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Maisonneuve & Larose Temps béni et temps transhistorique. Deux conceptions religieuses du temps dans la Tradition musulmane Author(s): Adrien Leites Source: Studia Islamica, No. 89 (1999), pp. 23-41 Published by: Maisonneuve & Larose Stable URL: http://www.jstor.org/stable/1596084 Accessed: 13/03/2009 14:51 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unless you have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and you may use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use. Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained at http://www.jstor.org/action/showPublisher?publisherCode=mal. Each copy of any part of a JSTOR transmission must contain the same copyright notice that appears on the screen or printed page of such transmission. JSTOR is a not-for-profit organization founded in 1995 to build trusted digital archives for scholarship. We work with the scholarly community to preserve their work and the materials they rely upon, and to build a common research platform that promotes the discovery and use of these resources. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. Maisonneuve & Larose is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Studia Islamica. http://www.jstor.org

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Maisonneuve & Larose

Temps béni et temps transhistorique. Deux conceptions religieuses du temps dans la TraditionmusulmaneAuthor(s): Adrien LeitesSource: Studia Islamica, No. 89 (1999), pp. 23-41Published by: Maisonneuve & LaroseStable URL: http://www.jstor.org/stable/1596084Accessed: 13/03/2009 14:51

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Studia Islamica, 1999

Temps beni et temps transhistorique. Deux conceptions religieuses

du temps dans la Tradition musulmane*

Jusqu'a ce jour, la conception musulmane du temps n'a fait l'objet d'aucune analyse systematique ('). Le present article s'attachera a defri- cher une parcelle de ce vaste terrain, celle qui est communement desi- gnee par l'expression < temps sacre >. En premier lieu, nous nous effor- cerons de montrer que cette expression est ambigue et, de plus, ne rend pas compte de la specificite du temps musulman. En second lieu, nous tenterons de mettre en evidence la diversite de ce temps, a travers l'ana- lyse de deux conceptions religieuses attestees dans les textes. La pre- miere conception sera illustree par des traditions portant sur un point doctrinal specifique. La seconde conception sera consideree dans son incidence sur la Tradition concernant la naissance de Muhammad.

* Nous avons tire grand profit des remarques critiques de Monsieur le Professeur Claude Gilliot sur notre traitement du temps chretien. Nous avons egalement tenu compte de ses suggestions, ainsi que de celles de Messieurs Abdallah Cheikh-Moussa et Abdel Magid Turki, quant a la forme de l'article. Qu'ils soient tous trois remercies pour leur lecture attentive.

(1) Voir, toutefois, Louis Massignon, 4 Le temps dans la pensee islamique ,, in Parole donn6e, Paris, 1983, pp. 319-326 ; Robert Brunschvig, ? Le culte et le temps dans l'Islam classique ', in ttudes d'islamologie, Paris, 1976, pp. 167-177 (nous devons cette reference h A. M. Turki) ; Henry Corbin, Temps cyclique etgnose ismadlienne, Paris, 1982 ;Jacques Berque, ? L'idee de temps dans le Coran ,, in Homenaje al Prof Jacinto Bosch Vila, Grenade, 1991, II, pp. 1155-1164 ; Id., , The Expression of

Historicity in the Koran ,, in Georges N. Atiyeh and Ibrahim M. Oweiss (ed.), Arab Civilization. Chal- lenges and Responses. Studies in Honor of Constantine Zurayk, Albany, 1988, pp. 74-81 (nous devons les deux dernieres references a Cl. Gilliot) ; Cl. Gilliot, ' L'histoire dans la tradition interpretante musul- mane ', a paraitre.

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1. , Temps sacre , et temps musulman

La notion de temps sacre semble avoir trouve peu d'echo dans la recherche orientaliste, meme si certaines divisions du temps y sont par- fois qualifiees de < sacrees , (2). Nous partirons ici du recent ouvrage d'A. Schimmel, qui consacre a cette notion une section entiere (). Le temps sacre y est tout d'abord defini comme un temps < ou le mystere qui etait 1a au commencement est repete >. Chaque religion a ses fetes

qui echappent au cours normal de la vie quotidienne et font ainsi acce- der les etres humains a une autre dimension a, ainsi que ses saisons, ses jours et ses heures sacres. L'auteur entreprend ensuite d'illustrer le temps sacre musulman, et mentionne tout a la fois les deux grands jours de fete, la Nuit du destin, le mois de ramadan, la nuit de la naissance de Muhammad, la Nuit de l'immunite, les dix premiers jours de Muharram (chez les chiites), les jours de mort des saints, le mois de Rajab, le ven- dredi et le petit matin. Les pratiques associees a ces temps sacres sont decrites sur la base de sources provenant des periodes, des lieux et des milieux les plus divers. L' illustration donnee par A. Schimmel est carac- teristique de son approche < phenomenologique >, qui consiste essen- tiellement a regrouper des elements disparates dans des categories generales, elle-memes censees representer les domaines oii la conscience musulmane pergoit le sacre. Un tel regroupement ne saurait guere satisfaire l'orientaliste, occupe qu'il est a distinguer dans ses textes differentes tendances et differents stades de developpement, ni l'adepte des sciences de l'homme, qui s'efforce de comprendre ce que recouvre concretement la notion de sacre dans chaque societe et dans chaque domaine de l'existence humaine.

Pour l'analyse conceptuelle fondee sur les textes a laquelle nous aspi- rons, la reflexion sur le sacre offerte par M. Meslin dans son essai d'an- thropologie religieuse (4) merite une attention particuliere. Quatre points seront mentionnes ici. (1) Dans la realite de l'experience reli- gieuse, l'opposition sacre/profane recouvre des oppositions complexes, oiu sacre et profane sont combines avec d'autres notions opposees, en

(2) Voir, par exemple, Uri Rubin, The Eye of the Beholder The life of Muhammad as viewed by the early Muslims. A textual analysis, Princeton, 1995, p. 192. A propos des traditions affirmant que Muhammad est ne un lundi ou qu'il est n6 un vendredi, I'auteur parle de a jours sacres de la semaine qui sont devenus partie integrante de la chronologie de la vie de Muhammad *. Toutefois, U. Rubin ne precise pas ce qu'il entend par e jour sacre ?, ni ce en quoi consiste, selon lui, la sacralite du lundi et du vendredi.

(3) Annemarie Schimmel, Deciphering the Signs of God. A Phenomenological Approach to Islam, Albany, 1994, pp. 66-76.

(4) Michel Meslin, L'experience humaine du divin. Fondements d'une anthropologie religieuse, Paris, 1988, pp. 63-97.

