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Roger Odin (I.R.CA.V., Paris 3) LE CINÉMA AMATEUR Force est bien de le constater, non seulement le cinéma amateur n'a pas bénéficié du mouvement d'intérêt théorique pour le cinéma qui s'est développé dans les années 60 (en particulier autour de la sémiologie), mais il est exclu du vaste chantier de construction de l'histoire du cinéma en cours depuis une vingtaine d'années. Tout se passe comme si la simple adjonction de l'adjectif amateur suffisait à renvoyer à l'insignifiant, au ridicule, au méprisable, voire à l'inexistant, ce qu'il qualifie. Mêmes ceux (rares) qui s'intéressent à la question témoignent, de par leur façon de l'approcher, de la difficulté qu'il y a à reconnaître le cinéma amateur comme un sujet digne d'être étudié pour lui- même. Après avoir présenté un certain nombre de ces approches, j'examinerai quelques propositions pour une histoire du cinéma amateur puis montrerai comment il convient d'analyser son fonctionnement dans son cadre propre ; en conclusion, je m'interrogerai sur la situation actuelle du cinéma amateur à l'heure de la télévision, de la vidéo et de l'ordinateur. Mais au préalable, il convient de définir le champ. Donner comme titre à un chapitre d'une histoire du cinéma "Le cinéma amateur" peut laisser entendre que le cinéma amateur existe comme un espace bien caractérisé et précisément délimité. Il n'en est rien. En général, on définit le cinéma amateur comme le cinéma non professionnel, mais dès que l'on cherche à préciser ce que veut dire professionnel, les ennuis commencent : est-ce une question de statut ? de revenus ? de formation ? de savoir faire ? de format utilisé ? de temps de pratique (loisir vs travail) ? de contraintes ? de circuit de diffusion ? d'investissement personnel ? Aucun de ces axes n'est, en lui-même, décisif. Ne pas avoir de carte professionnelle n'empêche pas de gagner sa vie avec le cinéma et inversement, être professionnel ne signifie pas que l'on gagne sa vie avec le cinéma. Nombre de réalisateurs professionnels n'ont pas reçu de formation spécialisée et certains amateurs ont un savoir faire (en particulier au niveau de la prise de vues ou du montage) qui n'a rien à envier à celui de bien

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Roger Odin (I .R.CA.V. , Paris 3)

LE CINÉMA AMATEUR

Force es t b ien de le cons ta te r , non seulement le c inéma amateur n 'a pas

bénéf ic ié du mouvement d ' in té rê t théor ique pour le c inéma qui s 'es t développé

dans les années 60 (en par t icu l ie r au tour de la sémiologie) , mais i l es t exc lu

du vas te chant ie r de cons t ruc t ion de l 'h is to i re du c inéma en cours depuis une

v ingta ine d 'années . Tout se passe comme s i la s imple ad jonct ion de l ' ad jec t i f

amateur suf f isa i t à renvoyer à l ' ins igni f ian t , au r id icu le , au mépr isab le , vo i re à

l ' inexis tan t , ce qu ' i l qua l i f ie . Mêmes ceux ( ra res) qu i s ' in té ressent à la

ques t ion témoignent , de par leur façon de l ' approcher , de la d i f f icu l té qu ' i l y a

à reconnaî t re le c inéma amateur comme un su je t d igne d 'ê t re é tudié pour lu i -

même. Après avoir présenté un cer ta in nombre de ces approches , j ' examinera i

que lques propos i t ions pour une h is to i re du c inéma amateur puis montrera i

comment i l convient d 'ana lyser son fonct ionnement dans son cadre propre ; en

conclus ion , je m ' in ter rogera i sur la s i tua t ion ac tue l le du c inéma amateur à

l 'heure de la té lév is ion , de la v idéo e t de l 'o rd ina teur . Mais au préa lab le , i l

convient de déf in i r le champ.

Donner comme t i t re à un chapi t re d 'une h is to i re du c inéma "Le c inéma

amateur" peut la isser en tendre que le c inéma amateur ex is te comme un espace

b ien carac tér isé e t p réc isément dé l imi té . I l n 'en es t r ien .

En généra l , on déf in i t le c inéma amateur comme le c inéma non

profess ionnel , mais dès que l 'on cherche à préc iser ce que veut d i re

profess ionnel , les ennuis commencent : es t -ce une ques t ion de s ta tu t ? de

revenus ? de format ion ? de savoir fa i re ? de format u t i l i sé ? de temps de

pra t ique ( lo is i r vs t rava i l ) ? de contra in tes ? de c i rcu i t de d i f fus ion ?

d ' inves t i ssement personnel ? Aucun de ces axes n 'es t , en lu i-même, déc is i f . Ne

pas avoir de car te profess ionnel le n 'empêche pas de gagner sa v ie avec le

c inéma e t inversement , ê t re profess ionnel ne s igni f ie pas que l 'on gagne sa v ie

avec le c inéma. Nombre de réa l i sa teurs profess ionnels n 'on t pas reçu de

format ion spéc ia l i sée e t cer ta ins amateurs ont un savoir fa i re (en par t icu l ie r au

n iveau de la pr ise de vues ou du montage) qui n 'a r ien à envier à ce lu i de b ien

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des profess ionnels . Les formats n 'on t pas une af fec ta t ion s tab le ; i l ex is te des

f i lms d 'amateur tournés en 35mm ; le 16mm créé comme un format amateur es t

devenu un format profess ionnel ; le super 8 lu i -même es t par fo is u t i l i sé par les

profess ionnels (ex . : R ichard Leacock) . La d is t inc t ion temps de lo is i r vs temps

de t rava i l fonct ionne sans doute pour cer ta ins pos tes ( les technic iens) e t pour

cer ta ins sec teurs de la product ion c inématographique (par exemple , les f i lms

indus t r ie ls ) , mais e l le es t lo in d 'ê t re tou jours per t inente : un c inéas te

pass ionné par son ar t découpe- t - i l sa v ie en temps de lo is i r e t temps de

t rava i l ? Quant aux contra in tes , i l se ra i t na ï f de penser que l ' espace amateur en

es t davantage dépourvu que l ' espace profess ionnel . La d i f fus ion cons t i tue

peut -ê t re un cr i tè re p lus opéra to i re , pour tan t là encore les f ront iè res ne sont

pas ne t tes : ou t re que des f i lms amateurs accèdent par fo is au c i rcu i t

p rofess ionnel , t rès tô t , la poss ib i l i té a é té of fer te de pro je te r des f i lms

profess ionnels chez so i1. Aujourd 'hui , la té lév is ion , la v idéo e t l 'o rd ina teur

accentuent encore le broui l lage : tous les types de f i lms (du f i lm de famil le

aux dern ières product ions du c inéma profess ionnel ) sont vus à la maison sur le

même écran . L ' inves t i ssement personnel , enf in , es t un paramètre b ien d i f f ic i le

à mesurer : un père de famil le qu i f i lme ses enfants parce que sa femme le lu i

a demandé peut ê t re moins inves t i dans sa pra t ique qu 'un réa l i sa teur de f i lm

indus t r ie l qu i so igne ses product ions e t leur donne une touche personnel le . On

notera , par a i l leurs , que le te rme d 'amateur es t ambigu sur ce t axe : i l dés igne

auss i b ien (conformément à l ' é tymologie) ce lu i qu i a ime vra iment ce qu ' i l fa i t

que le d i le t tan te qui fa i t que lque chose "en amateur" (avec la connota t ion

négat ive l iée à ce jugement) .

Mais i l y a p lus : ce qu 'on appel le le c inéma amateur cons t i tue non

seu lement un champ aux l imi tes incer ta ines e t mouvantes , mais auss i un champ

ext rêmement hé térogène . Qu 'y a - t - i l de commun ent re un f i lm tourné par un

membre d 'une famil le pour les au t res membres de la famil le à propos de

l 'h is to i re de ce t te famil le (un f i lm de famil le ) , la product ion de f in d 'année

d 'un é lève dans le cadre d 'une c lasse de c inéma dans un lycée , un f i lm de

f ic t ion réa l i sé co l lec t ivement par un c lub de c inéma amateur , e t un f i lm

mil i tan t témoignant de l ' engagement soc ia l ou pol i t ique de ce lu i qu i l ' a

tourné ? I l ex is te a ins i d i f fé ren ts espaces amateurs qu i on t chacun leur mode

de communica t ion spéc i f ique .

1 Dès les années 20, Le cinéma chez soi de Pathé propose en location un riche catalogue de films.

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Rendre compte du c inéma amateur suppose d 'accepter ce t te hé térogénéi té

e t ce t te lab i l i té : e l les sont cons t i tu t ives d 'un champ qui n 'ex is te que par le

sys tème d 'oppos i t ions ex ternes (amateur vs p rofess ionnel ) e t in te rnes ( les

d i f fé ren ts espaces se déf in issent les uns par rappor t aux au t res) qu i à un

moment donné le carac tér ise ; un sys tème en perpé tue l le évolu t ion .

1. Le c inéma amateur ut i l i sé

Un cer ta in nombre d 'approches ont en commun de s ' in té resser au c inéma

amateur davantage pour s 'en "serv i r" que pour lu i -même ( j 'u t i l i se ic i "se

serv i r" dans un sens vois in d 'Umber to Eco lorsqu ' i l d is t ingue en t re "se serv i r"

d 'un tex te e t " in terpré ter" un tex te : se serv i r d 'un tex te , c 'es t en fa i re une

lec ture non au tor isée , une lec ture dévian te par rappor t au contra t de lec ture

d 'o r ig ine 2) .

1 .1 . Le c inéma amateur des profess ionnels

Créée en 1927, l 'Academy o f Mot ion Pic ture Ar ts and Sc iences , co l lec te

tou tes les product ions consacrées à Hol lywood e t en par t icu l ie r les f i lms

d 'amateur réa l i sés sur les tournages par les ac teurs , les met teurs en scènes ou

les technic iens . Une présenta t ion de cer ta ines de ces product ions a é té fa i te

par L isa Liang , au congrès de la Fédéra t ion In terna t ionale des Archives du

F i lm (FIAF) de 1998, à Car thagène ; s ign i f ica t ivement , le tex te in t roduct i f

cons is ta i t , pour l ' essent ie l , en une énuméra t ion des profess ionnels v is ib les à

l ' éc ran : tournage de Diamond J im (1935) e t de Sut ter ' s Gold (1936) avec les

appar i t ions d 'Edward Arnold , Cesar Romero , Binnies Barnes e t Lee Tracy ,

f i lms pr is par Cary Grant sur le tournage de Gunga Din (1939) avec Douglas

Fa i rbank, Vic tor McLaglen e t Georges S tevens , e tc . Dans ce t te perspec t ive , le

c inéma amateur n 'a d 'au t re fonct ion que de contr ibuer à a l imenter le mythe

hol lywoodien e t à nourr i r l ' ido lâ t r ie c inéphi l ique . Nombre de product ions

té lév isue l les consacrées à des vedet tes de c inéma se servent des f i lms

d 'amateur avec une v isée ana logue .

Cer ta ins tex tes amorcent une au t re lec ture . "Le f i lm d i t d 'amateur , t rouve-

t -on , par exemple , dans l ' a r t ic le "Amateur" du Dict ionnaire du c inéma e t de la

2 Umberto Eco, Lector in fabula, Bompiani, 1979.

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té lév is ion de Maur ice Bessy e t Jean-Louis Chardans , cons t i tue un banc d 'essa i

commode pour le c inéma profess ionnel" e t "of f re sur tout un in té rê t comme

matér ie l d 'é tude pour le c inéas te débutant"3 ; malheureusement , la ré f lex ion

s 'a r rê te là . De son cô té , le Dict ionnaire du c inéma d i r igé par Jean Loup

Passek4 (qui ne compor te pas de rubr ique amateur) s igna le la pra t ique amateur

de cer ta ins c inéas tes : Nes tor Almendros , Yves Ciampi . . . Cur ieusement r ien

n 'es t d i t pour Jacques Demy dont la pra t ique amateur a pour tan t é té cé lébrée

par Agnès Varda dans Jacquot de Nantes (1991) . Ala in Resnais , en revanche ,

fa i t l 'ob je t d 'un pe t i t développement : " [A. Resnais ] tourne dès l ' âge de t re ize

ans de pe t i t s f i lms d 'amateur , à l ' a ide d 'une pe t i te caméra 8mm achetée

passage Pommeraye à Nantes . Ces premiers essa is (Fantômas , Le Mei l leur des

mondes ) sont inachevés , mais i l s nous éc la i ren t sur son insp i ra t ion profonde :

l ' an t ic ipa t ion réa l i s te , le mystère surg i du quot id ien" . I l es t cer ta in que

l ' ana lyse des f i lms amateurs de c inéas tes devenus profess ionnels pourra i t

conduire à des conclus ions in téressantes sur ce qui se joue dans le passage

d 'un espace à l ' au t re , mais , ou t re que le t rava i l res te à fa i re , on voi t b ien à

t ravers ce t te brève note , les dangers qui gue t ten t ce t te lec ture : l ' ins is tance sur

l ' anecdot ique e t la réduct ion du c inéma amateur à une é tape vers le c inéma

profess ionnel . Les product ions amateurs ne sont ic i convoquées que pour

éc la i re r les product ions profess ionnel les .

Les conférences du cycle Profess ionnels e t amateurs : la maî tr ise

o rganisées en 1994 par le Col lège d 'h is to i re de l ' a r t c inématographique de la

Cinémathèque f rança ise abordent encore la ques t ion sous un au t re angle :

Bernard Eisenschiz décr i t a ins i Nicholas Ray comme "un amateur chez les

profess ionnels" ; Ala in Berga la montre comment " le ges te de l ' amateur"

rev ien t chez Maur ice P ia la t , Ér ic Rohmer , Jacques Rive t te , Jean-Luc Godard ;

Jean Douchet dépein t Jean Renoir comme un c inéas te qu i " t rava i l le en fonct ion

de l ' amateur isme" ; Marc Vernet vo i t dans Hi tchcock "un amateur insa t i s fa i t"

re fa isan t la "même" scène de f i lm en f i lm "à la recherche d 'e f fe ts nar ra t i f s qu i

pourra ien t présenter une forme c inématographique canonique" 5. Même s i ces

ana lyses nous font avancer dans la compréhens ion de la not ion "amateur" ,

même s ' i l a r r ive qu 'e l les po in ten t cer ta ines carac tér is t iques du c inéma

3 Maurice Bessy et Jean-Louis Chardans, Dictionnaire du cinéma et de la télévision, Pauvert, 1965, p. 75. 4 Dictionnaire du cinéma, Jean Loup Passek, Larousse, 1991. 5 Jacques Aumont (dir.), Professionnels et amateurs : la maîtrise, Conférence du collège d'histoire de l'art cinématographique, n° 6, hiver 1994.

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amateur6, là encore , la ré férence à l ' amateur ser t sur tout à fa i re l ' é loge de

grands profess ionnels du c inéma : i l s on t même conservé l ' espr i t amateur . . .

1 .2 . Le c inéma amateur dans le c inéma profess ionnel

Dès qu 'on commence à s ' in té resser au su je t 7, on découvre qu ' i l ex is te une

mul t i tude de f i lms dans lesquels le c inéma amateur in te rv ien t8. Même s i l 'on

négl ige les f i lms dans lesquels i l ne joue qu 'un rô le anecdot ique (dans L 627

de Ber t rand Tavern ier , 1992, un inspec teur de pol ice f i lme des mar iages pour

a r rondir ses f ins de mois) ou ép isodique (Beau f ixe , Chr is t ian Vincent , 1992) ,

le nombre de f i lms ( f i lms de f ic t ion , f i lms publ ic i ta i res) où i l occupe une

p lace impor tan te es t tou t à fa i t impress ionnant . Parfo is , ce sont même de vra is

f i lms d 'amateur qui sont u t i l i sés : dans Mourir à t ren te ans , Romain Goupi l

(1982) remonte les f i lms qu ' i l a t i rés lo rs des lu t tes de mai 68 ; dans J . F . K .

