UNIVERSITE PARIS VIII VINCENNES SAINT-DENIS · rent du droit interne avec lequel il faut cesser de...

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UNIVERSITE PARIS VIII VINCENNES SAINT-DENIS UFR DE DROIT DROIT INTERNATIONAL PUBLIC Premier semestre 2016-2017, Licence 3 Cours de Mr Tomkiewicz Vincent Travaux dirigés de Mme Brejon Aude LICENCE 3 ANNEE UNIVERSITAIRE 2017-2018 1 ER SEMESTRE SEANCE 1 INTRODUCTION

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UNIVERSITE PARIS VIII VINCENNES – SAINT-DENIS

UFR DE DROIT

DROIT INTERNATIONAL PUBLIC

Premier semestre 2016-2017, Licence 3

Cours de Mr Tomkiewicz Vincent

Travaux dirigés de Mme Brejon Aude

LICENCE 3

ANNEE UNIVERSITAIRE 2017-2018

1ER

SEMESTRE

SEANCE 1

INTRODUCTION

Documents :

Document 1 : S. Sur, « Le droit international au cœur des relations internationales », La

documentation française, Questions internationales nº 49, Paris, mai-juin 2011, pp. 4-11.

Document 2 : A. Pellet, « Le droit international à l’aube du XXIème siècle (La société

internationale contemporaine – permanences et tendances nouvelles) », cours fondamental

in Cours euro-méditerranéens Bancaja de droit international, vol. I, 1997, Aranzadi,

Pampelune, 1998, pp. 37-40.

Document 3 : M. Belissa, F. Gauthier, « Kant, le droit international cosmopolitique et la

société civile », Annales historiques de la Révolution française, 317, 1999, pp. 495-511.

Document 4 : E. Pasquier, « Carl Schmitt et la circonscription de la guerre : le problème

de la mesure dans la doctrine des « grands espaces » », Erudit, vol. 40, numéro 1, mars

2009, pp. 55-71.

Document 5 :

Exercice :

Dissertation : existe-t-il un ordre juridique international ?

Questions à préparer pour le td :

- Quelle est la différence entre droit international et les relations internationales ?

- A quoi sert le droit international dans l’ordre juridique interne ?

- Quelle est la définition des termes suivants : positivisme, relativisme, volontarisme,

objectivisme, idéalisme, réalisme.

Document 1 : S. Sur, « Le droit international au cœur des relations internationales »,

La documentation française, Questions internationales nº 49, Paris, mai-juin 2011,

pp. 4-11.

Document 2 : « Le droit international à l’aube du XXIème siècle (La société

internationale contemporaine – permanences et tendances nouvelles) », cours fondamental

in Cours euro-méditerranéens Bancaja de droit international, vol. I, 1997, Aranzadi,

Pampelune, 1998, pp. 37-40.

Chapitre II

L'existence et les particularités du droit international

Pour qui observe de bonne foi et sans a priori la réalité des relations internationa­les, l'existence du droit international paraît difficilement contestable. Cette constata­tion d'évidence ne suffit cependant pas aux négateurs du droit international, qui sont légion et s'obstinent à nier sinon toujours son existence, du moins son existence en tant que «vrai» droit, c'est-à-dire sa juridicité. Il n'est pire aveugle que celui qui a décidé de ne pas voir. ..

Toutefois s'il paraît peu douteux qu'il existe bien «quelque chose» qui porte le nom de droit international (section 1), ce «quelque chose» est très profondément diffé­rent du droit interne avec lequel il faut cesser de vouloir le comparer à tout prix: ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, il n'en correspond pas moins à des logiques nettement distinctes (section 2).

SECTION 1. L'EXISTENCE CONTESTÉE DU DROIT INTERNATIONAL

N'en déplaise aux négateurs du droit international, il existe et se rattache bien à la grande famille «du» droit, dont il constitue incontestablement une branche, au même titre que les chiens et les chats sont les uns et les autres des animaux, des vertébrés et des mammifères (vous remarquerez que je n'ai pas pris les singes et les hommes comme éléments de comparaison: mes collègues internistes eussent eu trop beau jeu à se voir en hominidés ... ).

§ 1. La «positivité» Il du droit international

Il n'est guère d'enseignement de droit international qui ne commence par des développements sur l'existence du droit international. Dure condition que celle des internationalistes, tenus de prouver que leur discipline «existe» Imagine-t'on un pro­fesseur de droit civil ou de droit administratif s'employer à démontrer que son ensei­gnement a un objet réel? qu'il ne porte pas sur une chimère? Évidemment non; mes collègues internistes, qu'ils soient privatistes ou publicistes, commencent leurs cours,

11. Le mot «positif» a deux sens bien différents en droit international; dans son acception première, il désigne le droit qui est «posé» par un acte volontaire; dans son sens dérivé il vise le droit effectivement en vigueur; la domination doctrinale de l'école volontariste (v. supra, p. 32) a longtemps été telle que les deux acceptions en sont venues à être considérées comme interchangeables. C'est évidemment dans son second sens qu'i! est utilisé ici. Sur ces définitions, v. notamment Roberto AGo, «Droit positif et droit international», A.F.D.I., 1957, pp. 14-62.

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selon les cas, par une définition des contours et de l'objet de la matière ou par un historique de la cristallisation de la discipline universitaire qu'ils enseignent en une branche du droit; mais il ne leur vient certainement pas à l'idée de consacrer un temps précieux à établir l'existence de celle-ci. Le droit civil, le droit pénal, le droit commer­cial existent; c'est comme cela; c'est un postulat.

Ils ont raison sans doute: ils «font» du droit civil, ou commercial, ou pénal; les avocats, les notaires, les services juridiques des administrations publiques ou des entreprises «font» du droit; les fonctionnaires, les commerçants, les automobilistes, les piétons, les «usagers», les contribuables, les époux et même les concubins, sont soumis, dans leur vie quotidienne à une multitude de règles juridiques, qu'ils respec­tent ou qu'ils transgressent, dont ils approuvent ou désapprouvent le contenu, mais sans éprouver jamais (presque jamais ... ) de doute sur leur juridicité; et cela suffit à " établir que le droit interne, les différentes branches du droit interne, «existent» ...

Le droit international public l2, à vrai dire, ne fait pas exception à la règle géné­rale. Sans doute, moins de gens «font»-ils du droit international que du droit civil ou commercial, mais les directions des affaires juridiques des Ministères des Affaires étrangères y sont influentes; les diplomates consacrent beaucoup de temps et d'énergie à discuter l'emplacement d'une virgule dans le texte des traités qu'ils négocient, ou même des résolutions qu'ils adoptent au sein des organisations internationales, dont les services juridiques, de leur côté, ne chôment pas; les Chefs d'État, les Ministres, les Ambassadeurs s'emploient, avec conviction ou adresse, à dénoncer les turpitudes juridiques des autres États et à démontrer que, pour sa part, leur gouvernement res­pecte, à la lettre et dans leur esprit, toutes les obligations découlant du droit des gens; les avocats invoquent celles-ci devant les tribunaux et ceux-ci les appliquent (en prin­cipe et quand ils les connaissent, ce qui est très loin d'être toujours le cas!). Plus généralement, comme l'a superbement montré Guy de Lacharrière, les États ont, à n'en pas douter, une «politique juridique extérieure» 13, ils tentent d'agir sur le droit international, d'influencer son contenu, de l'utiliser et ils se sentent entravés dans leur action par ses normes. Dès lors, comme l'écrit Prosper Weil, paraphrasant le titre d'un ouvrage d'André Froissart qui a fait quelque bruit en France naguèrel4, «Le droit international existe, je l'ai rencontré» 15.

Et pourtant, tout ceci ne suffit pas. Les Diafoirus16 du droit international persistent et signent: «Votre droit international a peut-être l'air d'exister, mais ce n'est qu'appa­rence car il ne peut pas exister; il ne devrait pas; il ne doit pas ... Donc, il n'existe pas!».

12. International par son objet, le droit international privé est, pour sa part, un droit national par l'origine de ses règles.

13. Guy de LACHARRIÈRE, La politique juridique extérieure, Économica, Paris, 1983,236 p. 14. Dieu existe, je l'ai rencontré, Fayard, Paris, 1969, 185 p. 15. op. cit., note 6, p. 47. 16. Les Diafoirus sont des médecins qui, dans la pièce de Molière, Le malade imaginaire, préfèrent laisser

le malade mourir selon les règles que le guérir malgré elles (acte II, scène V).

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_______________ Le droit international à l'aube du XXIème siècle

§2. Les négations de l'existence ou de la juridicité du droit international

En simplifiant quelque peu, ces négateurs se divisent en deux groupes. Pour les uns, essentiellement des non-juristes, des sociologues, des politologues, les relations internationales reposent sur de purs rapports de puissance; ce que l'on appelle «droit international» n'est, dès lors, qu'un instrument aux mains des plus forts, un ensemble de règles commodes qui expriment ces rapports de puissance, mais ne présentent, par rapport à elles, aucune spécificité: les puissants peuvent les modeler et les modifier à leur guise en fonction de leurs intérêts. Telles sont les vues des tenants de la «realpoli­tik», illustrée au cours des années d'après-guerre par l'américain Morgenthau ou le français Raymond Aron l7 • Les autres, souvent juristes de formation, comme l'anglais John Austin18, admettent qu'il existe «quelque chose» que l'on appelle droit internatio­nal, mais ils en contestent la juridicité au nom d'une «certaine idée» qu'ils se font du droit (et de la souveraineté): selon eux, il est inconcevable qu'un souverain, qui est à l'origine des règles juridiques, puisse être soumis au droit; d'ailleurs constatent-ils, confondant sanction et répression19, le non-respect du droit international n'est pas effectivement sanctionné.

Un examen, même superficiel, du comportement des acteurs des relations interna­tionales, suffit à contredire ces thèses qui n'ont, à vrai dire, que l'apparence de la logique et, bien que ce cours ne soit pas le meilleur «angle d'attaque» pour les réfu­ter20, il contribuera, je pense, à le faire. Il suffit, à ce stade, de formuler trois remar­ques:

- en premier lieu, c'est justement parce que la société internationale est constituée d'abord d'États souverains que l'existence d'un corps de règles s'appliquant à leurs rapports inter se est particulièrement indispensable; nous reviendrons plus longuement sur cette idée, que je crois fondamentale, dans le chapitre suivant;

- en deuxième lieu, les «négateurs» confondent l'effectivité du droit avec son existence: ce n'est pas parce qu'une règle est violée qu'elle n'est pas juridique21 ;

- enfin et en troisième lieu, les doctrines «négatrices» procèdent à l'envers: au lieu d'observer la réalité et d'en tirer des conséquences quant à la définition du droit, elles partent d'une définition «toute faite» du concept de droit et elles en déduisent que le droit international n'est pas du droit véritable car il n'entre pas dans cette définition donnée a priori.

Il n'est pas surprenant que les théoriciens de la non-juridicité du droit internatio­nal se recrutent surtout parmi les internistes. Formés au droit interne, ces juristes ne conçoivent le droit qu'à l'image de ce qu'ils connaissent: les droits nationaux. Consta-

17. V. par exemple Hans J. MORGENTHAU, PoUtics Among Nations - The Struggle for Power and Peace, Kn,?pf, New York, 1960,630 p. ou Raymond ARON, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, PariS, 1984, 794 p.

18. Lectures on Jurisprudence for the Philosophy of Positive Law, Campbell, London, 1879,2 vol., 1169 p.

19. V. infra, section 2, §2. 20. Elles sont surtout contredites par l'étude de la mise en oeuvre des normes juridiql,les internationales. 21. V. infra, section 2, §2.

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tant que le droit international ne correspond pas aux schémas dont ils ont l'habitude, ils le frappent d'anathème et déclarent péremptoirement que «ce n'est pas du droit».

En réalité nous allons le voir, «le droit international est du droit», mais c'est un droit différent,' dont la spécificité est, en effet, tout à fait frappante. Je n'irais pas, bien sûr, jusqu'à prétendre que c'est le seul «vrai» droit, mais il me semble que l'on peut aller encore un peu plus loin et constater que ses particularités mêmes en font un formidable «laboratoire juridique» en ce sens qu'il permet d'observer de manière plus commode que le droit interne la manière dont les règles juridiques naissent, évoluent et s'appliquent, car c'est, d'une certaine manière, un droit plus «nu», plus «naturel» que les droits nationaux, dont la très forte institutionnalisation et l'extrême technicité font oublier tout ce qu'ils doivent aux rapports de force dont, pourtant, eux aussi sont issus.

SECTION 2. UN DROIT DIFFÉRENT

En dépit de son indéniable spécificité, le droit international public constitue sans aucun doute un véritable système juridique, dont l'autonomie permet de le considérer comme un ordre juridique à part entière.

§ 1. La spécificité du droit international

Le droit national s'applique à une société puissamment intégrée dans laquelle les solidarités sont très développées, ce qui se traduit par une institutionnalisation poussée. La société internationale au contraire est faite d'abord de souverainetés juxtaposées dont les rivalités demeurent fortes. Dans les deux cas, le droit traduit ces rapports de forces; mais alors que, au sein de l'État, ceux-ci sont occultés par l'extrême sophistica­tion des mécanismes d'élaboration des normes, au plan international ils apparaissent beaucoup plus ouvertement.

Ceci ne signifie nullement que le droit international soit plus «politique» ou «politisé» que les droits nationaux; toute norme juridique est le résultat d'un processus politique et ceci est vrai même dans les États de droit démocratiques contemporains; pour prendre un exemple simple, la loi résulte d'un vote du Parlement dont la compo­sition reflète les rapports (très complexes) qui existent entre les groupes sociaux au sein de la communauté nationale au moment où elle est votée (ou, en tout cas, lors des élections qui ont porté au pouvoir la majorité qui la vote). Simplement, la légitimité de ce processus d'élaboration n'est plus contestée par personne; le juriste peut, dans ces conditions, ne s'intéresser qu'au résultat de ce processus éminemment politique et affecter de n'être pas concerné par ce qui s'est passé «avant», en amont - ou, plus exactement, les internistes abandonnent l'investigation de cet «avant» à des juristes spécialisés, les constitutionnalistes, qu'ils regardent avec une méfiance presque égale à celle dont ils gratifient les internationalistes. Non sans raison: le droit constitutionnel, lui aussi, est «impur» en ce sens qu'il ne peut, raisonnablement, être étudié «en soi», sans considération pour l'amont, pour le politique - et c'est tellement vrai que, dans

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la plupart des pays, le droit constitutionnel est enseigné conjointement avec la science politique.

Dans la sphère internationale, la légitimité des règles de droit ne va pas d'elle­même; l'internationaliste est tenu de l'établir; à cette fin, le «droit constitutionnel» --c'est-à-dire d'abord l'étude des processus de formation des normes juridiques- tient une grande place dans l'enseignement du droit international22.

Ceci étant, s'il y a là une différence d'approche, elle est de nature universitaire et académique et ne porte pas sur le fond du droit ni sur ses techniques. Or celles-ci sont très particulières: le droit international régit les relations entre des «sujets» qui présentent des traits tout à fait spéciaux et, contrairement au droit interne, ses modes de formation et ses techniques de mise en oeuvre sont fortement décentralisés.

1. Les sujets du droit international

Un sujet de droit est une personne ayant «la capacité d'être titulaire de droits et d'obligations» en vertu d'un système juridique donné et de «se prévaloir de ses droits par voie de réclamation ... »23. Comme l'a relevé la Cour internationale de Justice, «[I]es sujets de droit, dans un système juridique, ne sont pas nécessairement identiques quant à leur nature ou à l'étendue de leurs droits»24.

À cet égard, le droit international ne se distingue pas des droits nationaux. Dans les deux cas, les sujets de droit sont diversifiés; dans les deux cas, l'État a la capacité de jouir de droits et est titulaire de devoirs - et est donc un sujet de droit; dans les deux cas, il existe des rapports de subordination entre l'État -ou les États- d'une part, et les autres sujets de droit d'autre part. Mais c'est dans ce passage du singulier au pluriel que réside la grande différence. En droit interne, le détenteur de la souveraineté est unique; qu'on l'attribue au peuple, à la nation ouà l'État, elle apparaît comme la manifestation d'un pouvoir suprême et n'est pas concurrencée. Il en va tout à fait différemment au plan international: la souveraineté -nous y reviendrons plus longue­ment dans le chapitre III- y est éparpillée; chaque État est souverain; et le droit international résulte du heurt de ces souverainetés juxtaposées.

Une autre grande différence tient à la nature des autres sujets de droit. longtemps, le droit international a été défini comme le droit entre les États, à l'exclusion de tout autre sujet. Une telle définition n'est plus acceptable aujourd'hui - et sur cela nous reviendrons aussi dans la suite de ce cours: les droits appartenant aux États coexistent avec ceux des personnes privées, des organisations internationales, des peuples, voire

22. Les mécanismes de fonnation des normes ne sont pas le seul facteur de légitimité. V. surtout sur ce point les travaux de Thomas M. FRANCK, qui énumère quatre «indicators of legitimacy»: «determi­nacy», «symbolic validation», «coherence» et «adherence» (<<Fairness in the International Legal and Institutional System», R.C.A.D.l. 1993-III, vol. 240, pp. 48-61; v. aussi, The Power of Legitimacy Among Nations, Oxford D.P., 1990, VIII-303 p.). Nous reviendrons sur ce point dans le chapitre VII, infra.

23. C.U., avis consultatif du Il avril 1949, Réparation des dommages subis au service des Nations Unies, Rec. 1949, p. 179.' .

