Roger Odin (I.R.CA.V., Paris 3) LE CINÉMA AMATEUR...2 Umberto Eco, Lector in fabula, Bompiani,...
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Roger Odin (I .R.CA.V. , Paris 3)
LE CINÉMA AMATEUR
Force es t b ien de le cons ta te r , non seulement le c inéma amateur n 'a pas
bénéf ic ié du mouvement d ' in té rê t théor ique pour le c inéma qui s 'es t développé
dans les années 60 (en par t icu l ie r au tour de la sémiologie) , mais i l es t exc lu
du vas te chant ie r de cons t ruc t ion de l 'h is to i re du c inéma en cours depuis une
v ingta ine d 'années . Tout se passe comme s i la s imple ad jonct ion de l ' ad jec t i f
amateur suf f isa i t à renvoyer à l ' ins igni f ian t , au r id icu le , au mépr isab le , vo i re à
l ' inexis tan t , ce qu ' i l qua l i f ie . Mêmes ceux ( ra res) qu i s ' in té ressent à la
ques t ion témoignent , de par leur façon de l ' approcher , de la d i f f icu l té qu ' i l y a
à reconnaî t re le c inéma amateur comme un su je t d igne d 'ê t re é tudié pour lu i -
même. Après avoir présenté un cer ta in nombre de ces approches , j ' examinera i
que lques propos i t ions pour une h is to i re du c inéma amateur puis montrera i
comment i l convient d 'ana lyser son fonct ionnement dans son cadre propre ; en
conclus ion , je m ' in ter rogera i sur la s i tua t ion ac tue l le du c inéma amateur à
l 'heure de la té lév is ion , de la v idéo e t de l 'o rd ina teur . Mais au préa lab le , i l
convient de déf in i r le champ.
Donner comme t i t re à un chapi t re d 'une h is to i re du c inéma "Le c inéma
amateur" peut la isser en tendre que le c inéma amateur ex is te comme un espace
b ien carac tér isé e t p réc isément dé l imi té . I l n 'en es t r ien .
En généra l , on déf in i t le c inéma amateur comme le c inéma non
profess ionnel , mais dès que l 'on cherche à préc iser ce que veut d i re
profess ionnel , les ennuis commencent : es t -ce une ques t ion de s ta tu t ? de
revenus ? de format ion ? de savoir fa i re ? de format u t i l i sé ? de temps de
pra t ique ( lo is i r vs t rava i l ) ? de contra in tes ? de c i rcu i t de d i f fus ion ?
d ' inves t i ssement personnel ? Aucun de ces axes n 'es t , en lu i-même, déc is i f . Ne
pas avoir de car te profess ionnel le n 'empêche pas de gagner sa v ie avec le
c inéma e t inversement , ê t re profess ionnel ne s igni f ie pas que l 'on gagne sa v ie
avec le c inéma. Nombre de réa l i sa teurs profess ionnels n 'on t pas reçu de
format ion spéc ia l i sée e t cer ta ins amateurs ont un savoir fa i re (en par t icu l ie r au
n iveau de la pr ise de vues ou du montage) qui n 'a r ien à envier à ce lu i de b ien
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des profess ionnels . Les formats n 'on t pas une af fec ta t ion s tab le ; i l ex is te des
f i lms d 'amateur tournés en 35mm ; le 16mm créé comme un format amateur es t
devenu un format profess ionnel ; le super 8 lu i -même es t par fo is u t i l i sé par les
profess ionnels (ex . : R ichard Leacock) . La d is t inc t ion temps de lo is i r vs temps
de t rava i l fonct ionne sans doute pour cer ta ins pos tes ( les technic iens) e t pour
cer ta ins sec teurs de la product ion c inématographique (par exemple , les f i lms
indus t r ie ls ) , mais e l le es t lo in d 'ê t re tou jours per t inente : un c inéas te
pass ionné par son ar t découpe- t - i l sa v ie en temps de lo is i r e t temps de
t rava i l ? Quant aux contra in tes , i l se ra i t na ï f de penser que l ' espace amateur en
es t davantage dépourvu que l ' espace profess ionnel . La d i f fus ion cons t i tue
peut -ê t re un cr i tè re p lus opéra to i re , pour tan t là encore les f ront iè res ne sont
pas ne t tes : ou t re que des f i lms amateurs accèdent par fo is au c i rcu i t
p rofess ionnel , t rès tô t , la poss ib i l i té a é té of fer te de pro je te r des f i lms
profess ionnels chez so i1. Aujourd 'hui , la té lév is ion , la v idéo e t l 'o rd ina teur
accentuent encore le broui l lage : tous les types de f i lms (du f i lm de famil le
aux dern ières product ions du c inéma profess ionnel ) sont vus à la maison sur le
même écran . L ' inves t i ssement personnel , enf in , es t un paramètre b ien d i f f ic i le
à mesurer : un père de famil le qu i f i lme ses enfants parce que sa femme le lu i
a demandé peut ê t re moins inves t i dans sa pra t ique qu 'un réa l i sa teur de f i lm
indus t r ie l qu i so igne ses product ions e t leur donne une touche personnel le . On
notera , par a i l leurs , que le te rme d 'amateur es t ambigu sur ce t axe : i l dés igne
auss i b ien (conformément à l ' é tymologie) ce lu i qu i a ime vra iment ce qu ' i l fa i t
que le d i le t tan te qui fa i t que lque chose "en amateur" (avec la connota t ion
négat ive l iée à ce jugement) .
Mais i l y a p lus : ce qu 'on appel le le c inéma amateur cons t i tue non
seu lement un champ aux l imi tes incer ta ines e t mouvantes , mais auss i un champ
ext rêmement hé térogène . Qu 'y a - t - i l de commun ent re un f i lm tourné par un
membre d 'une famil le pour les au t res membres de la famil le à propos de
l 'h is to i re de ce t te famil le (un f i lm de famil le ) , la product ion de f in d 'année
d 'un é lève dans le cadre d 'une c lasse de c inéma dans un lycée , un f i lm de
f ic t ion réa l i sé co l lec t ivement par un c lub de c inéma amateur , e t un f i lm
mil i tan t témoignant de l ' engagement soc ia l ou pol i t ique de ce lu i qu i l ' a
tourné ? I l ex is te a ins i d i f fé ren ts espaces amateurs qu i on t chacun leur mode
de communica t ion spéc i f ique .
1 Dès les années 20, Le cinéma chez soi de Pathé propose en location un riche catalogue de films.
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Rendre compte du c inéma amateur suppose d 'accepter ce t te hé térogénéi té
e t ce t te lab i l i té : e l les sont cons t i tu t ives d 'un champ qui n 'ex is te que par le
sys tème d 'oppos i t ions ex ternes (amateur vs p rofess ionnel ) e t in te rnes ( les
d i f fé ren ts espaces se déf in issent les uns par rappor t aux au t res) qu i à un
moment donné le carac tér ise ; un sys tème en perpé tue l le évolu t ion .
1. Le c inéma amateur ut i l i sé
Un cer ta in nombre d 'approches ont en commun de s ' in té resser au c inéma
amateur davantage pour s 'en "serv i r" que pour lu i -même ( j 'u t i l i se ic i "se
serv i r" dans un sens vois in d 'Umber to Eco lorsqu ' i l d is t ingue en t re "se serv i r"
d 'un tex te e t " in terpré ter" un tex te : se serv i r d 'un tex te , c 'es t en fa i re une
lec ture non au tor isée , une lec ture dévian te par rappor t au contra t de lec ture
d 'o r ig ine 2) .
1 .1 . Le c inéma amateur des profess ionnels
Créée en 1927, l 'Academy o f Mot ion Pic ture Ar ts and Sc iences , co l lec te
tou tes les product ions consacrées à Hol lywood e t en par t icu l ie r les f i lms
d 'amateur réa l i sés sur les tournages par les ac teurs , les met teurs en scènes ou
les technic iens . Une présenta t ion de cer ta ines de ces product ions a é té fa i te
par L isa Liang , au congrès de la Fédéra t ion In terna t ionale des Archives du
F i lm (FIAF) de 1998, à Car thagène ; s ign i f ica t ivement , le tex te in t roduct i f
cons is ta i t , pour l ' essent ie l , en une énuméra t ion des profess ionnels v is ib les à
l ' éc ran : tournage de Diamond J im (1935) e t de Sut ter ' s Gold (1936) avec les
appar i t ions d 'Edward Arnold , Cesar Romero , Binnies Barnes e t Lee Tracy ,
f i lms pr is par Cary Grant sur le tournage de Gunga Din (1939) avec Douglas
Fa i rbank, Vic tor McLaglen e t Georges S tevens , e tc . Dans ce t te perspec t ive , le
c inéma amateur n 'a d 'au t re fonct ion que de contr ibuer à a l imenter le mythe
hol lywoodien e t à nourr i r l ' ido lâ t r ie c inéphi l ique . Nombre de product ions
té lév isue l les consacrées à des vedet tes de c inéma se servent des f i lms
d 'amateur avec une v isée ana logue .
Cer ta ins tex tes amorcent une au t re lec ture . "Le f i lm d i t d 'amateur , t rouve-
t -on , par exemple , dans l ' a r t ic le "Amateur" du Dict ionnaire du c inéma e t de la
2 Umberto Eco, Lector in fabula, Bompiani, 1979.
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té lév is ion de Maur ice Bessy e t Jean-Louis Chardans , cons t i tue un banc d 'essa i
commode pour le c inéma profess ionnel" e t "of f re sur tout un in té rê t comme
matér ie l d 'é tude pour le c inéas te débutant"3 ; malheureusement , la ré f lex ion
s 'a r rê te là . De son cô té , le Dict ionnaire du c inéma d i r igé par Jean Loup
Passek4 (qui ne compor te pas de rubr ique amateur) s igna le la pra t ique amateur
de cer ta ins c inéas tes : Nes tor Almendros , Yves Ciampi . . . Cur ieusement r ien
n 'es t d i t pour Jacques Demy dont la pra t ique amateur a pour tan t é té cé lébrée
par Agnès Varda dans Jacquot de Nantes (1991) . Ala in Resnais , en revanche ,
fa i t l 'ob je t d 'un pe t i t développement : " [A. Resnais ] tourne dès l ' âge de t re ize
ans de pe t i t s f i lms d 'amateur , à l ' a ide d 'une pe t i te caméra 8mm achetée
passage Pommeraye à Nantes . Ces premiers essa is (Fantômas , Le Mei l leur des
mondes ) sont inachevés , mais i l s nous éc la i ren t sur son insp i ra t ion profonde :
l ' an t ic ipa t ion réa l i s te , le mystère surg i du quot id ien" . I l es t cer ta in que
l ' ana lyse des f i lms amateurs de c inéas tes devenus profess ionnels pourra i t
conduire à des conclus ions in téressantes sur ce qui se joue dans le passage
d 'un espace à l ' au t re , mais , ou t re que le t rava i l res te à fa i re , on voi t b ien à
t ravers ce t te brève note , les dangers qui gue t ten t ce t te lec ture : l ' ins is tance sur
l ' anecdot ique e t la réduct ion du c inéma amateur à une é tape vers le c inéma
profess ionnel . Les product ions amateurs ne sont ic i convoquées que pour
éc la i re r les product ions profess ionnel les .
Les conférences du cycle Profess ionnels e t amateurs : la maî tr ise
o rganisées en 1994 par le Col lège d 'h is to i re de l ' a r t c inématographique de la
Cinémathèque f rança ise abordent encore la ques t ion sous un au t re angle :
Bernard Eisenschiz décr i t a ins i Nicholas Ray comme "un amateur chez les
profess ionnels" ; Ala in Berga la montre comment " le ges te de l ' amateur"
rev ien t chez Maur ice P ia la t , Ér ic Rohmer , Jacques Rive t te , Jean-Luc Godard ;
Jean Douchet dépein t Jean Renoir comme un c inéas te qu i " t rava i l le en fonct ion
de l ' amateur isme" ; Marc Vernet vo i t dans Hi tchcock "un amateur insa t i s fa i t"
re fa isan t la "même" scène de f i lm en f i lm "à la recherche d 'e f fe ts nar ra t i f s qu i
pourra ien t présenter une forme c inématographique canonique" 5. Même s i ces
ana lyses nous font avancer dans la compréhens ion de la not ion "amateur" ,
même s ' i l a r r ive qu 'e l les po in ten t cer ta ines carac tér is t iques du c inéma
3 Maurice Bessy et Jean-Louis Chardans, Dictionnaire du cinéma et de la télévision, Pauvert, 1965, p. 75. 4 Dictionnaire du cinéma, Jean Loup Passek, Larousse, 1991. 5 Jacques Aumont (dir.), Professionnels et amateurs : la maîtrise, Conférence du collège d'histoire de l'art cinématographique, n° 6, hiver 1994.
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amateur6, là encore , la ré férence à l ' amateur ser t sur tout à fa i re l ' é loge de
grands profess ionnels du c inéma : i l s on t même conservé l ' espr i t amateur . . .
1 .2 . Le c inéma amateur dans le c inéma profess ionnel
Dès qu 'on commence à s ' in té resser au su je t 7, on découvre qu ' i l ex is te une
mul t i tude de f i lms dans lesquels le c inéma amateur in te rv ien t8. Même s i l 'on
négl ige les f i lms dans lesquels i l ne joue qu 'un rô le anecdot ique (dans L 627
de Ber t rand Tavern ier , 1992, un inspec teur de pol ice f i lme des mar iages pour
a r rondir ses f ins de mois) ou ép isodique (Beau f ixe , Chr is t ian Vincent , 1992) ,
le nombre de f i lms ( f i lms de f ic t ion , f i lms publ ic i ta i res) où i l occupe une
p lace impor tan te es t tou t à fa i t impress ionnant . Parfo is , ce sont même de vra is
f i lms d 'amateur qui sont u t i l i sés : dans Mourir à t ren te ans , Romain Goupi l
(1982) remonte les f i lms qu ' i l a t i rés lo rs des lu t tes de mai 68 ; dans J . F . K .
(1991) , Ol iver S tone se ser t du f i lm super-hui t tourné par Zapruder pour é tayer
sa thèse du complot dans l ' assass inant de Kennedy. Même avec les faux f i lms
d 'amateur , ce rô le de preuve es t l 'une des fonct ions les p lus f réquentes du f i lm
d 'amateur dans le f i lm de f ic t ion (cf . par exemple , Une be l le f i l le comme moi
de François Truffau t , 1972, ou An unsui table job for a woman de Chr is topher
Pe t i t , 1984) . Dans d 'au t res cas , c 'es t la pro jec t ion du f i lm qui va serv i r à
révé ler l ' assass in (Dorto ir des grandes , Henr i Decoin , 1953) . S i dans ces
product ions , le c inéma amateur n 'es t qu 'un ingrédien t du réc i t , dans d 'au t res ,
la ré férence se fonde sur cer ta ins aspec ts spéc i f iques du f i lm d 'amateur : son
rô le dans la recherche ident i ta i re du Suje t (Dans la v i l le b lanche , Ala in
Tanner , 1982) ou dans ses ten ta t ives pour exorc iser le passé (Paris Texas ,
Wim Wenders , 1984 ; Le l ieu du cr ime , André Téchiné , 1986) , sa re la t ion
pr iv i lég iée à la mémoire (Vaghe s te l le de l l 'Orsa , Luchino Viscont i , 1965 ;
Port ier de nui t , L i l iana Cavani , 1973 ; Raging bul l , Scorsese , 1980) , e tc .
