REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

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REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA LITTÉRATURE FRANCOPHONE D’AFRIQUE CENTRALE ET DE L’OUEST By Trésor Simon P. Yoassi A dissertation submitted in partial fulfillment of the requirements for the degree of Doctor of Philosophy (French) at the UNIVERSITY OF WISCONSIN-MADISON 2014 Date of final oral examination: 05/13/2014 Approved by the following members of the Final Oral Committee: Aliko Songolo, Professor, French Névine El Nossery, Associate Professor, French Laird Boswell, Professor, History Ernesto Livorni, Professor, Italian John Nimis, Assistant Professor, African Languages and Literatures

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REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS

LA LITTÉRATURE FRANCOPHONE D’AFRIQUE

CENTRALE ET DE L’OUEST

By

Trésor Simon P. Yoassi

A dissertation submitted in partial fulfillment of

the requirements for the degree of Doctor of Philosophy (French) at the UNIVERSITY OF WISCONSIN-MADISON 2014

Date of final oral examination: 05/13/2014

Approved by the following members of the Final Oral Committee: Aliko Songolo, Professor, French Névine El Nossery, Associate Professor, French Laird Boswell, Professor, History Ernesto Livorni, Professor, Italian John Nimis, Assistant Professor, African Languages and Literatures

 

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Je dédie cette thèse à mes parents, à ma mère Pauline

Ngassa, dont la résilience face aux multiples obstacles de la

vie a très tôt stimulé en moi un esprit critique et continue

d’être au quotidien une source d’inspiration. Enfin, à Marie-

Paule Yoassi, ma fille, avec l’espoir d’un monde plus tolérant

pour tous les enfants.

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En mémoire de mon fils, Elie Roland Yoassi, et de ma sœur cadette

Odette Deukam Ngako, brutalement arrachés de ce monde durant la

rédaction de ce travail,

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  iii  

Remerciements Je remercie du fond du cœur mon directeur de thèse, Professeur Aliko Songolo pour sa patience mais surtout, pour avoir su trouver les mots justes qui m’ont aidé à rester concentré sur la tâche lorsque tout autour de moi vacillait et ma sérénité s’effritait. Ces mots, véritables électrochocs, ajoutés à ses conseils parfois vifs m’ont permis de me refaire une santé mentale tout au long de ce projet. Au Professeur Névine El Nossery, je dis merci d’avoir accepté sans hésitation à suivre mon projet et de m’avoir très souvent encouragé à entrevoir non les difficultés du moment mais les opportunités qu’offre la fin de ce processus. Le Professeur Livorni qui a toujours été ouvert à une conversation sans limite même impromptue, m’a offert de précieux conseils sur l’importance de la recherche en me permettant de suivre ses travaux sur academia.edu tout en suivant mes pas hésitants. En choisissant le Professeur Boswell comme invité d’honneur du XXVIe symposium du GAFIS, je savais profiter de son immense expérience sur les questions identitaires et communautaires, questions qui occupent une place de choix dans mon travail. Je remercie le Professeur Nimis pour avoir accepté de remplacer à la dernière minute le Professeur Winspur. Son expertise en Afrique Centrale et notamment au Congo Démocratique tombe à point dans la critique de certains aspects de mon travail. J’ai une pensée particulière pour le Professeur Steven Winspur qui a dû se retirer du processus pour assurer un combat plus pressant. Je lui souhaite un prompt rétablissement. Je remercie du fond cœur le Professeur Frieda Ekotto qui m’a offert en lecture le premier roman de Miano et invité dans ses classes pour parler de l’écrivain. Une lecture qui m’a obligé à reconsidérer mon sujet initial pour me focaliser sur la question de l’enfance dans le roman francophone. À Emilie Songolo, la grande sœur, je dis simplement merci de m’avoir adopté dès mes premiers jours à Madison. Merci à Fayçal, le frère aîné de Mediteranean Café pour avoir pourvu sans compter quand le ciel était gris. Merci au Professeur Joyce Ashuntantang pour l’inspiration et les encouragements. Mme Marie Laure Asta Oumarou et le Professeur André-Marie Ntsobé pour les conseils et l’assistance depuis mes premiers pas universitaires à Yaoundé. À ma sœur Dr Linda Brindeau, mes frères Constant Djacga et Dr Ben Ngong, je leur renouvelle l’amitié. D’autres personnes importantes m’ont accompagné avant et pendant ce processus : à toutes je dis merci du fond du cœur. Je pense aux conversations engagées avec Alain Mabanckou, Louis-Philippe Dalembert, Leonora Miano et Yanick Lahens. Je n’oublie pas mes collègues de bureau, mais aussi Elena Bender, Stéphanie Spadaro, Luisa Gregori, Dr Renée Anne Poulin, Dr Cherif Correa et à toute ma famille restée au Cameroun. Enfin, à l’amie Lydia Ngwe, je dis infiniment merci pour Marie-Paule Yoassi.  

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  iv  

Abstract Among other questions, this dissertation seeks to explore whether the political

freedom gained by Francophone African states in the 1960s was meant to free all their

peoples and promote collective development, or on the contrary, to merely benefit a

select group. The study of representation of children and analogous characters (women,

the handicapped, the elderly, beggars) in selected texts reveals how they are treated as

second-class citizens, and thus tools at the hands of those who wield the power to

advance their own agendas. Aware of their predicament, some of these "cadets sociaux"

refuse to let others control their destiny and instead devise means to empower

themselves.

Using Hamon's schema in “Pour un statut sémiologique du personnage,” the first

chapter delineates the differences between a fictional character and a real one. A reading

of Beyala’s Tu t’appelleras Tanga shows that children often constitute a ticket to social

security for parents and other relatives who abuse them through forced labor and the

confiscation of their right to speak.

The second chapter posits that mental and socio-economic instability lies at the core

of postcolonial societies. From the child soldier in Kourouma and Dongala to the mad

character in Leonora Miano’s novels, fifty-four years after independence, postcolonial

societies are shown to be unstable and to have forgotten that independence is more than

just a signed document or a given speech. This condition triggers constant personality

changes and invention of new identities that include madness as a form of transgression

and as a weapon of resistance chosen by the subaltern.

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  v  

The last chapter examines Miano’s Contours and Diop Mambéty’s La Petite

vendeuse, both of which eschew the male figure as the primary asset for nation building

in favor of a young girl. These novels thus transgress two sexist genres, the

Bildungsroman, and the male-dominated postcolonial African novel. If the cadets sociaux

can be perceived as representing young postcolonial societies struggling to exist in a

world they were not prepared to face but persisting against all odds to change their

destiny, then there could be hope in their future.

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Table des matières.

Introduction……………………………………………………………………...………. 1

Chapitre I: L’enfant dans son environnement immédiat……………………...…………15

I- Le personnage comme signe……………………………...………...…….………..15

1- La qualification différentielle……………….…...…………….…………….....16

2- La fonctionnalité différentielle…………………………………………………22

II- Les enfants au contact des adultes……………………………….….………...…..23

1- Les enfants comme assurance vieillesse………………………...………....…..26

2- Victimes émissaires…………………………..………………………....……...33

3- L'enfant sorcier……………………………………………...…....…………….41

Chapitre II: L'enfant dans la société postcoloniale………….…………..………………53

I- Survivre l'instabilité……………………………….……………………..…….…..53

II-L’ enfant-soldat…………………………………….…………………………...….57

1- Caractéristiques générales………………….……………………..………..…..57

2- De l'innocence à la violence……………………….…………………………...66

3- L'enfant-soldat: entre monstruosité et victimisation…….…..………….…...…79

III- La Folie…………………………………………...…….…………………………92

1- Folie et création identitaire…………………….………………...……..………92

2- La folie comme forme de résistance…………………..………………..……..105

3- La folie réjuvénatrice……………………………………...………...………...111

Chapitre III: Enfance et Devenir: Le Bildungsroman .……………....…...…..……...…113

I- Du bildungsroman à l’émancipation du sujet postcolonial……….…………..…..118

1- La haine de soi……………….………………………………….……..…….…118

2- Une histoire postcoloniale locale………………….……..………………...…..123

3- Sili Laam ou la révolte des petites gens………….………..…...……...…...…..128

II- L'Afrique quitte la zone Franc...…………..……...………….…………………...133

1- Du droit d’exister.………………................…..……..………………….……...133

2- Entre assistanat et paternalisme……………….……...………………….……..141

3- Humanité et dignité………..…………………….……………………………..158

4- De la nécessité d'une utopie refondatrice……………….…………………..…..170

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  vii  

Conclusion……………………………………………………………………………..182

Bibliographie……………………………………….……………………………….…189

   

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1

INTRODUCTION

Les différentes représentations de l’enfant et le regard de ce dernier dans la littérature

francophone africaine vont de pair avec les premiers soubresauts de ces moyens d’expression

dont la négritude s’est longtemps fait le chantre. Le roman francophone avant les indépendances

a souvent intégré l’enfant comme acteur, membre d’une communauté qui vit et prend part aux

multiples changements qui s’opèrent dans les sociétés colonisées. Partant de l’idée que l’enfant

est le devenir de l’être humain et qu’il est la parfaite image de la société dans laquelle il vit,

l’observation de l’évolution du personnage dans le roman francophone suggère un état de crise

particulièrement inquiétant de l’enfance dans les sociétés dépeintes. Ces dernières étant elles-

mêmes plongées dans une crise aux facettes multiples parmi lesquelles la dégradation des valeurs

mentales, sociales et économiques sont les plus marquées.

Dans plusieurs classiques de la littérature africaine tels L’Enfant noir, L’Aventure

ambiguë, ou encore Une Vie de boy, les enfants ont toujours été placés aux premières loges des

luttes sociales qui jadis avaient opposé les populations locales définitivement impuissantes face à

un Occident colonisateur au faîte de la propagande de sa prétendue mission civilisatrice. Si

certains de ces textes offraient à l’Occident une image luxuriante et exotique d’une enfance

africaine insouciante et passablement naïve. D’autres, par soucis de résistance tentèrent de porter

leur combat dans l’antre même de l’adversaire afin de comprendre si possible les raisons qui

faisaient la force et la presqu’invincibilité du colonisateur. La réussite de cette quête impliquait

un passage initiatique obligé en Occident avec la France comme principale destination. Le

guerrier principal de ces communautés était généralement un jeune enfant à qui revenait la

charge de voler non seulement le feu de l’invincibilité mais surtout, de faire rayonner l’honneur

de toute la communauté. Le choix de cet enfant était celui du groupe qui l’adoubait et en faisait

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son porte-parole. Cet adoubement ouvrait ainsi la porte pour cet enfant, très souvent un garçon,

dans le cercle très fermé de l’adulte qui seul bénéficiait du droit à l’existence et à la parole.

L’enfant comme la femme ne jouissaient pas de cette reconnaissance sociale sans l’aval de

l’adulte ou d’un parent. Ce traitement, est caractéristique de celui observé dans l’administration

des colonies où le colon se considère comme supérieur au colonisé, lui même traité comme un

grand enfant, comme un personnage subalterne. Dans leurs différents travaux, des critiques tels

que Bayart ou encore Balandier donnent un nom à cette catégorie de personnages ou individus :

« les cadets sociaux 1». Telle est la définition générique qui sera celle des enfants et de tous les

personnages considérés comme tels dans cette étude.

Au vu de l’euphorie qui a accompagné les différentes phases d’indépendance sur le

continent africain et au vu des textes littéraires qui ont abordé de quelque façon possible, la

condition de l’enfant, la question qui se pose est celle de savoir si l’émancipation de l’Afrique a

véritablement permis le passage de l’état de chose à celui de sujet pour tous. Cette indépendance

a-t-elle libéré et profité à tous les membres de la société au premier chef desquels les enfants et

les femmes, ou alors a-t- elle simplement reconduit le statut quo en maintenant tous les privilèges

de la figure paternelle, symbole du couple maître-esclave, tout en ignorant l’existence de la

femme et de l’enfant ? Tout porte à croire que ces derniers restent des accessoires et des êtres

muets tandis que la violence du maitre à l’égard de Samba Diallo est restée la règle.

Le corpus que j’ai choisi récuse cette vision par le haut et se présente comme une

plateforme dans laquelle l’enfant, tout en restant l’acteur principal, ose porter un regard critique

nouveau sur la société et sur la vision sociale courante des adultes supposés lui servir de référent.

1 Dans Sociologie actuelle de l’Afrique noire, Dynamique des changements sociaux en Afrique Centrale et L’État en Afrique: la politique du ventre, Georges Balandier et Jean François Bayart présentent les « cadets sociaux » comme une catégorie d’individus, généralement les femmes et les jeunes, en position de subordination et de marginalisation par rapport à l’âge, la lignée, le pouvoir et l’accès aux ressources entre autres par rapport aux « aînés sociaux ». Cette subordination limiterait la mobilité sociale et économique des cadets sociaux.

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En interrogeant sa propre existence, ses rapports supposés avec sa société et vice versa, c’est son

avenir et celui de sa communauté que l’enfant remet en cause et essaie de comprendre. De la

parole défendue à la prise de la parole, on verra que les discours de l’enfant expriment très

souvent mieux qu’une situation de mal-être individuel, un sentiment d’hébétude et d’intranquilité

collectif, signe d’une société errante dans un système pourtant bien organisé. Les différents

visages et discours de l’enfant sont un refus d’enfermement dans des systèmes qui ne lui

reconnaissent que très peu une existence réelle et qui en plus, le maintiennent dans une relation

de dépendance absolue vis-vis des arcanes du pouvoir social et de tout symbole de la figure

patriarcale.

Parler devient de ce fait une re-naissance, une existence reconnue par le fait que l’on se

fait entendre, se donne à lire ou encore l’on s’écrit. Il s’agit du passage de ce que Lyotard appelle

« infans » ou encore « infantia » c'est-à-dire « ce qui ne se parle pas » et que le discours

dominant, ici celui de la société ou des adultes, tend à mettre à l’écart, à un « Moi » propre. Dans

ses Lectures d’enfance, Jean-François Lyotard parle de l’enfance comme d’une période de

dépendance au cours de laquelle le moi n’existe pas puisque « mes affaires auront été traitées,

décidées, avant que je ne puisse en répondre. » (Lyotard 39) Une renaissance qui ne se lira

qu’avec le langage et qui renvoie tout ce qui précède le langage à un avant, un corps : « Moi je

naîtrai après, avec le langage, en sortant de l’enfance, précisément. » (39) Cesse-t-on pour autant

d’être un enfant avec la possession du langage, de la parole ? Quel impact peuvent avoir les

mots ? Telle est une des interrogations que nous explorerons dans le cours de cette étude.

De même, on assiste à un renversement dans la tradition du choix du personnage principal

où la figure du mâle fut longtemps celle censée mieux assumer les destinées de la communauté,

du groupe ou de la nation. L’irruption au devant de la scène de la figure de l’héroïne enfant et de

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la femme en général chez nos auteurs offre une autre voix à entendre, une autre voie comme

chemin à explorer, celles d’un groupe savamment ignoré dans la création littéraire francophone

africaine.

La Charte des Nations Unies accorde une protection spéciale aux droits de l’enfant et les

définit dans le premier article de sa Convention de Genève : « Au sens de la présente

Convention, un enfant s'entend de tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la

majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable. »2 Bien que cette

définition laisse ouverte la possibilité d’une adaptation selon les milieux culturels et entités

administratives respectives, elle servira de référence à la catégorisation du personnage qui est

l’objet de notre analyse. Mieux, elle ouvre la voie à une non uniformisation de la notion d’enfant

qui englobe plus que de simples caractères biologiques, physiques et raciaux, l’aire culturelle et

ethnique, l’obédience religieuse, sexuelle sont autant d’éléments qui pourraient entrer en ligne de

compte dans la catégorisation de l’enfance. Le terme est donc une fabrication sociale qui prendra

pour ainsi dire le sens que lui donneront les contrées et régions impliquées dans leur relation

avec le sujet. Ainsi pour Catherine Rollet qui cite Léon Bourgeois, « l’enfant, ce n’est pas

seulement le petit être charmant, délicieux, aimable […] c’est quelque chose de plus, c’est la

race, c’est la patrie, c’est l’espèce humaine. » (Rollet 224)

Parler de l’enfant s’avère un sujet plus complexe lorsqu’on connaît la corrélation

rapidement établie entre le présent, l’avenir ou le futur d’un groupe ou d’une nation. C’est dans

cette optique que cette étude abordera la question de l’enfant dans les différents textes qui

composent le corpus. L’enfant mieux qu’un être humain à la recherche d’une voix est le symbole

2 (http://www2.ohchr.org/french/law/crc.htm)

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des jeunes nations décrétées indépendantes face à leurs destins, se battant pour exister dans un

monde qui ne semble pas prêt à faciliter sa survie dans le cercle des nations libres.

Pour chaque récit de notre corpus, l’âge des personnages principaux oscille entre neuf ans

pour Musango, l’héroïne de Contours du jour qui vient3, la petite vendeuse de soleil Sili Laam

âgée de douze ans, et seize ans pour les deux héros antagonistes Johnny et Laokolé d’Emmanuel

Dongala.

Djibril Diop Mambéty, originaire du Sénégal, est le premier des auteurs de mon corpus à

avoir consacré une grande partie de son œuvre au questionnement du devenir des enfants et des

« petites gens » dans les environs de Dakar, la capitale du Sénégal. S’inspirant de son personnage

légendaire Yaadikoone Ndiaye, il s’agissait pour Mambéty de poursuivre le rêve d’ouvrir « à

tous les portes de la joie » et « d’une Afrique puissante et libre où les affamés ne seraient pas

écrasés. » (Givanni, 30) Tout commence sur le plateau de Yaaba en collaboration avec le

Burkinabé Idrissa Ouedraogo dont l’intrigue met en scène une amitié qui lie deux enfants, puis

dans Parlons Grand-Mère et dix années après lorsqu’il décide de produire La Petite vendeuse de

Soleil que l’épilogue présente comme « un hymne aux enfants de la rue ». Il s’agit alors pour le

cinéaste non seulement de porter son message à la masse abandonnée par l’éducation à

l’occidentale et la littérature qui serait un brin élitiste, il était important tout aussi d’attirer

l’attention sur le sort des « petites gens » que la nouvelle société d’après les indépendances

rejette au quotidien à ses marges. Ce faisant, en tant qu’artiste, il pense que toute œuvre

cinématique dans le contexte africain devrait avoir un rôle non ludique, mais social et

d’inquiéteur des consciences. Le cinéaste selon Mambéty se doit d’être un griot dont la fonction

3 Contours du jour qui vient, paru en 2006, a reçu la même année le prix Goncourt des Lycéens alors que peu avant L’Intérieur de la nuit avait reçu plusieurs prix dont Le Prix Louis Guilloux 2006, les Prix René Fallet et Palissy 2006. Leonora Miano a écrit plus d’une demi douzaine de textes dont les plus récents Ces Âmes chagrines en 2011 et La Saison de l’ombre en 2013 qui lui a valu le Prix du roman métis 2013 et le Fémina 2013.

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est intimement liée à l’existence de la société dont il a la charge. En tant que tel, il est le porte-

parole de son époque, visionnaire mais aussi inventeur du futur.

Emmanuel Dongala4, chimiste de formation, quand à lui, vient du Congo-Brazzaville : il

quitte son pays lorsqu’en 1990 commence la guerre civile. Il est auteur de plusieurs romans

parmi lesquels Un fusil dans la main, un poème dans la poche. Johnny Chien méchant, le roman

qui nous intéresse, met en scène deux jeunes protagonistes antagonistes : Johnny chien méchant

est le jeune garçon qui se retrouve enrôlé comme beaucoup d’autres gamins dans une guerre

ethnique et fratricide qu’il prend au départ pour un jeu mais qui au fil du temps devient son

activité principale et aussi l’unique moyen de se faire un nom et un fonds de guerre. À l’opposé

du discours suicidaire de Johnny Chien méchant s’oppose celui de la jeune Laokolé, prise entre

deux feux, qui doit assurer au milieu de corps calcinés sa survie et celle de sa famille. Son

discours engageant et moins vindicatif est une réplique à celui de son futur tortionnaire de même

âge. Le roman d’Emmanuel Dongala s’inscrit dans le même registre qu’Allah n’est pas obligé5

de l’Ivoirien Ahmadou Kourouma, auteur du célèbre roman évocateur, Soleils des indépendances

dans lequel il critique vertement les régimes africains d’après les indépendances. Le jeune

Birahima, âgé de neuf ans et héros d’Allah n’est pas obligé, donne le récit fictionnel de sa vie et

celle de ses compagnons enfants soldats dans les guerres qui dévastèrent certaines régions très

réelles de l’Afrique de l’Ouest.

Choisie de par sa jeunesse et ses multiples écrits ayant pour protagonistes les enfants et les

communautés en crise, la camerounaise Léonora Miano est la benjamine de ce groupe

d’écrivains et celle qui, comme les personnages décrits dans ses romans, subit les conséquences

désastreuses des indépendances décrétées ou offertes aux nations anciennement colonisées. 4 Il a reçu en 2010 le prix Ahmadou Kourouma pour son roman Photo de groupe au bord du fleuve. Paris: Actes du Sud, 2010 5 Kourouma a reçu le prix Renaudot 2000 avec ce roman.

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Comme avant elle ses aînées la camerounaise Beyala et la sénégalaise Aminata Sow Fall, elle

offre une vision plus intime, plus personnelle de l’expérience de ses personnages. À travers son

œuvre, ce sont les angoisses, les rêves bafoués, et les expériences vécues de ces populations qui

sont exposées. Si elle marque une nette rupture d’avec les intérêts des écrivains mâles de la

génération précédente qui faisaient la part belle aux luttes de libération, à l’euphorie ou aux

désillusions des indépendances, elle s’inscrit dans la lignée des combats engagés par Beyala et

Sow Fall pour la reconnaissance des droits des femmes et des enfants, premières victimes des

combats socio-économiques. Mieux que ses consœurs, elle interroge la question du silence et du

déni de mémoire qui contribuent à l’assujettissement des masses populaires. Enfin elle invite la

génération actuelle, celle d’après les indépendances, la sienne, souvent qualifiée de génération

perdue, à s’inventer de nouveau en tirant les leçons de l’histoire passée et présente. Elle décrit

avec beaucoup de détails dans ses trois premiers romans la situation de bâtardise et de crise

identitaire que vivent non seulement les enfants, mais aussi les sociétés qui ont connu des

violences passées ou présentes. Ces violences ayant laissé des séquelles parfois visibles, mais

quelques fois aussi des traces plus subtiles et latentes, ces communautés doivent apprendre à

exister dans un monde dans lequel elles n’ont pas toujours les moyens mentaux et matériels pour

assurer leur survie et leur indépendance. Dans Contours du jour qui vient, Miano met en scène la

jeune Musango6 qui fait vivre au lecteur de façon méthodique les différentes étapes de sa jeune

vie. À la différence de ses prédécesseurs, Musango ne connaît pas la paix et le luxe des plaisirs

enfantins et familiaux. Très tôt rejetée des siens, elle entreprend un véritable parcours initiatique

de la vie qui l’amènera à rechercher ses origines mais aussi à interroger le pourquoi des choses.