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particulier pur et impur. La combinaison entre ces notions varie selon les experiences religieuses, et selon les stades de developpement doc- trinal. Ainsi, sacre-saint-pur peut etre oppose a profane-souille-impur, ou sacre-tabou-impur a profane-permis-pur. (2) Le sacre est regi a la fois par un principe de separation, le tabou ou l'interdit, et par un principe de conjonction, qui reside dans l'investissement par une puissance d'un etre ou d'un objet. Le profane se definit par rapport 'a l'opposition entre ces deux principes, et apparait donc, moins comme l'oppose fonda- mental du sacre, que comme un complement. (3) Le profane peut, par le biais des actions rituelles, devenir du sacre. Inversement, le sacre peut, au cours du developpement doctrinal ou au contact d'autres expe- riences religieuses, redevenir profane. (4) Malgre cette o mobilite du sacre ), le sacre demeure une categorie stable, en tant qu'il est le lieu de mediation entre l'homme et le divin. Un tel lieu est necessaire a toute experience religieuse se situant entre deux poles extremes: l'imma- nence totale du divin et la transcendance absolue de Dieu.

Lorsqu'il aborde la question du temps (5), M. Meslin se refuse impli- citement a employer l'expression ( temps sacre >, et prefere parler de < sacralisation du temps >. Ce choix s'explique sans doute par le souci d'insister sur le role des actions rituelles dans la constitution du sacre. Toutefois, l'emploi de l'expression ( espace sacre s dans la section sui- vante de l'ouvrage suggere une autre raison : les categories de pur et d'impur, qui structurent le sacre dans l'experience religieuse, ne s'ap- pliquent pas au temps, mais seulement a l'espace et aux etres ou objets qui l'occupent. C'est la disparition de ces catecgories structurantes du sacre, semble-t-il, qui amene l'auteur a inflechir son analyse, et a rem- placer la < dialectique du sacre par des oppositions simples. M. Meslin part d'une constante de l'existence humaine : l'experience du temps biologique, qui echappe a l'homme et le conduit ineluctablement vers la mort. La sacralisation du temps vise a le maitriser, et a en faire une source de vie. Cette sacralisation est marquee, dans un grand nombre de cultures, par l'institution d'un o temps festif >, qui fait presque toujours intervenir la memoire religieuse. Les rituels polytheistes consistent a reactualiser, en les imitant, les actes primordiaux accomplis par les dieux dans le temps mythique, afin de regenerer le monde et de le renouveler. Par son caractere exceptionnel et par les transgressions qui lui sont generalement associees, le temps festif se demarque du temps existentiel. Le judaisme se distingue des religions polythiistes par la mise en oeuvre d'une memoire historique, centree sur l'alliance entre Dieu et son peuple. Le rituel juif consiste essentiellement a rememorer

(5) Op. cit., pp. 136-150.

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les interventions de Dieu dans l'histoire, et ainsi a actualiser la promesse de salut national ('). Le christianisme partage avec le judaisme une memoire historique, mais s'en distingue par la nature des evenements rememores, et par l'institution d'un (( temps liturgique >. Les evene- ments rememores se reduisent a un seul acte divin : l'incarnation du Verbe, realisee une fois pour toutes dans l'histoire en vue du salut de l'humanite. Outre l'imitation des actes du Sauveur, le temps liturgique permet, par le sacrement et avec l'aide de la foi, d'experimenter regu- lierement l'oeuvre salvatrice de Dieu avant son terme ultime, la parou- sie. Le temps liturgique se surimpose donc au temps existentiel.

C'est a la theologie chretienne contemporaine qu'il nous faut faire appel, comme dans beaucoup d'autres domaines, pour discerner la complexite du temps religieux. Dans l'ouvrage de H. Bourgeois, P Gibert et M. Jourjon sur le temps chretien ), une analyse retient spe- cialement notre attention. Le point de depart de cette analyse est la dis- tinction philosophique entre le ( temps du sujet > et le ( temps du monde >. Le premier temps consiste dans l'experience que le sujet a de sa propre duree. Le second temps est constitue par le mouvement cos- mique ; il se decoupe en unites mesurables et, en cela, est analogue a l'espace. A partir de cette distinction, il est montre que le christianisme connait un temps intermediaire, le ( temps de la foi >. Le temps de la foi inscrit le temps du sujet sur le temps du monde. Le temps liturgique, qui nous interesse tout particulierement ici, n'est pas traite independam- ment dans le cadre de cette analyse. En effet, il y est considere comme un ( niveau > solidaire des autres niveaux du temps de la foi, le temps scripturaire et le temps ecclesial. Dans le temps liturgique, l'inscription du temps du sujet sur le temps du monde est realisee par l'usage d'un calendrier specifique (8). A un stade ulterieur de l'analyse, il est note tou- tefois que ( les mises en sequences du temps chretien ne sont pas sou- mises mecaniquement a une loi d'objectivite >, la repetition annuelle de certains evenements majeurs impliquant a une relative reversibilite > (9). Cette observation semble bien illustree, pour ce qui est du calendrier liturgique, par la mobilite de la date de Paques. Dans le cadre d'une reflexion sur les Peres de l'IEglise, il est note, d'autre part, que l'origina- lite du christianisme reside moins dans l'usage d'un calendrier litur-

(6) Voir, a ce sujet, I'analyse plus nuancee de Yosef Hayim Yerushalmi, Zakhor. Histoire juive et menoirejuive, Paris, 1984, pp. 55-60.

(7) Henri Bourgeois, Pierre Gibert et Maurice Jourjon, Lexperience chretienne du temps, Paris, 1987.

(8) Op. cit., pp. 75-80. (9) Op. it., p. 124.

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gique que dans l'institution du Jour du Seigneur. En tant qu'il est le jour de la Resurrection comme de la Creation, le dimanche fait sauter le cycle hebdomadaire, et se situe ainsi hors du temps. Aussi le dimanche est-il appele le huitieme jour. II est note en outre que, malgre l'impor- tance donnee a Paques comme point central du calendrier liturgique, l'origine de cette fete est maintenue verbalement dans le Jour du Sei- gneur. Ainsi, on dit que v la paque annuelle se celebre chaque jour du Seigneur >. La distinction entre le temps liturgique et le Jour du Seigneur apparait clairement dans la tendance qui consiste a identifier la vraie paque au dimanche (la < querelle pascale ?) (").

Sur la base de ces observations, nous pouvons affirmer que, si le temps liturgique inscrit le temps du sujet sur le temps du monde (avec toutes les variations que cela implique), le Jour du Seigneur pose un decalage insurmontable entre le premier et le second. Cette difference semble refleter deux tendances inverses, qui ne sauraient ici faire l'ob- jet d'une analyse approfondie. La premiere consisterait a penser que la manifestation du mystere christique peut etre perque en fonction de l'experience que le sujet a de sa propre duree, c'est-a-dire comme une progression, et peut etre repetee au rythme du monde, en l'occurrence celui du cycle cosmique annuel (le temps liturgique). La seconde ten- dance consisterait a penser que la manifestation ultime de ce mystere, a savoir la Resurrection, ne peut etre apprehendee par le seul sujet, dont le devenir est oriente par un horizon de mortalite, ni a partir du monde, dont le mouvement regulier suggere la continuite, mais uniquement a travers un acte de foi (le Jour du Seigneur).

