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Mise en pages : Pascale DarrigrandCorrection : Josselin Rieu

Photo de couverture : © Meredith Jenks, 2018Illustrations : © Eric Sailer, 2018

Titre original : Save The Date © Morgan Matson, 2018

Published by arrangement with Folio Literary Management, LLC.

Pour l’édition française :© Éditions Milan, 2020

1, rond-point du Général-Eisenhower, 31101 Toulouse Cedex 9, France.Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays. Toute reproduction,

même partielle, de cet ouvrage est interdite. Une copie ou reproduction par quelque procédé que ce soit, photographie, microfilm, bande magnétique, disque ou autre,

constitue une contrefaçon passible des peines prévues par la loi du 11 mars 1957 sur la protection du droit d’auteur.

Loi 49.956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.Dépôt légal : mai 2020

ISBN : 978-2-4080-0780-5editionsmilan.com


MORGAN MATSON

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Delcourt


À la mémoire d’Amanda Mierzwa.


La famille GrantEleanor Sheridan Grant et Jeffrey GrantSheridan Grant (Danny), 29 ansLinnea Grant (Linnie), 28 ansJameison Grant (J. J.), 25 ansMichael Grant (Mike), 19 ansCharlotte Grant (Charlie), 17 ans

La famille DanielsLe général Douglas et Rose DanielsEllis DanielsElizabeth DanielsRodney Daniels

Le cortège des mariésLinnie Grant, la mariéeRodney Daniels, le mariéMax Duncan, témoin et célébrantJennifer Kang, demoiselle d’honneurDanny Grant, garçon d’honneurJennifer Wellerstein, demoiselle d’honneurJ. J. Grant, garçon d’honneurPriya Koorse, demoiselle d’honneurMike Grant, garçon d’honneurElizabeth Daniels, demoiselle d’honneurMarcus Curtis, garçon d’honneurCharlie Grant, demoiselle d’honneur


GRANT CENTRAL STATIONPartie rendre À Jake French des trucs qui trainaient ici.

Pourquoi c’est elle qui s’y colle ?

oÙ est Passée cassie ?

elle s’est ProPosée. Va saVoir Pourquoi.


Les vacances de Noël

Je ne savais pas trop comment on en était arrivés là, mais Jesse Foster était en train de m’embrasser. Et réciproquement.

Ouvrant les yeux toutes les cinq secondes pour vérifier que je ne rêvais pas, je voyais les guirlandes lumineuses qui déco-raient le sous-sol, le bonnet de père Noël fiché sur le poteau de la rampe d’escalier et, pas d’erreur, Jesse Foster penché sur moi, les mains dans mes cheveux, les yeux fermés.

Quand notre rêve de toujours se concrétise, le plus souvent, on est déçu. La réalité est rarement à la hauteur du fantasme, où tout est parfait, où on n’a jamais faim ni mal aux pieds. Or, les choses se passaient aussi bien que j’avais pu l’imaginer, voire mieux.

Chaque fois que je m’étais représenté cet instant – ce que j’avais beaucoup fait, depuis l’âge de onze ans –, j’avais prévu toutes les étapes qui devaient mener au baiser. Le moment où il me remarquerait, les paroles qu’il prononcerait, la façon dont on passerait au ralenti quand il se pencherait vers moi. Suivait toujours une espèce de fondu au noir avant l’étape suivante, où l’on marchait main dans la main dans les couloirs du lycée tan-dis qu’il me souriait d’un air heureux.

Mais embrasser Jesse Foster pour de vrai dépassait tout ce que j’aurais pu espérer. Pour commencer, il embrassait comme un dieu, collant la honte aux quatre garçons que j’avais

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embrassés avant, hésitants et tâtonnants. Il maîtrisait totale-ment la situation et prenait la peine de s’arrêter de temps en temps pour me regarder, comme pour s’assurer que tout allait bien de mon côté ; jusqu’à ce que je tende les lèvres pour recom-mencer et me perdre en lui.

La zone de mon cerveau qui parvenait encore à penser autre chose que « bouche », « mains », « c’est dingue » et « Jesse Foster » tentait de comprendre ce qui m’avait amenée là. Je l’avais toujours connu : à six ans, petit pour son âge, avec sa masse de cheveux bruns bouclés ; à douze, avec un appareil dentaire et des lunettes ; et maintenant, à dix-neuf, les cheveux courts, les bras puissants, les jambes emmêlées dans les miennes tandis qu’il me serrait contre lui. C’était le meilleur ami de mon frère Mike, mais on ne s’était jamais retrouvés seuls tous les deux.

Si j’étais dans le sous-sol des Foster deux jours après Noël, c’était uniquement parce que mon frère n’était pas rentré pour les vacances. Suite aux événements de février, il était resté tout l’été sur le campus de Northwestern avant de zapper Thanksgiving. Mais jusqu’à la dernière minute, j’avais refusé de croire qu’il zapperait aussi Noël. Sauter le 4 Juillet et Thanksgiving, c’était une chose, mais Noël !… Or il avait envoyé un message le 23 décembre pour annoncer qu’il avait changé ses plans. Sans autre explication.

Ma mère avait évacué sa colère et sa déception en faisant le ménage. En passant l’aspirateur dans la chambre de Mike, elle était tombée sur un carton qui portait la mention affaires de Jesse et me l’avait passé en me disant de me débrouiller avec.

J’avais bondi sur l’occasion. C’était l’excuse rêvée pour voir Jesse sans que j’aie à chercher un prétexte. Je lui avais rédigé un message dont j’avais préalablement envoyé le brouillon à Siobhan, ma meilleure amie. Il m’avait répondu qu’il faisait une

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petite fête chez lui ce soir-là et que je pouvais passer quand je voulais, ce que j’avais fixé aux alentours de vingt et une heures trente. Lorsque j’étais arrivée chez lui, après m’être changée cinq fois et avoir passé une heure sur ma coiffure pour réussir à donner l’impression que je n’y avais pas touché du tout, il m’avait fait signe en souriant depuis le fond de la pièce, m’avait désigné où poser le carton et montré une glacière remplie de canettes de bière. J’avais pris une blonde légère, que je m’étais contentée de tenir sans la boire en écoutant un gars monologuer sur l’existence de multiples univers parallèles. En bref, la réalité dans laquelle nous vivions n’était qu’un exemple parmi une infinité d’univers possibles, et je n’avais qu’à regarder sur Internet s’il me fallait une preuve.

