Smith,L.J.-[Journal de Stefan-1]Les Origines(2010).OCR.french.ebook.alexandriZ

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L.J. SMITH

JOURNAL DE STEFANTome - 1Traduit de langlais (tats-Unis) par Aude Lemoine

hachette -2-

Photo de couverture/Key Artwork : 2011 Warner Bros. Entertainment Inc. All Rights Reserved. 2010 by Alloy Entertainment and L. J. Smith. Hachette Livre, 2011, pour la traduction franaise. ISBN : 978-2-01-202268-3

Ldition originale de cet ouvrage a paru en langue anglaise chez Harper Teen, an imprint of HarperCollins Publishers, sous le titre : Stefans Diaries : Origins Hachette Livre, 43 quai de Grenelle, 75015 Paris.

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Prologue

Ils lappellent lheure fatale, ce moment, vers la mi-nuit, o tous les humains dorment, lorsque les cratures de lombre peuvent les entendre respirer, sentir leur sang, regarder leurs rves se dployer. cette heure, le monde nous appartient : nous sommes libres de chasser, de tuer, de protger. Cest le moment auquel jprouve lenvie la plus forte de boire. Pourtant, je me retiens. De cette faon, en choisissant pour seules proies des animaux dont le sang jamais ne se prcipite sous leffet du dsir, dont le cur ne palpite pas de joie, des animaux non anims de rves, je garde mon destin en main. Je tiens distance les forces du mal et je parviens matriser mon pouvoir. Cest pourquoi, au cours des nuits o lodeur du sang massaille, sachant que, dune seconde lautre, je pourrais rallier cette force laquelle jai rsist si longtemps et que je continuerai de rejeter pour lternit, il faut que jcrive. En rdigeant mon histoire, en voyant diverses scnes et annes de ma vie sarticuler ainsi les unes par rapport aux autres, comme des perles sur une chane sans fin, je peux rester en contact avec lhomme que jtais autrefois, lpoque o seule la musique du sang battant mes tempes ou frappant ma poitrine me parvenait

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1.

Le jour o mon destin bascula dbuta comme nimporte quel autre. Ctait en aot 1864, un jour de chaleur si oppressante que mme les mouches avaient cess de grouiller autour des curies. Les enfants des domestiques, qui dordinaire batifolaient et se pourchassaient en criant entre deux corves, restaient silencieux. Tout tait calme, lair semblait suspendu au fil dun orage fortement attendu. Laprs-midi, javais prvu de monter ma jument, Mezzanotte, dans la fracheur de la fort qui bordait le domaine de Veritas o jhabitais avec ma famille. Javais gliss un livre dans ma sacoche, bien dcid mclipser, en toute simplicit. Mon t avait pour lessentiel t rythm par ces escapades. Du haut de mes dix-sept ans, je ne tenais pas en place et ntais dispos ni partir au combat aux cts de mon frre, ni couter mon pre mexpliquer comment diriger la proprit. Tous les aprs-midi, le mme espoir mhabitait : savoir que plusieurs heures de solitude maideraient dcouvrir qui jtais vraiment et, surtout, ce que je voulais devenir. Javais termin ma scolarit au lyce de garons au printemps et mon pre mavait contraint repousser mon inscription luniversit de Virginie jusqu ce que la guerre soit termine. Depuis, javais trangement louvoy dans un entre-deux ntant plus un garon mais pas encore un homme non plus, jignorais quoi faire de ma vie. Le pire, cest que je navais personne qui me confier. Mon frre Damon avait ralli les troupes du gnral Groom Atlanta ; la majeure partie de mes amis denfance, quand ils navaient pas eux-mmes rejoint de lointains champs de -5-

bataille, sapprtaient se fiancer ; quant mon pre, il passait le plus clair de son temps enferm dans son bureau. Va faire encore bien chaud ! cria Robert, notre contrematre, depuis lentre de lcurie o il observait deux lads qui essayaient de brider lun des chevaux que Pre avait acquis une vente aux enchres la semaine prcdente. Ouais ! grommelai-je. Autre problme : alors que je mourais denvie de trouver quelquun qui parler, face un interlocuteur je ntais jamais satisfait. Jaurais voulu pouvoir rencontrer une personne qui me comprendrait, avec laquelle je pourrais discuter de la vie en gnral et de la littrature en particulier et pas seulement de mtorologie. Robert tait gentil et ctait lun des conseillers de Pre les plus respects, mais il ne parlait pas, il criait, avec une exubrance telle que mme une conversation de dix minutes risquait de mpuiser. Vous avez entendu la dernire ? me demanda-t-il, abandonnant le cheval pour marcher vers moi. Intrieurement, je lchai un grognement, puis fis non de la tte. Je nai pas lu les journaux. Quest-ce que le gnral Groom a encore fait ? rpondis-je malgr moi. Les conversations sur la guerre me mettaient toujours mal laise. Dune main, Robert protgea ses yeux du soleil tandis quil secouait la tte. Rien voir avec la guerre. Des animaux ont t attaqus. Les Griffin ont perdu cinq poulets. Tous prsentaient une entaille au cou. Je me figeai sur place, les cheveux hrisss sur la nuque. Tout lt, nous avions entendu parler dtranges attaques danimaux survenues dans des plantations voisines. Le plus souvent, les btes taient petites des poulets ou des oies pour la plupart mais, au cours des dernires semaines, quelquun, Robert probablement, aprs quatre ou cinq verres de whisky, avait lanc une rumeur selon laquelle les attaques taient perptres par des tres dmoniaques. Personnellement, je nen croyais pas un mot. Cette histoire ne servait qu me rappeler -6-

encore une fois que le monde dans lequel je vivais ressemblait de moins en moins celui de mon enfance. Tout changeait, que a me plaise ou non. Probablement un chien errant, conclus-je avec un geste impatient de la main pour paraphraser Pre, que javais surpris en pleine discussion avec Robert ce propos quelques jours plus tt. Une brise souffla soudain et les chevaux frapprent du pied avec nervosit. Eh bien, jespre quun de ces chiens errants ne sen prendra pas vous pendant une de vos balades quotidiennes. Sur ces paroles, Robert sloigna grands pas en direction du pturage. Je pntrai dans lcurie, frache et sombre. La respiration rgulire des animaux et leurs brouements me dtendirent aussitt. Jempoignai la brosse de Mezzanotte accroche au mur et commenai lisser sa douce robe couleur de charbon. Elle poussa un petit gmissement de plaisir. Au mme moment, la porte du btiment souvrit et Pre entra. De haute stature, il dgageait une telle force, un tel charisme, que toute personne croisant sa route sen trouvait facilement intimide. Son visage stri de rides nen paraissait que plus autoritaire ; en dpit de la chaleur ambiante, il portait un complet gris. Stefan ? appela-t-il en balayant les stalles du regard. Bien quil ait vcu Veritas toute sa vie dhomme, il navait d mettre les pieds dans les curies que de rares fois, car il prfrait quon lui prpare son cheval et quon le lui amne la porte. Je sortis du box de Mezzanotte et Pre avana prudemment vers le fond de la btisse. Ses yeux se posrent soudain sur moi : jtais gn quil me voie ainsi, couvert de sueur et de crasse. Si nous avons des garons dcurie, ce nest pas pour rien, fils ! Je sais, dis-je avec limpression de lavoir du. Il y a un temps pour tout, y compris pour samuser avec des chevaux. Vient un jour o un garon doit devenir un homme. -7-

Pre donna un coup sec Mezzanotte au niveau du flanc. Elle sbroua et recula dun pas. Je serrai les mchoires et me prparai au traditionnel rcit : mon ge, il avait quitt lItalie pour sinstaller en Virginie, nemportant avec lui que les vtements quil avait sur le dos. Et il stait battu, marchandant jusquau dernier cent, pour pouvoir acheter une petite parcelle de terrain dun demi-hectare environ quil avait transforme par la suite en un domaine deux cents fois plus grand, baptis Veritas ( vrit , en latin). Daprs lui, tant quun homme cherchait la vrit dans sa vie et combattait le mensonge, il navait besoin de rien dautre. Pre sappuya contre la porte de la stalle. Rosalyn Cartwright vient de fter son seizime anniversaire. Elle cherche un mari. Rosalyn Cartwright ? rptai-je. lpoque de nos douze ans, Rosalyn tait partie dans une cole de jeunes filles prs de Richmond ; je ne lavais pas vue depuis une ternit. Ctait une fille efface, aux cheveux chtains et aux yeux marron. Dans mes souvenirs, elle portait toujours une robe de la mme couleur que ses iris. Elle ne mavait jamais fait leffet dtre une fille joyeuse, rieuse comme Clementine Haverford, ou charmeuse et pleine dentrain comme Amelia Hawke, ou encore avec la vivacit desprit et la personnalit taquine de Sarah Brennan. Ce ntait quune ombre larrire du tableau. Si elle stait toujours montre dispose nous suivre dans nos aventures tout au long de notre enfance, jamais elle nen avait initi la moindre. Oui. Rosalyn Cartwright. (Pre madressa un de ses rares sourires, le coin de ses lvres si pinc que ceux qui ne le connaissaient pas auraient pu croire quil affichait une sorte de mpris.) Son pre et moi nous sommes entretenus et nous sommes davis quil sagit de lunion parfaite. Elle ta toujours beaucoup aim, Stefan. Je ne suis pas certain que Rosalyn Cartwright et moi formerions un bon couple, dis-je entre mes dents, avec la sensation que les murs des curies se refermaient sur moi. videmment, Pre et M. Cartwright avaient parl ensemble : lhomme tait propritaire dune banque en ville. Si Pre -8-

formait une quelconque alliance avec lui, il lui serait plus facile de continuer tendre Veritas. Et, tant donn quils avaient discut, autant marier leurs enfants tant quils y taient. Bien sr que non, tu nen es pas certain, fils ! sesclaffa Pre en me donnant une tape dans le dos. Il tait dextrmement bonne humeur. Moi, en revanche, je sentais mon moral chuter en flche mesure quil parlait. Jai press les paupires avec lespoir que tout a ne soit quun mauvais rve. Je ne connais aucun garon de ton ge qui sache ce qui est bon pour lui. Cest bien pour cette raison que tu dois me faire confiance. Jorganise un dner en votre honneur la semaine prochaine. Entre-temps, rends-lui visite. Apprends mieux la connatre. Complimente-la. Quelle tombe amoureuse de toi. Pour finir, Pre prit ma main et enfona une bote dans ma paume. Et moi alors ? Et si je nai pas envie quelle tombe amoureuse de moi ? avais-je envie de rpliquer. Je men abstins et fourrai lcrin dans ma poche arrire sans regarder lintrieur avant de retourner moccuper de Mezzanotte, que je brossai si fort quelle secoua la tte et fit quelques pas en arrire en signe dindignation. Bien content que nous ayons eu cette conversation, fils ! Jattendis que Pre remarque que javais peine ouvert la bouche pour parler et quil se rende compte de labsurdit de la situation : me demander dpouser une fille que je navais pas vue depuis des annes. Pre ? commenai-je, dans lespoir que cela le pousserait ajouter quelque chose qui me dlivrerait du destin quil mavait dj tout trac. Je pense quoctobre serait parfait pour un mariage, dclara-t-il finalement et la porte se referma dans un clac derrire lui. Des larmes de colre me piqurent les yeux. Je repensai mon enfance, aux fois o on nous forait, Rosalyn et moi, nous asseoir lun ct de lautre lors des barbecues du dimanche ou des ftes paroissiales. Le rapprochement forc navait jamais fonctionn et, ds que nous fmes assez grands pour choisir -9-

nous-mmes nos compagnons de jeux, Rosalyn et moi prmes des routes divergentes. Notre relation ne serait en rien diffrente de ce quelle avait t dix ans plus tt, quand nous nous ignorions lun lautre tout en obissant nos parents pour leur faire plaisir. Sauf qu prsent, maperus-je avec horreur, nous serions lis lun lautre pour toujours.