6 Alain Bergala décrit ainsi comment le cinéaste amateur s'installe dans "la sensation immédiate" avec l'intention de restituer "quelque chose de la sensation globale d'un moment de réalité", Alain Bergala, "L'acte cinématographique", in Professionnels et amateurs, édit. cit., p.37. 7 Marie-Thérèse Journot a entrepris un travail sur ce sujet ; les premiers résultats ont été publiés dans "Le film de famille dans le film de fiction. La famille “ restaurée ” ?", in Le film de famille, Roger Odin dir., Méridiens Klincksieck, 1995, p. 147-162. Cf. également, Patricia Erens, "Home Movies in Commercial Narrative Film", The Journal of Film and Video, volume 38, n° 3-4, Summer-Fall 1986, p. 99-101. 8 Un certain nombre de romans convoquent également le cinéma amateur. Citons à titre d'exemple : Claude Mourthé, La caméra, Gallimard, 1970, Claude Simon, Triptyque, éditions de Minuit, 1973, Hélène Merlin, Le cameraman, éditions de Minuit, 1983, Jean-Bernard Pouy, Le cinéma de papa, Gallimard, Série Noire, n°2199, 1989.
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Toutefo is , l 'ob jec t i f de ces f i lms n 'es t pas de par le r du c inéma amateur , mais
de s 'en serv i r pour raconter une h is to i re .
Quelques f i lms , cependant , p rennent d i rec tement le c inéma amateur
comme su je t . Dans L'amateur (1979) , Krzysz tof Kies lowki raconte comment
un pe t i t ouvr ie r , F i l ip , es t soudain pr is d 'une pass ion ravageuse pour le
c inéma. Le f i lm s 'ouvre sur une métaphore én igmat ique e t sa is issante : un
a ig le s 'aba t sur une poule e t la dévore ; dans la su i te du f i lm, on comprendra
qu ' i l s ' ag i t d 'un rêve fa i t par la femme de F i l ip . Lorsque la pass ion du c inéma
se sera développée chez F i l ip au poin t de conduire à la rup ture conjugale , i l ne
t rouvera r ien d 'au t re à d i re à sa femme que : " je n 'y peux r ien ; c 'es t venu tout
seu l" , "c 'es t comme ça" . On es t lo in du c inéma amateur comme d is t rac t ion
fu t i le . On en es t encore p lus lo in dans Peeping Tom (Michael Powel l ,1960) où
la pra t ique c inématographique revê t une d imension pa thologique : t raumat isé
par son père qui le prenai t comme cobaye pour des recherches sur la peur , le
héros f i lme ses v ic t imes en t ra in de se voi r mour i r pendant qu ' i l les tue avec
sa caméra-miro i r .
Mais l ' essent ie l n 'es t peut -ê t re pas tan t de recenser les d i f fé ren tes façons
de convoquer le c inéma amateur dans l ' in t r igue que d 'ana lyser l ' e f fe t p rodui t
par l ' in te rvent ion du f i lm amateur dans la re la t ion au spec ta teur . Les
publ ic i ta i res , en par t icu l ie r , on t t rès b ien compris que ces f i lms ava ien t un
pouvoir spéc i f ique dont i l s pouvaien t t i re r par t i : ce lu i de réunir la masse des
spec ta teurs comme s i e l le cons t i tua i t une seu le famil le 9. On ne s 'é tonnera pas
dans ces condi t ions de voi r le f i lm d 'amateur convoqué non seu lement pour
fa i re vendre du matér ie l c inéma ou v idéo ( l ' a rgument publ ic i ta i re es t a lors de
lu t te r cont re la mémoire famil ia le qu i s 'enfu i t ) , mais éga lement pour vendre
des produi ts a l imenta i res consommés en famil le . L 'une des premières
campagnes de ce type , e t l 'une des p lus in té ressantes , es t la déc l ina ison de
deux fo is t ro is spots réa l i sée dans les années 80 pour promouvoir une boisson
aux f ru i t s : Tang . Nous ass is tons à la pro jec t ion d 'une sér ie de f i lms de famil le
qu i nous donnent à vo i r tou te la famil le fa isan t la fê te au tour du produi t . Tout
es t fa i t pour nous pos i t ionner comme un membre de la famil le : non seu lement
nous en tendons le bru i t du pro jec teur (ce bru i t es t devenu une sor te de s ignal
codé u t i l i sé pour aver t i r le spec ta teur que ce qu ' i l vo i t es t un f i lm d 'amateur :
on le re t rouve presque sys témat iquement) , mais les d ivers membres de la
9 Chantal Duchet et Marie Thérèse Journot, "Du privé au publicitaire", in Le film de famille, édit. cit., p. 177-190.
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famil le se tournent vers nous , nous proposant de nous jo indre à la fê te par la
consommat ion du produi t . Nous voi là de la sor te inc lus dans la grande famil le
Tang .
Dans le domaine du f i lm de f ic t ion , le f i lm de famil le ser t souvent à lancer
au spec ta teur des s ignaux pour la su i te de l 'h is to i re ; dans Rebecca par
exemple (Alf red Hi tchcock , 1940) , le f i lm casse lors de sa pro jec t ion ,
annonçant la rupture du couple . L 'une de ses u t i l i sa t ions les p lus remarquables
se t rouve dans Murie l d 'Ala in Resnais (1963) . La séquence de la pro jec t ion du
f i lm tourné par Bernard a lors qu ' i l é ta i t so lda t pendant la guerre d 'Algér ie es t
vér i tab lement le p ivot du f i lm (e l le se s i tue d 'a i l leurs en son mi l ieu , tan t en
durée qu 'en nombre de p lans) : soudain , p le in cadre , sans que r ien n 'annonce le
passage au f i lm dans le f i lm ( l ' e f fe t se ra i t b ien moins for t s i l 'on ava i t une
image d 'écran dans l ' écran) , le spec ta teur reçoi t en p le ine f igure des images à
gros gra in , f loues , bougées , surexposées , sans organisa t ion narra t ive év idente :
un panoramique hor izonta l sur une montagne ; un au t re , ver t ica l , t rès rap ide ,
sur un minare t ; des so lda ts en t ra in de boi re de la b iè re , e tc . La rupture es t
tou te auss i v io len te au n iveau du son avec l ' in te rvent ion du c l iquet is du
pro jec teur (bru i t in te rd i t lo rs de la pro jec t ion d 'un f i lm de f ic t ion car i l dé t ru i t
l ' i l lus ion de réa l i té ) . Vient ensui te , en voix of f , le réc i t , par Bernard , de
l ' événement qui a bouleversé sa v ie : la séance de tor ture que lu i-même e t
d 'au t res so lda ts on t fa i t subi r à Murie l :
On é ta i t b ien c inq au tour d 'e l le . . . On d iscuta i t . . . I l fa l la i t qu 'e l le
par le avant la nu i t . . . Rober t s 'es t ba issé e t l ' a re tournée . . . Murie l a
gémi . . . Mur ie l ava i t les cheveux tout moui l lés . . . Rober t a l lume une
c igare t te . . . I l s 'approche d 'e l le . . . E l le hur le . . .
Pendant tou t le réc i t qu i dure p lus ieurs minutes , le f i lm ne nous donne à voi r
que des images banales sans rappor t avec le réc i t de Bernard , mais la re la t ion
se fa i t à un au t re n iveau . D 'une par t , en nous contra ignant à regarder des
images phys iquement pénib les à vo i r ( t rop c la i res , t rop bougées , avec t rop de
gra in) , ce f ragment fonct ionne comme une sor te de moment de tor ture opérant
de la sor te not re "mise en phase" 10 avec le réc i t de la to r ture de Murie l fa i t par
Bernard ; d 'au t re par t , le fa i t que les images données à vo i r so ien t d 'une t rès
10 Sur cette notion, cf. Roger Odin, De la fiction, De Boeck, 2000.
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grande pauvre té de contenu nous rend d isponib le pour l ' écoute e t nous pousse
à fan tasmer les scènes évoquées par Bernard . Le réc i t de la to r ture de Murie l
devien t a lors notre f i lm, un f i lm qui nous impl ique personnel lement puisque
c 'es t nous qui en produisons les images . La "mise en phase" condui t a ins i à la
mise en cause du spec ta teur11.
1 . 3 . Le c inéma amateur comme opéra teur de renouvel lement du c inéma
Un cer ta in nombre de c inéas tes ont vu dans le c inéma amateur une façon
de fa i re bouger le c inéma. S tan Brakhage , Jonas Mekas , Maya Deren , Mar ie
Menken, Andy Warhol , Joseph Morder , . . . mobi l i sen t a ins i le c inéma amateur
e t p lus par t icu l iè rement le f i lm de famil le , comme une machine de guerre
contre le c inéma profess ionnel en vue de renouveler les formes
c inématographiques 12 (c f . le manifes te de S tan Brakhage : "Défense de
l ' amateur" , 1967 13) . Le renouvel lement concerne quat re n iveaux : (1) la façon
de fa i re du c inéma : les f i lms sont réa l i sés par un ind iv idu qui t rava i l le seu l14 ;
(2 ) la thémat ique , cen t rée sur la v ie quot id ienne de l ' au teur ou de ses proches :
Reminiscence o f a Journey in L i thania (Jonas Mekas , 1964-68) , La maison de
Pologne (Joseph Morder , 1981-83) , Oh My Mother , Oh My Father , The Sons
(Kohei Ando, 1969, 1970) , The Family Album (Alan Ber l iner , 1996) , Der Fater
(Nol l Br inckmann, 1986) , Family Por tra i t (John Por te r , 1983) , Home Avenue
(Jennifer Montgomery , 1989) , e tc . ; p lus ieurs f i lms sont même tout
s implement dénommés Home movie (Vi to Acconci , Jane Oxenberg , Lee Ann
Brown, Ar thur e t Cor inne Cantr i l l , W. & B. Hein , Derk Jerman, Taylor Mead,
. . . ) ; (3 ) la forme : les " f igures du mal fa i t" carac tér is t iques du f i lm de famil le
( la caméra g igotan te , le f lou , les ruptures mul t ip les , l ' absence de s t ruc tura t ion 11 Alain Resnais parle de Muriel comme d'un "film de stimulation" : "Nous sommes tous capables de nous conduire d'une manière qui plus tard nous apparaît comme totalement incompréhensible, inexplicable. Le spectateur doit se dire “ Moi à sa place, j'aurais fait cela ”" (cité dans Muriel, Histoire d'une recherche, Claude Bailblé, Michel Marie, Marie-Claire Ropars, Galilée, 1974). 12 Pour une analyse de ce mouvement, cf. Laurence Allard, L'espace public esthétique et les amateurs : l'exemple du cinéma privé, thèse de doctorat, Université de Paris 3, IRCAV, 2 volumes, 1994 et "Une rencontre entre film de famille et film expérimental : le cinéma personnel" in Le film de famille, éd. cit., p. 113-126. Cf. aussi certains passages de l'ouvrage de Dominique Noguez, Une renaissance du cinéma. Le cinéma underground, Klincksieck, 1985. 13 Le texte a été publié une première fois in Filmmaker Newsletter 4 (9-10), Summer 1971, puis repris in Brackage Scrapbook, Robert Heller, 1982, p. 162-168. On trouvera la traduction française dans la plaquette dirigée par Yann Beauvais et Jean-Michel Bouhours : Le JE filmé, Centre Georges Pompidou, Scratch Projection, 1995, p. 1969-1960 (la numérotation de l'ouvrage commence à 1990 pour remonter à 1897 date de l'invention du cinéma). 14 "Le cinéma amateur est littéralement l'œuvre d'un seul, comme la peinture et la poésie, par opposition à l'implication complexe d'un grand nombre de gens dans un film professionnel", J. Mekas, Ciné-Journal. Un nouveau cinéma américain (1959-1971), éd. Expérimental, 1992, p.131-132.
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narra t ive) deviennent des f igures s ty l i s t iques répondant à une in ten t ion
es thé t ique ; (4) le mode de d i f fus ion : de même qu 'un f i lm de famil le es t fa i t
pour ê t re vu en famil le , les œuvres a ins i p rodui tes sont fa i tes pour ê t re
d i f fusées dans une communauté de communica t ion spéc i f ique ( la " t r ibu" des
amateurs de c inéma expér imenta l ) e t dans des espaces spéc i f iques : c i rcu i ts
spéc ia l i sés , ga ler ies de pe inture , musées , cafés , l ib ra i r ies ou tou t s implement ,
chez so i .
D 'au t res c inéas tes ont d i rec tement recours à des f i lms de famil le qu ' i l s
re t rava i l len t à leur façon . Jérôme Hi l l pe in t d i rec tement sur la pe l l icu le d 'un
f i lm tourné par son père en Espagne , en 1943 (Ant icorr ida , 1967) . James
Broughton remonte le f i lm de son propre mar iage f i lmé par S tan Brakhage
(Nupt iae , 1968) . Mar ian McMahon rev is i te la v ie de sa mère en ins is tan t sur
quelques photogrammes de ses f i lms de famil le qu ' i l explore dans le dé ta i l au
banc- t i t re (Nurs ing His tory , 1989) . L isa F i tzg ibbon sur impress ionne p lus ieurs
f i lms de famil le sur la même pel l icu le produisant un ef fe t qu i imi te le t rava i l
de la mémoire (Domest ic Sc iences , 1993)15. Parfo is , le f i lm de famil le n 'es t
même pas modif ié ; seu l change le "cadre" 16 de v is ionnement , c 'es t -à -d i re la
cons igne de lec ture donnée au spec ta teur : vus à l ' espace Card in dans le
contexte des Soirées Nomades , les f i lms de famil le re lèvent du mode de
lec ture es thé t ique ; du coup le spec ta teur peut se la isser fasc iner par le
"déroulement hasardeux des p lans" ou prendre p la is i r à la qual i té p las t ique des
ra tés de l ' image ( t remblés , f lous , f i lés , e tc . ) 17.
Un aut re processus de renouvel lement par le c inéma amateur se re t rouve
dans l ' espace du c inéma documenta i re . Dans "L 'ar t du f i lm amateur ou au
d iab le le profess ionnal isme des producteurs de c inéma e t de té lév is ion" ,
Richard Leacock ins is te sur l ' impor tance de renouer avec le p la is i r de
l ' amateur dans la re la t ion au corps lors de " l ' ac te de f i lmer" , pour
communiquer " la sensa t ion de voi r e t d 'en tendre" , la "sensa t ion de présence" ,
la sensa t ion v ive 18. Dans un chapi t re pass ionnant de Reel Famil ies 19 (ouvrage
15 Sur ce mouvement, outre les travaux de L. Allard et D. Noguez déjà cités, cf. G. Saul, "Remembering and Re-inventing one's Past : The Use of Home Movies in Recent Canadian avant-garde film" in Rencontre autour des inédits. Jubilee Book. Essays on Amateur Film, AEI, 1997, p. 123-130. 16 Sur cette notion, cf. Erving Goffman, Frame Analysis. An Essay of the Organization of Experience, Harper & Row, 1974. 17 Sur cette lecture esthétique, cf. Marc Ferniot, "La revanche de l'anecdote. Trois lectures pour une esthétique frivole du film de famille", in Le film de famille, éd.cit., p. 127-146 et "Mon oncle et le poulet noir", in Communications n° 68 : "Le cinéma en amateur", Roger Odin dir., Seuil, 1999, p. 119-142. 18 Richard Leacock, "L'art du film amateur ou au diable le professionnalisme des producteurs de cinéma et de télévision", in livret d'accompagnement au film de G. Delavaud et P. Baudry : La mise en scène documentaire, Magiemage, Ministère de la Culture, MEN, 1994.