(1991) , Ol iver S tone se ser t du f i lm super-hui t tourné par Zapruder pour é tayer

sa thèse du complot dans l ' assass inant de Kennedy. Même avec les faux f i lms

d 'amateur , ce rô le de preuve es t l 'une des fonct ions les p lus f réquentes du f i lm

d 'amateur dans le f i lm de f ic t ion (cf . par exemple , Une be l le f i l le comme moi

de François Truffau t , 1972, ou An unsui table job for a woman de Chr is topher

Pe t i t , 1984) . Dans d 'au t res cas , c 'es t la pro jec t ion du f i lm qui va serv i r à

révé ler l ' assass in (Dorto ir des grandes , Henr i Decoin , 1953) . S i dans ces

product ions , le c inéma amateur n 'es t qu 'un ingrédien t du réc i t , dans d 'au t res ,

la ré férence se fonde sur cer ta ins aspec ts spéc i f iques du f i lm d 'amateur : son

rô le dans la recherche ident i ta i re du Suje t (Dans la v i l le b lanche , Ala in

Tanner , 1982) ou dans ses ten ta t ives pour exorc iser le passé (Paris Texas ,

Wim Wenders , 1984 ; Le l ieu du cr ime , André Téchiné , 1986) , sa re la t ion

pr iv i lég iée à la mémoire (Vaghe s te l le de l l 'Orsa , Luchino Viscont i , 1965 ;

Port ier de nui t , L i l iana Cavani , 1973 ; Raging bul l , Scorsese , 1980) , e tc .

6 Alain Bergala décrit ainsi comment le cinéaste amateur s'installe dans "la sensation immédiate" avec l'intention de restituer "quelque chose de la sensation globale d'un moment de réalité", Alain Bergala, "L'acte cinématographique", in Professionnels et amateurs, édit. cit., p.37. 7 Marie-Thérèse Journot a entrepris un travail sur ce sujet ; les premiers résultats ont été publiés dans "Le film de famille dans le film de fiction. La famille “ restaurée ” ?", in Le film de famille, Roger Odin dir., Méridiens Klincksieck, 1995, p. 147-162. Cf. également, Patricia Erens, "Home Movies in Commercial Narrative Film", The Journal of Film and Video, volume 38, n° 3-4, Summer-Fall 1986, p. 99-101. 8 Un certain nombre de romans convoquent également le cinéma amateur. Citons à titre d'exemple : Claude Mourthé, La caméra, Gallimard, 1970, Claude Simon, Triptyque, éditions de Minuit, 1973, Hélène Merlin, Le cameraman, éditions de Minuit, 1983, Jean-Bernard Pouy, Le cinéma de papa, Gallimard, Série Noire, n°2199, 1989.

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Toutefo is , l 'ob jec t i f de ces f i lms n 'es t pas de par le r du c inéma amateur , mais

de s 'en serv i r pour raconter une h is to i re .

Quelques f i lms , cependant , p rennent d i rec tement le c inéma amateur

comme su je t . Dans L'amateur (1979) , Krzysz tof Kies lowki raconte comment

un pe t i t ouvr ie r , F i l ip , es t soudain pr is d 'une pass ion ravageuse pour le

c inéma. Le f i lm s 'ouvre sur une métaphore én igmat ique e t sa is issante : un

a ig le s 'aba t sur une poule e t la dévore ; dans la su i te du f i lm, on comprendra

qu ' i l s ' ag i t d 'un rêve fa i t par la femme de F i l ip . Lorsque la pass ion du c inéma

se sera développée chez F i l ip au poin t de conduire à la rup ture conjugale , i l ne

t rouvera r ien d 'au t re à d i re à sa femme que : " je n 'y peux r ien ; c 'es t venu tout

seu l" , "c 'es t comme ça" . On es t lo in du c inéma amateur comme d is t rac t ion

fu t i le . On en es t encore p lus lo in dans Peeping Tom (Michael Powel l ,1960) où

la pra t ique c inématographique revê t une d imension pa thologique : t raumat isé

par son père qui le prenai t comme cobaye pour des recherches sur la peur , le

héros f i lme ses v ic t imes en t ra in de se voi r mour i r pendant qu ' i l les tue avec

sa caméra-miro i r .

Mais l ' essent ie l n 'es t peut -ê t re pas tan t de recenser les d i f fé ren tes façons

de convoquer le c inéma amateur dans l ' in t r igue que d 'ana lyser l ' e f fe t p rodui t

par l ' in te rvent ion du f i lm amateur dans la re la t ion au spec ta teur . Les

publ ic i ta i res , en par t icu l ie r , on t t rès b ien compris que ces f i lms ava ien t un

pouvoir spéc i f ique dont i l s pouvaien t t i re r par t i : ce lu i de réunir la masse des

spec ta teurs comme s i e l le cons t i tua i t une seu le famil le 9. On ne s 'é tonnera pas

dans ces condi t ions de voi r le f i lm d 'amateur convoqué non seu lement pour

fa i re vendre du matér ie l c inéma ou v idéo ( l ' a rgument publ ic i ta i re es t a lors de

lu t te r cont re la mémoire famil ia le qu i s 'enfu i t ) , mais éga lement pour vendre

des produi ts a l imenta i res consommés en famil le . L 'une des premières

campagnes de ce type , e t l 'une des p lus in té ressantes , es t la déc l ina ison de

deux fo is t ro is spots réa l i sée dans les années 80 pour promouvoir une boisson

aux f ru i t s : Tang . Nous ass is tons à la pro jec t ion d 'une sér ie de f i lms de famil le

qu i nous donnent à vo i r tou te la famil le fa isan t la fê te au tour du produi t . Tout

es t fa i t pour nous pos i t ionner comme un membre de la famil le : non seu lement

nous en tendons le bru i t du pro jec teur (ce bru i t es t devenu une sor te de s ignal

codé u t i l i sé pour aver t i r le spec ta teur que ce qu ' i l vo i t es t un f i lm d 'amateur :

on le re t rouve presque sys témat iquement) , mais les d ivers membres de la

9 Chantal Duchet et Marie Thérèse Journot, "Du privé au publicitaire", in Le film de famille, édit. cit., p. 177-190.

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famil le se tournent vers nous , nous proposant de nous jo indre à la fê te par la

consommat ion du produi t . Nous voi là de la sor te inc lus dans la grande famil le

Tang .

Dans le domaine du f i lm de f ic t ion , le f i lm de famil le ser t souvent à lancer

au spec ta teur des s ignaux pour la su i te de l 'h is to i re ; dans Rebecca par

exemple (Alf red Hi tchcock , 1940) , le f i lm casse lors de sa pro jec t ion ,

annonçant la rupture du couple . L 'une de ses u t i l i sa t ions les p lus remarquables

se t rouve dans Murie l d 'Ala in Resnais (1963) . La séquence de la pro jec t ion du

f i lm tourné par Bernard a lors qu ' i l é ta i t so lda t pendant la guerre d 'Algér ie es t

vér i tab lement le p ivot du f i lm (e l le se s i tue d 'a i l leurs en son mi l ieu , tan t en

durée qu 'en nombre de p lans) : soudain , p le in cadre , sans que r ien n 'annonce le

passage au f i lm dans le f i lm ( l ' e f fe t se ra i t b ien moins for t s i l 'on ava i t une

image d 'écran dans l ' écran) , le spec ta teur reçoi t en p le ine f igure des images à

gros gra in , f loues , bougées , surexposées , sans organisa t ion narra t ive év idente :

un panoramique hor izonta l sur une montagne ; un au t re , ver t ica l , t rès rap ide ,

sur un minare t ; des so lda ts en t ra in de boi re de la b iè re , e tc . La rupture es t

tou te auss i v io len te au n iveau du son avec l ' in te rvent ion du c l iquet is du

pro jec teur (bru i t in te rd i t lo rs de la pro jec t ion d 'un f i lm de f ic t ion car i l dé t ru i t

l ' i l lus ion de réa l i té ) . Vient ensui te , en voix of f , le réc i t , par Bernard , de

l ' événement qui a bouleversé sa v ie : la séance de tor ture que lu i-même e t

d 'au t res so lda ts on t fa i t subi r à Murie l :

On é ta i t b ien c inq au tour d 'e l le . . . On d iscuta i t . . . I l fa l la i t qu 'e l le

par le avant la nu i t . . . Rober t s 'es t ba issé e t l ' a re tournée . . . Murie l a

gémi . . . Mur ie l ava i t les cheveux tout moui l lés . . . Rober t a l lume une

c igare t te . . . I l s 'approche d 'e l le . . . E l le hur le . . .

Pendant tou t le réc i t qu i dure p lus ieurs minutes , le f i lm ne nous donne à voi r

que des images banales sans rappor t avec le réc i t de Bernard , mais la re la t ion

se fa i t à un au t re n iveau . D 'une par t , en nous contra ignant à regarder des

images phys iquement pénib les à vo i r ( t rop c la i res , t rop bougées , avec t rop de

gra in) , ce f ragment fonct ionne comme une sor te de moment de tor ture opérant

de la sor te not re "mise en phase" 10 avec le réc i t de la to r ture de Murie l fa i t par

Bernard ; d 'au t re par t , le fa i t que les images données à vo i r so ien t d 'une t rès

10 Sur cette notion, cf. Roger Odin, De la fiction, De Boeck, 2000.

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grande pauvre té de contenu nous rend d isponib le pour l ' écoute e t nous pousse

à fan tasmer les scènes évoquées par Bernard . Le réc i t de la to r ture de Murie l

devien t a lors notre f i lm, un f i lm qui nous impl ique personnel lement puisque

c 'es t nous qui en produisons les images . La "mise en phase" condui t a ins i à la

mise en cause du spec ta teur11.

1 . 3 . Le c inéma amateur comme opéra teur de renouvel lement du c inéma

Un cer ta in nombre de c inéas tes ont vu dans le c inéma amateur une façon

de fa i re bouger le c inéma. S tan Brakhage , Jonas Mekas , Maya Deren , Mar ie

Menken, Andy Warhol , Joseph Morder , . . . mobi l i sen t a ins i le c inéma amateur

e t p lus par t icu l iè rement le f i lm de famil le , comme une machine de guerre

contre le c inéma profess ionnel en vue de renouveler les formes

c inématographiques 12 (c f . le manifes te de S tan Brakhage : "Défense de

l ' amateur" , 1967 13) . Le renouvel lement concerne quat re n iveaux : (1) la façon

de fa i re du c inéma : les f i lms sont réa l i sés par un ind iv idu qui t rava i l le seu l14 ;

(2 ) la thémat ique , cen t rée sur la v ie quot id ienne de l ' au teur ou de ses proches :

Reminiscence o f a Journey in L i thania (Jonas Mekas , 1964-68) , La maison de

Pologne (Joseph Morder , 1981-83) , Oh My Mother , Oh My Father , The Sons

(Kohei Ando, 1969, 1970) , The Family Album (Alan Ber l iner , 1996) , Der Fater

(Nol l Br inckmann, 1986) , Family Por tra i t (John Por te r , 1983) , Home Avenue

(Jennifer Montgomery , 1989) , e tc . ; p lus ieurs f i lms sont même tout

s implement dénommés Home movie (Vi to Acconci , Jane Oxenberg , Lee Ann

Brown, Ar thur e t Cor inne Cantr i l l , W. & B. Hein , Derk Jerman, Taylor Mead,

. . . ) ; (3 ) la forme : les " f igures du mal fa i t" carac tér is t iques du f i lm de famil le

( la caméra g igotan te , le f lou , les ruptures mul t ip les , l ' absence de s t ruc tura t ion 11 Alain Resnais parle de Muriel comme d'un "film de stimulation" : "Nous sommes tous capables de nous conduire d'une manière qui plus tard nous apparaît comme totalement incompréhensible, inexplicable. Le spectateur doit se dire “ Moi à sa place, j'aurais fait cela ”" (cité dans Muriel, Histoire d'une recherche, Claude Bailblé, Michel Marie, Marie-Claire Ropars, Galilée, 1974). 12 Pour une analyse de ce mouvement, cf. Laurence Allard, L'espace public esthétique et les amateurs : l'exemple du cinéma privé, thèse de doctorat, Université de Paris 3, IRCAV, 2 volumes, 1994 et "Une rencontre entre film de famille et film expérimental : le cinéma personnel" in Le film de famille, éd. cit., p. 113-126. Cf. aussi certains passages de l'ouvrage de Dominique Noguez, Une renaissance du cinéma. Le cinéma underground, Klincksieck, 1985. 13 Le texte a été publié une première fois in Filmmaker Newsletter 4 (9-10), Summer 1971, puis repris in Brackage Scrapbook, Robert Heller, 1982, p. 162-168. On trouvera la traduction française dans la plaquette dirigée par Yann Beauvais et Jean-Michel Bouhours : Le JE filmé, Centre Georges Pompidou, Scratch Projection, 1995, p. 1969-1960 (la numérotation de l'ouvrage commence à 1990 pour remonter à 1897 date de l'invention du cinéma). 14 "Le cinéma amateur est littéralement l'œuvre d'un seul, comme la peinture et la poésie, par opposition à l'implication complexe d'un grand nombre de gens dans un film professionnel", J. Mekas, Ciné-Journal. Un nouveau cinéma américain (1959-1971), éd. Expérimental, 1992, p.131-132.

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narra t ive) deviennent des f igures s ty l i s t iques répondant à une in ten t ion

es thé t ique ; (4) le mode de d i f fus ion : de même qu 'un f i lm de famil le es t fa i t

pour ê t re vu en famil le , les œuvres a ins i p rodui tes sont fa i tes pour ê t re

d i f fusées dans une communauté de communica t ion spéc i f ique ( la " t r ibu" des

amateurs de c inéma expér imenta l ) e t dans des espaces spéc i f iques : c i rcu i ts

spéc ia l i sés , ga ler ies de pe inture , musées , cafés , l ib ra i r ies ou tou t s implement ,

chez so i .

D 'au t res c inéas tes ont d i rec tement recours à des f i lms de famil le qu ' i l s

re t rava i l len t à leur façon . Jérôme Hi l l pe in t d i rec tement sur la pe l l icu le d 'un

f i lm tourné par son père en Espagne , en 1943 (Ant icorr ida , 1967) . James

Broughton remonte le f i lm de son propre mar iage f i lmé par S tan Brakhage

(Nupt iae , 1968) . Mar ian McMahon rev is i te la v ie de sa mère en ins is tan t sur

quelques photogrammes de ses f i lms de famil le qu ' i l explore dans le dé ta i l au

banc- t i t re (Nurs ing His tory , 1989) . L isa F i tzg ibbon sur impress ionne p lus ieurs

f i lms de famil le sur la même pel l icu le produisant un ef fe t qu i imi te le t rava i l

de la mémoire (Domest ic Sc iences , 1993)15. Parfo is , le f i lm de famil le n 'es t

même pas modif ié ; seu l change le "cadre" 16 de v is ionnement , c 'es t -à -d i re la

cons igne de lec ture donnée au spec ta teur : vus à l ' espace Card in dans le

contexte des Soirées Nomades , les f i lms de famil le re lèvent du mode de

lec ture es thé t ique ; du coup le spec ta teur peut se la isser fasc iner par le

"déroulement hasardeux des p lans" ou prendre p la is i r à la qual i té p las t ique des

ra tés de l ' image ( t remblés , f lous , f i lés , e tc . ) 17.