J’avais hoché la tête en tâchant de ne pas montrer combien je trouvais sa théorie ridicule, tout en observant Jesse du coin de l’œil. Siobhan appelait ça mon Jessedar, et elle n’avait pas tort : je savais toujours où il se trouvait dans une pièce et à quelle dis-tance. Ce soir-là, il était au centre de la fête. Il avait dominé la table de bière-pong avant de s’engager dans un débat passionné sur la dernière saison de Game of Thrones assis à califourchon sur une chaise, sans oublier de saluer ceux qui arrivaient. Il me jetait parfois un coup d’œil et je lui souriais avant de faire sem-blant de m’intéresser à la conversation dans laquelle j’étais coin-cée, histoire de lui prouver que je pouvais socialiser avec ses amis et que je n’étais pas juste la petite sœur de Mike.

Deux heures plus tard, je m’apprêtais à partir. Les gens com-mençaient à remettre leurs manteaux, il pleuvait de nouveau après une journée mitigée. Assis sur le canapé, Jesse semblait très occupé par une fille vêtue d’un pull rouge décolleté, dont les longs cheveux noirs les masquaient tous les deux en retom-bant comme un rideau devant leurs visages. Comme les toilettes du sous-sol étaient fermées, je suis montée au rez-de-chaussée.

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Puis, en regagnant le sous-sol, j’avais pilé en bas de l’escalier. Tout le monde était parti et il ne restait plus que Jesse sur le canapé. Tout seul.

– Je suis la dernière ? ai-je demandé en traversant la pièce pour récupérer mon manteau.

Il n’a pas levé les yeux de l’écran de télé, qui semblait diffu-ser des résumés d’événements sportifs.

– Allez, allez… a-t-il marmonné en se penchant en avant. All…

L’action tant attendue a dû se révéler décevante parce qu’il a soupiré en se laissant aller contre le dossier du canapé. Il a éteint la télé et jeté la télécommande, et on n’entendait plus tout à coup que le bruit de la pluie contre les carreaux. Alors seule-ment, il m’a regardée et m’a souri, comme s’il ne m’avait pas vue redescendre.

– T’es pas obligée de partir rien que parce que tous mes potes m’ont lâchement abandonné, Charlie, m’a-t-il dit en désignant mon manteau d’un coup de menton.

J’ai lâché mon caban comme s’il avait pris feu. Puis, retrou-vant mes esprits, je me suis forcée à le rejoindre d’un pas lent, comme s’il n’y avait vraiment pas de quoi en faire un plat.

Jesse n’a pas bougé de sa place sur le coussin du milieu et je me suis retrouvée assise plus près de lui que je ne l’avais jamais été, à l’exception de deux occasions mémorables. La première fois, on avait fini coincés dans un ascenseur dans un laser game pour les quatorze ans de Mike. La seconde, on était revenus du minigolf de Hartfield entassés dans la voiture de mes parents, et j’avais atterri entre Mike et lui. Jesse n’avait pas arrêté de se pencher vers moi pour parler à Mike et sa jambe nue s’était appuyée à chaque fois contre la mienne. Ça avait duré une demi-heure et j’avais prié tout du long pour qu’on tombe dans un bouchon, ou sur une déviation, ou qu’on ait une crevaison,

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n’importe quoi pourvu que ce moment se prolonge. Du coup, en m’installant à côté de lui sur le canapé, j’avais la conscience aiguë du caractère inédit de cette proximité – délibérée, par opposition à la promiscuité contrainte dans la voiture.

Il avait déjà le bras sur le dossier et ne l’a pas déplacé quand je me suis assise. J’ai même eu l’impression – de quoi me retrou-ver avec les mains moites – qu’il l’avait rapproché de quelques centimètres de mes épaules.

– On regarde un truc ? Il s’est penché pour reprendre la télécommande qui était

tombée de mon côté et son bras a frôlé le mien, déclenchant une explosion d’étoiles dans ma tête.

– Pourquoi pas ? ai-je répondu en espérant avoir l’air déta-chée, alors que j’hésitais entre l’extase et la syncope.

Il sentait l’adoucissant et un peu la bière. Après avoir récu-péré la télécommande, il était encore plus près qu’avant, et n’a rien fait pour se pousser.

– Un film ? m’a-t-il proposé en agitant la télécommande vers l’écran sans me quitter des yeux.

C’est là que j’ai enfin capté. D’accord, je n’avais embrassé que quatre garçons et ce que j’avais connu de plus proche d’une histoire d’amour était une relation avec Eddie Castillo, mon binôme en chimie en seconde, qui avait duré trois semaines à tout casser. Mais je n’étais pas complètement idiote. Tout à coup, j’ai su exactement pourquoi il m’avait proposé de rester, pourquoi j’étais assise à côté de lui sur ce canapé, et il était clair que ce n’était pas du tout pour regarder un film.

– Pourquoi pas ? ai-je répété en m’obligeant à le regarder en face. Un film, c’est parfait.

Résistant à l’envie de bondir sur mon portable pour deman-der à Siobhan ce que j’étais censée faire au juste, j’ai retiré mes ballerines et plié mes jambes sous moi.

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Jesse m’a donné le choix entre plusieurs films et j’ai fait mine de m’intéresser à la question, en sachant pertinemment qu’on ne faisait que reculer pour mieux sauter. Et ça n’a pas raté : le film n’avait pas commencé depuis cinq minutes – à ce qu’il m’a semblé dans mon état second, c’était l’histoire d’un flic qui se retrouve dans la peau de son chien d’intervention et inverse-ment – que Jesse m’a regardée dans les yeux.

– Salut, toi, m’a-t-il dit avec un demi-sourire.– Salut, ai-je répondu, incapable de masquer ma nervosité.Il s’est penché pour glisser une de mes mèches de cheveux

derrière mon oreille, puis son pouce a suivi la ligne de ma mâchoire et il a approché le visage en fermant les paupières.

Et il m’a embrassée.À la seconde où nos lèvres se sont touchées, j’ai su qu’il

savait s’y prendre. C’était autre chose que les baisers timides que j’avais connus jusque-là. Tandis qu’il m’embrassait fou-gueusement, j’ai retenu mon souffle en essayant d’intégrer que c’était vraiment en train de m’arriver. Je priais pour qu’il ne s’aperçoive pas de mon manque d’expérience. Si oui, ça n’avait pas l’air de le déranger. Mon cœur battait à toute allure et j’avais l’impression de me liquéfier sur le vieux canapé en velours côtelé des Foster. Jesse s’est écarté un instant pour me regarder et j’en ai profité pour reprendre ma respiration et essayer de retrouver des pensées un peu structurées.

– Bon, a-t-il déclaré en récupérant la télécommande sous mon bassin. On n’a peut-être pas besoin de ça, si ?

Il m’a décoché un petit sourire complice en haussant les sour-cils.