10
capi ta l pour not re su je t sur lequel je rev iendra i ) , Pa t r ic ia Z immerman fa i t
remonter l 'o r ig ine h is tor ique de ce mouvement à la seconde guerre mondia le .
Devant les contra in tes du f i lmage au combat , les mi l i ta i res du serv ice
c inématographique des a rmées en sont , en ef fe t , venus à recour i r à embaucher
des preneurs d ' images amateurs tournant en 16mm, caméra à la main , sans
grand souci de perfec t ion technique ; les ac tua l i tés de guerre ont , a ins i , appr is
aux spec ta teurs à l i re ce qu ' i l s cons idéra ien t jusque- là comme des fau tes
(p lans bougés , panoramiques t remblés , images f loues) comme des marques
d 'au thent ic i té , c 'es t -à -d i re comme des marques de la re la t ion empir ique en t re
la caméra , le su je t f i lmant e t la s i tua t ion de tournage . Le c inéma " t ranse" de
Jean Rouch20, le c inéma du Candid Eye de Michel Braul t , Gi l les Groulx e t
P ier re Perrau l t (qu i par le de son cô té de "c inéma vécu") , le c inéma "vér i té" de
Chr is Marker . . . sont les hér i t ie rs d i rec ts de ce t te muta t ion . Le c inéma amateur
a donc serv i deux fo is à renouveler le documenta i re , une fo is involonta i rement
e t une au t re fo is d 'une façon consc ien te de la par t des c inéas tes .
On notera que n i les ac teurs de ces espaces (qui v ivent ou souhai ten t v ivre
du c inéma) , n i leurs product ions ne saura ien t ê t re cons idérés comme amateurs .
La f i l ia t ion avec le f i lm de famil le ne doi t pas masquer la sér ie de
t ransformat ions impl iquées par le t ransfer t dans le "monde de l ' a r t" 21 : passage
du mode de lec ture pr ivé (mobi l i sé dans le cadre de la famil le ) à une lec ture
en te rmes d 'au teur (" l ' a r t es t une ques t ion de nom propre" , Ben) , en te rmes
es thé t iques ( le spec ta teur es t inv i té à s ' in té resser en pr ior i té au t rava i l formel)
e t en te rmes ar t i s t iques (mise en re la t ion avec les au t res œuvres de l ' au teur ,
avec les product ions d 'au t res a r t i s tes , avec l 'h is to i re de l ' a r t , les d iscours sur
l ' a r t , e tc . ) . Dans le second cas , le c inéma amateur ser t de modèle au n iveau de
la légère té du matér ie l , de la réduct ion de l ' équipe de tournage , de l ' ins is tance
sur la v ie quot id ienne , mais l 'ob jec t i f es t de fa i re du documenta i re
"aut rement"22. Ains i , dans ces deux cas , i l y a b ien reconnaissance e t même
va lor isa t ion du c inéma amateur par les c inéas tes , mais ce t te va lor isa t ion ne
prof i te pas au c inéma amateur en tan t que te l ; i l s ' ag i t de c réer de nouveaux
espaces c inématographiques . On ne par le d 'a i l leurs pas dans ce cas de c inéma
19 Patricia Zimmerman, Reel Families, A Social History of Amateur Film, Indiana University Press, 1995. 20 Jean Rouch, Il cinema del contatto, a cura di Raul Grisolia, Bulzoni editore, 1988. 21 Sur cette notion cf. Howard S. Becker, Art Worlds, The University of California Press, 1982. 22 Je reprends ici une expression de Dominique Noguez : cf. Le cinéma autrement, 10/18, U.G.E., 1977.
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amateur mais de "c inéma personnel" (un courant du c inéma "expér imenta l" ) ou
de "c inéma d i rec t"23.
1 . 3 . La reconnaissance du c inéma amateur comme document
Le s igne le p lus spec tacula i re de ce t te reconnaissance es t l ' en t rée , en
1994, dans les co l lec t ions de la L ibra i r ie du Congrès (New York) du f i lm
d 'Abraham Zapruder sur l ' assass ina t du Prés ident Kennedy (22 novembre
1963) . Mais le mouvement es t généra l : un peu par tout dans le monde , des
c inémathèques ouvrent un fonds de c inéma amateur , vo i re même se
spéc ia l i sen t dans la conserva t ion de ces documents : C inémathèque de
Bre tagne , Vidéothèque de la Vi l le de Par is , Cinémathèque d 'Andalous ie ,
Cinémathèque basque , Musée d 'e thnographie de Conches (Suisse) , Nor th West
F i lm Archive (Manches ter ) , Scot t i sh F i lm Counci l (Glasgow),
Smalf i lmmuseum (Pays-Bas) , e tc . 24. Preuve de l ' in té rê t manifes té par les
a rch ives au p lus haut n iveau , la FIAF a mis le f i lm d 'amateur au programme de
deux de ses congrès (en 1984 25 e t en 1988) e t consacré un numéro de sa revue
au su je t 26. À la té lév is ion , l 'u t i l i sa t ion de f i lms d 'amateurs comme documents
dans les magazines es t de p lus en p lus f réquente 27. Des émiss ions régul iè res
leur sont même consacrées . La première du genre , Inédi ts , fu t c réée à la Radio
Télévis ion Belge Francophone (RTBF) , en 1980, par André Huet e t es t
tou jours programmée28. A . Huet , a éga lement mis sur p ieds une assoc ia t ion
in te rna t ionale du même nom qui regroupe tous ceux qui s ' in té ressent à la
ques t ion : réa l i sa teurs , a rch iv is tes , chercheurs 29.
23 Sur le "cinéma direct", cf. Gilles Marsolais, L'aventure du cinéma direct, Seghers, 1974 et Marc Henri Piault, Anthropologie et cinéma, chapitres 8 et 9, Nathan, 2000. 24 Signe de reconnaissance de cette question par l'espace du cinéma, Les Cahiers du Cinéma, dans leur numéro spécial "Aux frontières du cinéma" de mai 2000, donnent la parole à deux conservateurs de ces archives : Vincent Vatrican de la Cinémathèque de Monaco et André Colleu de la Cinémathèque de Bretagne. Sur la question des archives de films d'amateur, cf. L. Allard : "Du film de famille à l'archive audiovisuelle privée", Médiascope n° 7, p. 132-38. 25 Le texte de cadrage parle d'une nouvelle catégorie de films méritant d'être conservés : "les films personnels ; films produits non par une équipe mais œuvres entièrement d'une seule personne. Il peut s'agir d'œuvres d'art, de travaux de recherche, documents privés, imitations de films industriels par des amateurs, journaux, messages filmés, films faits par des enfants, home movies, etc.". 26 Journal of Film Preservation, volume xxv, n° 53, novembre 1996, dossier "The Amateur Film/ Le cinéma amateur", p. 31-59. 27 L'association Inédits a édité en mai 1993, un catalogue proposant un premier recensement (incomplet mais utile) des productions réalisées pour la télévision à partir de films d'amateur : Les inédits à la télévision. 28 D'autres ont suivi, par exemple : Je me souviens (créée en 1990, FR3 Lorraine, réalisateur : Viry-Babel), Avis aux amateurs (créée en 1990, Radio Télévision Suisse Romande, réalisateurs : Pierre Barde et Jean-Daniel Farine et Andrée Hottelier). 29 Association INEDITS. Siège social : RTBF CHARLEROI, Passage de la Bourse, B-6000 Charleroi, Belgique, Tel. 32 71 20 93 50. Fax : 32 71 20 94 51.
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Curieusement , i l y a peu de temps que les chercheurs se sont vér i tab lement
mis à s ' in té resser au c inéma amateur . Les e thnologues e t les an thropologues
furent les premiers à pré -sen t i r les ver tus du c inéma amateur pour comprendre
une cu l ture . Dès les années 70 , Sol Worth e t John Adair on t l ' idée de conf ie r
des caméras à des Navajo : "not re hypothèse é ta i t qu 'un f i lm conçu , tourné e t
cons t ru i t par une popula t ion comme les Navajo , devai t révé ler des codes , des
modes de pensée e t un sys tème de va leurs généra lement inh ibés , d i f f ic i lement
observables ou ana lysables lorsque la recherche dépend en t iè rement de la
communica t ion verba le" 30. L 'équipe de Temple Univers i ty , sous l ' impuls ion de
Richard Chalfen , un d isc ip le de Sol Worth , poursu ivra ce t te recherche , mais en
t rava i l lan t sur les f i lms de famil le de not re cu l ture31 : i l s ' ag i t d 'é tudier
comment not re soc ié té se voi t e l le -même. Tout c inéas te famil ia l es t , en e f fe t ,
un an thropologue endot ique qui s ' ignore ; i l f i lme, sans penser à prendre des
documents , ces moments de v ie que les profess ionnels ne f i lment pas : "ce qui
se passe chaque jour e t qu i rev ien t chaque jour , le banal , le quot id ien ,
l ' év ident , le commun, l 'o rd ina i re , l ' in f ra-ord ina i re , le bru i t de fond , l 'hab i tue l"
(Georges Perec)32.
Socio logues e t h is tor iens ont au jourd 'hu i compris l ' in té rê t qu ' i l y a à
prendre en compte ces product ions qui of f ren t une documenta t ion de première
main e t de l ' in té r ieur33 sur des pans en t ie rs d 'une soc ié té peu access ib les
au t rement . S i l 'on parv ien t à dépasser l ' anecdot ique e t à inscr i re vér i tab lement
les f i lms de famil le dans un d iscours an thropologique , soc io logique ou
h is tor ique , l ' appor t de ces f i lms peut ê t re assurément t rès product i f . Les f i lms
de famil le , no te Pe ter MacNamara , permet ten t de répondre à des ques t ions du
type : "Qu 'es t -ce que c 'é ta i t de v ivre dans ce t te communauté ?" , "quel le sor te
de gens é ta ien t - i l s ? 34. Grâce aux f i lms d 'amateur , on peut a ins i se fa i re une
idée un peu préc ise de la façon dont on v iva i t dans les co lonies 35, des 30 Sol Worth, John Adair, Through Navajo Eyes : An Exploration in Film Communication and Anthropology", Indiana University Press, 1972, p. 27-28. 31 Richard Chalfen, "The Home Movie in a World of Reports : an Anthropological Appreciation", in The Journal of Film and Video, volume 38, number 3-4, Summer-Fall 1986, p. 102-110. 32 Georges Perec, "Approche de quoi", in Le pourrissement des sociétés, 10/18, Cause commune , 1975, p. 251-255. 33 Comme le note l'historienne Susan Aasman qui, dans le cadre de l'History Bureau de l'Université de Groningen, étudie la représentation (sociale, idéologique et esthétique) de la vie domestique dans les films de famille aux Pays Bas durant la période 1920-1970 : "ces images d'amateur apportent un point de vue intérieur fascinant sur le monde d'un groupe, d'une classe ou d'un individu particulier" (Susan Aasman, "Le film de famille comme document historique", in Le film de famille, éd.cit., p. 97-111). 34 Peter MacNamara, "Amateur Film as Historical Record. A Democratic History ?", in Journal of Film Preservation, vol. xxv, n°53, 1996, p. 41-45. 35 cf. "A Leap of Imagination : Amateur Film and Colonialism", intervention de Nico de Klerk (Nederlands Filmuseum) au Congrès de la FIAF, Avril 1997 (non publiée).
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dif f icu l tés de la v ie dans l ' après-guerre36, de la v ie quot id ienne en RDA 37, e t
même de la v ie sexuel le e t des fan tasmes de Monsieur ou Madame Tout le
monde38. On a souvent soul igné le carac tère s té réo typé des images des f i lms de
famil le ; la remarque es t exac te , mais on aura i t to r t de prendre ce la comme une
fa ib lesse ; en réa l i té , c 'es t ce qui fa i t la force de ces images en a t tes tan t de
leur formidable représenta t iv i té . Une image de f i lm de famil le , dans la mesure
où e l le es t une condensa t ion , une cr is ta l l i sa t ion de centa ines , de mi l l ie rs
d ' images ana logues , possède une ex t raord ina i re force "exempl i f ica t r ice" 39. I l
suf f i t que le spec ta teur sache qu ' i l a a f fa i re à une image de f i lm de famil le
pour que ce t te év idence s ' impose . I l n 'y a assurément pas d ' images de
repor tage qui a ien t un te l le force . Le f i lm de famil le es t une sor te de concentré
de mémoire co l lec t ive 40.
Mais le c inéma amateur ne fourn i t pas seu lement des documents
involonta i res ; nombre d 'amateurs f i lment avec l ' in ten t ion de fa i re du
document : un indus t r ie l dés i reux de va lor iser son en t repr ise e t de donner de
lu i -même une image soc ia le f i lme une v is i te gu idée de son us ine e t la fê te
qu ' i l donne chaque année à ses ouvr iers ; un f i l s de fe rmiers de Groningen
réa l i se en 8mm un repor tage sur une opéra t ion de déf r ichement condui te près
des te r ra ins de ses parents (A Groningen Conques t ,1939) 41 ; un commerçant
s 'a t tache à f i lmer la mémoire se sa v i l le , . . . Tous les sec teurs de la v ie sont
concernés : fa i t s d ivers , lo is i rs , p ra t iques re l ig ieuses , explo i t s spor t i f s ,
manifes ta t ions a r t i s t iques , gas t ronomie , éducat ion , voyages , res t ruc tura t ions
économiques , t ransformat ions urba ines , e t même la v ie po l i t ique . . .
I l ex is te , a ins i , tou t un courant de c inéma amateur engagé 42 : f i lms réa l i sés
dans le cadre d 'assoc ia t ions an t i - fasc is tes (Die Rote Front marschier t gegen
Kriegsgefahr und Fachismus [Le f ront rouge marche contre la guerre e t le 36 Dans ses films, Elisabeth Wilms, femme d'un boulanger de Dortmund, "raconte" (c'est comme cela que le générique introduit ses films) la grande misère qui s'abattit sur la population dans les années de la fin de la guerre : Le pain noir, Un champ de décombres, Noël à Dortmund, etc. 37 La série d'émissions Volkskino (réalisée par Alfred Behrens et Michael Kuball) donne à voir 40 années de vie quotidienne en RDA. 38 Lançant un appel pour réunir des films de famille pour leur production Deutschland Privat (RFA, 1980), Robert von Ackeren et Erwin Kneihsl eurent la surprise de recevoir un très grand nombre de films amateurs pornographiques privés. De fait, il y a une longue tradition de films amateurs pornographiques. Sur la relation film de famille, film pornographique, cf. Erik de Kuyper, "Aux origines du cinéma : le film de famille" : "la famille du porno" in Le film de famille, éd. cit., p. 17-19. 39 Sur cette notion, cf. Nelson Goodman, Languages of Art, chapitre 3.2, 1968. 40 Sur le film de famille comme document, cf. Mining the Home Movie : Excavations into History and Memory. co-edited by Karen Ishizuka & Patricia Zimmerman, Univesity of California Press, 2001. 41 S. Aasman, Of the Camera and the Plow. A Study in (Amateur) film as Regional Historical Evidence, Groningen, 1993. 42 On trouvera des informations sur ce courant dans Cinéma d'aujourd'hui n° 5-6 (Guy Hennebelle ed.), "Cinéma militant", mars-avril 1976.