Nous devons a present nous demander si l'expression < temps sacre > est applicable au temps chretien et, tout d'abord, nous efforcer de don- ner un sens precis a cette expression. Nous avons note que l'expression (( temps sacre * doit etre tenue pour ambigue, puisque deux categories structurantes du sacre, celles de pur et d'impur, s'appliquent a l'espace mais non au temps. Pour dissiper cette ambiguite, nous pouvons partir de la definition generale du sacre proposee par M. Meslin : le lieu de mediation entre l'homme et le divin. Toutefois, nous devons noter que la reference spatiale contenue dans cette definition est difficilement tra- duisible en termes temporels. Cette difficulte tient a ce que l'espace est heterogene, au sens ou il est occupe par des etres et objets de diffe- rentes natures, tandis que le temps est essentiellement homogene. Si un rapport entre l'homme et le divin peut s'etablir dans l'espace par l'in- termediaire d'etres ou d'objets, sans pour autant que leur nature soit modifiee, un tel rapport ne peut s'etablir dans le temps que par une transformation du temps. Le temps sacre serait donc celui qui releve

(10) Op. cit., pp. 26-27.

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d'une dimension temporelle couramment inaccessible a l'homme, et ou il peut entrer en rapport avec le divin. C'est ce que semble suggerer, dans l'analyse de M. Meslin, l'opposition entre << temps festif > et < temps existentiel >. Apres notre detour par la theologie chretienne, cette der- niere expression apparait toutefois comme ambigue, puisque nous devons considerer que le temps est doublement percu par l'homme, en lui-meme et a partir du mouvement cosmique. Nous pouvons donc affir- mer que le temps sacre est celui qui opere une rupture dans cette double perception, et permet ainsi a l'homme d'entrer en rapport avec le divin. Qu'une telle rupture soit operee par le Jour du Seigneur, mais non par le temps liturgique comme l'a reconnu implicitement M. Mes- lin, c'est ce qui ressort des observations precedentes. Dans cette mesure, le Jour du Seigneur peut etre qualifie de ( temps sacre >.

L'expression , temps sacre >, telle qu'elle vient d'etre definie, peut- elle s'appliquer au temps musulman ? Nous pouvons aborder cette ques- tion en notant que le rituel musulman rememore un seul episode de l'histoire du salut, a savoir le sacrifice d'Abraham, et aucun evenement de la vie de Muhammad. Toutefois, cette absence de rememoration n'est pas significative en soi, puisqu'elle s'explique par le fondement meme du rituel musulman: la loi divine apportee par Muhammad, et codifiee par les docteurs des generations suivantes. Cette loi prescrit des actions specifiques, et fournit ainsi a l'homme les moyens concrets du salut, tout en lui servant de mediation avec Dieu. D'autre part, le rituel musul- man est centre, non sur une fete annuelle, ni sur un office hebdoma- daire, mais sur une oeuvre quotidienne, a savoir la priere legale. Nous devons maintenant noter que la loi, non seulement prescrit des actions specifiques, mais aussi etablit des cadres temporels pour l'accomplisse- ment de ces actions. Ces cadres temporels ont des limites precises, qui sont elles-memes determinees en fonction des mouvements cosmiques. Cela est vrai en particulier pour la priere legale, dont les cinq cadres temporels sont delimites principalement par des points de la courbe solaire. La loi instaure un rythme parallele a celui des cycles cosmiques, et constitue par la recurrence de cadres temporels etablis pour l'ac- complissement des oeuvres legales, en premier lieu par la recurrence quotidienne des cinq cadres temporels de la priere.

A travers la loi s'est donc elaboree une conception specifiquement musulmane du temps, que nous pouvons appeler ( le temps legal > ou, si l'on prefere, < le temps de la loi >. En nous inspirant de l'analyse expo- see precedemment, nous pourrions dire que, comme le temps de la foi dans son articulation liturgique, le temps de la loi inscrit le temps du sujet sur le temps du monde. A la difference du temps liturgique, et en contraste flagrant avec le Jour du Seigneur, le temps de la loi pose tou-

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tefois une correspondance parfaite entre le temps du sujet et le temps du monde. Puisqu'il installe la double perception que l'homme a du temps sur une assise objective, le temps legal ne peut etre aucunement qualifie de temps sacre ).

Dans les pages qui suivent, nous nous efforcerons de montrer que d'autres conceptions religieuses du temps ont ete articulees par la Tra- dition musulmane, et que ces conceptions, tout en ayant leur indivi- dualite propre, restent dependantes du temps legal. Avant d'entre- prendre notre analyse, il convient de clarifier le cadre conceptuel dans lequel nous allons evoluer.

Le lecteur est sans doute familier avec la notion de baraka comme composante de la religiosite populaire, mais il est peu enclin a lui recon- naitre un role dans la pensee musulmane. Si l'on a tendance a identifier cette notion comme exclusivement populaire, c'est qu'elle est etrangere au nomocentrisme qui caracterise la pensee religieuse en islam. La loi consiste en un modele de comportement a travers lequel l'homme peut obtenir le bienfait ultime, c'est-a-dire le salut. La baraka, elle, se pre- sente comme une qualite dont est investi un etre, un objet ou un temps, et qui peut profiter aux actions de l'homme. Nous devons noter, ici encore, que le contenu de la notion de baraka varie substantiellement selon qu'elle est appliquee a l'espace ou au temps. En effet, la baraka dont est investi un etre ou un objet peut profiter a des actions accom- plies par l'homme apres qu'il ait ete en contact avec cet etre ou cet objet, tandis que la baraka dont est investie un temps ne peut profiter qu'a des actions accomplies dans les limites de ce temps. II apparait d'emblee que la notion de baraka, quand elle est appliquee au temps, recouvre une idee specifique. Nous pouvons appeler cette idee, faute d'un meilleur equivalent de baraka, o la benediction du temps ?. Le lec- teur qui a rencontre des derives de la racine b-r-k comme qualificatifs du temps, par exemple dans l'expression yawm mubdrak, ne doutera pas que l'idee de la benediction du temps puisse jouer un r6le dans la pen- see musulmane. Dans l'analyse que nous allons entreprendre, il sera tou- tefois montre que cette idee peut etre discernee en l'absence de tels vocables. D'autre part, il apparaitra que l'idee de la benediction du temps n'a pas une existence independante, et qu'elle doit etre conside- ree comme le noyau commun a deux conceptions distinctes. Ces deux conceptions, qui diff&rent quant a l'origine de la benediction du temps, seront appelees respectivement < temps intrinsequement beni > ou, par abreviation, < temps beni ?, et , temps transhistorique >>.

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2. Le moment de la nuit ou les prieres sont exauc&es et 1'hcure de la naissance de Muhammad

a. Les traditions prophetiques

Considetrons tout d'abord I'affirmation suivante, qui se retrouve dans plusieurs traditions prophetiques :

Dieu descend chaque nuit jusqu'au ciel inkrieur et dit : Qui m'adressera une pri're, de sorte que je 1lexauce (man yad'tint fa- astafiba labu)?

Les traditions proph6tiques divergent dans leur spe&ification du moment de la nuit oii les prieres sont exaucees.