– Sans doute pas, non, ai-je admis en lui rendant son sourire.Il a pointé la télécommande sur l’écran alors que le flic s’ex-

clamait : « Je sais qu’on peut avoir une vie de chien, mais il y a des limites ! » Jesse a coupé le son et tout a paru bien sombre

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et silencieux dans le sous-sol, avec juste nous deux et le bruit de la pluie contre les vitres.

Il s’est penché de nouveau pour m’embrasser dans le cou, ce qui a eu pour effet de me couper le souffle et de me donner des frissons partout. Siobhan avait bien fait de me dissuader de mettre mon pull à col roulé. Sans que je m’en rende trop compte, il m’a fait allonger sur le canapé, la tête sur l’accou-doir. Il était au-dessus de moi, les jambes emmêlées avec les miennes.

Je me suis raidie lorsqu’il a glissé les mains sous mon pull.– Qu’est-ce qu’il y a ? m’a-t-il demandé en se redressant. J’ai

les mains froides ?– Non, non.J’ai baissé les yeux sur mon ventre dénudé, avec mon pull

remonté sur mes côtes. Jesse a commencé à promener ses doigts doucement sur mon ventre et je me suis remise à fondre. Mais je n’étais jamais allée plus loin que des baisers – et encore, pas en position allongée.

– Ça va ? m’a-t-il demandé en fouillant mon regard, les mains de chaque côté de mon torse, en décrivant des cercles sur ma peau du bout des doigts.

J’ai hésité une seconde avant de hocher la tête. Je ne voulais pas vraiment qu’il arrête, mais les choses allaient bien plus vite que je n’en avais l’habitude. Eddie avait mis huit jours à se décider à me prendre la main. J’ai encore retenu ma respiration quand les mains de Jesse sont revenues sous mon pull avant de me laisser aller à ses caresses et à nos baisers, de plus en plus fiévreux, jusqu’à ce qu’il passe mon pull au-dessus de ma tête et que ses doigts aillent tout droit à l’agrafe de mon sou-tien-gorge. Je me suis crispée, et il a arrêté.

– Ça va ?– C’est juste que…

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Je venais de réaliser que ses parents pouvaient arriver n’im-porte quand. Je n’étais pas sûre de pouvoir affronter la tête des Foster – qui me connaissaient depuis que j’avais cinq ans – me découvrant à moitié nue sur leur canapé en train d’embrasser leur fils.

– Euh… Tes parents ne sont pas là ?– Ils dorment, m’a-t-il répondu d’un ton assuré.Il a jeté quand même un coup d’œil vers l’escalier.Je me suis redressée en position assise avec le sentiment que

la situation commençait à m’échapper. Je ne me voyais pas recommencer à l’embrasser maintenant que j’avais imaginé ses parents en train de débouler.

– J’ai une idée, m’a-t-il déclaré tout sourire. Je sais où on peut aller.

Il a désigné la porte et j’ai prié pour qu’il ne suggère pas sa voiture.

– La maison d’amis.Je n’y avais jamais mis les pieds mais j’en avais entendu par-

ler. C’était le secret qui lui avait permis de gagner à toutes les parties de cache-cache quand il était petit, sans que Mike ait jamais compris comment il faisait. J’ai hoché la tête et il m’a aidée à me lever. J’allais reprendre mon pull, quand il a enlevé le sien pour me le passer. Je l’ai enfilé en essayant de respirer discrètement son odeur, qui imprégnait le cachemire gris.

– Tu n’auras pas froid ? me suis-je inquiétée en lissant mes cheveux hérissés par l’électricité statique.

Il ne portait plus qu’un T-shirt blanc sur son jean, et les deux dernières soirées avaient été glaciales.

– Ça ira très bien.Il m’a tendu la main, que j’ai prise avec un léger vertige, et

m’a entraînée vers la porte qui donnait sur le jardin. J’ai eu un mouvement de recul quand il l’a ouverte. Il pleuvait plus fort

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que jamais et la température semblait avoir encore chuté. J’ai frissonné et réalisé un peu tard que j’avais laissé mes ballerines près du canapé.

– Prête à piquer un sprint ? m’a-t-il demandé en me pressant la main.

– Attends, je vais prendre mes chaussures.– T’inquiète.Il m’a attirée vers lui pour m’embrasser et, une seconde plus

tard, m’a soulevée dans ses bras.– Je te tiens !J’ai lâché un bruit à mi-chemin entre le rire et le cri de souris

et, avant que j’aie pu me sentir gênée, il est sorti en me portant sous la pluie.

J’ai replié les jambes autour de sa taille et il a continué à marcher en m’embrassant. Il s’est arrêté juste un instant en me serrant fort contre lui et on s’est embrassés sous l’averse. Je pouvais presque sentir son cœur battre contre le mien sous son T-shirt. Puis il a passé un bras sous mes jambes. Quand était-il devenu aussi fort ? Il me portait comme si j’étais une plume et s’est presque mis à courir sur la pelouse.

La maison d’amis était une version miniature de celle des Foster, avec des parois vitrées sur toute la longueur, un toit pointu en bois et un balcon à l’étage sur le côté. Jesse a fait le tour jusqu’à l’escalier extérieur qui menait au balcon. Il m’a posée par terre sur la première marche, mais tout en douceur, sans me lâcher, en laissant glisser ses mains de mes jambes jusqu’à ma taille.

– Après toi, m’a-t-il dit en claquant des dents.Les pieds gelés, j’ai couru dans l’escalier, puis Jesse est passé

devant moi pour ouvrir la porte.Il n’a pas allumé la lumière et j’ai mis quelques instants à me

repérer. C’était une sorte de loft – la cuisine et la salle de bains

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se trouvaient peut-être en bas – avec un grand lit au milieu encadré par deux tables de chevet. Une porte entrouverte don-nait sur un cabinet de toilette. Avant que j’aie pu enregistrer les implications – parce qu’un lit, un vrai, c’était encore tout à fait autre chose qu’un canapé – Jesse avait refermé et se tenait en face de moi. Il m’a embrassée – ce qui, ai-je décidé, resterait indéfiniment une expérience hors du commun – mais sa bouche était glacée.

– On ferait peut-être mieux d’enlever ces vêtements, a-t-il suggéré en tirant sur son T-shirt, tellement trempé qu’il en était transparent.

Sa manière de dire ça en haussant un sourcil m’a fait rire, mais, d’un point de vue purement pratique, ce n’était pas une si mauvaise idée. Mes habits pesaient une tonne et l’eau dont ils étaient imbibés dégoulinait carrément sur la moquette beige.