14
fasc isme] ,1927) , Blutmai [Mai sanglan t ] , 1929) , f i lms pro-naz i (Heil Hi t ler ,
mein l ieger Vater [Hei l Hi t le r , mon cher Père] 1938) 43, f i lms l iés à l 'h is to i re
du mouvement ouvr ier 44, f i lms tournés à l 'occas ion de grèves 45, f i lms de
propagande re l ig ieuse (Demain de Georges Druel le , 1936, i l lus t re les paro les
des Évangi les) , e tc . Cer ta ins amateurs ont même pr is des r i sques cons idérables
pour témoigner : sur la rés is tance au naz isme durant la dern ière guerre 46, sur
les ac t ions du FLN durant la guerre d 'Algér ie , sur la v ie re l ig ieuse en Chine
communis te , sur les exécut ions sommaires en Afr ique . . . "Les f i lms d 'amateur ,
no te Karen L . I sh izuka , recè len t les h is to i res cachées de not re monde"47 ; i l s
peuvent , a ins i , par fo is , cont r ibuer à corr iger la vers ion of f ic ie l le de l 'h is to i re .
Karen L . I sh izuka sa i t de quoi e l le par le : e l le a réa l i sé avec Bob Nakamura un
montage de f i lms d 'amateurs tournés dans les camps de concentra t ion créés
aux USA, durant la dern ière guerre , pour les japonais amér ica ins : Someth ing
S trong With in (1994) .
Le t rava i l des h is tor iens sur le f i lm d 'amateur donne souvent l ieu à de
te l les product ions c inématographiques (cer ta ins , comme Marc Ferro se sont
fa i t une sor te de spéc ia l i té de ces sér ies h is tor iques) . Nature l lement , quand
e l les appara issent à la té lév is ion , les product ions amateurs ne sont p lus
rée l lement des product ions amateurs : e l les on t fa i t l 'ob je t de tou te une sér ie
de manipula t ions (e l les ont é té coupées , montées , on y a a jouté des bru i ts , de
la musique , un commentai re ) ; i l a r r ive même qu 'e l les revê ten t la forme d 'une
quas i - f ic t ion (Le rêve de Gabrie l d 'Anne Lévy-Morel le ,1996, raconte a ins i
l 'h is to i re d 'un ingénieur Bruxel lo is , Gabr ie l de Hal leux , qu i déc ide un jour de
par t i r pour la Pa tagonie avec sa femme e t ses neuf enfants pour y met t re en
va leur un te r r i to i re of fer t par le gouvernement ch i l ien) . Dans tou tes ces
43 Ces films sont présentés dans Michael Kuball, Familien Kino, Geschichte des Amateurfilms in Deutschland, Rowolt, 1980, respectivement, tome 1, p. 116-130 et tome 2, p. 89-121. 44 Cf. Don Macpherson, "Amateur Films", in British Cinema, Traditions of Independance, éd. Don MacPherson, London, 1980 (le cinéma amateur des cinéastes ouvriers communistes britanniques dans les années trente) ; B. Hoegenkamp, "Le mouvement ouvrier et le cinéma", La revue du cinéma, novembre 1981, n° 366, p. 125-135 ; "Pain noir et film nitrate. Le mouvement socialiste belge et le cinéma durant l'entre deux guerres", Revue Belge du Cinéma, printemps 1986, n° 15, p. 25-28. Alain Burton, "Amateur aesthetics and practises in films of the British CO-operative Movement in the 1930s", in Rencontres autour des inédits. Jubilee Book, éd. cit., p. 131-143. 45 Cf. Bruno Bertheuil, "De l'image souvenir à l'imaginaire social : quand des cheminots filment leur grève", in “ Cinéma engagé, cinéma enragé ”, L'Homme et la Société, 1998, 1-2, n° 127-128, éd. l'Harmattan, p. 15-27. Jean-Louis Comolli "La grève filmée par les grévistes eux-mêmes", in Images Documentaires, n°28, 3° trimestre 1007 ; cf. aussi la thèse en cours de Muriel Beltramo : Le cinéma des grévistes, Université de Paris 3 et son article : "Quand les grévistes nous font leur cinéma", in Communications n° 68, éd. cit., p. 245-248. 46 cf. Susan Aasman, Klass Gert Lugtenborg, "History, Memory and Commemoration : Amateur-film-makers look back at the Resistance", in Rencontres autour des inédits, éd. cit., p. 81-90. 47 Karen L. Ishizuka, "The home movie : A veil of poetry", in Rencontres autour des Inédits. Jubilee Book. Essays on Amateur Film, AEI, 1977, p. 46.
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product ions , le d iscours de l 'h is tor ien s ' impose aux images , leur donnant un
poin t de vue qui n 'é ta i t pas obl iga to i rement le leur .
Les documents amateurs eux-mêmes ne sont pas neut res . En dehors de
quelques except ions , les f i lms d 'amateur sont en généra l le fa i t de personnes
appar tenant à des couches soc ia les re la t ivement a isées e t à des pays
développés . C 'es t d i re que pour les au t res c lasses soc ia les e t les au t res pays ,
c 'es t le po in t de vue ex tér ieur — du bourgeois qui s 'émervei l le de la v ie
p i t to resque des campagnes , du co lon ou du voyageur fasc iné par l ' exot isme
(dans Cannibal Tours , 1987, Denis O 'Rourke a fé rocement s t igmat isé ce
tour isme c inématographique) — qui domine . Ces documents , comme tout
document , mais avec une v ig i lance accrue , car les images an imées s ' imposent
avec la force de l ' év idence , sont donc à u t i l i se r avec prudence . I l convient de
les c ro iser avec d 'au t res e t de les remet t re en contexte : par qu i on t - i l s é té pr is
? dans quel les condi t ions ? s 'ag i t - i l de pr ises de vues "na ïves" ou b ien ont- i l s
é té mis en scène spéc ia lement pour le f i lm ( i l n 'es t pas tou jours év ident de
s 'en rendre compte) ? à qu i é ta ien t- i l s des t inés ? é ta ien t- i l s ou non
accompagnés d 'un commenta i re ? L 'appor t d ' in format ions ex ternes es t ic i
essent ie l .
Enf in , comme le note Michel ine Morisse t (des Archives na t ionales du
Canada) , "un danger b ien rée l guet te ce t te mémoire ac t ive qu 'es t le f i lm
d 'amateur : i l es t devenu ren tab le" 48. Soucieuse de pro téger les amateurs ,
l ' a ssoc ia t ion Inédi ts a réd igé une char te v isan t à rég ler les modal i tés
d 'acquis i t ion des f i lms d 'amateur par les a rch ives 49. Cela n 'empêche pas
cer ta ins de spéculer en achetan t les f i lms par car tons en t ie rs à leurs au teurs
pour les met t re de cô té en a t tendant que les événements (une guerre , un
t remblement de te r re , la d ispar i t ion d 'une personne cé lèbre , e tc . ) leur donne de
la va leur e t permet ten t a ins i de les vendre aux cha înes de té lév is ion au pr ix
for t 50.
Pour conclure , on soul ignera à la fo is l ' impor tance de ce processus de
reconnaissance du c inéma amateur comme document e t son carac tère
paradoxal : non seu lement , i l se fa i t souvent au pr ix d 'un dé tournement du f i lm
48 Micheline Morisset, "Par delà les mariages et les baptêmes", Journal of Film Preservation, n° 53, 1996, p. 46. 49 Suzanne Capiau, "L'inédit et le droit : ébauche d'un contrat", in Rencontre autour des inédits. Jubilee Book, éd. cit., p. 117-122. 50 Selon Le Monde (5 août 99), les héritiers d'A. Zapruder vont recevoir 16 millions de dollars de dédommagement pour l'entrée de son film (26 secondes) à la Librairie du Congrès. L'ancien propriétaire du film, la société LMH Company, conserve le droits du document et le contrôle de son utilisation commerciale.
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d 'amateur 51, mais , dans tous les cas , i l ne v ise pas tan t le c inéma amateur pour
lu i -même que pour la cont r ibu t ion que ce lu i-c i peut appor ter à la
compréhens ion de la soc ié té . Une fo is de p lus , le c inéma amateur es t "u t i l i sé" .
S i ce t te approche raconte une h is to i re , c 'es t ce l le de la façon dont le c inéma
amateur rend compte de l 'His to i re , e t non pas l 'h is to i re du c inéma amateur .
2. Éléments pour une h is to ire du c inéma amateur
L'h is to i re du c inéma amateur rencontre les mêmes problèmes (par fo is
aggravés) que l 'h is to i re du c inéma t rad i t ionnel le 52 : d i f f icu l tés pour cons t ru i re
son obje t ( s i le c inéma es t , en tan t que te l , dé jà d i f f ic i lement i so lab le des
au t res sec teurs de la soc ié té , le c inéma amateur es t , lu i , d i f f ic i lement i so lab le
de l ' ensemble c inéma) ; d i f f icu l té dans le choix des sources ( face à la
product ion innombrable des amateurs , que fau t - i l p rendre en compte ,
conserver , ana lyser ? ) ; d i f f icu l tés dans la t ransformat ion des t races en
documents (comment fa i re par le r les f i lms d 'amateur ? ) . Mais le problème
majeur es t ce lu i du choix des n iveaux d 'analyse . Même s i cer ta ins en ont
par fo is la nos ta lg ie , i l semble b ien d i f f ic i le au jourd 'hu i de songer à cons t ru i re
une h is to i re uni f iée ; le t rava i l par n iveaux s ' impose , le mieux que l 'on puisse
fa i re é tan t de ten ter de les a r t icu ler . Encore fau t - i l chois i r les n iveaux
per t inents , e t i l n 'es t en r ien év ident que ceux habi tue l lement re tenus pour
l 'h is to i re du c inéma so ien t les p lus per t inents pour le c inéma amateur .
2 . 1 . L 'h is to i re technique
C 'es t a ins i que l 'une des tendances les p lus anc iennes e t les p lus souvent
représentées de l 'h is to i re du c inéma amateur foca l i se sur un n iveau
re la t ivement peu pr is en compte par l 'h is to i re du c inéma (sauf pour ses tou tes
premières années) : l 'h is to i re du matér ie l amateur . En généra l r ichement
i l lus t rés , ces tex tes proposent un recensement des appare i l s amateurs , du pré -
c inéma ( lan ternes magiques , p rax inoscopes , zootropes) jusqu 'à nos jours e t
fourn issent , dans l 'o rdre chronologique , des not ices sur chaque appare i l (nom
de l ' inventeur , da te de fabr ica t ion , descr ip t i f technique dé ta i l lé ) . La
51 C'est notamment le cas pour le film de famille qui a certes une fonction mémorielle, mais qui n'est pas tourné comme un document puisqu'il est destiné à être vu par ceux qui ont déjà vécu les événements montrés. 52 Sur ces problèmes, cf. Michèle Lagny, De l'histoire du cinéma. Méthode historique et histoire du cinéma, A. Colin, 1992.
17
descr ip t ion ins is te sur les d i f fé ren ts mécanismes mis en œuvre ( les appare i l s
sont f réquemment photographiés de te l le sor te que la mécanique in te rne so i t
v is ib le ; par fo is un schéma expl ica t i f es t donné) . Une te l le h is to i re es t
s t r ic tement cumula t ive e t descr ip t ive ; c 'es t une h is to i re de co l lec t ionneurs
(e l le es t d 'a i l leurs souvent écr i te par des co l lec t ionneurs53) .
Parfo is , un ef for t es t fa i t pour poin ter les problèmes techniques
spéc i f iques posés par la c réa t ion d 'un c inéma amateur . En généra l , on en
re t ien t qua t re . Le premier es t ce lu i de la sécur i té ; pendant des années le
développement du c inéma amateur a en ef fe t é té f re iné par l 'u t i l i sa t ion de la
pe l l icu le n i t ra te hautement inf lammable (on par le de " f i lm f lamme") ; ce n 'es t
qu 'avec la pe l l icu le invers ib le (1923) qui a l ' avantage d 'ê t re à la fo is
in inf lammable e t d 'év i te r le lourd e t coûteux passage par un négat i f que le
c inéma amateur pourra vra iment se développer . Les t ro is au t res problèmes se
la isse résumer en un s logan : fa i re pe t i t , s imple e t bon marché ("Aujourd 'hu i ,
pour pénét rer dans not re foyer , i l [ le matér ie l amateur] se fa i t pet i t , s imple e t
bon marché" , Catalogue général Pathé-Baby , années 20) . Les é tapes de
l ' évolu t ion du matér ie l amateur sont b ien connues : abandon du 35mm et
c réa t ion , après de mul t ip les hés i ta t ions ( formats17 ,5 , 21 , 22 , 28 , 11mm), de
formats de p lus en p lus é t ro i t s : d 'abord le 16mm et le 9 ,5mm, puis , à par t i r de
1932, le 8mm ; passage de la pr ise de vues à la manive l le à la motor isa t ion
(Pa thé sor t , en 1928, une caméra avec un moteur à ressor t : la Motocaméra) ;
passage de la bobine (d 'un maniement tou jours dé l ica t ) à la casse t te prê te à
charger (d 'abord en 9 ,5mm chez Pathé , pour la pro jec t ion , pu is , à par t i r
de1965, en super 8mm, pour la pr ise de vues) 54 ; min ia tur isa t ion du matér ie l :
la caméra Fuj i S ingle 8 P2 , u l t ra légère (265g) e t qu i t ien t dans le c reux de la
main (110 x 46 ,5 x120mm) es t sans doute , en ce qui concerne le c inéma sur
pe l l icu le , le po in t d 'about issement sur ce t axe ; développement des
au tomat ismes ( rég lage de l 'ouver ture du d iaphragme, de la mise au poin t ) ;
passage à la v idéo (d 'abord avec un matér ie l re la t ivement lourd e t encombrant)
pu is au caméscope (1970) .
53 C'est le cas de l'Histoire de la caméra ciné-amateur de Michel Auer et Michèle Ory (Les éditions de l'Amateur,1979), de l'article "The Evolution of Amateur Motion Picture Equipment. 1895-1965" écrit par Alan D. Katetelle dans The Journal of Film and Video (volume 38, n° 3-4, dirigé par Patricia Erens, 1986, p. 47-57) ainsi que du chapitre sur le matériel amateur écrit par Jean-Claude Eyraud dans Pathé, premier empire du cinéma, sous la direction de Jacques Kermabon, Centre Georges Pompidou, 1994, p. 206-217. 54 Sur le lancement du super 8, cf. Bernard Germain, "Madame Kodak contre l'amateur, ou les conquêtes du super 8", in Communications n° 68, éd. cit., p. 171-192.
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Cet te h is to i re a une por tée assurément assez l imi tée ; e l le n 'en a pas moins
une per t inence cer ta ine pour ce champ. El le correspond, en ef fe t , à quelque
chose d 'ex t rêmement for t dans l ' espace amateur : l ' ex is tence chez l ' amateur
d 'un fé t ich isme du matér ie l e t de la technique . Le c inéas te amateur es t un
amoureux de son matér ie l . Racontant son expér ience de c inéas te amateur dans
le Journal o f F i lm Preservat ion , Norman Mac Laren soul igne le p la is i r qu ' i l a
éprouvé en passant de la Ciné-Kodak à la Ciné-Kodak-Spécia le : "c 'é ta i t
comme de jouer sur un orgue é lec t r ique après avoir fa i t l ' âne avec un s i f f le t en
fer b lanc" ; pu is i l a jou te : "ma première réac t ion fu t d 'appuyer sur tous les
boutons e t de fa i re fonct ionner tous les gadgets . J 'é ta is s i amoureux des
poss ib i l i tés de la Ciné-Kodak-Spécia le que je déc ida i de tourner un f i lm sans
au t re objec t i f que d 'explo i te r tou tes ses poss ib i l i tés" 55. Combien de f i lms , dans
l ' espace amateur , on t é té exc lus ivement fa i t s pour explo i te r les
carac tér is t iques techniques du matér ie l acheté ! Les fabr icants on t b ien
compris ce t te demande qui in tègrent dans la concept ion du matér ie l amateur de
mul t ip les gadgets absents du matér ie l p rofess ionnel .