Un aut re processus de renouvel lement par le c inéma amateur se re t rouve

dans l ' espace du c inéma documenta i re . Dans "L 'ar t du f i lm amateur ou au

d iab le le profess ionnal isme des producteurs de c inéma e t de té lév is ion" ,

Richard Leacock ins is te sur l ' impor tance de renouer avec le p la is i r de

l ' amateur dans la re la t ion au corps lors de " l ' ac te de f i lmer" , pour

communiquer " la sensa t ion de voi r e t d 'en tendre" , la "sensa t ion de présence" ,

la sensa t ion v ive 18. Dans un chapi t re pass ionnant de Reel Famil ies 19 (ouvrage

15 Sur ce mouvement, outre les travaux de L. Allard et D. Noguez déjà cités, cf. G. Saul, "Remembering and Re-inventing one's Past : The Use of Home Movies in Recent Canadian avant-garde film" in Rencontre autour des inédits. Jubilee Book. Essays on Amateur Film, AEI, 1997, p. 123-130. 16 Sur cette notion, cf. Erving Goffman, Frame Analysis. An Essay of the Organization of Experience, Harper & Row, 1974. 17 Sur cette lecture esthétique, cf. Marc Ferniot, "La revanche de l'anecdote. Trois lectures pour une esthétique frivole du film de famille", in Le film de famille, éd.cit., p. 127-146 et "Mon oncle et le poulet noir", in Communications n° 68 : "Le cinéma en amateur", Roger Odin dir., Seuil, 1999, p. 119-142. 18 Richard Leacock, "L'art du film amateur ou au diable le professionnalisme des producteurs de cinéma et de télévision", in livret d'accompagnement au film de G. Delavaud et P. Baudry : La mise en scène documentaire, Magiemage, Ministère de la Culture, MEN, 1994.

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capi ta l pour not re su je t sur lequel je rev iendra i ) , Pa t r ic ia Z immerman fa i t

remonter l 'o r ig ine h is tor ique de ce mouvement à la seconde guerre mondia le .

Devant les contra in tes du f i lmage au combat , les mi l i ta i res du serv ice

c inématographique des a rmées en sont , en ef fe t , venus à recour i r à embaucher

des preneurs d ' images amateurs tournant en 16mm, caméra à la main , sans

grand souci de perfec t ion technique ; les ac tua l i tés de guerre ont , a ins i , appr is

aux spec ta teurs à l i re ce qu ' i l s cons idéra ien t jusque- là comme des fau tes

(p lans bougés , panoramiques t remblés , images f loues) comme des marques

d 'au thent ic i té , c 'es t -à -d i re comme des marques de la re la t ion empir ique en t re

la caméra , le su je t f i lmant e t la s i tua t ion de tournage . Le c inéma " t ranse" de

Jean Rouch20, le c inéma du Candid Eye de Michel Braul t , Gi l les Groulx e t

P ier re Perrau l t (qu i par le de son cô té de "c inéma vécu") , le c inéma "vér i té" de

Chr is Marker . . . sont les hér i t ie rs d i rec ts de ce t te muta t ion . Le c inéma amateur

a donc serv i deux fo is à renouveler le documenta i re , une fo is involonta i rement

e t une au t re fo is d 'une façon consc ien te de la par t des c inéas tes .

On notera que n i les ac teurs de ces espaces (qui v ivent ou souhai ten t v ivre

du c inéma) , n i leurs product ions ne saura ien t ê t re cons idérés comme amateurs .

La f i l ia t ion avec le f i lm de famil le ne doi t pas masquer la sér ie de

t ransformat ions impl iquées par le t ransfer t dans le "monde de l ' a r t" 21 : passage

du mode de lec ture pr ivé (mobi l i sé dans le cadre de la famil le ) à une lec ture

en te rmes d 'au teur (" l ' a r t es t une ques t ion de nom propre" , Ben) , en te rmes

es thé t iques ( le spec ta teur es t inv i té à s ' in té resser en pr ior i té au t rava i l formel)

e t en te rmes ar t i s t iques (mise en re la t ion avec les au t res œuvres de l ' au teur ,

avec les product ions d 'au t res a r t i s tes , avec l 'h is to i re de l ' a r t , les d iscours sur

l ' a r t , e tc . ) . Dans le second cas , le c inéma amateur ser t de modèle au n iveau de

la légère té du matér ie l , de la réduct ion de l ' équipe de tournage , de l ' ins is tance

sur la v ie quot id ienne , mais l 'ob jec t i f es t de fa i re du documenta i re

"aut rement"22. Ains i , dans ces deux cas , i l y a b ien reconnaissance e t même

va lor isa t ion du c inéma amateur par les c inéas tes , mais ce t te va lor isa t ion ne

prof i te pas au c inéma amateur en tan t que te l ; i l s ' ag i t de c réer de nouveaux

espaces c inématographiques . On ne par le d 'a i l leurs pas dans ce cas de c inéma

19 Patricia Zimmerman, Reel Families, A Social History of Amateur Film, Indiana University Press, 1995. 20 Jean Rouch, Il cinema del contatto, a cura di Raul Grisolia, Bulzoni editore, 1988. 21 Sur cette notion cf. Howard S. Becker, Art Worlds, The University of California Press, 1982. 22 Je reprends ici une expression de Dominique Noguez : cf. Le cinéma autrement, 10/18, U.G.E., 1977.

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amateur mais de "c inéma personnel" (un courant du c inéma "expér imenta l" ) ou

de "c inéma d i rec t"23.

1 . 3 . La reconnaissance du c inéma amateur comme document

Le s igne le p lus spec tacula i re de ce t te reconnaissance es t l ' en t rée , en

1994, dans les co l lec t ions de la L ibra i r ie du Congrès (New York) du f i lm

d 'Abraham Zapruder sur l ' assass ina t du Prés ident Kennedy (22 novembre

1963) . Mais le mouvement es t généra l : un peu par tout dans le monde , des

c inémathèques ouvrent un fonds de c inéma amateur , vo i re même se

spéc ia l i sen t dans la conserva t ion de ces documents : C inémathèque de

Bre tagne , Vidéothèque de la Vi l le de Par is , Cinémathèque d 'Andalous ie ,

Cinémathèque basque , Musée d 'e thnographie de Conches (Suisse) , Nor th West

F i lm Archive (Manches ter ) , Scot t i sh F i lm Counci l (Glasgow),

Smalf i lmmuseum (Pays-Bas) , e tc . 24. Preuve de l ' in té rê t manifes té par les

a rch ives au p lus haut n iveau , la FIAF a mis le f i lm d 'amateur au programme de

deux de ses congrès (en 1984 25 e t en 1988) e t consacré un numéro de sa revue

au su je t 26. À la té lév is ion , l 'u t i l i sa t ion de f i lms d 'amateurs comme documents

dans les magazines es t de p lus en p lus f réquente 27. Des émiss ions régul iè res

leur sont même consacrées . La première du genre , Inédi ts , fu t c réée à la Radio

Télévis ion Belge Francophone (RTBF) , en 1980, par André Huet e t es t

tou jours programmée28. A . Huet , a éga lement mis sur p ieds une assoc ia t ion

in te rna t ionale du même nom qui regroupe tous ceux qui s ' in té ressent à la

ques t ion : réa l i sa teurs , a rch iv is tes , chercheurs 29.

23 Sur le "cinéma direct", cf. Gilles Marsolais, L'aventure du cinéma direct, Seghers, 1974 et Marc Henri Piault, Anthropologie et cinéma, chapitres 8 et 9, Nathan, 2000. 24 Signe de reconnaissance de cette question par l'espace du cinéma, Les Cahiers du Cinéma, dans leur numéro spécial "Aux frontières du cinéma" de mai 2000, donnent la parole à deux conservateurs de ces archives : Vincent Vatrican de la Cinémathèque de Monaco et André Colleu de la Cinémathèque de Bretagne. Sur la question des archives de films d'amateur, cf. L. Allard : "Du film de famille à l'archive audiovisuelle privée", Médiascope n° 7, p. 132-38. 25 Le texte de cadrage parle d'une nouvelle catégorie de films méritant d'être conservés : "les films personnels ; films produits non par une équipe mais œuvres entièrement d'une seule personne. Il peut s'agir d'œuvres d'art, de travaux de recherche, documents privés, imitations de films industriels par des amateurs, journaux, messages filmés, films faits par des enfants, home movies, etc.". 26 Journal of Film Preservation, volume xxv, n° 53, novembre 1996, dossier "The Amateur Film/ Le cinéma amateur", p. 31-59. 27 L'association Inédits a édité en mai 1993, un catalogue proposant un premier recensement (incomplet mais utile) des productions réalisées pour la télévision à partir de films d'amateur : Les inédits à la télévision. 28 D'autres ont suivi, par exemple : Je me souviens (créée en 1990, FR3 Lorraine, réalisateur : Viry-Babel), Avis aux amateurs (créée en 1990, Radio Télévision Suisse Romande, réalisateurs : Pierre Barde et Jean-Daniel Farine et Andrée Hottelier). 29 Association INEDITS. Siège social : RTBF CHARLEROI, Passage de la Bourse, B-6000 Charleroi, Belgique, Tel. 32 71 20 93 50. Fax : 32 71 20 94 51.

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Curieusement , i l y a peu de temps que les chercheurs se sont vér i tab lement

mis à s ' in té resser au c inéma amateur . Les e thnologues e t les an thropologues

furent les premiers à pré -sen t i r les ver tus du c inéma amateur pour comprendre

une cu l ture . Dès les années 70 , Sol Worth e t John Adair on t l ' idée de conf ie r

des caméras à des Navajo : "not re hypothèse é ta i t qu 'un f i lm conçu , tourné e t

cons t ru i t par une popula t ion comme les Navajo , devai t révé ler des codes , des

modes de pensée e t un sys tème de va leurs généra lement inh ibés , d i f f ic i lement

observables ou ana lysables lorsque la recherche dépend en t iè rement de la

communica t ion verba le" 30. L 'équipe de Temple Univers i ty , sous l ' impuls ion de

Richard Chalfen , un d isc ip le de Sol Worth , poursu ivra ce t te recherche , mais en

t rava i l lan t sur les f i lms de famil le de not re cu l ture31 : i l s ' ag i t d 'é tudier

comment not re soc ié té se voi t e l le -même. Tout c inéas te famil ia l es t , en e f fe t ,

un an thropologue endot ique qui s ' ignore ; i l f i lme, sans penser à prendre des

documents , ces moments de v ie que les profess ionnels ne f i lment pas : "ce qui

se passe chaque jour e t qu i rev ien t chaque jour , le banal , le quot id ien ,

l ' év ident , le commun, l 'o rd ina i re , l ' in f ra-ord ina i re , le bru i t de fond , l 'hab i tue l"

(Georges Perec)32.

Socio logues e t h is tor iens ont au jourd 'hu i compris l ' in té rê t qu ' i l y a à

prendre en compte ces product ions qui of f ren t une documenta t ion de première

main e t de l ' in té r ieur33 sur des pans en t ie rs d 'une soc ié té peu access ib les

au t rement . S i l 'on parv ien t à dépasser l ' anecdot ique e t à inscr i re vér i tab lement

les f i lms de famil le dans un d iscours an thropologique , soc io logique ou

h is tor ique , l ' appor t de ces f i lms peut ê t re assurément t rès product i f . Les f i lms

de famil le , no te Pe ter MacNamara , permet ten t de répondre à des ques t ions du

type : "Qu 'es t -ce que c 'é ta i t de v ivre dans ce t te communauté ?" , "quel le sor te

de gens é ta ien t - i l s ? 34. Grâce aux f i lms d 'amateur , on peut a ins i se fa i re une

idée un peu préc ise de la façon dont on v iva i t dans les co lonies 35, des 30 Sol Worth, John Adair, Through Navajo Eyes : An Exploration in Film Communication and Anthropology", Indiana University Press, 1972, p. 27-28. 31 Richard Chalfen, "The Home Movie in a World of Reports : an Anthropological Appreciation", in The Journal of Film and Video, volume 38, number 3-4, Summer-Fall 1986, p. 102-110. 32 Georges Perec, "Approche de quoi", in Le pourrissement des sociétés, 10/18, Cause commune , 1975, p. 251-255. 33 Comme le note l'historienne Susan Aasman qui, dans le cadre de l'History Bureau de l'Université de Groningen, étudie la représentation (sociale, idéologique et esthétique) de la vie domestique dans les films de famille aux Pays Bas durant la période 1920-1970 : "ces images d'amateur apportent un point de vue intérieur fascinant sur le monde d'un groupe, d'une classe ou d'un individu particulier" (Susan Aasman, "Le film de famille comme document historique", in Le film de famille, éd.cit., p. 97-111). 34 Peter MacNamara, "Amateur Film as Historical Record. A Democratic History ?", in Journal of Film Preservation, vol. xxv, n°53, 1996, p. 41-45. 35 cf. "A Leap of Imagination : Amateur Film and Colonialism", intervention de Nico de Klerk (Nederlands Filmuseum) au Congrès de la FIAF, Avril 1997 (non publiée).

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dif f icu l tés de la v ie dans l ' après-guerre36, de la v ie quot id ienne en RDA 37, e t

même de la v ie sexuel le e t des fan tasmes de Monsieur ou Madame Tout le

monde38. On a souvent soul igné le carac tère s té réo typé des images des f i lms de

famil le ; la remarque es t exac te , mais on aura i t to r t de prendre ce la comme une

fa ib lesse ; en réa l i té , c 'es t ce qui fa i t la force de ces images en a t tes tan t de

leur formidable représenta t iv i té . Une image de f i lm de famil le , dans la mesure

où e l le es t une condensa t ion , une cr is ta l l i sa t ion de centa ines , de mi l l ie rs

d ' images ana logues , possède une ex t raord ina i re force "exempl i f ica t r ice" 39. I l

suf f i t que le spec ta teur sache qu ' i l a a f fa i re à une image de f i lm de famil le

pour que ce t te év idence s ' impose . I l n 'y a assurément pas d ' images de

repor tage qui a ien t un te l le force . Le f i lm de famil le es t une sor te de concentré

de mémoire co l lec t ive 40.

Mais le c inéma amateur ne fourn i t pas seu lement des documents

involonta i res ; nombre d 'amateurs f i lment avec l ' in ten t ion de fa i re du

document : un indus t r ie l dés i reux de va lor iser son en t repr ise e t de donner de

lu i -même une image soc ia le f i lme une v is i te gu idée de son us ine e t la fê te

qu ' i l donne chaque année à ses ouvr iers ; un f i l s de fe rmiers de Groningen

réa l i se en 8mm un repor tage sur une opéra t ion de déf r ichement condui te près

des te r ra ins de ses parents (A Groningen Conques t ,1939) 41 ; un commerçant

s 'a t tache à f i lmer la mémoire se sa v i l le , . . . Tous les sec teurs de la v ie sont

concernés : fa i t s d ivers , lo is i rs , p ra t iques re l ig ieuses , explo i t s spor t i f s ,

manifes ta t ions a r t i s t iques , gas t ronomie , éducat ion , voyages , res t ruc tura t ions

économiques , t ransformat ions urba ines , e t même la v ie po l i t ique . . .