24. Ibid., p. 178.

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avec ceux dont la communauté internationale elle-même est directement titulaire. Mais 1'articulation entre les droits des États d'une part et ceux des autres sujets du droit international d'autre part y est très différente:

- dans l'État, l'existence de la personne humaine s'impose à 1'État; à la suite des révolutions des droits de 1'homme, «l'éminente dignité de la personne humaine» appa­raît comme une donnée immanente; 1'individu n'est pas une création juridique, il existe en soi et, en tant que tel, il a certainement des droits, peut-être aussi des devoirs; cette idée ne s'est pas encore complètement imposée dans la sphère internationale; certes, au regard du droit international contemporain, l'inqividu est aussi un sujet de droit; mais les droits qui lui sont reconnus le sont par 1'Etat et il n'a eu longtemps que ceux qui lui sont reconnus par lui; jusqu'à une époque très récente, il n'a été considéré que comme un sujet secondaire, dérivé, dont les droits varient et sont modu­lés en fonction de la volonté de 1'État dont il est ressortissane5, même si cette vision réductrice commence à changer - et c'est l'une des mutations les plus fondamentales du droit international· contemporain, sur laquelle je reviendrai dans le chapitre VI;

-le caractère de sujets dérivés du droit international n'est pas discutable en ce qui concerne les organisations internationales: créées par les États elles ont, et elles n'ont que, les droits dont ceux-ci les dotent ou qui leur sont nécessaires pour atteindre les buts et s'acquitter de la mission qu'ils leur ont assignés;

- quant aux droits des peuples ou de la communauté internationale, ils concurren­cent ceux des États d'une manière comparable, à certains égards, avec la «concurrence juridique» qui existe entre les États eux-mêmes alors que, il faut y insister, la souverai­neté dans l'État n'est pasconcurrencée26•

Cette structure très particulière de la société internationale, dans laquelle les États occupent une place non plus exclusive mais toujours centrale, explique les particulari­tés des modes de formation et des modalités d'application du droit international.

2. La formation du droit international

Dans les États modernes, la formation des règles juridiques est le fait d'organes spécialisés; centralisation et spécialisation en sont les principales caractéristiques. Cer­tes, ces constatations doivent être relativisées: la coutume, qui «sourd» du corps social dans son ensemble n'a pas complètement disparu, mais, même dans les pays de com­mon law elle est largement supplantée par le droit d'origine parlementaire ou gouver­nementale; certes aussi le «pouvoir législatif» ne réside plus exclusivement (en admet­tant que ce fût le cas jadis) dans le Parlement, qui, dans tous les États modernes le

25. Au sens le plus large du terme: dont il «ressortit» ou «dépend» au moment où le problème de l'exis­!ence o~ de l'~te!ldue.de ses droits .se pos~, sous réserve ~e possibles normes impératives du droit InternatIOnal general (Jus cogens) qm condmsent cependant a nuancer cette analyse (v. infra chapitre VII). '

26. Sans doute, pour reprendre les termes de la Déclaration française des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1793, «q~and le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple et pour ch~que portion. du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs» (préambule, arttcle 35); malS, d'une part, le phénomène est juridiquement marginal et, d'autre part, il n'est sans doute pas abusif de considérer qu'ici le peuple est le véritable détenteur de la souveraineté de l'État.

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partage avec le Gouvernement; certes encore, la formation autoritaire des règles juridi­ques n'exclut pas l'adoption de normes «décentralisées» élaborées par les sujets de droit eux-mêmes principalement par la voie contractuelle. Mais, globalement, le fait est: l'auto-régulation par les personnes privées est fortement encadrée et limitée par le droit d'origine étatique qui s'impose à elles, et qui est le fait d'organes expressément investis du pouvoir de «fabriquer» du droit, même si ce pouvoir est, aujourd'hui, partagé entre le «législatif» traditionnel et le gouvernement et si la vieille trilogie de Montesquieu s'en trouve mise à mal...

Rien de tel dans l'ordre international. Le pouvoir de «faire le droit» y est diffus, éparpillé dans l'ensemble du corps social. Et cela se traduit par l'existence de coutu­mes, générales ou spéciales, résultant des pratiques suivies par ceux-là même auxquels elles s'appliquent, qui en viennent à les «accepter comme étant le droit»27 et par la généralisation du procédé contractuel sous la forme de traités, bilatéraux ou multilaté­raux, «établissant des règles expressément reconnues»28 par les États (ou plus accessoi­rement, les organisations internationales ou les mouvements de libération nationale) qui. y sont volontairement parties.

Ici encore, il faut se garder de toute systématisation abusive; dans la sphère internationale aussi il existe quelques normes autoritaires, qui s'imposent aux sujets de droit, y compris aux États, même lorsque leurs destinataires n'ont pas contribué à leur formation; il peut arriver que ces normes soient adoptées par des organes expres­sément dotés de pouvoirs à cette fin (et l'on pense surtout au Conseil de sécurité des Nations Unies ou à certaines organisations régionales et d'abord aux Communautés européennes); et, comme tout système juridique, le droit international comporte des règles -d'ailleurs lacunaires et d'un maniement difficile- applicables dans l'hypothèse où coexistent des normes incompatibles. Il n'empêche; vu de Sirius, le droit internatio­nal se caractérise par

- la rareté des normes autoritaires;

-l'absence de hiérarchie entre les normes (qui résulte de l'inexistence de toute hiérarchie organique29, sauf au sein des organisations internationales, mais on peut considérer qu'il s'agit alors d'ordres juridiques particuliers, distincts de celui que cons­titue le droit international public); et

- la décentralisation normative.

3. L'application du droit international

À cette décentralisation normative correspond une décentralisation des mécanis­mes de mise en oeuvre du droit international.

27. Pour reprendre la célèbre formule de l'article 38, paragraphe l.b) du Statut de la C.U. 28. Ibid., paragraphe l.a). 29. Dans l'État, on peut. en simplifiant quelque peu, considérer que Constituant originaire (peuple»

Parlement>Gouvernement et que ceci entraîne cette autre proposition: Constitution>loi>règlement.

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Dans l'État -et c'est l'une de ses caractéritisques les plus frappantes-- la con­trainte est centralisée; l'État lui-même en a le monopole et il l' exerce par des organes, ici encore, spécialisés: administration, police, juges. La société internationale est dé­pourvue de tels organes.

Pas davantage que l'Assemblée générale des Nation~; Unies n'est un législateur à l'échelle mondiale, la Cour internationale de Justice, pourtant «organe judiciaire principal des Nations Unies»30, ne peut être comparée aux juridictions nationales: celles··ci bénéficient d'une compétence de principe qui assure que tout litige (à de très, très rares exceptions près) opposant des personnes privées entre elles ou à la puissance publique peut trouver une issue contentieuse et l'on peut considérer que la marque de l'État de droit est l'exclusion du déni de justice; au contraire, la compétence de la Cour mondiale: est purement consensuelle; et si ses arrêts bénéficient de l'autorité de la chose jugée (res judicata), ils ne sont pas «exécutoires» en ce sens que leur mise en oeuvre dépend, pour l'essentiel, de la bonne volonté de la partie qui a succombé sans que celle qui a triomphé puisse beaucoup espérer du secours d'une très hypothèti­que ~~force publique internationale», malgré les timides perspectives ouvertes par l'ar­ticle 94 de la Charte des Nations Unies3

!. Les mêmes remarques valent, a fortiori, pour les autres juridictions internationales et pour les tribunaux arbitraux, que les parties à un litige international peuvent créer volontairement, sur une base ad hoc, en tant que de besoin.

Ceci aussi constitue l'une des grandes différences entre le droit interne et le droit international, qu'il faut s'habituer à «penser» dans une perspective non contentieuse, non juridictionnelle. La Cour internationale de Justice l'a constaté: «Dans le domaine international, l'existence d'obligations dont l'exécution ne peut faire l'objet en dernier ressort d'une procédure juridique32 a toujours constitué la règle plutôt que l'excep­tion»33.

Quant à la contrainte au service de l'application du droit, elle demeure, elle aussi, diffuse, éparpillée. Sans doute, à la différence de ce qui était le cas dans la société internationale traditionnelle souvent appelée «système westphalien»34, les États ne peuvent-ils utiliser la force affilée pour se faire justice à eux-mêmes35

, mais la guerre comme moyen de régulation de la société internationale n'a pas été remplacée par un mécanisme centralisé de recours à la force. Le chapitre VU de la Charte des Nations

30. Articles 92 de la Charte et 1 er du Statut de la Cour. 31. Cette disposition rend l'intervention du Conseil de sécurité possible (mais non obligatoire) pour faire

exécuter un arrêt de la C.U., ce qui se comprend si l'on considère que sa «responsabilité principale» est le maintien de la paix et de la sécurité internationales; pas le re,pect du droit.

32. Il faut lire «juridictionnelle». 33. Arrêt du 18 juillet 1966, Sud-Ouest africain (2ème phase), Rec. 1966, p. 46. 34. Non sans arbitraire, la Paix de Westphalie (1648) est considérée comme la cons,écration de l'ordre

juridique international moderne reposant sur le principe d'égalité souveraine des Etats. 35. Ils y ont renoncé par étapes depuis 1907 (Convention Drago-Portes interdisant le recours à la force

armée pour le recouvrement des dettes contractuelles) jusqu'au point d'aboutissement que constitue l'artic:le 2, paragraphe 4, de la Charte des Nations Unies, en passé,nt par le Pacte de la S.d.N. et le Pacte Briand-Kellogg (1928).

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Unies organise bien un mécanisme de «sanctions» internationales répressives, y com­pris militaires, mais

1.0 ces sanctions visent au mamtlen et au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales et non, prioritairement, au respect du droit international même si, bien sûr, l'un peut aller (mais ne va pas forcément) de pair avec l'autre; et

2.° elles sont entreprises au moyen de «forces aériennes, navales ou terrestres de ,Membres des Nations Unies»36, ce qui montre bien que ceux-ci restent, en dernière analyse, les seuls détenteurs des moyens de la force armée (à défaut de demeurer maîtres de la décision d'y recourir).

Indépendamment même du recours à la force armée, il existe d'autres moyens de contrainte dans la société internationale et, ici encore, la Charte des Nations Unies autorise l'Organisation mondiale à y recourir. Mais ce mécanisme centralisé, qui pour­suit d'autres objectifs que le respect du droit, demeure extrêment marginal et c'est, incontestablement, la «justice privée» qui domine dans la sphère juridique internatio­nale. Comme l'a écrit Denis Alland, «on doit constater que la cohérence et la préserva­tion des relations juridiques interétatiques sont entre les "mains" des États»37.

Il est évident que le tableau que je viens de brosser à grands traits fait apparaître un système juridique qui a peu de chose à voir avec le droit interne, le droit «par excellence», dont nous sommes nourris, mais dont il est absolument indispensable d'oublier les schémas pour mener un raisonnement juridique correct au plan internatio­nal. Certes, on peut, peut-être, parler de «fonctions législative», <~uridictionnelle» ou «exécutive» dans la sphère internationale38, mais d'organes législatifs ou exécutifs ou juridictionels spécialisés, point. La décentralisation demeure le mot d'ordre.

§2. Un ordre juridique à part entière

On en revient alors à la question, lancinante et essentielle: tout cela mérite-t'il le nom de «droit»? Sans aucun doute oui, mais à condition de ne pas avoir de ce concept une vision préconçue et de ne pas se fonder sur un critère artificiel mais largement inadapté, celui de la sanction-répression; car, et ceci résulte à l'évidence des caractères particuliers du droit international que je viens de décrire sommairement, il est clair que la répression des manquements au droit n'y est pas assurée de manière aussi rigoureuse ou, en tout cas, aussi efficace, que celle des violations du droit interne.

36, Article 42 de la Charte. L'article 43 prévoit la conclusion Uamais concrétisée) d'accords sur les modalités de la mise de ces forces à la disposition des Nations Unies; mais ceci ne modifie pas les données du problème,

37. Justice privée et ordre juridique international -Étude théorique des contre-mesures en droit interna­tional public, Pédone, Paris, 1994, p. 432, Il est vrai que l'auteur ajoute aussitôt: «, .. c'est un enseigne­ment d'importance que la pratique des contre-mesures est réduite»,

38. V. à cet égard le cours prée. (note 6) de G. Abi-Saab, qui est largement construit à partir de la distinction entre ces trois fonctions (cf. pp. 127-317). L'expression «fonction législative» n'est, de toutes manières, guère appropriée, la création de normes juridiques y étant infiniment plus «contrac­tuelle» (par le biais des traités) que <<1égislativô>.

45

ALAINPELLET __________________________________________________ __

Je me bornerai à trois remarques sur ce point:

- en premier lieu, sanction et répression sont, décidément, des notions distinctes; certes, la répression est une forme de sanction; mais ce n'est pas la seule et elle ne caractérise nullement tout le droit étatique, mais seulement l'une de ses branches: le droit pénal; il existe par ailleurs des sanctions civiles ou administratives mais celles­ci n'ont pas un caractère «répressif» à strictement parler. La même chose vaut en droit international: la répression n 'y est pas totalement inconnue; elle est rare; en revanche, le manquement au droit des gens a sa sanction de droit commun, et c'est la même que dans tout autre système juridique: l'auteur de la violation du droit, du fait interna­tionalement illicite, est tenu pour responsable et cette responsabilité entraîne des con­séquences très concrètes, dont la principale -mais pas la seule- est l'obligation de réparer39;

- en deuxième lieu, l'efficacité de la sanction n'a rien à voir avec l'existence du droit; peu de normes sont aussi bien établies que la prohibition de l'inceste, alors même que ce crime est de ceux qu'il est le plus difficile de punir et, plus généralement, de sanctionner efficacement; il n'est d'ailleurs pas paradoxal de considérer que les violations mêmes d'une norme juridique sont souvent le signe le plus net de son existence du fait des réactions sociales (d'abord des protestations des membres du corps social auquel elles s'appliquent) que ces violations suscitent;

- c'est que, et ce sera ma troisième remarque, ce ne sont, à vrai dire, ni la répres­sion ni la sanction (aussi généralisée que soit celle-ci) qui constituent le critère du droit, mais le sentiment qu'ont les destinataires des normes qu'un certain comporte­ment est attendu d'eux, indépendamment de toute préférence personnelle.

Cette idée est bien connue des internationalistes dans le cadre, très particulier, de la formation de la coutume, «pratique générale acceptée comme étant le droit»40, dont, selon la conception la plus communément admise, l'existence dépend de la réunion de deux «éléments»: une pratique -et c'est l'élément matériel-, et le sentiment de l'obligation -et c'est l'élément psychologique. C'est ce second élément, l' opinio juris, qui constitue, je crois, le véritable critère du droit, étant entendu que ce sentiment n'est pas forcément qu'un certain comportement est obligatoire: il peut être permis, recommandé - il est attendu du destinataire; celui-ci en est conscient (ou devrait l'être) et des conséquences s'attachent à sa violation; ici, on retrouve la sanction, mais moins comme critère même du droit que comme la conséquence de son existence.

39. La responsabilité des États n'est, en droit international, ni civile ni pénale; elle présente des caractères propres qui interdisent toute comparaison avec le droit interne. V. le projet d'articles sur la responsabi­lité des Etats adopté par la C.D.!. en première lecture en 1996 (Rapport de la C.D.!. à l'Assemblée générale sur les travaux de sa 48ème session, Assemblée générale, doc. off., 51ème session, 1996, AI 51/10, pp.148-174) et Al,,!in PELLET, «Remarques sur une révolution inachevée - le projet de la COI sur la responsabilité des Etats», A.F.D.1. 1996, pp. 7-32.

40. V. supra, note 27.

46

_______________ Le droit international à l'aube du XX/ème siècle

Récapitulons. Il Y a droit lorsque:

-les destinataires de normes (le droit est une discipline normative),

- répondant à un besoin social, c'est-à-dire aux finalités d'une société particuliè-re,

- ont le sentiment (opinio juris) qu'un certain comportement est attendu d'eux,

- faute de quoi une sanction (pas forcément répressive) s'ensuivrait,

- étant entendu que ces normes revêtent une certaine forme qui est non pas le critère du droit, quoiqu'en pensent les positivistes, mais qui est le signe de leur «réus­site juridique»41 et qui constitue un élément important dans la naissance de la convic­tion qu'elles existent dans l'esprit de leurs destinataires.

Le droit international répond pleinement à ces exigences, et il le fait de façon autonome: ses normes se forment au plan international selon des processus internatio­naux et indépendamment des droits nationaux, pour répondre à des besoins qui s'expri­ment ou se manifestent dans la société internationale, et leur non-respect entraîne un mécanisme sanctionnateur propre, la responsabilité, elle aussi exclusivement interna­tionale, de l'auteur du manquement.

Bien entendu, ceci ne signifie pas qu'il n'existe pas de relations, de passerelles, entre le droit international et les droits nationaux. Par exemple, au plan de la formation du droit, l'expression du consentement de l'État à être lié par un traité est règlementée par le droit constitutionnel; mais cela parce que le droit international renvoie, ici, aux droits internes. De même, la fameuse «troisième source» du droit des gens que sont les «principes généraux de droit»42, renvoie aux droits nationaux puisqu'il s'agit des normes communes à l'ensemble des États; mais ici aussi, il s'agit d'un «creuset» dont les modalités sont fixées par le droit international lui-même. De même encore, les tribunaux internes appliquent fréquemment ce qui semble être des règles juridiques internationales, mais, en réalité, lorsqu'ils le font, c'est parce que, d'une manière ou d'une autre, ces règles ont été intégrées dans le droit national, conformément aux mécanismes fixés par la Constitution43. Dès lors, ces relations, nombreuses et comple­xes, n'empêchent nullement de considérer que droit international d'une part et droits nationaux d'autre part constituent l'un et les autres des «ordres juridiques» bien dis­tincts et se suffisant à eux-mêmes. Ils se complètent; ils ne s'intègrent pas les uns aux autres et le droit international est bien un ordre juridique à part entière.

41. V. supra, p. ??? 42. Cf. l'article 38, paragraphe 1.c) du Statut de la c.u. 43. Cette intégration se fait selon des mécanismes très variables; mais, même dans les systèmes constitu­

tionnels dits «monistes», elle est toujours organisée par la Constitution.

47

Document 3 : M. Belissa, F. Gauthier, « Kant, le droit international cosmopolitique et la

société civile », Annales historiques de la Révolution française, 317, 1999, pp. 495-511.