Pourquoi beaucoup d’autres enfants comme elle font la rue ? Pourquoi sa société semble être

6 Musango en langue Duala au Cameroun signifie paix. Il est ironique de constater que la vie de la jeune enfant sera tout sauf paisible. Retrouvera-t-elle jamais cette paix que lui prédestine son nom ?

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devenue particulièrement esclave du capital à tous les prix ? Elle interroge le devenir de la

jeunesse dans une société dont la perte des valeurs morales est devenue un credo. Une jeunesse

déboussolée, en manque de repères et de modèles mais surtout une jeunesse qui a cessé de croire

aux idéaux de leurs sociétés respectives. Une jeunesse bâtarde en quête de son identité, d’une

part, parce qu’abandonnée des siens et des institutions locales mais qui d’autre part, est prête à

braver tous les dangers pour améliorer sa condition économique et sociale. Miano parle de partir

« Faire l’Europe » qui est synonyme d’aller se prostituer là où sa consœur Fatou Diome, dans Le

Ventre de l’Atlantique, met l’accent sur ce fol espoir dont rêvent ces faiseurs et faiseuses de

l’Europe. Atterrir coûte que coûte dans ces eldorados où « les mairies paient même les

ramasseurs de crottes de chien, là où même ceux qui ne travaillent pas perçoivent un salaire.

Partir donc, là où les fœtus ont déjà des comptes bancaires à leur nom, et des bébés des plans de

carrière. » (Diome 189) Mais il ne s’agit pas que d’envie d’exil, nos protagonistes questionnent

parallèlement ce que c’est qu’exister dans la société : les rapports qui régissent les sociétés

pauvres et celles dites riches. Quelle est la place de l’altérité dans les rapports entre les

subalternes et les arcanes du pouvoir. Les sociétés postcoloniales ne sont-elles qu’un vaste

champ de bataille dans lequel la loi du plus fort serait l’unique voie de survie ?

Aminata Sow Fall dans La Grève des bàttu ou les déchets humains7, qui précède Miano

dans l’étude de la condition des personnages et communautés subalternes, semble abonder dans

ce sens. Les bàttu seraient pour Aminata Sow Fall mieux qu’un groupuscule de mendiants

écumant les rues des cités postcoloniales pour leur survie, le symbole du statut des peuples

africains dans leurs rapports avec le monde occidental en général mais surtout avec leurs

7 Elle obtient avec ce roman le Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire en 1980 et sera présélectionné par le jury du prix Goncourt en 1979. Aminata Sow Fall est l’auteure de plusieurs romans dont L’Appel des Arènes, 1997 porté à l’écran en 2006 par Cheikh Ndiaye et Ex-Père de la Nation, 1987, titre que certains critiques analysent satiriquement sous le prisme de « expert de la Nation ».

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anciennes métropoles. Si l’enfant reste le miroir de sa société, peut-on dire que les sociétés

représentées dans le corpus courent le danger de leur propre désintégration?

Pour ce travail, nous nous proposons de faire une analyse de la crise du personnage de

l’enfant du point de vue du regard porté sur l’enfant par les autres, ensuite du regard de l’enfant

sur son entourage, sa société et enfin, nous analyserons l’irruption de l’héroïne grâce au pouvoir

de sa parole et son processus initiatique ou bildungs, est en étroite symbiose avec la question

perpétuelle et toujours présente de la survivance et de la définition des rapports des peuples

postcoloniaux avec l’Autre.

Le premier chapitre est consacré à la perception des enfants-héros par leur environnement

immédiat. Qui sont-ils ? En essayant de les différencier des personnes réelles des personnages

de fiction qu’ils sont censés être, nous empruntons la catégorisation du personnage élaborée par

Philippe Hamon dans «Pour un statut sémiologique du personnage », pour qui le personnage est

un signe et serait déterminé par une série de marquages. Ces marquages permettront de mieux les

identifier et les ancrer dans le récit auquel ils donnent toute la signification. Si nous ne nous

livrerons pas à une analyse de données sociologiques de faits réels ciblant un milieu particulier,

certains faits et passages du corpus sont des faits réels utilisés dans un contexte fictionnel. Si

parler de l’enfant et de tout ce qui entoure son monde comporte une charge affective importante,

nous nous limiterons à analyser le personnage à partir de la lecture des textes de fiction choisis à

l’occasion. Nous voulons montrer à partir de la classification faite par Philippe Hamon sur le

statut du personnage, ce qui fait des enfants du corpus des héros fictifs et des personnages de

construction littéraire. Nous préciserons aussi ce qui les différencie des êtres vivants malgré leur

apparente réalité projetée dans les textes d’où ils sont issus.

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Perçus par certains (les adultes) comme « infans », ils ne seraient que des dépendants, et donc,

une propriété parentale ou des adultes, sur laquelle ces derniers auraient un absolu contrôle. À

partir de la théorie du bouc émissaire ou de la victime expiatoire de René Girard, nous

montrerons que l’enfant à ce stade n’est qu’un instrument utilisé par les adultes et la société au

gré de leurs intérêts, selon leurs frustrations ou encore en fonction de leurs conflits avec les

membres d’un groupe. Même lorsqu’ils sont vus comme l’avenir du groupe ou de la nation, les

enfants ne sont que rarement associés à leur éducation ; endoctrinés pour accomplir les rêves des

adultes, ils finissent presque toujours comme des marginaux. Dans les sociétés marquées par la

violence et en situation de crise sociale, économique ou culturelle, les conditions sont remplies

pour que les individus recherchent autour d’eux une victime sacrificielle sur laquelle ils

expulsent leurs frustrations. Dans les sociétés postcoloniales, ce transfert de violence ou de

frustration sur une victime faible en général a souvent servi de paravent pour masquer les défauts

et le manque de responsabilité des groupes sociaux décriés. René Girard affirme dans Le Bouc

émissaire qu’en situation de crise, la solution la plus souvent choisie dans les sociétés antiques

était de délivrer la société du coupable. Ainsi dit-il de la peste de Thèbes : « Pour délivrer la cité

entière de la responsabilité qui pèse sur elle, pour faire de la crise sacrificielle la peste, en la

vidant de sa violence, il faut réussir à transférer cette violence […] plus généralement sur un

individu unique. » (115) Dans notre étude, puisqu’il s’agit des sociétés postcoloniales, les

victimes choisies ou désignées sont généralement les cadets sociaux comme antérieurement

définis. En tant que possessions, elles sont pour la figure parentale ou sociétale, soit outil de

production, soit un outil de délivrance.

Le chapitre deux examine le regard de l’enfant sur sa société et sa propre condition. Nous

analysons ici à travers son regard, sa propre perception de son milieu et son rôle dans la situation

Page 19: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

11

chaotique qui règne dans sa société. Nous insisterons sur son statut et ses actions d’enfant-soldat

en explorant ses origines sociales et son passage à la catégorie de soldat. En tant que personnage

manipulable et sans voix, le passage au statut de soldat permet-il à l’enfant d’exister ou

contribue-t-il à faire du personnage un double être sans-substance ?

Parce qu’ils sont des personnages présentant plusieurs visages et conditions, certains jeunes

de notre étude ont fait le choix de s’insurger contre le statut quo qui prévaut dans leur milieu

social et d’aller contre les barrières traditionnelles sociales : celles qui les empêchent d’exister en

ne leur donnant pas les moyens culturels et éducatifs nécessaires pour assumer par eux-mêmes

leur envol vers le futur. Parmi ces barrières, le droit à la parole occupe une place de choix dans

cette partie de notre travail. Si l’enfant est le futur d’un groupe social et partant d’une nation,

l’avenir des communautés en place dans notre corpus ne serait-il pas considérablement assombri

par l’existence même des enfants-soldats en son sein ? Mieux le rapport de violence et d’autorité

qui régit les relations les jeunes et la société n’est-il pas caractéristique des relations entre les

jeunes nations postcoloniales et leurs anciennes métropoles dont certaines conséquences visibles

chez les sujets postcoloniaux sont entre autre, la fabrication perpétuelle de nouvelles identités

très souvent éphémères et des attitudes traumatiques régulièrement visibles sous différentes

formes d’hystérie. Cela dit, nous aborderons toujours grâce au prisme de l’enfant, différentes

situations de manipulations identitaires par le biais du spectacle selon l’approche de Guy Debord,

mais aussi des parades coloniales telles que définies par Lydie Moudileno pour qui la société

postcoloniale africaine est caractérisée par une mutation identitaire effervescente dont la

caractéristique principale est la parade et le désordre. Le dernier point du chapitre sera l’étude de

la folie comme conséquence du désordre et des violences postcoloniaux qui puise ses sources

dans la nature violente des rapports coloniaux et qui a été poursuivie avec force dans les

Page 20: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

12

nouvelles sociétés post-indépendantes où les rapports ici sont restés ceux du pouvoir dominé à

dominant, adulte à enfant bref, d’« aînés sociaux » à « cadets sociaux ». Enfin, nous nous

sommes interrogé dans le chapitre trois sur l’importance de la conquête et de l’utilisation d’un

certain pouvoir par les jeunes. Ce pouvoir-là, c’est celui de la parole. Parce que son absence

similaire à l’impossibilité pour un individu de voter, nous postulons que la parole a un pouvoir

d’existence parce qu’elle est refus de silence. Le silence ayant lui aussi la force dans l’état des

situations traumatiques et post- traumatiques comme dans les sociétés postcoloniales par

exemple, de pérenniser le mal et la douleur, la parole devient de fait une forme de combat de

libération.

Michel de Certeau affirme que « la prise de la parole a la forme d’un refus. Elle est

protestation. » (Certeau La Prise de la Parole, 29) Cette protestation touche non seulement à la

considération qui lui fut réservée par la société mais aussi aux relations qu’entretient sa société

avec le monde extérieur. Cette prise de la parole nous a paru aussi exceptionnelle que rare grâce

à l’irruption du personnage féminin dans la narration comme personnage principal. Elle donne un

relent universel et plus à même à interroger les contours des personnages subalternes en

particulier mais aussi de l’humain en général. En faisant appel au Bildungsroman qui est à

l’origine un genre venu d’Allemagne et détaille le processus initiatique et formatif exclusif du

jeune garçon, nous voulons analyser à travers les différentes étapes de renaissance de Musango

et Sili Laam, la petite vendeuse de Soleil, l’importance du parcours initiatique du personnage

féminin qui bouleverse un genre habituellement réservé au mâle. Pour ces écrivains, ce sera un

acte de transgression tant littéraire que social. Il s’agit de montrer que la jeune fille peut comme

le jeune garçon subir une formation qui lui permette de participer au devenir de sa communauté.

Le jeune personnage féminin mieux que le masculin permet véritablement de discuter la question

Page 21: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

13

du mineur ou du subalterne sous l’angle de la pensée de Gayatri Spivak qui pose la question

« Can the Subaltern speak ? » Quelles voies/ voix s’ouvriraient-elles si l’enfant ou « infans »,

naturellement considéré mineur ou subalterne et symbole des sociétés anciennement colonisées

qui encore aujourd’hui, cherchent leur voix (et voie) sur la scène globale pouvaient parler ? Nous

posons une questions à laquelle nous ne donnons pas une réponse précise mais qui nous pensons,

ouvre un nouveau champ infini de possibilités.

Parmi ces possibilités, c’est le refus de l’assistanat et de la dépendance tel que montré par

divers personnages subalternes dont les bàttu d’Aminata Sow Fall. C’est le regard critique libéré

des enfants sur certains maux qui minent leur société parmi lesquels la mondialisation et le

capitalisme fous. Nous verrons par exemple que l’enfant porte un regard critique sur le rôle des

organisations dites non gouvernementales, des relations diplomatiques entre nations dites riches

et celles dites pauvres. Comment juguler le sous-développement ? Encore une fois les jeunes

dans leur fougue, prennent les devants et crient tout haut, certainement ce que les adultes pensent

tout bas : « L’Afrique quitte la zone franc ». La langue française comme le Franc, monnaie

utilisée dans la plupart des pays francophones africains sont vus comme des legs de la

colonisation française qui participent au renforcement du « néo-colonialisme » français recréé

sous le concept de Françafrique. Si Ahmadou Kourouma pose indirectement le problème de la

langue dans Soleils des Indépendances et Allah n’est pas obligé, l’idée est reprise par Mambéty

et Dongala. « Combien de gens vivent aujourd’hui dans une langue qui n’est pas la leur ? Ou

bien ne connaissent même pas la leur, ou pas encore, et connaissent mal la langue majeure dont

ils sont forcés de se servir ? » (35) Ainsi s’interrogent Deleuze et Guattari dans Pour une

littérature mineure. Ils abordent ici à une question fondamentale : peut-on se développer dans

l’identité de l’autre ?

Page 22: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

14

Si les enfants dans une société en crise peuvent parler et assument les conséquences de leur

prise parole au milieu d’une société qui semble les regarder plutôt sous l’angle d’un fardeau,

n’est-il pas possible dans ces conditions que l’espoir soit permis pour ces sociétés anciennement

colonisées ? L’importance de la voix féminine au même titre que la voix masculine est un appel

à l’égalité des chances dans la considération due aux enfants et aux personnages subalternes. Elle

milite aussi de façon symbolique pour une redéfinition des rapports entre nations des enfants.

L’analyse de la crise de l’enfant qui recherche son identité est synonyme de la crise identitaire

qui sévit dans les sociétés impliquées et caractérisent leurs relations tant avec elles-mêmes

qu’avec l’altérité qu’est le monde extérieur. Il importe que des solutions soient trouvées et qu’un

dialogue nouveau soit instauré et reconnu de tous les acteurs sociaux afin que renaisse avec les

jeunes, l’espoir de lendemains meilleurs. Aimé Césaire ne prônait-il pas quelques années avant

sa disparition, l’urgence pour les sociétés anciennement colonisées, de recréer une « utopie

refondatrice » ?

Page 23: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

15

CHAPITRE I : L’ENFANT DANS SON ENVIRONNEMENT IMMEDIAT

I- LE PERSONNAGE COMME SIGNE

En tant qu’unité de signification, le personnage est un ensemble de relations et doit

pouvoir se prêter à « l’analyse et à la description » dans le but ultime d’assurer la cohésion

interne du texte dont il a la charge. Hamon parle de « système d’équivalences réglées destiné à

assurer la lisibilité du texte » (Hamon145). L’un des éléments clé qui permet la cohésion du texte

est la fréquence d’apparition du personnage principal dans le roman et la diversité des actions

qu’il entreprend en tant qu’élément centralisateur de l’intrigue ou de la narration. Pour ce faire,

ce dernier doit être marqué de plusieurs qualifications différentielles qui sont « repérables et

enregistrables à l’analyse immanente de l’énoncé, et servant à désigner le héros » (Hamon154).

Hamon distingue ainsi parmi ces procédés de différenciation la distribution référentielle qui

concerne la présence régulière « aux moments marqués du récit » du personnage ; l’autonomie

différentielle a trait à la « mobilité topologique » du héros qui, contrairement aux autres

personnages, se déplace et apparaît dans plusieurs espaces en compagnie de plusieurs autres

personnages. La fonctionnalité différentielle fait référence au « savoir » et au « faire » du héros ;

comment le héros utilise les informations innées ou reçues d’un adjuvant, pour résoudre une

situation, un contrat initial. Enfin, la qualification différentielle est composée elle-même de

quinze marques permettant de préciser ce qui fait du héros ou de l’héroïne le personnage

principal le différenciant ainsi des autres personnages du texte. Dans cette liste de quinze

marqueurs, on retrouve notamment des traits propres aux enfants héros de notre corpus :

« anthropomorphe et figuratif ; reçoit des marques (exemple une blessure) après un exploit ;

généalogie ou antécédents exprimés ; prénommé, surnommé, nommé ; décrit physiquement ;

surqualifié et motivé psychologiquement ; participant et narrateur de la fable ; leitmotiv ; en

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relation amoureuse avec un personnage féminin central (héroïne) ; bavard ; beau ; riche ; fort ;

jeune ; noble ». (Hamon, 154) Ces qualifications permettent aussi de situer le héros dans un locus

et système narratif propres au texte de fiction.

1- La qualification différentielle

La petite Musango de Contours du jour qui vient, subit dès le début du texte le courroux

maternel et doit faire face à l’indifférence des voisins alors même qu’elle est sur le point d’être

immolée par sa génitrice. Sauvée des flammes non par générosité ni par instinct maternel, ainsi

qu’on le verra plus tard, Musango est chassée de la maison parentale mais entreprendra malgré

tout de rétablir le contact avec ses origines tout en se forgeant au fil des obstacles un caractère de

gagneur et non de rancœur.

De même, elle est « jeune » et entretient une « relation amoureuse avec un personnage

féminin central (héroïne) ». Cet amour est avant tout puéril et met en relation l’enfant et la mère.

Musango aime sa mère de tout son cœur malgré le fait que son amour est à sens unique car la

mère avait tenté de l’immoler avant de se résoudre à la jeter dans la rue. Malgré ce rejet, la petite

fille essaie de comprendre les motivations de sa mère et finira par lui pardonner ses multiples

tentatives d’infanticide. Elle trouvera un amour beaucoup plus humain lorsqu’elle fera la

connaissance de sa grand-mère, la vieille Mbambè, et de Mbalè son cousin du même âge. Ces

deux personnages lui montreront les clés de l’enfance qu’elle n’a pas eue et le lieu des origines,

en l’occurrence l’arbre sous lequel fut enterré à sa naissance son cordon ombilical : « voici

l’arbre sous lequel nous avons enterré le placenta et le cordon ombilical de ta naissance. Bientôt

nous en mangerons les fruits. Cela fait douze ans qu’il est là et c’est la première fois qu’il porte

des bananes. » (Contours, 226)

Page 25: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

17

Un autre élément de la qualification différentielle qui caractérise les héros est qu’au cours

de leur mobilité, ils reçoivent tous « des marques (exemple une blessure) après un exploit »

(Hamon, 154). Musango quand à elle, reçoit plusieurs marques dont la tentative d’immolation

initiale mais aussi son rapt par de jeunes prêcheurs sans scrupules qui sous le couvert de la

religion, sont en vérité des proxénètes. De même, la nature l’a marquée à vie en faisant d’elle dès

la naissance une victime de la drépanocytose8. De cette maladie héréditaire, elle sera traitée de

sorcière et chassée du domicile parental.

Malgré son handicap moteur, Sili Laam, l’héroïne de La Petite vendeuse de Soleil,

n’hésite pas à endosser le costume de l’enfant-mère afin de survenir aux besoins de sa famille.

Pour cela, elle affrontera des garçons de son âge dans le cercle très fermé et réservé des petits

vendeurs de journaux. On note que malgré son handicap, Sili Laam qui doit se déplacer à l’aide

de béquilles et parfois sur le dos de son ami ange-gardien, ne se laisse pas abattre par sa

condition physique et choisit plusieurs fois de ne pas reculer face à l’adversité. Elle fait preuve

de beaucoup d’amour et n’hésite pas à partager ses sentiments avec son entourage.

Si on considère que le journal est une forme de littérature et donc d’instruction, nous ne

saurions laisser de côté l’intrusion de Sili Laam, l’héroïne de Djibril Diop Mambéty, dans une

autre arène censée « réservée » aux garçons, celle de la vente des journaux. En participant à la

vente des journaux, elle contribue à son éducation personnelle et à celle de ses concitoyens mais

brise aussi le tabou du domaine réservé et de l’exclusion de la jeune fille et de la femme dans la

chaîne de la production économique. Ayant réussi son intégration dans le groupe des jeunes

vendeurs de journaux et ayant eu assez de succès, la jeune héroïne suscite la jalousie des garçons

8 La drépanocytose ou anémie falciforme est une maladie sanguine et héréditaire assez répandue dans le monde. Dans plusieurs régions de l’Afrique subsaharienne équatoriale (le Cameroun par exemple et les pays environnants), les sujets atteints de cette maladie courent le risque d’être mis en quarantaine, bannis, voire suspectés d’être des esprits du mal du fait de l’apparence physique (extrême maigreur, coloration des yeux, crises, etc.) Elle y est aussi appelée « maladie du mauvais sang ».

Page 26: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

18

qui estiment toujours qu’elle n’a pas sa place parmi eux. Divisés en petits groupes, ces gamins

s’emploieront à plusieurs reprises à la décourager. La scène la plus terrifiante se produit lorsque

ceux-ci parviennent à lui arracher ses béquilles et à la pousser dans le fleuve. La constante

présence de son ange gardien est une assurance physique qui dissuade constamment les

tentatives d’attaques des groupes de garçons.

Dans une narration à deux voix opposées et parallèles, Laokolé et Johnny-Chien Méchant

du roman éponyme s’affrontent dans une guerre sans merci qui oppose des tribus différentes

dans la quête du pouvoir local. Comme leurs jeunes semblables cités plus haut, les deux héros de

Dongala sont en relation amoureuse. Laokolé est très attachée à sa mère et à son petit frère Fofo.