I l ex is te , a ins i , tou t un courant de c inéma amateur engagé 42 : f i lms réa l i sés

dans le cadre d 'assoc ia t ions an t i - fasc is tes (Die Rote Front marschier t gegen

Kriegsgefahr und Fachismus [Le f ront rouge marche contre la guerre e t le 36 Dans ses films, Elisabeth Wilms, femme d'un boulanger de Dortmund, "raconte" (c'est comme cela que le générique introduit ses films) la grande misère qui s'abattit sur la population dans les années de la fin de la guerre : Le pain noir, Un champ de décombres, Noël à Dortmund, etc. 37 La série d'émissions Volkskino (réalisée par Alfred Behrens et Michael Kuball) donne à voir 40 années de vie quotidienne en RDA. 38 Lançant un appel pour réunir des films de famille pour leur production Deutschland Privat (RFA, 1980), Robert von Ackeren et Erwin Kneihsl eurent la surprise de recevoir un très grand nombre de films amateurs pornographiques privés. De fait, il y a une longue tradition de films amateurs pornographiques. Sur la relation film de famille, film pornographique, cf. Erik de Kuyper, "Aux origines du cinéma : le film de famille" : "la famille du porno" in Le film de famille, éd. cit., p. 17-19. 39 Sur cette notion, cf. Nelson Goodman, Languages of Art, chapitre 3.2, 1968. 40 Sur le film de famille comme document, cf. Mining the Home Movie : Excavations into History and Memory. co-edited by Karen Ishizuka & Patricia Zimmerman, Univesity of California Press, 2001. 41 S. Aasman, Of the Camera and the Plow. A Study in (Amateur) film as Regional Historical Evidence, Groningen, 1993. 42 On trouvera des informations sur ce courant dans Cinéma d'aujourd'hui n° 5-6 (Guy Hennebelle ed.), "Cinéma militant", mars-avril 1976.

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fasc isme] ,1927) , Blutmai [Mai sanglan t ] , 1929) , f i lms pro-naz i (Heil Hi t ler ,

mein l ieger Vater [Hei l Hi t le r , mon cher Père] 1938) 43, f i lms l iés à l 'h is to i re

du mouvement ouvr ier 44, f i lms tournés à l 'occas ion de grèves 45, f i lms de

propagande re l ig ieuse (Demain de Georges Druel le , 1936, i l lus t re les paro les

des Évangi les) , e tc . Cer ta ins amateurs ont même pr is des r i sques cons idérables

pour témoigner : sur la rés is tance au naz isme durant la dern ière guerre 46, sur

les ac t ions du FLN durant la guerre d 'Algér ie , sur la v ie re l ig ieuse en Chine

communis te , sur les exécut ions sommaires en Afr ique . . . "Les f i lms d 'amateur ,

no te Karen L . I sh izuka , recè len t les h is to i res cachées de not re monde"47 ; i l s

peuvent , a ins i , par fo is , cont r ibuer à corr iger la vers ion of f ic ie l le de l 'h is to i re .

Karen L . I sh izuka sa i t de quoi e l le par le : e l le a réa l i sé avec Bob Nakamura un

montage de f i lms d 'amateurs tournés dans les camps de concentra t ion créés

aux USA, durant la dern ière guerre , pour les japonais amér ica ins : Someth ing

S trong With in (1994) .

Le t rava i l des h is tor iens sur le f i lm d 'amateur donne souvent l ieu à de

te l les product ions c inématographiques (cer ta ins , comme Marc Ferro se sont

fa i t une sor te de spéc ia l i té de ces sér ies h is tor iques) . Nature l lement , quand

e l les appara issent à la té lév is ion , les product ions amateurs ne sont p lus

rée l lement des product ions amateurs : e l les on t fa i t l 'ob je t de tou te une sér ie

de manipula t ions (e l les ont é té coupées , montées , on y a a jouté des bru i ts , de

la musique , un commentai re ) ; i l a r r ive même qu 'e l les revê ten t la forme d 'une

quas i - f ic t ion (Le rêve de Gabrie l d 'Anne Lévy-Morel le ,1996, raconte a ins i

l 'h is to i re d 'un ingénieur Bruxel lo is , Gabr ie l de Hal leux , qu i déc ide un jour de

par t i r pour la Pa tagonie avec sa femme e t ses neuf enfants pour y met t re en

va leur un te r r i to i re of fer t par le gouvernement ch i l ien) . Dans tou tes ces

43 Ces films sont présentés dans Michael Kuball, Familien Kino, Geschichte des Amateurfilms in Deutschland, Rowolt, 1980, respectivement, tome 1, p. 116-130 et tome 2, p. 89-121. 44 Cf. Don Macpherson, "Amateur Films", in British Cinema, Traditions of Independance, éd. Don MacPherson, London, 1980 (le cinéma amateur des cinéastes ouvriers communistes britanniques dans les années trente) ; B. Hoegenkamp, "Le mouvement ouvrier et le cinéma", La revue du cinéma, novembre 1981, n° 366, p. 125-135 ; "Pain noir et film nitrate. Le mouvement socialiste belge et le cinéma durant l'entre deux guerres", Revue Belge du Cinéma, printemps 1986, n° 15, p. 25-28. Alain Burton, "Amateur aesthetics and practises in films of the British CO-operative Movement in the 1930s", in Rencontres autour des inédits. Jubilee Book, éd. cit., p. 131-143. 45 Cf. Bruno Bertheuil, "De l'image souvenir à l'imaginaire social : quand des cheminots filment leur grève", in “ Cinéma engagé, cinéma enragé ”, L'Homme et la Société, 1998, 1-2, n° 127-128, éd. l'Harmattan, p. 15-27. Jean-Louis Comolli "La grève filmée par les grévistes eux-mêmes", in Images Documentaires, n°28, 3° trimestre 1007 ; cf. aussi la thèse en cours de Muriel Beltramo : Le cinéma des grévistes, Université de Paris 3 et son article : "Quand les grévistes nous font leur cinéma", in Communications n° 68, éd. cit., p. 245-248. 46 cf. Susan Aasman, Klass Gert Lugtenborg, "History, Memory and Commemoration : Amateur-film-makers look back at the Resistance", in Rencontres autour des inédits, éd. cit., p. 81-90. 47 Karen L. Ishizuka, "The home movie : A veil of poetry", in Rencontres autour des Inédits. Jubilee Book. Essays on Amateur Film, AEI, 1977, p. 46.

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product ions , le d iscours de l 'h is tor ien s ' impose aux images , leur donnant un

poin t de vue qui n 'é ta i t pas obl iga to i rement le leur .

Les documents amateurs eux-mêmes ne sont pas neut res . En dehors de

quelques except ions , les f i lms d 'amateur sont en généra l le fa i t de personnes

appar tenant à des couches soc ia les re la t ivement a isées e t à des pays

développés . C 'es t d i re que pour les au t res c lasses soc ia les e t les au t res pays ,

c 'es t le po in t de vue ex tér ieur — du bourgeois qui s 'émervei l le de la v ie

p i t to resque des campagnes , du co lon ou du voyageur fasc iné par l ' exot isme

(dans Cannibal Tours , 1987, Denis O 'Rourke a fé rocement s t igmat isé ce

tour isme c inématographique) — qui domine . Ces documents , comme tout

document , mais avec une v ig i lance accrue , car les images an imées s ' imposent

avec la force de l ' év idence , sont donc à u t i l i se r avec prudence . I l convient de

les c ro iser avec d 'au t res e t de les remet t re en contexte : par qu i on t - i l s é té pr is

? dans quel les condi t ions ? s 'ag i t - i l de pr ises de vues "na ïves" ou b ien ont- i l s

é té mis en scène spéc ia lement pour le f i lm ( i l n 'es t pas tou jours év ident de

s 'en rendre compte) ? à qu i é ta ien t- i l s des t inés ? é ta ien t- i l s ou non

accompagnés d 'un commenta i re ? L 'appor t d ' in format ions ex ternes es t ic i

essent ie l .

Enf in , comme le note Michel ine Morisse t (des Archives na t ionales du

Canada) , "un danger b ien rée l guet te ce t te mémoire ac t ive qu 'es t le f i lm

d 'amateur : i l es t devenu ren tab le" 48. Soucieuse de pro téger les amateurs ,

l ' a ssoc ia t ion Inédi ts a réd igé une char te v isan t à rég ler les modal i tés

d 'acquis i t ion des f i lms d 'amateur par les a rch ives 49. Cela n 'empêche pas

cer ta ins de spéculer en achetan t les f i lms par car tons en t ie rs à leurs au teurs

pour les met t re de cô té en a t tendant que les événements (une guerre , un

t remblement de te r re , la d ispar i t ion d 'une personne cé lèbre , e tc . ) leur donne de

la va leur e t permet ten t a ins i de les vendre aux cha înes de té lév is ion au pr ix

for t 50.

Pour conclure , on soul ignera à la fo is l ' impor tance de ce processus de

reconnaissance du c inéma amateur comme document e t son carac tère

paradoxal : non seu lement , i l se fa i t souvent au pr ix d 'un dé tournement du f i lm

48 Micheline Morisset, "Par delà les mariages et les baptêmes", Journal of Film Preservation, n° 53, 1996, p. 46. 49 Suzanne Capiau, "L'inédit et le droit : ébauche d'un contrat", in Rencontre autour des inédits. Jubilee Book, éd. cit., p. 117-122. 50 Selon Le Monde (5 août 99), les héritiers d'A. Zapruder vont recevoir 16 millions de dollars de dédommagement pour l'entrée de son film (26 secondes) à la Librairie du Congrès. L'ancien propriétaire du film, la société LMH Company, conserve le droits du document et le contrôle de son utilisation commerciale.

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d 'amateur 51, mais , dans tous les cas , i l ne v ise pas tan t le c inéma amateur pour

lu i -même que pour la cont r ibu t ion que ce lu i-c i peut appor ter à la

compréhens ion de la soc ié té . Une fo is de p lus , le c inéma amateur es t "u t i l i sé" .

S i ce t te approche raconte une h is to i re , c 'es t ce l le de la façon dont le c inéma

amateur rend compte de l 'His to i re , e t non pas l 'h is to i re du c inéma amateur .

2. Éléments pour une h is to ire du c inéma amateur

L'h is to i re du c inéma amateur rencontre les mêmes problèmes (par fo is

aggravés) que l 'h is to i re du c inéma t rad i t ionnel le 52 : d i f f icu l tés pour cons t ru i re

son obje t ( s i le c inéma es t , en tan t que te l , dé jà d i f f ic i lement i so lab le des

au t res sec teurs de la soc ié té , le c inéma amateur es t , lu i , d i f f ic i lement i so lab le

de l ' ensemble c inéma) ; d i f f icu l té dans le choix des sources ( face à la

product ion innombrable des amateurs , que fau t - i l p rendre en compte ,

conserver , ana lyser ? ) ; d i f f icu l tés dans la t ransformat ion des t races en

documents (comment fa i re par le r les f i lms d 'amateur ? ) . Mais le problème

majeur es t ce lu i du choix des n iveaux d 'analyse . Même s i cer ta ins en ont

par fo is la nos ta lg ie , i l semble b ien d i f f ic i le au jourd 'hu i de songer à cons t ru i re

une h is to i re uni f iée ; le t rava i l par n iveaux s ' impose , le mieux que l 'on puisse

fa i re é tan t de ten ter de les a r t icu ler . Encore fau t - i l chois i r les n iveaux

per t inents , e t i l n 'es t en r ien év ident que ceux habi tue l lement re tenus pour

l 'h is to i re du c inéma so ien t les p lus per t inents pour le c inéma amateur .

2 . 1 . L 'h is to i re technique

C 'es t a ins i que l 'une des tendances les p lus anc iennes e t les p lus souvent

représentées de l 'h is to i re du c inéma amateur foca l i se sur un n iveau

re la t ivement peu pr is en compte par l 'h is to i re du c inéma (sauf pour ses tou tes

premières années) : l 'h is to i re du matér ie l amateur . En généra l r ichement

i l lus t rés , ces tex tes proposent un recensement des appare i l s amateurs , du pré -

c inéma ( lan ternes magiques , p rax inoscopes , zootropes) jusqu 'à nos jours e t

fourn issent , dans l 'o rdre chronologique , des not ices sur chaque appare i l (nom

de l ' inventeur , da te de fabr ica t ion , descr ip t i f technique dé ta i l lé ) . La

51 C'est notamment le cas pour le film de famille qui a certes une fonction mémorielle, mais qui n'est pas tourné comme un document puisqu'il est destiné à être vu par ceux qui ont déjà vécu les événements montrés. 52 Sur ces problèmes, cf. Michèle Lagny, De l'histoire du cinéma. Méthode historique et histoire du cinéma, A. Colin, 1992.

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descr ip t ion ins is te sur les d i f fé ren ts mécanismes mis en œuvre ( les appare i l s

sont f réquemment photographiés de te l le sor te que la mécanique in te rne so i t

v is ib le ; par fo is un schéma expl ica t i f es t donné) . Une te l le h is to i re es t

s t r ic tement cumula t ive e t descr ip t ive ; c 'es t une h is to i re de co l lec t ionneurs

(e l le es t d 'a i l leurs souvent écr i te par des co l lec t ionneurs53) .

Parfo is , un ef for t es t fa i t pour poin ter les problèmes techniques

spéc i f iques posés par la c réa t ion d 'un c inéma amateur . En généra l , on en

re t ien t qua t re . Le premier es t ce lu i de la sécur i té ; pendant des années le

développement du c inéma amateur a en ef fe t é té f re iné par l 'u t i l i sa t ion de la

pe l l icu le n i t ra te hautement inf lammable (on par le de " f i lm f lamme") ; ce n 'es t

qu 'avec la pe l l icu le invers ib le (1923) qui a l ' avantage d 'ê t re à la fo is

in inf lammable e t d 'év i te r le lourd e t coûteux passage par un négat i f que le

c inéma amateur pourra vra iment se développer . Les t ro is au t res problèmes se

la isse résumer en un s logan : fa i re pe t i t , s imple e t bon marché ("Aujourd 'hu i ,

pour pénét rer dans not re foyer , i l [ le matér ie l amateur] se fa i t pet i t , s imple e t

bon marché" , Catalogue général Pathé-Baby , années 20) . Les é tapes de

l ' évolu t ion du matér ie l amateur sont b ien connues : abandon du 35mm et

c réa t ion , après de mul t ip les hés i ta t ions ( formats17 ,5 , 21 , 22 , 28 , 11mm), de

formats de p lus en p lus é t ro i t s : d 'abord le 16mm et le 9 ,5mm, puis , à par t i r de

1932, le 8mm ; passage de la pr ise de vues à la manive l le à la motor isa t ion

(Pa thé sor t , en 1928, une caméra avec un moteur à ressor t : la Motocaméra) ;

passage de la bobine (d 'un maniement tou jours dé l ica t ) à la casse t te prê te à

charger (d 'abord en 9 ,5mm chez Pathé , pour la pro jec t ion , pu is , à par t i r

de1965, en super 8mm, pour la pr ise de vues) 54 ; min ia tur isa t ion du matér ie l :

la caméra Fuj i S ingle 8 P2 , u l t ra légère (265g) e t qu i t ien t dans le c reux de la

main (110 x 46 ,5 x120mm) es t sans doute , en ce qui concerne le c inéma sur

pe l l icu le , le po in t d 'about issement sur ce t axe ; développement des

au tomat ismes ( rég lage de l 'ouver ture du d iaphragme, de la mise au poin t ) ;

passage à la v idéo (d 'abord avec un matér ie l re la t ivement lourd e t encombrant)

pu is au caméscope (1970) .

53 C'est le cas de l'Histoire de la caméra ciné-amateur de Michel Auer et Michèle Ory (Les éditions de l'Amateur,1979), de l'article "The Evolution of Amateur Motion Picture Equipment. 1895-1965" écrit par Alan D. Katetelle dans The Journal of Film and Video (volume 38, n° 3-4, dirigé par Patricia Erens, 1986, p. 47-57) ainsi que du chapitre sur le matériel amateur écrit par Jean-Claude Eyraud dans Pathé, premier empire du cinéma, sous la direction de Jacques Kermabon, Centre Georges Pompidou, 1994, p. 206-217. 54 Sur le lancement du super 8, cf. Bernard Germain, "Madame Kodak contre l'amateur, ou les conquêtes du super 8", in Communications n° 68, éd. cit., p. 171-192.