Annales historiques de la Révolutionfrançaise 317 | 1999Numéro spécial : France-Allemagne. Interactions,références

Kant, le droit cosmopolitique et la société civiledes nations

Marc Belissa et Florence Gauthier

Édition électroniqueURL : http://ahrf.revues.org/271DOI : 10.4000/ahrf.271ISSN : 1952-403X

Éditeur :Armand Colin, Société des étudesrobespierristes

Édition impriméeDate de publication : 1 septembre 1999Pagination : 495-511ISSN : 0003-4436

Référence électroniqueMarc Belissa et Florence Gauthier, « Kant, le droit cosmopolitique et la société civile des nations », Annales historiques de la Révolution française [En ligne], 317 | juillet-septembre 1999, mis en ligne le 11avril 2006, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://ahrf.revues.org/271 ; DOI : 10.4000/ahrf.271

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Kant, le droit cosmopolitique et lasociété civile des nations

Marc Belissa et Florence Gauthier

« On peut dire que cette institution universelle et

perpétuelle de la paix n’est pas une simple partie,

mais constitue la fin ultime tout entière de la

doctrine du droit dans les limites de la simple

raison. »

1 De 1784, date des Idées d’une Histoire universelle du point de vue cosmopolitique, jusqu’en 1795,

date de publication du Zum Ewigen Frieden (Projet de paix perpétuelle), Kant s’est attaché à

définir un droit cosmopolitique, c’est-à-dire un droit s’appliquant aux nations dans leurs

relations respectives mais aussi aux individus en tant que membres de la « grande

famille » de l’humanité. La réflexion de Kant s’insère dans le grand débat philosophique

sur les relations entre les peuples, débat qui a ses origines au XVIe siècle et qui connaît

une phase nouvelle au XVIIIe siècle, en particulier depuis la paix d’Utrecht en 1713 1. Les

questions posées par ce débat sont les suivantes : l’humanité est-elle naturellement vouée

à la paix ou la nature de l’homme provoque-t-elle inéluctablement des affrontements

entre les nations? Comment concevoir un droit entre les peuples qui puisse pacifier leurs

rapports ou du moins atténuer les effets de la nature belligène de l’homme? Et enfin, est-

il possible de définir pratiquement la perspective d’une « société civile des nations »,

c’est-à-dire d’une société dans laquelle ce nouveau droit des nations serait un lien éthique

et jouerait le même rôle que le droit civil et politique dans les sociétés particulières ?

2 Dès 1784 Kant considère les transformations subies par le genre humain comme des

étapes du progrès de l’humanité vers une forme cosmopolitique « réalisant les idéaux de

la raison ». La nature possède un but propre qu’elle réalise dans les actions des hommes,

qui sont à la fois libres et déterminés par le sens de l’histoire, elle utilise l’antagonisme

des hommes au sein de la société pour mener à bien le développement de ses dispositions.

Kant désigne cet antagonisme par la formule de l’insociable sociabilité qui réalise la

synthèse dialectique de l’opposition traditionnelle entre la « sociabilité naturelle » des

Kant, le droit cosmopolitique et la société civile des nations

Annales historiques de la Révolution française, 317 | 2004

1

jusnaturalistes et la « guerre de tous contre tous » de Hobbes. L’insociable sociabilité,

précise Kant, est « l’inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée

d’une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société 2

». Cette opposition dialectique est porteuse de progrès car cette « tension » est le moteur

des actions humaines. Le dessein de la nature ne peut être réalisé que dans la société.

C’est pourquoi « le problème essentiel pour l’espèce humaine, celui que la nature

contraint l’homme à résoudre, c’est la réalisation d’une société civile administrant le

droit de façon universelle 3 ». « Une société, ajoute Kant, dans laquelle la liberté soumise à

des lois extérieures se trouvera liée au plus haut degré possible à une puissance irrésistible,

c’est-à-dire à une organisation civile d’une équité parfaite, doit être pour l’espèce

humaine la tâche suprême de la nature 4 ». Or « le problème de l’établissement d’une

constitution civile parfaite est lié au problème de l’établissement de relations régulières

entre les États, et ne peut pas être résolu indépendamment de ce dernier ». La société

civile des nations ne peut donc être construite sans un changement radical dans la

constitution de chacune des sociétés particulières. Kant rejoint ici Rousseau qui, dans le

Jugement de la paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre, avait critiqué la manière « naïve » de

l’abbé d’envisager le futur de l’Europe. Il faut « républicaniser » les constitutions civiles

des États pour pouvoir construire la société des nations (Fœdus Amphyctionum précise

Kant). Si l’idée de paix perpétuelle a été raillée à la suite du projet de l’abbé de Saint-

Pierre, c’est parce qu’elle a été envisagée comme une construction immédiate, et non

comme un processus. Pour Kant, la paix perpétuelle est une perspective et non un état

statique.

3 L’insociable sociabilité des hommes se retrouve à l’échelle des nations, mais, ruse

suprême de la nature, même les guerres poussent les hommes vers la paix ! En effet, pour

les besoins du développement de leur puissance, les États entretiennent des relations

permanentes (diplomatie, commerce etc.), ce qui prouve selon Kant, l’existence du

« dessein secret » de la nature. La paix perpétuelle, conséquence d’une constitution

cosmopolitique accomplie, n’est donc pas une « rêverie de visionnaire », mais le

mouvement objectif de l’humanité : « Un jour enfin, en partie par l’établissement le plus

adéquat de la constitution civile sur le plan intérieur, en partie sur le plan extérieur par

une convention et une législation communes, un état de choses s’établira qui, telle une

communauté civile universelle, pourra se maintenir par lui-même 5. »

4 Pour construire cette société civile des nations, il est indispensable de concevoir un droit

nouveau. En effet, en sortant de l’état de nature et créant la société civile, les hommes

acceptent de se soumettre à un droit commun, mais les États sont toujours entre eux dans

l’état de nature, c’est-à-dire dans un état non-juridique où la précarité règne 6. Depuis le

XVIe siècle, les philosophes et les « publicistes » tentent de définir les éléments d’un droit

des gens – c’est-à-dire d’un droit s’appliquant aux relations entre les sociétés humaines. En

effet, il existe bien un ensemble de traités, de conventions et de coutumes tacitement ou

explicitement admises qui règlent les rapports entre les États. Ce corpus du droit des gens

s’est construit par le jeu de l’accroissement des relations entre les États, c’est pourquoi il

concerne essentiellement la conduite dans la guerre, la forme des traités de paix, les

relations commerciales ou les immunités diplomatiques. Ce droit des gens existant entre

les États est-il identique au droit naturel, en dérive-t-il, ou bien n’est-il qu’un droit

conventionnel et coutumier sans légitimité morale transcendante?

5 Au XVIIe siècle, Grotius insiste sur l’aspect positif du droit des gens sans pour autant le

détacher du droit naturel. Hobbes et Pufendorf identifient totalement le droit naturel et

Kant, le droit cosmopolitique et la société civile des nations

Annales historiques de la Révolution française, 317 | 2004

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le droit des gens, car les États sont totalement dans l’état de nature du fait de

l’inexistence d’un arbitre pour régler les différends entre les nations. Locke propose une

solution qui exerce une grande influence sur les hommes des Lumières. Pour l’auteur des

Traités du gouvernement civil, le droit des gens est à la fois un droit positif et une

perspective éthique à réaliser dans les rapports de peuple à peuple 7. Le droit des gens est

donc une forme particulière du droit naturel, celui qui s’applique entre les sociétés

civiles. Montesquieu ou Mably reprennent ce concept et rejettent l’idée grotienne d’un

droit des gens essentiellement positif. Face à l’énigme du droit des gens, Rousseau est plus

radical, l’ensemble des règles admises entre les États ne saurait avoir de légitimité

transcendante. Il n’existe pas de véritable droit des gens : « Quant à ce qu’on appelle

communément le droit des gens, il est certain que, faute de sanction, ses lois ne sont que

des chimères plus faibles encore que la loi de nature, celle-ci parle au moins au cœur des

particuliers au lieu que, le droit des gens, n’ayant d’autre garant que l’utilité de celui qui

s’y soumet, ses décisions ne sont respectées qu’autant que l’intérêt les confirme 8. »

6 L’attitude de Kant est contradictoire, à l’image de celle de la plupart des philosophes des

Lumières. En effet, il considère d’un côté que les traités entre les souverains ou que les

règles tacites adoptées entre les nations européennes en matière de droit de la guerre ou

de droit de conquête ne sont pas fondés sur les vrais principes et ne sont donc que des

bribes de coutume ne portant pas le caractère d’un véritable droit, mais dans le même

temps, il estime que ces règles humanitaires sont l’expression du « dessein secret » de la

nature affleurant dans les textes diplomatiques à l’insu de leurs rédacteurs.

7 La double nature du droit des gens – droit positif entre les États et droit naturel des

individus en tant que membres de l’humanité – pose donc un problème philosophique de

fond. Bentham tente de le résoudre en 1789 en créant un nouveau concept : le droit

international, conçu comme une jurisprudence entre les nations. Bentham n’ignore pas la

nouveauté introduite dans ce débat :

« The word international, it must be acknowledged, is a new one; though it is hoped,sufficiently analogous and intelligible. It is calculated to express, in a moresignificant way, the branch of law which goes commonly under the name of law ofnations : an appelation so uncharacteristic, that, were it not the force of custom, itwould seem rather to refer to internal jurisprudence 9. »

8 Mais ce nouveau concept ne rend pas complètement le sens originel du terme « droit des

gens ». La référence au droit naturel disparaît au profit d’une approche positive. En

créant ce nouveau terme, Bentham néglige le concept de citoyenneté universelle. Si le

droit « international » est la forme exclusive des relations entre les peuples,

l’appartenance à la « grande famille » du genre humain disparaît en tant que catégorie

juridique. Les États sont les médiateurs exclusifs du droit entre les peuples.

9 Face à ce même problème, Kant choisit une solution diamétralement opposée à celle de

Bentham : le droit des gens existant doit être complété par la proclamation d’un droit

cosmopolitique attaché à tous les individus. C’est cette solution qui est proposée dans les

textes de 1793 et 1795.

10 En 1793, Kant revient sur cette question dans : Sur l’adage : cela est peut-être juste en théorie

mais ne vaut pas pour la pratique 10. Le chapitre III, qui s’intitule « de la relation de la théorie

à la pratique dans le droit des gens dans une perspective universelle – philanthropique

c’est-à-dire cosmopolitique », interroge : « Faut-il aimer le genre humain dans son

ensemble? Ou bien est-ce un objet que l’on doit considérer avec irritation, auquel on

souhaite sans doute (pour se garder de devenir misanthrope) toute espèce de bien, mais

Kant, le droit cosmopolitique et la société civile des nations

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sans jamais en attendre de lui et dont on doit plutôt détourner les yeux 11 »? En d’autres

termes, la perspective d’une fraternité universelle pratique est-elle politique, ou bien

doit-elle rester le « rêve d’un homme de bien »? Cette question rejoint selon nous celle de

Robespierre dans le débat constitutionnel de 1793 : les hommes en société sont-ils isolés

comme des « troupeaux de créatures humaines parqués sur un coin du globe » ou bien

sont-ils une fraction de « l’immense famille »? Existe-t-il des « devoirs de fraternité qui

unissent tous les hommes et toutes les nations 12 »? La réponse réside pour Kant dans

l’existence de « dispositions qui autorisent à conclure que l’espèce progressera toujours

vers le mieux, et que le mal des temps présents et passés se perdra dans le bien des temps

futurs ». Ces dispositions prouvent que la progression vers le mieux peut être interrompue,

mais jamais rompue. De même que l’état de guerre initial a poussé les hommes à constituer

des sociétés civiles, les guerres continuelles entre ces sociétés doivent les conduire

« même contre leur volonté, dans une constitution cosmopolitique » qui ait la forme

« d’un état juridique de fédération selon un droit des gens dont il a été convenu en commun13 ».

11 Mais des obstacles se dressent sur cette voie. Le principal est la forme du « pouvoir

fédératif » dominant en Europe 14. Il faut donc que chaque État soit « intérieurement

organisé de telle façon que ce ne soit pas le chef de l’État, à qui au fond la guerre ne coûte

rien (car il la conduit aux frais d’un autre, à savoir le peuple) mais le peuple, à qui elle

coûte personnellement, qui ait la voix décisive pour dire s’il doit oui ou non y avoir

guerre 15 ». Cette idée – déjà présente chez Mably ou d’Holbach – était un topos de la

philosophie des Lumières dont les Constituants se sont largement inspirés dans le débat

sur le droit des gens 16. Kant prend donc ici clairement position en faveur du contrôle du

droit de guerre et de paix par le peuple (faisant écho à la discussion de mai 1790 à

l’Assemblée constituante), c’est-à-dire pour une constitution républicaine au sens propre

du terme dans laquelle la guerre et la paix, étant une chose commune relèvent de la

décision du pouvoir législatif.

12 « L’équilibre des puissances » – présenté par les apologistes de la diplomatie d’Ancien

Régime comme un mécanisme pacificateur – ne peut pas être la solution au problème de

la constitution cosmopolitique, seul un nouveau droit des gens peut apaiser les rapports

entre les sociétés :

« La nature humaine n’apparaît nulle part moins aimable que dans le rapport queles peuples pris comme totalité entretiennent entre eux. [...] La volonté des’assujettir ou de se diminuer réciproquement dans ses biens est toujours présente;et les préparatifs de défense, qui rendent la paix souvent encore plus oppressante etplus dévastatrice pour la prospérité intérieure que la guerre elle-même, ne peuventjamais se relâcher. Or, il n’y a face à cela pas d’autre solution qu’un droit des gensfondé sur des lois publiques que la force vient soutenir et auxquelles chaque Étatdevrait se soumettre. [...] Car une paix générale, qui durerait en vertu de ce qu’onappelle la balance des forces en Europe est une pure chimère, comme la maison deSwift qui avait été construite par un architecte en si parfait accord avec toutes leslois de l’équilibre qu’elle s’effondra aussitôt qu’un moineau vint s’y poser 17. »

13 Ainsi, face au problème de la constitution conjointe de la polis et de la cosmopolis (F.

Gauthier) 18, Kant répond – comme une partie des révolutionnaires français – par la

perspective juridique du droit des gens et par la constitution de sociétés civiles

républicaines.

14 Le Projet de paix perpétuelle couronne cette réflexion et constitue une véritable synthèse du

débat philosophique des Lumières sur les relations entre les peuples à la lumière de

Kant, le droit cosmopolitique et la société civile des nations

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l’expérience révolutionnaire immédiate 19. Le Zum Ewigen Frieden fait d’ailleurs figure de

modèle pour la génération des disciples de Kant 20; et dans les années qui suivent sa

parution, une intense production philosophique répond au maître de Königsberg 21. La

rédaction du projet est contemporaine des négociations franco-prussiennes du traité de

Bâle, mais, comme on l’a vu, une partie de ses éléments est déjà présente dans des textes

antérieurs.

15 Dans son projet de 1795, Kant prend soin de se démarquer des accusations « d’utopisme ».

La paix perpétuelle est considérée comme une perspective pratique. Le texte se compose

de six « articles préliminaires » contenant les conditions politiques de la réalisation de la

paix perpétuelle, de « trois articles définitifs » et de deux « suppléments ». La forme

adoptée par Kant est une parodie des textes diplomatiques de son temps. L’inévitable

article secret ne fait pas défaut, mais son contenu est volontairement ironique : il définit

justement la transparence nécessaire aux relations entre les peuples !

16 Les six articles préliminaires constituent une critique en règle de la « politique » des États

européens :

« 1. Nul traité de paix ne peut être considéré comme tel, si l’on s’y réservesecrètement quelque sujet de recommencer la guerre. 2. Aucun État (petit ou grand,cela ne fait rien ici) ne peut être acquis par un autre, par voie d’héritage, d’échange,d’achat ou de donation. 3. Les armées permanentes doivent entièrement disparaîtreavec le temps. 4. On ne doit pas contracter de dettes nationales en vue des intérêtsextérieurs de l’État. 5. Aucun État ne doit s’immiscer de force dans la constitution etle gouvernement d’un autre État. 6. Nul État ne doit se permettre, dans une guerreavec un autre, des hostilités qui rendraient impossible, au retour à la paix, laconfiance réciproque, comme par exemple, l’emploi d’assassins, d’empoisonneurs,la violation d’une capitulation, l’excitation à la trahison dans l’État auquel il fait laguerre, etc. 22 »

17 Cette énumération est parsemée d’indices et de références parfaitement intelligibles pour

les lecteurs contemporains de Kant 23. Le premier article condamne les pratiques

« machiavéliques » de la diplomatie d’Ancien Régime, le second la « politique privée » des

rois et la guerre de conquête, le troisième fait clairement référence au danger de l’armée

permanente, le quatrième est une condamnation du système politico-financier de

l’Angleterre, le cinquième reprend l’article 119 de la Constitution de 1793, et enfin, le

sixième renvoie au droit de la guerre, mais constitue aussi une critique à peine voilée de

la conduite de la guerre par la Première coalition (cf. l’excitation à la trahison à Toulon...).

18 Ces six articles constituent pour Kant autant d’impératifs catégoriques, réalisables

immédiatement ou à moyen terme. Il commente chacun d’entre eux de manière ironique.

La diplomatie, qui n’a pour but que « l’accroissement continu de sa puissance, par

quelque moyen que ce soit », doit disparaître ainsi que les Pactes de familles, qui

permettent aux États de « s’épouser entre eux ». L’armée permanente est condamnée

mais Kant admet les exercices militaires pour garantir les citoyens des agressions

extérieures, claire référence à la Révolution française. Enfin les États ont le droit de se

liguer contre une puissance qui fait la guerre à crédit, allusion transparente à

l’Angleterre.

19 Kant précise ce qu’il entend par la guerre de conquête dans le second article préliminaire.

Un État n’est ni un avoir ni une chose mercantile, mais une société d’hommes ayant une

personnalité juridique du fait du contrat social primitif. Ce contrat primitif délégitime

tout passage au pouvoir d’un autre État, quelle qu’en soit la forme :

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« Un État n’est pas un patrimoine, comme le sol où il se trouve. C’est une sociétéd’hommes, dont l’État seul ose disposer en maître. C’est un tronc qui a ses propresracines. L’incorporer à un autre État, comme une simple greffe, c’est le réduire, depersonne morale qu’il était, à l’état d’une chose; ce qui contredit l’idée du contratsocial, sans lequel on ne saurait concevoir de droit sur un peuple 24. »

20 Kant distingue l’État comme personne morale qui a des racines propres et inaliénables, du

droit de gouverner qui peut être modifié, de façon illégitime par la force, ou même de

façon consentie, sans pour autant perdre ses racines. Cette distinction délégitime la

prétention d’un gouvernement à la souveraineté, qui demeure un bien commun enraciné

dans le terreau vivant d’une société d’hommes. La souveraineté-racine d’une société

ouvre ici sur la légitimation de la résistance à l’oppression dans tous les cas où le droit de

gouverner cherche à s’approprier la souveraineté.

