPDA, un autrecollaborateur de Paris Match s’est résolument portéau créneau médiatique pour défendre son ami.Selon Stéphane Denis : « Que la présentation du20 heures de TF1 impose une responsabilitépublique, je n’y crois pas davantage. À la différencedes ministres, députés, sénateurs et maires quiémaillent les affaires de ces dernières années, le jour-naliste n’est pas élu. Il n’a pas de mandat. Il n’a pasd’électeurs. Il n’a rien promis. Qu’on le confondeavec un ministre me scie les pattes. Et je trouveraistout aussi étonnant qu’on mesurât sa responsabilité

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à l’étendue d’une audience. À ce compte-là, la res-ponsabilité du président de la République dans lesdétournements constatés en Meurthe-et-Garonne mesemble indiscutable, pleine et entière, et je m’étonnequ’elle n’ait pas jeté devant l’Élysée la foule descitoyens honnêtes. »

Un journaliste d’une chaîne privée n’aurait doncpas à s’interroger sur les exigences déontologiquesde son métier ? N’aurait-il de comptes à rendre nià ses lecteurs ni aux téléspectateurs ? Une concep-tion de l’information déresponsabilisée que ne par-tage pas Philippe Meyer, éditorialiste au Point. Luis’insurge contre cet activisme de Paris Match etd’autres organes de presse dont le réflexe corpora-tiste aurait, d’après lui, un objectif : détourner l’at-tention en rappelant les turpitudes des hommespolitiques embarqués dans des affaires comparables.

L’article n’est pas du goût de la star. PPDAassigne Le Point et Meyer devant les tribunaux aumotif de la présomption d’innocence. À raison. Ilest débouté en première instance, mais la cour d’ap-pel de Paris lui donnera gain de cause. Condamnéen correctionnelle, mais ayant fait appel, il bénéfi-ciait toujours, à ce titre, de la présomption.

Même si la chaîne l’a d’abord pris de très haut,la mise en cause judiciaire du présentateur « emblé-matique » se transforme rapidement en casse-têtepour TF1. Face aux attaques tous azimuts, unedouble décision s’impose. L’une en forme de conces-sion à la justice : écarter PPDA de l’écran duranttoute la durée de son procès. L’autre en forme decontre-attaque : lui renouveler sa confiance. En

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conséquence, Poivre se voit attribuer la responsabi-lité d’une mission de « réflexion sur le contenu édi-torial du journal ». Une mission qui ne mange pasde pain et qui se traduira dans les faits par quatre-vingt-dix jours de purgatoire. Mais le journalisten’ignore pas que, si la parenthèse lyonnaise est bienrefermée en ce qui le concerne, d’autres nuages flot-tent au-dessus de l’orgueilleuse tour de Boulogne.

Après le présentateur-vedette de TF1, c’est eneffet le tour du P-DG de la chaîne, Martin Bouygueslui-même, de se retrouver dans le collimateur dujuge Courroye. Cette mise en cause commence parune visite du magistrat instructeur lyonnais dans leslocaux du groupe, suivie d’une perquisition audomicile privé du P-DG, à Neuilly-sur-Seine. Lejuge a été intrigué par la récente découverte decomptes bancaires ouverts en Suisse par PierreBotton. L’homme d’affaires lyonnais n’en avait pasfait mystère : ils étaient destinés à recueillir les fondsoccultes nécessaires à l’ascension politique deMichel Noir. Or, le groupe Bouygues figure parmiles donateurs. À plusieurs reprises, entre 1987et 1990, il a crédité, à partir de filiales africaines,le compte « Belette » ouvert par Botton à Genève.Le montant total des versements serait d’environ2 millions de francs. De quoi alimenter les suspi-cions judiciaires. En vain. Bouygues et son groupene seront pas inquiétés.