Dans un premier groupe de traditions, ce moment est laisse sans spe- cification, mais son terme est spcifie' dans une variante comme le lever de I'aube (tuEug' al-fajr) (I 1)

Dans un deuxi'eme groupe, le moment oii les pri'eres sont exaucees est spe&ifie comme < quand le premier tiers de la nuit s'est e&coule'... jus- qu'a l'aubes (12).

Dans un troisi'eme groupe de traditions, ce moment est specifie comme E< pendant la seconde moitie ou le dernier tiers de la nuit... jus- qu'& ce que I'aube se 1'eve > a(11).

Dans un quatrieme groupe, le moment oii les prieres sont exaucees est sp&cifiet comme <( quand le derier tiers de la nuit reste a et, dans quelques variantes, <t jusqu'a ce que I'aube se 1've a (14).

Les traditions prophetiques rencontrees ci-dessus peuvent illustrer la premikere conception que nous nous proposons d'analyser, celle du temps beni. Selon cette conception, la b6n6diction du temps trouve son origine dans le dessein de Dieu, et est manifestee 'a chaque recurrence d'un

(11) Ibn Hanbal, Ahmad b. Muhammad, al-Musnad, &d. Muhammad Salim lbr8ihim Samara et al, Beyrouth, 1993, IV, p. 116. D8rimi, AbdaII8h b. Abd al-Rahm8n, al-Sunan, 6d. Mustafa- Dib al-Bugha, Damas, 1991, I, pp. 369-370.

(12) Ibn Hanbal, II, p. 372, p. 553. Da3rimi, I, p. 370. Muslim, b. al.JHajj5j al-Naysaibuiri, al-.5ahih, Le Caire, 1963, 11, pp. 175-f76. Tirmidlhi, Muhammad b. 'sa, al-Sahili, Le Caire, 1931-1934, 11, pp. 307- 308.

(13) Ibn Hanbal, II, p. 667. Darimi, 1, pp. 369-370. Muslim, 11, p. 176. Ibn Maja, Muhammad b. Yazid

al-Qazwini, al-Suinan, 6d. Muhammad Fu'5d 'Abd al-B1qi, Le Caire, 1972, 1, P. 435. (14) Malik, b. Anas al-Asbahl, a! Muu'atta' (dans la recension de Yahya b. Yahya al-Laythi), ed.

Ahmad Riitib Armush, Beyrouth, 1971, p. 142. Ibn Hanbal, 11, p. 349, p. 352, p. 644. D)rimi, I. p. 369. Bukhari, Muhammad b. IsmS'il, al-Sahul,, Biilaq, 1879, II, p. 298. Muslim, II, p. 175. Abu 1)a'ud,

Sulaymain b. al-Ash'ath al-Sijistani. alunan, 6d. 'Izzat 'Abir Ra'as, Homs. 1969-1970, 11, p. 77. Ibn Maja. 1, p. 435. Tirmidhi, II, p. 309.

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temps intrinsequement beni. Le temps intrinsequement beni auquel il est fait reference consiste en une portion de la nuit. Que la benediction de ce temps trouve son origine dans le dessein de Dieu, c'est ce qui ressort du double anthropomorphisme contenu dans les traditions prophetiques. En effet, le mouvement descendant de Dieu a travers les espaces celestes et Sa parole adressee directement a l'homme representent l'octroi d'une grace divine. II s'agit toutefois, non d'une benediction manifestee inde- pendamment de l'accomplissement d'actions, et pouvant etre eprouvee a travers diverses actions, mais, au contraire, d'une benediction destinee a profiter a une seule action, a savoir la priere.

Deux types de priere doivent etre distingues ici: la priere d'adoration (saldt) et la priere de requete (du'a). La priere d'adoration consiste en un modele formel etabli par la loi comme l'expression valide de la devo- tion de l'homme. C'est dans la reproduction de ce modele que reside le merite partage par la priere legale (saldt al-fard) et la priere sureroga- toire (ndfila). Toutefois, la premiere priere engage des cadres temporels etablis par la loi pour l'expression valide de la devotion de l'homme, tan- dis que la seconde engage des cadres temporels etablis par un prece- dent. La priere de requete consiste en un modele semantique a expres- sion infniment variable. Le merite d'une telle priere est contingent a son pouvoir de produire l'effet desire. Selon la doctrine monotheiste, l'efficacite d'une requete decoule ultimement de la puissance divine, et ne peut donc etre assuree en aucune circonstance. La pratique qui consiste a adresser une requete immediatement apres la priere d'adora- tion reflete l'idee que le succes de la requete est rendu plus probable par son association a l'expression valide de la devotion de 1'homme. Selon une conception nomocentrique de la pratique religieuse, la priere legale occupe indiscutablement un rang plus eleve que la priere sur- erogatoire, mais la requete adressee apres la premiere priere n'est pas necessairement d'une efficacite plus grande que celle qui est adressee apres la seconde. Dans les deux cas, en effet, le succes de la requete est rendu plus probable par son association a l'expression valide de la devo- tion de l'homme, non par sa contiguite a cette expression a l'interieur du meme cadre temporel (').

Le type de priere auquel se referent les traditions prophetiques est sans nul doute la requete. La benediction d'une portion de la nuit est destinee, non simplement a favoriser, mais a assurer le succes de la requete. L'efficacite de la requete adressee a ce moment est etablie par Dieu lui-meme et, comme telle, decoule ultimement de la puissance divine. C'est seulement en une telle circonstance que l'homme, selon la

(15) Pour une presentation generale de la priere musulmane, a defaut d'une analyse systematique, voir A. Schimmel, op. cit., pp. 135-150.

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doctrine monotheiste, pourrait etre assure du succes de sa requete. La requete a laquelle il est fait reference est vraisemblablement une requete adressee apres une priere surerogatoire. Toutefois, le succes de cette requete est assure, non par son association a l'expression valide de la devotion de l'homme, mais par sa coincidence avec l'accroissement de la receptivite divine. A travers l'accroissement recurrent de Sa recep- tivite a un moment specifique, Dieu etablit un cadre temporel benefique a la requete. A l'interieur de ce cadre temporel, l'association de la

requete a l'expression valide de la devotion de l'homme demeure prati- cable, mais cesse d'etre indispensable.

L'idee que le jour contient un cadre temporel benefique a la requete n'est en soi pas etrangere a une conception nomocentrique de la pra- tique religieuse, mais renvoie simplement a un mode de relation entre Dieu et l'homme distinct de la relation etablie par l'intermediaire des oeuvres legales : la relation etablie par l'octroi d'une grace divine, et dans laquelle l'accomplissement d'oeuvres ne joue qu'un role auxiliaire. La localisation de ce cadre temporel dans la nuit peut etre comprise seu- lement si nous gardons a l'esprit le fait que l'accroissement de la recep- tivite divine represente, non une recompense pour l'accomplissement d'une oeuvre, mais un acte de grace qui assure l'efficacite d'une oeuvre. Au moment oui une grace divine est octroyee a l'homme, la hierachie des oeuvres fondee sur leur degre de conformite a des modeles legaux est transcendee. Ainsi, c'est une oeuvre libre de tout modele legal qui acquiert un merite particulier. La localisation du cadre temporel bene- fique a la requete dans la nuit signifie que, comme acte de grace trans- cendant la hierarchie des oeuvres, l'accroissement recurrent de la recep- tivite divine ne doit pas croiser la recurrence de cadres temporels etablis pour l'accomplissement des oeuvres legales. En effet, la journee contient quatre des cadres temporels engages par la priere legale et est coextensive au cadre temporel du jeune, tandis que la nuit est peu exploitee par la loi. Aussi la nuit convenait-elle le mieux a l'accroisse- ment de la receptivite divine.