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Cet te h is to i re a une por tée assurément assez l imi tée ; e l le n 'en a pas moins

une per t inence cer ta ine pour ce champ. El le correspond, en ef fe t , à quelque

chose d 'ex t rêmement for t dans l ' espace amateur : l ' ex is tence chez l ' amateur

d 'un fé t ich isme du matér ie l e t de la technique . Le c inéas te amateur es t un

amoureux de son matér ie l . Racontant son expér ience de c inéas te amateur dans

le Journal o f F i lm Preservat ion , Norman Mac Laren soul igne le p la is i r qu ' i l a

éprouvé en passant de la Ciné-Kodak à la Ciné-Kodak-Spécia le : "c 'é ta i t

comme de jouer sur un orgue é lec t r ique après avoir fa i t l ' âne avec un s i f f le t en

fer b lanc" ; pu is i l a jou te : "ma première réac t ion fu t d 'appuyer sur tous les

boutons e t de fa i re fonct ionner tous les gadgets . J 'é ta is s i amoureux des

poss ib i l i tés de la Ciné-Kodak-Spécia le que je déc ida i de tourner un f i lm sans

au t re objec t i f que d 'explo i te r tou tes ses poss ib i l i tés" 55. Combien de f i lms , dans

l ' espace amateur , on t é té exc lus ivement fa i t s pour explo i te r les

carac tér is t iques techniques du matér ie l acheté ! Les fabr icants on t b ien

compris ce t te demande qui in tègrent dans la concept ion du matér ie l amateur de

mul t ip les gadgets absents du matér ie l p rofess ionnel .

L 'h is to i re de la presse spéc ia l i sée 56 conf i rme ce t te re la t ion pr iv i lég iée au

matér ie l e t à la technique . Du bul le t in éd i té par les soc ié tés savantes des

premiers temps (ayant pour objec t i f de d i f fuser les découver tes) aux revues

commercia les ou assoc ia t ives des années 50-70 , c 'es t le même d iscours qui es t

tenu : conse i l s pour l ' acha t du matér ie l ou pour sa cons t ruc t ion 57 ( l ' amateur es t

souvent un br ico leur) , in format ions compara t ives sur les nouveaux produi ts

( tes ts , tab leaux , f iches ana ly t iques) , a r t ic les techniques (comment fonct ionne

un objec t i f , comment mesurer la lumière , comment synchroniser images e t

sons , comment fa i re des t rucages , . . . ) , e tc . 58.

Res te que ce t te h is to i re pêche manque de problémat isa t ion . Enfermée dans

l 'h is to i re des invent ions , non seu lement e l le ne s 'aventure guère à montrer les

55 Norman Mac Laren, "Experience of an Amateur Filmmaker", in Journal of Film Preservation, vol. XXV n° 53, 1996, p. 33. 56 Gabriel Menager a effectué le recensement des revues et a raconté l'histoire de cette presse dans sa thèse : Un exemple de publications spécialisées : la presse à destination des cinéastes amateurs, 3 volumes, thèse de doctorat, Paris 3, IRCAV 1996. cf. aussi son article dans Communications n° 68 : "La presse du cinéma amateur : brève note et bibliographie", p. 193-206. 57 En 1900, Photo Gazette présente un "Chrono de poche" inventé par Léon Gaumont, simple à réaliser soi-même, par "tous les amateurs soigneux" (Photo Gazette, 25. 07) ; en 1922, Photo Revue propose un "Appareil cinématographique simplifié", qui peut être construit par "tout amateur habitué aux travaux manuels" (10-11. 06). 58 Il en va de même dans les ouvrages spécialisés qui sont d'ailleurs souvent écrits par les mêmes auteurs que ceux qui rédigent les articles des revues, presse et ouvrages étant liés par une relation éditoriale. Par exemple, le magazine Photo Cinéma (1920) est publié par les éditions Paul Montel qui a écrit ou édité de nombreux et copieux ouvrages pour les amateurs.

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conséquences de l ' évolu t ion technique sur les f i lms eux-mêmes , mais i l es t

même rare qu 'e l le fasse le l ien en t re technique , indus t r ie e t économie . Pour tan t

seu le ce t te t r ip le corré la t ion permet de comprendre ce qui se passe .

Revenons sur les problèmes de pe l l icu les . De fa i t , une pe l l icu le

inf lammable a é té inventée par Kodak b ien avant 1923, dès 1909 : la pe l l icu le

acé ta te , mais les d is t r ibu teurs t rouvant qu 'e l le se conserva i t moins b ien que la

pe l l icu le n i t ra te (e l le ré t réc i t e t gondole) , Kodak fu t contra in t d 'a r rê te r la

product ion . Une invent ion technique qui aura i t pu permet t re le développement

précoce du c inéma amateur a donc vu son appl ica t ion re ta rdée ( la ren tab i l i té

l ' empor tan t sur la sécur i té ) en ra ison de la press ion du marché profess ionnel .

Dans les années 1912, la pe l l icu le acé ta te réappara î t , mais davantage l iée au

"c inéma chez so i" (à la pro jec t ion de f i lms p rofess ionnels à la maison qui es t à

ce t te époque en p le in développement tan t aux USA qu 'en France) qu 'au c inéma

amateur ; la pr ise de vues amateurs qu i présente peu de dangers cont inue à se

fa i re en n i t ra te , le f i lm é tan t ensui te rep iqué sur pe l l icu le acé ta te pour la

pro jec t ion . On voi t a ins i comment se négocie , en t re demande e t marché , le sor t

d 'une invent ion . D 'au t res phénomènes ne peuvent s 'expl iquer qu 'en prenant en

compte la concurrence en t re les f i rmes . Ains i en es t - i l des problèmes de

normes : les déboires du format 9 ,5mm, mei l leur que le 8mm, presque auss i

bon que le 16mm et b ien moins cher , ne s 'expl iquent pas tan t par les

problèmes posés par la per fora t ion cent ra le de la pe l l icu le (qui provoque

parfo is des rayures) que par la fa ib lesse commercia le de Pa thé qui ne parv in t

pas à s ' implanter aux USA où le marché res te contrô lé par Kodak 59.

Dans "Le marché du caméscope . Innovat ion e t log ique du développement"

e t "L 'économie e t les marchés de l ' amateur : dynamiques évolu t ionnai res"60,

Laurent Cre ton a commencé à f ixer le cadre théor ique de ce que pourra i t ê t re

une vér i tab le h is to i re technico-économique du c inéma amateur : é tude des

processus qui conduisent de l ' invent ion à son u t i l i sa t ion par le publ ic , p r ise en

compte de la re la t ion aux consommateurs e t à leurs demandes , ana lyse des

d i f fé ren tes s t ra tég ies mises en œuvre par les f i rmes pour se p lacer sur le

59 Une amorce d'approche en termes d'histoire industrielle se trouve dans l'article "Cinéma d'amateur" du Dictionnaire du Cinéma et de la Télévision de Maurice Bessy et Jean-Louis Chardans, Pauvert, 1965, p. 69-75 et dans l'article de Jean Claude Eyraud "Les appareils de format réduit", in Pathé Premier empire du cinéma, sous la direction de Jacques Kermabon, Centre Georges Pompidou, 1994, p. 206-17. 60 Laurent Creton, "Le marché du caméscope. Innovation et logique du développement", in Le film de famille, édit. cit., p. 191-206 ; "L'économie et les marchés de l'amateur : dynamiques évolutionnaires", in Communications n° 68, 1999, p. 143-170.

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marché amateur , ana lyse de la concurrence , e tc . , . . . mais ce t te h is to i re res te à

écr i re . . .

2 .2 . Les hommes e t les œuvres .

Les deux tomes de Famil ienk ino (Michael Kubal61) s 'a f f ichent comme une

h is to i re du c inéma amateur en Al lemagne : Geschischte des Amateur f i lms in

Deutschland ; le premier tome va de 1990 à 1930, le second de 1931 à 1960.

L 'ouvrage se ressent quelque peu de son or ig ine : une émiss ion de té lév is ion

dont i l donne à l i re le tex te . Ains i s 'expl ique le découpage morce lé en brèves

séquences assez hé térogènes : rappels des or ig ines du c inéma en Al lemagne e t

en Europe , brèves not ices sur le matér ie l agrémentées d ' i l lus t ra t ions (caméras ,

p ro jec teurs , schémas) , tex tes de c inéas tes (F laher ty , Jor is Ivens) , ex t ra i t s de

presse , annonces publ ic i ta i res , sé r ies de photogrammes de f i lms commentées ,

e tc . De fa i t , p lus qu 'une h is to i re , avec ce que ce la impl ique de cont inue , i l

s ' ag i t de coups de pro jec teur sur un champ que l 'on commence à explorer e t

que l 'on souhai te va lor iser . De même, b ien que le souci de fa i re appara î t re le

rô le de l 'Al lemagne dans l 'h is to i re du c inéma so i t assez présent dans l 'ouvrage

(Kubal l no te que la première pro jec t ion publ ique en Europe a é té le fa i t de

Max Skladanowsky en novembre 1895, soul igne le rô le des p ionniers : Oskar

Meßter , le pharmacien Ju l ius Neubronner , Fr i tz Boden, e tc . ) , on ne saura i t d i re

que Famil ienk ino o f f re une h is to i re na t ionale du c inéma amateur : son axe de

per t inence es t au t re .

I l s ' ag i t de cons t ru i re l 'h is to i re du c inéma amateur en se cent ran t à la fo is

sur les réa l i sa teurs e t sur les f i lms . Le tex te se présente comme une su i te de

monographies chronologiquement ordonnées . L ' ins is tance mise sur les noms

propres 62, les nombreux por t ra i t s de réa l i sa teurs , la présence de documents

personnels (au tobiographies , reproduct ions de pages d 'a lbum, e tc ) , la p lace

ex t rêmement impor tan te réservée aux f i lms , les remarques sur leur forme

es thé t ique , marquent la vo lonté de t ra i te r les c inéas tes amateurs comme des

"auteurs" à par t en t iè re su ivant une approche ca lquée sur l 'h is to i re

t rad i t ionnel le du c inéma comme ar t , une approche au demeurant for t anc ienne

dans la t rad i t ion l i t té ra i re : l ' approche d i te de " l 'homme e t l 'œuvre" .

61 Michael Kubal, Familienkino, Rowohlt, 1980. 62 La grande majorité des titres de chapitre comporte un nom propre : Oscar Meßter, Julius Neubronner, Hans Jurgen Thieme, Erich Beck, Richard Einhorn, Otto Stark, Anneliese Brauns, Konrad Wüstner, Moritz Schifferdecker, Hugo Loch, Karlheinz Wendtland, Georg Benecke, Martin Hörig, etc.

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On connaî t les mul t ip les réserves susc i tées par ce t te approche en ce qui

concerne l 'h is to i re de l ' a r t e t l 'h is to i re du c inéma ; pour tan t , e l le s ' impose pour

le c inéma amateur , car les f i lms d 'amateur ne prennent sens que rappor tés à la

v ie de leur réa l i sa teur . Faute d 'une te l le mise en contexte , i l s ne d isen t r ien ou

pas grand-chose (d 'au tan t qu ' i l s sont en généra l muets ) . C 'es t ce qu 'a

parfa i tement compris M. Kubal . D 'où la formule cons is tan t à fa i re commenter

les f i lms par ceux qui les on t pr is , par leurs enfants (Carl Neubronner

komment ier t d ie F i lme se ines Vaters , Hans Jürgen Thieme komment ier t d ie

Fi lme se ines Vaters . . . ) ou par des proches de l ' au teur ; d 'où la présence

d ' in format ions b iographiques e t h is tor iques permet tan t de recons t i tuer le

contexte de t rava i l du réa l i sa teur .

Ains i un n iveau d 'ana lyse souvent cons idéré comme non product i f pour

l 'h is to i re des a r ts e t pour l 'h is to i re du c inéma acquier t dans le champ de

l ' amateur une per t inence remarquable .

2 .3 . Une h is to i re loca le

S i l 'h is to i re na t ionale es t un des grands courants de l 'h is to i re du c inéma, i l

es t c la i r qu 'avec le c inéma amateur on s 'o r ien te en pr ior i té vers une h is to i re au

n iveau loca l . On ne saura i t s 'en é tonner : les f i lms d 'amateur cons t i tuent de

fabuleux documents sur la v ie loca le : fê tes , coutumes , t rad i t ions , façons de

v ivre63, e tc . Or la sépara t ion en t re l 'h is to i re loca le fa i te à par t i r du c inéma e t

l 'h is to i re loca le du c inéma n 'a r ien de rad ica le64 : en su ivant l ' évolu t ion

h is tor ique de la rég ion , on su i t en même temps l ' évolu t ion du c inéma. Du coup

le passage à l 'h is to i re du c inéma loca le se fa i t assez na ture l lement .

Comme i l se doi t , ce t rava i l h is tor ique a commencé par la cons t i tu t ion

d 'a rch ives spéc ia l i sées : pas d 'h is to i re sans ce t rava i l p réa lab le . Les ra isons

qui , à un moment donné , dans un espace donné , on t condui t à la déc is ion

d 'a rch iver les f i lms amateurs (qui jusque- là n ' in té ressa ien t personne) e t à les

cons t i tuer en documents sont assurément mul t ip les e t complexes , mais i l

semble b ien que la p lupar t de ces a rch ives se so ien t mises en p lace

conformément à un schéma inc luant au moins cer ta ins de ces paramètres : (1)

63 Des collections de cassettes vidéo se sont constituées sur ce créneau : cf. par exemple, la série Mémoires (Mémoire d'Auvergne, de Bretagne, de Loraine, etc.) aux éditions Montparnasse. 64 Dans "Après la conquête, comment défricher ?", Michel Lagny remarque que "la coupure entre l'histoire du cinéma et l'histoire faite à partir du cinéma, n'est pas si radicale qu'on pouvait l'imaginer, il y a quelques années", in "Cinéma et Histoire. Autour de Marc Ferro", CinemAction n°65, 1992, p. 35-6.

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un contexte h is tor ique e t po l i t ique généra l favorable à la pr ise de consc ience

de l ' impor tance du loca l ( l ' après 68 , la décentra l i sa t ion) ; (2) un espace

sens ib i l i sé à la ques t ion de la reconnaissance ident i ta i re : des rég ions qui

revendiquent le s ta tu t de na t ions ou leur reconnaissance comme une en t i té

h is tor ico-cul ture l le à par t en t iè re (ex . : le Pays Basque , l 'Écosse , la

Cata logne65, la Bre tagne66, . . . ) ; une v i l le f iè re de son h is to i re (ex . : Sa in t -

Ét ienne e t l 'h is to i re ouvr ière) ; (3) l ' in te rvent ion d 'un ind iv idu dé jà engagé

d 'une façon ou d 'une au t re dans la v ie cu l ture l le loca le e t qu i es t condui t à

prendre consc ience de l ' impor tance de ces f i lms : qu i commence à les recenser ,

à les ca ta loguer , à les fa i re connaî t re e t qu i en v ien t à monter une pe t i te

s t ruc ture expér imenta le ; (4) enf in , l ' ins t i tu t ionnal isa t ion de ce t te s t ruc ture

( reconnaissance par la rég ion , l 'É ta t , e tc . ) e t l ' é tab l issement d 'une pol i t ique

d 'a rch ivage .

