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Directeur de la publication Laurent Bayle Directeurs de collection Laurent Bayle Éric de Visscher Peter Szendy Secrétariat de rédaction Claire Marquet Maquette et mise en pages Véronique Verdier Couverture Michal Batory BIBLIOTECA UNIVERSITARIA DE MÂLAGA 6188213162 Brian Ferneyhough textes réunis par Peter Szendy ï \%Q53»>^ Ircam L'Harmattan, Ircam / Centre Georges-Pompidou, 1999 ISBN : 2-7384-7878-6 et 2-84426-000-4 L'Harmattan 5-7, me de l'École-Polytechnique 75005 Paris - France L'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - Canada H2Y 1K9

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  • Directeur de la publication Laurent Bayle

    Directeurs de collection Laurent Bayle ric de Visscher Peter Szendy

    Secrtariat de rdaction Claire Marquet

    Maquette et mise en pages Vronique Verdier

    Couverture Michal Batory

    BIBLIOTECA UNIVERSITARIA DE MLAGA

    6188213162

    Brian Ferneyhough textes runis par Peter Szendy

    \%Q53>^ Ircam

    L'Harmattan, Ircam / Centre Georges-Pompidou, 1999 ISBN : 2-7384-7878-6 et 2-84426-000-4

    L'Harmattan 5-7, me de l'cole-Polytechnique

    75005 Paris - France

    L'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques

    Montral (Qc) - Canada H2Y 1K9

  • Le dernier des modernes *

    Marc Texier

    Je me souviens d'une audition du Quatrime Quatuor de Ferneyhough, lors de laquelle je ressentais ce pourquoi le mlomane survit l'ennui habituel des concerts de musique contemporaine : ce bref plaisir d'une vritable motion, accrue par le sentiment d'tre le premier la ressentir.

    Je retrouvais cette association, maintes fois entendue dans l'uvre du compositeur, de deux niveaux de lecture, qui ren-dent ses pices immdiates pour qui les dcouvre, et rsis-tantes pour qui les analyse. Niveaux qui sont tous deux per-ceptibles, mais pas galement explicables.

    Ce qui apparaissait d'abord dans ce Quatuor, c'tait la forme extrieure, le geste saillant : l'alternance des mouve-ments, avec ou sans voix ; la dislocation du texte chant (Can-tos d'Ezra Pound, dconstruits par Jackson MacLow) ; la tra-

    * Certaines parties de ce texte ont t publies, sous une forme diffrente, dans le livret introductif au disque Montaigne-Auvidis MO 7H2029 (voir Dis-cographie).

  • BRIAN FERNEYHOUGH

    jectoire du troisime mouvement, qui part d'un duo alto-vio-loncelle, circule travers la formation, pour finir en solo de premier violon, en usant de cette cinmatique des phrases musicales qui propulse le son vers la fin comme un paysage dfilant l'envers ; le grand solo de la soprano au quatrime mouvement, cadence autonome que conclut, en une interro-gation suspensive, le quatuor... L'autre niveau tait cach, c'est celui qui justifiera l'uvre lorsqu'elle sera commente, analyse : pour l'instant, on devinait une structure sous-jacente qui donnait sa cohrence l'uvre, fondation soup-onne mais encore invisible. Indicible serait plus appropri, puisqu'elle me procurait un plaisir que je savais expliciter. Comme si je me penchais sur l'eau d'un puits clair, je devinais l'appareil des briques, mais les miroitements de la surface troublaient la nature de leur insertion.

    Cela peut sembler saugrenu, mais j'ai tout de suite pens Jules Verne, dont l'uvre est porte d'un garon de douze ans, comme elle put inspirer Raymond Roussel la plupart de ses romans ou subir la lecture philosophique de Michel Serres. Ce large spectre d'auditeurs potentiels, cette qualit d'appeler la cration d'autres uvres en rponse la sienne, la musique de Ferneyhough les possde aussi, On parle son propos de complexit. Qu'est-ce en fait que cette complexit sinon l'union d'une trs grande simplicit extrieure et d'une forte complication interne, l'une et l'autre renforant l'effet de sur-face par lequel sa musique blouit, et la profondeur des lignes de fuite selon lesquelles elle chappe notre entendement ?

    Comment ne pas tre frapp par l'origine plus picturale que strictement musicale de la plupart des uvres du com-positeur. La Terre est un homme est inspire d'une toile de Matta, La Chute d'Icare par le tableau homonyme de Breu-

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    ghel, Transit par une gravure publie dans un livre de vulga-risation astronomique de Camille Flammarion, jusqu' Mort subite ne du sous-bock d'une bire ! Ou de textes qui expri-ment une image : Kurze Schatten II, inspire par un fragment de Walter Benjamin sur cette ombre de midi qui devient plus noire mesure qu'elle raccourcit et disparat au moment du znith, Terrain, enfin, hommage au landart de Robert Smith-son et quasi-pome symphonique en forme de concerto pour violon, S'y opposent deux univers : le soliste, c'est le monde des tres vivants, il en a l'agitation superficielle et frntique ; l'ensemble des vents et la contrebasse symbolisent le sous-sol, qui volue selon le rythme infiniment plus lent de la gologie. Mais, comme notre Terre qui brise parfois les destines humaines par ses tremblements ou ses ruptions, la tecto-nique de ce sous-sol - influe sur la partie de violon, en modi-fie le cours par l'apparition de failles dans le dveloppement ou d'un terremoto des cuivres.,,

    Le haut degr d'abstraction atteint par la musique de Fer-neyhough ne dpend-il pas justement d'une reprsentation visuelle de sa musique ? De cette facult qu'il a de toujours avoir en esprit une image rsume de son travail, un croquis mental qui lui permet de ne pas en perdre la forme gnrale malgr les mandres du discours instantan ?