Alors que les événements se précipitent, elle doit abandonner tout espoir de poursuivre ses

études pour assurer la fuite et la protection de sa famille et la sienne. Sur le plan intellectuel,

Laokolé voue une admiration sans bornes aux études et à toutes les femmes qui ont réussi dans le

domaine éducatif ou même de l’astronomie. Ayant bénéficié du support d’un père qui voulait

que sa fille ait une possibilité de choix dans la vie, Laokolé raconte avec beaucoup de passion les

moments de plaisir qu’elle avait en observant puis en aidant son père dans les travaux de

maçonnerie. Domaine habituellement réservé aux garçons et aux hommes sous le prétexte que

l’activité requiert une excellente condition physique, Laokolé embrasse avec fougue ce domaine

supposé machiste car pour elle, il ne saurait y avoir de domaines ou de travaux réservés à un

genre précis. Aussi avoue-t-elle sa surprise lorsque son amie Mélanie lui fait comprendre que le

travail de maçon ou d’ingénieur n’étaient pas du ressort féminin : « je n’avais jamais pensé qu’il

y avait des métiers réservés aux femmes. » (Dongala, 44)

Cette irruption du féminin dans un domaine « réservé » qui fera l’objet d’une attention

particulière plus poussée dans cette étude tend simplement à mettre en exergue la politique

Page 27: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

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d’exclusion qui frappe certains sujets de la communauté. De même au cours d’une rencontre

avec une chaîne de télévision occidentale venue faire un reportage dans un camp de réfugiés où

elle se trouve avec sa mère, Laokolé dit son admiration pour la première femme afro-américaine

astronaute, Mae C. Jemison, et émet le vœu de la rencontrer un jour ou du moins établir une

relation épistolaire avec elle. De l’autre côté, Johnny Chien Méchant montre une fascination sans

borne pour les intellectuels : « Un intellectuel c’est un homme très intelligent et qui a lu

beaucoup de livres. Même quand il dort, son cerveau fonctionne et trouve des solutions à des

problèmes qui n’existent pas encore » (Dongala, 110) et plus tard il complètera sa définition sur

cette envolée toute aussi comique: « il connaît la surface du cube et de la sphère. Il a étudié la

grammatologie et la stroboscopie, et il a beaucoup de livres dans sa bibliothèque. » (Dongala,

356). Cette influence quasi sacrée qu’ont le rôle et l’aura de l’intellectuel sur le jeune héros nous

force à considérer quel rôle ces mêmes intellectuels ont joué ou continuent de jouer dans les

multiples crises sociales qui ravagent les sociétés décrites. Johnny Chien Méchant est aussi

passionné des livres qu’il collectionne comme les multiples scènes de viols, de carnages et

d’autres tueries que sème sa troupe d’enfants soldats parmi les populations. Car en dehors des

livres et des intellectuels, Johnny Chien Méchant à qui la possession d’armes de guerre octroie

un pouvoir absolu, aime les femmes, victimes collatérales de la guerre que sa troupe et lui-même

violent selon les occasions. Sa tentative de séduction orientée vers l’héroïne Laokolé signera son

dernier acte de violence.

Ils sont tous les deux marqués par les conséquences de la guerre selon même si l’un est

bourreau et l’autre victime. Laokolé, le personnage qui reçoit probablement le plus de marques

voit la disparition successive de son père, de son petit frère Fofo et enfin de sa mère. Elle est

avec d’autres enfants, les grandes victimes de la guerre. Johnny Chien Méchant qui

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s’autoproclame l’intellectuel du gang, se mue en bourreau au fil du récit pour finir par être la

risée de son groupe de pillards. Bien qu’à la tête d’une troupe armée, il peine plusieurs fois à

imposer son autorité parmi les membres de son gang. Plusieurs fois, il changera de nom de

guerre dans le but d’impressionner un peu plus ses « soldats » mais cela ne lui réussira pas

toujours. Ceci dénote un manque de préparation à la fonction qu’il prétend occuper mais aussi

lève un pan de voile sur l’enrôlement et le conditionnement des enfants dans les guerres

claniques. Dans un échange avec son chef de guerre, le général Giap, Johnny Chien Méchant

entend lui faire comprendre qu’il a un nouveau nom de guerre et que: « Tout le monde avait

intérêt à le savoir et à le retenir maintenant, même lui. Je l’ai regardé dans les yeux et j’ai dit :

‘’Matiti Mabé, je m’appelle maintenant Johnny Matiti Mabé !’’ Il a ri. Les autres en le voyant

rire se sont mis à rire aussi. « Mauvaise herbe comme le gazon ? Alors je vais t’appeler Gazon. »

Les autres ont ri encore. » (JCM28)

Semblables aux personnages de Dongala, Birahima d’Allah n’est pas obligé d’Ahmadou

Kourouma fait partie des enfants victimes collatérales mais aussi outils des multiples conflits

actifs dans cette étude. Dès le début du roman, il semble apeuré par les présages malheureux

lancés par des vols d’oiseaux nocturnes alors qu’il chemine vers le Libéria en compagnie du

sorcier multiplicateur de billets de banque Tiécoura alias Yacouba. Birahima retrouve plus

d’assurance lorsque son compagnon de route lui fait savoir que les enfants de son âge au Liberia

sont des « small soldiers ». Que ces derniers « avaient tout et tout. Ils avaient des kalachnikovs...

Ils avaient de l’argent, même des dollars américains. Ils avaient des chaussures, des galons, des

radios, des casquettes, et même des voitures qu’on appelle aussi des 4x4» (Kourouma, 45).

Birahima est extrêmement « bavard » puisqu’on peut le retrouver dans plusieurs instances de

conversation avec d’autres personnages dans leur environnement proche ou lointain.

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Sur le plan sentimental le petit Birahima aime sa maman qu’il se reproche de n’avoir pas

toujours écoutée. Il en souffrira beaucoup après le décès de cette dernière et verra dans tout

évènement de sa vie une manifestation positive ou négative de l’esprit maternel. Sa décision de

suivre le sorcier multiplieur de billets Yacouba est révélatrice du manque et du vide créés par la

disparition de la figure maternelle. Yacouba étant l’adulte et un proche parent, c’est à lui

qu’incombera la nouvelle figure du parent : rôle qu’il assumera durant le parcours erratique que

mèneront les deux personnages. De même, il montre un vif intérêt pour la langue française et

hésite rarement à consulter l’un de ses multiples dictionnaires particuliers pour expliquer le

jargon utilisé dans son récit : « Pour raconter ma vie de merde, de bordel de vie dans un parler

approximatif, un français passable, pour ne pas mélanger les pédales dans les gros mots, je

possède quatre dictionnaires. Primo le dictionnaire Larousse et le Petit Robert, secundo

l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire et tertio le dictionnaire

Harrap’s. » (Kourouma, 11) Nous avons remarqué que les enfants héros cités en amont avaient

tous une passion pour la lecture et les livres, sans mention faite à leur niveau intellectuel réel.

Tanga, l’héroïne de la camerounaise Calixthe Beyala9, raconte son enfance détruite par

un père abusif et une mère qui n’hésite pas à livrer ses fillettes à la prostitution dans le but de

s’assurer une vie confortable ou à proférer des malédictions contre elles en cas de rébellion :

« Sorcière ! Sale sorcière ! Tu veux rentrer dans mon ventre par les pieds ! […] Je te maudis, me

dit-elle d’une voix rauque. Tu vas mourir dans les cacas et la pisse. Je te maudis… » (Beyala 63-

65). Dans sa lutte pour reprendre possession de son corps et de sa vie, elle doit entamer un

combat de déconstruction contre des adversaires auxquels la société accorde un droit absolu sur

9 Calixthe Beyala est auteure entre autre des romans C’est le soleil qui m’a brûlée en 1987, Assèze l’Africaine de 1994 qui reçoit le prix François-Mauriac de l’Académie française, Les Honneurs perdus qui lui vaut le grand prix du roman de l’Académie française en 1996 mais aussi L’Homme qui m’offrait le ciel en 2007 et Le Christ selon l’Afrique en 2014.

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son existence. Malgré l’amour qu’elle a pour sa mère, cette dernière se présente comme

l’adversaire principal à anéantir si tant est que l’héroïne aspire à une quelconque liberté.

En plus d’être « surqualifiés et motivés psychologiquement », nos héros sont tous dotés

d’une autonomie et d’une distribution différentielles, deux autres procédés marqueurs du

personnage selon Hamon. Disposer d’une autonomie différentielle implique que « le

héros apparait seul, ou conjoint avec n’importe quel autre personnage [et] dispose à la fois du

monologue et du dialogue [mais aussi] de la faculté de se déplacer dans l’espace » (Hamon,155).

Nos héros sont dotés d’une grande mobilité topologique et apparaissent plusieurs fois en

situation de conversation avec d’autres personnages dans le récit. De même, on peut les

apercevoir à une fréquence soutenue à divers moments « marqués du récit (début/fin des

séquences et du récit), « épreuves » principales, contrat initial) » (Hamon, 155).

2- La fonctionnalité différentielle

Une des dernières qualifications distinguant le héros des autres personnages est la

fonctionnalité différentielle. Les jeunes héros sont « constitués par un faire ». Ils sont tous

impliqués dans quelque action et leur existence les oblige tous à agir ou réagir par rapport à une

situation donnée. Musango, Laokolé et Sili Laam apparaissent dans plusieurs séquences de leurs

récits comme des « personnages médiateurs » qui résolvent « des contradictions ». Pour ce faire,

le personnage « reçoit des informations (savoir) », « réceptionne des adjuvants (pouvoir),

participe à un contrat initial (vouloir) qui le pose en relation avec l’objet d’un désir et qui a sa

résolution à la fin du récit. » (Hamon, 157) Le héros peut aussi être en « rapport avec un

opposant et victorieux de l’opposant.» (Hamon, 158)

Toutes ces qualifications qui font de nos jeunes héros des personnages principaux des

différents récits, nous permettent à présent de les situer dans un locus précis dans lequel ils

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évoluent et entretiennent des différents rapports avec d’autres personnages de ce milieu. C’est à

partir de leurs récits que nous allons étudier le regard que portent les sociétés décrites dans notre

corpus, sur ces enfants.

II- LES ENFANTS AU CONTACT DES ADULTES

Considérés comme « infans » c'est-à-dire limités par l’absence de parole, ils sont en

général à la merci des adultes qui parfois n’hésitent pas à se conduire comme des prédateurs.

Nous verrons qu’entre les invitations au proxénétisme (Beyala, Miano) et les incitations à la

violence par un lessivage de cerveau qui poussera d’anciens camarades au tribalisme puis à une

tuerie sauvage, il existe dans notre corpus, des scènes où une jeune victime est livrée en pâture

soit à la foule qui reporte alors ses frustrations sociales ou économiques sur la jeune victime dans

une violence inouïe, soit encore à une divinité quelconque dans le but de retrouver les liens

ancestraux qui jadis unissaient de quelconques tribus éloignées. C’est dans ce cadre que nous

ferons appel à la théorie du bouc émissaire et de la victime sacrificielle de René Girard. Elle

stipule que c’est généralement en situation de crise sociale, économique ou culturelle, que les

conditions sont remplies pour que les individus recherchent autour d’eux une victime sacrificielle

sur laquelle ils expulseraient leurs frustrations. Comment se manifestent et se présentent ces

crises dans notre corpus? Une cause récurrente que nous aurons remarquée est la course vers le

bonheur selon l’acception de chaque personnage. Cette course effrénée vers un bonheur a pour

n’est pas sans conséquences. Elle aboutit selon un des enfants de la rue de Beyala à la folie, une

folie qui force l’individu à adopter certaines attitudes et comportements identitaires inquiétants :

« Il fait courir tout le monde […] tout le monde devient fou. Plus d’enfant. Plus de maman. Plus

de papa » (Beyala, 114). Avec cette rupture de la catégorisation familiale, c’est un pilier de la

société traditionnelle qui disparait pour laisser place au vide, à la folie, ou à une redéfinition des

Page 32: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

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rôles, des genres et peut être de la vision du monde qui en découlera. Tel est un des aspects

marquants de la société dans laquelle évoluent ces personnages. Une société devenue

individualiste, rongée de l’intérieur par une crise existentielle, aveuglée par moments par la

recherche absolue du bonheur et l’appât du gain facile. Abordant cette thématique sous

l’expression de « victime émissaire », René Girard affirme qu’en situation de crise, la solution la

plus souvent choisie dans les sociétés antiques était de délivrer la société du coupable. Ainsi dit-

il de la peste de Thèbes : « Pour délivrer la cité entière de la responsabilité qui pèse sur elle, pour

faire de la crise sacrificielle la peste, en la vidant de sa violence, il faut réussir à transférer cette

violence […] plus généralement sur un individu unique. » (Girard Bouc émissaire, 115) Il existe

donc un accord tacite entre les membres du groupe ou d’une classe donnée, les sacrificateurs et

« une divinité » quelconque acceptée par les fidèles ou par le reste du groupe. Selon l’idée de

Girard, le sacrifice est fondé sur le sceau du faux ou du secret dans la mesure où les

sacrificateurs ou les instigateurs doivent convaincre la population ou les fidèles qu’il existe par le

sacrifice une réelle communication avec la divinité ou un assouvissement réel fut-ce temporaire

du mal qui a frappé la communauté. « L’opération sacrificielle », écrit-il, « suppose une certaine

méconnaissance. Les fidèles ne savent pas et ne doivent pas savoir le rôle joué par la

violence…On s’efforce d’organiser une institution réelle autour d’une entité purement illusoire.

» (Girard, 21) Plus tard chez Miano par exemple, de faux révolutionnaires, sous le prétexte de la

recherche d’une alliance originelle s’associent aux anciens d’une contrée pour sacrifier un enfant

dont la chair servira de communion avec les divinités locales. Il n’est donc pas surprenant que

les victimes choisies ou désignées soient généralement les enfants et les femmes, des victimes

dont les qualités associaient la préciosité « par leur utilité », les plus douces, les plus innocentes,

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« et les plus en rapport avec l’homme par leur instinct et par leurs habitudes. » (Girard Violence

et Sacré, 15)

Pour comprendre ce chaos dans lequel l’infans évolue comme victime émissaire en

puissance, il faut remonter à la période coloniale pour noter que la relation entre les puissances

coloniales et les sociétés colonisées était un rapport de civilisé à sauvage, d’adulte à enfants. Les

résidents des colonies avaient le statut de « grands enfants » selon une expression chère au roi

des Belges, Léopold II, en référence au peuple de l’actuelle République Démocratique du Congo

qu’il considérait jadis comme sa propriété personnelle. Selon lui, leur apport dans

l’administration coloniale locale était quasi nul puisqu’ils n’avaient droit à aucune responsabilité

décisionnelle. Passés en postcolonie, les traces et les réflexes coloniaux furent maintenus,

poursuivis et appliqués par les nouvelles élites locales dans un système pourtant censé être

nouveau et mieux réfléchi, envers des populations généralement dépendantes ou intimement liées

de quelque façon au pouvoir. Cette relation de dépendance avec le ou les pouvoirs locaux qui ne

facilite pas l’écart requis différenciant la sphère publique de la sphère privée, crée un lien

presque ombilical entre un pouvoir à la figure du père et une population dans un rôle réduit à

celui d’un enfant. C’est cette relation quasi coloniale du dominé-dominant, de susceptibilité,

voire de méfiance que l’on retrouve dans les rapports entre les enfants de notre liste et les

personnages qui gravitent autour d’eux. Le sous-bassement de ces rapports est la violence ; une

violence diffuse qui peut exploser à n’importe quel moment. Le politologue Achille Mbembe

dans son essai éponyme De la postcolonie, définit la postcolonie comme une « pluralité

chaotique » inhérente aux « sociétés récemment sorties de l’expérience que fut la colonisation,

celle-ci devant être considérée comme une relation de violence par excellence » (Mbembe, 140).

Si la violence découle des traces laissées par la rencontre violente avec le colon, il y a un

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transfert de violence qui s’est effectué dans les sociétés postcoloniales d’un membre vers un

autre membre de la communauté. Comme dans la théorie girardienne du bouc émissaire, la

violence est interne et latente. Le regard porté sur l’enfant découle aussi de cet état de latence

favorisé par quelque crise comme nous allons le voir.

1- L’Enfant comme gage d’une « assurance-vieillesse » :

Dans Tu t’appelleras Tanga de Beyala, Mala, un des multiples enfants abandonnés,

demande à son ainée de façon sarcastique ce qui suit :

« Est-ce que tu ne me prendrais pas par hasard pour ton assurance-vieillesse ? - Non Mala.

- Tu me le jures ? - Je te le jure.

- Tu ne me quitteras jamais, même si le bonheur te rend gaga ? » (Beyala114)

Cette conversation entre deux enfants résume le comportement qu’ont certains parents envers

leur progéniture. Si donner la vie et avoir des enfants est en général un fait naturel et même la

manifestation du besoin de s’assurer une descendance, quelques textes de notre corpus montrent

que ces parents procréent dans le but inavoué de s’assurer une survie matérielle. Si son labeur a

souvent été considéré comme une forme d’éducation aux travaux manuels, une préparation aux

ardeurs de la vie future mais aussi comme un coup de main à l’entraide familiale, il est de plus en

plus devenu un nouveau système d’exploitation capitaliste à outrance où seul l’appât du gain

personnel ou collectif est aujourd’hui le maître mot. L’enfant n’est plus ce petit être que l’on

choit du fait de son âge, de son apparence physique ou parce qu’on voudrait lui offrir de grandir

dans des conditions de vie acceptable. Dans le roman de Beyala, il devient rapidement le gage

d’une « assurance-vieillesse », une machine à produire du capital et la nouvelle « vache à lait »

que chaque parent ou affilié tente d’exploiter au maximum.

Page 35: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

27

Profitant du décès de son époux, la mère de l’héroïne de Beyala, envoie sa fille dans la

rue « trouver d’autres rêves ». Sans spécifiquement mentionner quels rêves la fillette alors âgée

de « dix ans » trouverait dans la rue et de quels moyens elle avait à sa disposition, il est fort aisé

d’imaginer que c’est vers le plus vieux métier du monde que la mère orientait sa fillette. N’ayant

aucune faculté de résistance face à sa parente, Tanga doit s’exécuter. « J’amenais mon corps au

carrefour des vies », dit-elle, « je le plaçais sous la lumière. Un homme m’abordait…je suivais.

Je portais mon corps sur le lit, sous ses muscles. Il s’ébrouait. » (Beyala19) Il y a ainsi une

distanciation émotive que crée l’enfant dans l’exécution du rêve macabre que lui a insufflé la

mère. L’utilisation des verbes « amenais, plaçais, portais » malgré la marque de l’énonciation

« je » souligne la distance que met l’héroïne dans le processus de la rencontre avec l’homme.

Cette passivité émotionnelle indique l’absence de choix et l’objectivation du corps de Tanga.

Cette objectivation couplée au verbe « s’ébrouait » qui est une caractéristique du monde animal,

indique aussi l’absence de sentiments des deux partenaires dans le rapport qui est accompli.

Il arrive que la mère use de la fourberie pour appâter sa fille et la renvoyer dans la rue.

Prétextant une maladie imaginaire, elle oblige ses deux filles et surtout Tanga à redoubler

d’ardeur à la tâche : « son corps devient une loque souffreteuse. Elle se laisse couler à terre et

gigote, l’écume aux coins des lèvres. Elle dit qu’elle a mal, qu’elle va mourir […] Ma frangine se

précipite, lui donne un verre d’eau, elle boit, elle hoquette…perd ses idées. Ma frangine la traine

vers sa chambre, sur son lit. Durant plusieurs jours, elle se laisse aller. Elle ne bouge plus… »

(55). Tout porte à croire que la mère fait des crises qui pourraient mettre sa vie en danger. Mais

tout ceci n’est qu’une savante machination orchestrée par la vieille pour émouvoir les enfants et

les exploiter au maximum. Si elle prétexte de la douleur pour refuser par exemple de prendre les

médicaments qui lui sont prescrits, elle trouve volontiers assez de force pour ouvrir des yeux

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intéressés quand Tanga lui fait cadeau d’un « pagne Wax très coloré » et la maquille. Si l’espoir

de retrouver sa beauté d’antan la tourmente, l’objectif immédiat est que Tanga rentre dans la rue

se prostituer tout en continuant d’entretenir « Monsieur John » : un amant devenu plus régulier et

qui vient jusque dans la maison faire allégeance à la vieille et aguicher la cadette des filles.

Monsieur John c’est le modèle du gendre fortuné passager certes, mais rêvé qui attise la cupidité

de la mère. Mélange de chasseur de proie et d’homme de Barbès à la fois, il ne ménage aucun

effort pour être discret. Il attire l’attention et se sait envieusement regardé dans ses parades

quotidiennes :

« il est trafiquant d’armes […] porte un gros diamant à l’annulaire…Une Mercedes

roule à mes côtés. Rutilante. Un noir climatisé. Dentier. Bon payeur. J’éteins l’œil critique. Je

dirige l’autre sur la merco, le diamant, la Rolex avec ce que cela implique de cadeaux. » (60)

Avec la pratique, on peut dire que Tanga a gagné en expérience dans la description de ses amants

et bien que sa conscience semble être en éveil, elle continue à assurer la survie de sa mère en se

prostituant.

Plusieurs fois, Tanga rentrera dans la rue et offrira son corps frêle aux plaisirs d’amants

presque tous inconnus. Plusieurs fois, elle n’aura pas son mot à dire dans l’utilisation de son

corps et se soumettra silencieuse aux désirs des amants occasionnels et de la mère qui l’a

envoyée dans la rue : « Je me tais. Mais je sais, moi la femme-fillette soumise aux rites de

l’enfant-parent de ses parents puisqu’il convient de commercer la chair pour les nourrir…à cause

du souffle de vie qu’ils m’ont donné. » (34) À force d’offrir son corps et pas son âme, Tanga

aurait-elle pris conscience de son état et de la double condamnation prononcée envers elle par ses

parents ? Tout porte à le croire puisqu’elle affirme malgré son silence, savoir ce qui se passe.

L’importance de la conjonction de coordination « mais » brise la linéarité de sa condition : elle

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introduit une restriction qui peut laisser penser à une insubordination prochaine au pouvoir

jusque là absolu de la vieille. Même si l’héroïne ne dit pas à ce stade quelle attitude sera la

sienne, le lecteur a la possibilité d’imaginer comment cette prise de conscience débutante

pourrait influencer le cours des évènements.