Nous avons vu que le cadre temporel benefique a la requete est spe- cific comme les deux derniers tiers de la nuit, comme la seconde moi- tie de la nuit et comme le dernier tiers de la nuit. Nous pouvons main- tenant noter que, malgre leur divergence, les traditions prophetiques s'accordent quant a la limite terminale de ce cadre temporel, a savoir le lever de l'aube, et que sa limite initiale est toujours placee a un moment distant du debut de la nuit. Si la limite terminale est uniformement pla- cee au lever de l'aube, c'est sans nul doute parce que ce moment inau- gure le premier cadre temporel engage par la priere legale (fajr), et le cadre temporel du jeufne. De meme, ce qui est evite dans un moment proche du debut de la nuit, c'est vraisemblablement le dernier cadre temporel engage par la priere legale (isba'). Le cadre temporel benc-

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TEMPS B1NI ET TEMPS TRANSHISTORIQUE

fique i la requete se situe donc entre deux frontikeres : le terme du cadre temporel de la priere de 'ishbd' apres lequel la limite initiale est diverse- ment placee, et le lever de I'aube, qui sert uniformement de limite ter- minale. A l'inte&ieur de ces fronti&eres, I'accroissement re&urrent de la receptivite divine ne pouvait croiser la recurrence d'aucun cadre tem- porel etabli pour I'accomplissement d'une oeuvre legale. Pour cette rai- son, la divergence quant 'a la limite initiale du cadre temporel benefique t la requete peut difficilement avoir une signification doctrinale, et trouve plutot son origine dans la pratique. Nous pouvons supposer que les differentes limites correspondent aux difkirentes etendues de la veille teile qu'elle e&ait pratique& par diff6rents groupes ou individus. Aussi les diff6rentes quantites de temps dedie's 'a la veine et les quanti- tes proportionnelles de temps accordees au sommeil peuvent-elles etre considerees comme representant differents degres de compromis entre des tendances asce'iques et les exigences de 1'existence mondaine.

b. L'enseignement de 'Abd al-'Aziz

L'heure de la naissance de Muhammad semble etre devenue un objet d'interet pour les savants sunnites au tournant du sixieme/douzi'eme siecle. A partir de cette epoque, une controverse semble avoir oppose les tenants de deux opinions antagonistes : l'opinion selon laquelle Muhammad est ne pendant la journee (nab&ran), et celle selon laquelle ii est ne la nuit (laylan).

Les sources tardives qui rapportent cette controverse mentionnent, parmi les tenants de la premikere opinion, Ibn Dihya ('Umar b. al-Hasan, m. 633/1235) (1), Zarkashi (Muhammad b. Bahddur, m. 794/1392) (17) et AbO I-Fadi al-'Iraqi ('Abd al-Rahim b. al-Husayn, m. 806/1404) (18). Plu- sieurs traditions de Sira sont invoquees comme preuves de la naissance diurne de Muhammad, mais un poids particulier semble avoir ete accorde 'a la tradition prophe'tique suivante:

On interrogea 1'Envoy6 de Dieu sur le jefine du lundi. II repondit C'est ce jour-lu (dhdka yawm) que je suis n6 (I9)

(16) Qastallani, Ahmad b. Muhammad, al-Mawdbib al-laduniyya bi-I-minahi al-muhammadiyya, ed. Salih Ahmad al-Sh8mi, Beyrouth, 1991, I, p. 145. Salihi, Muhammad b. Yusuf, Subul al-budd wa I-rashddft srat kbayr al-'ibdd, ed. 'Adil Ahmad 'Abd al-Mawjuid et 'Ali Muhammad Mu'awwad, Bey- routh, 1993, I, p. 333. Halabi, 'All b. Ibr5him, !nsdn al-'uyun ft swrat al-amin al-ma'mun, Le Caire, 1964, I, p. 94. V. F de la Granja, - Ibn Dihya -, E L 2, III, p. 770.

(17) QastalIani, I, p. 145. Salihi, I, p. 333. Halabi, I, p. 94. Sur Zarkashi, voir Ibn Hajar al-Asqalani, Ahmad b. 'All, al-Durar al-kamina ft a'yan al-inia al-thormina, ed. Muhammad Sayyid J5dd al-Haqq, Le Caire, 1966, IV, pp. 17-18.

(18) S5lihi, I, p. 333. Sur Abi I-Fadl, voir Sakhawi, Muhammad b. 'Abd al Rahman, al-Daw' al-idmi' li-a/l al-qarn al-tdsi, Le Caire, 1934 1936, IV, pp. 171 178.

(19) V Muslim, III, p. 168; Ibn Hanbal, V, p. 374.

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AI)RIEN LEITES

Toutefois, cette tradition ne constitue pas en soi une preuve de la naissance diurne de Muhammad. Aussi insiste-t-on sur l'Fquivalence, douteuse d'un point de vue lexical, entre yawm et nahdr

Nos sources laissent les tenants de la seconde opinion dans I'anony- mat, mais mentionnent les traditions de Sira invoquees comme preuves de la naissance nocturne de Muhammad (2). C'est la tradition suivante qui apparailt le plus souvent :

[Le Compagnon] 'Uthman b. Abi l-'As dit: Ma mere m'a raconte qu'elle avait assist6 A I'accouchement

d'ALmina... Elle dit: ... Je vis les etoiles se rapprocher, et je finis par avoir la certitude qu'eles allaient tomber sur moi (21).

Cette tradition, quant t elle, implique ne&essairement la naissance nocturne de Muhammad. Aussi les tenants de l'opinion selon laquelle Muhammad est ne pendant Ia journ6e mettent-ils en oeuvre toutes leurs ressources interpre'tatives pour neutraliser cette implication (22).

La premi&e opinion semble avoir e'te adopte'e par Qastallini (m. 923/1517), qui consid&re la tradition du jefine du lundi comme une preuve de&isive de la naissance diurne de Muhammad (23), ainsi que par Salihi (i. 942/1535) (2))

Ibn Hajar al-Haytami (i. 974/1567) partage avec ses predecesseurs l'opinion selon laquelle Muhammad est ne pendant la journee, mais y ajoute une sp&cification inconnue jusque-la. S'appuyant simu1tan6ment sur la tradition du jejine du lundi et sur une tradition de Sfra oPi il est affirin que Muhammad est ne au lever de I'aube (2n), Ibn Hajar soutient qu'il est ne peu apres I'aube (bu'ayda l-fajr). De meme, selon Ibn Hajar, les tenants de l'opinion selon laquelle Muhammad est ne la nuit ne se contentent pas d'affirmer sa naissance nocturne, mais sp&cifient qu'il est ne avant le lever du soleil (qabla tulti'i sh-shams) (26)

(20) Qastallant, I, PP. 144 145. Salihi, I, pp. 333-334. IHalabi, 1, pp. 94-95. (21) V Tabarn, Muhammad b. Jarir, Tartkh al-rusul wa 1-mulfik, ed. Muhammad Abu I-Fadl Ibrahim,

Le Caire, 1960-1969. II, pp. 156-157; Abu Nu'aym, Ahmad b. Abdallai al-Isbahtin, DJalail at-

nubuwwa, ed. 'Abd al-Barr 'Abbas et Muhammad Rawwas Qal'aji, Alep, 1970, i, p. 168. Bayhaqi, Ahmad b. al Husayn, Data 'i al-nubuwwa wa ma'rfat ahwal s.hlib al-sbaria, ed. 'Abd al Mu'ti Qal'aji, Bey-

routh, 1985, I, pp. 110-111.