21 Dans un texte postérieur, Kant précise le cas de conquête-colonisation comme usurpation

de la souveraineté-racine du peuple irlandais. Après avoir énoncé l’interdit de la guerre

offensive, il en précise trois formes :

« Aucune guerre entre États indépendants ne peut être une guerre punitive (bellum

punitivum). En effet, il ne peut y avoir punition que dans la relation entre unsupérieur (imperantis) et un subordonné (subditum), laquelle relation n’est pas celledes États entre eux. Et la guerre ne saurait non plus être une guerre d’extermination (bellum internecinum) ni une guerre d’asservissement (bellum subjugatorium) qui seraitl’anéantissement moral d’un État [dont alors le peuple se fonderait dans la masse dupeuple vainqueur, ou tomberait en servitude] 25. »

22 Développant la question du droit qui fait suite à la guerre, Kant condamne explicitement

la conquête de type colonial en prenant l’exemple passé d’Athènes et celui actuel de

l’Angleterre en Irlande :

« L’État vaincu ou ses sujets ne perdent point leur liberté civile du fait de laconquête de leur pays, au sens où celui-ci serait ravalé au rang de colonie et eux aurang de serfs, car autrement il y aurait eu guerre punitive, laquelle est en elle-même contradictoire. Une colonie ou province est un peuple qui a certes sa propreconstitution, sa législation, son sol, où les ressortissants d’un autre État ne sont quedes étrangers, mais sur lequel pourtant cet autre État détient le pouvoir exécutif. Cedernier s’appelle la métropole. L’État sous tutelle est dominé par la métropole, maispourtant il se gouverne lui-même (civitas hybrida) – à travers son propre parlement,au besoin sous la présidence d’un vice-roi. Tel fut le statut d’Athènes par rapport àdifférentes îles et tel est aujourd’hui celui de la Grande-Bretagne par rapport àl’Irlande. A fortiori est-il impossible de dériver le servage et sa légitimité de ladomination d’un peuple par la guerre, car il faudrait admettre pour cela une guerrepunitive. Et l’on peut moins encore admettre un servage héréditaire, lequel estabsurde, surtout parce que la culpabilité attachée au crime de quelqu’un ne sauraitêtre héritée 26. »

23 Domenico Losurdo a attiré l’attention sur la critique kantienne de la conquête coloniale

comme forme du « plus grand despotisme concevable ». Rappelons son analyse du texte

que nous venons de citer :

« Le sens de cette prise de position est clair : malgré l’obtention en 1782, à la suited’une autre vague révolutionnaire, de l’autonomie législative, malgré d’autresconcessions en 1793, l’Irlande continuait d’être une colonie : les termes qu’utiliseKant, « État-fille » (Tochterstaat) et « État-mère » (Mutterstaat) soulignent la duretéde la condamnation de l’Angleterre à propos de la question irlandaise. Kant nedéclare-t-il pas que le « gouvernement paternel » qui traite ses sujets en « enfantsmineurs » constitue « le plus grand despotisme concevable »? En ce cas, c’est touteune nation, et une nation européenne, qui est privée de ses droits. Un acteabsolument dénué de justification. Même à la suite d’une défaite militaire, « l’État

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6

vaincu ou ses sujets ne perdent point leur liberté civile du fait de la conquête deleur pays, au sens où celui-ci serait ravalé au rang de colonie et eux au rang deserfs ». Pourtant, l’Irlande, vaincue et soumise par l’Angleterre, est tombée au rangde colonie. Si la Révolution française était justifiée... à titre de simple réforme paren haut, la révolution irlandaise l’était, elle, comme guerre de libération nationale 27

. »

24 La critique de cette forme de conquête coloniale donne lieu à un développement

concernant les colonies esclavagistes européennes. De même que la guerre

d’asservissement est illégitime, un contrat de soumission ne peut engager quiconque à la

perte de ses droits. Si l’homme est une fin en soi, il ne peut servir d’instrument à un

autre : « Nul ne peut s’engager par un contrat à une dépendance telle qu’il cesse par là

d’être une personne; car ce n’est qu’en qualité de personne qu’on peut passer un

contrat. »

25 Kant compare un contrat dont les clauses de services sont indéterminées à l’esclavage des

Africains dans les plantations d’Amérique :

« Or, il semble bien qu’un homme puisse s’engager envers un autre à fournircertains services de nature licite mais indéterminés quant au degré, aux termes d’uncontrat de louage, et devenir ainsi simple sujet (subjectus) sans être serf (servus);mais ce n’est là qu’une fausse apparence. En effet, si le maître est habilité à user àson gré des forces de son sujet, il peut arriver (comme cela se passe pour les Nègresdans les îles à sucre) qu’il les épuise jusqu’à la mort ou jusqu’au désespoir, et dansce cas le sujet s’est véritablement livré à son maître comme sa propriété, ce qui estimpossible. »

26 De même il est également impossible, c’est-à-dire contraire au droit, de naître dans

l’asservissement sous prétexte d’hérédité :

« Et l’on ne peut pas davantage revendiquer l’enfant d’un serf à cause des frais queson éducation a occasionnés, étant donné que l’éducation est un devoir absolu desparents, et dans le cas où ceux-ci ont été serfs, celui des maîtres, qui, tout enprenant possession de leurs sujets, ont aussi pris en charge leurs devoirs 28. »

27 Chacun des trois « articles définitifs » correspond à l’un des « niveaux » juridiques

nécessaires à la construction de la paix perpétuelle : droit civil, droit des gens et droit

cosmopolitique. Leur réalisation est une perspective politique : Kant assigne aux hommes le

devoir éthique de réaliser la paix conformément à la raison pure. L’état de paix n’est pas

la cessation des hostilités, c’est un état juridique qui doit être construit. Pour cela, « la

constitution civile de chaque État doit être républicaine » (premier article définitif), et « il

faut que le droit des gens soit fondé sur une fédération d’États libres » (deuxième article

définitif). Kant rejette expressément l’idée d’un super-État, tel que celui d’Anarchasis

Cloots. La perspective de la paix perpétuelle doit se construire sur une fédération de

peuples républicains. Le droit des gens tel qu’il existe, ne peut pas jouer le rôle que lui

assigne Kant dans la construction de la paix perpétuelle, car le droit des gens, « entendu

dans le sens de droit de guerre », n’offre proprement aucun sens. Il n’est pas un droit,

mais une collection de « maximes particulières ». Pour Kant, il ne saurait y avoir de droit

de la guerre, car celle-ci est contraire à la loi morale. Comme la plupart des philosophes

du XVIIIe siècle, il considère d’ailleurs Grotius et Pufendorf comme de « tristes

consolateurs ». Toutefois, « cet hommage que chaque État rend à l’idée du droit (du moins

en paroles) ne laisse pas de prouver qu’il y a dans l’homme une disposition morale, plus

forte encore, quoiqu’elle sommeille pour un temps, à se rendre maître un jour du mauvais

principe qui est en lui (ce qu’il ne peut nier). Autrement, les États qui veulent se faire la

guerre ne prononceraient jamais le mot droit, à moins que ce fût par ironie 29. »

Kant, le droit cosmopolitique et la société civile des nations

Annales historiques de la Révolution française, 317 | 2004

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28 Le droit cosmopolitique complète les deux premiers niveaux : « Le droit cosmopolitique

doit se borner aux conditions d’une hospitalité universelle » (troisième article définitif).

Ce droit « considère les hommes et les États, dans leurs relations extérieures et dans leur

influence réciproque comme citoyens d’un État universel de l’humanité 30 », il concerne

les hommes en tant que citoyens du monde. Kant insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de

philanthropie, mais du droit que possède chaque homme de ne pas être traité en ennemi

dans un pays qui n’est pas le sien 31. Le droit cosmopolitique n’est donc pas de nature

« philosophique » comme le lui reprochera G. F. de Martens dans un texte polémique,

mais bien de nature juridique 32. Les violations du droit d’humanité concernent tous les

hommes de quelque pays qu’ils soient :

« Les relations (plus ou moins étroites) qui se sont établies entre tous les peuples dela terre, ayant été portées au point qu’une violation du droit commise en un lieu sefait sentir dans tous, l’idée d’un droit cosmopolitique ne peut plus passer pour uneexagération fantastique du droit; elle apparaît comme le complément nécessaire dece code non écrit qui, comprenant le droit civil et le droit des gens, doit s’éleverjusqu’au droit public des hommes en général, et par là jusqu’à la paix perpétuelle,dont on peut se flatter, mais à cette seule condition, de se rapprochercontinuellement 33. »

29 Le droit d’hospitalité donne lieu à une critique fondamentale de la politique des

puissances européennes. Le droit d’hospitalité est très précisément limité à un simple

droit de visite justifié par deux principes; le premier est « le droit qu’a l’étranger, à son

arrivée dans le territoire d’autrui, de ne pas y être traité en ennemi », tant qu’il n’offense

personne. Le second est « le droit qu’a tout homme de se proposer comme membre de la

société, en vertu du droit de commune possession de la surface de la terre sur laquelle, en

tant que sphérique, ils ne peuvent se disperser à l’infini; il faut donc qu’ils se supportent

les uns à côté des autres, personne n’ayant originairement le droit de se trouver à un

endroit de la terre plutôt qu’à un autre 34 ».

30 C’est alors l’appartenance au genre humain qui légitime la demande de visite et celle de

devenir membre d’une société (dans certaines conditions toutefois) comme partie

intégrante du droit des gens concernant ici les personnes et non les États.

31 Ce droit de tout homme à la commune possession de la surface de la terre ne saurait être

confondu avec une appropriation du sol et reste à construire à des conditions que

l’actualité indique à Kant. Tout d’abord, le droit de visite n’est pas un droit d’accueil mais

une simple demande de visite qu’une personne fait à une société et peut alors être

refusée. Les causes de refus envisagées par Kant ici sont de deux ordres. Des

comportements inhospitaliers comme ceux que l’on peut rencontrer sur les côtes

barbaresques « où l’on s’empare des navires des mers avoisinantes, et où l’on réduit en

esclavage les marins échoués », ou encore chez les Bédouins « l’on considère comme un

droit de piller ceux qui approchent des tribus nomades ». Toutefois, en dépit de ces

comportements, le droit d’hospitalité peut chercher à se construire à condition qu’il se

limite à « fixer les conditions sous lesquelles on peut essayer de former des liaisons avec

les indigènes d’un pays. De cette manière des régions éloignées les unes des autres

peuvent contracter des relations amicales, sanctionnées enfin par des lois publiques, et le

genre humain se rapprocher insensiblement d’une constitution cosmopolitique 35 ».

32 De ces comportements inhospitaliers à caractère défensif, Kant distingue l’agressivité

spécifique des « nations commerçantes de l’Europe » qui violent le droit de visite, pensent

et agissent en conquérants au mépris des pays et des peuples et commettent des crimes

qui font d’elles un danger menaçant la paix dans le monde. Kant précise que le mot

Kant, le droit cosmopolitique et la société civile des nations

Annales historiques de la Révolution française, 317 | 2004

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découvrir signifie, pour ces nations commerçantes de l’Europe en Amérique, en Afrique, en

Asie, conquérir :

« À quelle distance de cette perfection ne sont pas les nations civilisées et surtoutles nations commerçantes de l’Europe ! À quel excès d’injustice ne les voit-on pas seporter, quand elles vont découvrir des pays et des peuples étrangers ! (ce quisignifie chez elles les conquérir). L’Amérique, les pays habités par les Nègres, les îlesà épices, le Cap, etc., furent pour eux des pays sans propriétaires, parce qu’ilscomptaient les habitants pour rien. Sous prétexte de n’établir dans l’Hindoustanque des comptoirs de commerce, ils y débarquèrent des troupes étrangères, et parleur moyen ils opprimèrent les naturels du pays, allumèrent des guerres entre lesdifférents États de cette vaste contrée, y répandirent la famine, la rébellion, laperfidie et tout ce déluge de maux qui afflige l’humanité. »

33 Dans la Métaphysique des mœurs, Kant récuse l’argument spécieux des conquérants qui

invoquent la vacuité de territoires pour se les approprier, dans le cas de peuples

chasseurs ou pasteurs, tout comme les justifications d’une conquête sous prétexte

d’infériorité culturelle comme le firent les chrétiens en Allemagne, et continuaient de le

faire les Russes en Sibérie ou les Européens en Amérique et en Afrique :

« Si cet établissement a lieu à une distance telle de la résidence du premier peuplequ’aucun des deux ne porte préjudice à l’autre dans l’usage de son territoire, ledroit y relatif n’est pas douteux. Mais s’il s’agit de peuples pasteurs ou chasseurs(comme les Hottentots, les Toungouses et la plupart des nations américaines) quipour subsister ont besoin de vastes contrées incultes, cette implantation ne sauraitse faire par la violence mais seulement au moyen d’un contrat, qui lui-même neprofite pas de l’ignorance de ces indigènes quant à la cession de leurs terres, bienque soient apparemment suffisantes les justifications selon lesquelles une telleviolence contribue à rendre le monde meilleur : en partie en amenant ces peuplesgrossiers à la culture (telle est l’allégation grâce à laquelle Büsching lui-même veutexcuser l’introduction sanglante de la religion chrétienne en Allemagne), en partieen amenant son propre pays à se purifier d’hommes corrompus, et ceux-ci ou leursdescendants, à s’amender, comme on le leur souhaite, sur un autre continent (parexemple en Nouvelle Hollande); car toutes ces prétendues bonnes intentionsn’arrivent pourtant pas à effacer l’injustice qui entache les moyens employés à lesréaliser 36. »

34 La menace que font peser les nations commerçantes de l’Europe sur le monde est explicite

et Kant en a montré les conséquences destructrices pour les peuples et l’injustice. Ces

expériences expliquent que la Chine et le Japon refusent ou contrôlent étroitement

l’entrée des Européens sur leur territoire. La nature du commerce de l’Europe ne

contribue pas au développement de relations amicales entre les peuples, mais bien au

contraire invite ces derniers à l’éviter pour se protéger :

« La Chine et le Japon, ayant appris à connaître par expérience les Européens, leurrefusèrent sagement, sinon l’accès, du moins l’entrée de leur pays, à l’exception desHollandais qu’ils excluent néanmoins, comme des captifs, de toute société avec leshabitants. »

35 Kant espérait même que le moment de la disparition de ce commerce conquérant des

Européens ne survivrait pas à la crise qu’il traversait alors et brosse un tableau très

négatif de sa nature et de ses conséquences, non seulement dans le monde mais en Europe

même. En effet, la crise de l’empire colonial en Amérique ouverte par l’indépendance des

États-Unis avait entraîné des pertes importantes pour le commerce et les Compagnies des

Indes. L’esclavage dans les plantations américaines est considéré par Kant comme une des

formes les plus cruelles qui aient existé. Kant se démarque très clairement des tentatives

de justification de la traite et de l’esclavage en Amérique par des colons qui le

Kant, le droit cosmopolitique et la société civile des nations

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présentaient comme un mal nécessaire et une période de transition permettant aux

Africains de se « civiliser » par cette nouvelle forme d’asservissement 37 ! Est-il nécessaire

de préciser que le rapprochement entre esclavage et civilisation est étranger à l’esprit des

Lumières?

36 Du point de vue de la paix, Kant souligne que le commerce colonial, dont la traite des

Africains fait partie, contribue au développement des flottes et des marins et nourrit donc

l’arme par excellence de l’époque. Le commerce colonial accompagnant les conquêtes des

puissances européennes sont des obstacles à la paix dans le monde. L’abolition de

l’esclavage à Saint-Domingue en 1793, soutenue et élargie par la République française le 4

février 1794 et qui, au moment de la rédaction du Projet de paix perpétuelle, avait gagné la

Guadeloupe et la Guyane et suscitait un renouveau des résistances des esclaves en

Amérique, ouvrait une perspective de rupture avec les conquêtes des puissances

européennes :

« Le pis, ou pour parler en moraliste, le mieux est que toutes ces violences sont enpure perte; que toutes les compagnies de commerce qui s’en rendent coupablestouchent au moment de leur ruine; que les îles à sucre, ce repaire de l’esclavage leplus cruellement raffiné, ne produisent pas de revenu réel, et ne profitentqu’indirectement, ne servant même qu’à des vues peu louables, savoir à former desmatelots pour les flottes, par conséquent à entretenir des guerres en Europe;service qu’en retirent surtout les puissances qui se targuent le plus de dévotion etqui, tout en s’abreuvant d’iniquités, prétendent égaler les élus en fait d’orthodoxie38. »

37 Ces développements permettent de comprendre que le droit d’hospitalité soit conçu par

Kant comme un simple droit de visite dans le but de protéger les peuples des dangers que

représentent les conquêtes coloniales et plus particulièrement le commerce de

domination des nations européennes.

38 Sur ce point, il est intéressant de comparer le projet de constitution présenté par Saint-

Just, le 24 avril 1793, à la Convention, en complément du projet de Déclaration des droits

de l’homme et du citoyen de Robespierre 39. Ce double projet de constitution développe

une cosmopolitique de la liberté des peuples en vue de la paix en renonçant clairement à

toute guerre offensive. Limitons-nous ici à préciser le thème du droit d’hospitalité défini

par Saint-Just.