Il n’y a pas que l’héroïne qui est vue et espérée comme un ticket de sécurité sociale à la

vieillesse parentale. À son histoire se greffe une multitude de micro-histoires : celles d’autres

enfants maltraités ou perçus dès la naissance comme une source d’abondance. L’histoire de

Tanga, raconte aussi celle du « fils de Yaya » dont le père avait prédéfini le rôle et la destinée de

son fils avant sa venue au monde : « Yaya avait vu bien avant la naissance que celui-là, il

apporterait le sorgho. Il avait tâté le ventre en lune de sa femme…avant de lever les bras au

ciel : Il apportera le sorgho, il apportera le sorgho, ainsi le veut le Tout-Puissant. » (Beyala 75)

Cette anticipation du rôle du futur enfant met en lumière la toute puissance parentale, que ce soit

celle de la mère ou du père dans ce cas: l’enfant est conçu pour être non pas une entité humaine

avec des droits et devoirs, non pas comme une existence à chérir sans intention intéressée mais

on le voit comme une ressource, un objet à exploiter au maximum. La suite des intentions du

père Yaya ôte tout espoir qu’une relation viable puisse jamais exister entre le fils et son

géniteur : « L’enfant était né. Yaya avait d’abord crevé un œil, il trouvait l’acte insuffisant pour

susciter la pitié, il avait crevé l’œil restant. Puis il avait prié…il avait invoqué le ciel pour qu’une

lèpre dévore les jambes et les bras de l’enfant. La lèpre n’était pas venue. » (Beyala75)

À travers ce regard d’enfant sur le sort d’un autre enfant, le narrateur montre l’immensité

du pouvoir parental et la cruauté qui peut en découler. On peut questionner les actions du père

Yaya dont l’avenir du fils est irrémédiablement voilé avec la perte de la faculté visuelle décidée

par le géniteur aussi bien physiquement que symboliquement. Les parents dans le roman de

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Calixte Beyala semblent s’être ligués pour s’offrir une longévité aux dépens de l’avenir de leur

progéniture. Même quand certaines de leurs actions sont précédées de très bonnes intentions, le

résultat est pareil pour les enfants : ce sont eux qui en sortent perdants. Ainsi le cas de la jeune

paysanne« Ngono la fille de Ngala » envoyée en ville par son père chez son oncle dans l’espoir

qu’il y aurait « la lumière, l’école, le riche mari », son cas n’est pas meilleur que celui des autres

enfants. Si on peut s’interroger sur l’une des trois motivations du père, la question du « riche

mari » et la ville, c’est néanmoins la première fois qu’est mentionné par un parent l’idée

d’éducation ou de lumière. Peut-on mettre en doute la sincérité du père qui veut de la lumière et

une éducation pour sa fille ? Tout dépend de comment on abordera la question. La notion même

de ville qui est une trace de la colonisation, fait entrer dans le dialogue la question économique et

celle du statut social. Les gens de la ville étant souvent perçus comme des gens dits « évolués »,

éduqués et relativement assez proches du « blanc », il n’est pas superflu de penser que Monsieur

Ngala le paysan, qui n’a pas accès à la ville puisse vouloir y insérer sa fille par le canal de son

frère. Sa fille étant en ville, elle serait baignée par cette lumière qui est tant absente dans la

campagne. Il est important de noter que dans plusieurs classiques africains, la Ville a longtemps

été associée à la proximité avec l’Occident. Considérons les romans L’Enfant noir de Camara

Laye, L’Aventure ambigüe de Cheikh Hamidou Kane mais surtout Ville Cruelle d’Eza Boto où

l’auteur établit une réelle séparation géographique de la ville de Tanga avec la partie Nord,

réservée aux blancs et associés, et Tanga sud, exclusivité des villageois et indigènes noirs, n’est-

ce pas ironique que l’héroïne de Beyala s’appelle Tanga? Autant Tanga chez Eza Boto symbolise

la parcellisation coloniale, la discrimination raciale et l’exploitation économique car faut-il le

rappeler, à cette période le viol du continent africain bat son plein et le sujet local n’a aucun

pouvoir décisionnaire, autant Tanga de Beyala est soumise à une exploitation sexuelle et à des

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abus mentaux par les membres des sa propre famille. Dans le texte de Mongo Béti, Banda le

jeune personnage principal est violenté par les sbires de la métropole et leurs acolytes locaux

devant sa famille pendant que toute sa production annuelle de cacao lui est ravie. Cette violence

n’a qu’un but : il est économique et le colon utilise tous les moyens et toute occasion pour tirer le

maximum de profit du labeur des locaux. Le stratagème dans le cas de Banda est simple car il

s’agit de prendre la récolte de cacao sans lui payer un seul sous : « Mauvais cacao...très mauvais.

Au feu! » p46) Cette lumière de la ville voulue par Mr Ngala pour sa fille, c’est aussi la lumière

économique, antithèse de la pauvreté qui est le lot quotidien des villageois, le père et la fille

compris. L’espoir de Mr Ngala c’est donc que sa fille atteigne la lumière, l’éducation et le mari

pour acquérir la richesse économique qui lui manque le plus. Sa fille riche, par

transsubstantiation, c’est Mr Ngala qui serait riche ou du moins le pense-t-il en livrant sa fille à

son frère. Malheureusement, ce frère a pour sa nièce d’autres desseins ignorés du père et qui sont

en porte-à-faux avec les objectifs initiaux de ce dernier: « Il lui avait confié une poule […] Il ne

saura jamais Ngala que, là-bas, la fille Ngono lave, lange, torche en permanence les

cousins…que là-bas, les mains de sa fille se transformeront en dos de crocodile, que sa robe

fendillée jusqu’aux aisselles est ouverte au sexe de l’invité qui l’écartèlera, que la poule est

morte avant de pondre un œuf. » (76) La jeune fille devient au regard de cette description, une

restavec au sens haïtien du terme.

Le restavec est une expression du créole haïtien qui associe les mots français « reste et

avec » et qui désigne chez les Haïtiens, des enfants confiés par leur famille, généralement

démunie, à une autre famille ou à un tiers dans l’espoir que ces enfants travaillent mais aussi,

améliorent leur vie par l’éducation scolaire et autres avantages possibles. Malheureusement ces

derniers sont souvent maltraités, abusés et ne bénéficient d’aucun droit ni protection, encore

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moins de recours. Ils sont généralement jetés dans la rue quand ils atteignent l’âge de quinze ans.

Les Nations Unies assimilent la condition des « restavec » à une forme d’esclavage moderne.

L’existence des « restavec » au delà d’Haïti et des sociétés postcoloniales africaines est

malheureusement une pratique de plus en plus courante dans plusieurs pays du monde.

Aujourd’hui, il y a lieu de tirer l’alarme car l’esclavage des enfants sous différentes formes

s’intensifie et s’internationalise, franchissant le cadre familial et local pour s’immiscer au niveau

des frontières internationales. L’errance du jeune Birahima chez Kourouma en compagnie de ses

différents oncles et à travers plusieurs espaces géographiques s’inscrit en droite ligne de cette

nouvelle donne. Une des observations de la jeune Musango chez Miano note le rapt de jeunes

lycéens pour violer les jeunes filles prisonnières avant leur vente en Occident. De même, il n’est

pas surprenant de voir des parents envoyer leurs enfants chez des connaissances basées en

Occident parfois contre rémunérations financières ou encore dans l’espoir que ces derniers

accèdent à une vie meilleure et réinvestissent plus tard dans la famille comme le montrait déjà

Sembène Ousmane à travers l’expérience de Diouana dans son film La Noire de.

Ainsi chez Beyala, Tanga l’héroïne est presque toujours violentée, abusée par les

hommes qu’elle doit rencontrer pour faire vivre sa mère, décrépite et exploitée au maximum de

ses capacités par les siens, sa famille sociale, devenue sur le coup, anthropophage de sa propre

chair. Nous suggérons donc que Tanga chez Beyala peut être envisagée sous l’angle de

l’extension continue du rapt du continent africain d’abord par la métropole et ensuite, le viol de

la condition féminine et des marginaux parmi lesquels les enfants, de la société postcoloniale

toujours gouvernée par la violence patriarcale et phallocrate qui s’est substituée à celle du colon.

Les corps puérils des Tanga, Ngono et autres Mala, deviennent en postcolonie, la nouvelle arène,

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les nouveaux gisements sur lesquels la famille et la société entendent comme par le passé,

perpétuer sans partage l’exploitation maximale par la domination du plus fort.

Au regard de toutes ces expériences, l’enfant dans le roman de Beyala est le moyen par

lequel les parents et les adultes en général s’octroient une rallonge de vie. Tout est décidé pour

l’enfant toujours sollicité à la tâche et aux frais, personne ne semble décidé à s’apitoyer sur son

sort. Dans certaines traditions et textes africains, il est coutume de dire qu’un enfant naît de ses

parents mais appartient à toute la communauté dans son éducation. Seulement, Tu t’appelleras

Tanga ne souscrit pas à cette vision lorsqu’il s’agit du traitement réservé aux enfants. Dans une

scène assez typique dans le roman de Beyala, où un parent demande de l’aide à la communauté

dans le but d’éduquer et remettre un enfant sur le droit chemin, le lecteur assiste non à une

tentative d’éducation de l’enfant mais plutôt à une communauté de patriarches aux abois :

« Mes chers frères, nous sommes là ce soir pour amener la raison dans la tête de cette

enfant… -Merci père, dit la vieille en se mouchant.

- L’enfant veut nous tuer de faim, nous qui lui avons mis la vie dans la gorge. Même

nos morts ne l’acceptent pas.

- On veut justice !

- Mmmmm, renchérit la masse.

- Ce corps, si Dieu l’a fabriqué comme il est, c’est pour qu’il serve. Et il doit nous

accompagner jusqu’au trou.

- Ywééééé ! » hurle la foule soudain excitée. » (142-143).

Être enfant pour cette masse de patriarches devient une dette contractée envers les aînés ou les

parents dont les intérêts sont déduits dès le bas âge. Dans cet échange, la vie est réduite au

manger ou à tout ce que la masse peut porter à la bouche. Il y a une analogie directe entre la

gorge et la vie puisque selon le patriarche, la vie de l’enfant lui est donnée « dans la gorge ».

L’unique satisfaction que tirerait la masse de l’existence des enfants est que ces derniers à leur

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tour, rallonge l’existence de la communauté en lui introduisant le manger dans la gorge quelque

soit les moyens utilisés pour trouver ce manger.

2- La victime émissaire

Si l’on s’en tient au raisonnement de Girard, la notion de victime émissaire apparaît

surtout en situation de crises sociales ou politiques, Celles-ci ont le don de favoriser la formation

des foules, des rassemblements et autres masses populaires « susceptibles de se substituer

entièrement à des institutions affaiblies ou d’exercer sur celles-ci une pression décisive. »

(Girard, Le Bouc émissaire, 22) Le désordre qui s’ensuit désagrège les rapports humains et peut

favoriser l’émergence de la suspicion, du blâme et de la violence. Dans ce climat délétère, il est

beaucoup plus facile de trouver des coupables, d’accuser un groupe social donné, des individus

spécifiques ou de « blâmer la société dans son ensemble » que de partager soi-même le reproche.

L’intérieur de la nuit de Leonora Miano par exemple décrit une scène dans laquelle un

jeune enfant de neuf ans est sacrifié pour la survie et la ré-union de deux communautés. Telle est

la raison avancée aux populations pour justifier ce qui apparait plutôt comme un crime

commandité par de faux révolutionnaires mais qui trouve raison auprès des autorités locales. La

narratrice nous apprend que le village champêtre d’Eku essentiellement habité par des femmes

après que les hommes se soient évaporés vers la ville à la recherche d’un emploi ou de meilleurs

marchés, vit retiré dans une région de l’arrière pays du Mboasu, lui-même en proie à des

mouvements sociaux. Ceux-ci ont favorisé l’émergence de plusieurs groupes armés qui à leur

tour prennent en otage les populations locales selon l’appartenance tribale ou ethnique tout en

développant une rhétorique mystique et de la terreur. Parmi ces groupes, les Forces du

Changement des jumeaux Isilo, Isango et Ibanga qui après avoir imposé une sorte d’état

d’urgence aux villageois d’Eku y font une entrée quasi surréaliste à la tombée de la nuit :

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« Quelque chose martelait le sol. La terre semblait prise de spasmes. C’était un

gigantesque hoquet, inattendu dans une région qui ne connaissait pas de tremblements de

terre… Ils arrivaient, et ils chantaient. Bientôt, on les vit, sur la crête des collines. Comme

des criquets géants » (69).

La comparaison aux criquets géants est une indication métaphorique de la violence qui va

s’abattre sur Eku. Village de paysans, l’agriculture étant leur seul moyen de subsistance, l’arrivée

des criquets géants est un désastre assuré pour les récoltes et partant de la survie de la contrée. Le

hoquet et les spasmes qui suivent la venue des insectes géants sont symboliques non seulement

d’un effet de surprise désagréable des villageois, ils expriment aussi par l’accolade de

l’expression « spasmes », la douleur et de la mort violente qui vont régner sur le village après le

passage des criquets. En outre, on peut assimiler l’arrivée de ces criquets géants surréalistes à

l’arrivée des colonisateurs dans les régions retirées des côtes maritimes et dont l’accoutrement et

la race contribuèrent à la subjugation initiale des locaux et ensuite à leur perte.

Sûrs de leur force et certains d’avoir impressionné les villageois, les criquets géants

expliquent à leurs victimes les mobiles de leur présence sur leurs terres. Pour mieux conditionner

les autorités villageoises, ils puisent dans la tradition orale et l’épopée qui est censée avoir unifié

l’histoire de tous les peuples de la région avant l’arrivée du colonisateur :

« Comme tu l’as entendu dire, nous avons enjambé l’eau afin de rétablir la vérité qu’ont

maquillée les blancs lorsqu’ils sont venus ici prendre possession de nos vies. Notre peuple

et le tien, vieil homme, tu dois le savoir, ont un seul et même ancêtre. Notre aïeul commun

s’appelait Ewo. Contes-tu encore aux tiens son épopée ? » (Miano. L’Intérieur, 75)

Il s’agit pour les révolutionnaires de réécrire l’histoire bafouée par la colonisation mais

malheureusement aussi de recréer un hypothétique âge d’or qui aurait été celui des populations

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aujourd’hui déchues et à la dérive. Pour ce faire la rhétorique employée joue sur les alliances de

sang passées dans le but de toucher l’âme du chef du village et d’achever de le convaincre dans

un premier temps par la force des mots :

« Notre histoire, je te l’ai dit, a été malmenée par les colons, et notre famille a oublié

d’entretenir les liens qui unissent les uns aux autres chacun de ses membres. C’est de là

qu’est venue notre défaite face aux envahisseurs, et c’est de là que réside notre faiblesse

actuelle […] Nous avons oublié notre nom. Combien de temps …que nous n’avons plus

célébré d’union entre descendants d’Iwié et d’Eku…? Voilà en un mot le pacte que nous

sommes venus rétablir. Cela ne se fera pas sans mal» (Miano. 76)

Si l’évidence de l’intervention coloniale ne saurait être ignorée dans la distanciation opérée dans

les relations entre différents peuples autrefois liés, il est important de questionner les mobiles

réels de ces révolutionnaires qui prétendent vouloir réhabiliter un âge d’or dont aucun villageois

ne se souvient. Profitant de l’instabilité émotionnelle, la peur et de l’attentisme des villageois, les

leaders rebelles eux-mêmes, fruits d’un système éducatif universitaire non adapté aux besoins

locaux de l’emploi, vont imposer à leurs prisonniers un pacte dont les générations futures se

souviendront à jamais. Ainsi pour mettre en pratique cette union nouvelle bientôt retrouvée,

l’assistance, dans un mélange de rituels dérivés d’un christianisme adapté aux besoins de la

cause et des religions locales, sera conviée à la mise à mort quasi christique du jeune Eyia qui

scellera l’union retrouvée et le retour au bercail des enfants de l’ancêtre original Ewo. Ce qui

marque dans l’ignominie de cet acte barbare, c’est le processus de sélection de l’agneau sacré10

censé sceller cette union retrouvée des peuples. D’abord, les révolutionnaires tentent par la force

10 Le christianisme reconnait par le sacrifice de Jésus Christ « L’agneau de Dieu », l’acte purificateur suprême par lequel toute l’humanité est délivrée du péché. La mise à mort du jeune Eyia peut être analysée dans cette optique en cela qu’elle symbolise une nouvelle union, une nouvelle humanité pure entre des peuples jadis séparés par le péché, ici le désordre colonial.

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du verbe, d’associer les villageois à leurs idéaux, puis les obligent à fournir leur contribution à

l’effort des combats nécessaires à l’accomplissement de ces objectifs. C’est ainsi qu’ils vont

forcer les habitants d’Eku à leur donner une douzaine d’enfants qui joindront la communauté

combattante des enfants soldats. Ensuite, sans leur laisser le temps de réflexion, un jeune

villageois impétueux de douze ans est appelé à tuer de sang froid et à l’arme blanche le vieux

Eyoum, le chef du village, devant toute l’assemblée réunie. Ibanga, l’un des meneurs des forces

du changement «lui fournit un long couteau. La lame argentée brillait dans la nuit […] Ayané eut

le souffle coupé devant la facilité avec laquelle Epa venait d’assassiner le chef du village. Un

murmure parcourut la foule assemblée, qui sonna comme le gémissement d’un fauve à l’agonie

[…] Il eut un cri de femme, puis un autre. Les enfants aussi se mirent à pleurer. » (85)

En essayant de frapper l’autorité suprême du village, c’est tout le système pensant et la

figure traditionnelle du père que les révolutionnaires suppriment. En outre, ils provoquent un

choc psychologique fort chez les villageois qui se savent désormais à leur merci et on peut se

rendre compte, du moins partiellement, que la bande à Isilo utilise les mêmes méthodes

coloniales de destruction, nouvelle éducation et alliance mais aussi instaure une nouvelle

dictature qui ne requiert en général que très peu l’opinion des locaux. En désignant un enfant de

la communauté pour porter le coup fatal à un des leurs, les rebelles associent de force Eku au

partage des responsabilités qui fait d’un des leurs un assassin ou un soldat de la nouvelle

révolution11. Le long murmure-gémissement qui émane de la foule signale la mort mentale du

clan Eku et le trauma auquel il sera confronté pendant les générations futures, celles-ci

représentées en cette nuit funeste par les enfants en pleurs. L’Histoire ne pourra donc pas ignorer

en cas de jugement par les générations futures, que le clan dans son entièreté ou du moins que

11 Cette politique qui associe les victimes dans l’acte du mal, de la tuerie des détenteurs du pouvoir est appelée « particicution », une association savante de participation et d’exécution. Cette politique est notamment en toile de fond dans La Servante écarlate, traduction du roman The Handmaid’s Tale de la canadienne Margaret Atwood.

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certains de ses membres avaient pris part aux actes commis au cours de cette nuit funeste devant

toute la communauté tétanisée. De cette mise en scène, les villageois malgré tout, sont loin

d’imaginer la surprise que leur réserve l’acte final de cette nuit tragique qui de leur mémoire,

sera la plus longue de leur pauvre existence. En faisant assassiner inutilement le chef du village,

les révolutionnaires laissent croire aux villageois que cette victime serait peut-être l’unique et

que sa disparition mettrait fin à leur état de siège. Il n’en est rien car pour Isilo, le chef de la

bande, Eyoum est une victime « inutile », un homo sacer12 qui ne participe nullement du rituel

qu’il prévoit pour la fin. Ne dit-il pas en ordonnant sa mise à mort « Tue moi-cette vieille

chose » ? En faisant de leur représentant un objet insignifiant et une victime inutile, en le castrant

ses pouvoirs de chef devant son peuple, Isilo humilie Eyoum mais le prive aussi de sa part

d’humanité avant d’ordonner sa mise à mort par un de ses petits enfants. Par cet acte assassin, il

recrée momentanément une nouvelle autorité centralisée autour de sa parole et de sa personne.

De même, il annihile l’humanité des villageois réduits depuis l’arrivée de ces criquets géants à

n’être que des ombres, des masses sans voix, des spectateurs de leur propre déchéance. Ce sont

pourtant avec ces âmes torturées par les siens qu’Isilo prétendait vouloir fraterniser et protéger.

« Qu’un seul homme meure.. » (Girard, Bouc émissaire 163)

Pour bien comprendre les motivations derrière le besoin et le choix d’une victime

émissaire, il est important de revisiter l’analyse de René Girard qui place au cœur de celle-ci

l’évangile de Jean 11, 47-53. Il stipule que devant la popularité grandissante de Jésus Christ et la

peur d’une destruction de leurs temples par les Romains, les Pharisiens et les Grands prêtres

exprimèrent leur embarras mais aussi leur ennui face à cette personne qui leur faisait ombrage.

Au cours d’un conseil, Caïphe, le grand prêtre suggéra « qu’il est de votre intérêt qu’un seul

homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière. » Selon Jean, Caïphe, 12 Agamben, Giorgio. Homo sacer: Sovereign Power and Bare Life. Stanford University Press. Stanford, 1998.

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« en sa qualité de grand prêtre… prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation […] mais

encore pour rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés » (163). C’est un pacte

semblable qu’Isilo, le chef des révolutionnaires, offre aux villageois à travers la nouvelle autorité

d’Ié lorsqu’il demande qu’on lui donne un enfant « âgé de trois à neuf ans ». Si pour le lecteur,

cet enfant n’est dans les faits que la victime émissaire, un objet qui servira à la réalisation des

projets macabres des révolutionnaires, pour le grand prêtre Isilo de par la circonstance, il est

l’agneau sacré qui doit être offert en sacrifice aux dieux. Agneau sacré dont la chair, offerte en

communion au peuple restaurera la foi originelle et rapprochera les membres de la communauté :

« L’enfant dont la chair sera partagée vous fait le plus beau cadeau du monde : celui de vous

lier par son sang…Il va vous renforcer, en vous rapprochant à la fois les uns des autres et de

votre terre. L’enfant dont quelques morceaux seront partagés vivra en vous, comme des graines

d’avenir semées dans vos cœurs » (Miano, L’Intérieur de la nuit 120).

Dans cette parodie locale de la sainte cène chrétienne13, il est clair que la volonté des

révolutionnaires est semblable à celle du Christ qui consiste en la création d’un monde nouveau,

d’une nouvelle humanité avec le sacrifice suprême d’un membre de la communauté. Si chez les

chrétiens le choix de la victime est un acte divin, il est dit que la victime est consciente non

seulement de sa survie trois jours plus tard mais aussi des bienfaits que sa mort temporelle

apportera au monde. Dans le roman de Miano, la victime est une jeune personne innocente, non

consentante et surprise que les adultes censés la protéger la choisissent au lieu d’un de leur

tranche d’âge. 13 La bible dit que lors du dernier repas qui précéda sa mise à mort, Jésus Christ déclara à ses disciples ce qui suit: « prenez et mangez en tous, ceci [ce pain] est mon corps donné pour vous [la nourriture et la force pour votre âme]Puis prenant du vin, il remplit la coupe et l'éleva au-dessus de la table en disant: ceci est mon sang, le sang de l'alliance qui est répandu pour la rémission des péchés et pour que les hommes accèdent à la vie éternelle. Buvez-en tous. » [ainsi vous serez tous associés à mon oeuvre] Mathieu 26-v26 dans La Sainte Bible par Louis Segond L’ingurgitation du corps et du sang du Christ symbolisés par le pain et le vin à travers la communion dans le monde chrétien est une tentative répétée de vivre en symbiose et harmonie avec le divin, le Christ mais aussi avec l’humanité entière pour un monde meilleur.