Une fo is les a rch ives mises en p lace , les h is tor iens commencent à a r r iver :

i l y a un fond à explo i te r . À l 'heure d 'au jourd 'hu i , on en es t là ; de jeunes

chercheurs commencent à t rava i l le r . À t i t re d 'exemple poin tons rap idement

quelques-unes des é tapes d 'une recherche pour une h is to i re du c inéma amateur

en Bre tagne 67 : é tab l issement d 'une pér iodisa t ion , recensement des c inéas tes

amateur par pér iode , é tude de leur répar t i t ion géographique ( les c inéas tes

amateurs bre tons se t rouvent essent ie l lement en mi l ieu urba in) ; compara ison

avec l ' équipement des v i l les en sa l les de c inémas , ana lyse soc io logique ( les

commerçants sont t rès la rgement représentés , mais , fa i t p lus spéc i f ique , les

prê t res v iennent en bonne p lace) ; co l lec te de documents e t de témoignages

permet tan t de met t re les f i lms en contextes ; en t re t iens avec des c inéas tes

amateurs donnant l ieu à une sér ie de por t ra i t s68 (P ier re Galbrun , mi l i tan t du

Bleun Brug , le photographe Amaury Hamonic , connu pour sa product ion de

car tes pos ta les , l ' ép ic ie r Maze , qu i ava i t compris que pro je te r dans son

magas in , les repor tages qu ' i l tourna i t sur Châteaul in pouvaien t cons t i tuer un

65 Anton Gimenez, "Ciné amateur en Catalunya" in Journal of Film Preservation, numéro cité, p. 34- 37. 66 La Cinémathèque de Bretagne (Brest) est l'une des toutes premières a avoir senti l'intérêt qu'il y avait à archiver des productions amateurs. Sur l'histoire de sa création, cf. l'article de son directeur, André Colleu, "Vingt ans de travail pour une cinémathèque régionale", in Rencontre autour des inédits. Jubilee Book, éd. cit., p.51-66. La Cinémathèque de Bretagne a édité, en 1998, une cassette et un livret : Bobines d'amateurs à la suite d'une exposition sur le sujet. 67 Un jeune chercheur de Rennes, Gilles Ollivier, a commencé ce travail dans une thèse sous la direction de Pascal Ory. 68 Dans "Pour une histoire du cinéma amateur : questionnement et perspective" (article non publié), Gilles Ollivier note que l'histoire locale du cinéma amateur, participe du mouvement pointé par Richard Rorty visant à réintroduire dans l'Histoire "des existences et des singularités" (Richard Rorty, "Quatre manières d'écrire l'histoire de la philosophie", in Que peut faire la Philosophie de son histoire ?, 1989, p. 58-94).

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bon f i lon publ ic i ta i re , e tc . ) ; é tude de la re la t ion en t re la pra t ique amateur e t

l ' espace loca l : re la t ion avec le mi l i tan t i sme bre ton , re la t ion avec l 'Égl ise ;

ana lyse des product ions phares (ex . : Pêcheurs bre tons tourné en 1936, par un

dominica in , le révérend père Louis-Joseph Le Bre t , pour sens ib i l i se r les

chré t iens aux problèmes de ce t te corpora t ion ; Le mystère du Folgoët , long-

métrage tourné en bre ton dans les années 50 , par une équipe de c inéas tes

amateurs regroupés sous le nom de Bri t t ia Fi lms ) ; é tude de la re la t ion en t re la

pra t ique loca le e t le mouvement des amateurs à t ravers l 'h is to i re des c lubs

(peu nombreux en Bre tagne) e t des fes t iva ls — comme le Fes t iva l Nat ional

Amateur de Sain t -Cas t (53-66) t ransféré ensui te à Dinard , ou le Fes t iva l

In te rna t ional du F i lm e t d 'Échanges f rancophones remarquable par son

ouver ture aux product ions venues d 'Afr ique .

Parfo is , la rédac t ion d 'une h is to i re du c inéma loca le es t d i rec tement l iée

au dés i r d 'un chercheur (souvent lu i -même impl iqué dans la réa l i sa t ion

amateur) de rendre hommage à sa rég ion en perpé tuant la mémoire de ses

c inéas tes : Paulo Vie i ra , O cinema super 8 na Bahia , Alexandre F iguei röa , O

cinema super 8 em Pernambuco 69.

On peut prédi re la mul t ip l ica t ion dans les années à venir de ce type

d 'h is to i re , car les f i lms d 'amateur cons t i tuent une vra ie mine pour les

chercheurs . Ains i écr i te , l 'h is to i re du c inéma amateur s 'éparp i l le en une

mul t i tude d 'h is to i res qu i non seu lement sont écr i tes sans l iens en t re e l les , mais

sans l ien avec les h is to i res na t iona les . C 'es t b ien le cas de par le r d 'une

"h is to i re en mie t tes" 70.

2 . 4 . Une h is to i re d iscurs ive

Reel Famil ies de Pat r ic ia Z immerman 71 es t le seu l ouvrage à proposer une

vue d 'ensemble e t a r t icu lée de l 'h is to i re du c inéma amateur dans un pays : les

USA, de 1897 à nos jours . Fondée sur des ana lyses de d iscours écr i t s (a r t ic les

de la presse , tex tes promot ionnels , documents indus t r ie ls , romans) e t sur des

ana lyses de f i lms , e l le s ' inscr i t dans la perspec t ive ouver te par Michel

Foucaul t d 'une h is to i re décr ivant des écar ts e t des d ispers ions en re la t ion avec

69 Paulo Vieira, O cinema super 8 na Bahia, Salvador, 1984 ; Alexandre Figueiröa, O cinema super 8 em Pernambuco, Reciffe, 1994. 70 François Dosse, L'histoire en miettes, La Découverte, 1987. 71 Patricia R. Zimmerman, Reel families. A Social History of Amateur Film, Indiana University Press, 1995.

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les mouvements de la soc ié té (son sous- t i t re es t expl ic i te à ce t égard : A Socia l

His tory o f Amateur Fi lm ) .

Cet te h is to i re se la isse découper en t ro is grandes pér iodes . La première ,

qu i va de 1897 à 1923, es t la grande époque des inventeurs , avec comme

conséquences , la pro l i fé ra t ion anarchique des appare i l s 72 e t des en t repreneurs

( tou t es t encore poss ib le en te rmes de conquête de marché) . La seconde

pér iode correspond à la phase d ' ins t i tu t ionnal isa t ion : ins t i tu t ionnal isa t ion

technologique par la c réa t ion d 'un matér ie l spéc i f iquement amateur ,

ins t i tu t ionnal isa t ion en tan t que pra t ique organisée : développement des c lubs

e t de la presse spéc ia l i sée , publ ica t ions de manuels , e tc . Enf in , avec les

années 50 e t l ' explos ion de la c iv i l i sa t ion des lo is i rs s 'ouvre la t ro is ième

pér iode : tandis que le d iscours soc ia l e t cu l ture l idéa l i se le temps l ib re e t la

famil le nucléa i re , la généra l i sa t ion du matér ie l au tomat ique en t ra îne une

banal isa t ion de l 'usage de la caméra qui devien t un ins t rument de lo is i r au

même t i t re que le barbecue e t la tab le de p ing-pong ; f i lmer les enfants es t

désormais le moteur pr inc ipa l de la product ion .

Ce découpage en pér iodes correspond assez b ien à ce lu i que l 'on pourra i t

fa i re pour nombre de pays e t en par t icu l ie r pour la France 73 ; cependant , on

peut no ter quelques d i f fé rences in té ressantes . La première es t cu l ture l le . En

France , l 'oppos i t ion en t re l ' espace amateur e t l ' espace profess ionnel es t t rès

v ive ; aux Éta ts -Unis , la sépara t ion ex is te , mais n 'es t pas auss i é tanche . C 'es t

que la re la t ion des amér ica ins aux lo is i rs es t t rès d i f fé ren te de ce l le des

Français : là où les f rança is ne voien t qu 'occas ions à d iver t i ssement , les

América ins , eux , prennent les choses t rès au sér ieux ; i l s se veulen t en tou tes

c i rcons tances "une na t ion de profess ionnels" . D 'au t re par t , l ' idéologie du se l f

made man fa i t de tou t amateur , un profess ionnel en puissance . Bien que ce t te

concept ion de l ' amateur isme comme voie pr iv i lég iée de progress ion soc ia le

so i t t rès la rgement dément ie par la réa l i té , e l le es t beaucoup p lus présente

dans l ' espr i t des América ins que dans ce lu i des f rança is . L 'amateur isme

amér ica in n 'es t pas tou t à fa i t l ' amateur isme f rança is .

La seconde es t à la fo is indus t r ie l le e t cu l ture l le . I l s ' ag i t de la présence

d 'Hol lywood e t du mythe hol lywoodien qui , depuis les années 30 , modèlent le

paysage c inématographique dans lequel les amateurs amér ica ins s ' inscr ivent ;

72 Certains appareils sont réellement étonnants, comme cette caméra à cartouches, actionnée à l'air comprimé, et dénommée l'Aéroscope ; il fallait pomper 49 fois avant de mettre en route le mécanisme ... 73 La périodisation que propose Gabriel Menager dans sa thèse sur L'histoire de la presse à destination des cinéastes amateur en France recoupe à peu de choses près celle P. Zimmerman.

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so i t qu 'Hol lywood fonct ionne comme pôle d 'a t t rac t ion pour les c inéas tes

amateurs qui rêvent de devenir scénar is tes ou réa l i sa teurs ( tou t comme les

ac teurs amateurs rêvent de devenir s ta rs ) , so i t qu ' i l fonct ionne comme pôle de

ré férence . La norme hol lywoodienne envahi t tou t : des f i lms de famil le que

l 'on veut vo i r se s t ruc turer sous la forme de f ic t ions dramat iques aux c lubs de

c inéma amateur qu 'on invi te à s 'o rganiser sur le modèle de la d iv is ion du

t rava i l ho l lywoodienne . P . Z immerman par le d 'une vér i tab le "colonisa t ion de

l ' espace c inématographique amateur par Hol lywood" . En f in de compte , aux

U.S .A. , le c l ivage ne passe pas tan t en t re amateurs e t p rofess ionnels qu 'en t re

ceux qui se conforment à la norme hol lywoodienne e t ceux qui ne s 'y

conforment pas .

Les en jeux idéologiques du c inéma amateur cons t i tuent le cœur même de

l 'ouvrage de P . Z immerman. Son argumenta t ion cons is te à montrer que le

d iscours publ ic sur le f i lm d 'amateur fonct ionne sur une sér ie de

contrad ic t ions en t re le contenu e t le rô le rée l du d iscours , a ins i qu 'en t re les

d iscours e t les f i lms eux-mêmes . Contrad ic t ion en t re l ' a f f ichage d 'un d iscours

de format ion e t une fonct ion de promot ion commercia le e t de pro tec t ion du

sec teur profess ionnel . Contrad ic t ion en t re un d iscours de c réa t iv i té e t un

d iscours es thé t ique normat i f qu i rédui t au maximum l ' imagina t ion e t la

spontanéi té . Contrad ic t ion , enf in , en t re un d iscours de démocra t i sa t ion e t de

l iber té e t une ac t ion permanente de contrô le soc ia l . Toutes ces in te r rogat ions

rendent év ident que les product ions amateurs sont au cent re d 'en jeux essent ie ls

pour not re soc ié té .

3 . Pour une sémio-pragmatique des espaces amateurs

Si , comme nous l ' avons d i t en in t roduct ion , le champ amateur se la isse

décomposer en d i f fé ren ts espaces de communica t ion , dans une perspec t ive

sémio-pragmat ique74, on a imera i t comprendre comment fonct ionnent ces

d i f fé ren ts espaces . J 'esquissera i ic i l ' ana lyse de deux de ces espaces : ce lu i du

f i lm de famil le e t ce lu i des c lubs de c inéma amateur .

3 . 1 . L 'espace du f i lm de famil le

74 Sur la sémio-pragmatique, cf. Roger Odin, De la fiction, De Boeck, 2000 ainsi que "Pour une sémio-pragmatique du cinéma", Iris, vol. 1, n° 1, 1983, p. 67-82 (traduction anglaise in R. Stam & T. Miller, Film & Theory. An Anthology, Blackwell, 2000, p. 54-67).

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I l a essent ie l lement é té exploré dans l 'ouvrage co l lec t i f de l 'Équipe de

recherche sur le c inéma amateur de l 'Univers i té de la Sorbonne Nouvel le : Le

f i lm de fami l le 75 e t dans p lus ieurs a r t ic les du n° 68 de la revue

Communicat ions : "Le c inéma en amateur"76. D 'une cer ta ine façon , on peut d i re

que le f i lm de famil le es t aux or ig ines du c inéma (Le dé jeuner de bébé de

L . Lumière n 'es t - i l pas le premier f i lm de famil le ? ) . Mais i l y a p lus : lo rsque

Lumière inventa le c inématographe , nous d i t Vincent P ine l , "sa première

in ten t ion é ta i t de le rendre access ib le aux amateurs" ; pu is i l a jou te : "comme

un s imple appare i l de photo , le c inématographe enregis t re ra i t des scènes

famil ia les avec un supplément d 'émot ion" 77. Les é tudes récentes (en par t icu l ie r

ce l les de Tom Gunning 78) fourn issent les preuves h is tor iques de ce qui , chez

P ine l , n 'é ta i t qu ' in tu i t ion : i l appara î t de p lus en p lus cer ta in que le c inéma a

é té conçu à l 'o r ig ine par les Lumières comme un pro longement amél ioré de la

photographie amateur de souvenir79. Toutes les recherches des Lumières sur la

photographie montren t à la fo is leur préoccupat ion du publ ic amateur ( i l s

é ta ien t t rès impl iqués dans le journa l L'Amateur photographe ) e t leur vo lonté

de se donner les moyens de fa i re de la photographie ins tan tanée capable de

rendre le mouvement , c 'es t -à -d i re la v ie ( la fameuse Étiquet te B leue es t une

pe l l icu le u l t ra -sens ib le pour l ' époque) . L ' invent ion du c inéma doi t donc ê t re

lue non comme une rupture par rappor t aux recherches sur la photographie ,

mais comme un progrès sur le même axe : le c inéma, c 'es t de la photographie

de fami l le v ivante . C 'es t d 'a i l leurs b ien comme ce la que la presse de l ' époque

voyai t la na issance du c inéma ; le journa l La Poste écr iva i t a ins i dans son

numéro da té du 30 Décembre 1885 :

Lorsque ces appare i l s seront l iv rés au publ ic , lo rsque tous pourront

photographier les ê tres qui leur sont chers , non p lus dans leur forme

immobi le mais dans leurs mouvements , dans leurs ac t ions , dans

75 Le film de famille, R. Odin dir., Méridien-Klincksieck, 1995. 76 "Le cinéma en amateur", Communications n° 68, R. Odin dir., Seuil, 1999. On trouvera également des articles sur cet espace dans The Journal of Film and Video, vol. 38, n° 3-4, "Home Movies and Amateur Filmmaking", 1986, numéro dirigé par Patricia Erens. 77 Vincent Pinel, Louis Lumière, inventeur et cinéaste, Nathan, 1994, p. 38 (je souligne). 78 Tom Gunning, "New Thresholds of Vision : Instantaneous Photography and the Early Cinema of the Lumiere Company" in Impossible Presence: The Image Encounter, The Power Institute, vol. 2, ed. Terry Smith (Powers Institute Anthology, Sidney Australia). Cf. également : M. Loiperdinger, "Lumières Ankunft des Zugs. Gründungsmythos eines neuen Mediums", in KINtop, Jahrbuch zur Erforschung des frühen Films, n°5, 1996, p. 37-70. 79 Ce n'est qu'un peu plus tard, s'étant aperçu que le cinéma était reçu comme un spectacle et ouvrait de la sorte sur un marché plus vaste que le marché amateur, que les Lumières changeront l'orientation de leur fabrication.

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leurs ges tes famil ie rs , avec la paro le au bout des lèvres , la mor t

cessera d 'ê t re absolue . [ je soul igne]

Se lon S tacey Johnson, un mouvement ana logue se la isse repérer aux USA ;

c 'es t dans l ' imagina i re de la photographie comme l ieu de mémoire famil ia l

qu 'Eas tman-Kodak inscr i t le développement du c inéma (une publ ic i té de la

f i rme invi te les amateurs à conserver leurs f i lms dans des coff re ts re l iés cu i r

conçus pour ê t re mis dans la b ib l io thèque de la sa l le à manger à cô té des

a lbums de famil le )80.