39 Le chapitre IX consacré aux relations extérieures définit un droit d’asile sélectif que la

République française offre aux défenseurs de la liberté et aux opprimés de tous les pays,

mais qu’elle refuse aux homicides et aux tyrans. Ce droit d’asile est par ailleurs offert à

tous les navires étrangers dans les ports de la République qui s’engage aussi à ce que sa

flotte porte secours aux navires en détresse et ouvre une diplomatie fondée sur les

négociations avec les pays neutres et une réglementation de la guerre de course 40 :

« Le peuple français se déclare l’ami de tous les peuples; il respecterareligieusement les traités et les pavillons; il offre asile dans ses ports à tous lesvaisseaux du monde; il offre un asile aux grands hommes, aux vertus malheureusesde tous les pays; ses vaisseaux protégeront en mer les vaisseaux étrangers contreles tempêtes... La République protège ceux qui sont bannis de leur patrie pour lacause de la liberté. Elle refuse asile aux homicides et aux tyrans 41. »

40 À ce droit d’asile, Saint-Just ajoute un droit de visite des étrangers que la République

s’engage à respecter, eux comme personnes et leurs usages : « Les étrangers et leurs

usages seront respectés dans son sein. »

Kant, le droit cosmopolitique et la société civile des nations

Annales historiques de la Révolution française, 317 | 2004

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41 Saint-Just propose un droit d’accueil ou de séjour qui est un contrat de caractère

réciproque établissant les mêmes droits aux Français établis à l’étranger et aux étrangers

établis en France. Ce contrat crée un statut d’étranger établi dont l’exercice du droit de

propriété est limité par l’autorisation de posséder des biens soit par héritage, soit par

achat, mais avec l’interdiction de vendre : « Le Français établi en pays étrangers,

l’étranger établi en France, peuvent hériter et acquérir; mais ils ne peuvent aliéner. »

42 Ce qui est visé est le commerce de domination : il s’agit d’empêcher les pratiques des

négociants qui établissaient des membres de leur famille dans tous les lieux nécessaires à

leur négoce qui structurait les politiques de conquête européennes. La République

française annonce ainsi sa volonté de contrôler le négoce et, en l’interdisant aux Français

établis à l’étranger, jette les bases d’accords réciproques avec d’autres États.

43 En proposant un droit d’asile aux amis de la liberté et aux vertus malheureuses, un droit

de visite aux étrangers et une limitation de l’exercice du droit de propriété dans le but

d’établir des rapports commerciaux contrôlés en vue de la paix, Saint-Just contribuait à

définir un droit d’hospitalité sans le confondre avec une hostilité dangereuse sous

couvert de pratiques commerciales dont on connaissait bien, à l’époque, les effets

destructeurs de la liberté des peuples.

44 Cette comparaison avec le projet de Saint-Just permet d’avancer dans la compréhension

du droit cosmopolitique défini par Kant comme restreint aux conditions de l’hospitalité

universelle, en vertu du droit de commune possession de la surface de la terre qui n’est

pas confondu avec une appropriation du sol.

45 Les trois niveaux juridiques définis plus haut – droit civil, droit des gens, droit

cosmopolitique – sont essentiellement nécessaires pour que la paix perpétuelle puisse se

matérialiser.

46 Le premier acte de la construction de la paix perpétuelle passe par la constitution d’un

noyau d’États républicains ayant renoncé à la guerre de conquête et à la politique de

puissance. L’allusion à la France est nette :

« La possibilité de réaliser cette idée d’une fédération, qui doit s’étendreinsensiblement à tous les États et les conduire ainsi à la paix perpétuelle peut êtredémontrée. Car, si le bonheur voulait qu’un peuple puissant et éclairé se constituâten République (gouvernement qui, par sa nature, incline à la paix perpétuelle), il yaurait dès lors un centre pour cette alliance fédérative; d’autres États pourraient s’yjoindre, afin d’assurer leur liberté, conformément à l’idée du droit des gens 42. »

47 Enfin, la publicité est la condition indispensable de la justice entre les hommes, car

« toutes les actions relatives au droit d’autrui, dont la maxime n’est pas susceptible de

publicité, sont injustes 43 ». À tous ceux qui opposent la morale et la politique, et qui

voudraient limiter leurs devoirs d’humanité à une « simple bienveillance » sans contenu

juridique, Kant répond que la « simple bienveillance » ne peut fonder le droit.

48 Ainsi, Kant reprend et dépasse le débat philosophique des Lumières sur les relations entre

les peuples. Le nouveau concept de droit cosmopolitique complète le droit civil et le droit

des gens. Il fournit une réponse théorique achevée à l’interrogation iréniste 44 de l’époque

moderne.

Kant, le droit cosmopolitique et la société civile des nations

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NOTES

1.Une partie de cet article reprend dans une forme modifiée des développements de la

thèse de doctorat de M. BELISSA, soutenue à Paris I et publiée en version abrégée aux

éditions Kimé, Fraternité universelle et Intérêt national (1713-1795). Les cosmopolitiques du droit

des gens, Paris, 1998.

2.E. KANT, « Idées d’une Histoire universelle du point de vue cosmopolitique » VIII, 20-21

(1784) publié par PIOBETTA S. La philosophie de l’Histoire de Kant, Paris, Denoël, 1947, p. 31.

3.Ibid., VIII 22, p. 33.

4.Ibid.

5.Ibid., p. 37, VIII 25.

6.La conception kantienne de l’état de guerre est donc très proche de celle de Locke. voir

S.GOYARD-FABRE, « Qu’est-ce que l’état de guerre ? », Cahiers de philosophie politique et

juridique de l’Université de Caen, n° 10, 1986, pp. 147-161.

7.S.GOYARD-FABRE, « Réflexions sur le pouvoir fédératif dans le « constitutionnalisme » de

John Locke », Cahiers de philosophie politique et juridique de l’Université de Caen, n° 5, 1984, pp.

125-145.

8.Jean-Jacques ROUSSEAU, Fragment sur l’état de guerre dans Œuvres, Paris, Bibliothèque de la

Pléiade, 1964, tome III, p.610.

9.« Il faut reconnaître que le mot international est nouveau, bien qu’on puisse espérer qu’il

soit suffisamment intelligible et analogique. Il est conçu pour exprimer, d’une manière

plus significative, la branche du droit couramment appelée le droit des gens, une

appellation si peu parlante, que, si ce n’était la force de la coutume, il semblerait plutôt

s’appliquer à la jurisprudence interne » (notre traduction) An introduction to the principles

of morals and legislation (1789) cité par P.GUGGENHEIM, Contribution à l’Histoire des sources du

droit des gens, Leyde, 1959, p. 5. L’utilisation courante du néologisme de Bentham date du

XIXe siècle.

10.KANT, Sur l’adage : cela est peut-être juste en théorie mais ne vaut pas pour la pratique dans

Œuvres philosophiques, Paris, Pléiade, 1986, tome III.

11.Ibid, VIII 307, p. 292.

12.ROBESPIERRE, Œuvres choisies, (discours du 24 avril), Paris, Éditions sociales, l973, tome II,

pp.135-136.Voir à ce sujet l’analyse de F. GAUTHIER, Triomphe et mort du droit naturel en

Révolution, Paris, PUF, 1992, pp. 138-141 et M. BELISSA, Fraternité universelle (...), op. cit., p.365

et « Robespierre et la guerre de conquête » dans De la Nation artésienne à la République et

aux Nations, Actes du colloque Robespierre d’Arras, CHRN, Lille, 1993.

13.KANT, Sur l’adage : cela est peut-être juste en théorie mais ne vaut pas pour la pratique, dans

op. cit., VIII 311-312, p. 297.

14.Le pouvoir fédératif est un concept lockéen. Dans la théorie constitutionnelle de

Locke, il s’agit du pouvoir investi des relations entre les sociétés civiles. À ce titre, il est

celui qui doit proclamer le droit entre les peuples. Voir M. BELISSA, « Droit des gens et

théorie constitutionnelle dans la pensée des Lumières » dans Revue Historique de droit

français et étranger, avril- juin 1998, pp. 215-233.

Kant, le droit cosmopolitique et la société civile des nations

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15.KANT, Sur l’adage : cela est peut-être juste en théorie mais ne vaut pas pour la pratique, dans

op. cit., VIII 311, p. 298.

16.Voir M. BELISSA, « Droit des gens et théorie constitutionnelle dans la pensée des

Lumières », op. cit.

17.KANT, Sur l’adage : cela est peut-être juste en théorie mais ne vaut pas pour la pratique, dans

op. cit., VIII 311-312, p. 297.

18.F. GAUTHIER, op. cit., p. 153.

19.Voir notamment DELBOS, « Les idées de Kant sur la paix perpétuelle », La Nouvelle Revue,

1899. FRIEDRICH C.J., « L’ Essai sur la paix perpétuelle, sa position centrale dans la

philosophie morale de Kant », Annales de philosophie politique, l962, pp. 133-161. Le livre de

Domenico LOSURDO, Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant, Presses

Universitaires de Lille, 1993, est une démonstration sans faille de l’enracinement de la

pensée politique du philosophe dans les événements révolutionnaires.

20.D. LOSURDO, op. cit., p. 175.

21.Joël LEFEBVRE, La Révolution française vue par les Allemands, Lyon, PUL, 1987, p. 10, cite les

ouvrages sur la paix perpétuelle de Gentz, Krug, Herren, Friesen...

22.KANT, Projet de paix perpétuelle, Paris, Hatier, 1988, VIII 344-346, pp. 25-28.

23.Voir D.LOSURDO, op. cit., pp. 166-178.

24.KANT, Projet de paix perpétuelle, op. cit., VIII 344. La métaphore de l’arbre qui a ses

propres racines pour évoquer la souveraineté d’un peuple et l’inaliénabilité de sa liberté

se retrouve fréquemment à l’époque. Ainsi Louverture, lorsqu’il fut arrêté sur ordre du

général Leclerc et déporté en France, dit à son vainqueur, dans son dernier message au

peuple de Saint-Domingue : « En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le

tronc de l’arbre de la liberté des Noirs ; il poussera par les racines, parce qu’elles sont

profondes et nombreuses », in Schoelcher, Vie de Toussaint Louverture, Paris, 1889, rééd.

1982, p. 349. Le contrat primitif du nouveau peuple de Saint-Domingue fondait

effectivement le droit de liberté générale. Déjà, le 4 février 1794 lors de l’abolition de

l’esclavage par la Convention, Danton l’avait exprimé dans ces mêmes termes : « En jetant

la liberté dans le nouveau monde, elle y portera des fruits abondants, elle y poussera des

racines profondes », Archives parlementaires, CNRS, 1962, t. 84, p. 284 (16 pluviôse anII - 4

février 1794).

25.KANT, Métaphysique des mœurs, 1797, Doctrine du droit, VI 347.

26.Ibid., VI 348.

27.D. LOSURDO, op. cit., p. 127.

28.KANT, Métaphysique des mœurs, VI 330 pour les trois citations. Kant utilise le mot latin

servus qui signifie esclave, bien que la traduction de la Pléiade donne « serf ».

29.KANT, Projet de paix perpétuelle, op. cit., VIII 349, p. 37.

30.Ibid., VIII 349, p. 31.

31.Kant revient sur cette question dans la Métaphysique des moeurs de 1797. L’idée qu’il

existe une « communauté pacifique sinon encore amicale de tous les peuples de la terre »

n’est pas « philanthropique » (éthique) mais c’est un principe juridique. Il s’agit d’une

perspective plutôt que d’une réalité : « On peut dire que cette institution universelle et

perpétuelle de la paix, n’est pas une simple partie, mais constitue la fin ultime tout

entière de la doctrine du droit dans les limites de la simple raison », Œuvres philosophiques,

op. cit., VI 354-355, p. 629.

32.G. F. DE MARTENS, Précis du droit des gens moderne de l’Europe, Paris, 1864 (traduction de

1’édition de 1796). Dans le même ouvrage, Martens critique violemment la déclaration du

Kant, le droit cosmopolitique et la société civile des nations

Annales historiques de la Révolution française, 317 | 2004

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droit des gens de l’abbé Grégoire dont les principes sont proches de ceux développés par

Kant.

33.KANT, Projet de paix perpétuelle, op. cit., VIII 360, p. 43.

34.Ibid., VIII 358.

35.Ibid.

36.Id., Métaphysique des mœurs, Le droit cosmopolitique, VI, 353. Büsching (1724-1793) était

un géographe et un historien.

37.Voir par exemple l’intervention de Cocherel, député des colons de Saint-Domingue à la

Constituante, le 26 novembre 1789, en faveur du maintien de l’esclavage dans les colonies

et qui justifiait la traite comme un moyen de soustraire « des Africains au plus dur

esclavage, qui fait la base et la constitution indestructible de ce (sic) peuple barbare »,

Archives parlementaires, t. 10, p. 263.

38.KANT, op. cit., VIII 359. Sur la critique du colonialisme par Kant, voir D. LOSURDO, op. cit.,

pp.171 sq.

39.ROBESPIERRE, Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Imp. nat., Chambre des

députés, Collection Portiez de l’Oise, t. XXIX, n° 42, reproduit dans ROBESPIERRE, Œuvres, t.

IX, PUF, 1958, pp. 463 sq. Le texte de Saint-Just est reproduit dans Théorie politique, éd. de

A. Liénart, Paris, Seuil, 1976, pp. l97 sq.

40.Voir à ce sujet M. BELISSA, Fraternité universelle (...), op. cit., IIIe partie, chap. 3, p. 369.

41.SAINT-JUST, op. cit., articles un, quatre et cinq.

42.KANT, Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 39.

43.Ibid., p. 68.

44.De eirênê, la paix en grec, le terme de « pacifiste » est selon nous anachronique.

RÉSUMÉS

La proposition kantienne d'un droit cosmopolitique cherche à résoudre le problème des

conditions de réalisation de la liberté, dans une perspective de paix, entre les personnes et entre

les peuples. Si la liberté est un droit propre à l'humanité, c'est-à-dire réciproque ou universel, la

possibilité de sa réalisation suppose que soient pensés conjointement, et non séparément, le droit

civique, le droit des gens et le droit cosmopolitique. Une telle perspective de paix n'est pas

seulement un état de non-guerre, mais un état juridique à construire, emportant le devoir de

renoncer aux politiques de puissance conquérante ou colonialiste et à ce qui les fonde : armées

permanentes, pouvoir exécutif hégémonique, économie de domination des nations

commerçantes de l'Europe en particulier. Se dégage alors un droit d'hospitalité conçu par Kant

comme un droit de visite qui appartient à tout être humain, mais qui ne saurait être confondu

avec les pratiques dangereuses d'une appropriation du sol, des richesses ou des habitants.

Kant, Cosmopolitical Law and the Civil Society of Nations. Kant’s proposed cosmopolitical law

attempts to resolve the problem of how to achieve liberty with a view to securing peace between

persons and peoples. While liberty is a right peculiar to mankind, i. e. reciprocal or universal, the

possibility of achieving it presupposes a fusion, not a separation, of civil law, the law of nations

and cosmopolitan law. Such a prospect of peace is not just a state of non-war, but a juridical state

which needs to be built, entailing the obligation to repudiate conquest, colonialism and power

Kant, le droit cosmopolitique et la société civile des nations

Annales historiques de la Révolution française, 317 | 2004

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politics, together with their underpinnings : standing armies, hegemonic executives, economies

of domination, on the part of European trading nations in particular. From this there emerges a

right to hospitality which Kant conceives of as a visiting right belonging to every human being,

but not to be confused with dangerous practices such as the appropriation of land, riches or

native inhabitants.

La proposta kantiana di un diritto cosmopolita cerca di risolvere il problema delle condizioni di

attuazione della libertà, in una prospettiva di pace, tra le persone e tra i popoli. Se la libertà è un

diritto propriamente umano, vale a dire reciproco o universale, la possibilità della sua attuazione

implica che siano pensati contemporaneamente e non separatamente, il diritto civile, il diritto

delle persone e il diritto cosmopolitico. Tal prospettiva di pace non è solo uno stato di non-

guerra, bensì uno stato giuridico da costruire che necessita il dovere di rinunciare alle politiche

di potenza conquistatrice o colonialista nonchè quello su cui esse si fondano : eserciti

permanenti, potere esecutivo egemonico, economia di dominazione delle nazioni commercianti

dell'Europa in particolare. Emmerge allora un diritto di ospitalità concepito da Kant come un

diritto di visita che appartiene ad ogni essere umano, ma che non va confuso con le pratiche

pericolose di un'appropriazione del suolo, delle ricchezze o degli abitanti.

La propuesta kantiana de un derecho cosmopolítico intenta resolver el problema de las

condiciones de realización de la libertad entre las personas y los pueblos, en una perspectiva de

paz. Si la libertad es un derecho propio de la humanidad, es decir recíproco o universal, la

posibilidad de su realización supone una reflexión sobre el derecho cívico, el derecho de la gante

y el derecho cosmopolítico. Esa perspectiva de paz no es solamente un estado de no-guerra, pero

un estado jurídico a construir, un estado que tiene el deber de renuciar a las políticas de potencia

conquistadora o colonialista y a lo que la funda : ejércitos permanentes, poder ejecutivo

hegemonístico, economía de dominación de las naciones comerciantes de Europa en particular.

Aparece así un derecho de hospitalidad concebido por Kant como un derecho de visita

perteneciente a todo ser humano, pero que no puede concebirse con las prácticas peligrosas de

una apropiación del suelo, de las riquezas o de los habitantes.

Der kantische Vorschlag eines Weltbürgerrechts ist ein Versuch, das Problem der

Entstehungsbedingungen der Freiheit in der Perspektive eines Friedens zwischen den Menschen

und den Völkern zu lösen. Wenn die Freiheit ein wesentliches Recht der Menschheit ist, setzt die

Möglichkeit ihrer Verwirklichung voraus, daß das Staats – das Völker – und das Weltbürgerrecht

zusammen und nicht getrennt gedacht werden sollen. Eine solche Friedensperspektive ist nicht

nur die Abwesenheit von Krieg, sondern ein zu konstuierender Zustand, der die Pflicht enthält,

auf eine Eroberungs – oder Kolonialpolitik und auf alles, was diese stützt, zu verzichten, d. h. auf

stehende Heere, auf eine auf Hegemonie ausgerichtete Exekutive oder auf die herrschsüchtige

Wirtschaft insbesondere der europäischen Handelsnationen. Daraus entsteht nun ein Gastrecht,

das Kant als ein Besuchsrecht versteht, das jedem Menschen eigen ist, das jedoch keineswegs mit

der gefährlichen Praxis einer Aneignung des Bodens, der Reichtümer oder der Einwohner zu

verwechseln wäre.

AUTEURS

MARC BELISSA

Université de Nantes

FLORENCE GAUTHIER

Université de Paris VII

Kant, le droit cosmopolitique et la société civile des nations

Annales historiques de la Révolution française, 317 | 2004

15

Document 4 : E. Pasquier, « Carl Schmitt et la circonscription de la guerre : le problème

de la mesure dans la doctrine des « grands espaces » », Erudit, vol. 40, numéro 1, mars

2009, pp. 55-71.