(22) Selon Zarkasht (apud Saitiht, I, p. 334), par exemple, ' le temps de Ia prophetic convient a des

phenomenes surnaturels, et les etoiles peuvent done tomber pendant Ia journee (23) Qastallani, I, p. 143. V. Carl Brockelmann, o al Kastallant , E 1. 2, IV, p. 766.

(24) Salihi, I, pp. 333-334. (25) Voir lbn Asakir, 'Ali b. al-Hasan al Dimashlq, 1arikh miiadinat Dimiiasbq-, e?d. Nashait Ghlazzawi

et at., Damas, 1984-, 1, p. 57.

(26) Ibn Hajar al Haytamt, Ahmact b. Muhammad, .Sbarlh 'ala inatn al-Hamnziyy1a li-I Bfsri, Le Cairue 191), t p 26 1V C Vtn Arendotk, h I lii fadjar a1-HaNittat- n F 1F 2, III, pp. 802-803.

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TEMPS BENI ET TEMPS TRANSHISTORIQUE

Cette derniere specification peut etre mise en parallele avec une information rapportee par Bajiri (m. 1277/1860). D'apres Bajuri, les tenants de l'opinion selon laquelle Muhammad est ne la nuit affirment en fait qu'il est ne immediatement apres le lever de l'aube (aqba tulu'i I-fajr). En designant ce moment comme la nuit, ils veulent dire que < c'est une continuation de la nuit > (27)

L'opinion selon laquelle Muhammad est ne peu apres l'aube se retrouve dans les datations de sa naissance proposees par Munawi ('Abd al-Ra'uf b. Taj al-'arifin, m. 1031/1621) (28) et Ahmad al-Dardir (m. 1201/1786) (2).

Une autre opinion apparait dans la datation de la naissance de Muhammad proposee par Barzanji (m. 1179/1621), celle selon laquelle il est ne peu avant l'aube (qubayla l-fajr) (3').

II ressort des passages presentes ci-dessus qu'au milieu du dixieme/ seizieme siecle, la controverse initiale sur l'heure de la naissance de Muhammad a perdu sa substance. A partir de cette periode, un certain consensus semble avoir existe parmi les savants sunnites, independam- ment de leur preference pour la naissance diurne ou nocturne de Muhammad. L'antagonisme des deux opinions, tout en subsistant for- mellement, est depasse par l'opinion selon laquelle Muhammad est ne peu apres l'aube (et avant le lever du soleil). L'opinion selon laquelle Muhammad est ne peu avant l'aube semble marginale, et etrangere a cet antagonisme.

Cette derniere opinion se retrouve dans l'enseignement du soufi 'Abd al-'Aziz al-Dabbagh al-Fasi (m. 1132/1720), tel qu'il est rapporte par son disciple Ahmad b. al-Mubarak (m. 1155/1742). Abmad rapporte qu'il interrogea son maltre sur l'heure de la naissance de Muhammad. Tout d'abord, Ahmad mentionne la descente des etoiles comme preuve tra- ditionnelle de la naissance nocturne de Muhammad, et paraphrase l'ar- gumentation d'Ibn Hajar en faveur de l'opinion selon laquelle il est ne pendant la journee apres l'aube (ba'da l-fajr). Ahmad rapporte ensuite la reponse de son maitre dans les termes suivants:

II dit, me revelant les secrets de sa noble ame: La verite est qu'il est ne a la fin de la nuit quelque temps avant l'aube

(ft dkhiri l-layl qabla l-fajr bi-mudda), et que 1'accouchement de sa mere s'est etendu jusqu'au lever de l'aube. L'espace de temps depuis sa

(27) Bajuri, Ibrahim b. Muhammad, Hdshiya 'ald Mawlid Ahlmad al-Dardir, Le Caire, 1886, p. 37. V TheodoorJuynboll, ? Badjuri ?, E. I 2, I, pp. 891-892.

(28) Apud Nabhani, Yusuf b. Ismai'l,Jawdhir al-bihar fi fadu'il al-nabi al-mukhtxr, Beyrouth, 1907 ou 1908-1909 ou 1910, p. 525. V A. Saleh Hamdan, a al-Munawl , E. I. 2, VII, pp. 565-566.

(29) Apud Nabhani, p. 1278. (30) Barzanji, Ja'far b. Hasan, 'Iqd al-jawharfi mawlid al-nabi al-azhar, Bombay, 1897, p. 16.

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ADRIEN LEITES

separation du ventre de sa mere jusqu'a la fin de l'accouchement est le moment de la nuit ou les prieres sont exaucees (sd'at al-istijdba) auquel se referent les traditions prophetiques.

'Abd al-'Aziz ajoute:

A ce moment les membres de l'assemblee des saints se rassemblent a partir de toutes les regions de la terre. Parmi eux se trouvent le Refuge, les sept P6les, les gens du cercle et les Piliers. Leur rassemblement a lieu dans la grotte de Hira' aux abords de la Mecque, ils sont les porteurs du pilier de la lumiire de l'islam et c'est eux que toute la communaute implore pour son secours. Celui dont la priire coincide avec leur priere (fa-man wdfaqa du'd'uhu du'd'ahum) et dont les devotions coincident avec leurs devotions a ce moment, Dieu repond a son appel (ajdba lIdh da'watahu) et comble ses voeux (3).

'Abd al-'Aziz parvient a cette reponse, comme le suggere son disciple, non a travers une argumentation traditionnelle, mais en vertu d'un don spirituel qui le fait acceder a des realites cachees et, dans le cas present, lui permet de surmonter le caractere contradictoire des preuves tradi- tionnelles. Nous pouvons supposer que le don attribue a 'Abd al-'Aziz est celui de << decouvrement > (kashf), c'est-a-dire la connaissance intui- tive resultant de l'illumination spirituelle (32). L'enseignement de 'Abd al- 'Aziz represente assurement une innovation, mais est en meme temps dependant de la Tradition.