L 'h is to i re de la presse spéc ia l i sée 56 conf i rme ce t te re la t ion pr iv i lég iée au
matér ie l e t à la technique . Du bul le t in éd i té par les soc ié tés savantes des
premiers temps (ayant pour objec t i f de d i f fuser les découver tes) aux revues
commercia les ou assoc ia t ives des années 50-70 , c 'es t le même d iscours qui es t
tenu : conse i l s pour l ' acha t du matér ie l ou pour sa cons t ruc t ion 57 ( l ' amateur es t
souvent un br ico leur) , in format ions compara t ives sur les nouveaux produi ts
( tes ts , tab leaux , f iches ana ly t iques) , a r t ic les techniques (comment fonct ionne
un objec t i f , comment mesurer la lumière , comment synchroniser images e t
sons , comment fa i re des t rucages , . . . ) , e tc . 58.
Res te que ce t te h is to i re pêche manque de problémat isa t ion . Enfermée dans
l 'h is to i re des invent ions , non seu lement e l le ne s 'aventure guère à montrer les
55 Norman Mac Laren, "Experience of an Amateur Filmmaker", in Journal of Film Preservation, vol. XXV n° 53, 1996, p. 33. 56 Gabriel Menager a effectué le recensement des revues et a raconté l'histoire de cette presse dans sa thèse : Un exemple de publications spécialisées : la presse à destination des cinéastes amateurs, 3 volumes, thèse de doctorat, Paris 3, IRCAV 1996. cf. aussi son article dans Communications n° 68 : "La presse du cinéma amateur : brève note et bibliographie", p. 193-206. 57 En 1900, Photo Gazette présente un "Chrono de poche" inventé par Léon Gaumont, simple à réaliser soi-même, par "tous les amateurs soigneux" (Photo Gazette, 25. 07) ; en 1922, Photo Revue propose un "Appareil cinématographique simplifié", qui peut être construit par "tout amateur habitué aux travaux manuels" (10-11. 06). 58 Il en va de même dans les ouvrages spécialisés qui sont d'ailleurs souvent écrits par les mêmes auteurs que ceux qui rédigent les articles des revues, presse et ouvrages étant liés par une relation éditoriale. Par exemple, le magazine Photo Cinéma (1920) est publié par les éditions Paul Montel qui a écrit ou édité de nombreux et copieux ouvrages pour les amateurs.
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conséquences de l ' évolu t ion technique sur les f i lms eux-mêmes , mais i l es t
même rare qu 'e l le fasse le l ien en t re technique , indus t r ie e t économie . Pour tan t
seu le ce t te t r ip le corré la t ion permet de comprendre ce qui se passe .
Revenons sur les problèmes de pe l l icu les . De fa i t , une pe l l icu le
inf lammable a é té inventée par Kodak b ien avant 1923, dès 1909 : la pe l l icu le
acé ta te , mais les d is t r ibu teurs t rouvant qu 'e l le se conserva i t moins b ien que la
pe l l icu le n i t ra te (e l le ré t réc i t e t gondole) , Kodak fu t contra in t d 'a r rê te r la
product ion . Une invent ion technique qui aura i t pu permet t re le développement
précoce du c inéma amateur a donc vu son appl ica t ion re ta rdée ( la ren tab i l i té
l ' empor tan t sur la sécur i té ) en ra ison de la press ion du marché profess ionnel .
Dans les années 1912, la pe l l icu le acé ta te réappara î t , mais davantage l iée au
"c inéma chez so i" (à la pro jec t ion de f i lms p rofess ionnels à la maison qui es t à
ce t te époque en p le in développement tan t aux USA qu 'en France) qu 'au c inéma
amateur ; la pr ise de vues amateurs qu i présente peu de dangers cont inue à se
fa i re en n i t ra te , le f i lm é tan t ensui te rep iqué sur pe l l icu le acé ta te pour la
pro jec t ion . On voi t a ins i comment se négocie , en t re demande e t marché , le sor t
d 'une invent ion . D 'au t res phénomènes ne peuvent s 'expl iquer qu 'en prenant en
compte la concurrence en t re les f i rmes . Ains i en es t - i l des problèmes de
normes : les déboires du format 9 ,5mm, mei l leur que le 8mm, presque auss i
bon que le 16mm et b ien moins cher , ne s 'expl iquent pas tan t par les
problèmes posés par la per fora t ion cent ra le de la pe l l icu le (qui provoque
parfo is des rayures) que par la fa ib lesse commercia le de Pa thé qui ne parv in t
pas à s ' implanter aux USA où le marché res te contrô lé par Kodak 59.
Dans "Le marché du caméscope . Innovat ion e t log ique du développement"
e t "L 'économie e t les marchés de l ' amateur : dynamiques évolu t ionnai res"60,
Laurent Cre ton a commencé à f ixer le cadre théor ique de ce que pourra i t ê t re
une vér i tab le h is to i re technico-économique du c inéma amateur : é tude des
processus qui conduisent de l ' invent ion à son u t i l i sa t ion par le publ ic , p r ise en
compte de la re la t ion aux consommateurs e t à leurs demandes , ana lyse des
d i f fé ren tes s t ra tég ies mises en œuvre par les f i rmes pour se p lacer sur le
59 Une amorce d'approche en termes d'histoire industrielle se trouve dans l'article "Cinéma d'amateur" du Dictionnaire du Cinéma et de la Télévision de Maurice Bessy et Jean-Louis Chardans, Pauvert, 1965, p. 69-75 et dans l'article de Jean Claude Eyraud "Les appareils de format réduit", in Pathé Premier empire du cinéma, sous la direction de Jacques Kermabon, Centre Georges Pompidou, 1994, p. 206-17. 60 Laurent Creton, "Le marché du caméscope. Innovation et logique du développement", in Le film de famille, édit. cit., p. 191-206 ; "L'économie et les marchés de l'amateur : dynamiques évolutionnaires", in Communications n° 68, 1999, p. 143-170.
20
marché amateur , ana lyse de la concurrence , e tc . , . . . mais ce t te h is to i re res te à
écr i re . . .
2 .2 . Les hommes e t les œuvres .
Les deux tomes de Famil ienk ino (Michael Kubal61) s 'a f f ichent comme une
h is to i re du c inéma amateur en Al lemagne : Geschischte des Amateur f i lms in
Deutschland ; le premier tome va de 1990 à 1930, le second de 1931 à 1960.
L 'ouvrage se ressent quelque peu de son or ig ine : une émiss ion de té lév is ion
dont i l donne à l i re le tex te . Ains i s 'expl ique le découpage morce lé en brèves
séquences assez hé térogènes : rappels des or ig ines du c inéma en Al lemagne e t
en Europe , brèves not ices sur le matér ie l agrémentées d ' i l lus t ra t ions (caméras ,
p ro jec teurs , schémas) , tex tes de c inéas tes (F laher ty , Jor is Ivens) , ex t ra i t s de
presse , annonces publ ic i ta i res , sé r ies de photogrammes de f i lms commentées ,
e tc . De fa i t , p lus qu 'une h is to i re , avec ce que ce la impl ique de cont inue , i l
s ' ag i t de coups de pro jec teur sur un champ que l 'on commence à explorer e t
que l 'on souhai te va lor iser . De même, b ien que le souci de fa i re appara î t re le
rô le de l 'Al lemagne dans l 'h is to i re du c inéma so i t assez présent dans l 'ouvrage
(Kubal l no te que la première pro jec t ion publ ique en Europe a é té le fa i t de
Max Skladanowsky en novembre 1895, soul igne le rô le des p ionniers : Oskar
Meßter , le pharmacien Ju l ius Neubronner , Fr i tz Boden, e tc . ) , on ne saura i t d i re
que Famil ienk ino o f f re une h is to i re na t ionale du c inéma amateur : son axe de
per t inence es t au t re .
I l s ' ag i t de cons t ru i re l 'h is to i re du c inéma amateur en se cent ran t à la fo is
sur les réa l i sa teurs e t sur les f i lms . Le tex te se présente comme une su i te de
monographies chronologiquement ordonnées . L ' ins is tance mise sur les noms
propres 62, les nombreux por t ra i t s de réa l i sa teurs , la présence de documents
personnels (au tobiographies , reproduct ions de pages d 'a lbum, e tc ) , la p lace
ex t rêmement impor tan te réservée aux f i lms , les remarques sur leur forme
es thé t ique , marquent la vo lonté de t ra i te r les c inéas tes amateurs comme des
"auteurs" à par t en t iè re su ivant une approche ca lquée sur l 'h is to i re
t rad i t ionnel le du c inéma comme ar t , une approche au demeurant for t anc ienne
dans la t rad i t ion l i t té ra i re : l ' approche d i te de " l 'homme e t l 'œuvre" .
61 Michael Kubal, Familienkino, Rowohlt, 1980. 62 La grande majorité des titres de chapitre comporte un nom propre : Oscar Meßter, Julius Neubronner, Hans Jurgen Thieme, Erich Beck, Richard Einhorn, Otto Stark, Anneliese Brauns, Konrad Wüstner, Moritz Schifferdecker, Hugo Loch, Karlheinz Wendtland, Georg Benecke, Martin Hörig, etc.
21
On connaî t les mul t ip les réserves susc i tées par ce t te approche en ce qui
concerne l 'h is to i re de l ' a r t e t l 'h is to i re du c inéma ; pour tan t , e l le s ' impose pour
le c inéma amateur , car les f i lms d 'amateur ne prennent sens que rappor tés à la
v ie de leur réa l i sa teur . Faute d 'une te l le mise en contexte , i l s ne d isen t r ien ou
pas grand-chose (d 'au tan t qu ' i l s sont en généra l muets ) . C 'es t ce qu 'a
parfa i tement compris M. Kubal . D 'où la formule cons is tan t à fa i re commenter
les f i lms par ceux qui les on t pr is , par leurs enfants (Carl Neubronner
komment ier t d ie F i lme se ines Vaters , Hans Jürgen Thieme komment ier t d ie
Fi lme se ines Vaters . . . ) ou par des proches de l ' au teur ; d 'où la présence
d ' in format ions b iographiques e t h is tor iques permet tan t de recons t i tuer le
contexte de t rava i l du réa l i sa teur .
Ains i un n iveau d 'ana lyse souvent cons idéré comme non product i f pour
l 'h is to i re des a r ts e t pour l 'h is to i re du c inéma acquier t dans le champ de
l ' amateur une per t inence remarquable .
2 .3 . Une h is to i re loca le
S i l 'h is to i re na t ionale es t un des grands courants de l 'h is to i re du c inéma, i l
es t c la i r qu 'avec le c inéma amateur on s 'o r ien te en pr ior i té vers une h is to i re au
n iveau loca l . On ne saura i t s 'en é tonner : les f i lms d 'amateur cons t i tuent de
fabuleux documents sur la v ie loca le : fê tes , coutumes , t rad i t ions , façons de
v ivre63, e tc . Or la sépara t ion en t re l 'h is to i re loca le fa i te à par t i r du c inéma e t
l 'h is to i re loca le du c inéma n 'a r ien de rad ica le64 : en su ivant l ' évolu t ion
h is tor ique de la rég ion , on su i t en même temps l ' évolu t ion du c inéma. Du coup
le passage à l 'h is to i re du c inéma loca le se fa i t assez na ture l lement .
Comme i l se doi t , ce t rava i l h is tor ique a commencé par la cons t i tu t ion
d 'a rch ives spéc ia l i sées : pas d 'h is to i re sans ce t rava i l p réa lab le . Les ra isons
qui , à un moment donné , dans un espace donné , on t condui t à la déc is ion
d 'a rch iver les f i lms amateurs (qui jusque- là n ' in té ressa ien t personne) e t à les
cons t i tuer en documents sont assurément mul t ip les e t complexes , mais i l
semble b ien que la p lupar t de ces a rch ives se so ien t mises en p lace
conformément à un schéma inc luant au moins cer ta ins de ces paramètres : (1)
63 Des collections de cassettes vidéo se sont constituées sur ce créneau : cf. par exemple, la série Mémoires (Mémoire d'Auvergne, de Bretagne, de Loraine, etc.) aux éditions Montparnasse. 64 Dans "Après la conquête, comment défricher ?", Michel Lagny remarque que "la coupure entre l'histoire du cinéma et l'histoire faite à partir du cinéma, n'est pas si radicale qu'on pouvait l'imaginer, il y a quelques années", in "Cinéma et Histoire. Autour de Marc Ferro", CinemAction n°65, 1992, p. 35-6.
22
un contexte h is tor ique e t po l i t ique généra l favorable à la pr ise de consc ience
de l ' impor tance du loca l ( l ' après 68 , la décentra l i sa t ion) ; (2) un espace
sens ib i l i sé à la ques t ion de la reconnaissance ident i ta i re : des rég ions qui
revendiquent le s ta tu t de na t ions ou leur reconnaissance comme une en t i té
h is tor ico-cul ture l le à par t en t iè re (ex . : le Pays Basque , l 'Écosse , la
Cata logne65, la Bre tagne66, . . . ) ; une v i l le f iè re de son h is to i re (ex . : Sa in t -
Ét ienne e t l 'h is to i re ouvr ière) ; (3) l ' in te rvent ion d 'un ind iv idu dé jà engagé
d 'une façon ou d 'une au t re dans la v ie cu l ture l le loca le e t qu i es t condui t à
prendre consc ience de l ' impor tance de ces f i lms : qu i commence à les recenser ,
à les ca ta loguer , à les fa i re connaî t re e t qu i en v ien t à monter une pe t i te
s t ruc ture expér imenta le ; (4) enf in , l ' ins t i tu t ionnal isa t ion de ce t te s t ruc ture
( reconnaissance par la rég ion , l 'É ta t , e tc . ) e t l ' é tab l issement d 'une pol i t ique
d 'a rch ivage .
Une fo is les a rch ives mises en p lace , les h is tor iens commencent à a r r iver :
i l y a un fond à explo i te r . À l 'heure d 'au jourd 'hu i , on en es t là ; de jeunes
chercheurs commencent à t rava i l le r . À t i t re d 'exemple poin tons rap idement
quelques-unes des é tapes d 'une recherche pour une h is to i re du c inéma amateur
en Bre tagne 67 : é tab l issement d 'une pér iodisa t ion , recensement des c inéas tes
amateur par pér iode , é tude de leur répar t i t ion géographique ( les c inéas tes
amateurs bre tons se t rouvent essent ie l lement en mi l ieu urba in) ; compara ison
avec l ' équipement des v i l les en sa l les de c inémas , ana lyse soc io logique ( les
commerçants sont t rès la rgement représentés , mais , fa i t p lus spéc i f ique , les
prê t res v iennent en bonne p lace) ; co l lec te de documents e t de témoignages
permet tan t de met t re les f i lms en contextes ; en t re t iens avec des c inéas tes
amateurs donnant l ieu à une sér ie de por t ra i t s68 (P ier re Galbrun , mi l i tan t du
Bleun Brug , le photographe Amaury Hamonic , connu pour sa product ion de
car tes pos ta les , l ' ép ic ie r Maze , qu i ava i t compris que pro je te r dans son
magas in , les repor tages qu ' i l tourna i t sur Châteaul in pouvaien t cons t i tuer un
65 Anton Gimenez, "Ciné amateur en Catalunya" in Journal of Film Preservation, numéro cité, p. 34- 37. 66 La Cinémathèque de Bretagne (Brest) est l'une des toutes premières a avoir senti l'intérêt qu'il y avait à archiver des productions amateurs. Sur l'histoire de sa création, cf. l'article de son directeur, André Colleu, "Vingt ans de travail pour une cinémathèque régionale", in Rencontre autour des inédits. Jubilee Book, éd. cit., p.51-66. La Cinémathèque de Bretagne a édité, en 1998, une cassette et un livret : Bobines d'amateurs à la suite d'une exposition sur le sujet. 67 Un jeune chercheur de Rennes, Gilles Ollivier, a commencé ce travail dans une thèse sous la direction de Pascal Ory. 68 Dans "Pour une histoire du cinéma amateur : questionnement et perspective" (article non publié), Gilles Ollivier note que l'histoire locale du cinéma amateur, participe du mouvement pointé par Richard Rorty visant à réintroduire dans l'Histoire "des existences et des singularités" (Richard Rorty, "Quatre manières d'écrire l'histoire de la philosophie", in Que peut faire la Philosophie de son histoire ?, 1989, p. 58-94).