Études internationales

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Études internationales

Carl Schmitt et la circonscription de la guerre : Leproblème de la mesure dans la doctrine des « grandsespaces »

Emmanuel Pasquier

Carl Schmitt et les relations internationalesVolume 40, numéro 1, mars 2009

URI : id.erudit.org/iderudit/037572arDOI : 10.7202/037572ar

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Éditeur(s)

Institut québécois des hautes études internationales

ISSN 0014-2123 (imprimé)

1703-7891 (numérique)

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Citer cet article

Emmanuel Pasquier "Carl Schmitt et la circonscription de laguerre : Le problème de la mesure dans la doctrine des« grands espaces »." Études internationales 401 (2009): 55–72.DOI : 10.7202/037572ar

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Tous droits réservés © Études internationales, 2009

55CARL SCHMITT ET LA CIRCONSCRIPTION DE LA GUERRE...

Carl Schmitt et la circonscription de la guerre

Le problème de la mesure dans la doctrine des « grands espaces »

Emmanuel PASQUIER*

RÉSUMÉ : On interroge ici la théorie des « grands espaces » de Carl Schmitt. En quoi cette théorie de l’équilibre des puissances est-elle une théorie « juridique » ? En quoi est-elle effectivement une théorie de l’« équilibre » ? On essaie d’affronter le paradoxe qui veut que le texte dans lequel Schmitt développe une théorie de la mesure politique ait eu aussi pour fonction de justifi er la politique expansionniste sans limite du IIIe Reich. On met en rapport les ambiguïtés qui pèsent sur cette théorie avec la position spécifi que de Schmitt dans la science du droit : la récusa-tion simultanée du normativisme et de l’empirisme, qui le met en porte-à-faux à la fois avec les juristes et les théoriciens des « relations internationales ». Mots clés : droit international, équilibre de la puissance, Grossraum, mesure.

ABSTRACT : We question Carl Schmitt’s theory of “Grossraum”. How is this theory of the international balance of power a properly “legal” theory? And is it properly a theory of “balance”? We confront the paradox that the text in which Schmitt produced a theory of political measure had also the function of justifying the policy of limitless expansion of the Third Reich. We relate this theory’s ambi-guities with Schmitt’s specifi c position in the science of Law : his simultaneous rejection of normativism and empiricism, which puts him aside both from legal scholars and from “international relations” theorists. Key words : international law, balance of power, Grossraum, measure.

I – Carl Schmitt et la science des relations internationalesCarl Schmitt n’est pas un théoricien des « relations internationales ». Cer-

tes, il a largement écrit sur des sujets qui nous semblent aujourd’hui relever de la science politique et, plus précisément, de la science des relations internationales. Mais Schmitt s’est toujours défendu d’être autre chose qu’un juriste – peut-être le dernier des juristes européens. Ainsi demande-t-il dans une lettre : « La scien-ce européenne du droit ? Où est-elle et qui est-elle ? Si elle est encore à l’hon-neur, c’est à moi qu’elle le doit » (Schmitt 2003 : 100 ; Schmitt 1950b). Schmitt est contemporain du moment où droit international et relations internationales se dissocient du point de vue académique. Nées après la Première Guerre mon-diale, les « relations internationales » se constituent dans un rapport ambivalent vis-à-vis du droit international : pour les fondateurs de cette discipline nouvelle, notamment autour de l’Institute of International Relations, à Londres, il s’agit

Revue Études internationales, volume XL, no 1, mars 2009

* Doctorant en philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, NoSoPhi, Paris.

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d’abord de seconder, sur le plan de l’analyse empirique des relations politiques, l’entreprise, portée par la Société des Nations, de juridicisation globale de la scè-ne politique mondiale. Cette première génération (dont Alfred Zimmern est l’un des plus célèbres représentants) va cependant être désignée comme « idéaliste » par la suivante. Le droit international ayant été terni par les échecs de la Société des Nations, la discipline des relations internationales va s’orienter vers un réa-lisme politique, notamment avec Carr et Morgenthau, visant à appréhender, par-delà le légalisme et les déclarations d’intention, la logique des rapports de force, considérée comme plus explicative de la réalité que les relations juridiques (Battistella 2003). Carl Schmitt peut paraître proche de cette tendance réaliste des relations internationales, lui qui ne cesse de pourfendre le « normativisme juridique » au nom d’une pensée « selon l’ordre concret » (Schmitt 1934a). Ce-pendant, la critique du formalisme juridique n’a jamais été, pour Schmitt, une critique du droit en tant que tel au nom de la politique. Idéalistes ou réalistes, les théoriciens des relations internationales partagent le fait de se défi nir dans une distinction par rapport aux juristes. Schmitt admettrait diffi cilement cette distinction. Symétriquement, cette diffi culté pourrait être mise en rapport avec la diffi culté que les juristes internationalistes ont pu avoir, de leur côté aussi, à reconnaître Schmitt pour l’un des leurs1.

Schmitt lie indissociablement le juridique et le politique, c’est-à-dire le normatif et l’empirique. Où se situe-t-il ? Est-il à la frontière entre deux épo-ques épistémologiques ? Schmitt représenterait-il un moment préliminaire de la science des relations internationales ? Le moment d’une politisation de la science juridique, encore ancrée du côté du droit ? Une telle lecture rétrospective risque de réduire la pensée de Schmitt à n’être qu’un moment dans un processus déterminé téléologiquement, comme s’il était nécessaire, dans la marche des sciences, que la science du droit international et la science des relations inter-nationales se soient séparées l’une de l’autre pour se constituer chacune comme science véritable. Situer Schmitt à la charnière de ce processus, comme s’il avait été « tout simplement du mauvais côté de l’évolution historique du droit2 », c’est manquer, peut-être, une partie de ce que Schmitt voulait dire en refusant de dis-socier le juridique et le politique.

Schmitt se veut à contretemps en pleine conscience. Il est anachronique à la fois par rapport aux juristes et par rapport aux politologues parce qu’il les ren-voie dos à dos. Le formalisme juridique et l’empirisme des sciences politiques, par-delà leur apparente opposition, forment un même système épistémologique, où la division du travail théorique est bien comprise. La théorie de la politique pure est le revers et la réponse à la Théorie pure du droit (Kelsen 1934). À l’une la compréhension de la logique de la puissance ; à l’autre la hiérarchisation des règles de droit. À l’une les faits, à l’autre les normes. Mais dans ce progrès des

1. Voir les commentaires désobligeants des juristes contre le plaidoyer de Schmitt en faveur de Friedrich Flick (Schmitt 1945b). Celui-ci est tenu pour « un exercice de séminaire » (Haggen-macher 2001 : 20). On peut remarquer aussi l’absence d’une quelconque mention de Schmitt dans l’histoire des doctrines du droit international de A. Truyol y Serra (2007).

2. C’est ce que dit Schmitt à propos de la réception de Savigny (Schmitt 1950b : 130).

57CARL SCHMITT ET LA CIRCONSCRIPTION DE LA GUERRE...

sciences, où chaque science constitue sa scientifi cité dans l’isolement de son objet spécifi que, se constituent aussi des angles morts, qui rendent la science aveugle à ce qui, pour Schmitt, est l’essentiel, l’articulation entre droit et politi-que, entre légalité et légitimité.

Schmitt se situe volontairement en deçà de la dissociation entre droit et politique. À cette condition seulement, selon lui, on peut comprendre comment le droit peut prendre effet sur la politique. Les positions schmittiennes sont une récusation de frontières académiques déjà chargées d’un sens politique parce que, sous couvert d’une exigence de clarté, elles créent l’opacité qui empêche d’évaluer politiquement le droit et de régler juridiquement certains faits. Cette récusation est indissociable d’une récusation plus fondamentale, celle de la disjonction entre theoria et praxis3. Celui qui pense l’articulation du droit et de la politique ne peut pas le faire du haut d’une théorie pure. Il est obligé d’être lui-même « engagé » (Beaud 1993) dans la politique. Le problème que nous voulons aborder ici se noue alors : si la politique dicte sa loi au droit, si la theoria ne préserve pas son autonomie par rapport à la praxis – au nom du fait que cette autonomie est à tout jamais une illusion –, alors ce qui a d’abord été présenté comme condition de possibilité d’une régulation de la politique par le droit ris-que de se renverser en une subordination du droit à la politique. Tel est le « péril du politique » : le droit doit s’exposer au péril du politique s’il veut le réguler, mais il risque tout autant de s’y perdre, s’il ne fait qu’accorder une « prime de légalité » aux inégalités de fait.

La question de l’articulation entre theoria et praxis engage la question de l’articulation entre droit et politique. On l’abordera ici plus spécifi quement à travers une interrogation sur la théorie schmittienne de l’« ordre des grands espa-ces » (Schmitt 1939). Dans quelle mesure la théorie schmittienne de l’ordre des grands espaces est-elle juridique ? Que reste-t-il du « droit » dans cette doctrine qui, dès 1939, apparaît comme une justifi cation de la politique expansionniste du IIIe Reich ? Dans quelle mesure cette théorie permet-elle de penser les conditions d’une limitation des confl its entre les puissances, comme Schmitt le prétend lorsqu’il demande « le grand problème n’est-il pas de mettre des bornes à la guerre ? » (Schmitt 1932 : 54) ?

Dans quelle mesure une théorie qui prend le parti du réel ne court-elle pas le risque de se subordonner au réel ? Martti Koskenniemi a montré comment le discours des juristes internationalistes est structurellement en tension entre un pôle utopiste et un pôle apologétique (Koskenniemi 2005). Le réalisme anti-utopiste de Schmitt ne le fait-il pas tomber du côté d’une apologie de la politique

3. « Je suis un théoricien, un pur homme de science, et rien qu’un érudit. Mais je ne pense pas qu’on puisse, dans mon domaine de savoir, séparer l’un de l’autre et opposer l’un à l’autre théo-rie et praxis, pensée et être… Théorie et praxis ne peuvent se contredire de façon juridique que dans un instant. La théorie n’est peut-être pas la pratique du jour, mais elle est celle de l’année, du siècle et du millénaire. Elle confère une supériorité et une distance mais ne s’écarte pas (pour autant…) de la réalité. Au contraire, elle conduit, si elle est bien comprise et bien utilisée, à l’intérieur du noyau des choses et de la connaissance de la situation réelle de l’ensemble. » Carl Schmitt, entretien radiophonique, 1er février 1933 (Schmitt 2003 : 104).

58 Emmanuel PASQUIER

de puissance dont on voit mal comment elle établit des limites à l’extension in-défi nie de cette puissance ? N’y a-t-il pas chez Schmitt une foi dans le fait que, de l’exercice des puissances mené à son terme, doit résulter un équilibre, « comme par l’effet d’une main invisible », pour reprendre l’expression d’Adam Smith ? Malgré son hostilité à la pensée libérale, qu’il considère comme une dénégation de la réalité de la politique, c’est-à-dire de la distinction ami-ennemi, la pensée politique de Schmitt aurait quelque chose d’analogue à la pensée éco-nomique libérale : le rejet d’une direction « par le haut » des affaires humaines et la confi ance en une régulation immanente produite par le libre exercice des puissances des sujets. Une pensée de la « libre-concurrence » de la puissance4.

La question que l’on adresse ici à la théorie schmittienne ressemble à celle que l’on peut poser aux théoriciens du marché comme « laisser faire, laisser passer » : quel en est le principe régulateur, à part la loi du plus fort ? Quel mécanisme de régulation interne des relations de puissance permet d’y voir une relation de type juridique et non une simple relation de fait ?

II – Le « gardien » du droit La critique schmittienne de la Société des Nations repose sur l’idée que

toute tentative de réguler par le haut provoque une dérégulation du système. L’instance supranationale ne peut pas constituer la neutralité requise pour éviter de devenir l’instrument de la puissance de certains acteurs sur les autres. Ce dysfonctionnement est encore renforcé lorsque l’on prétend, comme le suggère Kelsen, donner à cette instance la forme d’un tribunal, pour jouer sur la « ligne de moindre résistance » des États souverains (Kelsen 1944). Un pouvoir supra-national est d’autant plus redoutable qu’il se donne sous l’aspect d’un pouvoir judiciaire neutre à valeur universelle. Il met alors à la merci de ceux qui le contrô-lent les États qui prétendent se soustraire à sa juridiction, considérés comme des États criminels, sans recours possible. Pour Schmitt, la constitutionnalisation de l’ordre juridique international marque le « tournant vers le concept de guerre dis-criminatoire » (Schmitt 1938). Les confl its montent alors aux extrêmes, car les guerres sont pensées comme des guerres de l’Humanité elle-même. Les ennemis sont criminalisés, mis hors du droit et, fi nalement, déshumanisés. En somme, la constitutionnalisation de l’ordre juridique international crée directement, pour Schmitt, les conditions d’une guerre d’extermination.

À cela, Schmitt oppose différents modèles d’équilibre immanent des rela-tions internationales. La distinction médiévale entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel, entre Imperium et Sacerdotium, entre Auctoritas et Potestas, en est un premier exemple. Elle permettait au Pape de se constituer comme une instance neutre qui pouvait arbitrer les confl its entre princes souverains (Schmitt 1950a : 65 et 128). Cependant, l’ordre médiéval fut disloqué sous l’effet des guerres de religion dont l’enjeu était, précisément, la mise en question de la neutralité du

4. Précisons bien : nous posons la question d’une analogie entre la pensée politique de Schmitt (dans la théorie des « grands espaces ») et la pensée libérale de l’économie (l’idée de l’autorégu-lation du marché). Il ne s’agit pas de faire de Schmitt un représentant du libéralisme politique.

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pouvoir papal. Ces guerres ne vont trouver un terme que lorsqu’une nouvelle for-mule d’équilibre sera trouvée. Le principe « cujus regio, ejus religio » exprimait, si l’on suit Schmitt, la fi n des affrontements transfrontaliers inexpiables, menés au nom d’idéologies universalistes antagonistes, le catholicisme et le protestan-tisme. Le cadre conceptuel nouveau, celui de la souveraineté étatique, permit la mise en place d’un nouvel ordre européen issu des traités de Westphalie et d’Utrecht. Vattel en propose la formalisation juridique en substituant le concept de « guerre en forme » à celui de « guerre juste », permettant de rendre effectif un droit de la guerre entre des États qui se considèrent mutuellement comme des adversaires d’égale dignité. C’est l’âge du Jus publicum Europaeum, second grand modèle d’équilibre des puissances.

Schmitt analyse la cohésion systémique de cet ordre européen des 17e et 18e siècles à la fois au niveau extra-européen et au niveau intra-européen. Au niveau extra-européen, les conquêtes territoriales, sur le continent américain en particulier, permettent de délocaliser les confl its entre puissances européennes au-delà de « lignes d’amitié », où les règles du droit de la guerre ne valent plus. Moyennant quoi, les confl its qui ont lieu sur le territoire européen peuvent gar-der, eux, une amplitude limitée.

À l’intérieur de l’Europe, l’équilibre du système repose sur l’institution ju-ridique de la neutralité, elle-même liée à la structure des États d’Europe centrale. Schmitt en décrit le mécanisme dans les termes suivants :

L’ancien droit interétatique trouvait sa garantie, non dans quelque pensée d’une justice au contenu déterminé, ou dans un principe de répartition objective, ni dans une conscience juridique internationale, qui a montré qu’elle n’était pas mobilisable pendant la guerre mondiale et à Versailles, mais […] dans un équilibre des États. La représentation [Vorstellung] productrice de mesure, c’est que les rapports de force entre les grands et les petits États se contrebalancent de manière continuelle et que, contre les États qui deviennent les plus forts, et qui par conséquent menacent le droit international, une coalition des plus faibles se forme. Cette balance qui oscille, qui se constitue au cas par cas, se déplaçant continuellement, et donc extrêmement sensible, peut véritablement représenter parfois selon la situation, une garantie effective du droit international, s’il y a suffi sam-ment de puissances neutres. Les neutres ne sont en ce sens pas seulement les témoins impartiaux de la guerre-duel, mais aussi les véritables garants et gardiens du droit international [eigentlichen Garanten und Hüter des Völkerrechts]. Il y a dans un tel système de droit international autant de droit international véritable qu’il y a de véritable neutralité (Schmitt 1939 : 56-57).« Gardien du droit international ». Schmitt reprend ici à propos des États

neutres de l’Europe centrale du XVIIIe siècle la même expression que celle par laquelle il caractérisait le président du Reich sous la République de Weimar, dans la polémique qui l’opposait à Hans Kelsen sur la question du « gardien de la

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constitution » (Schmitt 1931 et Kelsen 1931). Transposée à l’échelle internatio-nale, la question reste la même : à quelles conditions, concrètes et conceptuelles, un acteur peut-il émerger comme une instance neutre qui puisse servir alternati-vement de recours aux différents partis en confl it ?

Sous Weimar, Schmitt contestait à Kelsen que ce rôle puisse être endossé par une instance judiciaire, une cour constitutionnelle. Car une telle cour devrait trancher des litiges indécidables dans les termes du droit établi. Elle devrait créer du droit et agirait en véritable souverain. Mais en même temps le maintien de sa forme judiciaire constituerait une dénégation de sa souveraineté. Pour Schmitt, cette tâche revenait par nature au Président, comme un monarque républicain « au-dessus des partis ». En 1939, de manière analogue mais dans le champ du doit international, la théorie de « l’ordre des grands espaces » est la réponse schmittienne à l’idéologie supranationaliste portée notamment par Kelsen.

III – Le concept de « grand espace »L’ordre européen, régi par le Jus publicum Europaeum, se disloque après

la Première Guerre mondiale, qui voit de nouveau émerger deux grands uni-versalismes antagonistes : celui de l’Union soviétique et celui des États-Unis. Toute la période de l’entre-deux-guerres, sous l’aspect de la recherche de la paix mondiale grâce à la Société des Nations, marque en fait le retour du concept de « guerre juste ». Celui-ci n’est qu’en apparence héritier du concept médiéval, puisqu’il ne connaît plus les médiations de la papauté. La mise hors la loi de la guerre, qui culmine avec le pacte Briand-Kellogg, coïncide avec la construction d’un concept d’ennemi comme ennemi de l’Humanité. L’histoire est dès lors de nouveau entrée, pour Schmitt, dans un moment négatif, analogue à l’époque des guerres de religion, et elle attend son Bodin ou son Vattel pour trouver les nouvelles conceptualités capables de rétablir un ordre mondial.