    Un jour, pendant un cours de composition, alors qu'il affir-mait que sa musique tait parfois informelle, un lve lui demanda ce qu'il entendait par l. Et Ferneyhough de donner un exemple. Sur le paperhoard, se couvrant thtralement les yeux de la main gauche, il griffonne une porte et, toujours sans regarder ce qu'il fait, y pose quelques notes avec leurs valeurs rythmiques. Cela n'a pas de sens musical. Puis, exami-nant ce qu'il vient d'crire au hasard, il se propose de le clve-

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    lopper devant nous comme un thme donn. Il y a l un gri-bouillis de quintolet : le chiffre cinq sera donc le principe uni-ficateur. Il voit aussi une symtrie brise dans ce que sa main a trac au hasard : il en amplifiera le principe. Et laissant cha-cun chercher encore sur la porte ce qu'il vient d'y trouver, il crit dj quelques lignes de musique, exploitant, dans une imbrication complexe, les prmisses d'ordre et de structure qu'il a rvles dans ce jet alatoire de notes, toujours justi-fiant ce qu'il fait, parsemant le tableau d'exemples de dve-loppements possibles, mais auxquels il renonce par manque de place, s'chauffant, pour terminer finalement en laissant entendre qu'il pourrait aussi bien continuer. Ce n'est pas une seule musique qu'il se sent capable d'extraire de ce rien ini-tial, mais autant qu'il veut et que son esprit dans l'instant a dduit. La dmonstration, pour absurde qu'elle soit, est assez poustouflante. Je me sens confondu devant une telle facult d'abstraction, qui me fait mesurer ma propre inintelligence comme l'exercice des mathmatiques. Il y a l une facult qui est chez lui exacerbe : une aptitude computationnelle hors du commun, qui fut sans doute celle de Bach et de tous les grands polyphonistes. Mais une aptitude laquelle ne se rduit pas son gnie, car il la partage aussi avec ces simples d'esprit, les calculateurs prodiges capables d'extraire instanta-nment des racines cubiques de n'importe quel nombre ou d'apercevoir des sries caches dans une suite alatoire de chiffres.

    C'est donc cela ce qu'il appelle l'informel de sa musique : ce que le hasard a parfois gliss dans son uvre et qu'il a d justifier aprs coup. D'ailleurs, on m'a rapport que, crivant ses partitions directement au propre, il laisse parfois, par inadvertance ou fatigue, se glisser des erreurs de notation. Quand on connat la complexit, la surcharge diacritique de sa musique (et la perfection de sa graphie qu'on ne peut dis-tinguer d'une gravure), on comprend que pour quelques

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    notes errones il ne veuille pas tout reprendre de sa page d'criture. Aussi, il procde comme l'instant devant nous : dveloppant son erreur comme si elle n'tait pas une erreur mais une petite incartade volontaire, une faille intentionnelle dans le droulement logique de son dveloppement, et qui trouvera sa raison d'tre dans les mesures suivantes o il inflchit sa musique de manire justifier rtrospectivement sa faute. La main de Ferneyhough drape, mais son esprit garde le sens de l'quilibre.

    On voit dans l'uvre de Ferneyhough les derniers feux d'un post-srialisme flamboyant. Mais c'est un contresens.

    Chez les sriels, l'uvre devait se plier un strict dtermi-nisme. C'est la boutade de Webern : Quand la srie est choi-sie, la pice est acheve , c'est--dire que la musique n'est rien d'autre qu'une construction dduite d'un ordre simple. Elle prolifre partir d'une cellule germinative dont l'omniprsence tout au long de la pice assure l'unit du discours. Dans la musique de Ferneyhough (o le degr de construction est quivalent, sinon suprieur), rien de tel : c'est le dsordre qui fait le lit de l'ordre. Le hasard qui est rendu ncessaire. Parfois, l'inverse, c'est par l'enchevtrement des structures simples et prdtermines qu'il gnre le chaos, l'imprvisible. Son pos-tulat est que la musique surgit de l'interfrence et des collisions de vecteurs simples, linaires, mais qui, par leur nombre, leur superposition, leur intrication, gnrent des phnomnes non linaires et complexes, la limite de la perceptibilit et de la prvisibilit... Sa musique est donc d'abord planifie, mais immdiatement l'empilement des stmctures simples donne naissance une ralit si chaotique que son devenir ne peut plus tre prvu par le compositeur mme. Ainsi va galement notre monde selon la science contemporaine.

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    Il dialectise l'ordre et le dsordre, crivant une musique qui est, strictement parler, antisrielle puisqu'elle est non dterministe.

    Si l'harmonie, le rythme, la rpartition des notes, des den-sits, des tessitures, le dcoupage en sections, obissent stric-tement, dans toutes ses uvres, a de minutieux calculs prli-minaires, en revanche, la ralisation de sa musique est libre, suivant instinctivement l'idiosyncrasie du geste instaimental. Qu'il crive pour flte, guitare, violon ou clarinette, mme si de semblables cribles ou procdures d'engendrement ont donn naissance aux phrases musicales, celles-ci seront fon-damentalement diffrentes parce qu'adaptes finalement aux spcificits articulatoires de l'instrument,

    Tous les grands solistes qui l'ont interprt soulignent que, pass les difficults de lecture, de mise en place et de com-prhension de la forme, la musique de Ferneyhough tombait naturellement sous leurs doigts. Une fois surmont l'effroi devant le grillage noir de ses nimes de croches et la sur-charge diacritique de ses partitions, il leur semblait que sa musique tait non plus spculative mais tactile, non plus cal-cule mais musculairement mime.

    C'est que la distribution des intensits, la mise en place des nuances, des modes de jeux, tout ce qui fait le phras de la musique : il le laisse sa discrtion. C'est une libert norme que Ferneyhough s'accorde tout coup, relativement aux contraintes qu'il vient de s'imposer, et qui masque le squelette rigide par un libre model. C'est ainsi qu'il donne mouvement et grce, qu'il plie la tresse des contraintes jusqu' ce que sa musique rede-vienne fluide comme une natte coulant sur des paules.