Jesse a retiré son T-shirt sans me quitter du regard, et j’ai cli-gné des paupières en me retenant de tendre la main pour toucher sa poitrine et suivre le dessin de ses abdos. Il y avait une question dans ses yeux bruns, presque un défi. Je restais plantée là, les cheveux trempés, frissonnant dans le pull de Jesse, consciente tout à coup de tout ce qu’impliquait la situation. J’étais dans une pièce qui se résumait essentiellement à un lit, avec un garçon dont j’étais amoureuse depuis toujours – un garçon en deuxième année de fac, avec de l’expérience, pas un gars qui aurait mis des semaines avant de me prendre la main. Il m’avait embrassée, portée sous la pluie. Je savais qu’en m’en allant maintenant, je rentrerais chez moi heureuse, avec assez de souvenirs pour m’oc-cuper la tête pendant des mois – tellement tout ce qui venait d’arriver dépassait déjà ce que j’aurais pu rêver.

Ou je pouvais rester.Je restais plantée là en regrettant de devoir décider tout de suite,

de ne pas pouvoir prendre mon temps pour y réfléchir et revoir

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Jesse la semaine suivante. Soudain j’ai repensé à la théorie que le gars m’avait exposée un peu plus tôt sur les mondes parallèles. Peut-être qu’il existait une version parallèle de cette soirée, dans laquelle Jesse m’avait fait un signe d’au revoir depuis son canapé et où j’étais rentrée chez moi en pensant à lui, comme d’habitude, sans oser imaginer que la situation dans laquelle je me trouvais maintenant puisse se réaliser. Que m’aurait dit cette Charlie-là ?

Prenant une grande inspiration, j’ai décidé que je pouvais changer d’avis n’importe quand, que ça ne m’engageait à rien, tout en sachant parfaitement que je me leurrais. J’ai retiré le pull de Jesse, qui continuait à me regarder d’un air interroga-teur, et j’ai hoché la tête.

Après avoir monté le chauffage, il m’a aidée à enlever mon jean et il a retiré le sien, puis on s’est enfouis sous la couette. On a ri en se rendant compte à quel point nos mains et nos pieds étaient glacés. Il a poussé un jappement quand j’ai touché son mollet avec mon pied et j’ai piaillé quand il a mis la main sur mon épaule. Mais bientôt, on a recommencé à s’embrasser, nos jambes se sont enchevêtrées, mes mains se sont aventurées dans son cou, sur sa poitrine, sur ses jambes, et on n’avait plus aussi froid. Et ça ne nous faisait plus vraiment rire.

Soudain, alors que tout tournait autour de la bouche de Jesse, de ses mains et du point super chatouilleux que j’avais découvert sur sa taille, une pensée a surgi dans ma tête : Mike n’aimerait pas ça.

Je l’ai aussitôt chassée de mon esprit. Qu’est-ce que j’en avais à faire, de ce que pensait Mike ? De toute façon, il avait renoncé à faire valoir ses opinions. En ne revenant pas durant presque toute une année, il avait clairement montré qu’il se désintéres-sait de la famille. Et même si Jesse était son meilleur ami et que j’étais consciente de franchir la ligne jaune, mes aînés ne s’étaient pas gênés pour le faire avant moi.

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Toute notre enfance à Mike et moi, Danny et Linnie avaient tenu les rôles principaux de leur propre feuilleton sur le thème « Au fait, ton ami(e) a quelqu’un en ce moment ? », sortant avec leurs amis respectifs avec des résultats catastrophiques. Alors j’avais tu mes sentiments pour Jesse, même à Linnie, de peur qu’un jour ou l’autre, ce secret-là n’ait pris trop de valeur pour qu’elle le garde pour elle. Tous les cinq, on négociait nos secrets comme des cartes de base-ball – c’était notre meilleure monnaie d’échange. Et celui-là – moi à moitié nue avec l’ami de Mike –, il vaudrait de l’or.

– Ça va ? m’a demandé Jesse.– Oui, très bien, me suis-je hâtée de répondre.J’ai tâché de me concentrer de nouveau sur lui. Ce n’était

vraiment pas le moment de me préoccuper de mon frère.Jesse s’est remis à m’embrasser, et peu après, il a repoussé

mes cheveux de mon visage et m’a demandé :– Tu as envie ?…Comme je hochais la tête, il s’est penché pour récupérer son

jean et a pris son portefeuille pour fouiller dedans.– Merde, a-t-il marmonné.Je ne voyais pas de quoi il retournait.Puis il a ramené ses jambes sous la couette et s’est tourné

vers moi, en appui sur un coude.– Bon, petit problème : j’étais presque sûr d’en avoir un dans

mon portefeuille, mais…– T’en as pas ?Il a secoué la tête. Je ne savais pas trop si j’étais déçue ou

soulagée, sans doute les deux à la fois, et à parts égales. Un coup de tonnerre a éclaté au loin et la pluie a repris.

– Je pourrais aller en acheter et… Ah merde, faut que je recharge la batterie de ma voiture, elle est morte. Bon, on n’a qu’à prendre la tienne…

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Mais il n’avait plus l’air très convaincu et semblait se rendre compte, comme moi, que le moment était passé.

– Ou peut-être qu’une autre fois, ce serait mieux ? ai-je sug-géré. Je ne sais pas, demain, par exemple ?

L’idée me plaisait bien. Ça me laissait le temps de parler avec Siobhan, d’avoir son avis et de réfléchir à tout ça à tête reposée, loin de Jesse, dont la présence avait l’art de m’embrouiller le cerveau.

Il a secoué la tête avec un grognement.– On part au ski demain. Et je retourne directement à la

fac ensuite.– Tu vas à Rutgers, c’est ça ?Comme si je ne le savais pas. Je visitais régulièrement le site

de l’université pour examiner les photos « prises sur le vif » des étudiants qui riaient entre eux dans la bibliothèque ou dans la cour, vêtus de la tête aux pieds aux couleurs de l’établissement. Je cherchais le visage de Jesse au milieu des groupes multicul-turels et je l’imaginais en train de passer devant le bâtiment ou la pile de livres que je voyais.

– Ouais, m’a-t-il confirmé d’un air un peu surpris. Tu as une bonne mémoire, dis donc.

Il s’est rallongé en se rapprochant et je me suis retrouvée contre lui, la tête appuyée sur sa poitrine. Il m’écrasait le bras gauche, mais je ne savais pas quoi en faire si je le bougeais, et d’ailleurs, je n’en avais pas besoin dans l’immédiat.

– Et toi ? Tu sais où tu vas l’an prochain ?J’ai secoué la tête, juste un petit peu, parce que j’étais bien

comme j’étais.– Non, pas encore.– Où est-ce que tu aurais envie d’aller ?Les noms des facs qui m’intéressaient ont défilé dans ma tête.