Cela étant, Martin Bouygues se doit de réagir,ne serait-ce que pour rassurer les milliers de col-laborateurs de son groupe. En février 1996, il prendsa plume. Quatre pages d’une lettre sobrement

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intitulée « Faire face à la crise ». Refusant de se pro-noncer sur le fond des dossiers en cours, le P-DGdu groupe et propriétaire de TF1 en appelle à lalucidité et à la prudence. Deux qualités d’autant plusrecommandées qu’au même moment l’audience dela Une accuse une sensible baisse. Pis, son JT de20 heures va être bientôt surpassé, et pour long-temps, par celui du « 19/20 » de France 3.

Les turbulences judiciaires n’étaient pas, il estvrai, la seule raison de l’érosion d’audimat consta-tée. Depuis quelque temps déjà, les « grand-messes »du soir se banalisent avec la multiplication des émis-sions de plateau, des talk-shows où défilent pêle-mêle stars et invités politiques. Par ailleurs, soumiseà la concurrence entre les chaînes, l’informationsemble hiérarchisée de façon moins rigoureuse, cequi contribue à dérouter les téléspectateurs.

Pour PPDA, le couperet tombera bien des annéesplus tard : en 2008, lorsqu’il sera détrôné par unereine du talk-show, Laurence Ferrari. « Renversépar une Ferrari », comme ironisera Libération. Ouplus exactement par le nouveau P-DG de TF1,Nonce Paolini, qui, peu adepte du star system, envi-sageait de changer le présentateur depuis des moisdéjà. En guise de contre-attaque, la vedette débar-quée laisse courir des rumeurs selon lesquelles Nico-las Sarkozy, ami personnel de Martin Bouygues,n’aurait pas été étranger à son éviction. Ce quedémentent bien entendu les proches du chef del’État, en affirmant que celui-ci « a d’autres chats àfouetter que de se préoccuper » du choix du pré-sentateur du 20 heures de la Une. Mais l’un d’entre

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eux toutefois ne pourra s’empêcher d’ajouter : « Detemps à autre, de nouveaux visages, comme c’est lecas en politique, cela ne peut que susciter l’intérêt. »

Reste qu’une fois de plus la démonstration estfaite : la roche Tarpéienne, d’où les anciensRomains jetaient les condamnés dans le vide, n’estjamais loin du Capitole, haut lieu du pouvoir où ilssiégeaient avec orgueil quelques jours plus tôt. Uneleçon qui vaut pour le showbiz aussi bien que pourles médias ou le cinéma et qui pourrait servir deconclusion à cet ouvrage consacré à leurs rapportsparfois problématiques avec le milieu des affaires,voire le milieu tout court.

Futures vedettes, à qui le succès tournera la tête,attention où vous mettrez les pieds…

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SOURCES

1. « Dédou » sauvé des juges

Entretiens de l’auteur avec Me Gilles-Jean Porte-joie, 12 janvier 2009 ; Me Jean Monestier, 20 janvier2009 ; Me Alain Scheuer, 21 janvier 2009 ; JohnnyHallyday, décembre 2002 et février 2003 ; AndréBoudou, 31 octobre 2003 et échanges de courriels endécembre 2008 ; Éric Bhat, Jean-Pierre Pierre-Bloch,le 12 décembre 2002 ; Johnny, le Rebelle amoureux, parl’auteur, Fayard, 2003 ; Le Monde, 24 octobre 2000,24 décembre 2002, 14 mars 2008 ; rapport du pro-cureur général de Bastia Bernard Legras, adressé enjuillet 2000 au garde des Sceaux et ministre de la Justice sur la criminalité organisée en Corse ; Le Pari-

sien, 3 octobre 2003 ; arrêt de la cour d’appel de Mont-pellier, 19 juin 2008.

2. « Mémé » Guerini à l’entrée des artistes

Entretiens de l’auteur avec Johnny Hallyday, op.

cit. ; Desta Mar-Hallyday, janvier et février 2003 ;

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Marie-Christine Guerini et Alan Coriolan, 2 décembre2002 ; Babeth Étienne, 20 septembre 2002 ; JohnnyHallyday, Destroy, Michel Lafon, 1996 ; Johnny, le Rebelle

amoureux, op. cit. ; Marie-Christine Guerini, La Saga Gue-

rini, Flammarion, 2003.