Ains i cons idéré , le f i lm de famil le n 'appar t ien t pas au paradigme du

c inéma, mais au paradigme de la photographie de souvenir . I l n 'es t donc pas

anormal que les h is to i res du c inéma n 'en par len t pas . Res te que l 'h is to i re du

paradigme des images mémoires ( f ixes ou an imées) mér i te ra i t d 'ê t re écr i te :

l ' impor tance de ce paradigme dépasse sans doute en te rmes de quant i té de

product ions e t de conséquences soc ia les , le paradigme du c inéma spec tac le 81.

Cet te façon de décr i re les tous débuts de l 'h is to i re du c inéma amateur es t

d 'une impor tance capi ta le pour comprendre le fonct ionnement du f i lm de

famil le . En généra l , en ef fe t , on cons idère que le f i lm de famil le es t mal fa i t

parce qu ' i l ne donne à voi r qu 'une su i te incohérente d ' images , mais c 'es t qu 'on

se t rompe de paradigme : le f i lm de famil le n 'a pas à ce p l ie r aux normes du

c inéma, car i l appar t ien t au paradigme de la photographie comme ins t rument

de mémoire . Par exemple , pas p lus que la photo de famil le , le f i lm de famil le

n 'a à raconter d 'h is to i res puisque ceux qui vont le vo i r on t vécu les

événements dont i l par le ; son rô le comme ce lu i de la photo es t de met t re en

80 Stacey Johnson, "Are we in the Movies Now ?", Cinemas, 1998, p. 135-158. 81 Le travail a été assez largement fait pour l'image fixe (la photo de famille) : cf. B. Coe and P. Gates, The Snapshot Photograph : The Rise of Popular Photography, 1988-1939, Ash and Grant, 1977. D. Galloway, A Family Album, John Calder, 1978. Ch. Musello, "Photography in Everyday Life", Photography and Social Science Research, Image of Information, Jon Wagner, éd., Beverley Hills, CA : Sage, 1979 ; "Studying the Home Mode : An Exploration of Family Photography and Visual Communication", Studies in Visual Communication, 6(1) : 23-42, Spring, 1980. J. Ruby, A Crack in the Mirror : Reflexive Perspectives in Anthropology, University of Philadelphia Press, 1982. R. Chalfen, Snapshot Versions of Life, Bowling Green, OH: Bowling Green State university Press, 1987. J. Spence, P. Holland (eds), Family Snaps, The Meaning of Domestic Photography, London, Virago, 1991.D. Kenyon, Inside Amateur Photography, London, Batsford, 1992. B. Mary, La Photo sur la cheminée, Naissance d'un culte moderne, Métailié, 1993. A-M. Garat, Photos de familles, Seuil, 1994. A. Silva, The Family Photo Album : The Image of Ourselves, UMI, 1996. P. Sorlin, Les fils de Nadar, éd. Nathan, 1997 (en particulier, chapitre 2, p. 63-88). Le travail reste très largement à faire pour le film de famille. Parmi les travaux en cours citons la thèse de Martina Roepke : Privat-Vorstellung. Formen der selbstinszenierung in Deutschen Heimkino (Université de Berlin) et son article : "Lichtspiel im Wohnzimmer. Der Filmamateur und sein Heimkino, in Cinema 44, "Das Private", Zurich, 1999, p. 22-35, ainsi que la thèse d'Alexandra Schneider : Nous sommes les stars : l'ordre filmique du film de famille (Université de Zurich) et son article : "Gesten der Privatheit: Christopher & Alexandre von Fredi M. Murer", in Cinema n°44, éd. cit., p. 36-44.

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branle la mémoire des spec ta teurs famil iaux . I l es t même souhai tab le que le

f i lm de famil le ne raconte pas : en e f fe t , s i le f i lm de famil le donne à voi r une

h is to i re cohérente , i l donne un poin t de vue par t icu l ie r sur la v ie de la famil le

(en généra l , le po in t de vue du père) , po in t de vue qui peut-ê t re ressent i

comme une vér i tab le agress ion par les au t res membres de la famil le ; d 'où des

drames , des scènes de ménage , par fo is des d ivorces ( l 'Amateur de Kies lovski

raconte l 'h is to i re d 'une te l le rupture) . D 'au t re par t , s i le f i lm es t t rop b ien fa i t ,

i l b loque les in te rac t ions en t re les membres de la famil le en imposant un réc i t

famil ia l dé jà cons t ru i t ; inversement , face à un f i lm mal fa i t , les membres de

la famil le auront à œuvrer ensemble à la recons t ruc t ion de l 'h is to i re famil ia le

e t la cohés ion du groupe famil ia l s 'en t rouvera renforcée (c 'es t la fonct ion

idéologique du f i lm de famil le : p roduire du consensus , perpé tuer la Famil le ) .

Le f i lm de famil le doi t donc ê t re mal fa i t (non s t ruc turé , non narra t i f )

pour ê t re b ien fa i t (pour fonct ionner correc tement dans son espace propre : la

famil le ) . P lus exac tement , la forme du f i lm de famil le ne doi t pas s inger la

forme c inématographique , mais au contra i re res te r au p lus près de la forme

photographique : pauses , regards caméras e t sur tout d iscont inui tés . P lus la

s t ruc ture du f i lm de famil le se rapprochera de ce l le de l 'a lbum de fami l le e t de

sa s t ruc ture "à t rous" , p lus i l aura de chances de jouer son rô le en permet tan t

la double product ion de sens qui carac tér ise son fonct ionnement : d 'une par t ,

une product ion ind iv iduel le (chacun fa i t re tour sur son propre vécu) , d 'au t re

par t , une product ion co l lec t ive (on par le beaucoup en regardant un f i lm de

famil le tou t comme en regardant un a lbum de famil le ) . On voi t donc l ' e r reur

des c lubs de c inéma amateur qui veulen t apprendre aux c inéas tes famil iaux à

" fa i re du c inéma" : i l s se t rompent d 'espace de communica t ion .

3 . 2 . L 'espace des c lubs de c inéma amateur

Les c lubs de c inéma amateur ont commencé à se développer dans les

années 30 e t on t connu un essor tou t par t icu l ie r dans les années 50 au moment

du grand boom associa t i f . S t r ic tement s t ruc turés e t h ié rarch isés en soc ié tés

rég ionales , na t iona les e t in te rna t ionales ( l 'UNICA), i l s o rganisent des séances

de format ion conduisant à la par t ic ipa t ion à des concours qui sé lec t ionnent les

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meil leures product ions 82. L 'espace des c lubs de c inéma amateur es t un espace

de compét i t ion .

Entrer dans l ' espace "amateur" , devenir un "amateur" 83, résu l te d 'un

processus de "d is t inc t ion" (P ier re Bourdieu 84) par rappor t au c inéas te famil ia l .

Ce processus es t d 'au tan t p lus for t que le c inéas te "amateur" es t un ancien

c inéas te famil ia l . Devenir un "amateur" suppose de qui t te r son pos i t ionnement

de membre d 'une famil le fa isan t de la photo souvenir pour s 'engager dans la

vo ie du c inéma . Dans L'Amateur , Kies lowski nous décr i t le processus qui

permet ce t te muta t ion : p r is en main par la séduisante Anna Wlodarczyk , la

représentan te de la Fédéra t ion des c lubs de c inéma dont i l tombera amoureux,

F i l ip Mosz , découvre l 'un ivers des c lubs , la lec ture des magazines spéc ia l i sés

e t la complexi té du t rava i l c inématographique . À t ravers ce t te in i t ia t ion ,

l ' "amateur" in tègre les règ les d 'une es thé t ique spéc i f ique , une es thé t ique du

"b ien fa i t" e t du respec t de la "grammaire" c inématographique .

À la d i f fé rence des f i lms de famil le , les product ions de ce t espace

revendiquent leur appar tenance p le ine e t en t iè re au paradigme du c inéma.

L 'espace amateur n 'a d 'ex is tence que par rappor t à l ' espace du c inéma

profess ionnel . Les "amateurs" sont obsédés par le dés i r de " fa i re pro" . Du

coup, i l s ne se préoccupent guère de contenu . Les f i lms réa l i sés dans ce cadre

sont le p lus souvent complè tement déconnectés des problèmes de la v ie rée l le :

f i lms d 'an imat ion , chansons f i lmées (devenue récemment le c l ip , domaine

pr iv i lég ié des e f fe ts spéc iaux) , gags en tou t genre (popular isé par l ' émiss ion

Vidéo gag ) , f ic t ions oni r iques . Quant aux documenta i res , i l s p r iv i lég ien t les

scènes p i t to resques , les beaux paysages , l ' exot isme . . . C 'es t là qu 'une ana lyse à

la Bourdieu se révè le préc ieuse : en te rmes de recru tement , les c lubs de

c inéma amateur sont tou t à fa i t semblables aux photo-c lubs "es thé t isan ts"

décr i t s dans Un ar t moyen 85 : i l s comprennent peu de jeunes ( la moyenne d 'âge

se s i tue en t re 40 e t 45 ans ; les jeunes recrues ont en t re 30 e t 35 ans) , un grand

nombre de cadres moyens ou subal te rnes , des commerçants e t des

82 Sur les clubs de cinéma amateur, cf. Colette Sluys, "Cinéaste du dimanche. La pratique populaire du cinéma", Ethnologie française, XIII, Juillet-Septembre, p. 291-302, 1983. P. R. Zimmermann, "Professional Results with Amateur Ease : The Formation of Amateur Filmmaking Aesthetics 1923-1940", Film History, vol. 2, p. 267-281, 1988. G. Ollivier, "1928-1959 : Idéologies, structures et évolution des clubs de cinéastes amateurs", Archives, n° 40, Institut Jean Vigo, Cinémathèque de Toulouse, Avril 1991. 83 Je mets "amateur" entre guillemets pour indiquer que le terme prend ici une signification particulière : non plus seulement le "non professionnel", mais celui qui veut faire du cinéma, qui "aime" le cinéma. 84 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Les éditions de Minuit, 1979. 85 P. Bourdieu (dir.), Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie, éditions de Minuit, 1965.

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représentan ts des profess ions l ibéra les (médecins , dent is tes ) . Le c inéma

"amateur" es t un c inéma de c lasse : un c inéma de la propre té formel le mais

auss i de la propre té du monde, un c inéma enfermé dans ce que Raymond

Bordes ( le fondateur de la c inémathèque de Toulouse) a appelé la "démagogie

de l ' agréable" 86. Dans la par t ie de Six fo is deux (1976) consacrée à Marce l , le

c inéas te amateur , Jean-Luc Godard d isa i t dé jà tou t en une formule : " l ' amateur

es t à la fo is ce lu i qu i t rava i l le e t ne t rava i l le pas son dés i r" .

3 . 3 . Pour une é tude des pra t iques amateurs

Même s i ce la es t v ra i pour tou t type de product ions , s ' i l es t un domaine où

l 'on ne peut se conten ter d 'é tudier les tex tes ( les f i lms) , c 'es t b ien le c inéma

amateur .

I l es t c la i r , par exemple , que le c inéas te "amateur" qui se rend dans un

c lub pour fa i re ou apprendre à fa i re du c inéma, y va auss i pour par t ic iper à la

v ie co l lec t ive qui lu i es t a ins i p roposée . L 'approche e thno-méthodologique

devient ic i un ins t rument pr iv i lég ié pour ana lyser les in te rac t ions qui se

déroulent dans ce t espace . Laurence Al lard qui s 'es t in té ressée , dans ce t te

perspec t ive , à la v ie d 'un c lub 9 ,5mm par is ien 87 ( i l en ex is te encore) , remarque

que les réunions ont tou jours une double v isée . D 'une par t , une v isée

cu l ture l le : ces c lubs fonct ionnent comme des espaces publ ics "au tonomes"

(Habermas88) permet tan t l ' "appropr ia t ion de la cu l ture des exper ts dans la

perspec t ive du monde vécu" . E t d 'au t re par t , une v isée conviv ia le : po ts , repas

gas t ronomiques , v is i tes , voyages . E l le note auss i que la sépara t ion en t re ces

deux v isées es t lo in d 'ê t re ne t te : l ' e ssen t ie l , ce sont les mul t ip les d iscuss ions

qui se déroulent auss i b ien lors des sor t ies ou des repas que lors de la

présenta t ion ou du v is ionnement d 'un f i lm. À t ravers ces d iscuss ions , une

"communauté d ' in te rpré ta t ion" res t re in te 89 se cons t ru i t e t une es thé t ique

spéc i f ique s 'é labore (cons t ruc t ion d 'un ensemble de ré férences par tagées , d 'une

norme, d 'un réper to i re de formules d 'éva lua t ion , e tc . ) . Ces pra t iques

d ' in te rac t ions soc ia les , p lus que les f i lms eux-mêmes (qui d 'a i l leurs ne sont en

86 Raymond Bordes, "Un coup d'œil sur le cinéma amateur", Les Temps Modernes, Juin 1957. 87 Laurence Allard, "Espace public et sociabilité esthétique", Communications n° 68, p. 207-238. 88 Ces termes d'"espaces publics partiels" et/ou "autonomes" ont été définis par J. Habermas dans Droit et démocratie. Entre faits et normes, chapitre "Le rôle de la société civile et de l'espace public politique", Gallimard, 1997, p. 401 et ss. 89 Stanley Fish, Is there a text in this class ? The authority of interpretive communities, Havard University Press, 1980.

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généra l pas vus en dehors de l ' espace des c lubs ou des concours in te rc lubs) ,

sont vér i tab lement la ra ison d 'ê t re des c lubs .

L ' impor tance de l ' é tude des pra t iques es t encore p lus grande pour les

product ions famil ia les . On peut même d i re que la par t icu lar i té du c inéma qui

se fa i t dans les famil les es t que la réa l i sa t ion d 'un f i lm n 'en cons t i tue pas

l 'ob jec t i f p remier 90. Le c inéas te famil ia l f i lme, d 'abord , pour le p la is i r de

f i lmer (de jouer avec sa caméra) , ensui te pour le p la is i r de réunir au tour de lu i

sa famil le e t ses amis . Dans les mains du c inéas te famil ia l , avant d’ê t re un

ins t rument d’enregis t rement , la caméra es t un ca ta lyseur , un go be tween . Dans

l ’espace famil ia l , f i lmer t ien t du happening ou du jeu co l lec t i f ; c 'es t un

moment de bonheur par tagé .

Mais le tournage d 'un f i lm de famil le es t lo in d 'avoi r tou jours des e f fe ts

pos i t i f s . Dans son ouvrage Des mots pour le d ire , Mar ie Card ina l , expl ique ,

a ins i , comment e l le du t fa i re une psychanalyse de p lus ieurs années pour se

laver du t raumat isme causé par son père qui , a lors qu 'e l le une tou te pe t i te

f i l le , l ' ava i t f i lmée en t ra in de fa i re "number one p lease" ( l ' express ion codée ,

dans la famil le de Mar ie Card ina l , pour d i re fa i re p ip i ) 91. De même, dans son

f i lm A song o f A ir (1987) , Mer i lee Bennet t nous montre comment son père se

serva i t du c inéma pour rég i r la v ie de sa famil le e t comment ce la la conduis i t à

par t i r de chez e l le , à se droguer e t même à envisager d 'empoisonner son père .

Cer tes , le tournage d 'un f i lm de famil le n 'a pas tou jours des conséquences

auss i d ramat iques , mais i l compor te tou jours un cer ta in r i sque pour les

ind iv idus f i lmés . Les mi l l ie rs de parents qu i chaque jour f i lment leurs enfants

n 'on t pas consc ience des conséquences que peut avoir un ac te qui leur semble

b ien anodin .

Ains i , avant même d’exis te r en tan t que f i lm, le c inéma amateur a dé jà

produi t des e f fe ts (co l lec t i f s ou ind iv iduels ) non négl igeables . On ne voi t pas

comment l 'h is to i re du c inéma amateur pourra i t fa i re l ' économie d 'une te l le

ana lyse .