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    Avec quelle frnsie certains de ses tudiants attendent qu'il leur dvoile sa

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    sri, ne s'entend pas, mais, par cette absence, pse sur l'uvre telle qu'elle est d'une vie refuse. Il y a la scne musi-cale, souvent virtuose, volubile, bavarde ; et ce qui l'touff : le manque des mesures biffes, des harmonies vites, des dveloppements musels. Astres morts, galaxies avortes, trous noirs absorbant le sens de ce qui est entendu : il y a peu de silences rels dans l'uvre de Ferneyhough, et tout plein d'ab-sences silencieuses. La complexit de sa musique n'est pas seulement dans la complexit de son criture, mais dans le fait qu'elle aurait pu (d ?) tre diffrente. Que l'on finisse par entendre ce qui est le plus construit, donc explicable, comme une chose minemment improbable, ne du hasard, et se rsorbant en lui. C'est la fragilit mme de notre existence. Elle est, sans que rien n'en justifie la prsence.

    On comprend alors que ses techniques d'criture ne sont pas transposables, qu'aucun lve ne pourra les copier, car elles sont ontologiques et non pas mcaniques. Ce sont ses prisons personnelles, ses Carceri d'Invenzione, o il a senti la ncessit de contraindre sa faconde. Elles sont consubstan-tielles moins son imagination qu' sa psychologie, et ne seraient qu'artificielles sous une autre plume. Ferneyhough, qui a beaucoup d'pigones, ne peut avoir aucun disciple.

    Un jeune Coren explique Ferneyhough qu'il ne suit ses cours que parce qu'on lui a conseill d'crire de la musique complexe. Seul ce style est prim aux concours internatio-naux ; et il a besoin d'un prix pour tre dispens des deux ans et demi de service militaire qu'il doit la Core du Sud ! Fer-neyhough me confie qu'il a gard son calme et a longuement argument pour lui faire comprendre qu'tre compositeur, ce n'est pas faire le perroquet, c'est obir sa vocation. Aprs cela il tait exhausted et a mis trois jours s'en remettre : tant de

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    cynisme chez un jeune ! Mais il ne sait pas donc que le com-position c'est pas des choses qu'on fait comme a, des styles qu'on prend, c'est clair a que c'est comme une religion. -

    C'est par le tte--tte autour d'une pice en cours d'cri-ture que passe l'essentiel de l'enseignement de Ferneyhough. Il prend la partition de son lve, l'ouvre au hasard et com-mence discuter de la mesure o son il est tomb. Profon-dment respectueux de l'esprit des autres, il suppose que ce petit fragment de musique a un sens. Et quand bien mme il n'en dcle encore aucun, il va, par la discussion, maeutique-ment, le (lui) dcouvrir. Procdant par cercles concentriques, tendant peu peu la porte de son propos - de la micro-structure l'architecture de la pice, puis de celle-ci l'impli-cation morale de toute uvre -, il dvoile une logique du matriau et, derrire elle, l'thique ncessaire du compositeur. Peu peu, comme un cheveau de lignes de forces, le sens cach de la pice surgit de l'inconscient de l'lve. Non seule-ment ce qu'il voulait dire, mais aussi ce que l'uvre a dit mal-gr lui et avec quoi il va devoir maintenant composer. Par l'at-tention flottante, suivie d'une recherche aigu des causes et des effets, le musicien a trouv une signification cette construc-tion brumeuse, comme l'analysant finit par interprter ses fan-tasmagories nocturnes. La musique est une forme matrialise du rve ; son analyse, une psychanalyse.

    Le pre de Ferneyhough, un berger des environs de Bir-mingham, vcut de travaux subalternes aprs avoir cess de garder les moutons vers 1939- Brian l'a toujours vu se dcoif-fer et s'incliner, dans la rue, quand il croisait le mdecin, un notable, quiconque de bien habill. Sa mre voulait tre infir-

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    mire, mais son propre pre brla ses livres d'tude, et elle se contenta d'un travail de polisseuse de meubles. Cette mre tait d'une intelligence suprieure sa condition, souffrant de n'avoir pu tudier, elle fut pour Brian le seul tre qui pouvait le comprendre. Mais le sommet de l'ascension sociale restait pour elle le matre d'cole. Elle n'a jamais vraiment compris qu'il enseignait l'universit, ne sachant pas ce que c'tait qu'un professeur. Il se souvient exactement de l'instant qui a dcid de sa vocation : c'est vers onze ans, quand son insti-tuteur, membre d'une harmonie municipale, lui a fait entendre pour la premire fois le son d'un cuivre. Cela l'incita com-mencer la trompette, dont plus tard il vivra un temps, musi-cien d'un brass band local.

    Ses parents taient opposs a cette activit, non comme peut l'tre un bon bourgeois inquiet que son fils devienne un saltimbanque, mais parce que c'tait une carrire si loigne de leur monde qu'ils ne pouvaient en concevoir l'ambition. Opposition par nature, donc, et non de raison. Opposition contre laquelle on ne peut argumenter, et que seules, de la part d'un enfant, la volont secrte et l'inertie peuvent vaincre. Il prit trs vite l'attitude du petit garon poli, qui ne dit mot, qui se fait oublier, afin de mieux prserver son rve et entendre sa musique intrieure.