D'une part, cette dependance est explicite dans la mention de tradi- tions prophetiques. 'Abd al-'Aziz fait sans nul doute allusion aux tradi- tions que nous avons rencontrees dans la section prcedente, sans pour autant operer un choix entre les differentes specifications du moment de la nuit ou les prieres sont exaucees. Toutefois, l'association de ce moment a la naissance de Muhammad reflete une idee etrangere aux tra- ditions prophetiques, a savoir qu'une grace divine est regulierement octroyee a l'homme dans un temps beni en vertu de cet evenement. Cette id6e releve elle-meme de la seconde conception que nous nous proposons d'analyser, celle du temps transhistorique. Selon cette conception, la benediction du temps trouve son origine dans l'histoire, et est manifestee a chaque recurrence d'un temps beni en vertu d'un

(31) Ahmad b. al-Mubarak al-Sijilmasi, al-lbriz nin kaldum sayyidinc l-ghawth Abd al-A4zz al- Dabbagh, ed. Muhammad 'Adnan al-Shamma', Damas, 1984, 1, pp. 310-311.

(32) V Louis Gardet, , kashf )), :. . 2, IV, pp. 725-726.

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TEMPS BENI ET TEMPS TRANSHISTORIQUE

evenement fondateur. D'autre part, l'idee que les saints tiennent une assemblee dans laquelle ils dirigent les affaires du monde semble repre- senter une elaboration de deux traditions soufies bien connues, a savoir la hierarchie des saints et leur gouvernement de l'univers (33).

L'enseignement de 'Abd al-'Aziz associe donc d'une part le moment de la nuit ou les prieres sont exaucees a la naissance de Muhammad, d'autre part cette association elle-meme ai l'idee que les saints tiennent une assemblee dans laquelle ils dirigent les affaires de l'univers. Cette derniere association conserve le moment de la nuit ou les prieres sont exaucees comme un temps beni en vertu de la naissance de Muhammad, mais modifie sa signification religieuse: le don regulier d'une grace divine a ce moment est eprouve par l'homme, non a travers ses seules devotions, mais a travers leur combinaison avec les devotions des saints. II est clair que le moment de la nuit ou les prieres sont exau- cees et le gouvernement de l'univers par les saints auraient pu etre lies sans qu'il fit fait reference a la naissance de Muhammad. Aussi pouvons- nous supposer que seule la seconde association est une innovation de 'Abd al-'Aziz et qu'a son epoque, l'association du moment de la nuit ou les prieres sont exaucees a la naissance de Muhammad relevait d'un enseignement traditionnel parmi les soufis.

L'idee qu'une grace divine est regulierement octroyee a l'homme dans un temps beni en vertu de la naissance de Muhammad semble representer un developpement de la doctrine soufie. Les soufis parta- gent avec d'autres groupes, en premier lieu avec les chiites, la concep- tion du < prophete ontologique >. Selon cette conception, Muhammad est, non un simple homme investi de la fonction de prophetie a un cer- tain point de sa vie, mais un etre surhumain investi de l'attribut de pro- phetie a travers une election precedant son existence terrestre (34). La conception du prophete ontologique tend a promouvoir la naissance de Muhammad, en tant qu'elle marque l'actualisation de sa prophetie, au rang d'episode determinant de l'histoire du salut. Cette promotion trouve une expression particuliere dans les traditions soufies qui indi- quent qu'a la naissance de Muhammad, une benediction a ete infusee au monde a travers sa personne (0). L'infusion de benediction au monde a

(33) V Frederick De Jong, ? al-kutb ,, E. I. 2, V, pp. 548-550. (34) V. Tor Andrae, Die Person Muhammeds in Lehre und Glauben seiner Gemeinde, Uppsala,

1917, pp. 290-390. (35) Les traditions les plus significatives a cet egard sont celles de la lumiere qui irradie a la nais-

sance de Muhammad. A la difference des traditions sunnites, les traditions soufies attachent cette lumiere au corps de Muhammad, et la font illuminer, non seulement la Syrie, mais aussi le monde entier. Sur ces traditions et, plus generalement, sur la Tradition soufie de Sira, voir notre ? The time of birth of Muhammad. A study in Islamic Tradition ,, these de Ph. D. (sous la direction de Michael Cook), Uni- versite de Princeton, juin 1997, pp. 135-138.

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ADRIEN LEITES

travers la personne de Muhammad represente une manifestation radi- cale de la volonte salvatrice de Dieu. II s'agit en effet d'un don excep- tionnellement accorde a l'homme, c'est-a-dire d'un acte de grace. Tou- tefois, le bienfait de cet acte de grace se termine avec la fin de l'existence terrestre de Muhammad, et etait donc perdu pour l'homme. C'est le desir de pallier cette perte, semble-t-il, qui a amene les soufis a recourir a la conception du temps transhistorique. En effet, le bienfait

qui decoule de l'infusion de benediction au monde pouvait etre retrouve si Dieu avait octroye durablement Sa grace a l'homme par 1'eta- blissement d'un temps beni en vertu de la naissance de Muhammad. La grace divine pouvait etre trouvee dans la recurrence de ce temps. Tan- dis que l'infusion de benediction au monde permettait exceptionnelle- ment a l'homme de beneficier d'un acte de grace sans mediation, il ne

pouvait beneficier de l'octroi regulier de la grace divine qu'a travers l'ac- complissement d'une oeuvre.

La signification donnee par la doctrine soufie a la naissance de Muhammad pouvait donc amener l'idee qu'une grace divine est regulie- rement octroyee a l'homme dans un temps beni en vertu de cet evene- ment. Une fois parvenus a cette idee, les soufis devaient repondre a trois

questions : celle des limites du temps beni en vertu de la naissance de Muhammad, celle de la periodicite de l'octroi de la grace divine dans ce

temps, et celle de l'identite de l'oeuvre a travers l'accomplissement de laquelle l'homme pourrait beneficier de cet octroi.

Une reponse particulierement satisfaisante a ces questions fut trou- vee dans l'idee, telle qu'elle s'exprime dans les traditions prophetiques, que la nuit contient un cadre temporel benefique a la requete. Premie- rement, ce cadre temporel avait des limites specifiques. Deuxiemement, la grace divine etait octroyee quotidiennement a l'homme. Troisieme- ment, l'oeuvre a travers laquelle 1'homme pouvait beneficier de cet octroi etait libre de tout modele legal. En outre, l'octroi regulier de la grace divine ne pouvait croiser la recurrence d'aucun cadre temporel etabli pour l'accomplissement d'une oeuvre legale. Le probleme etait, evidemment, que la benediction de la portion de la nuit trouvait son ori- gine, non dans l'histoire, mais dans le dessein de Dieu. Pour les soufis, ce probleme n'etait en rien insurmontable : les traditions prophetiques signifiaient manifestement qu'une portion de la nuit est un temps intrin- sequement beni, mais avaient pour sens profond l'idee que ce temps est beni en vertu de la naissance de Muhammad.