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2.

Le lendemain aprs-midi, je me retrouvai assis sur une chaise dure en velours et au dossier inclin dans le salon des Cartwright. Chaque fois que je changeais de position pour tenter de trouver un peu de confort sur le sige, je sentais le regard de Mme Cartwright, celui de Rosalyn et enfin celui de la bonne peser sur moi. Javais limpression dtre un personnage dans un tableau de muse du type portrait de famille . Lendroit, dans son ensemble, me rappelait le dcor dune pice de thtre : difficile de sy dtendre. Encore plus dy discuter, dailleurs. Pendant les quinze minutes qui suivirent mon arrive, nous avions superficiellement et sans conviction abord les sujets du climat, du nouveau magasin ouvert en ville et de la guerre. Aprs, de longs blancs staient installs, rompus par le seul son creux des aiguilles tricoter de la bonne. Je jetai nouveau un il Rosalyn dans lespoir de trouver un compliment formuler. Elle avait un visage jovial, avec une fossette au menton et de petits lobes doreilles symtriques. Au vu du demicentimtre de cheville que japercevais sous lourlet de sa robe, elle semblait avoir des os fins. Tout coup, je ressentis une douleur vive la jambe. Je laissai chapper un cri, puis regardai par terre, o un minuscule chien au poil roux de la taille dun rat, pas beaucoup plus, avait plant ses crocs pointus dans ma chair, au niveau de ma cheville. Oh, cest Penny ! Elle veut juste dire bonjour, nest-ce pas, Penny ? roucoula Rosalyn. Elle prit le petit animal dans ses bras. Le chien me fixa droit - 11 -

dans les yeux en continuant montrer les dents. Je menfonai plus profondment dans mon sige. Elle est euh jolie, commentai-je, sans saisir lintrt davoir un chien si petit. Dans mon esprit, les chiens taient censs vous tenir compagnie quand vous partiez chasser, pas faire office de dcoration assortie aux meubles. Cest vrai, vous trouvez ? (Rosalyn leva les yeux vers moi, en extase.) Cest ma meilleure amie et je dois avouer quen ce moment je suis terrifie lide de la laisser sortir, avec toutes ces histoires danimaux tus ! Nous sommes terrorises, Stefan, cest moi qui vous le dis ! intervint aussitt Mme Cartwright tandis quelle lissait le corset de sa robe bleu marine. Je ne comprends pas le monde dans lequel nous vivons. En tant que femmes, nous ne pouvons mme plus mettre un pied dehors. Jespre quil ne sen prendra pas nous, peu importe de quoi il sagit. Parfois, mme en plein jour jai peur de sortir, ajouta Rosalyn, qui tenait sa chienne bien serre contre elle. (La chienne jappa et sauta de ses genoux.) Sil arrivait quoi que ce soit Penny, jen mourrais. Je suis certain quil ne lui arrivera rien. Et puis, les attaques ont eu lieu dans les fermes environnantes, pas en ville, dis-je sans conviction pour tenter de la rassurer. Stefan ? minterpella sa mre de sa voix perante, la mme quelle prenait autrefois pour nous rprimander, Damon et moi, lorsque nous chuchotions pendant la messe. (Elle avait les traits tirs et on aurait dit quelle venait de mordre dans un citron.) Ne trouvez-vous pas que Rosalyn est particulirement en beaut aujourdhui ? Oh si, mentis-je. Lintresse portait une robe dun brun terne, assorti au chtain de ses cheveux. Des boucles au ressort fatigu tombaient sur ses frles paules. Sa tenue tranchait avec les teintes du salon, meubl en chne, avec des chaises tapisses de brocart et des tapis orientaux qui se chevauchaient sur le parquet luisant. Au fond de la pice, dans un coin, au-dessus de la tablette de chemine en marbre, trnait un portrait de - 12 -

M. Cartwright. Il donnait limpression de me toiser, son visage anguleux marqu par laustrit. Je lui dcochai un regard curieux. Contrairement sa femme, bien en chair et au visage rougeaud, lhomme avait le teint ple et un corps menu, avec des yeux lgrement menaants qui rappelaient ceux des vautours qui avaient tournoy au-dessus du champ de bataille lt dernier. tant donn le physique de ses parents, Rosalyn sen tirait plutt bien, finalement. La jeune fille rougit. Sur le bord de ma chaise, je bougeai lgrement et sentis le petit crin dans ma poche arrire. La veille, incapable de trouver le sommeil, javais jet un coup dil la bague et lavais reconnue tout de suite : une meraude sertie de diamants, fabrique par le meilleur joaillier de Venise et porte par ma mre jusquau jour de sa mort. Alors, Stefan, que pensez-vous du rose ? me demanda Rosalyn, me tirant par la mme occasion de ma rverie. Je vous prie de mexcuser ? Mme Cartwright madressa un regard courrouc. Le rose ? Pour le dner de la semaine prochaine. Cest tellement gentil votre pre de lorganiser. Les joues cramoisies, Rosalyn fixa le sol. Je pense que le rose vous irait ravir, mais vous serez trs belle quoi que vous portiez, commentai-je avec raideur, tel un acteur qui rcite son texte appris par cur. Mme Cartwright approuva dun sourire tandis que la petite chienne courait vers elle pour bondir sur un coussin ses cts. La femme se mit caresser sa fourrure. Lair du salon parut soudain se charger dune chaleur humide. Le mlange des parfums curants de la mre et de la fille me tournait la tte. En vitesse, je regardai la vieille pendule du grand-pre, dans le coin. Il y avait cinquante-cinq minutes seulement que jtais l et javais pourtant limpression que cela faisait cinquante-cinq ans. Je me mis debout, les jambes flageolantes. Jai t ravi de vous rendre visite, madame et mademoiselle Cartwright, mais vous me verriez extrmement confus dempiter plus avant sur le reste de votre aprs-midi. Merci. (La matresse de maison hocha vivement la tte - 13 -

sans bouger de son canap.) Maisy va vous raccompagner. Elle leva le menton vers la bonne qui stait assoupie sur son tricot. Je poussai un soupir de soulagement en quittant la maison. Lair rafrachit ma peau moite ; jtais bien content de ne pas avoir demand notre cocher de mattendre. Je pourrais ainsi mettre de lordre dans mes ides le temps du trajet de trois kilomtres. Le soleil allait doucement se perdre lhorizon. Lair tait satur dun parfum de chvrefeuille et de jasmin. Je portai mon regard en direction de Veritas tout en gravissant la colline grandes enjambes. Des lys en fleur entouraient les hautes vasques qui balisaient la voie jusqu la porte dentre. Les colonnes blanches du fronton rflchissaient lorang du soleil couchant et la surface lisse de ltang luisait au loin. Jentendais lcho des cris des enfants des domestiques qui jouaient dans les quartiers de leurs parents. Cette proprit, ctait chez moi. Je ladorais. Mais je ne pouvais me rsoudre la partager avec Rosalyn. Jenfonai mes poings au fond de mes poches et donnai un coup de pied furieux dans un caillou, sur la route. lextrmit de lalle, je marquai une pause. Une calche que je ne reconnaissais pas tait gare devant la maison. Je lexaminai avec curiosit les visiteurs taient rares chez nous quand un cocher aux cheveux blancs sauta de son sige pour ouvrir la porte du vhicule. Une superbe femme au teint ple et aux boucles brunes qui tombaient en cascade en sortit. Elle portait une robe blanche bouffante, avec un ruban couleur pche nou autour de sa taille de gupe. Un chapeau de la mme couleur pos sur sa tte dissimulait ses yeux. Comme si elle avait senti mon regard, elle se tourna vers moi. Inconsciemment, ma mchoire tomba : la femme ntait pas belle, elle tait sublime, divine, poustouflante de beaut. Mme vingt mtres de distance, je pouvais voir ses paupires papillonner sur des yeux de braise et ses lvres roses se plisser dans un petit sourire. Ses doigts allongs touchrent le collier came bleu qui ornait sa gorge geste que jimitai par rflexe, imaginant quelle sensation provoquerait sa petite main sur ma propre peau. - 14 -

Ensuite, elle se retourna nouveau et une femme sa domestique, probablement mergea de la calche puis se mit frotter ses jupes. Bonjour ! lana linconnue. Bonjour rpondis-je dune voix rauque. En inspirant, je dtectai un mlange enttant de parfums de gingembre et de citron. Je mappelle Katherine Pierce. Et vous tes ? demanda-telle avec espiglerie. Elle avait parfaitement conscience du fait que sa beaut me coupait le souffle. Quant moi, je ne savais pas si je devais me sentir mortifi ou reconnaissant de la voir engager la conversation. Katherine, rptai-je lentement, et l je me souvins. Pre avait voqu des amis damis Atlanta. Leurs voisins avaient pri dans lincendie de leur maison pendant le sige du gnral Sherman, laissant pour seule survivante une jeune fille de seize ans sans famille. Immdiatement, Pre avait propos de lhberger dans notre seconde maison, btiment annexe que nous rservions nos invits. Tout cela avait paru trs mystrieux et romantique et, lorsque Pre men avait parl, javais lu dans ses yeux quel point lide de secourir une jeune orpheline lui plaisait. Oui, acquiesa-t-elle, les yeux scintillants. Et vous vous appelez Stefan ! mempressai-je de terminer. Stefan Salvatore. Je suis le fils de Giuseppe. Jai t dsol dapprendre la tragdie qui sest abattue sur vos proches. Merci. (Ses yeux, tout coup, sassombrirent.) Cest trs gentil vous et votre pre de nous accueillir, ma demoiselle de compagnie, Emily, et moi. Je ne sais pas comment nous aurions fait sans vous. Ce nest rien du tout. (Soudain, je fus pris dun rflexe de protection.) Vous logerez dans lannexe. Vous voulez que je vous montre le chemin ? Nous allons nous dbrouiller. Merci, Stefan Salvatore. (Katherine suivit le cocher qui portait un gros coffre en direction de la maison, situe lgrement en retrait de la - 15 -

rsidence principale. Ensuite, elle se retourna pour me fixer droit dans les yeux.) Ou bien dois-je vous appeler Stefan le Sauveur ? Aprs un clin dil, elle fit volte-face. Je lobservai alors quelle avanait dans le soleil couchant, sa servante sur les talons. Ce jour-l, je sus que ma vie ne serait plus jamais la mme.

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3.