    Son pre, surtout, considrait que les tudes taient un investissement trop coteux pour ne pas dboucher sur un mtier au plus haut de la hirarchie sociale accessible un fils de pauvre : matre d'cole ou quelque chose d'approchant. Jusqu' l'ge adulte, Brian n'a parl personne de ses aspira-tions. Coupant court toute question par une timidit calcu-le, s'effaant des discussions afin de rver plus librement de musique, rsistant par la dissimulation, finissant par s'abstraire totalement de son milieu et de son destin. Aujourd'hui, il me dit lutter quotidiennement contre sa propension ne rien dire de ce qu'il pense, vivre en lui-mme sans liens avec le

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    monde. C'est peut-tre pourquoi aussi il a dvelopp depuis de telles facults d'expressions, qu'il a appris tant de langues, prononc confrence sur confrence, donn tant de cours : il a besoin de s'expliquer, pour vaincre son got du secret ; de se justifier, car il n'est jamais sr de la rception d'une musique qui est ne tellement loin au fond de lui - par raction au monde. Aprs l'cole, j'ai t au conservatoire de Birmin-gham ! C'est le dernier cercle de l'enfer de Dante ! Que des lves des familles riches des environs, sans dons ni intrt pour la musique, mais qui sont l parce qu'il faut bien s'occu-per avant d'hriter, and me, petit pauvre passionn. -

    Cette dissimulation, interminable, de ce qu'il aimait le plus, dans l'espoir de continuer vivre tranquillement une passion menace - cette dissimulation doit tre la raison profonde, psychanalytique, de la surenchre procdurale et notation-nelle de sa musique. Brian vainc la peur d'tre priv de musique par l'accumulation des signes musicaux. Et cette gra-phie flamboyante, elle-mme cache sous sa noirceur un secret : tant de notes auraient pu ne jamais exister, et leur cohrence mme ne peut garantir la ralit de l'uvre.

    Quand je l'interviewais en 1990, il se dfinit spontanment comme le dernier des modernes -. Non pas qu'il se plaait la pointe de l'volution musicale, mais parce qu'il refusait ce qu'on appelle la post-modernit. Citant John Adams, il com-parait les compositeurs de cette tendance des petits enfants qui jouent parmi les ruines de la culture, sans connaissance du milieu o ils se trouvent, sans responsabilit vis--vis de lui, et pour lesquels un caillou anonyme ou le fragment de marbre tomb d'une colonne millnaire ont la mme valeur. Attitude dont il dnonait l'absence d'thique, plutt que l'ab-sence de projet esthtique.

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    Pourtant, d'une certaine manire, la musique de Ferney-hough est post-moderne. Dans un sens critique, certes, rcu-sant l'ide qu'il y a une galit d'intrt entre tous les styles pour un musicien d'aujourd'hui ; d'une faon aussi qui ne tente pas de recrer nostalgiquement les formes extrieures de la musique d'autrefois. Cependant, comment ne pas voir qu'il puise constamment dans un rpertoire trs vaste, de la Renaissance jusqu'au dernier Schoenberg, les linaments de la musique, et que celle-ci est avant tout une interrogation cri-tique sur le pass ?

    Ferneyhough est post-moderne tout d'abord parce qu'il n'a pas une conception linaire du temps : ni du temps historique (aucune ide de progrs dans sa vision de l'histoire) ni du temps propre son uvre. Il se place dans un au-del de l'his-toire, et celle-ci s'offre alors lui comme un vaste rpertoire de techniques et de gestes musicaux au sein desquels il va librement puiser. Cette attitude est rapprocher de celles de Bernd Alois Zimmermann et de Klaus Huber, qui fut son pro-fesseur. Musique franco-flamande, jazz, Debussy, srialisme se retrouvent chez Zimmermann ; musiques arabe, mdivale, Bach, Mozart, etc., chez Huber ; musique lisabthaine, baroque franais, dveloppement beethovnien, polyphonie et expressionnisme schoenbergien, et quelques procds bien tamiss du srialisme chez Ferneyhough.

    Mais, contrairement aux tenants de l'habituelle post-modernit, Zimmermann, Huber ou Ferneyhough ne cher-chent pas faire reluire leurs uvres par quelques harmonies ou gestes nostalgiques. Ils ne rvent pas de revivre l'impro-bable ge d'or o la musique exprimait simplement les sen-timents. Ils sont expressifs, certes, mais pas sentimentaux, ils ne s'abandonnent pas non plus au regret- du pass. Comment

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    le pourraient-ils d'ailleurs, puisque pour eux le temps est par essence ou complexe (Ferneyhough) ou circulaire (Zimmer-mann et Huber), et que donc ce qui est pass reste cependant prsent ?

    Des compositeurs comme Reich ou Part ont l'authentique regret de ne pas avoir vcu l'poque tonale ou prtonale, et pour la retrouver ils font le sacrifice de leur modernit. Zim-mermann, Huber et Ferneyhough, bien au contraire, butinent le pass pour scrter leur propre miel, fort loin du got de la fleur initiale et pourtant labor partir de son pollen.

    Pour le moderne, l'histoire est vectorielle, toute tendue vers un point provisoirement indpassable, lui-mme, plac, comme par ukase, la frange ultime du progrs. Pour Zim-mermann et Huber, le temps, aussi bien celui de l'histoire que celui de leurs uvres, est circulaire, augustinien. Pour Fer-neyhough, il serait plutt diffluent, pouvant librer chaque instant la multitude irrductible.des possibles. Pas mme arbo-rescent, ce qui serait encore une forme de linarit, mais plu-tt rhizomatique.

    Dans son uvre, il raboute des lments librement emprunts diffrents moments de l'histoire, comme un geste de luthiste baroque et un dveloppement typique du dernier Beethoven dans Kurze Schatten II, la situation du concerto vir-tuose et le monolithisme des accords varsiens dans Terrain..., il nous fait ressentir leur contigut paradoxale, et de ce rap-prochement apparemment indu nat autre chose.

    Il ne s'agit pas de dialectique, en ce sens qu'il ne prsente pas un objet puis son contraire, avant de dvelopper leur syn-thse, ce qui serait encore une - forme sonate , mais il rvle une identit par le rapprochement, comme fortuit mais conscient, de plusieurs altrits.