Mais la vraie réponse à sa question était que, si j’avais le choix,

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je n’irais nulle part. Je resterais éternellement là où j’étais, dans cette pièce, avec lui.

– J’y réfléchis encore.– T’as raison, m’a-t-il dit en jouant avec mes cheveux.J’ai fermé les yeux un instant pour essayer de fixer le souve-

nir de ce moment, soupçonnant qu’une fois de retour chez moi dans ma chambre, tout cela m’apparaîtrait comme un rêve insensé. Je refusais de me demander si on se reverrait, ni où je serais et ce qui se passerait l’année suivante. Je voulais juste que cet instant dure toujours.

J’ai rouvert les yeux pour l’embrasser de nouveau. Il m’a serrée contre lui et la pluie s’est remise à tomber de plus belle.


VENDREDI


GRANT CENTRAL STATION

PaPa !! maman !! qu’est-ce qu’il y a ?

tout le monde dort !


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ChApITRE 1

Ne jamais se fier à quelqu’unqui porte un nom de fruit

La veille du mariage de ma sœur, je me suis réveillée en sur-saut comme si mon réveil avait sonné. J’ai regardé autour de moi, le cœur battant, en cherchant ce qui m’avait tirée du som-meil. Je n’étais pas encore tout à fait sortie de mon rêve – dans lequel il y avait Jesse, mon frère Danny et une histoire autour de Schoolhouse Rock!, un vieux dessin animé que ma sœur m’avait fait découvrir quand j’étais en primaire.

Mais plus je m’y accrochais, plus il semblait m’échapper. Alors je me suis rallongée en bâillant et en remontant ma couette au-dessus de ma tête. J’allais me rendormir quand j’ai réalisé qu’une alarme sonnait pour de vrai.

Un bip persistant venait d’en bas et ressemblait furieusement à l’alarme de sécurité reliée à la porte et aux fenêtres, qu’on n’activait que quand on partait en vacances, et encore. Vu le raffut que ça faisait au deuxième étage, je n’osais pas imaginer le cauchemar que ça devait être en bas.

J’ai tâtonné pour prendre mes lunettes sur la table de chevet et tendu la main pour ramasser mon portable, que j’avais mis


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à charger par terre. J’ai fait défiler mes conversations de groupe, qui correspondaient à différentes combinaisons des membres de ma famille. J’en avais même une qui incluait Mike, bien qu’elle n’ait pas servi depuis un an et demi. J’ai sélectionné celle que j’utilisais le plus ces derniers jours et qui regroupait tous ceux qui se trouvaient actuellement chez nous : mes parents, ma sœur Linnie et Rodney, son fiancé.

Moi

Pourquoi il y a une alarme qui sonne ?

Au bout de deux minutes, les réponses sont tombées en cascade.

Maman

On pense qu’il y a un problème avec le panneau de l’alarme. Ça devrait être réglé dans une minute.

Papa

Pourquoi tu nous envoies un message au lieu de venir voir ? Il pourrait y avoir un voleur.

Linnie

Il y a un voleur ?

Papa

Non

Papa

Mais ça aurait PU

Papa

Et si quelqu’un était en train de dévaliser la maison, il y aurait peut-être mieux à faire qu’en discuter par texto.

Rodney

Salut, Charlie !


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J’allais répondre, quand l’alarme s’est interrompue. C’était super calme, tout à coup.

Maman

Elle s’est arrêtée.

Moi

J’entends. Enfin, je n’entends plus.

Maman

Tu descends ? Ton père a préparé le café et Rodney est parti chercher des beignets.

Linnie

Mais tu es encore là, toi, Charlie ? Tu n’as pas cours ? Maman

Je lui ai fait un mot d’excuse.

Moi

Maman m’a fait un mot d’excuse.

Linnie

Pourquoi ?

Moi

Pour aider aux préparatifs

Linnie

Dans ce cas, tu aurais pu aller chercher les beignets !

Rodney

Ça ne m’a pas dérangé de le faire !

Moi

J’arrive


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Je me suis étirée en faisant le calcul. Linnie avait raison : j’au-rais dû être en train de me diriger vers mon cours d’histoire, sans me presser plus que ça. Maintenant que les réponses des facs à nos candidatures commençaient à tomber, tous ceux de terminale prenaient leur temps pour arriver en cours le matin.

J’avais mis la pression à ma mère en lui disant que ma pré-sence pourrait aider pour tous les trucs de dernière minute qui surgiraient avant le dîner de répétition du mariage, en insistant sur le fait que je ne raterais pas grand-chose. J’avais un peu menti : j’étais rédac chef du Pilgrim, le journal du lycée. La réunion éditoriale avait lieu le vendredi après-midi et on devait discuter du contenu du dernier numéro de l’année. Mais je pou-vais compter sur Ali Rosen, ma nouvelle rédactrice, pour s’en sortir sans moi. Je n’aurais jamais manqué une réunion en temps normal, mais tous mes frères et ma sœur seraient là dans l’après-midi, et je ne voulais pas perdre le peu de temps que je pouvais passer avec eux à me battre avec Zach Ellison sur la longueur de ses critiques de films.

Je me suis décidée à me lever. J’ai fait mon lit en vitesse et inspecté ma chambre pour m’assurer qu’elle serait présentable au cas où des invités y pointeraient le nez dans la journée.

Mes parents avaient emménagé dans cette maison avant ma naissance, et si les deux aînés de ma fratrie prétendaient se sou-venir d’avoir vécu ailleurs, je n’avais jamais connu une autre maison ni une autre chambre que celles-ci. Le deuxième étage était celui des enfants et j’avais la plus petite chambre. Un clas-sique quand on est la petite dernière, mais ça ne me gênait pas. Le plafond mansardé formait une niche parfaite pour mon lit et je n’avais pas de courants d’air comme Danny et J. J., qui partageaient une grande chambre. Et surtout, la mienne était reliée directement à celle de Linnie par un dressing commun, l’idéal pour lui piquer ses fringues et passer du temps avec elle


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pendant qu’on s’habillait. Parfois, aussi, on s’asseyait par terre contre le mur dans le dressing et on bavardait en rigolant, le nez dans les vêtements.

Ayant conclu que l’état de ma chambre ferait l’affaire, je suis allée me coiffer devant le miroir au-dessus de ma commode. J’étais grande – un mètre quatre-vingts –, comme tous mes frères et ma sœur, avec de longs cheveux châtain clair et une petite bosse sur le nez, suite à un accident de trampoline quand j’avais six ans. J’étais la seule à avoir les yeux noisette, comme si la loterie génétique avait coupé la poire en deux pour la dernière de la famille. J’ai tiré sur la brosse coincée dans mes pointes en faisant la grimace, mes cheveux ayant atteint la longueur où ils s’emmêlaient tout le temps. Mais je m’étais habituée à les porter longs et je ne me résolvais pas à les couper.