Le 21 aot 1864 Je narrte pas de penser elle. Si je ncris pas son nom, cest parce que je nose mme pas. Elle est si belle, envotante, part. Lorsque je suis avec Rosalyn, je suis le fils de Giuseppe, le garon Salvatore au mme titre que Damon, avec lequel je suis interchangeable. Je sais que a serait compltement gal aux Cartwright si Damon prenait ma place. Si cest moi, cest juste parce que Pre savait pertinemment que Damon naccepterait jamais un tel arrangement tandis que je dirais oui, comme toujours. Mais quand je lai vue, avec sa silhouette lance, ses lvres rouges, ses yeux aux paupires papillonnantes, tristes et exalts la fois jai eu limpression dtre enfin moi-mme, Stefan, tout simplement. Il faut que je sois fort. Que je la considre comme une sur. Cest de ma future femme quil faut que je tombe amoureux. Mais voil : je crains quil ne soit dj trop tard Rosalyn Salvatore Je gotai les mots en pense alors que je passais la porte, prt aller accomplir mon devoir en rendant une seconde visite ma promise. Je mimaginai vivre avec Rosalyn dans la maison annexe ou dans une rsidence plus modeste que mon pre nous aurait fait btir en guise de cadeau de mariage , moi travaillant longueur de journe, absorb dans les livres de comptes de mon pre, prs de lui, dans son bureau lodeur de renferm, pendant quelle soccuperait des enfants. De toutes mes forces, jessayai dtre transport de joie cette ide, mais tout ce que jprouvai se limitait de leffroi et - 17 -

me glaait le sang. Jempruntai le vaste chemin qui cernait Veritas et levai les yeux, lair min et songeur, sur la petite demeure qui jouxtait la ntre. Je navais pas revu Katherine depuis son arrive, la veille. Pre avait envoy Alfred la convier dner avec nous, mais elle avait dclin linvitation. Javais pass la soire regarder par la fentre en direction de lannexe, mais navais pas aperu la moindre lueur de chandelle. Si je navais pas su quEmily et elle avaient emmnag, jaurais pu croire que la maison tait inoccupe. Pour finir, je mtais couch sans cesser une seule seconde de me demander ce que Katherine pouvait bien faire et si elle avait besoin de rconfort. Je me forai dtacher mes yeux des stores baisss ltage pour descendre lalle en tranant les pieds. Sous mes semelles, le chemin en terre tait dur, le sol craquel : une bonne averse, voil ce dont nous avions besoin. Sans brise, lair paraissait fig. Pas une me qui vive lhorizon et pourtant, au fur et mesure que javanais, mes cheveux se hrissaient dans mon cou, et jeus soudain la dsagrable sensation dtre suivi. Aussitt, les mises en garde de Robert au sujet de mes balades solitaires me revinrent lesprit. Ho h ? appelai-je brusquement en faisant volte-face. Je sursautai. quelques mtres de moi seulement, appuye contre lune des statues danges qui bordaient lalle, se tenait Katherine. Elle portait une capeline blanche qui protgeait sa peau ivoire et une robe blanche clairseme de minuscules boutons de rose. En dpit de la chaleur, sa peau claire semblait aussi frache que ltang par un matin de dcembre. Elle madressa un sourire qui rvla des dents blanches parfaitement alignes. Javais espr que vous me feriez faire le tour du propritaire, mais il semble que vous ayez dautres engagements. En entendant ce mot, je sentis mon cur marteler ma poitrine et lcrin, dans ma poche, peser soudain une tonne. Je nai pas Non. Je veux dire balbutiai-je, je peux rester. Non non. (Katherine secoua la tte.) Jhabite dj votre - 18 -

seconde maison. Je ne vais pas, en plus, abuser de votre temps. Elle leva un sourcil en forme daccent circonflexe. Jamais auparavant je navais rencontr une fille qui semblait si sre delle et bien dans sa peau. Je fus pris de lenvie subite de sortir prcipitamment la bague de ma poche pour la prsenter Katherine, genoux. Cependant, je pensai tout coup Pre et mobligeai laisser ma main o elle tait. Puis-je au moins faire un bout de chemin avec vous ? minterrogea-t-elle en balanant son ombrelle davant en arrire. Nous longemes la route comme lauraient fait deux camarades, si ce nest que je ne cessais de jeter de tous cts des regards inquiets, incapable de comprendre comment Katherine pouvait rester aussi dtendue alors quelle se promenait seule avec un homme. Peut-tre tait-ce li au fait quelle tait orpheline, livre elle-mme dans ce vaste monde ? Quelle quen soit lexplication, jprouvais de la reconnaissance face tant de dcontraction de sa part. Un faible vent nous enveloppa. Des effluves de son parfum citron-gingembre memplirent les narines ; jaurais pu mourir sur place, l, heureux, prs de Katherine. Ma simple prsence ses cts me rappelait que, mme si je ne pouvais pour ma part y avoir accs, la beaut et lamour existaient sur terre. Je crois que je vais vous rebaptiser Stefan le Silencieux, dcida Katherine tandis que nous marchions sous les chnes qui marquaient la frontire entre la petite ville de Mystic Falls et les plantations environnantes. Je suis dsol commenai-je, terrifi la perspective de paratre aussi ennuyeux et terne Katherine que Rosalyn me le semblait moi. Vous savez, nous navons pas lhabitude des trangers Mystic Falls. Et cest difficile pour moi de discuter avec quelquun qui ne connat pas dj tout de mon histoire. Je suppose quen plus je ne veux pas vous ennuyer. Aprs Atlanta, vous devez trouver la vie ici bien calme, jen suis certain. linstant o je prononai ces paroles, je me sentis affreusement gn : ses parents taient dcds Atlanta, et je parlais comme si elle avait quitt une vie trpidante pour venir vivre dans notre rgion ! Je me raclai la gorge : - 19 -

Enfin, je nai pas voulu dire que vous regrettiez la vie Atlanta ou que vous naviez pas de bonnes raisons de vouloir vous en loigner. Katherine sourit. Merci, Stefan. Cest trs gentil. Au ton de sa voix, je compris quelle ne souhaitait pas sattarder sur la question. Nous continumes en silence pendant un bon moment. Volontairement, je faisais de petits pas afin que Katherine puisse suivre. Aprs, sans que je sache sil sagissait dun accident ou dun geste intentionnel de sa part, elle me toucha le bras du bout des doigts. Ils taient glacs malgr lair humide. Pour votre information, il ny a rien que je trouve ennuyeux chez vous. Tout mon corps senflamma. Je me concentrai sur la route qui montait devant moi, faisant mine de dcider quel serait le meilleur itinraire, alors quen ralit je tentais de dissimuler mon moi Katherine. La bague pesa nouveau bien lourd au fond de ma poche. Plus lourd que jamais. Je me tournai pour faire face Katherine. Pour lui dire quoi, je nen tais pas vraiment sr, mais dj elle avait disparu. Katherine ? lappelai-je, la main en visire pour me protger du soleil. Jattendis que son rire mlodieux slve du sous-bois en bordure de la route, mais tout ce que jentendis fut lcho de ma voix. Elle stait volatilise.

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4.

Je ne rendis pas visite aux Cartwright ce jour-l. la place, aprs avoir cherch partout sur la route, je parcourus toute allure les cinq kilomtres qui me sparaient de la maison, redoutant que Katherine ait pu tre trane de force dans la fort par une main inconnue, la main de la crature qui terrorisait les plantations de la rgion. En arrivant, pourtant, je la trouvai assise sur la balancelle du porche discuter avec sa femme de chambre, un verre de limonade couvert de bue prs delle. Sur son teint ple, ses yeux langoureux donnaient limpression que jamais de sa vie elle navait couru. Comment avait-elle fait pour rejoindre lannexe avec une telle rapidit ? Cela me dmangeait daller lui poser la question sans attendre, mais je me retins : je passerais pour un fou, songeai-je alors quun tourbillon de penses continuait faire rage dans ma tte. cet instant, Katherine leva les yeux et les abrita dune main. Dj rentr ? lana-t-elle, comme si elle tait surprise de me voir. Sans une parole, je hochai la tte tandis quelle quittait la balancelle pour pntrer dans la maison. Le lendemain, limage de son visage souriant revint me hanter maintes reprises tandis que je mobligeais aller voir Rosalyn. Ce fut encore pire que la premire fois. Mme Cartwright sassit juste ct de moi sur le canap et, au moindre de mes changements de position, elle carquillait les yeux pour me signifier de donner la bague de fianailles sa fille. Javais russi articuler deux ou trois questions propos - 21 -

de Penny, des chiots quelle avait eus en juin et de lavance du travail dHonoria Fells, la couturire de la ville, sur la robe rose de Rosalyn. Cependant, malgr tous mes efforts, je cherchais la premire occasion de mchapper afin daller passer du temps avec Katherine. Pour finir, je baratinai une excuse propos du danger quil y aurait rentrer chez moi de nuit. Daprs Robert, dautres animaux avaient t tus, y compris le cheval de George Brower, juste devant chez lapothicaire. Jprouvai presque de la culpabilit voir Mme Cartwright me mettre quasiment la porte ; croire que je partais pour la guerre et non pas pour chez moi, cinq kilomtres seulement de l. De retour au domaine, je fus trs du de ne trouver Katherine nulle part. Je mapprtais rebrousser chemin en direction des curies pour aller brosser Mezzanotte lorsque jentendis des clats de voix en provenance des fentres ouvertes de la cuisine de la rsidence principale. Jaimerais bien voir a : quun de mes fils me dsobisse ! Tu dois repartir, reprendre ta place sur cette terre. Ctait la voix de Pre, colore de son accent italien dautant plus prononc lorsquil tait trs furieux. Ma place est ici. Larme, ce nest pas pour moi. Quy a-t-il de mal suivre mes propres dsirs ? sleva une autre voix, pleine de confiance, de fiert et de colre mles. Damon. Mon cur semballa alors que jentrai dans la cuisine et trouvai mon frre. Ctait mon ami le plus proche, la personne que jadmirais le plus au monde plus encore que Pre, mme si jamais je naurais os le formuler voix haute. Je ne lavais pas vu depuis un an, lorsquil avait rejoint les troupes du gnral Groom. Il paraissait plus grand et ses cheveux semblaient avoir fonc. Dans son cou, sa peau bronze arborait une multitude de taches de rousseur. Je lentourai de mes bras, content dtre rentr la maison au moment opportun. Pre et lui ne staient jamais entendus et, lors de leurs disputes, ils en venaient souvent aux mains. Grand frre ! Notre treinte termine, il me flanqua une gnreuse tape - 22 -

dans le dos. Je nen ai pas fini avec toi, Damon ! le prvint notre pre avant de battre en retraite vers son bureau. Damon se tourna pour me faire face. Pre ne change pas, ce que je vois. Il nest pas si terrible ! Je me sentais mal de ne pas prendre davantage la dfense de Pre, mais mes fianailles forces avec Rosalyn me mettaient en colre. Tu viens darriver ? demandai-je pour changer de sujet. Damon sourit. Des ridules se formrent au coin de ses yeux, impossibles remarquer pour qui ne connaissait pas leur existence. Il y a une heure. Je ne pouvais tout de mme pas rater lannonce des fianailles de mon frre cadet, nest-ce pas ? rpondit-il, une pointe de sarcasme dans la voix. Pre ma racont. On dirait quil compte sur toi pour perptuer le nom de la famille. Et puis, imagine, dici le bal des Fondateurs tu seras mari ! Cette perspective me crispa. Javais compltement oubli ce bal. Ctait lvnement de lanne : Pre, le shrif Forbes et le maire Lockwood le prparaient depuis des mois. Moiti occasion pour les habitants de profiter des derniers jours de lt, moiti opportunit pour les lus de la ville de se donner des tapes dans le dos, le bal des Fondateurs avait toujours figur au palmars de mes traditions de Mystic Falls prfres. prsent, javais envie de le fuir comme la peste. Damon dut dtecter mon inconfort, car il se mit fouiller dans son sac dos en toile. Il tait crasseux, avec une tache dans un des coins qui ressemblait du sang. Il sortit finalement une grosse balle en cuir difforme, plus large et allonge quune balle de base-ball. a te dit de jouer ? lana-t-il en la faisant passer dans une main puis dans lautre. Cest quoi ? Un ballon de football. Avec les autres, on joue quand on nest pas sur le champ de bataille. a te fera du bien. Tu as besoin de prendre des couleurs. Et puis, il ne faudrait pas que tu - 23 -