Page 48: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

40

Ce dénouement savamment orchestré par les révolutionnaires, s’il porte un nouveau coup

psychologique chez les villageois, montre aussi que le choix de la victime émissaire a été accepté

par la nouvelle autorité et aussi par les villageois qui, dans leur contemplation amorphe du

spectacle tragique qui a vu plusieurs d’entre eux tués devant leurs yeux sans que personne ne

s’en soit offusqué, renforce à notre avis l’idée de « particicution ». En choisissant de préserver

leur vie au détriment de celle du petit Eyia qui aurait pu être leur propre fils, Ekwé, Esa et Ebé,

les trois hommes valides du clan en l’absence des autres, acceptent de devenir la main exécutrice

des forces du changement et les bourreaux des jeunes enfants du village: « Ekwé et Ebé qui

reçurent le même ordre, opposèrent un refus similaire, jusqu’à ce qu’il fut clair à leurs yeux que

leur avis importait peu. Ils sentirent dans leurs côtes le rappel à l’ordre des crosses des

mitraillettes d’Isango et d’Ibanga. Ils se mirent à sangloter, parce qu’il avait fait leur choix. »

(115)

La crainte des armes des révolutionnaires saurait-elle justifier le choix de ces bourreaux

de participer au crime des révolutionnaires ? Le raisonnement qui précède leur décision permet

de douter et confirme le rôle d’adjuvant souvent reconnu aux locaux qui, en situation aidèrent les

envahisseurs, les étrangers, les colons et autres esclavagistes à mieux enraciner leurs projets

macabres dans les contrées croisées au cours de leurs voyages et autres croisades. Dans le cas

présent, pour justifier d’avance le choix qui sera le leur, l’un des sacrificateurs, Epa, accuse le

jeune Eyia de sorcellerie par alliance. Il porterait selon lui comme on le verra plus tard, ce que

Girard appelle des « signes victimaires » (Girard 39) qui sont des indices naturels ou non, parfois

indépendants de la nature de la victime ciblée qui permettent à un groupe de désigner un bouc

émissaire. C’est donc une accusation hypocrite doublée d’une couardise qui justifie le choix de

se débarrasser d’Eyia : « Je ne peux pas le tuer, ne me le demandez pas ça ! Woyoo, pères d’Eku,

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41

venez à mon secours ! Je ne suis pas un assassin. Et puis, cet enfant est un mawassa ! Sa

confrérie démoniaque me fera un sort, si je le tue. Woyoo, ancêtres d’Eku, venez à mon

secours ! » (Miano, L’Intérieur 115) En affirmant l’appartenance d’Eyia à une confrérie

différente de celle des Eku et démoniaque de surcroît, Esa ne condamne t-il pas d’emblée le

jeune enfant et fait de lui une victime toute désignée ? S’il avait vraiment peur du sort que lui

jetterait la tribu mawassa s’il participait à la mise à mort de l’enfant, Esa aurait pu refuser de

prêter main forte aux envahisseurs malgré la menace de leurs armes. La suite du récit insistera

sur la honte et l’humiliation ressenties par les épouses Esa qui s’en prendront violemment à leur

mari pour avoir succombé à la peur et servi d’exécutant de la lugubre mission des forces du

changement. Eyia devient donc la victime, pire encore, il est la cause des malheurs de la tribu

Eku symbolisée par la présence des révolutionnaires et la séquestration imposée aux locaux. Peu

avant cette accusation en sourdine à l’encontre du petit enfant, le narrateur lui-même ne

signalait-il pas déjà, certainement pas de façon innocente, un premier signe victimaire qui

semblait d’avance condamner l’enfant sacrifié et dans un sens, préparait le lecteur à ce que seuls

la foule et les habitants d’Eku savaient et s’apprêtaient à expier : « Epa se rendit compte qu’il

s’agissait de son petit frère, Eyia. Son frère de même mère. Celui qui était né au monde avec six

doigts à chaque main, et dont les femmes d’âge mûr disaient qu’il avait dévoré son jumeau dans

le ventre de sa mère, avant de la tuer aussi en naissant. » (104) Eyia, est fait criminel dès sa

naissance pour les raisons de cette anomalie génétique qui fait de lui aux yeux de sa

communauté un monstre. En outre, son appartenance à la « confrérie démoniaque des Mawassa »

le condamne au bannissement ou à une punition à la mesure du double crime que sa venue au

monde et ceux censés le protéger lui incriminent. La présence des forces du changement est en

effet une occasion rêvée couplée au destin pour la mise à l’écart physique et spirituelle par les

Page 50: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

42

hommes d’un « âge mur » du condamné, ici un enfant de moins de neuf ans. L’association du

jeune Eyia au phénomène de la sorcellerie est un important aspect de la qualification des enfants

dans notre corpus.

3- L’enfant-sorcier

Dans plusieurs textes que nous étudions, nous avons observé que les accusations de

sorcellerie envers de très jeunes enfants par les adultes, parmi lesquels certains parents

biologiques, sont récurrentes. Les enfants sont de plus en plus considérés et vus comme des

éléments perturbateurs et même dangereux. Pour beaucoup de parents, leurs enfants sont

subitement devenus la source unique de tous leurs déboires et infortunes. Le moindre geste mal

placé, la plus petite déficience physique ou morale cumulés à une infortune quelconque peut

rapidement servir de chef d’accusation de sorcellerie contre un enfant avec des résultats parfois

tragiques. La « démocratisation » des moyens de communication, tels l’accès à internet, la

télévision par satellite et câble ou le développement de la téléphonie, a facilité les échanges entre

les peuples jadis séparés aussi bien géographiquement, culturellement que d’un point de vue

économique. Ce phénomène surtout économique (tel que pratiqué aujourd’hui) de

mondialisation, a donc ouvert des espaces irréels et parfois enchanteurs à des contrées jadis

coupées du reste du monde. Cette nouvelle brèche va modifier les mœurs locales dans une

société postcoloniale souvent sous perfusion morale et économique. En présentant de nouveaux

styles de vie, en faisant miroiter de nouvelles possibilités et surtout en créant de nouveaux rêves

qui vont vite s’engouffrer dans un imaginaire postcolonial en mal de stimulation et souvent

marginalisé, la mondialisation parée de ses nouveaux atours vient avec son lot de désillusions. La

crise économique qui va s’abattre sur certaines sociétés postcoloniales au cours des années

quatre-vingt, forcera les gouvernements locaux à se soumettre bon gré mal gré aux différentes

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43

procédures draconiennes (appelées encore Programmes d’Ajustements Structurels) édictées par

le Fonds Monétaire International. Si les conséquences sont désastreuses pour les budgets

étatiques avec la disparition de l’État-providence, le petit peuple et l’ensemble des cadets sociaux

sont ceux qui subiront le plus la violence de cette énième fluctuation monétaire. À partir des

licenciements en masse, de la dévaluation de certaines monnaies locales14, et de l’inadéquation

de l’éducation coloniale et postcoloniale aux nouvelles réalités, naissent les revendications

populaires. Cependant se dessine plus ouvertement la fin des traditionnelles solidarités familiales

ou ethniques qui jadis furent le socle du développement de l’enfant et de la société. Souvent

forcées à choisir entre l’éducation de leurs progénitures et la survie alimentaire de cette dernière,

de nombreuses familles moins nanties seront obligées d’envoyer leurs enfants dans la rue à la

recherche de petits boulots afin de participer au budget familial. La Petite Vendeuse de Soleil de

Mambéty montre par des images, différentes nuées d’enfants vendeurs à la criée.

Parmi les médiums de choix de cette mondialisation, notons la prolifération de nouvelles

églises du salut vendant le rêve de richesse à l’occidentale, avec leurs messages calqués sur les

modèles du christianisme noir américain auxquels sont subtilement associées quelques idées et

rites de croyances africains. C’est dans ces espaces enchanteurs propices aux rêves, liés aux

nouvelles reconfigurations politiques et socio-économiques qu’apparaît de façon récurrente et

inquiétante la figure de l’enfant sorcier. L’association des termes « enfant » et « sorcier » est une

oxymore qui malheureusement n’est pas perçue comme telle par l’entourage des enfants indexés.

14 Rappelons que les pays francophones de l’Afrique Centrale et de l’Ouest au nombre de quatorze (14) ont, sous l’impulsion du FMI et de la France, vu leur monnaie le CFA, dont la parité et la cotation au franc français qui n’ont cessé de fondre au fil des années. Cette monnaie sera dévaluée à nouveau le 11 janvier 1994 et va provoquer de grands chamboulements socio-économiques, voire même politiques. On est passé du jour au lendemain à un taux d’échange d‘1,70FF (Franc français) pour 1francs CFA à l’origine en 1945 puis à 2FF pour 1CFA en 1948 à 1CFA pour 0,01FF au 11 Janvier 1994.

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Dans Contours du jour qui vient de Léonora Miano, Musango la jeune héroïne âgée de

neuf ans, est chassée de la maison parentale sous le prétexte qu’elle serait une

sorcière. L’accusation portée sur la place publique par la mère de l’héroïne montre le profond

ancrage dans l’imaginaire familial et local de la question de la sorcellerie : « Elle a tué son père !

C’est à cause d’elle qu’il est mort et que nous sommes pauvres à présent ! Cela m’a été révélé, et

je dois me débarrasser d’elle » (17). De prime abord, tout observateur de la scène serait forcé de

s’interroger sur la faisabilité de l’accusation mais aussi de la capacité à agir de l’accusée. Qu’est-

ce qui pousseraient un parent et en plus une mère d’enfant, à de telles extrêmes ? Dans son essai

Sorcellerie et Politique en Afrique, Peter Geschiere suggère que l’accès au monde de la

consommation et de la production, « la perte de certaines valeurs culturelles comme l’idée de la

famille, du groupement, l’explosion de l’individualisme et la recherche effrénée du capital pour

satisfaire aux nouveaux désirs et rêves » (15) seraient les sources de ce regard nouveau qui

pourraient exister entre les membres d’une famille avec comme principal corollaire les

accusations répétées de sorcellerie. Les circonstances qui entourent cette accusation montrent à

bien y réfléchir que tout ne serait qu’un montage dû en partie à une éducation insuffisante, à la

« perniciosité » constante de certains aspects de la tradition et enfin à l’influence toujours

imposante de la figure du sorcier. La disparition du mari, pourvoyeur des ressources vitales à la

survie de la famille, couplé à l’incapacité de l’épouse à assumer par elle-même le rôle de

pourvoyeuse dans le couple provoque dans le roman de Miano, une crise existentielle qui aurait

pu être évitée si la mère de Musango était économiquement indépendante. La nouvelle réalité

économique de la famille ayant perdu son support initial ne permet pas à la mère d’assurer la

continuité de l’éducation et des soins de sa fille Musango. De même, le texte nous apprend qu’il

règne une tension permanente entre la mère de Musango, sa propre famille, et avec sa belle-

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45

famille : « À sa mort, sa famille avait fait main basse sur tous les biens. Les terrains, les villas,

les comptes bancaires. Ils t’avaient laissé quelques semaines pour débarrasser le plancher, et

retourner chez les tiens » (Miano, Contours 21) La solidarité sensée être le support de la cellule

familiale s’effrite lorsqu’il s’agit de l’accumulation des biens. La précarité de la situation civile

et sociale de la femme est ici mise en exergue. L’absence d’un statut civil officiel pour les

compagnes et les enfants issus des relations non-maritales place ces personnages dans une

situation délicate. En s’octroyant le droit de s’accaparer des biens du mari et père de Musango

sous le prétexte qu’il était biologiquement d’un autre lignage, la belle-famille rejette Musango

leur petite-fille et sa mère dans la catégorie des « cadets sociaux ».

Démunie et vilipendée par sa mère, Musango subit le sort semblable à celui de sa

génitrice : l’abandon. En essayant de chercher refuge dans les bras de la famille paternelle,

Musango teste le degré de solidité de la nouvelle famille la sienne et la notion de communauté

unie pour protéger l’enfant. Dans un échange dénué de tendresse avec sa grand-mère paternelle,

Musango est forcée d’assumer le rejet et la suspicion qui seront désormais son quotidien : « Que

se passe-t-il, pour que tu te présentes chez moi à cette heure, seule et entièrement nue ? Je lui ai

dit : Grand-mère, il faut m’aider. Maman est devenue folle. Elle a tenté de me tuer, puis elle m’a

chassée. » (Contours 23) Malheureusement pour elle, en ces temps nouveaux chargés

d’incertitudes et de traitrise, la grand-mère ne trouve pas utile d’assumer la survie de sa petite

fille devenue orpheline : « Si ta mère te hait à ce point, elle seule sait pourquoi. Je ne peux rien

pour toi » (Contours23) La réaction de la grand-mère est un reflet des nouvelles identités qui se

créent avec les vents de la mondialisation mais aussi du recul croissant de l’intérêt

communautaire au profit d’un individualisme croissant tourné vers le cumul des biens et

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richesses. Tel est l’objectif de la belle-famille, s’accaparer des biens de leur fils décédé et les

partager le moins possible avec quiconque oserait y prétendre.

Musango est accusée de sorcière par une mère qui est le produit d’une culture dans

laquelle la transmission du savoir et des connaissances se fait des parents aux enfants en général

par le biais de l’oralité mais aussi grâce à la force des mythes créateurs et croyances locales.

L’accusation de Musango repose on peut le voir sur un de ces mythes populaires dont le

soupçon, la rumeur sont quelques médiums de diffusion et peuvent provoquer des conséquences

aux issues fatales. Scientifiquement, Musango souffre d’une maladie héréditaire appelée

« Drépanocytose, Sicklémie ou encore Hémoglobinose S 15» qui s’attaque directement aux

globules rouges du sang et qui se manifeste entre autre par un amaigrissement, une décoloration

des yeux et des crises fréquentes. Alors qu’un simple test médical aurait pu détecter la maladie,

l’obsession maternelle pour l’ésotérisme menace la survie de l’enfant : « Le nom scientifique de

ma maladie ne l’intéressait pas. Pour elle, tout était clair : une infirmité du sang ne pouvait être

qu’un envoûtement […] : Ne vois-tu pas qu’elle se porte mieux depuis que son père n’est plus ?

Elle fera bientôt de nouvelles rechutes, et il lui faudra du sang. Alors, elle tuera de nouveau. »

(Contours18)

Parallèlement, la présence criarde de la sorcière comme conseillère de référence et seul

soutien dans son «dénuement total » renforce le bon droit maternel dans sa croyance et

l’accusation de sa fille. Il n’est pas superflu d’affirmer que la figure de la sorcière qui est une

figure solidement ancrée dans l’éducation culturelle de la région fait office d’institution. Comme

15 Selon un rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé (Août 2006), la drépanocytose est une maladie génétique, fréquente dans le monde qui atteint près de trois cents mille individus chaque année et peut provoquer des troubles physiques, cardio-pulmonaires et visuels. Elle estime que près de cinquante millions de personnes en souffrent dans le monde et les malades ont une duré de vie estimée à 50ans. Dans certaines régions du Cameroun nous l’avons noté antérieurement, la drépanocytose est appelée « maladie du sang » et le malade peut être soupçonné d’ésotérisme ou provoquer une méfiance certaine de son entourage, y compris sa famille.

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47

toute institution, elle a ses règles, ses adeptes mais surtout des éléments de conviction dont le

plus récurrent est l’aspect culturel qui différencie la façon de voir, de penser avec la tradition

contre les nouvelles idéologies venues d’ailleurs. Ceci pousse Geschiere à comparer la force du

sorcier dans les sociétés africaines par exemple à l’influence persuasive et quasi maladive de la

publicité en occident. Il estime que « la figure du sorcier a autant de force de persuasion que les

images publicitaires en politique dans les pays occidentaux où les experts en communication et

en publicité fonctionnent au même titre que les « nganga » ou sorciers. » (Geschiere17) Sûre de

son pouvoir sur sa cliente, Sésé la sorcière exerce avec autorité et conviction son rôle au point de

dicter la procédure à suivre lorsque la volonté de la mère chancelle. Car pour éloigner le mal ou

soigner l’héroïne de sa sorcellerie, Sésé suggère l’immolation avant de se désister. Prise de

conscience de son abus de pouvoir ? Peur des conséquences qui pourraient suivre la mise à mort

d’une enfant sous ses ordres ? On peut dire que le désistement de la sorcière est dû à une

combinaison de ces deux éléments mais aussi, à une absence de conviction et de sérénité

personnelle dans les traitements qu’elle propose à ses patients ou mieux, à ses victimes.

Ce désistement qui tranche nettement avec l’engagement manifesté plus tôt par la

sorcière dans ses actes d’accusation et de condamnation, aurait dû attirer l’attention de la mère-

victime et peut-être la sortir de sa torpeur. Malheureusement, la mère comme les autres pauvres

victimes16, véritables girouettes sans consistance et dont l’âme et l’esprit comme envoutés,

semblent prises dans un engrenage dont la seule issue probable ne semble plus être que la

dégénérescence mentale et physique, la perte de soi. Cette ascendance de la sorcière sur la mère

atteint son paroxysme lorsque cette dernière chasse du domicile familial sa « sorcière de fille » :

« Après l’avoir écoutée, je t’ai regardée. C’était toi ma mère. Pas elle. Tu as répété ses paroles,

16 Nous avons fait mention de la mise à mort du jeune Eyia dans L’Intérieur de la Nuit, à peine âgé de neuf ans mais qu’une déformation physique a fait de lui une victime désignée et justifié sa mise à mort au sein de son clan, de sa famille.

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pour m’ordonner de déguerpir aussi loin que possible et de ne plus jamais me présenter devant

toi.» (Contours 21) Malgré le désamour crée entre mère et fille, l’héroïne ne condamne pas tout à

fait sa génitrice mais fait briller sa clairvoyance et son esprit de jugement. Elle sait l’emprise

sous laquelle ploie sa mère mais aurait néanmoins voulu que cette dernière se batte contre les

forces des ténèbres qui sont devenues ses conseillères. Dans le regard que lui lance Musango, on

y voit une tentative désespérée, un appel du sang, des liens parentaux supposés être plus forts que

tout autre lien. Parmi les critères fantaisistes mais culturellement ancrées pouvant caractériser un

enfant de sorcier, la présence d’un handicap physique ou mental, la maigreur d’un sujet, l’enfant

« rebelle » qui n’exécute pas les ordres parentaux au quart de tour, un enfant qui a beaucoup

d’appétit peut aussi être taxé de sorcier. De même, le non-respect du droit d’aînesse, sacralisé

par la tradition et très souvent abusé par les adultes, peut valoir à un enfant les foudres de la

famille. Par exemple, un enfant qui prend l’habitude de regarder les adultes droit dans les yeux

sera perçu comme un hors la loi en cela que son regard constituerait un défi à l’autorité sociale

représentée par l’adulte. Par ailleurs un enfant qui serait insensible au fouet, à la punition

corporelle ou qui refuserait de pleurer après une punition corporelle pourrait se voir taxé de

figure maléfique. Considérer ces réflexions et actes comme irrationnels pourrait tout autant

valoir au critique au moins des attaques verbales. Dans ces cas de sorcellerie révélée comme

nous l’avons vu dans le cas de la jeune Musango, le sorcier, le diseur de la mésaventure et les

églises de réveil ou pentecôtistes semblent s’être donné le mot pour exacerber les accusations,

harceler les familles et contraindre les enfants terrifiés à avouer leurs « forfaits ».

Dans son enquête réalisée dans la région des Grands lacs et plus précisément dans la ville

capitale Kinshasa en République Démocratique du Congo Le « deuxième monde » et les

« enfants-sorciers » en République Démocratique du Congo , Filip De Boeck note que le

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phénomène des « enfants-sorciers » est devenu si banal qu’il fait partie « intégrante de la vie

quotidienne. » Parmi les causes de cette banalisation, il mentionne entre autres, les nouveaux

influx de capitaux, la « paupérisation galopante », la prolifération des églises de délivrance qui

promettent monts et merveilles à leurs fidèles eux-mêmes avides d’entrer en bonne et due place

dans la mondialisation, le nouveau credo gagnant. La conséquence directe de l’irruption de ces

éléments dans le nouveau quotidien local provoque une mutation et l’obligation d’une

réinvention identitaire constante que les populations seraient forcées de faire pour assurer leur

survie. Bien que la croyance au surnaturel ait toujours fait partie de la pensée et de l’imaginaire

locale, De Boeck note cependant, une croissance élevée dans les discours religieux sur les

pratiques magiques. Parmi les accusés, le fort pourcentage d’enfants surprend : « Un des

phénomènes les plus déconcertants illustrant cette évolution est le rôle central récemment donné

aux enfants dans les discours et les pratiques concernant la sorcellerie. Dans le Kinshasa actuel,

des milliers d’enfants sont ainsi impliqués dans des accusations qui les désignent comme

sorciers. » (33) Comme on le verra plus tard, à côté du noyau familial indexé dans le rejet et

l’accusation des enfants de sorcellerie, De Boeck note le rôle trouble et double que jouent les

églises de réveil pentecôtistes dans la validation de l’accusation mais aussi dans les tentatives de

guérison des enfants accusés de sorcellerie. Il suggère que « d’une part, l’espace des églises est

un des lieux les plus importants où se fait la rencontre entre enfance et sorcellerie. Au cours des

prières collectives et des messes, des enfants sont incités à faire une confession publique afin de

révéler leur vraie nature de sorciers et d’avouer le nombre de leurs victimes. D’autre part, la

désignation du sorcier représente une ouverture pour résoudre la crise, ainsi que cela s’est

toujours fait dans des cadres plus traditionnels. Mais avant cet aveu public, les enfants ont

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habituellement été détectés ou identifiés comme sorciers par les dirigeants de l’Église et les

pasteurs, lors de consultations plus privées. » (De Boeck 40)

Nous verrons aussi grâce au questionnement constant de Musango que derrière cette

véritable combine magico-religieuses, se cachent de faux pasteurs, souvent de jeunes désœuvrés,

parfois anciens diplômés des universités d’État, qui profitent de la décrépitude du système social

et économique, pour abuser des citoyens désespérés et dont la religion finit par être l’une sinon

la dernière porte de sortie. Toujours est-il qu’entre le manque d’éducation, la perte des sources

de revenus, un décès fortuit dans la famille proche ou éloignée, les familles polygames ou

reconstituées, la misère ambiante et l’idée d’avoir à nourrir une bouche en plus, beaucoup de

parents tombent dans le piège qui leur est tendu et deviennent comme leurs enfants, la proie de

nouveaux faiseurs de rêves que sont les sorciers, les prétendus pasteurs des nouvelles églises de

réveil ou pentecôtistes et on ne saurait l’oublier la mimique incontrôlée par les sociétés et

gouvernements postcoloniaux, d’une mondialisation économique à sens unique.