23
bon f i lon publ ic i ta i re , e tc . ) ; é tude de la re la t ion en t re la pra t ique amateur e t
l ' espace loca l : re la t ion avec le mi l i tan t i sme bre ton , re la t ion avec l 'Égl ise ;
ana lyse des product ions phares (ex . : Pêcheurs bre tons tourné en 1936, par un
dominica in , le révérend père Louis-Joseph Le Bre t , pour sens ib i l i se r les
chré t iens aux problèmes de ce t te corpora t ion ; Le mystère du Folgoët , long-
métrage tourné en bre ton dans les années 50 , par une équipe de c inéas tes
amateurs regroupés sous le nom de Bri t t ia Fi lms ) ; é tude de la re la t ion en t re la
pra t ique loca le e t le mouvement des amateurs à t ravers l 'h is to i re des c lubs
(peu nombreux en Bre tagne) e t des fes t iva ls — comme le Fes t iva l Nat ional
Amateur de Sain t -Cas t (53-66) t ransféré ensui te à Dinard , ou le Fes t iva l
In te rna t ional du F i lm e t d 'Échanges f rancophones remarquable par son
ouver ture aux product ions venues d 'Afr ique .
Parfo is , la rédac t ion d 'une h is to i re du c inéma loca le es t d i rec tement l iée
au dés i r d 'un chercheur (souvent lu i -même impl iqué dans la réa l i sa t ion
amateur) de rendre hommage à sa rég ion en perpé tuant la mémoire de ses
c inéas tes : Paulo Vie i ra , O cinema super 8 na Bahia , Alexandre F iguei röa , O
cinema super 8 em Pernambuco 69.
On peut prédi re la mul t ip l ica t ion dans les années à venir de ce type
d 'h is to i re , car les f i lms d 'amateur cons t i tuent une vra ie mine pour les
chercheurs . Ains i écr i te , l 'h is to i re du c inéma amateur s 'éparp i l le en une
mul t i tude d 'h is to i res qu i non seu lement sont écr i tes sans l iens en t re e l les , mais
sans l ien avec les h is to i res na t iona les . C 'es t b ien le cas de par le r d 'une
"h is to i re en mie t tes" 70.
2 . 4 . Une h is to i re d iscurs ive
Reel Famil ies de Pat r ic ia Z immerman 71 es t le seu l ouvrage à proposer une
vue d 'ensemble e t a r t icu lée de l 'h is to i re du c inéma amateur dans un pays : les
USA, de 1897 à nos jours . Fondée sur des ana lyses de d iscours écr i t s (a r t ic les
de la presse , tex tes promot ionnels , documents indus t r ie ls , romans) e t sur des
ana lyses de f i lms , e l le s ' inscr i t dans la perspec t ive ouver te par Michel
Foucaul t d 'une h is to i re décr ivant des écar ts e t des d ispers ions en re la t ion avec
69 Paulo Vieira, O cinema super 8 na Bahia, Salvador, 1984 ; Alexandre Figueiröa, O cinema super 8 em Pernambuco, Reciffe, 1994. 70 François Dosse, L'histoire en miettes, La Découverte, 1987. 71 Patricia R. Zimmerman, Reel families. A Social History of Amateur Film, Indiana University Press, 1995.
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les mouvements de la soc ié té (son sous- t i t re es t expl ic i te à ce t égard : A Socia l
His tory o f Amateur Fi lm ) .
Cet te h is to i re se la isse découper en t ro is grandes pér iodes . La première ,
qu i va de 1897 à 1923, es t la grande époque des inventeurs , avec comme
conséquences , la pro l i fé ra t ion anarchique des appare i l s 72 e t des en t repreneurs
( tou t es t encore poss ib le en te rmes de conquête de marché) . La seconde
pér iode correspond à la phase d ' ins t i tu t ionnal isa t ion : ins t i tu t ionnal isa t ion
technologique par la c réa t ion d 'un matér ie l spéc i f iquement amateur ,
ins t i tu t ionnal isa t ion en tan t que pra t ique organisée : développement des c lubs
e t de la presse spéc ia l i sée , publ ica t ions de manuels , e tc . Enf in , avec les
années 50 e t l ' explos ion de la c iv i l i sa t ion des lo is i rs s 'ouvre la t ro is ième
pér iode : tandis que le d iscours soc ia l e t cu l ture l idéa l i se le temps l ib re e t la
famil le nucléa i re , la généra l i sa t ion du matér ie l au tomat ique en t ra îne une
banal isa t ion de l 'usage de la caméra qui devien t un ins t rument de lo is i r au
même t i t re que le barbecue e t la tab le de p ing-pong ; f i lmer les enfants es t
désormais le moteur pr inc ipa l de la product ion .
Ce découpage en pér iodes correspond assez b ien à ce lu i que l 'on pourra i t
fa i re pour nombre de pays e t en par t icu l ie r pour la France 73 ; cependant , on
peut no ter quelques d i f fé rences in té ressantes . La première es t cu l ture l le . En
France , l 'oppos i t ion en t re l ' espace amateur e t l ' espace profess ionnel es t t rès
v ive ; aux Éta ts -Unis , la sépara t ion ex is te , mais n 'es t pas auss i é tanche . C 'es t
que la re la t ion des amér ica ins aux lo is i rs es t t rès d i f fé ren te de ce l le des
Français : là où les f rança is ne voien t qu 'occas ions à d iver t i ssement , les
América ins , eux , prennent les choses t rès au sér ieux ; i l s se veulen t en tou tes
c i rcons tances "une na t ion de profess ionnels" . D 'au t re par t , l ' idéologie du se l f
made man fa i t de tou t amateur , un profess ionnel en puissance . Bien que ce t te
concept ion de l ' amateur isme comme voie pr iv i lég iée de progress ion soc ia le
so i t t rès la rgement dément ie par la réa l i té , e l le es t beaucoup p lus présente
dans l ' espr i t des América ins que dans ce lu i des f rança is . L 'amateur isme
amér ica in n 'es t pas tou t à fa i t l ' amateur isme f rança is .
La seconde es t à la fo is indus t r ie l le e t cu l ture l le . I l s ' ag i t de la présence
d 'Hol lywood e t du mythe hol lywoodien qui , depuis les années 30 , modèlent le
paysage c inématographique dans lequel les amateurs amér ica ins s ' inscr ivent ;
72 Certains appareils sont réellement étonnants, comme cette caméra à cartouches, actionnée à l'air comprimé, et dénommée l'Aéroscope ; il fallait pomper 49 fois avant de mettre en route le mécanisme ... 73 La périodisation que propose Gabriel Menager dans sa thèse sur L'histoire de la presse à destination des cinéastes amateur en France recoupe à peu de choses près celle P. Zimmerman.
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so i t qu 'Hol lywood fonct ionne comme pôle d 'a t t rac t ion pour les c inéas tes
amateurs qui rêvent de devenir scénar is tes ou réa l i sa teurs ( tou t comme les
ac teurs amateurs rêvent de devenir s ta rs ) , so i t qu ' i l fonct ionne comme pôle de
ré férence . La norme hol lywoodienne envahi t tou t : des f i lms de famil le que
l 'on veut vo i r se s t ruc turer sous la forme de f ic t ions dramat iques aux c lubs de
c inéma amateur qu 'on invi te à s 'o rganiser sur le modèle de la d iv is ion du
t rava i l ho l lywoodienne . P . Z immerman par le d 'une vér i tab le "colonisa t ion de
l ' espace c inématographique amateur par Hol lywood" . En f in de compte , aux
U.S .A. , le c l ivage ne passe pas tan t en t re amateurs e t p rofess ionnels qu 'en t re
ceux qui se conforment à la norme hol lywoodienne e t ceux qui ne s 'y
conforment pas .
Les en jeux idéologiques du c inéma amateur cons t i tuent le cœur même de
l 'ouvrage de P . Z immerman. Son argumenta t ion cons is te à montrer que le
d iscours publ ic sur le f i lm d 'amateur fonct ionne sur une sér ie de
contrad ic t ions en t re le contenu e t le rô le rée l du d iscours , a ins i qu 'en t re les
d iscours e t les f i lms eux-mêmes . Contrad ic t ion en t re l ' a f f ichage d 'un d iscours
de format ion e t une fonct ion de promot ion commercia le e t de pro tec t ion du
sec teur profess ionnel . Contrad ic t ion en t re un d iscours de c réa t iv i té e t un
d iscours es thé t ique normat i f qu i rédui t au maximum l ' imagina t ion e t la
spontanéi té . Contrad ic t ion , enf in , en t re un d iscours de démocra t i sa t ion e t de
l iber té e t une ac t ion permanente de contrô le soc ia l . Toutes ces in te r rogat ions
rendent év ident que les product ions amateurs sont au cent re d 'en jeux essent ie ls
pour not re soc ié té .
3 . Pour une sémio-pragmatique des espaces amateurs
Si , comme nous l ' avons d i t en in t roduct ion , le champ amateur se la isse
décomposer en d i f fé ren ts espaces de communica t ion , dans une perspec t ive
sémio-pragmat ique74, on a imera i t comprendre comment fonct ionnent ces
d i f fé ren ts espaces . J 'esquissera i ic i l ' ana lyse de deux de ces espaces : ce lu i du
f i lm de famil le e t ce lu i des c lubs de c inéma amateur .
3 . 1 . L 'espace du f i lm de famil le
74 Sur la sémio-pragmatique, cf. Roger Odin, De la fiction, De Boeck, 2000 ainsi que "Pour une sémio-pragmatique du cinéma", Iris, vol. 1, n° 1, 1983, p. 67-82 (traduction anglaise in R. Stam & T. Miller, Film & Theory. An Anthology, Blackwell, 2000, p. 54-67).
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I l a essent ie l lement é té exploré dans l 'ouvrage co l lec t i f de l 'Équipe de
recherche sur le c inéma amateur de l 'Univers i té de la Sorbonne Nouvel le : Le
f i lm de fami l le 75 e t dans p lus ieurs a r t ic les du n° 68 de la revue
Communicat ions : "Le c inéma en amateur"76. D 'une cer ta ine façon , on peut d i re
que le f i lm de famil le es t aux or ig ines du c inéma (Le dé jeuner de bébé de
L . Lumière n 'es t - i l pas le premier f i lm de famil le ? ) . Mais i l y a p lus : lo rsque
Lumière inventa le c inématographe , nous d i t Vincent P ine l , "sa première
in ten t ion é ta i t de le rendre access ib le aux amateurs" ; pu is i l a jou te : "comme
un s imple appare i l de photo , le c inématographe enregis t re ra i t des scènes
famil ia les avec un supplément d 'émot ion" 77. Les é tudes récentes (en par t icu l ie r
ce l les de Tom Gunning 78) fourn issent les preuves h is tor iques de ce qui , chez
P ine l , n 'é ta i t qu ' in tu i t ion : i l appara î t de p lus en p lus cer ta in que le c inéma a
é té conçu à l 'o r ig ine par les Lumières comme un pro longement amél ioré de la
photographie amateur de souvenir79. Toutes les recherches des Lumières sur la
photographie montren t à la fo is leur préoccupat ion du publ ic amateur ( i l s
é ta ien t t rès impl iqués dans le journa l L'Amateur photographe ) e t leur vo lonté
de se donner les moyens de fa i re de la photographie ins tan tanée capable de
rendre le mouvement , c 'es t -à -d i re la v ie ( la fameuse Étiquet te B leue es t une
pe l l icu le u l t ra -sens ib le pour l ' époque) . L ' invent ion du c inéma doi t donc ê t re
lue non comme une rupture par rappor t aux recherches sur la photographie ,
mais comme un progrès sur le même axe : le c inéma, c 'es t de la photographie
de fami l le v ivante . C 'es t d 'a i l leurs b ien comme ce la que la presse de l ' époque
voyai t la na issance du c inéma ; le journa l La Poste écr iva i t a ins i dans son
numéro da té du 30 Décembre 1885 :
Lorsque ces appare i l s seront l iv rés au publ ic , lo rsque tous pourront
photographier les ê tres qui leur sont chers , non p lus dans leur forme
immobi le mais dans leurs mouvements , dans leurs ac t ions , dans
75 Le film de famille, R. Odin dir., Méridien-Klincksieck, 1995. 76 "Le cinéma en amateur", Communications n° 68, R. Odin dir., Seuil, 1999. On trouvera également des articles sur cet espace dans The Journal of Film and Video, vol. 38, n° 3-4, "Home Movies and Amateur Filmmaking", 1986, numéro dirigé par Patricia Erens. 77 Vincent Pinel, Louis Lumière, inventeur et cinéaste, Nathan, 1994, p. 38 (je souligne). 78 Tom Gunning, "New Thresholds of Vision : Instantaneous Photography and the Early Cinema of the Lumiere Company" in Impossible Presence: The Image Encounter, The Power Institute, vol. 2, ed. Terry Smith (Powers Institute Anthology, Sidney Australia). Cf. également : M. Loiperdinger, "Lumières Ankunft des Zugs. Gründungsmythos eines neuen Mediums", in KINtop, Jahrbuch zur Erforschung des frühen Films, n°5, 1996, p. 37-70. 79 Ce n'est qu'un peu plus tard, s'étant aperçu que le cinéma était reçu comme un spectacle et ouvrait de la sorte sur un marché plus vaste que le marché amateur, que les Lumières changeront l'orientation de leur fabrication.
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leurs ges tes famil ie rs , avec la paro le au bout des lèvres , la mor t
cessera d 'ê t re absolue . [ je soul igne]
Se lon S tacey Johnson, un mouvement ana logue se la isse repérer aux USA ;
c 'es t dans l ' imagina i re de la photographie comme l ieu de mémoire famil ia l
qu 'Eas tman-Kodak inscr i t le développement du c inéma (une publ ic i té de la
f i rme invi te les amateurs à conserver leurs f i lms dans des coff re ts re l iés cu i r
conçus pour ê t re mis dans la b ib l io thèque de la sa l le à manger à cô té des
a lbums de famil le )80.
Ains i cons idéré , le f i lm de famil le n 'appar t ien t pas au paradigme du
c inéma, mais au paradigme de la photographie de souvenir . I l n 'es t donc pas
anormal que les h is to i res du c inéma n 'en par len t pas . Res te que l 'h is to i re du
paradigme des images mémoires ( f ixes ou an imées) mér i te ra i t d 'ê t re écr i te :
l ' impor tance de ce paradigme dépasse sans doute en te rmes de quant i té de
product ions e t de conséquences soc ia les , le paradigme du c inéma spec tac le 81.