90 Dans Sur la plage de Belfast (1996), Henri-François Imbert raconte comment ayant trouvé une caméra 8mm avec une bobine non développée à l’intérieur puis ayant retrouvé la famille concernée, il apprit de la mère (le père étant alors décédé) que son mari tournait régulièrement des films qu’il ne faisait en général pas développer. J’ai pu vérifier que cette pratique n’était nullement exceptionnelle. 91 Marie Cardinal, Des mots pour le dire, Grasset, 1975, p. 74.

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On ne saura i t conclure ce rap ide panorama des approches du c inéma

amateur , sans ment ionner une sér ie de sep t émiss ions qui les réuni t quas iment

tou tes : La Vie f i lmée des Français , conçue par Jean Baronnet en 1975.

L 'émiss ion commentée par des écr iva ins (Georges Perec , Roger Grenier ) e t des

h is tor iens (Henr i Amouroux) , réa l i sée par d ivers c inéas tes (Agnès Varda ,

Alexandre Ast ruc , . . . ) nous en t ra îne dans un pa l impses te de lec tures ( lec ture

compara t ive avec les ac tua l i tés de l ' époque , lec ture h is tor ique en te rmes de

documents , lec ture es thé t ique nous inv i tan t à nous la isser fasc iner par ces

images hés i tan tes , lec ture f ic t ionnel le fa isan t surg i r d 'un f ragment de

mul t ip les h is to i res , c i ta t ions in tégra les de f i lms d 'amateur , lec ture pr ivée ,

témoignages) v isan t à nous fa i re découvr i r in te l lec tue l lement , mais aussi à

nous fa i re éprouver a f fec t ivement , tou te la r ichesse du c inéma amateur .

Conclus ion : brèves remarques sur le c inéma amateur aujourd'hui

Depuis une quinza ine d 'années , les changements technologiques

(développement de la té lév is ion , passage à la v idéo 92, généra l i sa t ion du

caméscope , passage au numér ique e t à l 'o rd ina teur , c réa t ion d ' In terne t ) e t

l ' évolu t ion de la soc ié té ( t ransformat ion des re la t ions en t re espace publ ic e t

espace pr ivé , p rogress ion du l ibéra l i sme, mondia l i sa t ion) ont condui t à une

muta t ion rad ica le du c inéma amateur . Outre l ' incroyable pro l i fé ra t ion de ces

product ions (p lus de 400 000 caméscopes sont vendus annuel lement) , ce t te

muta t ion se manifes te à t ravers deux mouvements conduisant à deux modes

opposés de re la t ion avec le des t ina ta i re .

Le premier mouvement es t l ' inscr ip t ion des product ions amateurs e t de

l ' amateur lu i -même dans l ' espace de la té lév is ion . Non seulement la migra t ion

des product ions amateurs vers l ' espace de la té lév is ion es t devenue un

vér i tab le phénomène de soc ié té (e l le concerne quas iment tous les types

d 'émiss ions) , mais de p lus en p lus de c inéas tes amateurs f i lment avec

l ' in ten t ion de voi r leurs images passer à la té lév is ion (au poin t que l 'on a pu

92 Pour une première approche des changements introduits par le passage à la vidéo, avant l'aire du caméscope, cf. J.C. Baboulin, J.P. Gaudin et P. Mallein, Le magnétoscope au quotidien. Un demi-pouce de liberté, Aubier, I.N.A., 1983. Sur la vidéo, on lira : Communications n° 48 (Raymond Bellour et Anne-Marie Duguet dir.), "Vidéo", Seuil, 1988 et Michael Renov & Erika Suderburg ed., Resolutions, Contemporary Video Practices, University of Minnesota Press, 1996.

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par le r d 'un processus de profess ionnal isa t ion du c inéas te amateur 93) : i l

s ' a r rangera pour que son enfant tombe dans la cassero le de conf i ture pour

envoyer une casse t te à Videogag ; i l déc idera d 'a l le r passer le week-end dans

un v i l lage inondé ; dans la rue ou spec ta teur d 'une course au tomobi le , i l

gue t te ra l ' acc ident en espérant pouvoir rappor ter un scoop94 ; i l n 'hés i te ra pas à

f i lmer les moments les p lus in t imes de sa v ie pour en fa i re un f i lm achetable

par la té lév is ion (Remi Lange a réa l i sé Omele t te pour révé ler son

homosexual i té à sa famil le , mais auss i avec l ' ambi t ion proc lamée de fa i re un

f i lm qui puisse ê t re la rgement d i f fusé 95.

Même s i l ' évolu t ion de la soc ié té es t sans doute le fac teur le p lus

impor tan t e t s ' i l convient d 'év i te r de tomber dans le dé terminisme

technologique96, i l es t cer ta in que le développement du caméscope qui permet

de f i lmer a isément n ' impor te où , de prendre le son en d i rec t e t qu i sur tout rend

poss ib le sans problème l 'au tof i lmage97, pousse à une pro l i fé ra t ion de

product ions à la première personne t ra i tan t de su je ts in t imes que le f i lm

d 'amateur s ' in te rd isa i t d 'aborder : l 'homosexual i té mascul ine ou féminine (dans

Playing the Par t , 1994, la réa l i sa t r ice Mitch McCabe fa i t à ses parents la

surpr ise de veni r avec son amie) , les conf l i t s en t re parents ou en t re parents e t

enfants (Joe e t Maxi , Maxi Cohen e t Joë l Gold , 1978) . Pour Pa t r ic ia

Z immerman, le passage à la v idéo non seulement marque la f in du f i lm de

famil le (en tan t que f i lm v isant à perpé tuer la Famil le ) , mais contr ibue à la

décons t ruc t ion , en cours dans nos soc ié tés , de la famil le nucléa i re

bourgeoise98. Une scène de Family Viewing (Atom Egoyan,1987) donne une

i l lus t ra t ion emblémat ique de ce t te évolu t ion : le père e f face ses f i lms de

famil le ( les p lans qui le montren t en t ra in de jouer au ba l lon avec son f i l s , les

93 Laurence Allard, "Télévision et amateurs : de Videogag à la télévision de proximité", Le film de famille, p. 170. Cette professionnalisation se manifeste également par une augmentation de la qualité des images tournées : avec l'automatisation sophistiquée du matériel, il devient de plus en plus difficile de faire de la mauvaise image ; de plus, la télévision s'est montrée un excellent pédagogue du langage cinématographique ; aujourd'hui, tout jeune sait plus ou moins s'exprimer par le cinéma. 94 Le caméscope se transfome volontiers en "caméscoop" (j'emprunte le terme à Alain Rémond dans un article de Télérama : n° 2495, 5 novembre 1997). Outre le journal télévisé qui achète parfois ces documents, des émissions se sont spécialisées dans la diffusion des images d'amateurs d'accidents (par exemple, Real TV aux USA ou Plein les yeux, en France) 95 Le film a été réalisé en 1993 ; il est sorti en salle en 1998 ; il a été diffusé à la télévision en version courte en 1995 et en version longue en 1999. 96 Le film de R. Lange a été tourné en super 8mm. 97 Dans une récente publicité, on peut voir, une femme couchée sur le dos tenant à bout de bras son caméscope qu'elle dirige vers elle ; l'accroche dit : "C'est mon film, c'est ma vie". A ma connaissance aucune publicité pour le cinéma amateur n'a pris comme argument de vente la possibilité d'auto-filmage. Il est certain que les petites caméras digitales actuelles avec mini écran incorporé facilitent encore davantage l'auto-filmage. 98 Patricia Zimmerman, ouv. cit., chapitre 6 : "Reinventing Amateurism".

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plans de sa femme avec son enfant ) pour les remplacer par des p lans où i l se

f i lme en t ra in de fa i re l ' amour avec sa compagne . D 'une façon généra le , les

ré férences (ex t raord ina i rement nombreuses) à la v idéo amateur dans les f i lms

de f ic t ion récents conf i rment ce t te re la t ion : La v ie de fami l le ( Jacques

Doi l lon , 1985) , Sex , l ies and v ideotape (S teven Soderbergh , 1989) , Benny 's

v ideo (Michael Haneke ,1992) , Video b lues (Arpad Sops i ts ,1992) , e tc . On

notera qu 'à la té lév is ion , ces product ions prennent p lace dans le même espace

que les ta lk show, rea l i ty show, docu-soap , émiss ions-confess ions qui

développent une thémat ique vois ine . E l les par t ic ipent de ce que Dominique

Mehl a appelé la " té lév is ion de l ' in t imé"99 e t Umber to Eco , " la néo-

té lév is ion" 100. E l les en sont même un des opéra teurs les p lus e f f icaces :

p roduct ion d 'un ef fe t d 'authent ic i té b loquant tou te poss ib i l i té de

ques t ionnement en te rmes de vér i té (comment ques t ionner nos propres

images ?) , c réa t ion d 'une re la t ion où l ' émot i f l ' empor te sur le ré f lex i f . En bref ,

ce premier mouvement condui t à une re la t ion avec le spec ta teur en te rmes de

fus ion p lus que de communica t ion 101.

Le second mouvement peut ê t re décr i t comme l ' inverse du premier . Alors

que dans le premier mouvement , les product ions amateurs se fondent dans

l ' espace té lév isue l , les product ions dont nous par lons ic i cherchent , au

contra i re , à se cons t i tuer , face aux grands médias e t en par t icu l ie r face à la

té lév is ion , en contre-pouvoirs ou du moins en espaces d 'express ion

indépendants . Alors que les product ions du premier mouvement fonct ionnent à

l ' émot ion , ces product ions se carac tér isen t par une s t ruc ture d iscurs ive for te :

un ind iv idu ou un groupe d ' ind iv idu s 'adresse à d 'au t res ind iv idus avec

l ' in ten t ion fe rme de communiquer pour informer , met t re en garde , dénoncer ,

p ro tes te r . . . Ces product ions sont de vér i tab les ac tes de d iscours .

Grâce à sa fac i l i té d 'u t i l i sa t ion e t à son fa ib le coût , la v idéo es t

l ' ins t rument idéa l pour permet t re la pr ise de paro le par des ind iv idus ou des

groupes qui jusque- là n 'ava ien t pas accès à un moyen d 'express ion , so i t parce

que ce la leur é ta i t in te rd i t par le pouvoir po l i t ique , so i t parce qu ' i l s n 'en

ava ien t pas les moyens , so i t parce que le c inéma é ta i t en dehors de leur vécu

99 Dominique Mehl, La télévision de l'intimité, Seuil, 1996. 100 Umberto Eco, "T.V. : la transparence perdue" (1983), La Guerre du faux, Livre de Poche, 1988, p. 196-220. cf. également, Francesco Casetti & Roger Odin, "De la paléo- à la néo-télévision. Approche sémio-pragmatique", Communications n° 51, "Télévisions, mutations", p. 9-26. 101 Jean Baudrillard, A l'ombre des majorités silencieuses ou la fin du social, Utopie, 1978.

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( l iée à ce médium "ord ina i re" qu 'es t la té lév is ion , la v idéo ne susc i te par les

b locages c réés par la d imension myth ique e t a r t i s t ique du c inéma) . On ass is te

a ins i à une mul t ip l ica t ion remarquable de product ions de témoignages .

Témoignages personnels : un père de famil le , Jean P ier re Gaudin , f i lme la

longue agonie de ses deux enfants a t te in ts du S ida après une t ransfus ion

sanguine (Laurent e t S téphane ) , avec comme propos expl ic i te de montrer aux

médecins qui on t permis "ce la" , la maladie avec son quot id ien te r r i f ian t , sa

l i tan ie de rechutes e t d 'amél iora t ions tendue vers la f in iné luc tab le102. Un

couple de gays a t te in ts du S ida raconte sa v ie e t dénonce l 'os t rac isme dont i l

es t v ic t ime (Si lver Lake : The View from Here , 1993, Tom Jos l in e t Mark

Mass i103) . Témoignages pol i t iques : un montage d ' images d 'amateur e t

d ' in te rv iews recuei l l i s en s i tua t ion nous fa i t par t ic iper à l 'occupat ion de la

P lace Tienannmen (1989) par les é tudian ts ch inois contes ta ta i res (The Gate o f

Heavenly Peace , Carma Hinton , Richard Gordon, 1995) . Témoignages

soc iaux : des jeunes des fave las montren t leurs condi t ions de v ie et par len t de

leurs ten ta t ives pour s 'en sor t i r 104. "Les product ions amateurs , no te Pa t r ic ia

Z immermann, ont un rée l po tent ie l pour ré- imaginer la démocra t ie" . E t e l le

conclu t : "S i le mouvement de t ransnat ional isa t ion , de GATTiza t ion , e t

NAFTAizat ion se poursu i t dans l ' espace publ ic , le f i lm d 'amateur deviendra

peut -ê t re l 'un des ra res endro i ts non co lonisé du paysage média t ique" 105.

Tandis que la numér isa t ion cont r ibue à broui l le r encore p lus la d is t inc t ion

en t re profess ionnels e t amateurs , In terne t réuni t en un même espace les

muta t ions précédentes . De p lus en p lus d 'amateurs donnent à vo i r leurs images

(gra tu i tement ou non) dans ce t te sor te de té lév is ion à l ' éche l le mondia le .

In te rne t , c 'es t la communion p lané ta i re au tour des images in t imes , la

consécra t ion de ce que Richard Sennet a appelé l ' "homme inc iv i l"106 : des

famil les quelconques ouvrent des s i tes donnant à voi r leur v ie , des ind iv idus

( le s i te le p lus connu es t ce lu i de Jenni : h t tp : / /www.jennicam.org . ) ou des

groupes (ex . : www.hereand now.net107) ins ta l len t des caméras chez eux ( les

102 Pour une réflexion sur cette production, cf. Jean Pierre Esquenazi, "L'effet film de famille", in Le film de famille, ed. cit., p. 219 et ss. 103 Le film est analysé par Patricia Zimmermann p. 155-56 de Reel Families, éd. cit. 104 P. Percq, Les caméras des favelas, éditions de l'Atelier, 1998. 105 P. Zimmerman, "Cinéma amateur et démocratie", in Communications n° 68, p. 283. 106 Richard Sennett, The Fall of Public Man, 1974. Le succès d'émissions télévisées comme Big Brother (la version réelle du film The Truman Show, Peter Weir, 1997) va dans le même sens. 107 Il s'agit du site de six étudiants d'Oberlin (Ohio) qui ont truffé leur maison de caméras et de micros (cf. Yves Eudes, "L'étrange maison bleue d'Oberlin", Le Monde , 28 avril 2000).

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l ivecams ) , de la sa l le de ba in à la chambre à coucher , de te l le sor te que tou t ce

qui s 'y passe peut ê t re vu e t en tendu par le monde en t ie r . Mais In terne t , c 'es t

auss i la poss ib i l i té de d i f fuser mondia lement des témoignages e t des images

mi l i tan tes , de t i sser des réseaux de d iscuss ion ou d ' in te rvent ion , de donner un

poids jamais a t te in t à la paro le des exc lus ( le commandant Marcos l ' a b ien

compris ) .

Ains i , les product ions amateurs d 'au jourd 'hui (mais la not ion a - t -e l le

encore vra iment un sens ?) sont au cœur des mouvements cont rad ic to i res e t des

tens ions qui ag i ten t nos soc ié tés . Ne sera i t -ce que pour ces ra isons , ce la vaut

la pe ine de s 'en occuper , car s i on ne s 'occupe pas de ces images , ces images ,

e l les , s 'occupent de nous .

Note : C e t e x t e a é t é p u b l i é e n i t a l i e n e n 2 0 0 1 s o u s l e t i t r e : « Il cinema amatoriale » in Storia del cinema mondiale a cura di Gian Piero Brunetta, tome 4, Giulio Einaudi éd., p. 319-354.