J’allais sortir de ma chambre quand j’ai entendu la sonnerie étouffée de mon portable. J’ai fini par me rendre compte que j’avais rabattu ma couette dessus. Après l’avoir extirpé de là, j’ai souri en voyant que c’était un appel de mon frère préféré.

– Salut, Danny ! Il est tôt, chez toi, dis donc.– Hé, il y en a qui font le voyage depuis la Californie, figure-

toi ! m’a-t-il répondu d’un ton rieur.– Tu aurais pu arriver hier soir.Trouvant qu’un unique week-end avec mes frères et ma sœur

était un peu court, j’avais insisté pendant des mois pour que tout le monde arrive le mardi ou le mercredi et qu’on puisse passer un peu de temps entre Grant, avant de voir débouler tous les invités. Mais seuls Linnie et Rodney étaient venus en avance. Danny et J. J. étaient coincés par leur boulot et n’avaient pu prendre que leur vendredi.

– Et ça recommence, a-t-il soupiré d’un ton amusé.– Mais au fait, pourquoi t’es pas dans l’avion ?


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– C’est de là que je t’appelle. On a le droit de passer des appels dans un avion, je te signale. On n’a pas encore décollé. Je voulais savoir comment ça se passait à la maison.

Je l’ai imaginé sur le tarmac de l’aéroport de San Francisco, affalé dans son siège de première classe avec son gobelet de café.

– Ça va super. C’est génial de retrouver Linnie et Rodney.– Je parlais des préparatifs du mariage. Pas de catastrophe de

dernière minute ? – Non, non. Clementine s’occupe de tout.– Content de savoir que j’en ai pour mon fric.– Tu devrais le signaler dans ton discours.Ça l’a fait rire.– Bonne idée !Clementine Lucas était l’organisatrice de mariage de Linnie

et Rodney, que Danny avait proposé de leur offrir en « cadeau de fiançailles » quand ils avaient fixé précipitamment la date de la cérémonie. Ils étaient fiancés depuis deux ans mais ne sem-blaient pas particulièrement pressés de se marier, au point que c’était devenu un gag dans la famille de dire qu’ils se décide-raient quelque part au cours de la prochaine décennie. Ils savaient juste qu’ils voulaient le faire chez mes parents, ce qui était le rêve de Linnie depuis toujours.

Comme Rodney préparait le barreau, ce n’était pas le moment idéal pour avoir à gérer tout ça. Mais quand mes parents nous avaient annoncé qu’ils mettaient la maison en vente, le dossier était soudain passé en mode accéléré.

J’ai regardé la pile de cartons. Je les avais entassés dans le recoin près de la porte de mon dressing, comme si ça pouvait me faire oublier leur existence et ce que ça impliquait. J’étais censée commencer à vider ma chambre, parce que la maison avait été achetée par Lily et Greg Pearson, qui devaient s’y ins-taller, de même que leurs trois enfants insupportables, dès que


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leur demande de prêt serait acceptée. J’avais prié en secret pour qu’il n’y ait pas d’acheteurs, que la maison reste pendant des mois sur le marché, mais elle s’était vendue presque aussitôt, ce qui n’avait rien d’étonnant. C’est vrai : qui n’aurait pas envie de vivre dans une maison qui figure dans l’une des plus célèbres BD des États-Unis ?

Du coup, l’arrivée de Clementine avait été providentielle. Danny l’avait trouvée par l’intermédiaire de Pland, une start-up dans laquelle sa boîte avait investi. Pland avait des contacts très pros dans tout le pays. Et apparemment, en dehors d’un pro-blème de couleur de serviettes de table, tout se passait comme sur des roulettes avec Clementine.

– En tout cas, j’ai hâte de voir ça.– Ton avion arrive toujours à quatorze heures ?– En principe. Et j’aurai une surprise pour toi.J’ai souri jusqu’aux oreilles. J’avais ma petite idée.– Je parie sur un Double-Double.– Je n’aurais jamais dû t’emmener dans cette chaîne de ham-

burgers quand tu es venue à San Francisco, m’a-t-il répondu avec un soupir.

– Ça veut dire que c’est pas ça ?– Ça veut dire qu’on ne peut pas conserver un hamburger plus

de six heures hors du réfrigérateur.Puis il a ajouté après une petite pause : – Tu pourrais en manger tous les jours si tu venais vivre ici

l’an prochain.Par réflexe, j’ai glissé un coup d’œil sur la pile de chemises en

carton glacé aux couleurs vives posées sur le coin de mon bureau, qui contenaient mes acceptations de candidature. Sur mes huit demandes, j’en avais obtenu trois : Northwestern, dans la banlieue de Chicago, College of the West dans une petite ville près de Los Angeles, et Stanwich, le centre


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universitaire de chez nous, où enseignait mon père. Je m’étais décidée pour Stanwich huit jours plus tôt et j’en avais informé Danny avant même d’en parler à mes parents. Depuis, il faisait tout ce qu’il pouvait pour me faire changer d’avis et me persua-der de le rejoindre sur la côte ouest.

– Bon, je sais bien qu’on devrait prendre toutes nos décisions importantes en fonction des chaînes de hamburgers…

– J’étais sûr que tu y viendrais, a dit Danny. Désolé, faut que je te laisse, on va décoller. À toute, Chuck !

Il était le seul à avoir le droit de m’appeler comme ça.– Eh, attends !Il ne m’avait pas dit ce qu’était sa surprise. Mais il avait déjà

raccroché. Me dirigeant vers mon bureau, j’ai repoussé le dos-sier orange du College of the West pour prendre le violet, celui de Northwestern.

J’avais été prise à Medill, l’école de journalisme de Northwestern. Ma conseillère d’orientation n’avait pas voulu croire à ma motivation. Elle était persuadée que je voulais avant tout étudier dans la même école que Mike. Elle ne pouvait pas deviner que c’était un inconvénient et non un avantage. J’ai feuilleté la brochure en regardant les photos des étudiants, et relu les pages sur les possibilités de stages dans les grands groupes de médias, le programme d’études à l’étranger… Puis, avant de me laisser le temps de m’y plonger davantage, j’ai refermé le dossier pour prendre celui de Stanwich et promené le doigt sur la lampe qui figurait sur les armoiries de l’école.