Cet te façon de décr i re les tous débuts de l 'h is to i re du c inéma amateur es t
d 'une impor tance capi ta le pour comprendre le fonct ionnement du f i lm de
famil le . En généra l , en ef fe t , on cons idère que le f i lm de famil le es t mal fa i t
parce qu ' i l ne donne à voi r qu 'une su i te incohérente d ' images , mais c 'es t qu 'on
se t rompe de paradigme : le f i lm de famil le n 'a pas à ce p l ie r aux normes du
c inéma, car i l appar t ien t au paradigme de la photographie comme ins t rument
de mémoire . Par exemple , pas p lus que la photo de famil le , le f i lm de famil le
n 'a à raconter d 'h is to i res puisque ceux qui vont le vo i r on t vécu les
événements dont i l par le ; son rô le comme ce lu i de la photo es t de met t re en
80 Stacey Johnson, "Are we in the Movies Now ?", Cinemas, 1998, p. 135-158. 81 Le travail a été assez largement fait pour l'image fixe (la photo de famille) : cf. B. Coe and P. Gates, The Snapshot Photograph : The Rise of Popular Photography, 1988-1939, Ash and Grant, 1977. D. Galloway, A Family Album, John Calder, 1978. Ch. Musello, "Photography in Everyday Life", Photography and Social Science Research, Image of Information, Jon Wagner, éd., Beverley Hills, CA : Sage, 1979 ; "Studying the Home Mode : An Exploration of Family Photography and Visual Communication", Studies in Visual Communication, 6(1) : 23-42, Spring, 1980. J. Ruby, A Crack in the Mirror : Reflexive Perspectives in Anthropology, University of Philadelphia Press, 1982. R. Chalfen, Snapshot Versions of Life, Bowling Green, OH: Bowling Green State university Press, 1987. J. Spence, P. Holland (eds), Family Snaps, The Meaning of Domestic Photography, London, Virago, 1991.D. Kenyon, Inside Amateur Photography, London, Batsford, 1992. B. Mary, La Photo sur la cheminée, Naissance d'un culte moderne, Métailié, 1993. A-M. Garat, Photos de familles, Seuil, 1994. A. Silva, The Family Photo Album : The Image of Ourselves, UMI, 1996. P. Sorlin, Les fils de Nadar, éd. Nathan, 1997 (en particulier, chapitre 2, p. 63-88). Le travail reste très largement à faire pour le film de famille. Parmi les travaux en cours citons la thèse de Martina Roepke : Privat-Vorstellung. Formen der selbstinszenierung in Deutschen Heimkino (Université de Berlin) et son article : "Lichtspiel im Wohnzimmer. Der Filmamateur und sein Heimkino, in Cinema 44, "Das Private", Zurich, 1999, p. 22-35, ainsi que la thèse d'Alexandra Schneider : Nous sommes les stars : l'ordre filmique du film de famille (Université de Zurich) et son article : "Gesten der Privatheit: Christopher & Alexandre von Fredi M. Murer", in Cinema n°44, éd. cit., p. 36-44.
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branle la mémoire des spec ta teurs famil iaux . I l es t même souhai tab le que le
f i lm de famil le ne raconte pas : en e f fe t , s i le f i lm de famil le donne à voi r une
h is to i re cohérente , i l donne un poin t de vue par t icu l ie r sur la v ie de la famil le
(en généra l , le po in t de vue du père) , po in t de vue qui peut-ê t re ressent i
comme une vér i tab le agress ion par les au t res membres de la famil le ; d 'où des
drames , des scènes de ménage , par fo is des d ivorces ( l 'Amateur de Kies lovski
raconte l 'h is to i re d 'une te l le rupture) . D 'au t re par t , s i le f i lm es t t rop b ien fa i t ,
i l b loque les in te rac t ions en t re les membres de la famil le en imposant un réc i t
famil ia l dé jà cons t ru i t ; inversement , face à un f i lm mal fa i t , les membres de
la famil le auront à œuvrer ensemble à la recons t ruc t ion de l 'h is to i re famil ia le
e t la cohés ion du groupe famil ia l s 'en t rouvera renforcée (c 'es t la fonct ion
idéologique du f i lm de famil le : p roduire du consensus , perpé tuer la Famil le ) .
Le f i lm de famil le doi t donc ê t re mal fa i t (non s t ruc turé , non narra t i f )
pour ê t re b ien fa i t (pour fonct ionner correc tement dans son espace propre : la
famil le ) . P lus exac tement , la forme du f i lm de famil le ne doi t pas s inger la
forme c inématographique , mais au contra i re res te r au p lus près de la forme
photographique : pauses , regards caméras e t sur tout d iscont inui tés . P lus la
s t ruc ture du f i lm de famil le se rapprochera de ce l le de l 'a lbum de fami l le e t de
sa s t ruc ture "à t rous" , p lus i l aura de chances de jouer son rô le en permet tan t
la double product ion de sens qui carac tér ise son fonct ionnement : d 'une par t ,
une product ion ind iv iduel le (chacun fa i t re tour sur son propre vécu) , d 'au t re
par t , une product ion co l lec t ive (on par le beaucoup en regardant un f i lm de
famil le tou t comme en regardant un a lbum de famil le ) . On voi t donc l ' e r reur
des c lubs de c inéma amateur qui veulen t apprendre aux c inéas tes famil iaux à
" fa i re du c inéma" : i l s se t rompent d 'espace de communica t ion .
3 . 2 . L 'espace des c lubs de c inéma amateur
Les c lubs de c inéma amateur ont commencé à se développer dans les
années 30 e t on t connu un essor tou t par t icu l ie r dans les années 50 au moment
du grand boom associa t i f . S t r ic tement s t ruc turés e t h ié rarch isés en soc ié tés
rég ionales , na t iona les e t in te rna t ionales ( l 'UNICA), i l s o rganisent des séances
de format ion conduisant à la par t ic ipa t ion à des concours qui sé lec t ionnent les
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meil leures product ions 82. L 'espace des c lubs de c inéma amateur es t un espace
de compét i t ion .
Entrer dans l ' espace "amateur" , devenir un "amateur" 83, résu l te d 'un
processus de "d is t inc t ion" (P ier re Bourdieu 84) par rappor t au c inéas te famil ia l .
Ce processus es t d 'au tan t p lus for t que le c inéas te "amateur" es t un ancien
c inéas te famil ia l . Devenir un "amateur" suppose de qui t te r son pos i t ionnement
de membre d 'une famil le fa isan t de la photo souvenir pour s 'engager dans la
vo ie du c inéma . Dans L'Amateur , Kies lowski nous décr i t le processus qui
permet ce t te muta t ion : p r is en main par la séduisante Anna Wlodarczyk , la
représentan te de la Fédéra t ion des c lubs de c inéma dont i l tombera amoureux,
F i l ip Mosz , découvre l 'un ivers des c lubs , la lec ture des magazines spéc ia l i sés
e t la complexi té du t rava i l c inématographique . À t ravers ce t te in i t ia t ion ,
l ' "amateur" in tègre les règ les d 'une es thé t ique spéc i f ique , une es thé t ique du
"b ien fa i t" e t du respec t de la "grammaire" c inématographique .
À la d i f fé rence des f i lms de famil le , les product ions de ce t espace
revendiquent leur appar tenance p le ine e t en t iè re au paradigme du c inéma.
L 'espace amateur n 'a d 'ex is tence que par rappor t à l ' espace du c inéma
profess ionnel . Les "amateurs" sont obsédés par le dés i r de " fa i re pro" . Du
coup, i l s ne se préoccupent guère de contenu . Les f i lms réa l i sés dans ce cadre
sont le p lus souvent complè tement déconnectés des problèmes de la v ie rée l le :
f i lms d 'an imat ion , chansons f i lmées (devenue récemment le c l ip , domaine
pr iv i lég ié des e f fe ts spéc iaux) , gags en tou t genre (popular isé par l ' émiss ion
Vidéo gag ) , f ic t ions oni r iques . Quant aux documenta i res , i l s p r iv i lég ien t les
scènes p i t to resques , les beaux paysages , l ' exot isme . . . C 'es t là qu 'une ana lyse à
la Bourdieu se révè le préc ieuse : en te rmes de recru tement , les c lubs de
c inéma amateur sont tou t à fa i t semblables aux photo-c lubs "es thé t isan ts"
décr i t s dans Un ar t moyen 85 : i l s comprennent peu de jeunes ( la moyenne d 'âge
se s i tue en t re 40 e t 45 ans ; les jeunes recrues ont en t re 30 e t 35 ans) , un grand
nombre de cadres moyens ou subal te rnes , des commerçants e t des
82 Sur les clubs de cinéma amateur, cf. Colette Sluys, "Cinéaste du dimanche. La pratique populaire du cinéma", Ethnologie française, XIII, Juillet-Septembre, p. 291-302, 1983. P. R. Zimmermann, "Professional Results with Amateur Ease : The Formation of Amateur Filmmaking Aesthetics 1923-1940", Film History, vol. 2, p. 267-281, 1988. G. Ollivier, "1928-1959 : Idéologies, structures et évolution des clubs de cinéastes amateurs", Archives, n° 40, Institut Jean Vigo, Cinémathèque de Toulouse, Avril 1991. 83 Je mets "amateur" entre guillemets pour indiquer que le terme prend ici une signification particulière : non plus seulement le "non professionnel", mais celui qui veut faire du cinéma, qui "aime" le cinéma. 84 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Les éditions de Minuit, 1979. 85 P. Bourdieu (dir.), Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie, éditions de Minuit, 1965.
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représentan ts des profess ions l ibéra les (médecins , dent is tes ) . Le c inéma
"amateur" es t un c inéma de c lasse : un c inéma de la propre té formel le mais
auss i de la propre té du monde, un c inéma enfermé dans ce que Raymond
Bordes ( le fondateur de la c inémathèque de Toulouse) a appelé la "démagogie
de l ' agréable" 86. Dans la par t ie de Six fo is deux (1976) consacrée à Marce l , le
c inéas te amateur , Jean-Luc Godard d isa i t dé jà tou t en une formule : " l ' amateur
es t à la fo is ce lu i qu i t rava i l le e t ne t rava i l le pas son dés i r" .
3 . 3 . Pour une é tude des pra t iques amateurs
Même s i ce la es t v ra i pour tou t type de product ions , s ' i l es t un domaine où
l 'on ne peut se conten ter d 'é tudier les tex tes ( les f i lms) , c 'es t b ien le c inéma
amateur .
I l es t c la i r , par exemple , que le c inéas te "amateur" qui se rend dans un
c lub pour fa i re ou apprendre à fa i re du c inéma, y va auss i pour par t ic iper à la
v ie co l lec t ive qui lu i es t a ins i p roposée . L 'approche e thno-méthodologique
devient ic i un ins t rument pr iv i lég ié pour ana lyser les in te rac t ions qui se
déroulent dans ce t espace . Laurence Al lard qui s 'es t in té ressée , dans ce t te
perspec t ive , à la v ie d 'un c lub 9 ,5mm par is ien 87 ( i l en ex is te encore) , remarque
que les réunions ont tou jours une double v isée . D 'une par t , une v isée
cu l ture l le : ces c lubs fonct ionnent comme des espaces publ ics "au tonomes"
(Habermas88) permet tan t l ' "appropr ia t ion de la cu l ture des exper ts dans la
perspec t ive du monde vécu" . E t d 'au t re par t , une v isée conviv ia le : po ts , repas
gas t ronomiques , v is i tes , voyages . E l le note auss i que la sépara t ion en t re ces
deux v isées es t lo in d 'ê t re ne t te : l ' e ssen t ie l , ce sont les mul t ip les d iscuss ions
qui se déroulent auss i b ien lors des sor t ies ou des repas que lors de la
présenta t ion ou du v is ionnement d 'un f i lm. À t ravers ces d iscuss ions , une
"communauté d ' in te rpré ta t ion" res t re in te 89 se cons t ru i t e t une es thé t ique
spéc i f ique s 'é labore (cons t ruc t ion d 'un ensemble de ré férences par tagées , d 'une
norme, d 'un réper to i re de formules d 'éva lua t ion , e tc . ) . Ces pra t iques
d ' in te rac t ions soc ia les , p lus que les f i lms eux-mêmes (qui d 'a i l leurs ne sont en
86 Raymond Bordes, "Un coup d'œil sur le cinéma amateur", Les Temps Modernes, Juin 1957. 87 Laurence Allard, "Espace public et sociabilité esthétique", Communications n° 68, p. 207-238. 88 Ces termes d'"espaces publics partiels" et/ou "autonomes" ont été définis par J. Habermas dans Droit et démocratie. Entre faits et normes, chapitre "Le rôle de la société civile et de l'espace public politique", Gallimard, 1997, p. 401 et ss. 89 Stanley Fish, Is there a text in this class ? The authority of interpretive communities, Havard University Press, 1980.
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généra l pas vus en dehors de l ' espace des c lubs ou des concours in te rc lubs) ,
sont vér i tab lement la ra ison d 'ê t re des c lubs .
L ' impor tance de l ' é tude des pra t iques es t encore p lus grande pour les
product ions famil ia les . On peut même d i re que la par t icu lar i té du c inéma qui
se fa i t dans les famil les es t que la réa l i sa t ion d 'un f i lm n 'en cons t i tue pas
l 'ob jec t i f p remier 90. Le c inéas te famil ia l f i lme, d 'abord , pour le p la is i r de
f i lmer (de jouer avec sa caméra) , ensui te pour le p la is i r de réunir au tour de lu i
sa famil le e t ses amis . Dans les mains du c inéas te famil ia l , avant d’ê t re un
ins t rument d’enregis t rement , la caméra es t un ca ta lyseur , un go be tween . Dans
l ’espace famil ia l , f i lmer t ien t du happening ou du jeu co l lec t i f ; c 'es t un
moment de bonheur par tagé .
Mais le tournage d 'un f i lm de famil le es t lo in d 'avoi r tou jours des e f fe ts
pos i t i f s . Dans son ouvrage Des mots pour le d ire , Mar ie Card ina l , expl ique ,
a ins i , comment e l le du t fa i re une psychanalyse de p lus ieurs années pour se
laver du t raumat isme causé par son père qui , a lors qu 'e l le une tou te pe t i te
f i l le , l ' ava i t f i lmée en t ra in de fa i re "number one p lease" ( l ' express ion codée ,
dans la famil le de Mar ie Card ina l , pour d i re fa i re p ip i ) 91. De même, dans son
f i lm A song o f A ir (1987) , Mer i lee Bennet t nous montre comment son père se
serva i t du c inéma pour rég i r la v ie de sa famil le e t comment ce la la conduis i t à
par t i r de chez e l le , à se droguer e t même à envisager d 'empoisonner son père .
Cer tes , le tournage d 'un f i lm de famil le n 'a pas tou jours des conséquences
auss i d ramat iques , mais i l compor te tou jours un cer ta in r i sque pour les
ind iv idus f i lmés . Les mi l l ie rs de parents qu i chaque jour f i lment leurs enfants
n 'on t pas consc ience des conséquences que peut avoir un ac te qui leur semble
b ien anodin .
Ains i , avant même d’exis te r en tan t que f i lm, le c inéma amateur a dé jà
produi t des e f fe ts (co l lec t i f s ou ind iv iduels ) non négl igeables . On ne voi t pas
comment l 'h is to i re du c inéma amateur pourra i t fa i re l ' économie d 'une te l le
ana lyse .