Ainsi à Kinshasa parle-t-on par exemple de « Kindokisme17 » comme nouvelle forme de

17 Expression néologique dérivée du mot Kindoki qui en Lingala, langue nationale dans les deux républiques du Congo, qui signifie sorcellerie. Ajoutons qu’en général, les enfants-sorciers « soignés » ou pas se retrouvent presque toujours dans la rue, chassée de la maison familiale. Ils sont alors appelés « shégués » ou « shégés », enfants du diable, enfants sorciers ou enfants de la rue, la différence étant trop bien infime, l’un provoquant l’autre. Pour terminer, il est important de préciser que ce problème n’est pas propre qu’à la RDC mais s’étend bien au-delà dans tout le bassin du Congo qui comprend entre autre le Cameroun, la République Centrafricaine et le Gabon. Au Bénin et au Togo, ces enfants sont appelés “Vidomegon” qui signifie enfants placés, expression qui rappelle celle du “Restavec” qu’on retrouve dans les Caraïbes. Le reportage de l’émission “Envoyé Spécial” de la chaine de télévision française France 2 donne ici un bref aperçu de l’ampleur et de l’étendue du phénomène dans le seul cas du Bénin: http://www.dailymotion.com/video/xeie4n_enfants-esclaves-du-benin-1er-parti_webcam#rel-page-1, http://www.dailymotion.com/video/xeiezt_enfants-esclaves-du-benin-2eme-part_webcam#rel-page-under-2 Parmi les rapports de l’UNICEF sur la situation alarmante des enfants dans le monde, cette excellente étude d’Aleksandra Cimpric d’Avril 2010 (http://www.unicef.org/wcaro/wcaro_Enfants-accuses-de-sorcellerie-en-Afrique.pdf). Dans ce document visuel titré Vidomegon monté au Bénin par l’association caritative L’Autre Main de Ludovic Togbedji qui lutte contre l’esclavage des enfants, la parole est donnée dans le but d’éduquer les jeunes familles et les parents, à d’anciennes vidomegon aujourd’hui adultes afin qu’elles parlent de leur expérience mais surtout pour qu’une prise de conscience collective voit le jour quand à la prise en charge des enfants et la responsabilité parentale dans le choix et la limitation des naissances. http://www.dailymotion.com/playlist/x197bv_vidomegon_vidomegon/1#videoId=xchbs7 Lien actif au 30 Novembre 2011. Enquête sur les vidomegon du journal www.afrik.com, http://www.afrik.com/article13120.html

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religion spécialisée dans la lutte contre le kindoki ou la sorcellerie. Il y a nécessairement un lien

étroit entre les différentes mutations sociales et le phénomène des enfants sorciers qui pousse

Yengo à suggérer dans son article au titre évocateur Le Monde à l’envers : Enfance et

Kindoki ou les ruses de la raison sorcière dans le bassin du Congo que « la sorcellerie

n’est pas le point aveugle de la parenté [mais] son miroir grossissant où viennent se grossir toutes

les dramaturgies familiales, les crises de la société qui, loin de les affaiblir, les ramassent et les

condensent avec une telle violence que leur source lignagère est prise en défaut dans le tourbillon

des mutations sociales et politiques. » (300)

En conclusion, nous pouvons dire que la perception de l’enfant dans son environnement est

fortement négative. Bien que doté de certaines capacités intrinsèques comme la résilience et son

propre jugement interne, l’enfant est réduit à n’être qu’une commodité qui est utilisée selon son

bon vouloir par l’adulte. On note autant chez Beyala que chez Miano, la fragilité des relations

familiales marqué par la domination des détenteurs du pouvoir sur les plus faibles. En plus, les

intérêts individuels semblent avoir pris le pas sur l’intérêt communautaire. Ceci aboutit à ce que

nous avons qualifié d’exploitation économique et peut avoir des conséquences graves si chaque

individu social se lançait vers la conquête d’une parcelle de ce pouvoir. Dans le chapitre deux,

On apprend ainsi que des jeunes filles et garçons sont vendus souvent par leurs familles, ou donnés à une connaissance et se retrouvent soit dans des marchés au quotidien à vendre alors que les enfants biologiques du tuteur ou de la marraine vont à l’école. On les retrouvent aussi dans des carrières à casser des roches (Nigeria, dans les mines Congolaises et d’Angola), à être employées de maison, vendeurs, esclaves agricoles dans de vastes plantations de café ou de cacao (Afrique de l’Ouest et Centrale). Dans ce reportage de la chaine française M6 sur le cas des enfants esclaves au Ghana (Juillet 2008): http://www.dailymotion.com/video/x6c6a2_enfants-esclaves-au-ghana_news#rel-page-11 Un autre phénomène de maltraitance et d’abus sévit en Tanzanie et au Burundi, deux pays où les enfants et autres personnes même adultes souffrant d’albinisme sont pourchassés et sacrifiés sous le prétexte que les parties de leurs corps serviraient à produire de la richesse. Ces liens actifs (consultés en Novembre-Décembre 2011 participent à la dénonciation de ce phénomènes dans plusieurs pays du continent: http://www.rfi.fr/actufr/articles/106/article_73369.asp, http://www.rfi.fr/actufr/articles/115/article_83007.asp, http://www.rfi.fr/afrique/20100510-meurtres-albinos-continuent-impunement-tanzanie . Le lien suivant élargit le champ d’étude au Cannibalisme hors du continent Africain et l’étend à d’autres régions du monde à partir du texte « Nous sommes tous cannibales » de Levi- Strauss: http://www.rfi.fr/afrique/20110224-tous-cannibales-le-cannibalisme-est-plus-jamais-actualite, http://www.rfi.fr/emission/20111115-2-afrique-le-calvaire-albinos.

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nous abordons un aspect majeur de la condition de l’enfant, son utilisation dans les conflits et

l’accomplissement de basses manœuvres. Dans ce chapitre, les sentiments de méfiance et de

crainte qu’inspirent les jeunes envers les différentes autorités sont mis en exergue. Ces dernières

ont généralement prouvé n’avoir aucun scrupule lorsqu’il faut embrigader les jeunes vu leurs

nombre toujours croissant au sein des populations postcoloniales. Après les indépendances,

nombreux pays ont misé sur la jeunesse pour porter haut les idéaux des programmes politiques

en cours sans jamais vraiment créer un cadre propice au développement de ces catégories

sociales. Il s’agissait très souvent de structures de contrôle que des structures favorisant la

créativité et l’expression individuelle. Si la dévaluation de la monnaie arrive comme un couperet,

la multiplication des partis politiques et des mouvements de revendications forcent les

gouvernements à faire face à une jeunesse de plus en plus rebelle, défavorisée et consciente de sa

marginalisation.

Page 61: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

53

CHAPITRE II : L’ENFANT DANS LA SOCIÉTÉ POSTCOLONIALE

« Je ne suis qu'un enfant, l'enfant éphémère dans l'essaim des papillons à mourir ce

Soir. La masse sacrifiée des phalènes à brûler pour la lumière d'une nouvelle Nation

aux mêmes Pères assassins. J'ai onze ans, peut-être bien douze, et je suis soldat. »

Georges Yémy. Tarmac des Hirondelles.

I- SURVIVRE L’INSTABILITÉ

Plus d’un demi siècle après les guerres de libération qui déferlèrent sur le continent

africain avec le vent de la décolonisation, on constate qu’instabilité constante et profonde semble

avoir fait son lit dans la plupart des territoires précédemment dominés. L’ennemi commun qui

semblait alors avoir un nom et une origine précises et que les guerres d’indépendances étaient

censées avoir éradiqué avec la déclaration à tout vent des indépendances des territoires

anciennement dominés, a laissé place à un adversaire d’une monstruosité plus pernicieuse car

comme une hydre, celui-ci est protéiforme. Si le colonisateur a pour la forme perdu la face

devant les revendications indépendantistes des populations locales parfois d’une extrême

violence, c’était non sans avoir installé en lieu et place des mercenaires et roitelets au service de

leur cause et donc les discours d’unité nationale n’avaient pour fondements que la vacuité des

actions qui s’en suivront. Revenu subrepticement mais surement sous différents visages, la

néocolonisation des pays anciennement dominés a vite fait son lit non seulement grâce aux

agents pathogènes locaux placés par les anciens maîtres, en charge des nouveaux territoires dits

indépendants, mais aussi à une série de circonstances qui n’ont fait qu’assombrir la survie et

l’indépendance effective de ces territoires.

Nous avons mentionné en amont, par exemple, que la famille étant l’un des fondements d’une

Page 62: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

54

nation et que la faillite de la famille avait certainement des répercussions graves sur la continuité

et la survie de ce grand ensemble qu’est la Nation. Nous avons suggéré en étudiant la perception

de l’enfant par l’adulte que la famille et la société dans son ensemble en postcolonie avaient

progressivement failli à leur devoir de protection et d’épanouissement de l’enfant. Ce faisant

c’était un pan de la nation qui d’une façon certaine défaillait dans l’une de ses fonctions

premières, la sécurité de la famille et celle de ses citoyens. L’incapacité et l’amnésie des

autorités locales à considérer ses jeunes comme partie intégrale du développement au lieu de

cadets sociaux va finir par retourner un pan de la population contre la société. Dans Faire et

défaire la société : enfants, jeunes et politique en Afrique Alcinda Honwana et Filip de Boeck

suggèrent à cet effet qu’ « alors même que les enfants et les jeunes forment en Afrique un groupe

démographique très important, ils ne sont pas encore considérés comme des catégories

sociopolitiques significatives et indépendantes, avec leurs propres façons de vivre. » (5) Or, avec

le retrait ou l’absence de plus en plus prononcé de l’État dans son rôle régalien de facilitateur

face à la multiplications des crises sociales mais aussi aux exigences des organismes

économiques tel que le Fond Monétaire International, se créé une série de vacuité administrative

qui est vite rempli par des groupes religieux ou d’autres organismes parfois animés d’intentions

douteuses. Parmi les conséquences de cette défaillance nationale, se sont produits de façon

récurrente en postcolonie des évènements d’une extrême violence qui menaçaient l’essence

même de ces sociétés. En témoignent de multiples coups d’État, des guerres ethniques18

(Rwanda), guerres de sécession ou de seconde indépendance (Congo Kinshasa, Soudan, Angola,

18 Lire à titre d’exemple l’article de Philippe Leymarie paru en Avril 1999 dans Le Monde Diplomatique intitulé « Espoirs de renaissance, dérive d’un continent: Ces guerres qui usent l’Afrique. » pp16-17. http://www.monde-diplomatique.fr/1999/04/LEYMARIE/11906.html Lien actif au 30 Novembre 2011. Un proverbe africain ne suggère t-il pas qu’il faut éteindre le feu qui brûle la case du voisin de peur que les flammes ne prennent la paille de ta maison ? Un conflit dans une région donnée est un conflit de trop et celui-ci non rapidement résolu multiplie les chances de le voir se reproduire dans une autre région.

Page 63: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

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Somalie), des guerres civiles ou de religions (Côte d’Ivoire, Libéria, Sierra Leone, Ouganda,

Congo Brazzaville ou Kinshasa et autre Centrafrique pour ne citer que ces exemples) et d’autres

tensions populaires larvées qui grondent en sourdine dans d’autres régions (Nigeria, Cameroun,

Tchad, Sénégal, Gambie, Gabon, Burkina Faso, Mali, Afrique du Sud et tout au feu de

l’actualité, mentionnons aussi ce qu’il est convenu d’appeler Le Printemps Arabe en Afrique du

Nord et certains pays du Moyen Orient19).

L’un des résultats de ces mouvements est que les populations des pays et régions suscités

vont faire l’expérience des guerres avec le massacre parfois à grande échelle des populations

civiles, la destruction des rares ressources existantes et l’impression quasi réelle d’un éternel

recommencement. Parmi les nombreuses victimes, les femmes et surtout les enfants sont ceux

qui paient le tribut le plus lourd de cette folie humaine. Une image récurrente dans ces conflits

est la place de choix qu’occupent, tant au rang de victimes qu’à celui des actants, de jeunes

enfants, certains âgés d’environ sept ans : ce sont les nouvelles figures des guerres postcoloniales

différentes des guerres entreprises bien avant par les générations du mouvement de la Négritude

par exemple. Ces vingt dernières années, le phénomène d’enrôlement des enfants soldats dans

tous les conflits est devenu la norme en postcolonie. En choisissant d’étudier le regard de

l’enfant sur sa propre société, ce sont les techniques et approches diverses utilisées par les

auteurs pour présenter un pan des sociétés engagées. En optant pour l’enfant comme 19 Qu’il nous soit permis de dire ici que notre objectif n’est pas de limiter au continent africain les mouvements de violence ou de guerre; on pourrait inclure d’autres régions d’Amérique Latine, d’Asie du Sud-Est, l’Europe Centrale avec la région des Balkans et certaines métropoles de pays dits développés. Notre étude étant consacrée dans le fond à la littérature francophone d’Afrique Centrale et de l’Ouest, nous camperons donc dans cette aire tout en mentionnant au besoin des cas de similarités dans d’autres aires du continent. Ainsi, le printemps arabe est un mouvement d’humeur à caractère révolutionnaire déclenché en Tunisie par des jeunes qui s’inquiétaient pour leur avenir, celui de leur société face à ce qu’ils considéraient comme le laxisme de leur gouvernement. Grâce aux réseaux sociaux tels Facebook et à la mondialisation, au développement constant de nouvelles sources de communication, le mouvement s’est rapidement étendu d’abord à toute la Tunisie puis a embrasé d’autres pays comme l’Egypte, La Libye, un peu moins le Maroc et l’Algérie et plus loin le Yémen. L’une des conséquences de ce mouvement a été la chute des différents gouvernements oligarchiques et kleptocrates ou la redéfinition des priorités gouvernementales dans certains pays (Maroc, Algérie, dans une moindre mesure l’Arabie Saoudite où la liberté des femmes est de plus en plus d’actualité.

Page 64: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

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interlocuteur principal, les auteurs mettent les sociétés face à elles-mêmes, face à ce qu’elles ont

de plus précieux. Ainsi, le récit de l’enfant sera à l’image du sentiment qu’il se fait de lui-même

et de celui que sa société renvoit à son regard.

Un des aspects de ce regard à la fois juvénile et troublant mais déjà adulte est celui de

l’enfant soldat. Nous affirmons que son existence exprime le malaise qui habite la société

postcoloniale : un malaise issu en partie des séquelles de la domination coloniale mais surtout de

la mauvaise gestion des périodes de transitions postcoloniales par les agents pathogènes qui ont

pris avec sons et fanfares la place momentanément laissée vacante et le plus souvent avec la

complicité de l’ancien colonisateur20. Parmi ces agents pathogènes, l’image de Milton Margaï

symbolise à elle toute seule, l’image que se fait le petit peuple de ses dirigeants. Milton Margaï

était un véritable suppôt de la métropole décrit comme « le seul noir nègre africain du pays qui

était universitaire, le seul qui possédait une licence en droit [...] et ça s’était marié à une Anglaise

blanche pour montrer à tout le monde qu’il avait définitivement rompu avec toutes les manières,

tous les caractères des nègres noirs indigènes et sauvages. » (172) De ce portrait robot des

nouvelles élites locales, on note que le souci premier n’est pas le bien-être de leurs pays

respectifs mais une mise en valeur personnelle en mimant geste pour geste l’ancien maître. On ne

saurait oublier le contexte de la mondialisation économique et médiatique qui force chaque

société et surtout les sociétés postcoloniales à s’adapter continuellement à des données

extérieures qu’elles ne maitrisent pas toujours ou qui ne correspondent pas à leurs intérêts

20 Le film Xala de Sembène Ousmane dans ses premières séquences, montre très habilement le propos que nous développons ici notamment l’incapacité des nouvelles autorités dans un pays nouvellement indépendant (le Sénégal puisque la scène se déroule à Dakar) à s’accorder sur leur mission primaire qui est le développement du pays. Tout à côté, on peut voir en arrière fond les représentants de la métropole jouant le rôle de conseilleurs, coopérants tels qu’ils furent appelés à cette époque. Ces habiles coopérants essaient donc de faire coopérer les nouvelles autorités en leur offrant à chaque administrateur une mallette neuve pleine de billets de banque. Comme quoi la volonté dominatrice est restée intacte malgré la naturalisation raciale et locale des nouveaux acteurs. Cette trahison marquée par la désillusion des populations est au centre du roman de Kourouma Les Soleils des indépendances. Paris : Seuil, 1970.

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respectifs. On verra aussi que grâce à la mondialisation des médias et des moyens de

télécommunication, des groupuscules ont occupé les espaces laissés vacants par l’État qu’ils ont

s’adaptés rapidement aux idées et modèles qu’ils entendaient propager. La conséquence première

de ce bouleversement médiatique est la modification grandissante du référent culturel au sein de

la population dont les jeunes miliciens sont une des facettes. Aussi n’est-il pas surprenant qu’en

pleine postcolonie des référents aux accents étrangers ou hollywoodiens tels Cobra, Chuck

Norris, Colin Powell, Schwarzkopf, Rambo ou encore Saddam Hussein soient les nouveaux

modèles auxquels s’assimilent les jeunes postcoloniaux.

II- L’ENFANT SOLDAT

1- Caractéristiques générales

Qu’est-ce qu’un enfant-soldat? Comment se définit-il et comment en est-on arrivé là?

Nous nous servirons principalement des romans Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma et

Johnny Chien Méchant d’Emmanuel Dongala pour répondre à ces deux questions. Nous

pourrons, si besoin est, recourir à de brefs exemples dans d’autres textes ne figurant pas dans

notre corpus mais qui traiteraient de la question.

Suite aux différents accords de la Convention de Genève en 1977 et à la Convention sur

les Droits de l’Enfant en 1990, s’est tenue en Avril 1997 dans la province du Cap en Afrique du

Sud, sous l’égide de l’UNICEF assistées par plusieurs organisations gouvernementales, une

conférence qui statuait sur les droits et la protection de l’enfant. Selon les actes de celle-ci, un

enfant-soldat serait:

« une personne, garçon ou fille, âgée de moins de dix-huit ans et qui est membre, de

manière volontaire ou forcée, d’une force armée (armée gouvernementale, force armée nationale)

Page 66: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

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ou d’un groupe (politique ou milice) [...] quelle que soit la mission qu’elle y exerce. »21 le texte

ajoute qu’ « un enfant-soldat peut être cuisinier, porteur, coursier [mais pire] il peut s’agir d’une

personne de sexe féminin ou masculin, utilisée à des fins sexuelles ou mariée de force. »22 Ainsi,

toute association de façon active ou passive d’un enfant est condamnable et pourtant c’est à cette

atmosphère de violence incompatible aux idées d’innocence, d’avenir et d’être-en-devenir

associées à l’enfance que nous nous intéressons. Précisons une ultime fois que l’association de

l’enfant aux différentes batailles et interrogations existentielles dans les sociétés coloniales et

postcoloniales n’est pas nouvelle. Nous avons mentionné en amont le texte L’Enfant Noir de

Camara Laye dont le héros parti de son Kouroussa natal jusqu’aux berges de la Seine en France,

est devenu non seulement le représentant d’une famille, d’un nom et d’une communauté plus

large mais aussi celui d’une autre façon d’être, d’exister, d’une autre tradition. Nous retrouvons

un cas similaire chez Cheikh Hamidou Kane et son malheureux héros, Samba Diallo dont le

corps et l’âme seront le champ de bataille sur lequel se tirailleront la tradition représentée par le

Maître des Diallobé pour qui Samba Diallo est un pur produit local, un don de Dieu, mieux un

vrai miracle et le désir de s’ouvrir à l’étranger, au monde, à la culture française par le biais de

l’école nouvelle dont le Chevalier, père du héros, instituteur de son état et la Grande Royale des

Diallobé, sa tante, sont de fervents admirateurs. Il s’agissait dans ces cas, d’user de la formule du

Cheval de Troie en introduisant un des leurs dans la citadelle métropolitaine dans le but d’étudier

l’ennemi de l’intérieur afin de comprendre comment ces derniers parvenaient à vaincre sans

raison. Car « ceux qui étaient venus ne savaient pas seulement combattre [...] S’ils savaient tuer

avec efficacité, ils savaient aussi guérir avec le même art...ils suscitaient un ordre nouveau. Ils

détruisaient et construisaient. [...]L’école nouvelle participait de la nature du canon et de l’aimant

21 UNICEF, « La situation mondiale des enfants-soldats en 2004 » p.10 22 UNICEF, op.cit., p10

Page 67: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

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à la fois » (Kane Hamidou 16), pouvons-nous lire dans le roman de Kane. Nous sommes bien en

face d’une représentation belliqueuse où se joue le devenir réel de deux jeunes mais à travers

eux, la survie de deux communautés aux modes de vie propres à elles et qui devront bientôt

choisir (même si de choix, il n’en pas est vraiment question) de gré ou de force d’assimiler une

culture Autre et une autre façon de voir le monde. Soldats d’un autre genre certes mais soldats

quand même car la nouvelle guerre qui point aura lieu en territoire local, l’ennemi ne sera plus

du côté de la métropole mais beaucoup plus près de soi, la famille, le voisin, le collègue. Si l’on

s’accorde sur une tranche d’âge pour caractériser un enfant, force est de reconnaître qu’en tant

que création sociale, sa définition varie selon les lieux, les croyances et les circonstances. Ainsi

dans une postcolonie en mal de repères, « à onze ans [on] n’était [déjà] plus un gamin, [on] était

assez âgé pour aider la famille » (Dongala 24) et si on accepte le postulat selon lequel il arrive un

moment dans la vie « où toute fille devient la mère de sa mère »on imaginerait pas qu’une fille

de quinze ans devienne sitôt responsable de la matrice qui lui a donné la vie : c’est bien le cas

dans le roman de Dongala avec Laokolé.

Les enfants-soldats, protagonistes de la tragédie postcoloniale se définissent au départ

comme des « enfants de la rue », des marginaux, peut-être des anciens vendeurs à la criée que les

guerres tribales et le besoin d’appartenance à une « famille » transformaient rapidement en

« small soldiers, enfants-soldats, soldat-enfant » (Kourouma 45). Pour tout attribut physique, « le

petit gosse, l’enfant-soldat [est] haut comme le stick d’un officier [...] Des kalachnikov en

bandoulière. Tous en tenue de parachutiste ...trop larges, trop longues pour eux, des tenues de

parachutiste qui leur descendent jusqu’aux genoux [et] dans lesquelles ça flotte. » (Kourouma

56). Ces gamins feraient figure de comédiens s’ils ne tenaient dans leurs mains de véritables

armes de guerre, outils a priori incompatibles à la perception du monde de l’enfance. On imagine

Page 68: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

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aisément que les héros de Kourouma baignent encore dans le monde de l’enfance et ont pour

certains à peine franchi le stade de l’adolescence. Ils ne méritent donc pas de se trouver dans la

situation qui est la leur malgré leur accoutrement d’adulte voulu or forcé qui contraste avec leur

physique d’enfant. Chez Dongala, le héros du roman éponyme, Johnny Chien Méchant, est à la

tête d’un groupe armé dont l’âge varie entre quinze et seize ans. Dans un métier qui requiert une

grande aptitude physique, les compagnons de Johnny doivent pour impressionner, et espérer

quelque forme de respect en retour, affirmer tous avoir des « muscles, des biscoteaux, des

pectoraux, des abdominaux et des mollets.»(Dongala 30). Pour ce, ils doivent accepter les ordres

sans rechigner et surtout soulever des « armes déjà lourdes comme des cailloux [...] un truc

presque deux fois [leur] taille et lourd à porter. » (Dongala 28). Malgré la volonté de vouloir

s’impressionner mutuellement avant de tester leur nouveau pouvoir sur la population civile, on

retient que Johnny Chien Méchant et sa bande, comme celle de Birahima n’ont pas encore atteint

la maturité physique requise pour devenir soldat. En plus de la contrainte, il leur faut ravaler leur

orgueil s’ils aspirent à faire partie du groupe ou à sauver leur vie.