3. Pas de hara-kiri pour le samouraï

Entretiens de l’auteur avec François Marcantoni,Roger Le Taillanter, Marie-Christine Guerini, YvanChiffre, France Roche.

Les Mystères Delon, par l’auteur, Flammarion, 2000 ;procès-verbaux d’audition en date des 10 octobre1968, 8 novembre 1968, 26 novembre 1968, 24 jan-vier 1969 ; Femmes n° 98, avril 1996 ; Le Nouvel Obser-

vateur, 4 novembre 1993 ; Roger Le Taillanter, Les

Derniers Seigneurs de la pègre, Julliard, 1985 ; Allô, 7 jan-vier 1999 ; Paris Match, 20 septembre 1985 ; AnthonyDelon, Le Premier Maillon, Michel Lafon, 2008.

4. Un cadavre dans la décharge

Entretien avec François Marcantoni et d’autres,qui n’ont pas souhaité être cités ; réquisitoire de non-lieu rédigé par le procureur de la République de Ver-sailles, en date de juin 1975 ; rapports ducommissaire Claude Bardon en date du 28 novembre1969 et du 14 février 1973 ; procès-verbaux des audi-tions d’Alain Delon, Nathalie Delon et François Mar-cantoni en date des 3 octobre 1968, 11 octobre 1968,14 octobre 1968, 15 octobre 1968, 17 octobre 1968,24 octobre 1968, 9 décembre 1968, 24 janvier 1969,25 janvier 1969 ; Les Mystères Delon, op. cit. ; Gilles

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Antonowicz, Jacques Isorni, l’avocat de tous les combats,

France Empire, 2007.

5. Casino Royale

Entretiens de l’auteur en 1998 et 1999 avecRoland Passevant, Roger Le Taillanter, CharlesMarcantoni, Charles Pellegrini, Marcel Cerdan Jr,Jean-Claude Bouttier, Jean-Claude Mimran, RenéeLe Roux, Bernard Gœtz ; Claude Picant, La Guerre

des truands, Jean Picollec, 1980 ; James Sarazin, M…

comme milieu, Alain Moreau, 1977 ; Les Mystères Delon,op. cit. ; Alain Jaubert, D… comme drogue, AlainMoreau, 1976 ; France-Soir, 26 août 1973 ; L’Aurore,

16 août 1973 ; Le Canard enchaîné, 12 février 1974 ;Paris Match, 19 janvier 1995 ; Franck Renaud, Le

Nouveau Milieu, Fayard, 1992.

6. Delon contre Delon

Patrick Sabatier et Richard Cannavo, Le Jeu de la

vérité, Robert Laffont, 1987 ; Le Figaro Magazine,

20 avril 1985 ; Paris Match, 20 septembre 1985 ;Anthony Delon, Le Premier Maillon, op. cit. ; Allô, 7 jan-vier 1999.

7. Les vies compliquées de monsieurAlexandre

« Résumé de premières investigations effectuéessuite à l’assassinat de Claude Gragnon », rédigé parl’inspecteur divisionnaire Sylvestre Grisoli à l’atten-tion du commissaire Jacques Poinas, chef adjoint de la brigade criminelle, en date du 21 août 1989 ;

SOURCES

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Les Mystères Delon, op. cit. ; rapport du SRPJ de Ver-sailles, section criminelle, au juge d’instruction YvesJannier en date du 17 septembre 1986 ; procès-verbal rédigé par l’inspecteur principal Margale, dela brigade criminelle de Paris, en date du 6 avril1986 ; procès-verbal rédigé par l’inspecteur divi-sionnaire Bernard Laithier, de la brigade criminellede Paris, en date du 8 avril 1986 ; procès-verbalrédigé par l’inspecteur principal Jean-ClaudeDareau, du SRPJ de Versailles, en date du 14 février1990.