te ramollisses, dclara-t-il en imitant si bien la voix de mon pre que je ne pus mempcher de rire. Damon sortit et je lui embotai le pas tout en enlevant ma veste en lin. Soudain, le soleil semblait briller plus fort, lherbe sadoucir tout mapparaissait sous un meilleur jour que quelques minutes plus tt. Attrape ! scria Damon, me prenant par surprise. Je levai les bras et rceptionnai le ballon contre ma poitrine. Une voix de femme sleva brusquement : Je peux jouer ? Katherine. Elle portait une robe fourreau dt toute simple, couleur lilas. Ses cheveux taient ramasss dans un chignon qui arrivait la base de son cou. Je remarquai que ses yeux foncs saccordaient la perfection avec le collier came bleu brillant qui reposait dans le creux de sa gorge. Un fantasme sempara de moi : jenlaais mes doigts aux siens, si dlicats, avant dembrasser son cou la blancheur vive. Je me forai finalement dtacher mon regard delle. Katherine, je vous prsente mon frre, Damon. Damon, voici Katherine Pierce. Elle loge chez nous, expliquai-je avec raideur tandis que jexaminais tour de rle mon frre et notre pensionnaire, tentant dinterprter la raction de Damon. Les pupilles de Katherine dansaient comme si elle trouvait mon excs de formalisme incroyablement amusant. Mme chose pour mon frre. Damon, vous mavez lair dtre aussi gentil que votre frre, commenta-t-elle avec un accent du Sud forc. Bien que ce soit le genre de phrase que nimporte quelle fille du comt aurait prononce pour sadresser un homme, venant de Katherine, elle paraissait vaguement moqueuse. a, lavenir nous le dira. (Damon sourit.) Alors, petit frre, que penses-tu de laisser Katherine se joindre nous ? Je nen sais rien. Quelles sont les rgles du jeu ? hsitai-je subitement. Des rgles ? Pour quoi faire ? Sur ces paroles, Katherine nous dcocha un de ses sourires parfaits. Je fis tourner le ballon dans ma main. - 24 -

Mon frre y va fort quand il joue, dclarai-je pour la mettre en garde. Quelque chose me dit quil va trouver plus fort que lui. En un clair, Katherine me vola le ballon des mains. Tout comme la veille, les siennes taient froides, voire glaciales, en dpit de la temprature de laprs-midi. son contact, je sentis une dcharge lectrique parcourir mon corps jusquau cerveau. Le perdant devra prparer mes chevaux ! cria-t-elle tandis que le vent faisait battre ses cheveux derrire elle. Damon la regarda courir, puis il leva un sourcil interrogateur mon intention. Visiblement, elle attend que nous lui courions aprs. Alors, Damon enfona ses talons dans le sol et slana, son corps puissant dvalant la colline en direction de ltang. Pass une seconde, je cavalai mon tour. Le vent me sifflait aux oreilles. Je vous aurai ! mcriai-je. Je naurais pas dit autre chose si javais eu huit ans et que javais t en train de jouer avec des filles de mon ge. Sauf quen loccurrence je me rendais compte que lenjeu tait autrement plus important. Plus que jamais, en fait.

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5.

Le lendemain matin, je me rveillai avec lannonce par une des domestiques de Rosalyn de la terrible nouvelle : Penny, sa chienne bien-aime, avait t attaque. Mme Cartwright me convoqua sur-le-champ dans les appartements de sa fille, au prtexte que Rosalyn tait inconsolable. Je tentai de lapaiser, mais les sanglots qui la secouaient jamais ne cessrent. Tout ce temps, Mme Cartwright madressa des regards de dsapprobation, lair de dire : Vous pourriez faire mieux pour remonter le moral de Rosalyn ! Vous mavez moi, me risquai-je mme avec brusquerie, un moment. Sur ces paroles, Rosalyn jeta ses bras autour de mon cou et versa tant de larmes sur mon paule quelles laissrent une trace humide sur ma veste. Je mefforai de compatir, mais je commenais perdre patience quelle ne se soit toujours pas ressaisie. Aprs tout, je navais jamais pleur de cette manire au dcs de ma mre. Pre ne me laurait pas permis. Il faut que tu sois fort, que tu te battes, mavait-il dit le jour de lenterrement. Et javais obi. Je navais pas pleur lorsque, une semaine seulement aprs la mort de Mre, Cordelia, notre nourrice, avait, sans rflchir, commenc chanter la berceuse en franais que Mre chantait toujours. Ni quand Pre avait fait enlever le portrait de Mre qui tait accroch dans le vestibule. Ni mme lorsque Artemis, le cheval prfr de Mre, avait d tre abattu. Tu as vu la chienne ? demanda Damon alors que nous marchions vers la ville pour nous rendre la taverne, ce soir-l. - 26 -

lapproche du dner au cours duquel jtais cens faire ma demande en mariage officielle Rosalyn, nous avions lintention daller boire un whisky afin de clbrer mes noces imminentes. En tout cas, ctait le nom que leur avait donn mon frre, en forant son accent tranant du Sud, caractristique des habitants de Charleston, et en remuant les sourcils en mme temps. Je tentai de sourire comme sil sagissait dune bonne blague, mais je savais pertinemment que, si jouvrais la bouche pour parler, je ne pourrais dissimuler mon dsarroi de devoir me marier avec Rosalyn. Je navais rien contre elle. Cest juste que ce ntait pas Katherine. Je repensai Penny. Oui. Elle avait une entaille dans le cou mais, quel que soit lanimal qui la tue, il ne la pas fait pour ses entrailles. tonnant, nest-ce pas ? dis-je en allongeant le pas pour ne pas me laisser distancer. Larme lavait rendu plus fort et plus rapide. Nous vivons une trange poque, petit frre, rpondit Damon. Cest peut-tre un coup des Yankees1, plaisanta-t-il, un sourire suffisant aux lvres. Tandis que nous descendions les rues paves, je remarquai que des affiches taient placardes la plupart des portes. On offrait une rcompense de cent dollars toute personne qui trouverait la bte sauvage qui se cachait derrire toutes ces attaques. Je fixai laffiche. Si ctait moi qui mettais la main sur lanimal, avec largent jachterais un billet de train pour Boston ou New York ou nimporte quelle autre grande ville dans laquelle personne ne nous connatrait, ni moi ni Rosalyn Cartwright. Je souris en moi-mme. Ctait le genre de choses que Damon aurait pu faire : il ne se souciait jamais des consquences de ses actes ou de ce que pouvaient ressentir les gens autour de lui. Je mapprtais lui montrer laffiche pour savoir quoi il emploierait largent de la rcompense quand je vis quelquun nous adresser de grands signes devant la boutiqueHabitants des tats non scessionnistes de lUnion (galement appels nordistes) pendant la guerre de Scession amricaine. (Toutes les notes sont de la traductrice.)1

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de lapothicaire. Ce sont les frres Salvatore ? lana une voix en haut de la rue. Je plissai les yeux dans la lumire du crpuscule et reconnus Pearl, debout devant la vitrine de son magasin, avec sa fille Anna. Pearl et Anna avaient elles aussi t victimes de la guerre : le mari de Pearl avait pri au cours du sige de Vicksburg, au printemps de lanne dernire. En suite de quoi Pearl avait emmnag Mystic Falls, o elle tenait la pharmacie, toujours pleine. Jonathan Gilbert, en particulier, sy trouvait immanquablement chaque fois que jy passais, se plaindre de quelconques douleurs ou la recherche de tel ou tel remde. La rumeur courait en ville quil avait un petit faible pour lapothicaire. Pearl, vous vous souvenez de mon frre, Damon ? lui disje alors que nous traversions la place pour aller la saluer. Lintresse hocha la tte en souriant. Son visage, dnu de rides, avait inspir aux filles du coin un jeu consistant dterminer son ge. Sa fille avait seulement quelques annes de moins que moi, et elle ne pouvait donc pas tre si jeune que a. Eh bien, vous tes aussi beaux lun que lautre, commentat-elle navement. Anna et sa mre se ressemblaient comme deux gouttes deau et lorsquelles taient ainsi, cte cte, on aurait pu les prendre pour des surs. Anna, vous tes de plus en plus jolie. Vous avez lge daller danser, maintenant ? voulut savoir Damon, les yeux ptillants. Je ne pus rprimer un sourire. Damon ne reculait devant rien, pas mme devant la tentation de charmer la mre et la fille. Presque, rpondit Anna, et ses yeux tincelrent cette ide. quinze ans, les filles taient autorises rester table tout le long du dner et couter les musiciens entonner une valse. Pearl se servit dune cl en fer forg pour fermer son magasin, puis elle se tourna vers nous. Damon, pouvez-vous me rendre un service et veiller sur - 28 -

Katherine demain soir ? Elle est adorable et enfin, vous connaissez la manie quon a ici de parler des trangers. Personnellement, je la connaissais Atlanta. Je vous le promets, fit-il sur un ton solennel. Je me raidis cette ide. Damon servirait-il de cavalier Katherine le lendemain soir ? Je naurais pas cru quelle viendrait la soire. La perspective de faire ma demande en mariage devant elle me semblait absolument impossible. Seulement, avais-je le choix ? Pouvais-je dire Pre que Katherine ntait pas la bienvenue ou ne pas demander Rosalyn de mpouser ? Amusez-vous bien ce soir, les garons, nous lana Pearl, interrompant ainsi ma rverie. Attendez ! mcriai-je soudain, oubliant un instant le sujet du dner. Pearl pivota, une expression de perplexit sur le visage. Il fait nuit et, avec ces nouvelles attaques, vous ne voulez pas que nous vous raccompagnions la maison, mesdames ? Lapothicaire refusa dun signe de tte. Anna et moi sommes des femmes fortes. Nous navons rien craindre. En outre (Elle rougit et lana des regards tout autour comme si elle avait peur quon ne surprenne sa conversation.) Je crois que Jonathan Gilbert va peut-tre nous raccompagner. Merci quand mme de vous inquiter. Damon agita ses sourcils et laissa chapper un sifflement peine audible. Tu sais quel effet me font les femmes fortes, chuchota-t-il. Damon, fais attention ce que tu dis, grondai-je en le tapant sur lpaule. Aprs tout, il ntait plus sur un champ de bataille. Ici, ctait Mystic Falls et les gens aimaient les rumeurs quil sagisse de les initier ou de les rpandre. Avait-il dj oubli ? Entendu, tante Stefan ! me taquina mon frre dune voix subitement haut perche. Incapable de rprimer un rire, je continuai sur ma lance et le frappai nouveau, sur le bras cette fois. Mon coup de poing, bien que lger, me fit du bien : il me permit de librer une partie de ma jalousie lide quil puisse servir de cavalier Katherine - 29 -

au dner. Bien videmment, il me frappa en retour avec bonhomie et, sil navait pas ouvert la porte en bois de la taverne de Mystic Falls, le jeu aurait tourn la traditionnelle bagarre fraternelle. Aussitt, la voluptueuse serveuse rousse, derrire son comptoir, nous gratifia dun sourire complice. Damon avait de toute vidence pass quelques bonnes soires dans ces lieux. Nous nous fraymes un passage vers le fond de ltablissement. La salle, remplie dhommes en uniforme, sentait la sueur et la sciure de bois. Certains dentre eux avaient la tte bande, dautres un bras en charpe, dautres encore sautillaient vers le comptoir sur des bquilles. Japerus Henry, un soldat la peau mate qui avait pratiquement lu domicile la taverne, o il passait son temps boire du whisky dans un renfoncement. Robert mavait racont deux ou trois choses son propos, notamment quil nadressait jamais la parole personne et que pas une fois on ne lavait vu la lumire du jour. La rumeur disait quil avait peut-tre un rapport avec les attaques, mais comment tait-ce possible sachant quil ne quittait jamais ltablissement ? Je dtachai mes yeux de lui pour examiner le reste de la salle. Dans un coin, des hommes plus gs, serrs autour dune table, jouaient aux cartes et buvaient du whisky, loppos dun groupe de femmes. Je devinais sans peine, en juger par leur rouge joues et leurs ongles vernis, quelles ntaient pas du genre frquenter nos amies denfance, Clementine Haverford et Amelia Hawke. Alors que je passais, lune dentre elles meffleura le bras. a te plat ? me demanda Damon, qui cartait du mur une table en bois, un sourire amus aux lvres. Je crois, oui. Je me laissai tomber sur le banc en bois dur et repris mon observation des lieux. Le fait dtre entr dans la taverne me donnait limpression davoir maladroitement infiltr une socit secrte rserve aux hommes une ralit de plus que je naurais pas le temps dexplorer avant dtre mari et attendu la maison tous les soirs. Je vais nous chercher boire, mavertit Damon. - 30 -