Sur le plan mental, une caractéristique majeure unit les protagonistes de Dongala et

de Kourouma; ils ont presque tous déserté les créneaux de l’éducation avant d’avoir achevé pour

la majorité leurs classes élémentaires. L’école a été, après les indépendances des territoires

colonisés, un des domaines dans lesquels les investissements étaient fortement recommandés.

Les besoins humains et intellectuels des nouveaux pays indépendants requéraient une main

d’oeuvre abondante que seule la formation scolaire pouvait compenser. S’instruire devenait le

chemin obligé qui garantissait non seulement un travail rémunéré mais aussi la satisfaction de

participer à la construction de la nouvelle nation et partant des contrées villageoises tel que

mentionné chez Camara Laye et autre Cheikh Hamidou Kane. La tendance est allée croissante

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jusqu’à ce que les gouvernements se déclarent incapables d’offrir une carrière à tous, que les

familles sous la pression économique n’arrivent plus à assurer l’éducation de leur progéniture

mais doivent choisir entre responsabilité et leur survie alimentaire. Un des buts d’une l’éducation

adaptée aux réalités locales est la formation des citoyens et citoyennes responsables de l’avenir

de leur pays sans toutefois attendre que tout vienne de l’État. Quel avenir pour un enfant non

scolarisé et sans qualification professionnelle? Birahima par exemple avoue d’entrée de texte

qu’il « parle mal le français » pour la simple raison qu’il n’a jamais eu le temps de bien

l’apprendre: « Mon école [dit-il] n’est pas arrivée très loin; j’ai coupé cours élémentaire deux.

J’ai quitté le banc parce que tout le monde a dit que l’école ne vaut plus rien... » (Kourouma 9)

Comment dès lors s’intégrer dans une société en mutation constante lorsqu’on est analphabète?

Johnny Chien Méchant et ses acolytes ne sont pas mieux lotis que Birahima. Si Johnny se prend

pour le seul intellectuel du groupe c’est bien parce que les autres n’ont pas mieux avancé que lui

sur le plan scolaire. Pour se différencier de ses camarades et prétendre à plus d’honneurs, Johnny

n’hésite jamais à s’autogratifier : « Comme je suis un intellectuel- j’ai été à l’école au moins

jusqu’au CE1 alors que Pili Pili n’a même pas terminé son cours débutant- mon cerveau

fonctionne même quand je ne le fais pas fonctionner » (Dongala 20). Comparé à au Général Giap

qui coordonne les groupes armés, Johnny peut se targuer d’être un intellectuel puisque son

supérieur hiérarchique est un analphabète notoire dont l’intelligence se résume à ses muscles et

biscoteaux d’athlète. Si des décennies après les indépendances, ceux qui aspirent à la direction

des affaires en postcolonie sont des analphabètes, ne faudrait-il pas remettre en question ou du

moins réévaluer la marche à suivre? Comment ne pas voir dans la distinction intellectuel/

analphabète des héros suscités non pas juste un sarcasme envers l’intellectuel qui n’arrive ni à

s’exprimer clairement, ni à transmettre son savoir au peuple, mais aussi un doigt accusateur

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envers les élites locales et l’échec de l’éducation telle que pratiquée jusque là parce que copiée

intégralement sur des modèles étrangers et généralement sans aucuns rapports ou équivalences

avec les cultures locales? En effet Giap ne pouvait « faire la différence entre les lettres p et q car

sa scolarité se résumait à six mois de CP1 » (Dongola 53). Quel avenir espérer en postcolonie si

ceux qui sont aux avant-postes sont des Giap et affidés?

Tout comme pour l’appartenance à un groupe social, l’intégration dans un groupe armé

passe par une ou plusieurs séances initiatiques. Dans le cas des enfants-soldats, il s’agit de tuer

en eux tout sentiment humain pour ensuite créer sous forme de conditionnement mental, moral et

physique tout en faisant d’eux des barbares ou des fauves d’une cruauté insoupçonnée. Leurs

parrains ou mentors, en réalité de faux prophètes et proxénètes, voient en ces enfants des robots

facilement programmables et « moins craintifs […] dans les actions qu'ils mènent [disposant]

d'une énergie surabondante qui leur permet, une fois entrainés, de mener les attaques avec plus

d'enthousiasme et de brutalités que les adultes. »23À la fin de l’initiation, le résultat sera de créer

des « lycaons » dont la principale caractéristique est l’appétit du sang et une férocité qui pousse

l’animal à s’attaquer aux membres de son espèce. En clair « les lycaons, c’est des chiens

sauvages qui chassent en bandes. Ça bouffe tout; père, mère, tout et tout. » (AK187). Dans le

contexte des enfants-soldats, pour passer l’initiation d’un véritable lycaon de la révolution, unité

d’élite des enfants-soldats du Général Tieffi à laquelle aspire Birahima, tout candidat devra

commettre un parricide: « pour devenir un bon petit lycaon de la révolution, il faut d’abord tuer

de tes propres mains (tu entends, de tes propres mains), tuer un de tes propres parents [...] et

ensuite être initié » (AK188). Sans éducation et sans repères civiques, Birahima et ses

semblables évolueront avec la conviction que la violence est le meilleur moyen pour se réaliser.

23 Honwana, Alcinda. « Innocents et Coupables. Les enfants-soldats comme acteurs tactiques » in Politique Africaine No 80. Décembre 2000, p65

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Violenter, tuer, tout ceci sera possible lorsqu’au sortir de leur initiation, ils seront fréquemment

nourris aux drogues dures pour leur donner du courage et annihiler en eux toute sensibilité

humaine. Ce n’est qu`à ce prix qu’ils deviendront « aussi forts que de vrais soldats ». En réalité,

la consommation de stupéfiants par ces enfants altère fortement leur conscience et leur

personnalité. Les réactions sont parfois imprévisibles comme c’est le cas chez Birahima: « la

première fois que j’ai pris du hasch, j’ai dégueulé comme un chien malade » (Kourouma 81). Au

lieu d’une formation adaptée au maniement des armes, les apprentis-soldats sont déshumanisés,

transformés en robots dont la seule fonction est de tirer avec toutes les armes que leur nouvelle

condition leur offre (nous pensons ici aux armes à feu qui tuent physiquement mais aussi, à

l’arme phallique ou l’organe génital masculin qui sert de viol, de rapt et déshumanise tant

physiquement que mentalement les malheureuses victimes. Plusieurs scènes de viol sont décrites

tant chez Dongala, Miano, Kourouma que chez Beyala). Sur le champ, les enfants-soldats

semblent atteindre l'extase mais qui saurait prédire la nature des répercussions mentales et

sociales à la fois chez ces jeunes acteurs et leurs victimes survivantes?

Issus de milieux pour la plupart défavorisés, orphelins d’un parent ou des deux, essayant

d’échapper à une terreur familiale ou simplement chassés de la maison, c’est l’instabilité

(économique, sociale ou mentale) ou l’irresponsabilité des parents qui caractérise les origines de

ces enfants-soldats. Le plus souvent, ils sont très tôt dans l’obligation de se prendre en charge

quand ce n’est pas la famille entière qui dépend d’eux. On apprend par exemple que dès l’âge de

douze ans, Johnny Chien Méchant curait déjà les « caniveaux...pour cinq cents francs » (Dongala

33). Sarah, orpheline de mère à l’âge de cinq est confiée à une cousine par le père qui à son tour

la « plaça24 chez Mme Kokui [qui] fit de Sarah une bonne et une vendeuse de bananes. »

24 Employé ici comme euphémisme, « placer » dans ce contexte signifie le plus souvent vendre. L’enfant dans ce cas devient une sorte d’esclave, un vidomégon béninois ou encore un restavec haïtien comme nous l’avons vu en

Page 72: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

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(Kourouma 94). Chassée par sa patronne, la jeune fillette sera violée et laissée pour morte par un

adulte. L’histoire de Kik est similaire: ancien écolier, il est obligé de joindre les bandes armées

après avoir trouvé dans la case familiale « son père égorgé, son frère égorgé, sa mère et sa soeur

violées et les têtes fracassées » (AK100). L’histoire de ces enfants-soldats est connue simplement

parce qu’ils ont été tués au combat et Birahima leur compagnon leur rend à sa façon un

hommage en fournissant un brin d’information sur ses compagnons d’armes. Il en sera de même

de Sékou Ouédraogo le terrible devenu enfant-soldat après avoir été renvoyé de l’école pour frais

de scolarité. Sosso dit la panthère rejoint le maquis après avoir trucidé son père qui « rentrait

chaque soir à la maison complètement soûl [...] hurlait comme un chacal, cassait tout et surtout

frappait sa femme et son unique fils. » (AK124). Entre multiples traumas et absence de secours,

tous ces enfants n’ont pour solution que de saisir la première opportunité qui leur est offerte. De

l’école buissonnière à la prostitution pour certains, au chapardage temporel, l’appel au

maniement des armes est celui qui semble procurer à ces enfants un semblant d’appartenance à

une nouvelle famille. L’instabilité de la famille biologique ou sociale a donc un lien étroit avec

l’existence des enfants-soldats. L’intégration des gangs et autres groupes guerriers, la

participation aux actes de guerre deviennent pour ces laissés pour compte, un moyen de revanche

sur la société. Les cadets sociaux aspirent à mieux et n’hésitent pas au besoin à transgresser

l’ordre établi par les aînés sociaux, renversant ainsi l’ordre établi et le destin au moyen de la

violence.

amont. Il serait tout aussi judicieux de faire une nette différence entre maltraitance, abus et le travail généralement acceptable d’un enfant dans certaines cultures africaines où il est notamment question d’inculquer à ce dernier les sens de la responsabilité, de l’effort, du courage et surtout de la primauté du groupe sur l’individu. Il n’est donc pas surprenant de voir de jeunes enfants participer en famille aux travaux agricoles, ou encore exercer de petits boulots contre quelques pièces ou billets de banque avec l’aval des parents pour participer au budget souvent précaire de la famille. Mais la limite est nette entre abus et travail volontaire ou à but éducatif. Le cas de Sarah est de loin une situation d’abus et de maltraitance. La suite de son histoire nous éclaircira un peu plus notre analyse.

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Parallèlement, pendant que Johnny Chien Méchant arpente les rues et joue à

l’intellectuel, Laokolé la co-héroïne dont le récit s’oppose catégoriquement à celui de Johnny, vit

dans une relative bonne atmosphère dûe à la stabilité de sa famille qui sans être riche, parvient

avec beaucoup d’effort et d’abnégation à joindre les deux bouts tout en permettant à l’héroïne de

poursuivre de brillantes études qui ne seront interrompues qu’avec le pillage et la guerre contre

les civils entamés par les bandes armées dont celle de Johnny Chien Méchant. Laokolé qui

envisageait de devenir ingénieur était à seize ans avec son amie Mélanie, en « classe de terminale

au lycée [...] parce que, à cause de [ses] bons résultats, le proviseur [lui] avait fait sauter une

classe » (Dongala, 43). À son ingéniosité intellectuelle et grâce à l’apprentissage technique dont

elle bénéficie en assistant son père dans les chantiers de construction, elle associe le maniement

habile des outils de la maçonnerie malgré la dureté de la tâche mais aussi du regard surpris ou

moqueur des passants qui attribuent difficilement le métier de maçon ou de constructeur au sexe

féminin. Ils pourraient aussi estimer que Laokolé et son père enfreignent la règle qui réserverait

alors certaines tâches uniquement aux hommes. Dans ce cas les conséquences seraient

imprévisibles quand éclateront les violences. Cependant, la jeune fille comme son père ne

s’enferment pas dans des paradigmes ségrégationnistes qui limitent la femme à exercer certains

métiers et n’ont que faire de l’attention que leur prêtent les passants.

Malheureusement, les rêves de Laokolé s’évaporeront comme une chimère favorisée par

l’arrivée de la guerre qui l’oblige dans l’espoir de sauver leurs vies, à transporter sa mère

souffrante dans une brouette et son petit frère Fofo. Alors que la vie semble offrir une nouvelle

opportunité à Johnny Chien Méchant pour se définir, c’est en victime non résignée tout de même

que Laokolé voit son avenir lui échapper et devenir une proie que certains jeunes lycaons

pourtant de son âge n’hésiteraient pas à violenter et peut-être de mettre à mort.

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66

2- De L’innocence à la violence ou le regard de l’enfant soldat sur lui-même

Convaincu de la malédiction maternelle qui pèserait sur lui, le jeune Birahima comme

Johnny Chien Méchant devenu soldat après avoir été charmé par les paroles d’un “intellectuel”

de surcroît “Docteur” de son état, sont les produits d’une série d’expériences infortunées et d’un

itinéraire pénible. Issus de sociétés où seul l’instant compte et où l’existence humaine ne se

définit que selon l’humeur des instables et parfois éphémères tenants du pouvoir, Birahima et

Johnny sevrés de leurs familles, se doivent de trouver tous seuls leur chemin dans cette vie de

“merde, de bordel de vie” (AK11). Pour survivre dans un environnement dans lequel le seul

moyen de recours semble ne plus être la famille ou l’école, mais plutôt, la force tonnante et

destructrice des armes, les deux enfants se trouvent dans l’obligation de s’enrôler dans les

groupes armés qui terrorisent leurs contrées et leur offre une plate-forme pour s’exprimer. Dès

lors, nos protagonistes n’auront plus pour tout objectif que s’affirmer comme personne mais

surtout revendiquer au plus vite une parcelle du pouvoir. Johnny Chien Méchant à qui est confié

le commandement d’une bande de jeunes désoeuvrés mais devenus subitement soldats par la

force des choses, entend faire régner l’ordre et asseoir dans l’immédiat son autorité. Conscient de

la précarité de leur nouveau statut à tous et de la difficulté qu’il pourrait avoir à contrôler les

éléments de sa bande, il s’agira de trouver une astuce pour impressionner ses camarades. Après

avoir imposé un nom à la troupe au détriment des suggestions de ses camarades, le nouveau chef

de guerre affirme sa toute puissance: « Là, plus un seul n’a osé contester mon autorité puisque

personne n’avait pipé mot. Ils avaient compris qu’un chef a toujours raison même quand il a

tort » (Dongala, 77). Il est intéressant de noter la facilité d’adaptation et de reprise du discours

intimidant des adultes25 envers ses camarades pourtant du même âge et de la même troupe. Si

25 Ceci ressemble à bien voir aux discours des dirigeants des pays anciennement colonisés qui asseyent leur pouvoir sur l’intimidation, le culte de leur personnage et l’avidité absolue de garder le pouvoir sans partage. C’est aussi une

Page 75: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

67

Birahima n’obtient pas un titre de commandement, il est tout de même promu « capitaine [...]

chargé de rester au milieu de la route à la sortie d’un tournant pour demander aux camions de

s’arrêter » (Kourouma, 81). Muni d’une arme de guerre, il passe rapidement d’ancien enfant de

la rue à enfant-soldat sans véritable formation militaire. Le nouveau pouvoir que lui procure son

nouveau statut lui permet comme à Johnny Chien Méchant de resquiller, de piller les populations

civiles car avec une arme « ça [lui] a donné la force d’un grand » (Kourouma, 81). Cette nouvelle

stature dûe à la possession et du pouvoir de l’arme à feu qui amène le jeune héros de Dongala, à

violer de façon répétée et ce devant ses collègues de la télévision nationale, la grande vedette,

Tanya Toyo alias TT : « Je lui ai dit d’enlever son grand boubou...Alors j’ai perdu patience. J’ai

arraché le grand boubou et déchiré son soutien-gorge. [...] C’est cela ce qui est magnifique avec

un fusil. Qui peut vous résister? J’ai enfin fait sauter son slip et j’y suis allé là, dans le studio,

sous les yeux du technicien toujours paralysé, la bouche et les yeux béants, à côté du corps de

son copain. J’ai pompé, pompé la belle TT. » (36) La description de la violence que subit la

vedette TT va plus loin et tout porte à croire qu’en plus de l’effectivité des méthodes initiatiques,

les jeunes guerriers se prennent parfois au jeu et poussent la cruauté à son paroxysme tout en

assouvissant certains fantasmes qui somnolaient en eux. La certitude de leur pouvoir et de leur

impunité, leur permet nous dirons, de s’octroyer tout ce qui jusqu’à leur intégration ne semblait

être qu’un rêve lointain. Par la violence, ils procèdent à une recréation du monde cette fois à leur

guise en s’accaparant le temps que dure leur prise du pouvoir, la ou les places qui leur étaient

jadis inaccessibles.

pique à l’endroit des conseillers ( en vérité des courtisans au sens donc parlaient Norbert Elias dans La Société de Cour et Baldassar Castiglione dans Le Livre du Courtisan) et affidés du pouvoir qui n’ont aucune influence sur les agissements de leurs chefs mais qui passent la plupart de leur temps à tirer au maximum profit de leurs positions proches du pouvoir central.

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La minutie avec laquelle les enfants soldats se donnent de l’importance et prennent soin de

leur apparence est quasi-chirurgicale. Il s’agit pour tous de s’affirmer sur la nouvelle scène par

tous les moyens possibles. L’effet escompté est immédiat par exemple sur Lovelita, la petite

amie de la tribu ennemie de Johnny Chien Méchant qui a de la peine à reconnaitre son

compagnon d’avant guerre. Ce dernier donne un aperçu de son impressionnant accoutrement qui,

non seulement affirme sa supériorité sur ses hommes et sa force envers ses ennemis mais aussi

affirme une certaine immortalité26. « J’avais donc choisi le plus puissant de tous mes T-shirts,

celui qui avait l’image de Tupac Shakur et que j’avais traité de façon spéciale: j’y avais collé et

cousu des petits morceaux de miroir [...] pour aveugler l’adversaire par les rayons du soleil [...]

dans leurs yeux mais aussi parce que les miroirs dévient la trajectoire des balles »(91) La

référence à L’artiste américain Tupac est symboliquement une volonté de puissance et de

pouvoir quasi divin si l’on s’en tient aux rumeurs qui alimentent encore aujourd’hui

l’immortalité de l’artiste. Elle est renforcée par les ajouts et objets magiques qui lui cernent le

corps du jeune soldat. La référence aux miroirs nous fait penser au regard de l’autre à travers la

réflexion lumineuse qui aveugle l’ennemi mais polarise aussi le regard de l’autre vers soi. Il y a

donc dans la fabrication de ce nouveau personnage, une envie de paraître plus important qu’on

ne l’est, la création d’une image symbole toute puissante et une imitation authentique des gestes

adultes qui s’accaparent du pouvoir au détriment de leurs peuples.

Sous la protection du faussaire et marabout Yacouba, fabricant de gris-gris pour les

puissants selon les circonstances, le petit Birahima qui jouit d’un statut spécial dans les

26 La recherche de l’immortalité mais surtout de l’invincibilité est une quête longtemps poursuivie par les humains et les soldats. Il est important de noter la référence à feu l’artiste noir américain Tupac Shakur assassiné dans des circonstances troubles à Las Vegas en 1996 et donc le criminel n’a jamais été interpellé. Cette déficience des services de police a conduit ses fans à revisiter les anciennes chansons de l’artiste et de propager que l’artiste serait bien vivant bien que son décès ait été confirmé. Il règne encore aujourd’hui un mythe savamment entretenu auprès de ses fans. En se parant du T-shirt de Tupac, Johnny Chien Méchant croit ainsi obtenir cette immortalité par association.

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différentes factions guerrières parce que considéré comme le fils du marabout, Birahima reçoit

de son parrain « le grigri le plus puissant et gratis” quand les autres “fétiches s’achetaient au prix

fort » (78). Il règne dans l’environnement de l’enfant-soldat, un renouvellement constant des

attributs qui donnent vie personnage. De la protection magique à l’habillement, on dénote une

volonté concurrentielle de produire le plus d’impressions sur son entourage immédiat et lointain.

Dans la même lancée, si le choix n’est pas que symbolique mais aussi porteur de sens, nous

pouvons affirmer que le désir d’affirmation de soi et la puissance qui suit, amène l’enfant-soldat

à opérer un choix sans équivoque en matière de nom. Comme pour les fétiches et autres

amulettes de protection, la progression dans l’échelon militaire à la faveur de la multiplicité des

combats, le choix du nom sera sans cesse renouvelé en conformité avec le changement du

personnage du moment. Le nom choisi se doit alors d’être “un nom fort, puissant. Un nom qui

[...] fout la trouille que ressent un condamné devant un peloton d’exécution, un nom qui fait

trembler les criminels quand ils le voient affichés devant une maison” (117). Dans ce théâtre

tragique qui se joue tout en déjouant toutes les attentes, le jeu pour l’existence se réduit à un

exercice du don de vie ou de la mort. Dressé comme une bête sauvage, l’enfant-soldat n’a pas

pour ambition de « discipliner » comme le ferait un corps d’armée sous le contrôle d’un pouvoir

central et stable, mais plutôt de montrer qu’il a bien assimilé ce qui lui a été enseigné. Il s’agira

donc « de tuer en masse » et sans pitié. Achille Mbembe parle d’une économie du « massacre »

qui se manifeste par la « généralisation de l’insécurité [qui provoque] au sein de la société la

distinction entre les porteurs d’armes (à la fois générateurs de l’insécurité et pourvoyeurs de

protection) et ceux qui, parce qu’ils en sont dépourvus, courent en permanence le risque de voir

leur vie et leur propriété mises en gage »27. Le nom devient dans ces circonstances mieux qu’une

27 Mbembe, Achille. “Essai sur le politique en tant que forme de dépense.” Cahier d’Études Africaines 2004, 173-174: 177

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manière pour le jeune soldat de vivre un rêve, il est affirmation d’une personnalité et d’un idéal

en perpétuels changements. Plus les jeunes s’aguerrissent au jeu de la mort, plus ils prennent

goût et se montrent de plus en plus téméraires. Dans ces conditions, la prise du risque et de

l’insolence atteint son apogée. Les principales références nominales qui dominent leur

imagination proviennent soit du monde animal, « Sosso la panthère » pour l’un des compagnons

de Birahima, « Lions Indomptables » (116) ou encore « Chien méchant » chez Dongala; on

retrouve aussi des patronymes tirés de la fiction hollywoodienne « Chuck Norris » (324) ou

encore des noms d’anciens tyrans « Idi Amin »28 (324). La cruauté étant l’une des principales

caractéristiques qui animent ces fauves et acteurs hollywoodiens, on peut aisément imaginer les

effets et les actes que reproduisent les enfants soldats dans leur envie de s’identifier jusqu’aux

actes aux figures qui remplissent leur imagination et les conséquences qui en suivront dans leurs

sociétés. Sitôt embrasés par l’euphorie de leur puissance manifeste, ils se laissent aller aux

multiples joutes interminables des baptêmes. On est ainsi selon l’humeur et l’occasion baptisé,

« débaptisé et rebaptisé » (115). Le but recherché est de montrer aux autres mais surtout se

convaincre soi-même des échelons gravis qui autorisent tant que peu, la possession du pouvoir et

la création perpétuelle d’une personnalité. L’extrait qui suivant entre deux jeunes protagonistes

de Dongala traduit de près la morbide réalité:

- Matiti Mabé, heureux de te revoir!