Northwestern avait perdu tout son attrait lorsque mes parents m’avaient annoncé qu’ils vendaient la maison. L’idée de partir était bien plus séduisante tant que j’avais un endroit où revenir. Mais perdre et ma maison et ma ville, ça faisait beaucoup d’un coup, et je m’étais mise à envisager Stanwich de plus en plus


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sérieusement. J’avais pratiquement grandi sur le campus et je l’adorais : sa cour entourée d’arbres, les vitraux qui décoraient une partie des salles de cours, la cafèt’ avec son super bar à yaourt glacé et ses toppings de folie… Et ça avait fini par m’ap-paraître comme le meilleur choix. Ça me permettrait de démarrer quelque chose de nouveau dans un environnement familier. Et puis c’était une très bonne fac, et je savais que ça allait être génial.

Je n’avais pas accepté officiellement, ni informé les autres écoles que je renonçais, mais ma décision était prise. Et même si mes parents avaient semblé un peu surpris au début, je voyais qu’ils s’y faisaient, et qu’ils seraient plutôt contents d’avoir droit à la réduc accordée aux enfants de profs quand ils auraient les frais de scolarité à régler.

Donc, tout de suite après le mariage, je m’occuperais des étapes administratives : prévenir les autres écoles que je ne venais pas et m’inscrire à Stanwich. Mais je ne voulais pas y penser ce week-end. D’ailleurs, ma sœur et mon futur beau-frère m’attendaient en bas en ce moment même.

J’allais sortir de ma chambre quand mon portable s’est remis à sonner. C’était Siobhan Ann Hogan-Russo, ma meilleure amie.

– Salut, Shivonne, ai-je dit en mettant le haut-parleur.Elle prenait soin de préciser la prononciation à tous ceux qui

ne maîtrisaient pas la phonétique gaélique. À savoir à peu près tout le monde.

– Oh ! s’est-elle exclamée d’un ton surpris. Je ne pensais pas que tu répondrais. Tu n’as pas histoire, ce matin ?

– Ma mère m’a fait un mot. J’ai pris la journée pour aider pour le mariage.

– Je pensais que Mandarine s’occupait de tout.– Elle s’appelle Clementine et tu le sais parfaitement, ai-je

répliqué en secouant la tête. Je ne comprends pas ce que tu lui reproches.


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– Tu connais mon principe : ne jamais se fier à quelqu’un qui porte un nom de fruit…

J’ai soupiré. Elle me rebattait les oreilles avec sa théorie, et je pouvais pratiquement l’entendre préparer sa chute :

– … il risque d’y en avoir des pourris.– Je sais que tu trouves ça drôle, mais je t’assure que non.De fait, elle rigolait de sa propre blague.– Ça fait marrer mon père.– Lequel ?– Ted. Steve essaye (encore) de nous faire inviter à je ne sais

quel dîner d’anciens élèves ce soir.Siobhan était dans le Michigan depuis deux jours avec ses

deux pères pour préparer sa rentrée. Contrairement à moi, elle n’avait jamais eu d’hésitation. Ils avaient étudié là- bas tous les deux et s’étaient rencontrés des années plus tard, à une soirée d’anciens élèves. Dans le salon des Hogan- Russo, on tombait sur une photo de Siobhan nouveau-née en body à l’emblème de la fac, à côté d’un mini ballon de foot jaune et bleu aux couleurs de leur équipe. Apparemment, ils avaient même envisagé sérieusement de lui donner le nom de la ville, Ann Arbor, en deuxième prénom, pour augmenter ses chances d’y être acceptée, mais elle s’était très bien débrouillée sans. Elle avait reçu une réponse positive dès le mois de décembre.

– Alors, c’est comment, le campus ?– C’est dingue ! a-t-elle soupiré d’un ton rêveur.Tout à coup, elle a paru redescendre de son petit nuage pour

me demander :– Mais pourquoi tu sèches, au fait ? Tu n’avais pas une réu-

nion édito ?– Si, mais tout va bien. Ali assure.Un silence au bout de la ligne m’a poussée à préciser :


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– Comme de toute façon elle veut devenir rédac chef l’an pro-chain, c’est bien qu’elle s’habitue.

Siobhan ne disait toujours rien et j’imaginais sans mal sa pos-ture : sourcils froncés et bras croisés.

– Tout va bien, je t’assure.– Tu fais le même truc qu’à chaque fois.– Pas du tout. Quel truc ?– Tes frères et ta sœur débarquent et le reste n’existe plus.J’ai renoncé à discuter. On avait ce débat plusieurs fois par an

et c’était généralement elle qui gagnait, parce que, au fond, elle avait raison.

– Mais là, c’est différent. Linnie se marie.– Ah bon ? Mais pourquoi tu ne m’en as pas parlé ? – Sio…– Ah si, pardon, c’est vrai. Environ toutes les trois minutes

depuis des mois.– Ça va être génial ! me suis-je exclamée. Tu verrais sa robe !

Et j’ai vu des photos de ses essais de coiffure et de maquillage, elle va être magnifique !

Siobhan venait au mariage, bien sûr. Elle connaissait Linnie depuis toujours. Elle revenait le lendemain matin, ce qui lui laissait largement le temps de se préparer pour la céré-monie.

– Ils sont tous arrivés ?– Pas encore. Linnie et Rodney sont arrivés mercredi soir.

Danny et J. J. seront là cet après-midi et… on sera au complet. Le simple fait de le dire m’a réchauffée de l’intérieur, comme

une grande gorgée de chocolat chaud.– Ou presque, a nuancé Siobhan.– Comment ça ?– Il manque Mike. Il ne sera pas là.– C’est pas comme s’il allait nous manquer.


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Je me suis approchée de mon bureau pour aligner ma pile de dossiers d’inscription, histoire de m’occuper les mains.

– Oui, enfin, il manquera à Linnie. Elle l’a invité, non ?– N’empêche qu’il ne vient pas et que c’est mieux comme ça,

ai-je répliqué, pressée de passer à autre chose.– OK, a lâché Siobhan sans conviction. Bon, tu sais ce que tu

vas mettre pour Good Morning America ?Elle avait repris le ton de celle qui passe aux choses sérieuses,

ce ton qu’elle avait déjà à cinq ans pour décider laquelle de nous deux allait jouer la Belle dans la version de La Belle et la Bête de Disney, et laquelle allait se colleter le rôle de Mme Samovar, la théière.

J’ai fait la grimace. L’équipe de Good Morning America 1 devait débarquer chez nous deux jours plus tard pour inter-viewer toute la famille parce que le comic strip de ma mère, Grant Central Station, s’achevait au bout de vingt-cinq ans d’existence. Et je ne savais toujours pas comment m’habiller.