Entretiens de l’auteur avec Me Maurice Missis-trano, le 30 décembre 2008 et le 6 janvier 2009 ; avecCharles Pellegrini, le 31 décembre 2008 ; avec Moha-med Ajroudi, le 16 novembre 2008 et le 5 janvier2009 ; avec Jacques-Marie Bourget, le 6 janvier 2009 ;avec Me William Bourdon, le 23 décembre 2008 ; avecPierre-Yves Gilleron, le 29 décembre 2008 ; avecMe Xavier Flécheux et Me Alain Peyrat, le 19 février2009 ; courriels de Me Pierre Cornut-Gentille à l’au-teur, les 2 octobre et 19 décembre 2008 ; courrielsd’Hervé Gattegno à l’auteur, le 11 décembre 2008 ;courrier adressé à l’auteur par Denis Tillinac, le21 janvier 2009.

Le Temps, 27 septembre 2005 ; Le Figaro,

15 octobre 2007 ; Le Parisien, 5 mai 2006 ; Bakchich,

4 avril 2007 et 26 mai 2008 ; Yvan Stefanovitch,L’Empire de l’eau, Ramsay, 2005 ; Pascal Junghans,Les Services de renseignements français, Edmond Dantès,2006 ; Le Parisien, 2 décembre 2004 ; Libération,

6 décembre 2004 ; Le Parisien, 8 décembre 2004 ; Le

Canard enchaîné, 8 novembre et 12 décembre 2006 ;

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droit de réponse adressé par Alexandre Djouhri auCanard enchaîné, Libération, Le Nouvel Observateur, endécembre 2006 ; assignations contre le site Bakchich ;arrêt de la cour d’appel de Paris en date du 6 juin2008 ; jugement rendu par le TGI de Nanterre le4 octobre 2007 ; jugement rendu par le TGI de Nan-terre le 13 décembre 2007 ; arrêt de la cour d’appelde Versailles le 16 décembre 2008 ; jugement rendupar le tribunal de police de Paris le 14 janvier 2009.

8. Du rififi chez les hommes

Le Nouvel Observateur, 11 mars 1974 ; Paris Match,

4 novembre 1993 ; Le Monde, 30 août 1998 ; L’Expan-

sion, 18 décembre 2002 ; Paris Match, 10 janvier 2002 ;Depardieu, l’Insoumis, par l’auteur, Fayard, 2006 ; L’Ex-

press, 7 décembre 1996 et Le Monde, 24 mars 1999 ;Gérard Depardieu et Laurent Neuman, Vivant !, Plon,2004 ; L’Yonne-Républicaine, 22 janvier 2002 ; Paris

Match, 6 mars 1997 ; Le Point, 10 avril 1999.

9. Prends l’oseille et tire-toi !

Entretiens par l’auteur avec Patrick Tardit, AmineChachoua. Sollicité, Paul Hagnauer n’a pas souhaitédonner suite à la demande d’entretien de l’auteur ;Le Parisien, 13 décembre 2002 et 7 décembre 2004 ;L’Est républicain, 11 décembre 2004 ; Depardieu, l’in-

soumis, op. cit. ; Deneuve, l’Affranchie, par l’auteur, Flam-marion, 2007 ; Le Monde, 15 janvier 2005 ; Le Monde,

6 mars 2007.

SOURCES

315

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10. Le piège de Trappes

Entretiens avec Jamel Debbouze, Zoubir,Guillaume Ley, Jean-Jacques Chapin ; Libération,

5 janvier 2000 ; L’Humanité, 10 janvier 2000 ; Abel El-Quandili et Hafid Hamdani, Le Grand Frère des ban-

lieues, Fayard, 2005 et Tarik éditions, 2006 ; Debbouze,

l’As de cœur, par l’auteur, Fayard, 2008 ; Abd al Malik,Qu’Allah bénisse la France, Albin Michel, 2004.