Il se dirigea vers le bar et je lobservai tandis quil saccoudait au comptoir et parlait en toute dcontraction la fille au comptoir, qui rejeta la tte en arrire et rit gorge dploye comme sil lui avait racont une anecdote hilarante. Ce quil avait certainement fait. Lhumour de Damon faisait toujours succomber les femmes. Alors, quel effet a fait dtre un homme mari ? Je tournai sur moi-mme et me retrouvai face face avec le docteur Janes. soixante-dix ans bien tasss, le mdecin tait gagn par la snilit et on clamait souvent haut et fort qui voulait lentendre que ctait le whisky qui le maintenait en vie. Je ne suis pas encore mari, docteur. Je lui adressai un sourire forc en pensant : Faites que Damon revienne avec nos verres maintenant. Oh, mon garon, mais cest pour bientt. Mme Cartwright ne parle plus que de a, la banque. La jeune Rosalyn. Joli poisson ! conclut le mdecin tout haut. Je jetai des regards inquiets autour de moi, avec lespoir que personne nait entendu. Au mme instant, mon frre revint et posa en douceur nos whiskies sur la table. Merci, dis-je avant davaler dun trait le mien. Le docteur Janes sloigna en titubant. Sacre soif ! constata Damon avec compassion, tout en avalant une petite gorge de son propre whisky. Je rpondis dun haussement dpaules. Autrefois, je navais aucun secret pour mon frre. Seulement, me confier au sujet de Rosalyn semblait soudain dangereux. Et, quoi que je dise ou ressente, je navais dautre choix que de lpouser. Si jamais quelquun apprenait que javais ne serait-ce quune once de regret, jen entendrais parler pour le restant de mes jours. Un nouveau verre de whisky se matrialisa comme par magie sur la table en bois mal dgrossie. En levant les yeux, je dcouvris, debout prs de nous, la jolie serveuse qui Damon avait parl. Vous avez lair davoir besoin dun remontant. La journe a t rude ? La fille madressa un clin dil. - 31 -

Merci, dis-je avant de tremper mes lvres, plein dune subite gratitude. Il ny a pas de quoi, me rpondit-elle au son du froufrou de ses jupes en crinoline sur ses hanches. Je la suivis du regard tandis quelle repartait vers le comptoir. Je trouvais toutes les femmes de la taverne, mme celles dont la rputation tait douteuse, plus intressantes que Rosalyn. Mais peu importe celle ou celles que jobservais du coin de lil, la seule image qui me venait lesprit tait celle du visage de Katherine. Tu plais Alice, commenta Damon. Je secouai tristement la tte. Tu sais bien que je ne peux pas. Dici la fin de lt, je serai un homme mari. Toi, par contre, tu es libre comme lair. Alors que je voulais simplement faire une observation, les mots retentirent tel un jugement. Cest vrai, reconnut mon frre avec gentillesse, mais tu sais aussi que tu nes pas oblig de faire quelque chose juste parce que Pre en a dcid ainsi, nest-ce pas ? Ce nest pas aussi simple. Je serrai les mchoires. Damon ne pouvait pas comprendre : il tait rebelle et le serait toujours, tel point que Pre mavait confi moi, le plus jeune, lavenir de Veritas, une responsabilit que je trouvais trs pesante prsent. Un sentiment de trahison menvahit, de penser ainsi que ctait la faute de Damon si je devais assumer une telle charge. Je remuai la tte pour tenter dvacuer cette ide et bus une nouvelle gorge de whisky. Cest trs simple, reprit Damon sans prter attention ma raction. Tu nas qu lui dire que tu nes pas amoureux de Rosalyn, que tu as besoin de dcouvrir ta voie toi-mme sans suivre aveuglment les ordres dun autre. Cest ce que jai appris larme : croire en ce quon fait. Sinon, quoi bon ? Une fois de plus, je ragis en secouant la tte. Je ne suis pas comme toi. Je fais confiance Pre. Et je sais quil ne veut que mon bien. Cest juste que jaurais voulu jaurais prfr avoir plus de temps, finis-je par avouer. Ce qui tait la vrit. Peut-tre quavec le temps je russirais - 32 -

aimer Rosalyn, mais la perspective de me marier et davoir un enfant en lespace de un an seulement me terrorisait. Mais tout ira bien, conclus-je irrvocablement pour couper court la conversation. Il le fallait. Que penses-tu de notre nouvelle invite ? lanai-je pour changer de sujet. Damon sourit. Katherine, commena-t-il en dtachant les syllabes de son prnom comme sil les savourait une par une. Voil une fille difficile cerner, tu ne trouves pas ? Si, consentis-je, soulag que Damon nait pas devin que je rvais de Katherine toutes les nuits tandis que, la journe, je mappuyai contre la porte de lannexe dans lespoir de la surprendre en train de rire avec sa femme de chambre. Une fois, javais mme fait un dtour par le box de son cheval Clover pour humer lodeur lendroit o on posait la selle et voir si son parfum citron-gingembre y tait encore dcelable. Non. cet instant prcis, entour des chevaux dans lcurie, je mtais rendu compte que je perdais pied. Des filles comme elle, on nen fait pas Mystic Falls. Tu crois quelle a un soldat, quelque part ? me demanda mon frre. Non ! mexclamai-je, gagn par lnervement. Elle est en deuil : ses parents sont dcds ! Je serais tonn quelle soit la recherche dun mle. Bien sr. (Damon afficha un air contrit.) Je ne sousentendais rien en particulier. Seulement, si elle a besoin dune paule pour pleurer, je lui prte volontiers la mienne. ces mots, mes propres paules se soulevrent avec rigidit. Bien que jaie personnellement abord le sujet, je ntais plus certain de vouloir entendre ce que mon frre pensait de Katherine. Dailleurs, si jolie soit-elle, javais presque envie quun de ses parents loigns surgisse de Charleston, de Richmond ou dAtlanta pour lui proposer le gte et le couvert. Si je ne la voyais plus, peut-tre me rsoudrais-je aimer Rosalyn ? Damon me fixa droit dans les yeux et je sus instantanment quelle impression de tristesse je devais vhiculer cet instant. - 33 -

Haut les curs, petit frre. La nuit ne fait que commencer, et cest ma tourne ! Pourtant, tout le whisky de Virginie naurait pas suffi me faire aimer Rosalyn ni me faire oublier Katherine.

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6.

Aucun orage nclata avant la date de mes fianailles, quelques jours plus tard. Mme cinq heures de laprs-midi, lair tait toujours aussi charg dhumidit. Dans la cuisine, javais surpris les domestiques en train de raconter que ce temps trange, qui ne changeait pas, tait une consquence directe des actes des dmons qui tuaient les animaux de la rgion. Pour autant, ces histoires nempchrent pas les gens de tout le comt de venir au manoir de la Grange pour rendre hommage aux tats confdrs. Lenfilade de calches nen finissait pas de sallonger le long de lalle en gravillons qui menait limposant btiment en pierre. Stefan Salvatore ! entendis-je au moment o je sortais de voiture derrire mon pre. la seconde o mon pied toucha terre, je vis Ellen Emerson et sa fille, Daisy, qui marchaient bras dessus, bras dessous, leurs deux domestiques sur les talons. Des centaines de lanternes clairaient les marches en pierre qui menaient aux portes en bois blanc. Du dedans nous parvenaient les accents dun morceau de musique une valse. Madame Emerson Daisy Je leur tirai la rvrence. Depuis notre plus tendre enfance, quand Damon mavait convaincu de la pousser dans la rivire de Willow Creek, Daisy me dtestait. Ma parole, ce sont les superbes dames Emerson. (Pre sinclina galamment devant elles.) Merci toutes les deux dtre venues ce modeste dner. Cest un plaisir de voir tous les habitants de la ville. Aujourdhui plus que jamais, nous devons faire bloc. - 35 -

Pre croisa le regard de la mre. Stefan, rpta Daisy avec un petit hochement de tte courtois alors quelle prenait ma main. Daisy, vous embellissez vue dil. Pourriez-vous sil vous plat pardonner un gentilhomme ses erreurs de jeunesse ? Elle me dcocha un regard noir et, au fond de moi, je poussai un gros soupir. Les mystres ou les cachotteries nexistaient pas Mystic Falls. Tout le monde savait tout sur tout le monde. Si Rosalyn et moi devions nous marier, nos enfants danseraient avec ceux de Daisy. Ils partageraient leurs conversations, riraient des mmes blagues, seraient impliqus dans des batailles communes. Le mme cycle continuerait se perptuer. Ellen, me feriez-vous lhonneur de me laisser vous escorter lintrieur ? demanda Pre, clairement tendu lide que le manoir puisse ne pas tre dcor avec exactitude selon ses directives. La mre de Daisy accepta dun signe de tte et je restai seul au ct de sa fille, sous les regards vigilants des deux domestiques. Jai appris que Damon tait rentr. Comment va-t-il ? Daisy daignait enfin me parler. Mademoiselle Emerson, nous ferions mieux daller retrouver votre maman lintrieur, linterrompit sa bonne en la tirant par le bras vers les vastes portes du manoir. Jai hte de revoir Damon ! Faites-lui passer le message, lana Daisy par-dessus son paule. Aprs un soupir, je pntrai dans ldifice. Situ entre la ville et le domaine, il avait autrefois servi de lieu de runion la noblesse terrienne du comt avant de devenir larsenal de fortune quil tait actuellement. Ses murs taient couverts de lierre et de glycine, puis, plus haut, des drapeaux de la Confdration. Des musiciens perchs sur une estrade dans un coin interprtaient avec entrain Bonnie Blue Flag2 pendant quune cinquantaine de couples, au bas mot, circulaient dans laDrapeau bleu avec une toile blanche de la rpublique de FlorideOccidentale (tat qui neut quune courte dure de vie) qui devint un des emblmes officieux des tats confdrs.2