Toutefois, le passage du temps beni au temps transhistorique ne pouvait se faire sans ajustement. Tandis qu'un evenement ponctuel (tel qu'une naissance) pouvait susciter la benediction d'un temps defini par sa position relative (tel qu'un jour specifique d'un mois specifique, un jour specifique de la semaine, la journee ou la nuit d'un jour specifique), seul un evene- ment coextensif a un temps d6fini par sa duree (tel qu'une portion de la

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TEMPS BENI ET TEMPS TRANSHISTORIQUE

nuit) pouvait susciter la benediction de ce temps. Un ajustement fut trouve a travers le recours a l'accouchement d'Amina. En effet, un accouchement n'est jamais ponctuel, et l'accouchement est un evenement d'etendue variable. II n'etait nullement deraisonnable de poser une equivalence entre l'etendue de l'accouchement d'Amina et la duree d'une portion de la nuit. Comme espace temporel de l'accouchement d'Amina, culminant dans la naissance de Muhammad, une portion de la nuit pouvait etre investie de benediction historique. Un tel ajustement ne pouvait toutefois qu'etre approximatif, puisque la duree d'une portion de la nuit est proportionnelle a l'etendue variable de la nuit, et pourrait donc coincider avec l'etendue de l'accouchement d'Amina seulement deux fois par an. Pour cette raison, on laissa sans specification la limite initiale de la portion de la nuit benie en vertu de l'accouchement d'Amina, tout en specifiant sa limite termi- nale, c'est-a-dire le moment suivant immediatement celui auquel Muhammad est ne, comme le lever de l'aube. Ainsi, on pouvait eviter de prendre parti dans la divergence entre les traditions prophetiques, tout en maintenant le point crucial sur lequel elles s'accordent. En outre, cette indecision permettait une marge de pratique : tandis que les hommes enclins a l'ascetisme pourraient rechercher la grice divine pendant la plus grande partie de la nuit (a l'exclusion du temps couvert par le cadre tem- porel de la priere de 'ish), les moins enthousiastes seraient assures de la trouver a l'approche de l'aube.

A ce stade de l'analyse, nous devons revenir a la conception du temps beni telle qu'elle se reflete dans les traditions prophetiques. Comme nous l'avons note dans la section precedente, l'idee que le jour contient un cadre temporel benefique a la requete n'est en soi pas etrangere a une conception nomocentrique de la pratique religieuse, mais renvoie sim- plement a un mode de relation entre Dieu et l'homme distinct de la rela- tion etablie par l'intermediaire des oeuvres legales : la relation etablie par l'octroi d'une grace divine, et dans laquelle l'accomplissement d'oeuvres ne joue qu'un role auxiliaire. Nous pouvons maintenant noter que les deux modes, bien que distincts l'un de l'autre, partagent une origine com- mune dans le dessein de Dieu. La localisation du cadre temporel bene- fique a la requete entre le terme du cadre temporel de la priere de 'isha' et le lever de l'aube presuppose simplement que la pratique appelee par l'octroi d'une grace divine est distincte de l'accomplissement des oeuvres legales. L'idee qu'une grace divine est regulierement octroyee a l'homme dans un temps beni en vertu de la naissance de Muhammad, elle, est en soi etrangere a une conception nomocentrique de la pratique religieuse. En effet, le mode de relation auquel cette idee renvoie, bien que conforme au dessein divin, trouve son origine ultime dans l'histoire. L'identification du temps beni en vertu de la naissance de Muhammad avec le cadre temporel benefique a la requete tel qu'il est defini par les traditions prophetiques implique donc que la pratique a travers laquelle

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ADRIEN LEITES

la grace divine peut etre trouvee est parallele a l'accomplissement quoti- dien d'une oeuvre legale, a savoir la priere, et totalement independante de lui. Pour cette raison, l'usage du temps transhistorique dont temoigne l'enseignement de 'Abd al-'Aziz est tout a fait incompatible avec une conception nomocentrique de la pratique religieuse.

Nous avons affirme precedemment qu'a l'epoque de 'Abd al-'Aziz, l'association du moment de la nuit ou les prieres sont exaucees a la nais- sance de Muhammad relevait d'un enseignement traditionnel parmi les soufis. L'opinion selon laquelle Muhammad est ne peu avant l'aube, qui apparait comme le corollaire de cette association, peut maintenant etre attribuee a une doctrine specifique. Nous pouvons supposer que l'opi- nion selon laquelle Muhammad est ne peu apres l'aube, qui absorbe au milieu du dixieme/seizieme siecle les deux termes de la controverse engagee par les savants sunnites, etait destinee a contrecarrer cette der- niere opinion et, a travers elle, l'usage soufi du temps transhistorique. Si notre conjecture est juste, le consensus substantiel qui se realise a par- tir de cette periode autour de l'opinion selon laquelle Muhammad est ne peu apres l'aube reflete la resitance opposee par les savants sunnites a la diffusion de l'opinion selon laquelle il est ne peu avant 1'aube. Un pre- mier groupe dans lequel cette opinion pouvait se diffuser etait le public des reunions soufies, qui aurait adopte la pratique consistant a adresser des requetes i l'approche de l'aube. Un second groupe pouvait etre constitue, comme le suggere la presence de l'opinion selon laquelle Muhammad est ne peu avant l'aube dans la datation de sa naissance pro- posee par Barzanji, par des savants sunnites receptifs a l'usage soufi du temps transhistorique.

Notre analyse s'est attachee essentiellement a mettre en evidence les rapports qui existent entre trois conceptions religieuses du temps elabo- rees en islam. A un stade initial, il est apparu que le temps beni et le temps transhistorique se demarquent ensemble du temps legal. Par la suite, nous avons attenue ces conclusions en etablissant un rapprochement entre le temps beni et le temps legal. Finalement, nous avons montre que le temps transhistorique peut se poser, ou du moins etre per,u, comme le rival du temps legal. Ces dernieres conclusions doivent etre attenuees ici.

Comme nous l'avons affirme, l'idee de la benediction du temps constitue le noyau commun au temps beni et au temps transhistorique. Dans les traditions prophetiques qui servent de fondement a l'ensei- gnement soufi, cette idee entretient un rapport etroit avec la notion de grace divine. La benediction d'un temps n'est pas inherente a ce temps, mais lui est conferee par l'octroi d'une grace divine. La benediction

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TEMPS BENI ET TEMPS TRANSHISTORIQUE

apparait donc moins comme une qualite du temps que comme une fonction du temps. Cet inflechissement de l'idee de la benediction du temps est lie a une articulation specifique de la notion de grace divine. L'octroi de la grace releve, non d'un acte exceptionnel et unilateral de Dieu, mais d'une habitude divine qui appelle une pratique.

En tant qu'habitude divine, l'octroi de la grace etablit une relation entre Dieu et l'homme, et est en cela analogue a la mediation des oeuvres legales. Le temps que cette habitude instaure est, sur le modele du temps legal, marque par la recurrence d'un cadre temporel bene- fique a une oeuvre. Comme nous l'avons montre, la delimitation de ce cadre temporel est dependante des decoupages operes par le temps legal dans le < temps du monde >. L'habitude divine dont releve l'octroi de la grace, et le rythme que cette habitude adopte, excluent donc toute rupture dans la double perception que l'homme a du temps. Aussi le temps transhistorique, pas plus que le temps beni, ne peut-il etre quali- fie de << temps sacre >.

Adrien Leites Universite de Paris IV - Sorbonne

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