11. Gare au gorille !

Entretiens avec Jean-Jacques Chapin, Khalid El-Quandili, Me Edgard Vincensini ; Debbouze, l’As de cœur,

op. cit.

12. Parle plus bas, Frank…

Entretiens avec Charles Duchaine, Daniel Ducruet,Jean-Pierre François, Me William Caruchet, Roger-Louis Bianchini, Armand Chambaz ; Vanity Fair,

mai 2005 ; Anthony Summers et Robbyn Swan, Sina-

tra : The Life, Random House, 2005 ; Anthony Delon,Le Premier Maillon, op. cit., 2008 ; Paris Match, 8 juillet1983 et 23 mai 1986 ; Daniel Ducruet, Lettre à Sté-

phanie, J’ai lu, 1997 ; rapport Bernard Legras, pro-cureur général de la cour d’appel de Bastia, sur lacriminalité en Corse, juillet 2000 ; Le Point, 4 juillet1995 ; New York Post, 12 novembre 1992, Washington

Post, 26 novembre 1992 ; Libération, 3 juillet 1995 ;France Soir, 3 juillet 1995 ; « rapport de la Commis-sion d’enquête parlementaire sur les moyens de luttercontre les tentations de pénétration de la mafia enFrance », présidée par François d’Aubert, 23 janvier

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1993 ; Rapport Peillon-Montebourg, Édition n° 1, juin 2000 ;La Saga Monaco, par l’auteur, Flammarion, 2002.

13. Les contes fantastiques de « Marco les bons tuyaux »

Entretiens avec Lazlo Liskai, 19 décembre 2008 ;Me Gilles-Jean Portejoie, 12 janvier 2009 ; AlanCoriolan, 2 décembre 2002 ; L’Express, 7 novembre2002 ; Roger Le Taillanter, Les Derniers Seigneurs de la

pègre, Julliard, 1985 ; Robert Broussard, Mémoires, Plon,1997 ; Le Nouvel Observateur, 10 mai 2007, Marie-Domi-nique Lelièvre, Sagan à toute allure, Denoël, 2008.

14. Ouragan sur PPDA

Le Monde, 18 novembre 1992 ; communiqué adressépar PPDA à la presse le 17 novembre 1992 ; entre-tien de l’auteur avec Pierre Botton, 3 janvier 2005 ;extrait de la déposition d’Anne-Valérie Botton en datedu 15 mars 1993 ; Paris Match, 9 février 1995 ; Paris

Match, 16 février 1995 ; Patrick Poivre d’Arvor, Elle

n’était pas d’ici, Albin Michel, 1995, cité dans PPDA,

l’Inconnu du 20 heures, d’Hubert Coudurier, Robert Laf-font, 1996 ; Jean-Edern Hallier, Paris Match, 16 février1995 ; Stéphane Denis, L’Affaire Poivre, Stock, 1993 ;Philippe Meyer, Le Point, 24 juin 1995 ; réaction deDominique Paillet, porte-parole de l’UMP, sur le pla-teau de Canal+, le 10 juin 2008.

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LA FACE CACHÉE DES PEOPLE

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Table

Avant-propos ...................................................... 9

1. « Dédou » sauvé des juges ..................... 11

2. « Mémé » Guerini à l’entrée des artistes 31

3. Pas de hara-kiri pour le samouraï .......... 51

4. Un cadavre dans la décharge ................ 73

5. Casino Royale ........................................ 99

6. Delon contre Delon ................................ 127

7. Les vies compliquées de monsieur Alexandre ............................... 137

8. Du rififi chez les hommes ...................... 177

9. Prends l’oseille et tire-toi ! ...................... 199

10. Le piège de Trappes ............................... 213

11. Gare au gorille ! ..................................... 223

12. Parle plus bas, Frank… .......................... 243

13. Les contes fantastiques de « Marco les bonstuyaux » .................................................. 267

14. Ouragan sur PPDA ................................ 283

Sources .............................................................. 311

Bibliographie ...................................................... 319

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