Ces nouvelles conceptualités, Schmitt les élabore entre 1939 et 1941, dans les deux éditions de son essai Völkerrechtliche Grossraumordnung, mit Interventionsverbot für raumfremde Mächte. Texte de guerre, il n’en appartient pas moins pleinement au corpus schmittien et constitue en quelque sorte le cha-pitre manquant à son Nomos de la terre. Dans ce grand ouvrage d’après-guerre, Schmitt reprend ses analyses concernant la dissolution du Jus publicum Euro-paeum, mais il y gomme les mentions trop explicites de la solution qu’il estimait y avoir trouvée. Il faut dire que l’énoncé de cette solution est ainsi formulé :

Le nouveau concept ordonnateur d’un nouveau droit international est notre concept de Reich, qui émane d’un ordre de grand espace [Grossraum] po-pulaire [volkhaft], porté par un peuple [Volk] (Schmitt 1939 : 63). Une telle terminologie écorche encore aujourd’hui les oreilles et l’on

conçoit que Schmitt, en 1950, lorsqu’il publiait Le nomos de la terre, ait pré-féré la mettre « en sourdine ». Mais, quoiqu’il travaille dans une combinatoire conceptuelle commune avec l’idéologie offi cielle du IIIe Reich – « Reich »,

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« Raum », « Volk » –, la combinaison que produit Schmitt n’est au bout du compte pas identique à celle du nazisme5.

Le concept de grand espace est indissociable chez Schmitt du concept de Reich. Tout Reich a un grand espace sur lequel il exerce sa souveraineté. Entre Reich et grand espace se joue une relation de type hymémorphique. Le grand espace est la matière, la substance sous-jacente, douée d’une mesure interne d’ordre socioéconomique. Le Reich informe politiquement cette matière, c’est-à-dire qu’il lui donne sa dimension institutionnelle. « Les Reiche, dit Schmitt, sont en ce sens les puissances qui guident et portent, et dont l’idée politique rayonne dans un grand espace déterminé » (Schmitt 1939 : 49).

Le concept d’État, dit Schmitt, n’est plus pertinent pour penser la poli-tique planétaire. Mais il ne s’agit pas de dépasser l’État dans une intégration universelle supranationale. Les États sont, ou doivent être, rassemblés dans des ensembles plus grands, les Reiche-grands espaces. Le rapport entre État et grand espace n’est pas complètement simple, car l’intégration à un grand espace n’est pas l’abolition pure et simple de l’État : le nouvel ordre, dit Schmitt, « part du concept de peuple et laisse subsister les éléments d’ordre compris dans le concept d’État […], sans nier les peuples et les États, et sans conduire […] vers un droit mondial universaliste-impérialiste » (Schmitt 1939 : 63). Un « principe d’ordre » de l’organisation interétatique subsiste donc, mais la notion de « grand espace » ouvre un niveau d’intelligibilité des relations internationales supérieur à celui des relations interétatiques. Le schéma interétatique, fondé sur le postulat de l’égalité des États, est voué à faire sortir de son champ d’intelligibilité un ensemble de phénomènes. En particulier les modes non « politiques » de su-bordination de certains États à d’autres : la subordination technico-économique ne se traduit pas dans les catégories du droit international public, et sa nature politique n’apparaît pas. Au sein d’un même grand espace, les États sont liés par une interpénétration économique, qui est le mode de domination d’un État et d’un peuple maître sur les autres, mais dont la domination n’a pas pris la forme d’une incorporation politique de type impérial. C’est pourquoi il y a une spéci-fi cité, pour Schmitt, du concept de Reich-grand espace par rapport au concept classique d’ « empire », notamment les anciens empires coloniaux européens. Le Reich-grand espace n’est pas – dit Schmitt – le produit d’une conquête militaire subordonnant un ensemble d’États selon des catégories qui resteraient les caté-gories du droit international public classique. La domination économique se fait sans avoir besoin de se traduire en termes d’hégémonie politique. Schmitt décrit ainsi la « forme moderne de direction [Lenkung] dont la première caractéristi-que est de renoncer à l’annexion territoriale déclarée de l’État dirigé » (Schmitt 1950a : 250).

5. La détermination exacte de l’écart entre Grossraum et Lebensraum dépasserait le cadre de cet article. Schmitt en rend compte lui-même dans son interrogatoire à Nuremberg (Schmitt 2003), mais c’est un plaidoyer pro domo. On relèvera seulement que le concept de « race » est absent du texte de 1939, en tout cas comme concept déterminant pour la défi nition du Grossraum. La théorie schmittienne du Grossraum n’est pas réductible à une forme de jusnaturalisme raciste comme chez un Werner Best par exemple.

62 Emmanuel PASQUIER

Cette « direction » d’un État par un autre passe par des traités internatio-naux d’intervention, dans lesquels le statut territorial n’est pas modifi é : « L’es-pace apparent, évidé, de la souveraineté territoriale reste intact, mais la teneur réelle de cette souveraineté est altérée. » Le contrôle matériel est si bien établi que, « d’un point de vue strictement juridique, il n’y a même plus en l’occur-rence d’intervention » (Schmitt 1950a : 249)6. Schmitt explique :

Le but de cette nouvelle méthode est de supprimer l’ordre et la localisation inhérents au territoire étatique dans sa forme admise jusque-là […] La souveraineté territoriale se transforme en un espace vide, ouvert à des pro-cessus socioéconomiques. On garantit extérieurement l’état de possession dans le cadre de ses frontières linéaires, mais non la substance, le contenu social et économique de l’intégrité territoriale. […] L’espace de la puis-sance économique détermine le champ d’action en droit des gens. Un État dont la liberté d’action est ainsi sujette à des droits d’intervention est autre chose qu’un État dont la souveraineté territoriale consiste à déterminer librement, par sa propre décision souveraine, la mise en œuvre concrète de notions comme indépendance, ordre public, légalité et légitimité, ou même sa constitution en matière de propriété ou d’économie, et à réaliser ainsi le principe cujus regio ejus economia (Schmitt 1950a : 250). L’État est donc à la fois conservé et dépassé, dans une forme de Aufhebung

dialectique : une certaine organisation territoriale est préservée ; mais, sur la question politique la plus essentielle, celle qui défi nit la souveraineté politique proprement dite, c’est-à-dire la faculté de décider qui est l’ennemi, la compé-tence est déplacée au niveau supérieur, celui du Reich. La ligne de partage entre ami et ennemi passe désormais entre des grands espaces et non entre des États.

Le paradigme historique sur lequel s’appuie Schmitt pour élaborer le concept de grand espace7 est la doctrine Monroe de 1823. Schmitt y attache trois caractéristiques : 1) l’indépendance de tous les États américains ; 2) l’absence de colonisation dans cet espace ; 3) l’absence d’intervention de puissances extra-américaines dans cet espace (Schmitt 1939 : 23)8. La réalité de la souve-raineté ne s’exerce pas positivement par la conquête, mais négativement, par « l’interdiction d’intervention à toute puissance étrangère ». Le Reich est l’ins-tance souveraine capable de décider qui intervient et qui n’intervient pas sur un espace donné. Réciproquement, cette faculté de décision de l’intervention est

6. Il faut noter le changement de signifi cation du propos entre le texte de 1939 (Völkerrechter Grossraumordnung) et celui de 1950 (Le nomos de la terre) : dans le premier, il s’agit de justi-fi er la politique expansioniste du IIIe Reich qui, si l’on s’en remettait à Schmitt, aurait presque l’air bénigne. En 1950, la même analyse vise à mettre en accusation la « forme moderne de direction » des États-Unis.

7. Par commodité on emploiera le terme de « grand espace », mais, au vu de ce qui précède, le terme correct pour désigner le lien entre les deux serait celui de « Reich-grand espace ».

8. Schmitt met en garde contre des simplifi cations : il ne s’agit pas, dit-il, de transposer telle quelle cette doctrine dans le monde contemporain. « Notre travail tend bien plutôt à rendre visible le noyau de cette doctrine pertinent pour le doit international et, par là, à la rendre féconde pour d’autres espaces vitaux [Schmitt emploie ici le mot de Lebensraüme] et d’autre situations his-toriques » (Ibid.).

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la forme nouvelle de la souveraineté : elle laisse subsister en dessous d’elle des formes secondaires de la souveraineté, héritées de l’âge interétatique. Mais elle confi sque à son profi t le pouvoir ultime de décision et d’interprétation pour ce qui concerne l’intervention.

C’est pourquoi elle va de pair avec le nouveau principe : cujus regio, ejus economia. Ce principe ne désigne pas un principe d’autarcie économique – Schmitt n’ignore pas qu’il existe un commerce mondial –, mais plutôt une cohésion socioéconomique régionale, défi nissant matériellement un grand espa-ce ; il désigne, par ailleurs, un principe de souveraineté économique, une faculté de défi nir le régime économique valable pour ce grand espace, « sa constitution en matière de propriété ou d’économie » (Schmitt 1950a : 250) – les deux grands modèles antagonistes existants étant l’économie soviétique planifi ée et l’écono-mie capitaliste.

IV – Le problème de la juridicité Le concept de grand espace noue de manière originale la politique et

l’économie en caractérisant la forme moderne de domination qui n’a pas besoin d’en passer par l’annexion politique directe. Il reste cependant à comprendre en quoi il s’agit, pour Schmitt, d’une théorie juridique. Schmitt défi nit de nouvelles grandeurs politiques, et fait apparaître le caractère inadéquat de la SDN et d’une grille de lecture strictement interétatique comme instrument de régulation entre ces nouvelles instances. Ce faisant, ne se voue-t-il pas à une dissociation entre le politique et le juridique ? Quelle alternative à la SDN propose-t-il en termes juridiques ? Sa théorie n’est-elle pas simplement politique, comme on a pu dire que la doctrine Monroe était un principe politique et non juridique ?

Dans Völkerrechtliche Grossraumordnung, Schmitt écarte comme un faux problème l’idée que la doctrine Monroe serait seulement un principe politique, sans être vraiment juridique. Il a beau jeu de rappeler que la doctrine Monroe est maintes fois évoquée dans le droit positif. D’une part, parce que tous les traités de droit international consacrent des développements à la doctrine Monroe. Elle est donc constituée comme un objet juridique, qu’on le veuille ou non. D’autre part, parce que les États-Unis eux-mêmes se réfèrent à la doctrine Monroe com-me à un principe juridique, qui est le droit à l’autodétermination, dans la conclu-sion de leurs traités. Enfi n, parce que l’article 21 de la Convention de Genève reconnaît la doctrine Monroe. Si la doctrine Monroe existe dans le droit positif, cela veut dire que le principe de grand espace peut exister juridiquement et que le droit international peut déroger à un droit strictement interétatique. CQFD : le droit positif, celui-là même qui est reconnu par les États libéraux, entérine déjà la notion de grand espace.

On ne reconnaît cependant guère Schmitt dans cette argumentation de type positiviste. Pour Schmitt, le droit ne saurait se réduire au droit positif. On sait qu’il oppose la loi constitutionnelle (la légalité positive) à la Verfassung, ou constitution concrète d’un peuple, où s’articulent légalité et légitimité (Schmitt

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1928 : 211). Il faut qu’une nation soit concrètement « constituée » comme telle pour qu’elle puisse se doter d’une constitution. Le concept de nomos a pour fonction de transposer cette distinction, mutatis mutandis, dans le champ du droit international : le droit international ne saurait se réduire à un ensemble de règles de droit positif, essentiellement contenues dans des traités interétatiques. Il réside dans un ordre international concret, le nomos, selon lequel les relations internationales sont régies.

Attester la référence à la doctrine Monroe dans le droit positif, c’est contrer les positivistes sur leur propre terrain, mais ce n’est pas le refl et de la concep-tion schmittienne. Celle-ci doit être cherchée dans une pensée juridique « selon l’ordre concret ». La juridicité ne pouvant échapper au critère de son effectivité, la « juridicité » à proprement parler n’est ni dans le fait, ni dans la norme pure, mais dans un certain état d’adéquation de la norme au fait, qui permet à celle-là d’avoir prise sur celui-ci. Tout le problème du droit est le problème du lien entre l’abstraction normative et la réalité empirique : « Le droit, dit Schmitt, est une pensée abstraite, qui n’est pas dérivée des faits et qui ne peut avoir d’incidence sur ceux-ci ; le sujet d’un vouloir orienté vers la “réalisation” ne peut qu’être une réalité [une réalité empirique]. Le problème réside dans la manière de lier ces deux univers9 » (Schmitt 1914). C’est ainsi que Schmitt s’exprimait dans un texte de jeunesse où il affrontait la question du lien entre le fait et la norme. Les faits seuls ne sont pas juridiques ; mais les normes seules ne le sont pas non plus si elles se réduisent à un édifi ce abstrait dont les conditions de mise en applica-tion ne sont pas garanties par une instance concrète.

Dans le texte de 1914, cette instance concrète, c’est l’État : l’État réalise cette metabasis eis allo genos, selon les termes d’Aristote, ce « passage d’un genre à un autre ». L’État est au centre d’une tripartition entre la sphère abstraite du droit et l’univers empirique des individus :

La place de l’État comme médiateur entre deux univers résulte d’une op-position entre la norme et le monde réel empirique. À ce point charnière, le droit passe de la pensée pure à un phénomène terrestre. L’État est donc une formation de la sphère juridique, dont le sens réside exclusivement dans la tâche de réaliser le droit (Schmitt 1914 : 100).La pensée de Schmitt est une pensée de l’instanciation : il n’y a de droit

véritable que si l’idée du droit s’incarne dans une instance capable de lui donner

9. On voit parfois dans ce texte un texte de jeunesse, où Schmitt paraît encore proche de Kelsen, affi rmant la supériorité de la norme sur l’État et la nécessité du caractère impersonnel de l’État. Conceptions dont Schmitt se serait ensuite fortement démarqué avec le développement de son décisionnisme, notamment dans la Théologie politique. Autrement dit, Schmitt aurait d’abord défendu le primat du droit sur le politique, puis aurait affi rmé le primat du politique sur le droit. Tout en reconnaissant de très sensibles infl exions de ton d’un texte à l’autre, nous récusons pour notre part qu’il y ait un tel renversement chez Schmitt. Il y a une profonde unité de la pensée schmittienne, qui tient justement au refus de la dissociation entre droit et politique. Ce que l’on appelle la « politisation du droit » chez Schmitt (qui s’opposerait à une « juridicisation de la politique » chez Kelsen par exemple) ne se fait qu’au nom d’une autre conception du droit, et non dans la récusation du droit.

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une réalité empirique. C’est pourquoi la « politique » n’est pas opposable au droit : elle est le champ dans lequel est rendue possible l’effectuation du droit. La pensée schmittienne de la « souveraineté », comme instanciation du droit10, va ensuite s’autonomiser par rapport à la fi gure de l’État et se transposer au Reich-grand espace.

V – Vers un nouveau droit internationalSchmitt (1939 : 62) distingue quatre modalités juridique d’un ordre mon-

dial des grands espaces :

• Les relations commerciales et de droit privé entre les ensembles socioéco-nomiques que sont les grands espaces.

• Les relations entre les instances politiques que sont les Reiche : homologue du droit public interétatique, transposé à l’échelle des Reiche.

• Les relations entre les instances politiques que sont les peuples à l’intérieur d’un même grand espace : forme résiduelle de l’ancien droit interétatique, devenu une modalité du droit interne du Reich.

• Les relations entre les instances politiques que sont les peuples de diffé-rents grands espaces : prolongement de l’ancien droit public interétatique, à l’exclusion de la dimension essentielle de la souveraineté concernant le règlement des confl its armés.

Schmitt pense donc bien un véritable « droit international » – quoiqu’il ne soit pas supranational – contrairement à ce que dit Franz Neumann, qui voit dans la théorie des grands espaces une simple négation de tout droit international11 (Neumann 1942 : 158). Encore faut-il justifi er effectivement qu’il y ait dans les relations entre les grands espaces et entre les peuples un principe de limitation et de régulation, pour que l’on puisse parler de « droit ». C’est une exigence qui découle de la défi nition schmittienne du droit : si le droit n’est pas seulement le droit positif, mais a d’abord et essentiellement le caractère concret d’un ordre, il n’y a droit que s’il y a une mesure interne des rapports de force qui permet d’at-ténuer la violence des confl its en les maintenant en deçà du désir d’extermination mutuelle. L’analyse schmittienne remplit-elle ce contrat ?

Pour Schmitt, ce qui doit émerger dans le droit positif du fait d’une juste identifi cation des acteurs les uns par les autres, se reconnaissant mutuellement

10. La phrase célèbre de la Théologie politique, « Est souverain celui qui décide de la situation d’exception », ne dit pas la supériorité de la « politique » sur le droit, au sens où la politique serait quelque chose de distinct du droit. Elle dit que le souverain est l’instance en qui s’incarne le « droit » abstrait, l’idée du droit. C’est parce qu’en lui s’exprime la source du droit qu’il peut déroger aux règles déjà établies.

11. « Nous avons déjà vu que Carl Schmitt et son école refusent de considérer les rapports juri-diques entre empires rivaux comme relevant du droit international, et limitent cette notion au droit régissant les groupes raciaux à l’intérieur de chaque empire. » Neumann tend à assimiler Carl Schmitt avec Viktor Bruns ou Werner Best.

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comme sujets du droit international, c’est un « droit de la guerre ». C’est la trans-position sur le monde moderne du schéma de l’Europe westphalienne : la juste reconnaissance des adversaires comme justi hostes suppose l’absence de mise en cause de l’existence mutuelle. Les confl its ont lieu dans ce cadre qui impli-que que soient garanties les conditions du retour à la paix ; ce qui implique que les confl its armés préservent une forme de dignité humaine, en garantissant par exemple un certain traitement des non-combattants ainsi qu’une certaine forme de respect des prisonniers de guerre et des blessés.