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salle un verre de punch la main. Visiblement, Pre navait fait lconomie daucune dpense et lvidence sautait aux yeux : ctait plus quun simple dner de bienvenue en lhonneur des troupes. Je poussai un nouveau soupir et me dirigeai vers le bar. Je navais pas parcouru deux mtres que je sentis une main me taper dans le dos. Dans un demi-tour, je me prparai sourire faiblement et accepter les maladroits compliments qui fusaient dj ici et l. Quel intrt dorganiser un dner pour annoncer des fianailles si tout le monde tait dj au courant ? me demandai-je avec aigreur. Je me trouvai nez nez avec M. Cartwright. Aussitt, jaffichai ce qui, je lesprais, ressemblait de lexcitation. Stefan, mon garon ! Lhomme du jour ! Il me tendit un verre de whisky. Monsieur. Merci de maccorder le plaisir de la compagnie de votre fille, dis-je automatiquement avant de tremper, seulement, mes lvres. Le lendemain du jour o Damon et moi tions alls la taverne, je mtais rveill avec un mal de tte terrible. Javais pass la journe au lit, une compresse froide sur le front, tandis que mon frre avait peine paru affect par tout le whisky quil avait ingurgit. Je lavais entendu pourchasser Katherine dans le labyrinthe, au fond du jardin. Et chaque clat de rire mavait fait leffet dun coup de poignard dans la tempe. Tout le plaisir est pour moi. Je sais quil sagit dune bonne fusion. Pratique, faible risque et avec de nombreuses opportunits de croissance. Merci, monsieur. Je suis vraiment dsol pour le chien de Rosalyn. M. Cartwright remua la tte. Ne dites rien ma femme ou Rosalyn, mais jai toujours eu ce cabot en horreur. Je ne dis pas que je lui souhaitais de mourir comme a, tu par une autre bte, mais je pense que tout le monde en fait trop. Ces discussions sur des pseudo-dmons quon entend partout. Les rumeurs sur le fait que la ville est maudite. Cest ce genre de conversations qui inquitent les habitants, les poussent croire dventuels dangers. a les - 37 -

angoisse de mettre leur argent la banque, tempta M. Cartwright, attirant lattention de plusieurs personnes au passage. Je souris nerveusement. Du coin de lil, japerus Pre qui se comportait en parfait hte, escortant un un les convives le long de la longue table au centre de la pice. Je remarquai qu chaque place le couvert tait mis avec le dlicat service en porcelaine motifs de fleur de lys de Mre. Stefan, mappela mon pre. (Il me tapa vigoureusement lpaule.) Tu es prt ? Tu as tout ce quil te faut ? Oui. Je touchai la bague dans la poche de ma veste et le suivis vers lextrmit de la table. Rosalyn, debout prs de sa mre, adressait des sourires crisps ses parents. Ses yeux rougis, marqus par toutes les larmes quelle avait verses sur sa pauvre chienne Penny, juraient avec le rose de sa robe dmesure et orne dun trop-plein de fanfreluches. Alors que nos voisins de table prenaient place, je me rendis compte quil restait deux siges libres ma gauche. O est ton frre ? minterrogea Pre voix basse. Je lanai un coup dil vers la porte. Les musiciens continuaient jouer ; lexcitation montait dans la salle. Finalement, les portes souvrirent dans un fracas et Damon et Katherine firent leur entre. Ensemble. Ce nest pas juste , pensai-je hors de moi. Damon avait le droit de se comporter en gamin, de boire et de flirter sans lendemain. Moi javais toujours bien agi, en garon responsable, et prsent javais limpression quon me punissait pour a en me forant devenir un homme. La colre qui me gagna me surprit moi-mme. Rong par une culpabilit immdiate, je mefforai dtouffer mon motion en avalant dun trait le verre de vin qui se trouvait ma gauche. Katherine nallait tout de mme pas venir un dner toute seule, si ? Quant Damon, il ne faisait que se comporter en parfait gentleman et en gentil grand frre. En outre, ils navaient pas davenir tous les deux. On napprouvait les mariages, en tout cas dans notre socit, qu - 38 -

condition quils permettent deux familles de sunir. Et, en tant quorpheline, quavait Katherine offrir hormis sa beaut ? Pre ne maurait jamais laiss lpouser, mais il en allait de mme pour Damon. Enfin, mon frre nirait pas jusqu se marier avec une femme contre lavis de Pre, nest-ce pas ? Nanmoins, je ne parvenais pas quitter des yeux le bras de mon frre qui entourait la taille de gupe de Katherine. Elle portait une robe verte en mousseline dont le tissu pousait les cerceaux et baleines de sa crinoline. Des murmures slevrent alors quelle et Damon rejoignaient leurs places vides au centre de la table. Autour de son cou, son collier bleu brillait ; avant de sasseoir prs de moi, elle me fit un clin dil. Sa hanche frla la mienne et je changeai de position sur ma chaise, mal laise. Damon. Pre lui adressa un hochement de tte svre tandis quil prenait place sa gauche. Alors, vous croyez vraiment que les troupes seront descendues jusquen Gorgie dici lhiver ? demandai-je exagrment fort Jonah Palmer, contournant ainsi le danger de parler Katherine. En entendant sa voix mlodieuse, je risquai de ne plus avoir le cran de demander Rosalyn en mariage. Ce nest pas la Gorgie qui minquite, mais de rassembler la milice pour rgler les problmes Mystic Falls. Ces attaques doivent cesser : elles sont intolrables, sexclama Jonah, le vtrinaire de la ville, qui avait galement form la milice locale. Il frappa du poing sur la table, si fort que le service en porcelaine mit un son aigu. Au mme instant, une ribambelle de domestiques dfila dans le manoir avec des assiettes de faisan. Je pris ma fourchette en argent et jouai avec la viande : je navais pas faim. Tout autour rsonnaient les conversations habituelles : propos de la guerre, de ce quon pourrait faire pour nos pauvres enfants en uniforme, des dners et des barbecues venir, sans oublier les rassemblements paroissiaux. De lautre ct de la table, Katherine hochait la tte lintention dHonoria Fells, lair totalement absorbe. Tout coup, jprouvai une intense jalousie lgard dHonoria avec ses cheveux grisonnants et - 39 -

crpus. Dans cette discussion en tte tte dont javais tant rv, elle jouissait de la pleine attention de Katherine. Prt, fils ? Lorsque Pre me donna un coup de coude dans les ctes, je maperus que les invits avaient dj vid leurs assiettes. On remplit nouveau les verres de vin, le groupe de musiciens, qui avait marqu une pause pendant quon servait le plat principal, se remit jouer, en retrait. Le moment que tout le monde attendait tait arriv : les gens savaient quon porterait un toast en lhonneur dune occasion spciale et quaprs on pourrait fter a et danser. Les dners se droulaient toujours de cette faon Mystic Falls. Sauf que, personnellement, je navais jamais t ainsi le centre de lattention gnrale. Comme par hasard, juste cet instant, Honoria se pencha vers moi tandis que Damon madressait un sourire dencouragement. Une norme boule au ventre, jinspirai profondment et fis tinter mon verre en cristal avec mon couteau. Instantanment, le silence tomba dans la salle et mme les domestiques sarrtrent en plein lan pour me fixer. Je me levai, avalai une grande gorge de vin pour me donner du courage et me raclai la gorge. Je euh (Ma voix, basse et force, semblait appartenir un tranger.) Jai une annonce faire. (Do jtais, je pouvais voir Pre serrer sa flte champagne, prt bondir sur ses jambes pour porter un toast. Je regardai Katherine. Elle mexaminait de ses yeux noirs perants. Je dtournai le regard et agrippai mon verre avec une telle force que je crus que jallais le casser.) Rosalyn, jaimerais vous demander votre main. Me feriez-vous cet honneur ? mempressai-je de terminer tout en cherchant la bague dans ma poche. Je sortis lcrin et magenouillai devant elle, tournant les yeux vers les siens, bleus et humides. Pour vous, dis-je dun ton bourru. Je soulevai le couvercle de la bote et lui prsentai le bijou. Rosalyn poussa un cri aigu et toute la salle se mit applaudir. Quelquun me flanqua une tape dans le dos cependant que Damon me souriait pleines dents. Katherine battait des mains avec politesse, le visage dnu dexpression. - 40 -

Ici. Je saisis la petite main blanche de Rosalyn et enfilai lmeraude autour de son doigt. Trop large, elle roula sur le ct vers son petit doigt. On aurait dit une enfant qui joue avec les bagues de sa mre. Cependant, Rosalyn ne parut pas soffusquer que la bague ne lui aille pas. Au lieu de a, elle tendit la main devant elle les doigts carts, admirant les diamants dans lesquels se rflchissait la flamme des bougies poses sur la table. Des femmes sagglutinrent aussitt autour de nous pour sextasier sur le bijou. a se fte ! scria mon pre depuis la table. Cigares pour tout le monde ! Viens ici, Stefan, mon fils ! Tu fais de moi un pre heureux et fier. Jacquiesai dun hochement de tte et mapprochai de lui dune dmarche tremblante. Je trouvais ironique que, alors que je tentais dobtenir lapprobation de mon pre depuis toujours, ce qui le rende le plus heureux soit un acte qui me laissait sans vie, motionnellement parlant. Katherine, accepteriez-vous de danser avec moi ? entendis-je Damon demander dans le tumulte des chaises racles par terre et des verres entrechoqus. Je me figeai sur place, loreille tendue en attendant sa rponse. Katherine leva la tte et lana une illade furtive dans ma direction. Elle soutint mon regard un long moment. Une terrible envie darracher la bague du doigt de Rosalyn pour la passer celui de Katherine sempara de moi, mais, au mme moment, Pre me donna un petit coup par-derrire et, avant que jaie le temps de ragir, Damon saisit la main de Katherine pour la mener vers la piste de danse.

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7.

La semaine suivante passa en un clair, entre sances dessayage au magasin de Mme Fells, visites auprs de Rosalyn dans le salon mal ar des Cartwright et rendez-vous la taverne avec Damon. Je tentai doublier Katherine et laissai mes volets ferms pour viter la tentation de regarder, par-del la pelouse, la maison d ct, tout en me forant sourire et faire signe de la main Damon et Katherine pendant leurs balades exploratoires des jardins. Une fois, je montai au grenier pour jeter un il au portrait de Mre. Je me demandai quel conseil elle maurait donn. Lamour est patience , disait-elle avec son accent franais mlodieux dans mes souvenirs, en cho aux crits de la Bible. Cette notion me rconfortait. Peut-tre que lamour finirait par rejaillir sur Rosalyn et moi. Aprs cela, je fis de mon mieux pour aimer Rosalyn ou, tout du moins, pour dvelopper une sorte daffection son gard. Je savais que, sous les apparences dune jeune fille taciturne aux cheveux dun blond filasse, elle ferait grce sa gentillesse une pouse dvoue et une bonne mre. Les moments que nous avions passs ensemble rcemment staient relativement bien drouls. Dailleurs, Rosalyn stait montre dextrmement bonne humeur. Elle avait adopt un nouveau chiot, noir, au poil soyeux, quelle avait baptis Sadie et tranait partout avec elle de peur quil ne connaisse le mme destin tragique que Penny. un moment, lorsque Rosalyn avait lev vers moi des yeux bleus remplis dadoration afin de me demander si je prfrais les lilas ou les gardnias pour le jour de notre mariage, je faillis me prendre daffection pour elle. Peut-tre nen faudrait-il pas - 42 -

plus ? Pre navait pas perdu de temps pour ce qui tait dorganiser la fte suivant lannonce de nos fianailles. Cette fois, il sagissait dun barbecue au domaine auquel il avait convi tous les habitants dans un rayon de trente kilomtres. Je ne reconnus quune poigne de gens parmi les jeunes, les jolies filles et les soldats qui grouillaient prs du labyrinthe et se comportaient comme si la proprit tait la leur. Enfant, jadorais les ftes Veritas occasions parfaites pour courir jusqu ltang avec nos amis, jouer cache-cache dans les marais, faire une balade cheval jusquau pont Wickery puis se dfier de plonger dans les profondeurs glaces de Willow Creek. Aujourdhui, en revanche, je nattendais quune chose : que tout soit termin pour pouvoir me retrouver seul dans ma chambre. Stefan, a vous dit de partager un whisky avec moi ? me proposa Robert depuis le bar de fortune install prs du portique. en juger par son sourire en coin, il tait dj ivre. Il me tendit un verre couvert de gouttes deau et inclina le sien pour trinquer. Bientt, cet endroit grouillera de petits Salvatore qui courront partout. Vous imaginez ? Dun grand geste de la main, il brassa lair devant lui comme pour me montrer de quelle place ma famille imaginaire disposerait pour grandir. Dans mon verre, je fis tourner mon whisky, lair penaud, incapable de me reprsenter le tableau. En tout cas, cest votre pre qui a de la chance. Sans oublier Rosalyn, conclut Robert. Il choqua son verre contre le mien une dernire fois avant daller rejoindre le contrematre des Lockwood pour discuter. Je soupirai et massis sur la balancelle du porche, tmoin en retrait des moments de gaiet environnants. Jaurais d me sentir heureux, je le savais. Pre ne voulait que mon bien, jen tais persuad. De mme quil ny avait rien reprocher Rosalyn. Alors pourquoi ces fianailles me faisaient-elles leffet dun couperet prt sabattre sur moi ? - 43 -