90 Dans Sur la plage de Belfast (1996), Henri-François Imbert raconte comment ayant trouvé une caméra 8mm avec une bobine non développée à l’intérieur puis ayant retrouvé la famille concernée, il apprit de la mère (le père étant alors décédé) que son mari tournait régulièrement des films qu’il ne faisait en général pas développer. J’ai pu vérifier que cette pratique n’était nullement exceptionnelle. 91 Marie Cardinal, Des mots pour le dire, Grasset, 1975, p. 74.
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On ne saura i t conclure ce rap ide panorama des approches du c inéma
amateur , sans ment ionner une sér ie de sep t émiss ions qui les réuni t quas iment
tou tes : La Vie f i lmée des Français , conçue par Jean Baronnet en 1975.
L 'émiss ion commentée par des écr iva ins (Georges Perec , Roger Grenier ) e t des
h is tor iens (Henr i Amouroux) , réa l i sée par d ivers c inéas tes (Agnès Varda ,
Alexandre Ast ruc , . . . ) nous en t ra îne dans un pa l impses te de lec tures ( lec ture
compara t ive avec les ac tua l i tés de l ' époque , lec ture h is tor ique en te rmes de
documents , lec ture es thé t ique nous inv i tan t à nous la isser fasc iner par ces
images hés i tan tes , lec ture f ic t ionnel le fa isan t surg i r d 'un f ragment de
mul t ip les h is to i res , c i ta t ions in tégra les de f i lms d 'amateur , lec ture pr ivée ,
témoignages) v isan t à nous fa i re découvr i r in te l lec tue l lement , mais aussi à
nous fa i re éprouver a f fec t ivement , tou te la r ichesse du c inéma amateur .
Conclus ion : brèves remarques sur le c inéma amateur aujourd'hui
Depuis une quinza ine d 'années , les changements technologiques
(développement de la té lév is ion , passage à la v idéo 92, généra l i sa t ion du
caméscope , passage au numér ique e t à l 'o rd ina teur , c réa t ion d ' In terne t ) e t
l ' évolu t ion de la soc ié té ( t ransformat ion des re la t ions en t re espace publ ic e t
espace pr ivé , p rogress ion du l ibéra l i sme, mondia l i sa t ion) ont condui t à une
muta t ion rad ica le du c inéma amateur . Outre l ' incroyable pro l i fé ra t ion de ces
product ions (p lus de 400 000 caméscopes sont vendus annuel lement) , ce t te
muta t ion se manifes te à t ravers deux mouvements conduisant à deux modes
opposés de re la t ion avec le des t ina ta i re .
Le premier mouvement es t l ' inscr ip t ion des product ions amateurs e t de
l ' amateur lu i -même dans l ' espace de la té lév is ion . Non seulement la migra t ion
des product ions amateurs vers l ' espace de la té lév is ion es t devenue un
vér i tab le phénomène de soc ié té (e l le concerne quas iment tous les types
d 'émiss ions) , mais de p lus en p lus de c inéas tes amateurs f i lment avec
l ' in ten t ion de voi r leurs images passer à la té lév is ion (au poin t que l 'on a pu
92 Pour une première approche des changements introduits par le passage à la vidéo, avant l'aire du caméscope, cf. J.C. Baboulin, J.P. Gaudin et P. Mallein, Le magnétoscope au quotidien. Un demi-pouce de liberté, Aubier, I.N.A., 1983. Sur la vidéo, on lira : Communications n° 48 (Raymond Bellour et Anne-Marie Duguet dir.), "Vidéo", Seuil, 1988 et Michael Renov & Erika Suderburg ed., Resolutions, Contemporary Video Practices, University of Minnesota Press, 1996.
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par le r d 'un processus de profess ionnal isa t ion du c inéas te amateur 93) : i l
s ' a r rangera pour que son enfant tombe dans la cassero le de conf i ture pour
envoyer une casse t te à Videogag ; i l déc idera d 'a l le r passer le week-end dans
un v i l lage inondé ; dans la rue ou spec ta teur d 'une course au tomobi le , i l
gue t te ra l ' acc ident en espérant pouvoir rappor ter un scoop94 ; i l n 'hés i te ra pas à
f i lmer les moments les p lus in t imes de sa v ie pour en fa i re un f i lm achetable
par la té lév is ion (Remi Lange a réa l i sé Omele t te pour révé ler son
homosexual i té à sa famil le , mais auss i avec l ' ambi t ion proc lamée de fa i re un
f i lm qui puisse ê t re la rgement d i f fusé 95.
Même s i l ' évolu t ion de la soc ié té es t sans doute le fac teur le p lus
impor tan t e t s ' i l convient d 'év i te r de tomber dans le dé terminisme
technologique96, i l es t cer ta in que le développement du caméscope qui permet
de f i lmer a isément n ' impor te où , de prendre le son en d i rec t e t qu i sur tout rend
poss ib le sans problème l 'au tof i lmage97, pousse à une pro l i fé ra t ion de
product ions à la première personne t ra i tan t de su je ts in t imes que le f i lm
d 'amateur s ' in te rd isa i t d 'aborder : l 'homosexual i té mascul ine ou féminine (dans
Playing the Par t , 1994, la réa l i sa t r ice Mitch McCabe fa i t à ses parents la
surpr ise de veni r avec son amie) , les conf l i t s en t re parents ou en t re parents e t
enfants (Joe e t Maxi , Maxi Cohen e t Joë l Gold , 1978) . Pour Pa t r ic ia
Z immerman, le passage à la v idéo non seulement marque la f in du f i lm de
famil le (en tan t que f i lm v isant à perpé tuer la Famil le ) , mais contr ibue à la
décons t ruc t ion , en cours dans nos soc ié tés , de la famil le nucléa i re
bourgeoise98. Une scène de Family Viewing (Atom Egoyan,1987) donne une
i l lus t ra t ion emblémat ique de ce t te évolu t ion : le père e f face ses f i lms de
famil le ( les p lans qui le montren t en t ra in de jouer au ba l lon avec son f i l s , les
93 Laurence Allard, "Télévision et amateurs : de Videogag à la télévision de proximité", Le film de famille, p. 170. Cette professionnalisation se manifeste également par une augmentation de la qualité des images tournées : avec l'automatisation sophistiquée du matériel, il devient de plus en plus difficile de faire de la mauvaise image ; de plus, la télévision s'est montrée un excellent pédagogue du langage cinématographique ; aujourd'hui, tout jeune sait plus ou moins s'exprimer par le cinéma. 94 Le caméscope se transfome volontiers en "caméscoop" (j'emprunte le terme à Alain Rémond dans un article de Télérama : n° 2495, 5 novembre 1997). Outre le journal télévisé qui achète parfois ces documents, des émissions se sont spécialisées dans la diffusion des images d'amateurs d'accidents (par exemple, Real TV aux USA ou Plein les yeux, en France) 95 Le film a été réalisé en 1993 ; il est sorti en salle en 1998 ; il a été diffusé à la télévision en version courte en 1995 et en version longue en 1999. 96 Le film de R. Lange a été tourné en super 8mm. 97 Dans une récente publicité, on peut voir, une femme couchée sur le dos tenant à bout de bras son caméscope qu'elle dirige vers elle ; l'accroche dit : "C'est mon film, c'est ma vie". A ma connaissance aucune publicité pour le cinéma amateur n'a pris comme argument de vente la possibilité d'auto-filmage. Il est certain que les petites caméras digitales actuelles avec mini écran incorporé facilitent encore davantage l'auto-filmage. 98 Patricia Zimmerman, ouv. cit., chapitre 6 : "Reinventing Amateurism".
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plans de sa femme avec son enfant ) pour les remplacer par des p lans où i l se
f i lme en t ra in de fa i re l ' amour avec sa compagne . D 'une façon généra le , les
ré férences (ex t raord ina i rement nombreuses) à la v idéo amateur dans les f i lms
de f ic t ion récents conf i rment ce t te re la t ion : La v ie de fami l le ( Jacques
Doi l lon , 1985) , Sex , l ies and v ideotape (S teven Soderbergh , 1989) , Benny 's
v ideo (Michael Haneke ,1992) , Video b lues (Arpad Sops i ts ,1992) , e tc . On
notera qu 'à la té lév is ion , ces product ions prennent p lace dans le même espace
que les ta lk show, rea l i ty show, docu-soap , émiss ions-confess ions qui
développent une thémat ique vois ine . E l les par t ic ipent de ce que Dominique
Mehl a appelé la " té lév is ion de l ' in t imé"99 e t Umber to Eco , " la néo-
té lév is ion" 100. E l les en sont même un des opéra teurs les p lus e f f icaces :
p roduct ion d 'un ef fe t d 'authent ic i té b loquant tou te poss ib i l i té de
ques t ionnement en te rmes de vér i té (comment ques t ionner nos propres
images ?) , c réa t ion d 'une re la t ion où l ' émot i f l ' empor te sur le ré f lex i f . En bref ,
ce premier mouvement condui t à une re la t ion avec le spec ta teur en te rmes de
fus ion p lus que de communica t ion 101.
Le second mouvement peut ê t re décr i t comme l ' inverse du premier . Alors
que dans le premier mouvement , les product ions amateurs se fondent dans
l ' espace té lév isue l , les product ions dont nous par lons ic i cherchent , au
contra i re , à se cons t i tuer , face aux grands médias e t en par t icu l ie r face à la
té lév is ion , en contre-pouvoirs ou du moins en espaces d 'express ion
indépendants . Alors que les product ions du premier mouvement fonct ionnent à
l ' émot ion , ces product ions se carac tér isen t par une s t ruc ture d iscurs ive for te :
un ind iv idu ou un groupe d ' ind iv idu s 'adresse à d 'au t res ind iv idus avec
l ' in ten t ion fe rme de communiquer pour informer , met t re en garde , dénoncer ,
p ro tes te r . . . Ces product ions sont de vér i tab les ac tes de d iscours .
Grâce à sa fac i l i té d 'u t i l i sa t ion e t à son fa ib le coût , la v idéo es t
l ' ins t rument idéa l pour permet t re la pr ise de paro le par des ind iv idus ou des
groupes qui jusque- là n 'ava ien t pas accès à un moyen d 'express ion , so i t parce
que ce la leur é ta i t in te rd i t par le pouvoir po l i t ique , so i t parce qu ' i l s n 'en
ava ien t pas les moyens , so i t parce que le c inéma é ta i t en dehors de leur vécu
99 Dominique Mehl, La télévision de l'intimité, Seuil, 1996. 100 Umberto Eco, "T.V. : la transparence perdue" (1983), La Guerre du faux, Livre de Poche, 1988, p. 196-220. cf. également, Francesco Casetti & Roger Odin, "De la paléo- à la néo-télévision. Approche sémio-pragmatique", Communications n° 51, "Télévisions, mutations", p. 9-26. 101 Jean Baudrillard, A l'ombre des majorités silencieuses ou la fin du social, Utopie, 1978.
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( l iée à ce médium "ord ina i re" qu 'es t la té lév is ion , la v idéo ne susc i te par les
b locages c réés par la d imension myth ique e t a r t i s t ique du c inéma) . On ass is te
a ins i à une mul t ip l ica t ion remarquable de product ions de témoignages .
Témoignages personnels : un père de famil le , Jean P ier re Gaudin , f i lme la
longue agonie de ses deux enfants a t te in ts du S ida après une t ransfus ion
sanguine (Laurent e t S téphane ) , avec comme propos expl ic i te de montrer aux
médecins qui on t permis "ce la" , la maladie avec son quot id ien te r r i f ian t , sa
l i tan ie de rechutes e t d 'amél iora t ions tendue vers la f in iné luc tab le102. Un
couple de gays a t te in ts du S ida raconte sa v ie e t dénonce l 'os t rac isme dont i l
es t v ic t ime (Si lver Lake : The View from Here , 1993, Tom Jos l in e t Mark
Mass i103) . Témoignages pol i t iques : un montage d ' images d 'amateur e t
d ' in te rv iews recuei l l i s en s i tua t ion nous fa i t par t ic iper à l 'occupat ion de la
P lace Tienannmen (1989) par les é tudian ts ch inois contes ta ta i res (The Gate o f
Heavenly Peace , Carma Hinton , Richard Gordon, 1995) . Témoignages
soc iaux : des jeunes des fave las montren t leurs condi t ions de v ie et par len t de
leurs ten ta t ives pour s 'en sor t i r 104. "Les product ions amateurs , no te Pa t r ic ia
Z immermann, ont un rée l po tent ie l pour ré- imaginer la démocra t ie" . E t e l le
conclu t : "S i le mouvement de t ransnat ional isa t ion , de GATTiza t ion , e t
NAFTAizat ion se poursu i t dans l ' espace publ ic , le f i lm d 'amateur deviendra
peut -ê t re l 'un des ra res endro i ts non co lonisé du paysage média t ique" 105.
Tandis que la numér isa t ion cont r ibue à broui l le r encore p lus la d is t inc t ion
en t re profess ionnels e t amateurs , In terne t réuni t en un même espace les
muta t ions précédentes . De p lus en p lus d 'amateurs donnent à vo i r leurs images
(gra tu i tement ou non) dans ce t te sor te de té lév is ion à l ' éche l le mondia le .
In te rne t , c 'es t la communion p lané ta i re au tour des images in t imes , la
consécra t ion de ce que Richard Sennet a appelé l ' "homme inc iv i l"106 : des
famil les quelconques ouvrent des s i tes donnant à voi r leur v ie , des ind iv idus
( le s i te le p lus connu es t ce lu i de Jenni : h t tp : / /www.jennicam.org . ) ou des
groupes (ex . : www.hereand now.net107) ins ta l len t des caméras chez eux ( les
102 Pour une réflexion sur cette production, cf. Jean Pierre Esquenazi, "L'effet film de famille", in Le film de famille, ed. cit., p. 219 et ss. 103 Le film est analysé par Patricia Zimmermann p. 155-56 de Reel Families, éd. cit. 104 P. Percq, Les caméras des favelas, éditions de l'Atelier, 1998. 105 P. Zimmerman, "Cinéma amateur et démocratie", in Communications n° 68, p. 283. 106 Richard Sennett, The Fall of Public Man, 1974. Le succès d'émissions télévisées comme Big Brother (la version réelle du film The Truman Show, Peter Weir, 1997) va dans le même sens. 107 Il s'agit du site de six étudiants d'Oberlin (Ohio) qui ont truffé leur maison de caméras et de micros (cf. Yves Eudes, "L'étrange maison bleue d'Oberlin", Le Monde , 28 avril 2000).
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l ivecams ) , de la sa l le de ba in à la chambre à coucher , de te l le sor te que tou t ce
qui s 'y passe peut ê t re vu e t en tendu par le monde en t ie r . Mais In terne t , c 'es t
auss i la poss ib i l i té de d i f fuser mondia lement des témoignages e t des images
mi l i tan tes , de t i sser des réseaux de d iscuss ion ou d ' in te rvent ion , de donner un
poids jamais a t te in t à la paro le des exc lus ( le commandant Marcos l ' a b ien
compris ) .
Ains i , les product ions amateurs d 'au jourd 'hui (mais la not ion a - t -e l le
encore vra iment un sens ?) sont au cœur des mouvements cont rad ic to i res e t des
tens ions qui ag i ten t nos soc ié tés . Ne sera i t -ce que pour ces ra isons , ce la vaut
la pe ine de s 'en occuper , car s i on ne s 'occupe pas de ces images , ces images ,
e l les , s 'occupent de nous .
Note : C e t e x t e a é t é p u b l i é e n i t a l i e n e n 2 0 0 1 s o u s l e t i t r e : « Il cinema amatoriale » in Storia del cinema mondiale a cura di Gian Piero Brunetta, tome 4, Giulio Einaudi éd., p. 319-354.