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  • Si chez Zimmermann ou Huber, les rfrences au pass visent exprimer l'immanence de la musique, l'ternit du temps, l'uvre de Ferneyhough n'est peut tre que l'entreprise dsespre de rendre contigu ce que le temps a disjoint, coh-rent (mais instable encore), ce que l'histoire a rendu chaotique.

    Cette histoire qui sdimente dans (et cimente) l'uvre de Ferneyhough ne connat pas d'assomption. Ne de la ruine du pass, aux prises avec la pulvrulence, l'atomisation de l'his-toire, btie si l'on veut sur du sable , l'uvre de Ferneyhough est sable elle-mme, construite mais friable... La prochaine mare la dissolvera, laissant apparatre (espre-t-on) de nou-velles formes.

    Rien de plus tranger la personnalit de Ferneyhough que de vouloir donner une rponse dfinitive aux problmes qu'il se pose.

    Tout est passager, sa musique n'existe que sous la menace de sa mort prochaine.

    Ferneyhough se distingue cependant de Zimmermann et Huber, car il ne cite jamais textuellement les uvres dont il emprunte le matriau. Il se sert seulement de leurs techniques d'critures, de gestes faiblement conntes, voire simplement d'un tat d'esprit dans la conduite du dveloppement ou de la forme. En fait, il emprunte plus un style qu' une uvre particulire. Parfois mme, seule la problmatique pose autrefois dans une pice est rinterroge.

    Souvent il reconstruit des pices, remployant leur effectif : Quatrime Quatuor avec soprano comme le Second Quatuor de Schoenberg ; Terrain : concerto pour violon et l'ensemble d'Octandre de Varse ; On Stellar Magnitudes qui est un Pier-rot Lunaire ; le Trio cordes prolongeant l'opus 45 de Schoen-berg. Mais ce n'est pas l'enveloppe corporelle qui l'intresse,

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    plutt ce que cette pice posait comme problme : clatement du quatuor dans l'opus 10 de Schoenberg et dstabilisation de ce genre sculaire par l'adjonction d'une voix (.Quatrime Quatuor) ; l'expressionnisme et les rapports du texte la musique dans Pierrot lunaire/On Stellar Magnitudes ; l'criture idiosyncrasique de Varse pour les vents, confronte ce qui lui est le plus tranger, un violon solo ; la guitare, dans Kurze Schatten II, dont il utilise les techniques caractristiques : tabla-ture, scordatura, rsonance des cordes vide, pour un dve-loppement polyphonique qui leur est presque antinomique.

    Ce sont des reprises , mais au sens o la couturire reprise un tissu dchir.

    Les post-modernes croient la perfection des uvres du pass, ce pourquoi ils veulent y revenir. Leur angoisse du monde est facilement calme par cette rgression dans l'idal utopique du rvolu. Ferneyhough s'intresse uniquement ce que toute uvre contient d'chec, d'inaboutissement, et ce qu'il en tire n'est pas encore une rponse dfinitive ; simple-ment, s'il a pu la continuer, c'est qu'elle n'tait pas acheve et la sienne non plus ne saurait l'tre.

    Les grandes uvres ne sont jamais prsentes, stables, mais vacillantes l'interface o, un instant, le pass adhre au futur.

    " Les traces du matriau et de la technique donnant nais-sance l'uvre qualitativement nouvelle sont une cicatrice qui marque l'chec des uvres d'art antrieures. En repassant sur ces cicatrices, l'uvre nouvelle se place en opposition aux uvres qui l'ont prcde... La continuit d'une uvre l'autre consiste non pas dans leur succession mais dans leur relation critique -, a crit Adorno, que Ferneyhough cite volontiers.

    En fait, la post-modernit de Ferneyhough est un dialogue avec les uvres du pass reprsentatives d'un genre. A chaque

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    fois, il assume un pan de l'histoire, en fait la synthse critique. En ce sens, il est avant tout schoenbergien : responsable

    devant l'histoire et cherchant le point o elle peut se conti-nuer en se dpassant. Il est un nouveau Schoenberg encore par la nature spontanment polyphonique de son imagination musicale. Mme s'il ne propose pas une solution unique et formalise par une technique aux problmes de la musique de son temps (comme Schoenberg, la dodcaphonie). Schoenbergien encore le vritable missionnariat pdagogique qui le conduit chaque anne Darmstadt, l'Ircam, Royaumont, Szombathely, Akiyosliida, et retour San Diego.., Professorat qui par la multiplicit des lieux o il s'exerce, des lves qu'il forme, s'apparente celui de Schoenberg, jusqu' cet aspect que Ferneyhough souligne dans un texte rcent sur l'ensei-gnement de la composition : J'enseigne peut-tre parce que moi-mme je n'ai pas reu d'enseignement.

    Il est encore un point par lequel Ferneyhough se rapproche de Schoenberg : c'est sa position en porte--faux vis--vis de ses contemporains, Tous deux dfendent une ide de la modernit lie la complexit, dans une poque o la moder-nit se dfinit justement comme un abandon des formes savantes de l'criture pour un retour - l'expressivit directe .

    A ce titre, l'uvre de Ferneyhough est moderne, certes, mais dans le sens ancien...

    Lors d'une confrence sur Adorno, donne Royaumont en 1994, Ferneyhough citait un passage de la Thorie esthtique :

    La Vrit en Art n'est pas le rsultat de la volont expres-sive - car l'expression est surtout le fait de l'individu dsarm qui se donne comme important - ni de la construction [...]. L'intgration totale est une illusion totale. Mais ce processus

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    n'est pas irrversible ; depuis le dernier Beethoven, les artistes qui sont alls le plus loin sur le chemin de l'intgration ont d avoir recours la dsintgration elle-mme. A ce degr de l'volution d'un artiste, le contenu de vrit de l'art dont l'in-tgration tait le vhicule principal se retourne contre l'art lui-mme. C'est prcisment ce moment-l que l'art atteint ses plus grands moments.