Sur la pelouse, des invits mangeaient, riaient et dansaient tandis quun groupe de musiciens amateurs compos de mes copains denfance Ethan Giffin, Brian Walsh et Matthew Hartnett jouait une version de Bonnie Blue Flag. Le ciel tait dgag et la douceur de lair ntait perturbe que par le lger piquant de la brise qui nous rappelait que lautomne ne tarderait pas sinstaller. Au loin, des enfants de lcole se balanaient sur la grille en criant. De voir les autres prouver autant de joie sans pouvoir la partager me plomba le cur. Je me levai et rentrai dans la maison en direction du bureau de Pre. Je fermai la porte derrire moi et laissai chapper un soupir de soulagement. Un timide jet de lumire peinait percer les lourds rideaux en soie damasse. La pice, frache, sentait le cuir imbib dhuile et les vieux livres. Je pris un mince volume des sonnets de Shakespeare et louvris la page de mon pome prfr. Il parvint mapaiser, ses vers me rappelant lamour et la beaut du monde. Peut-tre que de les trouver dans lart me suffirait tenir. Je minstallai au fond du fauteuil de Pre, dans un coin, et feuilletai distraitement les pages de papier pelure. Je ne pourrais dire avec prcision combien de temps je restai assis l, berc par les mots, mais plus je les lisais, plus je sentais le calme me gagner. Que lisez-vous ? La voix me fit sursauter et le livre tomba de mes genoux avec fracas. Katherine, debout lentre du bureau, tait vtue dune simple robe en soie blanche qui pousait chaque courbe de son corps. Toutes les autres femmes convies la fte portaient des crinolines et des couches de mousseline, vritable rempart entre elles et le monde. Katherine, linverse, ne semblait pas du tout gne dexposer aux yeux de tous ses paules la peau blanche. Indiffrent lgard du respect des biensances, je dtournai le regard. Pourquoi ntes-vous pas avec tout le monde ? dis-je, pench pour ramasser mon livre. Katherine fit un pas vers moi. Cest vous quil faut le demander. Cest une fte en votre - 44 -

honneur, non ? Elle se percha sur laccoudoir. Avez-vous lu Shakespeare ? Je pointai du doigt le livre ouvert sur mes genoux, ne cherchant en ralit qu changer btement de sujet de conversation. Je navais encore jamais rencontr de fille connaissant bien son uvre. Pas plus tard que la veille, Rosalyn avait avou ne pas avoir ouvert un livre en trois ans, autrement dit depuis sa sortie de lcole de jeunes filles. Mme alors, le dernier ouvrage quelle avait survol tait un banal manuel sur les rgles de base pour tre une pouse de sudiste modle. Shakespeare, rpta-t-elle en appuyant de son accent sur les trois syllabes. Ctaient de drles dintonations, qui diffraient de tout ce que javais entendu auparavant chez les habitants dAtlanta. Distraite, elle balanait ses jambes davant en arrire. Jen profitai pour remarquer quelle ne portait pas de bas. Avec peine, jen dtachai mes yeux. Vous comparerai-je un jour dt ? cita-t-elle. Je levai les yeux, abasourdi. Vous tes plus tendre et bien plus tempre , compltai-je. Dans ma poitrine, mon cur stait emball tandis que mon esprit semblait fonctionner au ralenti, ce qui me donnait ltrange sensation dtre en train de rver. Katherine retira le livre de mes genoux et le referma dans un grand bruit. Non, dclara-t-elle avec fermet. Mais cest la suite de la citation, mexclamai-je, irrit quelle mette fin un jeu dont javais cru comprendre les rgles. Cest ainsi que le vers se termine selon M. Shakespeare. Personnellement, je vous posais une simple question. Dois-je vous comparer une journe dt ? tes-vous digne de cette comparaison, monsieur Salvatore ? moins que vous nayez besoin dun livre pour vous dcider ? termina Katherine, qui tenait le volume juste hors de ma porte, un grand sourire aux lvres. Je mclaircis la voix alors que, dans mon esprit, toutes - 45 -

sortes de penses fusaient. Damon, ma place, aurait naturellement trouv quelque chose de spirituel rpondre. Seulement, lorsque jtais en prsence de Katherine, je me sentais tel un petit garon qui essayait dimpressionner une fille en lui montrant un crapaud tout juste captur au bord dun tang. Eh bien, cest plutt mon frre que vous pourriez comparer une journe dt. Vu tout le temps que vous avez pass avec lui. Aussitt, mes joues sempourprrent. Jaurais tout donn pour pouvoir effacer ce que je venais de dire. La jalousie mesquine transparaissait si clairement dans ma voix. Disons une journe dt avec quelques orages lhorizon, prcisa Katherine, les sourcils arqus. Mais vous, Stefan le Sage, tes diffrent du sombre Damon. Ou (Son regard se perdit dans le lointain tandis quun sourire passait sur son visage.) Du pimpant Damon. Je peux tre pimpant moi aussi, quand je veux, rectifiai-je avec irritation avant mme de me rendre compte de ce que javais dit. Je secouai la tte, frustr. Ctait comme si Katherine, parfois, me poussait malgr moi parler sans rflchir. Elle avait un esprit si vif que, quand je discutais avec elle, javais parfois limpression dtre dans un tat de rverie o rien de ce que je disais naurait de consquences mais o tout comptait nanmoins. Jaimerais bien voir a, Stefan, commenta Katherine. (Elle plaa une main glace sur mon front.) Jai appris connatre Damon, mais je vous connais peine. Cest regrettable, vous ne trouvez pas ? Au loin, les musiciens jourent les premires notes de Im a Good Old Rebel3. Je savais quil aurait fallu que je retourne dehors, fumer un cigare avec M. Cartwright, faire valser Rosalyn, porter un toast mon statut de gentilhomme de Mystic Falls. la place, je ne bougeai pas de mon fauteuil, regrettant de ne pouvoir rester ici,3

Chanson pro-sudiste, contre la Constitution amricaine et les Yankees.

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respirer le parfum de Katherine, pour lternit. Puis-je faire une observation ? demanda-t-elle. (Elle sinclina vers moi et une boucle brune rebelle rebondit sur son front. Je dus lutter de toutes mes forces pour ne pas en dgager son visage.) Je nai pas limpression que ce qui se droule en ce moment le barbecue, les fianailles, tout a vous plaise. Mon cur tambourina dans ma poitrine. Je cherchai du regard Katherine, ses yeux bruns. La semaine qui avait prcd, javais fait tout ce qui tait en mon pouvoir pour ne pas laisser transparatre mes sentiments. Mavait-elle surpris pier, prs de la maison damis ? Mavait-elle vu chevaucher Mezzanotte vers la fort pendant quelle et Damon se promenaient dans les jardins alors que je tentais dchapper lcho de leurs rires ? tait-elle, pour une mystrieuse raison, capable de lire dans mes penses ? Katherine sourit tristement. Pauvre, gentil et loyal Stefan. On ne vous a pas encore appris que les rgles sont tablies pour tre enfreintes ? Vous ne rendrez personne heureux ni votre pre, ni Rosalyn, ni les Cartwright si vous ne ltes pas vous-mme. Je me raclai la gorge, bless par le constat que cette femme une inconnue il y a encore quelques semaines me comprenait mieux que mon propre pre ou mme que ma future femme Katherine se leva pour examiner la bibliothque. Elle en sortit un pais volume reli en cuir intitul Les Mystres de Mystic Falls. Ctait la premire fois que je le voyais. Un sourire anima ses lvres roses et elle me fit signe de la rejoindre sur le canap. Je savais pertinemment que lide tait mauvaise mais je ne pus rsister, comme en transe. Aprs avoir travers la pice, je menfonai contre le coussin frais en cuir craquel prs du sien et me laissai aller. Aprs tout, qui sait ? Peut-tre que quelques moments passs en sa compagnie suffiraient dissiper ma mlancolie.

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8.

Difficile de dire avec certitude combien de temps nous restmes dans le bureau, tous les deux. La vieille horloge de Grand-pre battait la mesure, mais seule la mlodie rythme de la respiration de Katherine me touchait, associe la faon quavait la lumire de se poser sur ses mchoires anguleuses et au rapide claquement du papier chaque fois que nous tournions la page. Jtais vaguement conscient que jaurais d prendre cong sans tarder, mais, chaque fois que je pensais la musique, aux danses et aux assiettes de poulet frit ou encore Rosalyn, la paralysie me gagnait. Littralement. Vous ne lisez pas ! me lana Katherine un moment, comme elle levait les yeux des Mystres de Mystic Falls. Non, en effet. Pourquoi ? Vous tes distrait ? Elle se leva et ses paules menues stirrent quand elle reposa le livre sur une tagre. Elle le rangea au mauvais endroit, prs des manuels de gographie de Pre. Ici, lui murmurai-je par-derrire alors que je prenais le livre pour le replacer sur ltagre du dessus. La senteur citron-gingembre memporta et je chancelai, tourdi. Elle me fit face, ses lvres quelques centimtres des miennes, et, tout coup, lenivrement procur par son parfum atteignit la limite du supportable. Bien que, dans ma tte, je sache que ctait mal, mon cur ne se dpartait pas de lide que, si je nembrassais pas Katherine, je ne serais jamais rassasi et compltement moi. Mes paupires se fermrent et je me penchai en avant jusqu effleurer sa bouche. Lespace dun instant, ma vie sembla prendre enfin sens. - 48 -