Grant Central Station décrivait la vie des deux parents, des cinq enfants et du chien qui constituaient la famille Grant – dans sa version fictive, puisqu’il y avait aussi la version de la vraie vie, représentée par nous. Il passait en feuilleton dans des journaux à travers tout le pays, et même dans le monde entier. C’était l’histoire du quotidien d’une famille nombreuse, aux prises avec le travail, les amourettes, les mauvais profs et les bagarres entre frères et sœurs. Au fil des années, les gros gags et le style cartoon avaient laissé place à un ton plus sérieux. L’humour était devenu plus grave et ma mère poursuivait par-fois un thème sur plusieurs semaines. Et contrairement à la plupart des comic strips, dans lesquels les personnages vivent dans un état un peu figé (Garfield qui déteste les lundis et adore 1. Good Morning America est l’un des plus célèbres talk-shows américains, diffusé depuis les années quatre-vingt.


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les lasagnes ; Charlie Brown qui sèche l’entraînement de foot ; Jason, Paige et Peter Fox qui restent indéfiniment dans la même classe), les personnages de Grant Central Station évoluaient avec le temps. Mes frères, ma sœur et moi, on avait tous les cinq un alter ego dans la BD et, depuis vingt-cinq ans, l’histoire de la famille de fiction progressait au même rythme que la nôtre.

L’annonce de sa fin avait provoqué une avalanche de sollici-tations de la part des médias. Depuis des semaines, ma mère multipliait les interviews par mail ou par téléphone et faisait des voyages éclairs à New York pour des séances photos et des vidéos. Et plus on approchait de l’échéance, plus les médias importants s’excitaient, sans doute pour connaître son senti-ment maintenant que la fin était imminente. Il y avait eu des rétrospectives dans la presse nationale et le Pearce, notre musée local, exposait son travail. On devait y faire un saut le soir même pour le vernissage avant de filer au dîner de répétition du mariage.

Mais l’événement médiatique le plus important était le pas-sage à Good Morning America en direct le dimanche matin. Ils devaient interviewer la famille au complet, présentée comme « la famille qui se cache derrière Grant Central Station ».

Quand Linnie et Rodney avaient fixé la date de leur mariage, ma mère avait choisi la même pour mettre fin à son comic strip, ce qui permettait qu’on soit tous rassemblés pour l’occasion. Et Good Morning America s’était montré encore plus intéressé par la couverture de l’événement en découvrant qu’on serait tous disponibles. Linnie et Rodney n’avaient pas été super emballés et J. J. avait commenté que si on devait passer aux infos natio-nales le lendemain du mariage, ils risquaient de changer l’inti-tulé de l’émission en « Cuite à Grant Central ». Moi, j’étais contente de savoir qu’on serait tous réunis pour assister au dernier moment de ce qui avait accompagné nos vies.


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– Alors, voyons, qu’est-ce que je vais mettre pour Good Morning America ?… ai-je répondu à Siobhan. Des fringues ?

– Charlie. Jackson Goodman sera chez toi dimanche matin, m’a-t-elle rappelé d’un ton distinctement réprobateur.

– Oui, je sais.– Jackson Goodman ! Et tu ne sais pas ce que tu vas mettre ?Sa phrase avait fini dans les aigus. Elle regardait l’émission

tous les matins avec ses pères avant d’aller en cours, et Jackson Goodman, le présentateur décontracté au sourire éclatant, était son grand chouchou. Quand elle avait appris qu’il allait venir chez nous, elle avait pratiquement pété un plomb, avant de s’inviter pour assister au tournage.

– Tiens, et si tu m’aidais à choisir comment m’habiller ? ai-je suggéré.

– Ça marche. Et en échange, tu me présentes à Jackson Goodman ?

– Mais ouais, ai-je assuré, sans la moindre idée de comment les choses devaient se dérouler le dimanche.

J’ai entendu des bruits étouffés derrière elle.– Je dois y aller, m’a-t-elle annoncé. La réunion d’information

va bientôt commencer. – Amuse-toi bien. Gloire aux victorieux !– Gloire aux vainqueurs 2 ! a-t-elle rectifié d’un ton scandalisé.

Je ne t’ai rien appris ou quoi ?– Visiblement pas. Allez, va, Wolverine.– Wolverines, a-t-elle corrigé en montant le ton. Notre

mascotte, c’est pas Hugh Jackman 3.– Dommage, si c’était lui, j’aurais peut-être postulé.

2. Allusion à un vers de l’hymne des Wolverines, le club omnisports de l’université du Michigan (Hail to the victors valiant!).3. Hugh Jackman est l’acteur qui incarne le personnage de Wolverine dans la série X-Men.


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– Steve et Ted t’en veulent toujours de ne pas l’avoir fait, je te signale.

– Dis-leur de se réjouir que je n’aie pas postulé à Ohio State.Je l’ai entendue prendre une inspiration crispée en réaction

au nom de la grande rivale de l’université du Michigan, que je m’arrangeais pour mentionner devant elle le plus souvent possible.

– Mettons que je n’ai rien entendu.– Ça me paraît plus sage.– Cette fois, il faut vraiment que j’y aille. Tu féliciteras Linnie

pour moi ?– Compte sur moi. À demain !Après avoir raccroché, j’ai jeté un coup d’œil dans mon appli

photo, en cherchant celles où les enfants Grant étaient au complet.Il y avait celle d’hier soir chez Captain Pizza, où j’étais allée

chercher des pizzas avec Linnie et Rodney. Puis une de Danny et moi faisant des oreilles de lapin à J. J. devant le sapin de Noël, alors que Linnie et Rodney étaient en vacances à Hawaï. Puis une de Linnie, J. J. et moi à Thanksgiving, alors que Danny avait dû partir à Shanghai pour sauver un contrat qui menaçait de capoter. Puis Danny et moi en septembre devant un café de San Francisco – il m’avait envoyé un billet d’avion sans me prévenir pour que j’aille passer le week-end chez lui en Californie. Enfin, il y en avait une de J. J. et moi datant de l’été dernier, essayant, sans succès, de jouer à Blanc-manger coco juste à deux.

Mais je n’ai trouvé aucune photo de nous tous, et il était clair en les faisant défiler qu’on n’avait pas été réunis depuis long-temps. Mais on allait enfin y arriver. Pendant trois jours, on allait se retrouver tous ensemble et reformer la fratrie, on allait jouer à des jeux, s’agglutiner autour de la table en rigolant, organiser des compétitions, bref, simplement être ensemble.


J’en rêvais depuis des mois, et on y était. J’éprouvais déjà la sensation de plénitude qui me gagnait quand ils étaient tous autour de moi. Et puis c’était le dernier moment qu’on passerait ensemble dans cette maison, et il fallait que ce soit parfait. C’était obligé. Je ferais tout ce qu’il faudrait pour.

Je suis sortie de ma chambre, et j’étais au milieu de l’escalier quand l’alarme s’est remise à sonner.


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