    Et Ferneyhough d'enchaner par ce credo :

    J'ai le sentiment qu'une musique pertinente aujourd'hui associerait, selon les propres termes d'Adorno, un sens du chaos, de l'incommensurable et de l'atomis, une volont cratrice d'organisation puissante et de consistance structurelle et stylistique. Une nouvelle "musique informelle" devra avoir travers le spectre de l'organisation matrielle et de la rigueur formelle, et ainsi, sdiment dans sa propre substance les consquences sociales et informationnelles de l'aprs-guerre.

    Je crois que l'ordre et le dsordre coexistent au sein de zones de conflit l'intrieur desquelles les objets musicaux, mergeant aux points nvralgiques de courants provisoires, l'nergie cohrente mais parfois autodestructrice, sont la fron-tire de l'ordre peru et du chaos insaisissable. Ces objets musi-caux, ainsi propulss, apportent leur tour des perspectives momentanment cohrentes la conscience spculative. [...]

    [ La nouvelle musique informelle ] confronterait directe-ment le sujet individuel menac de dsintgration dans la socit occidentale au miroir critique de sa propre dcompo-sition, et prsenterait en mme temps la faible possibilit de la reconstruction du sujet face l'hgmonie, aussi puissante que rigide, des valeurs mercantiles, tant redoute par Adorno... -

  • La musique informelle ( partir d'une lecture d'Adorno) *

    Brian Ferneyhough

    Puisque mon apprciation et mon interprtation person-nelles de la pense d'Adorno ont ncessairement t condi-tionnes, presque exclusivement, par mon exprience et ma pratique de compositeur, je restreindrai mes commentaires, pour la plupart, ce domaine, j 'ai toujours t sceptique l'gard des artistes qui crent selon les prmisses d'un pro-gramme - aussi bien intentionn soit-il ; c'est pourquoi je me sens trs tranger une ambition qui se fixerait pour but de composer de la musique informelle en suivant les dclara-tions (qui plus est assez vagues) d'Adorno ce sujet. Quoi qu'il en soit, adhrer de manire littrale une quelconque liste de prceptes ( supposer qu'elle existe) reviendrait peu ou prou un triste travestissement de cette vision, qu'il avait ardemment pouse, d'une libert esthtiquement consciente d'elle-mme et responsable.

    * Texte d'une confrence prononce Londres, au Gold.smiths Gilleye, le 21 fvrier 199K.

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  • BRIAN FERNEYHOUGH

    Ce fut intressant de relire Vers une musique informelle ' aprs plusieurs annes et de reconnatre, dans les vastes rveries spculatives d'Adorno, un certain nombre d'ides que, un niveau plus personnel, je m'tais formules plu-sieurs reprises, dans une forme toutefois moins lgante et moins loquente. Certainement, depuis le dbut des annes quatre-vingt, j'ai cherch me confronter, pour la reformuler, cette pseudo-dichotomie, au cur des proccupations d'Adorno, entre des formes d'ordre (srielles ou autres) et des moyens prtendument plus subjectifs ou spontans de fixer du sens musical. cette poque, j'avais postul une sorte d'axe dfini par ces deux extrmes, qui sont en grande partie fictionnels, ou du moins totalement non fonctionnels. J'imaginais mme qu'une uvre ou des parties d'une uvre pouvaient tre engendres par des moyens situs en des points spcifiques de cet axe - c'est--dire plus proches de l'un ou l'autre de ces extrmes. J'avais nomm ces extrmes de rfrence : automatique et informel - ; si bien que des lments matriellement identiques - disons, un groupe de triolets de croches - en viendraient fonctionner de manire distincte, au moins en thorie, du fait qu'ils seraient gnrs soit en tant que ralisations de procds contrls au moyen de nombres, soit en tant que figurations et rinscriptions d'une importation smantique sdimente. Je suis sr que l'un des facteurs motivant la position d'Adorno tait le dsir de remettre l'accent sur la possibilit d'une certaine pluri-fonctionnalit, de manire que, dans un contexte esthtique, la comparaison entre des pommes et des oranges soit une possibilit valide.

    Selon ma thorie d'alors, un discours gnr de manire automatique serait pour ainsi dire le vritable mirage ou la trace de ses moyens de production immanents ; et, c'est vrai,

    LA MUSIQUE INFORMELLE

    je ressens personnellement une grande lgret de l'tre inhrente ce qui peut merger ainsi, dans la mesure o plus les moyens sont cohrents et plus le champ des oprations est donc contextuellement dlimit, plus l'idiolecte de l'uvre est capable de soutenir de faon convaincante des absurdits (JJngereimheiten *) perceptives engendres par des sries de mcanismes gnratifs appliqus squentiellement - par exemple, des configurations mlodiques de hauteurs quasi tonales ou modales. Au fond de cette approche, il y avait ma conviction croissante concernant l'appauvrissement fatal des moyens compositionnels auquel ont conduit ces stratgies exclusives de dfinition stylistique, marques par des indices avant tout proscriptifs, qui ont domin le discours moderniste tardif (et qui, d'une manire diffrente mais certainement tout aussi totalisante, dominent l'inclusivit flasque et banale rsul-tant du blanchiment thique postmoderniste) ; indices qui, on le sait, frappaient de proscription des images sonores - char-ges dont on supposait qu'elles ne pouvaient tre intgres ou qu'elles pourraient induire en erreur. Si nous n'attendons rien, nous ne pouvons rien recevoir. Il est plausible que l'un des objectifs les plus pressants d'Adorno concernant la musique informelle aurait t la rabsorption de ces rsidus disperss, sans pour autant s'obliger accepter leurs cadres idologiques autrefois globalisants. L'attirance morbide pour ce type d'acceptation se rencontre trop souvent dans les concerts de musique contemporaine o l'vocation fantoma-tique de tels prsupposs socioculturels dsuets a fini par res-sembler un simple cadre dor authentifiant les vieux matres qu'il contient. Parlant des uvres librement atonales ou expressionnistes du dbut du sicle, Adorno voque leur friction avec quelque chose dont elles ressentent I'altrit, avec laquelle elles ne peuvent s'identifier : - Mais mme des coefficients de friction ne peuvent tre artificiellement prser-

    1. La traduction franaise de ce texte est publie dans Theodor W. Adorno, Quasi una fantasia, Gallimard, 19H2 (Ndt). * En allemand dans le texte (Ndt).