L’émergence de ce jus in bello comme droit positif ne peut se faire que si un principe d’équilibre règne sur l’ordre des grands espaces. Or, le dispositif de l’Europe westphalienne, qui supposait en particulier la délocalisation des confl its en dehors du territoire européen, au-delà des lignes d’amitié, est périmé à l’âge de la politique planétaire. Il n’y a plus désormais de territoires extérieurs qui pourraient servir d’exutoire à la violence. Quel est donc le nouveau principe d’équilibre, censé garantir que les confl its ne dégénèrent pas en guerres d’ex-termination, où l’un des grands espaces raserait ou s’incorporerait l’autre ? Qui donc est le gardien du droit international dans l’ordre des grands espaces ? La réponse de Schmitt en 1939 est la suivante :

Le Reich allemand, au centre de l’Europe, se tenait entre l’universalisme des puissances de l’Ouest, démocrate-libéral et tendant à l’assimilation des peuples, et l’universalisme de l’Est bolchevique-mondial-révolutionnaire, et, sur les deux fronts, avait à défendre le caractère sacré d’un ordre vital non universaliste, centré sur le peuple et attentif aux peuples [volkhaft und völkerachtenden] (Schmitt 1939 : 51).C’est le Reich allemand, dit Schmitt, qui sera la puissance neutre et équi-

librante (!), parce qu’il opposera aux universalismes irréconciliables du commu-nisme et du capitalisme une pensée qui n’est pas universaliste et qui n’est pas technico-économique. La singularité du Reich allemand, selon Schmitt, serait d’être une souveraineté consciente d’elle-même, par opposition aux souverains de l’Est et de l’Ouest, qui dénient la dimension politique de leur souveraineté et la noient dans un universalisme technique aveugle et destructeur. Seule la recon-naissance, la réhabilitation du fait que la politique est « décision », donc singu-larité, peut permettre un dépassement de l’universalisme. C’est à cette condition que pourra émerger une juridicité véritable qui ne criminalise pas l’adversaire.

L’emploi de l’adjectif « sacré » pour caractériser cet ordre non univer-saliste n’est pas, chez Schmitt, un terme anodin. Dans la théologie politique schmittienne, le vrai universel n’est pas celui qui s’affi rme comme universel, car celui-ci se rend incapable de reconnaître aucun particularisme, c’est-à-dire incapable de reconnaître l’Autre. Le vrai universel est celui qui se manifeste comme particulier, comme Dieu s’incarne dans le Christ. Les universalismes so-viétique et libéral qui se pensent comme des procès sans sujet, techniques et non politiques, ne connaissent pas d’extériorité à eux-mêmes. C’est pourquoi ils sont voués à la destruction mutuelle si, entre eux, ne surgit pas, comme le katechon

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qui doit retarder la fi n du monde, une puissance qui restitue la politique contre le règne de la technique. Qui restitue le sujet contre le règne du processus aveugle. Ce n’est qu’en reprenant conscience de soi comme politique que la politique mondiale peut retrouver une mesure, qui y rende possible le règne du droit.

La théorie schmittienne des grands espaces n’est pas, comme on le croit parfois, une théorie d’un équilibre entre puissances équivalentes. C’est sans doute sur ce point décisif qu’elle se distingue de la théorie du Lebensraum. Schmitt est critique de la représentation d’un équilibre de type vectoriel, mécaniste « qui n’est rien d’autre qu’un ordre de forces opposées qui se contrebalancent » (Schmitt 1950a : 89). Une telle représentation homogénéise l’espace de manière abstraite, géométrique, sans en penser les hétérogénéités internes. Pour Schmitt, il n’y a équilibre possible que parce qu’il n’y a pas équivalence entre les ins tances qui sont en jeu, c’est-à-dire parce qu’il y a des hétérogénéités. Ainsi peut se constituer un « tiers politique », défi ni par sa neutralité. Il ne s’agit pas d’un équi-libre statique où les régions du monde seraient comme des ballons qui gonfl ent et se pressent mutuellement jusqu’à une position d’équilibre, mais d’un équilibre dynamique, valse à trois temps entre les parties en confl it et les instances exter-nes qui, d’une manière ou d’une autre, les ramènent à la « raison », c’est-à-dire au juste rapport. Pour Schmitt, le Reich allemand, en affi rmant son particula-risme, jusque dans son racisme12, est censé faire barrage au potentiel destructeur des deux universalismes, bolchevique et capitaliste, qui sont voués, sans cela, à se livrer une lutte sans merci. Ce n’est pas sans poser quelques problèmes.

VI – Le problème de la mesureOn peut dire que l’histoire a apporté un sévère démenti à Schmitt. On voit

mal en quoi le régime nazi a donné une quelconque illustration à cette théorie schmittienne de la mesure. Ni à l’intérieur du « grand espace » nazi, où, en fait d’« attention aux peuples », a plutôt eu lieu l’exploitation la plus crue et la plus meurtrière ; où l’« amitié » censée prévaloir à l’intérieur d’un même grand es-pace s’est traduite par la discrimination raciste ; où les « éléments d’ordre » cen-sés prévenir les guerres d’extermination ont servi à justifi er l’extermination. Ni à l’extérieur, dans les rapports entre grands espaces, où la conquête hitlérienne, loin d’ériger l’Allemagne en instance « neutre » entre l’URSS et les États-Unis, a bel et bien entrepris de s’étendre d’un côté comme de l’autre. La théorie qui dénonce dans la SDN un dispositif de criminalisation et de mise hors de l’huma-nité de l’ennemi aboutit fi nalement à la justifi cation d’une déshumanisation de l’homme de la pire espèce. Que reste-t-il de la « mesure » dans tout cela ?

Il y a là un paradoxe qui ne peut pas être simplement réduit à l’écart qui existe entre la doctrine de Schmitt et la pratique effective du IIIe Reich. Que cette doctrine ait visé à justifi er cette pratique n’est pas seulement circonstanciel, mais est lié à une tension interne dont elle est traversée. Dans son oscillation entre dé-cisionnisme et pensée selon l’ordre concret, la théorie schmittienne tend à entrer

12. Voir sur ce point l’article de 1934 de Schmitt justifi ant les lois de Nuremberg, Nationalsozia-lismus und Völkerrecht (Schmitt 2005 : 391-423).

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dans un cercle logique : d’un côté, l’ordre concret est censé fournir des bornes au caractère arbitraire de la décision, qui ne peut être légitime, donc faire auto-rité et fournir une base légale, que si elle est l’expression de cet ordre concret ; mais, de l’autre côté, c’est la décision qui donne sa dimension proprement poli-tique à l’ordre concret, donc c’est elle qui en fi xe les bornes. Dès lors, la théorie schmittienne dérape : on ne voit plus où sont les garde-fous censés prévenir un expansionnisme sans borne, du moment qu’il est concrètement possible. Si c’est le Reich allemand qui a vocation à fi xer les bornes du droit international, en quoi sa puissance en droit pourra-t-elle être distinguée de sa puissance de fait ?

Kelsen, critiquant les auteurs souverainistes qui s’en prennent au principe de « guerre juste », exprime bien ce paradoxe :

Pareille interprétation du droit international, dit Kelsen, entraîne des conclusions qui, en vérité, ne laissent pas d’être paradoxales : aucun État n’est autorisé à procéder à une ingérence limitée dans la sphère d’intérêt d’un autre État, cependant que les États sont tous pleinement autorisés à effectuer une ingérence illimitée dans la sphère d’intérêts d’un autre État. Selon cette interprétation, l’État viole le droit international s’il infl ige un dommage limité à un autre État, auquel cas il est permis à son ennemi de réagir au moyen de représailles. Toutefois, l’État ne viole pas le droit in-ternational, il ne se rend pas passible de sanction si, en s’ingérant dans la sphère d’un autre État, il sème la mort et la désolation dans la population et le pays de son ennemi. Il en irait de même d’un ordre social qui puni-rait les menus larcins tout en laissant impuni le vol à main armée (Kelsen 1945 : 388).Le maintien de l’idée d’une mesure, dans ce contexte, doit procéder d’une

foi en une forme de Providence. Et, en effet, il y a des traces que la théologie politique de Schmitt va de pair, en ce qui concerne les relations internationales, avec une certaine « mystique de l’espace » (Haggenmacher 2001: 35) :

Inexorablement, dit Schmitt, le nouveau nomos de notre planète se déploie. Beaucoup n’y voient que mort et destruction. Certains croient vivre la fi n du monde. En réalité, nous vivons seulement la fi n des relations anciennes de la terre et de la mer. L’ancien nomos fait tomber cependant avec lui tout un système de mesures, de concepts et d’habitudes acquis. Mais cet avenir n’est pas pour autant sans mesure ou bien un néant hostile à tout nomos. Même dans les plus cruels combats, d’anciennes et de nouvelles forces peuvent trouver la juste mesure et se construire des proportions adéquates (Schmitt 1955, 1995 : 520). Et Schmitt de conclure sur ces vers de Hölderlin : « Ici aussi sont les dieux

et ils règnent, / Grande est leur mesure ».

Le nomos de la terre semble mû d’une logique interne, quasiment trans-cendante par rapport aux décisions humaines. Dans cette phrase, le nomos n’apparaît plus seulement comme la répartition du pouvoir politique d’une époque donnée, mais comme un processus diachronique qui « se

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déploie inexorablement ». Nomos semble ici, de manière inédite mais signifi cative, désigner un certain destin du monde. La violence, y com-pris dans ses formes les plus extrêmes, est encore nomos, elle est encore l’expression d’une mesure, mesure inhumaine et destructrice, mais me-sure quand même d’un nomos qui cherche son prochain point d’équilibre. L’humanité aura l’ordre qu’elle méritera, semble dire Schmitt. À la limite, même son autodestruction sera encore une fi gure de l’« ordre ». Dans cet ancrage métaphysique, on touche à la limite de la théorie juridi-

que de Schmitt. Car si, quoi qu’il arrive, tout est ordre, alors on perd en fait tout critère pour distinguer l’ordre du désordre. On se souvient du diagnostic que faisait Jacob Taubes à propos de Schmitt :

Le juriste est obligé de légitimer le monde comme il est […] tant qu’on peut trouver la moindre forme juridique, avec quelque sophistication que ce soit, il faut absolument le faire, sinon règne le chaos. C’est ce que Schmitt appellera plus tard le Kat-echon, le « reteneur », qui réprime le chaos ex-primant la poussée d’en bas (Taubes 2003 : 110).La justifi cation du caractère juridique des relations de puissance a donc

un prix important dans l’économie théorique schmittienne : c’est que, d’une certaine manière, on ne peut plus sortir du droit. Tout est droit, quoi qu’il arrive, puisque ce qui arrive est l’accomplissement du nomos13. Le système schmittien, s’appuyant sur l’idée qu’il existe un « droit originaire » qui est « un droit naturel sans que le naturalisme ne puisse y pénétrer » (Schmitt 1914 : 117), renonce à la fois aux garde-fous du positivisme et à ceux du jusnaturalisme. C’est ainsi que l’énoncé « der Führer schützt das Recht » (« le Führer protège le droit ») (Schmitt 1934b) peut y devenir une tautologie qui donne à toute décision de Hitler le statut d’expression du droit.

Schmitt oppose à la démesure de la « philosophie de la terre électrifi ée »

(Schmitt 1923), partagée par le capitalisme et le communisme, la mesure du théologico-politique. Celle-ci est censée faire barrage au déterminisme aveugle et destructeur de la technique14, en rétablissant dans leurs droits la décision et le sujet politiques. Mais cette conception théologico-politique porte à son tour en son sein les germes d’un certain fatalisme, d’une autre nature, mais non moins dangereux. L’opposition entre technique et politique radicalise l’image de la technique comme processus aveugle. Elle crée la fi gure d’un ennemi absolu – Schmitt le désigne aussi comme l’Antéchrist. Figure non moins inhumaine que

13. Schmitt illustre ainsi parfaitement l’analyse de Hannah Arendt concernant le régime totali-taire : « Telle est la prétention monstrueuse, et pourtant apparemment sans réplique, du régime totalitaire que, loin d’être « sans lois », il remonte aux sources de l’autorité, d’où les lois posi-tives ont reçu leur plus haute légitimité; loin d’être arbitraire, il est plus qu’aucun autre avant lui soumis à ces forces surhumaines; loin d’exercer le pouvoir au profi t d’un seul homme, il est tout à fait prêt à sacrifi er les intérêts vitaux immédiats de quiconque à l’accomplissement de ce qu’il prétend être la loi de l’Histoire ou celle de la Nature » (Arendt : 1951).

14. Voir le dernier chapitre du Nomos de la terre (Schmitt 1950a) sur la logique immanente du développement technique : les armes de destruction massive demandent la construction d’une fi gure de l’ennemi absolu.

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l’ennemi déshumanisé censé advenir avec la civilisation technique dont c’est la vocation, selon Schmitt. Le déploiement providentiel du nomos de la terre semble tout aussi aveugle au prix de la vie humaine que l’anomie de la terre électrifi ée.

Cette conception est d’autant plus redoutable qu’elle va de pair avec un détachement certain, qui confi ne au mépris, par rapport à la vie humaine indi-viduelle :

L’impératif kantien, dit ainsi Schmitt, selon lequel l’homme est toujours un but et jamais un moyen, ne vaut que si le présupposé d’autonomie est satisfait, ce qui ne concerne que les purs êtres de raison et pas un exem-plaire d’une quelconque espèce biologique. Pour ces raisons, l’individu empirique concret est indifférent dans l’État.

Et plus loin :

Qu’il y ait des hommes est moins important qu’ils soient bons et justes (Schmitt 1914 : 128 et 136). De tels énoncés ont de terribles résonances. Dans une doctrine où la notion

de « sujet de droit » ne renvoie pas aux personnes physiques, mais aux souve-rains qui sont les médiateurs entre le droit et les hommes, combien de morts indi-viduelles faut-il pour que règne la « mesure » entre les souverains ? À un certain moment, il faut bien poser à cette conception qualitative de la mesure-équilibre la question d’une mesure quantitative. La mesure divine devient vite démesurée, une fois ramenée à l’échelle humaine. Combien de génocides sont-ils accepta-bles pour faire parvenir le nomos de la terre à son nouveau point d’équilibre ?

Dans la plaidoirie qu’il livre après-guerre pour la défense d’un industriel allemand, où il examine les charges qui pèsent sur les criminels de guerre nazis (Schmitt 1945a), Schmitt reconnaît la légitimité de la condamnation des nazis pour crimes contre l’humanité. Ces crimes sont considérés comme crimen in-fandum et atrocities. Le génocide ne peut pas être, pour Schmitt, un moyen de guerre légitime. Même s’il récuse par ailleurs le caractère abstrait de la notion de « crime contre l’humanité », tout son système est clairement basé sur l’idée qu’il faut que les guerres soient menées d’égal à égal, en préservant les civils, en limi-tant les victimes en général. Mais la théorie schmittienne est telle que l’on ne sort jamais du nomos. La Shoah – pour opposer un nom à un autre – fait encore partie du nomos pour Schmitt ; elle n’en est pas l’explosion radicale. Elle ne représente pas une rupture dans l’histoire elle-même. Au fond, elle reste dans l’ordre des choses, un épisode tragique parmi d’autres dans la marche titanesque du nomos broyeur d’hommes. Penseur de l’exception politique, Schmitt tend fi nalement à ériger l’exception en une sorte de norme historique où, apparemment, seul le Second Avènement du Christ pourrait véritablement faire « événement ». Schmitt apparaît situé historiquement : alors même que toute sa théorie est bâtie comme avertissement contre les guerres d’extermination à venir, il ne voit pas que le génocide a déjà eu lieu. Sa crainte concrète, dans l’après-guerre, est sans doute que l’Europe centrale devienne le champ de bataille nucléaire de la lutte

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entre les États-Unis et l’URSS. C’est l’annihilation possible de l’Allemagne et d’une partie de l’Europe qu’il a en tête, dans une continuité avec sa critique de la SDN, du traité de Versailles et du traitement infl igé à l’Allemagne après la Première Guerre mondiale. C’est cette cohérence même de sa pensée, de 1918 à 1945, qui l’empêche de voir advenues les nouveautés dont il est le prophète. C’est pourquoi sa pensée reste orientée vers la conjuration d’exterminations à venir, sans comprendre qu’il faut désormais aussi se situer par rapport à l’exter-mination passée.

ConclusionQue conclure alors quant à la théorie schmittienne de la mesure ? Il s’agit

moins d’en lever l’ambivalence que de reconnaître les termes de cette ambiva-lence. Celle-ci repose sur l’ambiguïté même du concept de nomos. Défi ni en deçà de la dissociation entre le fait et la norme, le nomos est un concept à la fois descriptif et prescriptif. Le nomos, selon une certaine acception de ce terme chez Schmitt, se déploie selon un processus historique. Mais ce processus, de manière comparable à la dialectique hégélienne, connaît des moments positifs et des mo-ments négatifs. Les moments positifs sont les moments d’équilibre relatif entre les puissances – papauté médiévale, Europe westphalienne. Les moments néga-tifs sont les moments intermédiaires, caractérisés par le brouillage conceptuel et l’absence de procédure claire pour régler les confl its, ce qui entraîne des guerres inexpiables. D’un côté, la théorie schmittienne décrit le mouvement historique, prétendant ne livrer que des diagnostics ; de l’autre, elle prescrit : il s’agit de faire advenir un nouvel état d’équilibre, en agissant là où peut agir la science du droit, c’est-à-dire sur les consciences. Ce double niveau, à la fois empirique et normatif, lui permet de n’être jamais ni l’un ni l’autre. Cela caractérise la rhéto-rique schmittienne : d’un côté, il met la science au service de la politique ; mais de l’autre, si on lui reproche d’être prescriptif, il se défend de faire autre chose que des « diagnostics » scientifi ques (Schmitt 1945a). D’un côté, la théorie des grands espaces est un appel à une politique de la mesure ; mais, de l’autre, elle légitime toujours l’exercice de la puissance, puisqu’elle enracine le droit dans la force victorieuse, seule capable d’être « souveraine ». Cette ambivalence structurelle est cependant le revers d’une exigence qu’il faut aussi reconnaître à Schmitt : celle de penser ensemble le droit et la politique, à la recherche d’une « théorie du pouvoir qui ne dénigre pas le droit mais élève le pouvoir » (Schmitt 1914 : 83).

Emmanuel PASQUIERPanthéon-Sorbonne

Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord4, rue de la Croix Faron

93210 Saint-DenisFrance

72 Emmanuel PASQUIER

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