Jimaginai Katherine courant pieds nus dans les champs derrire lannexe tandis que je galopais ses trousses, notre jeune fils jet par-dessus mon paule. Mais l, sans crier gare, une image de Penny, la gorge tranche, frappa mon esprit. Je reculai aussitt, comme si la foudre stait abattue sur moi. Je suis dsol ! dis-je dans un mouvement de retrait, en trbuchant sur une petite table basse o sempilaient des ouvrages de Pre. Ils tombrent par terre, leur son touff par lpaisseur des tapis dOrient. Le got dune culpabilit cuisante emplit subitement ma bouche. Que venais-je de faire ? Et si mon pre tait entr, pouss par le dsir de partager sa cave cigares avec M. Cartwright ? Cette vision dhorreur se dchana subitement dans mon cerveau. Je dois je dois y aller. Il faut que jaille retrouver ma fiance. Sans un regard pour Katherine et lexpression dincrdulit qui devait marquer son visage cet instant, je fuis le bureau et traversai la vranda vide au pas de course, en direction du jardin. La nuit tombait peine. Les calches se mettaient en route, transportant mres, jeunes enfants et bons vivants qui restaient prudents et redoutaient dtre attaqus par un animal. Ctait maintenant que lalcool allait couler flots, les musiciens hausser le volume et les filles se surpasser sur la piste de danse dans lespoir dattirer lattention dun soldat sudiste bas dans un camp voisin. Je retrouvai peu peu ma respiration et mon calme. Personne ne pouvait savoir o jtais pass et encore moins ce que javais fait, de toute faon. Dun pas rsolu, je rejoignis le cur de la fte, faisant mine de ne mtre absent que pour aller remplir mon verre au bar. Japerus Damon, assis avec dautres soldats, qui jouait au poker dans un recoin du porche. ct, cinq filles, serres les unes contre les autres sur la balancelle, ricanaient et parlaient fort. Pre et M. Cartwright marchaient vers le labyrinthe, un verre de whisky dans une main tandis que, de lautre, ils ponctuaient de grands gestes une conversation de toute - 49 -

vidence passionne sur je laurais pari les avantages de la fusion Cartwright-Salvatore. Stefan ! (Je sentis une main me taper dans le dos.) On se demandait o avaient disparu les invits dhonneur. De nos jours, il ny a plus aucun respect pour les ans, dclara Robert avec jovialit. Rosalyn nest toujours pas arrive ? Vous connaissez les filles. Elles doivent tre impeccables partout o elles vont, surtout lorsquelles clbrent leurs fianailles. Les paroles de Robert sonnaient juste, pourtant des frissons glacs que je ne pouvais expliquer montrent le long de ma colonne vertbrale. tait-ce mon imagination ou bien le soleil stait-il couch remarquablement vite ? Les convives, sur la pelouse, staient mtamorphoss en silhouettes imprcises en lespace des cinq minutes que javais passes dehors, et je ne parvenais plus distinguer Damon parmi le groupe de joueurs sous le porche. Laissant Robert, je me frayai un chemin parmi les invits. Ctait trange de la part de Rosalyn de ne pas tre prsente une fte donne en son honneur. Et si, sans que je sache comment, elle tait entre dans la maison et avait vu Non, ctait impossible. La porte tait ferme, les stores baisss. Je marchai dun bon pas vers les quartiers des domestiques, prs de ltang, o se droulaient leurs propres festivits, souhaitant voir si le chauffeur de Rosalyn tait arriv. La lune se refltait dans leau, baignant dune inquitante lueur verdtre les rochers et les saules qui cernaient ltang. Lherbe, mouille de rose, portait encore les traces de notre partie de football, Damon et moi. La brume qui slevait de terre jusqu hauteur de genoux me fit regretter de ne pas porter mes bottes plutt que des chaussures lgantes. Je plissai les yeux. Au pied dun saule celui quavec mon frre javais pass des heures escalader durant notre enfance se profilait dans lombre une forme semblable un gros nud de racine. Sauf que je navais pas souvenir quil y avait une racine cet endroit. Je me concentrai encore davantage sur la scne. Pendant un instant, je me demandai si ce ntait pas un - 50 -

couple damants enlacs essayant dchapper aux regards indiscrets. Je souris malgr moi ; au moins quelquun avait trouv lamour au cours de cette fte. Puis les nuages se dplacrent et le clair de lune inonda larbre, ainsi que la forme au sol. Ttanis, je me rendis compte que la silhouette ntait pas celle de deux amants enlacs. Ctait Rosalyn, ma promise, la gorge bante, les yeux mi-clos et levs vers les branches comme si elles dtenaient le secret de lUnivers dont elle tait dsormais exclue.

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9.

Jai du mal dcrire en dtail les vnements qui survinrent par la suite. Je me souviens des bruits de pas et des cris, des domestiques qui priaient devant leur maison. Je me rappelle tre rest genoux pousser des hurlements dhorreur, de piti et deffroi. Je revois M. Cartwright me tirer vers lui, laissant sa femme tomber genoux et pleurer, pousser des plaintes danimal bless. Je me souviens de larrive de la police. De Pre et Damon qui se tordaient les mains et chuchotaient mon propos, tels deux allis la recherche de la meilleure stratgie pour me venir en aide. Je tentai de les rassurer, de leur dire que jallais bien. Aprs tout, jtais en vie. Les mots, pourtant, ne passaient pas la frontire de mes lvres. un moment, le docteur Janes passa ses bras sous mes aisselles et me hissa sur mes pieds. Peu peu, des hommes que je ne connaissais pas mencerclrent pour me traner jusquau porche des quartiers des domestiques. L-bas, on marmonna des paroles inaudibles et on convoqua Cordelia. a a va, soufflai-je enfin, gn dtre lobjet de tant dattentions alors que ctait Rosalyn quon venait dassassiner. Chhh, Stefan. a suffit, rpondit Cordelia, son visage la peau parchemine trahissant linquitude. Elle pressa ses mains sur ma poitrine et formula une prire mi-voix avant de sortir une minuscule fiole de sous les pans volumineux de sa jupe. Elle louvrit et la porta mes lvres. Buvez, menjoignit-elle. Le liquide au got de rglisse coula dans ma gorge. - 52 -

Katherine ! gmis-je. Je plaquai alors ma main sur ma bouche, mais dj la surprise se lisait sur le visage de Cordelia. Aussitt, elle madministra une autre dose de sa potion. Je battis en retraite vers les marches du porche, trop fatigu pour penser. Son frre nest pas loin, dclara la gurisseuse dune voix indistincte, comme si elle parlait sous leau. Allez le chercher. Des bruits de pas se firent entendre et je rouvris les yeux, pour dcouvrir, un instant plus tard, Damon debout prs de moi. Il avait le teint livide. Il tiendra le coup ? demanda-t-il en se tournant vers Cordelia. Je pense commena le docteur Janes. Il a besoin de repos. Et de calme. Dans une chambre noire, dclara la femme avec fermet. Damon hocha la tte. Je suis le Rosalyn Jaurais d Impossible de terminer ma phrase. Quaurais-je d faire ? Partir sa recherche bien plus tt au lieu de passer mon temps vouloir embrasser Katherine ? Insister pour lui faire escorte tout au long de la soire ? Chhh fit Damon entre ses dents. Il maida me relever et je parvins rester debout prs de lui en dpit de mes jambes flageolantes. Pre surgit de nulle part et mempoigna lautre bras. Ainsi, je russis quitter le porche dune dmarche mal assure pour rejoindre la maison. Nos htes, debout sur la pelouse, sagrippaient les uns aux autres tandis que le shrif Forbes ordonnait la milice de fouiller les bois alentour. Damon me guida jusqu la porte de derrire puis dans lescalier. Dans ma chambre, il me laissa maffaler sur mon lit. Jeus le temps de sentir les draps de coton se refermer sur moi, et puis plus rien que le noir absolu. Le lendemain matin, jouvris les paupires sur des faisceaux lumineux qui paraient dune mosaque clate le parquet en merisier de ma chambre. Bonjour, petit frre. Damon tait assis dans un renfoncement, sur le rockingchair de notre arrire-grand-pre. Notre mre nous y avait - 53 -

bercs quand nous tions bbs au son de douces mlodies censes nous endormir. Mon frre avait les yeux injects de sang. Avait-il pass toute la nuit l, me veiller ? Rosalyn est morte ? Pourquoi poser la question quand lvidence de la rponse sautait aux yeux ? Oui. Damon se leva et se dirigea vers la cruche en cristal pose sur la commode en chtaignier. Il remplit un gobelet deau quil me tendit. Je luttai pour me redresser. Non, ne bouge pas, commanda-t-il avec lautorit dun officier. Jamais je ne lavais entendu employer pareil ton. Je me laissai retomber contre les oreillers de plumes ; mon frre me fit boire comme un nouveau-n. Le liquide transparent et frais coula le long de mon sophage tandis que je me repassai une nouvelle fois le film de la veille. A-t-elle souffert ? Un flot dimages insoutenables dferla dans mon esprit. Au moment o je rcitais des vers de Shakespeare, Rosalyn devait tre en train de prparer son arrive en fanfare. Elle avait d prouver une telle excitation montrer sa robe, faire se pmer dadmiration les autres filles devant sa bague de fianailles, laisser les femmes plus ges la prendre part pour discuter des dtails de sa nuit de noces. Je limaginais qui filait dun bout lautre de la pelouse, puis, en entendant des bruits de pas se rapprocher dans son dos, je la voyais se tourner et sortir des crocs luisant au clair de lune. Je frissonnai cette ide. Damon sapprocha et posa une main sur mon paule. La scne imaginaire et terrifiante stoppa net. Gnralement, on meurt en moins dune seconde. Cest comme a que a se passait dans les combats et je suis persuad que a a t le cas pour ta Rosalyn. (Il retourna sasseoir et se massa les tempes.) Ils croient que ctait un coyote. La guerre attire les gens lest et, daprs eux, les animaux suivent la piste du sang. Des coyotes, rptai-je, ma voix se brisant sur la deuxime syllabe. - 54 -

Le mot entrait pour la premire fois dans mon vocabulaire, comme tue ou veuf . videmment, il y a les gens qui pensent quil sagit de luvre de dmons. Pre en fait partie. (Damon leva les yeux au ciel.) Il ne manquait plus que a dans cette ville : une pidmie dhystrie collective. Et le pire, dans cette petite rumeur en particulier, cest que tant que les habitants seront convaincus que Mystic Falls est la proie dune espce de force satanique, ils cesseront de prter attention la guerre et au fait quelle est en train de dchirer notre pays. Cette faon de se voiler la face est vraiment une mentalit que je ne comprends pas. Je hochai la tte sans vraiment couter, incapable denvisager la mort de Rosalyn la lumire dun dbat sur la guerre. Au son du radotage de Damon, je me rallongeai et fermai les yeux. Je convoquai le souvenir du visage de ma fiance au moment o je lavais trouve. L, dans lobscurit, elle avait paru diffrente, avec des yeux tonnamment grands et luminescents. Comme si elle avait vu quelque chose daffreux. Et quelle avait souffert atrocement.

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10.

Le 4 septembre 1864 Minuit. Trop tard pour mendormir et trop tt pour tre debout. Une bougie se consume sur ma table de nuit ; sa flamme qui vacille projette des ombres de mauvais augure. Je suis dj hant. Me pardonnerai-je un jour de navoir pas trouv Rosalyn avant quil soit trop tard ? Et pourquoi faut-il que je continue penser celle que je me suis jur doublier ? Mon cur bat la chamade. Cordelia reste en permanence la porte pour me proposer quelque chose boire, des pastilles pour la gorge, des herbes en poudre. Je dis oui tout, comme le ferait un enfant en convalescence. Pre et Damon me jettent des coups dil lorsquils me croient endormi. Sont-ils au courant pour mes cauchemars ? Je pensais que le mariage tait un destin plus redoutable que la mort. Javais tort. Je me suis tromp sur tant de choses, trop de choses Tout ce quil me reste faire est dimplorer le pardon dans mes prires et desprer qu un moment, dune manire ou dune autre, je parvienne rassembler suffisamment de force depuis les trfonds de mon me pour reprendre le chemin du bien et y avancer rsolument. Je vais y arriver. Il le faut. Pour Rosalyn. Et pour elle. prsent, je vais souffler la bougie en esprant que le sommeil memporte rapidement Stefan ! Il est lheure de te lever ! scria Pre en claquant la porte de ma chambre. - 56 -

Quoi ? Je peinai me redresser. Quelle heure pouvait-il tre ? Quel jour ? Combien de temps stait-il coul depuis la mort de Rosalyn ? Impossible dire. Les jours se fanaient dans les nuits sans que je puisse jamais vraiment faire