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  • BRIAN FERNEYHOUGH

    vs , ajoute-t-il *. Que tel soit ou non le cas, c'est prcisment ce potentiel de dissonance - qui, log au plus profond de ce que nous entendons par langage musical, nous offre aujour-d'hui de nouvelles possibilits, pourvu que la mthode gn-rative caractrisant l'uvre soit suffisamment lastique pour la fois engendrer et rabsorber l'lment apparemment dis-cordant.

    Cela me conduit au ple oppos de mon axe : 1'. infor-mel . Je n'entends pas par l du matriau surgi, comme par magie, des profondeurs insondables de l' esprit , mais plutt des lments musicaux qui, aussi rigoureusement employs soient-ils par la suite, jouissent dans leur tat originel d'une certaine diffrenciation interne, d'une certaine complexit en termes de relations. Du fait de cette sorte d'- a priori pragma-tique , de tels lments sont en mesure d'entrer en dialogue avec la conscience compositionnelle : ils assignent des valeurs et des critres de pertinence quant leur articulation qui se laissent eux-mmes traiter comme des matriaux en vue d'une manipulation ultrieure. Loin d'tre des donnes < thma-tiques-motiviques unidimensionnelles, de tels lments sont susceptibles de se dplacer sur une chelle reliant ces deux extrmes que sont, d'une part, la quiddit perceptible du matriau et, d'autre part, le vhicule structurel que l'on abs-trait partir de lui. Ainsi, ces lments oprent une mdiation - dialectique au sens d'Adorno - entre des architectures locales et globales du sens.

    II est clair qu'elle n'est pas dnue de problmes, cette mdiation entre, d'une part, des oprations gnres par des nombres (qui donnent lieu des traces pos factum d'actes compositionnels passs), et, d'autre part, des objets, relations ou situations partiellement prdtermins ; mais c'est prcis-ment cette exigence de continuelle impuret qui, du moins

    * Nous avons pris te parti, p;ir souci de cohrence, de retraduire les cita-tions d'Adorno a partir de la traduction anglaise qu'en donne Ferneyhough (Ndty

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    pour moi, donne lieu l'une des forces les plus puissantes, poussant le compositeur dans de nouveaux champs d'" alt-rit . Si, comme je le crains, nous sommes peu capables de changer notre moi fondamental, nous pouvons au moins ten-ter de nous propulser dans des environnements non familiers, o nos ractions habituelles pourraient faire surgir des rsul-tats interactifs tout aussi peu familiers.

    Plus rcemment, j'en suis venu dfinir une forme lgre-ment plus diffrencie d'intersection possible entre les deux extrmes poss par Adorno dans Vers une musique infor-melle. Il me semble que sa condamnation des versions les plus littrales du procd sriel est largement justifie ; mais, en mme temps, on devrait se garder de conclure qu'un rsul-tat insatisfaisant implique ncessairement l'invalidation sans nuance des moyens. Ses mises en garde concernant les ambi-guts internes issues d'une dmarche qui s'en remet totale-ment aux procdures motiviques-thmatiques doivent aussi tre prises au srieux. Dans des uvres comme le Quatuor cordes n 2, j'ai tent de tracer les contours d'un champ de morphologie compositionnelle dans lequel des aspects des deux domaines ont t activement inclus et resynthtiss de manire systmatique. Il y a, d'une part, des constellations de dpart clairement dessines, c'est--dire des gestes intgraux ; et, d'autre part, les traits physionomiques saillants qui dfinis-sent la constitution interne et la cohrence (self-consistency) de ces mmes constellations sont redessins de faon tre en quelque sorte vectoriellement actifs, au sens o leur degr de dfinition est tel qu'il devient possible de les imaginer rduits des quantits paramtriques abstraites, voire projets dans des tats a venir du discours : combins avec d'autres strates semblables, ces traits se ragencent alors pour faire sur-gir des constellations qualitativement nouvelles et distinctes, mais nanmoins comprises comme des consquences (ou du moins des mutations partiellement homologues) de leurs dif-

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  • BRUN FERNEYHOUGH

    frents points de dpart. Quelques exemples de telles carac-tristiques saillantes : une squence ascendante d'intervalles forme par la succession des notes les plus aigus des sous-ensembles d'une constellation ; une chane faite de types d'ar-ticulation (arpge, trmolo, glissando, etc.) susceptibles d'tre permuts, et dont le choix ainsi que l'ordre seraient la fois une fonction et un marqueur d'units d'information lies dans des domaines paramtriques par ailleurs distincts. Puisque ces qualits ne sont pas elles-mmes gnres par des flux abs-traits de donnes ; puisqu'elles sont au contraire suffisamment bien formes et fondes par leur contexte originel pour pou-voir suggrer une multiplicit de drivations cohrentes (self-consistent continuations), il s'ensuit que le compositeur n'est nullement contraint, a priori, dans son interprtation crative de ces figurations. De cette faon, la fcondit des procdures srielles-paramtriques en termes de recombinaisons proti-formes est conserve, tandis que l'on lude les dsavantages les plus vidents de principes motiviques lis de trop prs des contours concrets ritrables. La plupart de mes composi-tions des quinze dernires annes travaillent sur la base de cette hypothse que les objets musicaux et les processus ne sont pas fondamentalement, gntiquement distincts. De mme que des objets, s'ils sont soumis un examen micro-scopique, peuvent tre traduits (devolved) en un certain nombre de composantes discrtes (les moyens employs par Schoenberg pour structurer les thmes de sa premire Sym-phonie de chambre en tmoignent avec vivacit), de mme, des processus musicaux - formant pour ainsi dire les ombres projetes par des objets dans le temps - peuvent en venir remplacer, en tant que continuums dots de tendances agglo-mratives, la fonction de marqueur rfrentiel attache telle contigut monadique et close de gestes donns. Les fadings croiss, les calembours illusionnistes et autres jeux d'esprit dploys de manire intuitive sont ainsi encourags dans un

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    univers o ni la spontanit totale (hypothtique) ni la gn-ration obstinment unidimensionnelle et borne des vne-ments ne sont les seuls concurrents dans cette course l'au-thenticit.

    Un pas de plus sur cette mme voie fut rendu possible par le recours l'informatique en tant qu'outil de production sub-sidiaire. En totale contradiction avec l'ide gnrale selon laquelle l'ordinateur te l'artiste la plus grande part de son autonomie, ma propre exprience souligne fortement l'ide inverse : en systmatisant et en rordonnant catgoriquement l'ensemble de mes propres procdures, j'ai acquis la capacit de les traverser en un temps relativement bref selon toutes les squences opratoires spcifiques qui me sont ncessaires. En composant entirement la main, on est parfois contraint d'accepter la premire ou la seconde meilleure solution pour une longue squence de calculs, simplement en raison du temps et de l'effort investis ; avec l'ordinateur, au contraire, je suis en mesure de crer une relation beaucoup plus tactile, sensuelle et intuitivement immdiate avec ce que pourraient tre les limites inhrentes et les possibilits de toute situation calculatoire donne. Plutt que de commencer travailler d'emble avec des procdures hautement volues propres aux programmes, je suis parti de la reproduction prcise, dans le nouveau mdium, de techniques dj existantes ; j'ai donc t en mesure de construire quelque chose sur les fondations de mes habitudes personnelles pralables, et de garder ainsi un contact proche, immdiat, avec la nature et les limites de la libert cratrice que ces habitudes suggrent. Ainsi, de hauts niveaux de formalisation pralable sont la condition ncessaire pour la ralisation volontairement non formaliste de stratgies compositionnelles.

    Permettez-moi de donner deux exemples illustrant la manire dont ma pratique de l'ordinateur a pu raffiner ma lec-ture de quelques-uns des prceptes d'Adorno :

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  • BRIAN FERNEYHOUGH

    1. Des techniques alatoires contrles me permettent de poser des limites suprieures et infrieures de variations pour nombre de processus, que ce soit une chelle globale ou pour certains vnements lmentaires. Ainsi, des modles identiques' en termes de relations abstraites peuvent tre induits pour gnrer des chanes entires de variantes. Je ne considre certainement pas ces drivs comme pouvant tre subsums sous des principes thmatiques-motiviques , mais ils n'appartiennent pas non plus des catgories dcoulant des desiderata para-sriels ou ponctuels. Ils oprent plutt librement, mais au sein de frontires rigoureusement dfinies ; ils sont le reflet, voire le reflet du reflet, de conditions rela-tionnelles fondamentales et dj complexes - j'aimerais dire " organiques .

    2. J'ai dj dit que l'ordinateur facilite la dfinition de nombre de ralisations diffrentes partir de flux de donnes identiques. Transposes dans une perspective globale, de telles possibilits me permettent de prdfinir une matrice n niveaux au sein de laquelle il existe une relation terme terme entre les ralisations issues de segments de ces flux de donnes (ralisations qui, tout en restant perceptivement dis-tinctes, peuvent tre alignes verticalement pour former un paradigme). Si, de plus, on suppose que les transformations processuelles appliques chaque niveau matriciel donnent, l'audition, des vitesses de changement distinctes selon les niveaux, alors il s'ensuit que, en coupant travers la matrice (en slectionnant un et un seul niveau comme exemplaire de chaque segment), on obtient ce qu'on pourrait appeler une sorte d' archologie musicale , reliant et donnant accs des types largement diffrents de matriaux et de degrs d'volu-tion d'instant en instant. Si nous posons ensuite un ensemble de rgles 0 si..., alors... ) gouvernant l'ordre vraisemblable et la frquence avec lesquels on accde ces strates, une situa-tion est cre dans laquelle une famille de relations approxi-

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    matives merge progressivement et irrgulirement, selon la cohrence moyenne que l'on aura formule sur la base des correspondances syntaxiques perues et du degr relatif d'volution processuelle des composantes. Comme dans la premire Symphonie de chambre de Schoenberg, les thmes ne sont pas des entits immuables, mais plutt des succes-sions mallables de sous-lments auditivement distincts, dont l'ordre et le degr individuel de transformation ouvrent une flexibilit pratiquement illimite.

    Adorno dit : Le problme, toutefois, n'est pas de restau-rer les catgories traditionnelles, mais de dvelopper des qui-valents adapts aux nouveaux matriaux, afin qu'il devienne possible d'excuter de manire transparente les tches qui, auparavant, taient ralises de faon irrationnelle, et, au bout du compte, inadquate.

    Ailleurs, il affirme : Les matriaux mergeront de chaque uvre russie dans laquelle ils entrent comme s'ils naissaient nouveau. Le secret de la composition, c'est l'nergie qui faonne le matriau dans un processus d'appropriation tou-jours croissant.

    Que cet objectif louable puisse tre atteint au mieux en dveloppant et en cultivant un style personnel cohrent (comme je le soutiens) ou par d'autres moyens, encore ind-finis, la pertinence de la vision d'Adorno pour notre situation actuelle reste intacte. C'est son idal de rigoureuse libert - quelle que soit la manire dont elle se construit au cas par cas - qui doit nous servir concentrer nos nergies face l'avenir problmatique qui attend la poursuite du projet moderniste en termes musicaux,

    Traduit de l'anglais par Peter Szendy