- Je m’appelle maintenant Chien Méchant.

- Ben moi aussi je ne m’appelle plus Idi Amin, c’était trop con. Maintenant je suis

Chuck.

- Chuck?

28 Du nom de l’ancien président et tyran sanguinaire Ougandais Idi Amin Dada, réputé non seulement par son physique de géant et d’ancien boxeur mais aussi par la cruauté des sévices qu’il infligeait à ses ennemis.

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- Ouais, Chuck Norris... » (324)

Nous avons mentionné plus haut que l’enfant-soldat était devenu de par son initiation un

être sans peur. Conscient du pouvoir que lui confèrent son nouveau statut et les armes

meurtrières qui vont avec, il est capable d’affronter le danger sans beaucoup d’hésitation. Ne se

percevant plus comme un mineur inférieur à l’adulte puisqu’ils combattent les mêmes guerres et

commettent les mêmes exactions, il a une approche amplifiée de son importance qui le conduit

forcément à une dérive autoritaire. Johnny Chien Méchant par exemple exige le respect absolu

de ses hommes "bien que certains soient plus âgés et musclés" que lui. Il veut asseoir son

pouvoir de domination mais aussi de meneur d'hommes et profite de toute occasion pour

démontrer son pouvoir despotique. Faisant fi de toute retenue ou censure, les enfants soldats dans

leur généralité vont « tuer, violer, donner la mort » (116). Il s'agit d'humilier et de soumettre

l'adversaire ou toute personne considérée comme telle. Délinquants et tortionnaires en devenir,

peut-on affirmer sans risque de se tromper que ces soldats n'ont pas conscience de la terreur

qu'ils sèment sur leur passage, eux qui admettent pourtant prendre plaisir à voir les autres

souffrir? Le phénomène de compensation serait une autre approche pour essayer de comprendre

la volonté de puissance des enfants-soldats. La violence inouïe qu'ils infligent à leur société en

général n'est pas l'expression de la violence relâchée subie par eux sous la domination des

adultes, de la société elle-même qui leur refuse tout droit d'exister en les traitant comme des

infantes? En se faisant craindre de tous et en exposant aux yeux de leurs adversaires l'immensité

du pouvoir que leur accorde leur nouveau statut, l'enfant-soldat remédie à sa propre insécurité

existentielle intérieure et se console temporairement de tous les déboires et échecs subis:

« C'était vraiment bien d'être dans une milice armée, cela vous permettait de goûter aux bonnes

choses de la vie. » (264) Le degré d'extase exprimé et ressenti par Johnny Chien Méchant dans

Page 80: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

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l'acte de viol de la vedette de télévision Tanya Toyo est l'un de ces faits de compensation. La

même furie extatique est manifestée lorsqu'avec sa clique, ils entreprennent de violenter le riche

Inspecteur des Douanes M. Ibara et son épouse intellectuelle, professeur de lycée: « Ouais, j'étais

dans la maison d'un grand. J'ai posé mes fesses dans le fauteuil d'un grand, j'ai bu dans les verres

d'un grand.» (264) L'appartenance à une milice armée et le port d'une arme automatique abolit

dans ce cas la société de classe et change les données du jeu. Plus loin, il viole avec ses copains

Mme Ibara sous les yeux larmoyants du mari devenu subitement par la force des armes, un être

insignifiant, un infans qui n'a plus droit à la parole. Les rôles hégémoniques sont renversés et

c'est l'adulte hier qui subit les foudres de celui qui quelques jours encore n’était qu'un enfant sans

existence. Johnny s'extasie devant le spectacle qui s'offre à lui par l'attitude certes méprisante de

Mr Ibara mais une méprise sans effet et par la posture animalière et dégradante dans laquelle il

soumet Mme Ibara: « J'ai pompé, pompé. Je baisais la femme d'un grand. Je me suis senti

comme un grand. Je baisais aussi une intellectuelle pour la première fois de ma vie. Je me suis

senti plus intelligent. » (ibid)

La compensation on le voit, peut justifier la transformation monstrueuse des enfants-

soldats en messagers de la violence et du renversement des rôles politiques dans les sociétés

postcoloniales. Ayant la sensation d'être devenus invincibles grâce aux multiples gris-gris et

autres fétiches mentionnés en amont, l'enfant soldat devient un être despotique, un bourreau

sadique dépourvu de toute humanité. Il s'oppose avec les mêmes moyens et la fureur en plus, au

pouvoir despotique des autorités politiques qui dirigent les sociétés postcoloniales. Dans un

article sur la présence des enfants dans la guerre, Koffi Anyinefa, l'auteur suggère que « la

violence […] à laquelle participent les adolescents doit être comprise comme une atteinte à

l'intégrité [du] pouvoir despotique [et] comme une expression de l'incapacité de celui-ci à assurer

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le bien-être des citoyens de l'État. »29 La facilité avec laquelle ils donnent la mort démontre de

leur degré d'insensibilité; c'est pourquoi ils s'entretuent et massacrent d'innocentes victimes sans

pâlir. Le spectacle des « torches humaines hurlant de douleur et se tortillant par terre » semble

être pour eux une source de jouissance et d'interminable satisfaction. Mais en ôtant d'un côté la

vie à leurs victimes, les enfants-soldats n'expriment-ils pas malgré tout une forte envie de vivre,

de faire partie d'une société qui leur dénie tout droit d'existence? L'invincibilité et l'immortalité

qu'ils recherchent à travers fétiches et de gris-gris est aussi un cri à la vie. Une vie qui leur a

échappé dès la naissance car placée sous la tutelle parentale, une vie qu'ils essayent de

reconstituer, de s'en approprier à tout prix et de revivre à travers le nouveau statut qui est le leur,

celui de l'enfant-soldat. Ce faisant et copiant à perfection les actions des dirigeants de leurs

sociétés, les enfants-soldats ne perdront aucune opportunité pour exhiber30 et déployer leur art

despotique. Dans l'extase et l'euphorie de leur nouveau pouvoir, ils n'afficheront aucune pitié,

aucune retenue ni autocensure; ils tueront, humilieront, violeront et donneront la mort à toute

existence qui aura le malheur de se trouver sur leur chemin. Terroriser, commander, soumettre et

enfin détruire l'autre semble être à tout prix leur leitmotiv. Une attitude qui n'est pas loin de

rappeler celle des rapports entre maitres et esclaves, entre colons et colonisés mais aussi et

29 Anyinefa, Koffi. "Les enfants de la guerre: adolescence et violence postcoloniale chez Bajoko, Dongala, Kourouma et Monénembo". Présence Francophone No 66, p82. 2006 30 il est important de comprendre qu'en postcolonie, la culture du paraître va de pair avec l'exhibition, l'étalage des biens matériels, des actions spectaculaires. Ainsi, toute autre activité qui met le sujet exhibant en position de force et de hauteur face un public enthousiaste ou apeuré, est foncièrement recherchée et multipliée. Les actions des enfants-soldats participent en partie à ce constat d'exhibition. Le viol, les tueries ou tout autre acte dénigrant on le remarquera, sont toujours précédés d'un "topo", une sorte de faux débat car avant l'acte fatidique, il faut montrer la "maitrise" de la parole, du verbe. Ensuite ces actions se passent toujours devant un ou plusieurs témoins visuels apeurés à qui on laisse la vie déjà traumatisée afin que tacitement, le témoin puisse, pensent du moins les nouveaux maitres, rapporter comme un griot ou un barde, les "hauts faits" des nouveaux maitres de la cité. Achille Mbembe en parle longuement dans son essai "De la Postcolonie", notamment dans le chapitre consacré à l'esthétique de la vulgarité. Les actes de violence des enfants-soldats comme ceux commis par les états postcoloniaux sont du domaine du grotesque. Le donner à voir, l'exposition des corps et le changement constant des identités font partie des éléments grotesques et de l'expression d'une soif de pouvoir. La mutilation des corps, l'obscénité de la gestuelle du viol et la zombification des victimes participent aussi au désir de domination recherché par les enfants-soldats qui à notre avis cessent d'être des enfants mais peut-on aisément dire qu'ils sont déjà adultes bien que participant au jeu macabre institué par ces derniers?

Page 82: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

74

surtout l'attitude des nouvelles administrations des anciennes colonies devenues indépendantes

envers leurs populations. L'attitude papier carbone des enfants-soldats ne devrait-elle pas servir

de leçon à ces administrateurs et autres dirigeants des sociétés postcoloniales concernées? Eux

qui ne lésinent sur aucun moyen pour étaler leurs richesses, leurs différentes personnalités et leur

vanité sous les yeux hagards et hébétés du petit peuple. Si l'enfant soldat estime qu'il a doit à la

vie, et que l'autre qui n'est pas lui doit mourir car moulés dans la culture de la haine absolue de

son alter ego, il sait dès lors que sa propre survie dépend de l'annihilation de tout degré de

sensibilité. Le carnage qui résulte après leur passage est l'expression suprême de cette cruelle

insensibilité. L'élimination de l'autre pour l'enfant-soldat est l'assurance d'avoir accordé à vie

personnelle un sursis car la prochaine balle, le prochain accident de route pourrait lui prendre la

sienne. La paranoïa que provoque cette envie de survivre force les jeunes soldats à la vigilance et

au décryptage presque toujours erroné mais constant des intentions des autres. Intentions qui

pour lui ne peuvent que viser à le détruire d'où l'obligation pour lui de toujours être en position

d'attaque/défense.

De même, la mise en garde de Johnny Chien Méchant au représentant des riches et autres

pôles de décision, Mr Ibara, est en cela prémonitrice: « Messieurs les grands de ce monde,

sachez que les petits existent aussi et chaque fois qu'ils le pourront, il ne vous rateront pas.

Ouais, vous avez intérêt à le savoir. » (270) Cette mise en garde nous le pensons, dépasse

largement le cadre de la postcolonie : elle s’inscrit en droite ligne des récents mouvements

altermondialistes qui revendiquent tous les jours un peu plus de justice et une meilleure

répartition des richesses de la planète face à l'égocentrisme et l'enrichissement toujours

exponentiel des plus riches et des organismes financiers mondiaux à leur solde.

Page 83: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

75

Contrairement aux guerres généralement connues dont les buts sont la défense ou

l'occupation d'un espace délimité, la guerre de l'enfant-soldat est d'un tout autre idéal. Il ne

défend rien en réalité ni n'occupe aucun territoire. La fragilité de son statut le pousse à agir plus

par nécessité que par un engagement profond à des idéaux. Une nécessité dictée par les

conséquences de son éternel statut d'infant qui le soumet à la merci de la société, elle même dans

un état de décrépitude mentale et économique avancée. L'enrôlement dans la guerre est pour lui

le seul moyen d'exister dans l'immédiat car le futur n'existe pas. Mis en marge de la société qui

ne lui accorde aucune importance, le recours aux armes est le moyen par excellence pour rétablir

un certain ordre. Cela doit se faire le plus rapidement possible et par tous les moyens sans le

moindre égard pour les conséquences ou victimes collatérales de leurs actions. « Au lieu de

s'élever au niveau de la lutte pour le pouvoir [véritable, les enfants-soldats comme leurs

dirigeants] ne pensaient qu'à [leur] vie personnelle » car avec leurs armes disent-ils « nous

réécrivons la loi » (Dongala 111-113). Mis en marge de leurs sociétés, la prise des armes est le

moyen rêvé pour rétablir "l'ordre naturel des choses" et la violence qui s'en suit devient leur

mode d' « expression politique » (Dongala118). Grâce au pouvoir que leur octroient les armes,

leur présence physique longtemps ignorée de tous prend subitement une autre dimension et la

crainte qu'ils inspirent n'est pas pour leur déplaire. Cette nouvelle loi écrite sur mesure leur

permet d'améliorer leur statut social: par exemple, l'enfant-soldat peut enfin « bouffer tous les

jours » (Dongala109). Il s'agit de prime abord d'améliorer la survie quotidienne malgré la

précarité de leur situation. Ainsi, partis de rien et toujours en position d'attente, la guerre leur

offre désormais "droit à la double ration de nourriture […] et au salaire triplé » (Kourouma189)

sans compter les belles voitures japonaises et autres richesses dont ils prennent possession lors

des multiples pillages qu'ils effectuent lors de leurs attaques sur les populations non armées.

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76

Outre les avantages matériels et alimentaires, l'enfant-soldat peut aussi espérer obtenir de

brillantes promotions dans sa carrière professionnelle, même si ces promotions ne sont basées sur

aucun mérite mais plutôt sur l'humeur du jour de leurs chefs de troupe: « on était capitaine,

commandant, colonel, le plus bas grade était lieutenant » (Kourouma 76-77). La guerre en

continue est aussi source de profits divers. Johnny Chien Méchant peut exhiber à la fin du roman,

les multiples pagnes et autres bijoux de valeur volés pendant les diverses rapines de son gang. La

guerre est pour l'enfant-soldat une raison de vivre et d'être. Elle lui procure un moyen de mieux

vivre, d'oublier ses déconvenues et autres humiliations que lui a infligées la société. Appuyer sur

la gâchette lui permet de transformer sa misère en « paradis terrestre » (Kourouma 83) ou comme

le confesse Johnny, la guerre c'était vraiment chouette.

Outre la facilité avec laquelle, l'enfant-soldat acquiert ses galons, se pose la question de

l'intégrité des hommes qui les dirigent. À travers leurs agissements, on dénote un manque de

sérieux et une volonté de remettre en cause certains piliers séculaires sur lesquels repose la

société. L'armée qui est le bras sécuritaire de la société se trouve ainsi réduite à une bande de

pieds-nus ou de sans-culottes sans discipline ni formation aucune. Les galons dont ils sont

affublés, requièrent dans la réalité, force d'entrainements, de dédication et surtout de longues

années d'expérience intellectuelles, guerrières, morales et physiques. Ces qualités sont ici

bafouées et réduites à de simples faire-valoir. C’est bien la société qui est détruite et mise à mal.

Aucun critère notable ne justifie la montée en grade ou l'obtention d'un grade par l'enfant-soldat.

L'aspect moral et éthique c'est à dire la capacité a distinguer le bien du mal, le juste de l'injuste,

le sens de l'honneur et de la responsabilité, n'est certainement pas celui qui intéresse les divers

protagonistes de la scène. Pourtant l'attitude du jeune soldat face aux crimes commis au combat

est somme toute paradoxale. Le caractère néfaste ou moral de ses actes lui inconnu. Tuer pour

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l'enfant-soldat ne constitue pas selon lui un acte criminel. Il ne se voit ni ne se considère comme

criminel. Confronté de façon inopinée sur la nature de ses actes par une de ses victimes qu'il

entend torturer plus tard, le héros de Dongala perd le contrôle de ses sens:

« -Mais tu me prends pour qui? Ai-je gueulé.

-Pour ce que tu es, un tueur.

L'injure m'a frappé de plein fouet » (Dongala 353). Être traité de tueur est l'injure

suprême pour quelqu'un qui se voit en combattant, en débrouillard et non comme quelqu'un qui

dégrade sa société. Le fait de guerre pour lui justifie tout acte commis durant cette période. Tout

combattant, lui inclu, est exonéré de toute faute et saurait être tenu pour responsable: "je ne suis

pas un tueur, mademoiselle. Je fais la guerre. On tue, on brûle et on viole les femmes. C'est

normal. La guerre c'est comme ça, donner la mort, c'est naturel. Mais cela ne veut pas dire que je

suis un tueur, un vulgaire assassin! » (353). Une fois de plus, la réaction naïve de l'enfant-soldat

qui refuse toute responsabilité dans ses actes montre si besoin était de son impréparation

mentale, intellectuelle et physique à faire la guerre. Devrait-on alors lui appliquer la qualification

du soldat ou simplement celui de combattant de circonstance? La réaction de Birahima n'est pas

différente de celle du protagoniste de Dongala: « M'appelle Birahima. J'aurais pu être un gosse

comme d'autres (dix ou douze, ça dépend). Un sale gosse ni meilleur ni pire que tous les sales

gosses du monde si j'étais né ailleurs […] J'ai tué pas mal de gens avec mon kalachnikov. C'est

facile. On appuie et ça fait tralala. »31 Au vu de leur âge respectif, les enfants-soldats présents

dans notre corpus, ne seraient pas à même d'être légalement admis dans diverses armées du

monde où l'âge au recrutement se situe généralement autour de dix huit ans. C'est dans une

situation véritablement ambigüe que se retrouve l'enfant-soldat avec un statut tout aussi

indéfinissable. Nous le disions plus haut les catégories soldat et enfant sont deux entités qui 31 Page de couverture

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s'opposent naturellement. Si l'enfant est supposé être protégé, éduqué et nourri par l'adulte, le

soldat quand à lui est déjà celui-là à qui la société reconnaît le statut d'adulte et lui accorde tous

les mécanismes et moyens de défense et le droit de tuer pour protéger cette même société qui agit

comme un pouvoir régulateur invisible. De ce fait, l'enfant-soldat tout en restant enfant, garde-t-

il encore cette innocence qui caractérise l'enfance? Alcinda Honwana suggère une situation plus

complexe que celle des enfants pris dans ce tourbillon d'où on ne ressort jamais indemne. Ainsi.

« L’association des termes d'enfant et de soldat relève d'un paradoxe, dans la mesure où les

enfants-soldats se situent dans l'espace interstitiel entre ces deux catégories […] ils effectuent des

tâches relevant de l'apanage des adultes, mais ils ne sont pas encore des adultes. La possession

d'armes et le droit de tuer les placent en dehors de la catégorie de l'enfance, mais de tels attributs

ne suffisent pas à les intégrer pleinement dans la catégorie des adultes, du fait notamment de leur

âge et de leur immaturité physique. »32 Il apparait donc que l'enfant-soldat crée une nouvelle

catégorie hybride ou de l'entre-deux en cela qu'elle partage les caractéristiques de la dualité

enfant et soldat, mais une hybridité monstrueuse, abjecte dans le sens où la dynamique enfant-

soldat donne naissance à une anomalie, une infirmité sociale, une monstruosité qui remet en

cause les fondements de la société en prenant les armes contre elle tout en participant à sa

destruction. Dans la folie destructrice de l'enfant-soldat, on est en droit d'oser la question de la

responsabilité et du jugement avec le risque opportun de la culpabilité du fautif. Au vu de ce qui

précède, ne peut-on pas dire que la question de l'enfant-soldat interroge la responsabilité de la

société?

3- Enfant-soldat: entre monstruosité et victimisation

32 Honwana, Alcinda. "Innocents et coupables: les enfants-soldats comme acteurs tactiques" in Politique Africaine 80. Décembre 2000, p59.

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L'enfant-soldat entre en guerre non pour les idées, encore moins dans le but de libérer un

territoire ou protéger un groupe humain en danger, il y va par nécessité car n'ayant pas la faculté

rationnelle de choisir de faire la guerre et de mesurer les multiples conséquences qui pourraient

en survenir. La guerre aux yeux de l'enfant-soldat constitue un moyen de survie, l'unique faut-il

le préciser. Parmi les articles de ce lugubre moyen de survie, l'enfant-soldat s'octroie le droit « à

bouffer tous les jours » (ibid) même s'il faut tuer pour atteindre ce but. Le lecteur qui lit

attentivement les récits et témoignages de ces jeunes témoins impliqués dans ces tragédies

récurrentes, se fait certainement un jugement de valeur quand aux divers degrés de responsabilité

des différents acteurs. Dans cette partie de notre étude, nous entendons montrer qu'il n'est pas

aisé de tirer une conclusion définitive tant le statut de l'enfant-soldat est complexe. Nous avons

signalé en amont qu'il existait une zone grise33 lorsqu'il s'agissait d'établir les responsabilités des

enfants-soldats ou d'établir une limite précise entre les victimes et les bourreaux: certains récits

nous apprennent que les deux parties avaient parfois le même âge ou alors partageaient les

mêmes jeux d'enfants quelques jours avant les tragiques évènements.

Dans une lettre à Louis Bouilhet, Flaubert affirme que « pour établir quelque chose de

durable, il nous faut une base fixe. L’avenir nous tourmente et le passé nous retient. Voilà

pourquoi le présent nous échappe. »34 Comment peut-on vivre lorsque chaque pas que nous

faisons non seulement nous empêche d’avancer mais surtout nous renvoie notre passé en pleine

figure ? Gilbert Gatore est un jeune écrivain rwandais qui a treize ans lorsqu’éclate le génocide

rwandais. Pendant sa fuite, il emporte avec lui quelques notes qui deviendront en 1997, le point

33 L'expression de "Zone grise" est de Primo Lévi dans Les Naufragés et les rescapés: Quarante ans après Auschwitz. Paris: Arcades Gallimard. 1989 traduit de l'italien par André Maugé. Nous y reviendrons. 34 Flaubert, Gustave. Correspondances, 1850-1854, 2e série. Bibliothèque Charpentier. Paris, 1889. p29.

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80

de départ de l’aventure fictionnelle d’où naitra Le Passé devant soi35. Son roman met en parallèle

deux voix, celles de deux jeunes gens qui ont vécu cette tragédie que l’auteur ne nomme jamais

mais deux voix qui parlent toutes différemment de leur expérience du conflit. Pour le bourreau

Niko, ancien enfant-soldat, albinos de naissance, c’est l'explosion en plein visage d'un passé

tragique qui tient absolument à ne plus se laisser enfermer dans la prison de la conscience et à

finalement se révéler au grand jour. D’un autre côté, celle que le lecteur considère de prime

abord comme victime, Isaro, elle chez qui un affreux concours de circonstance réveille des

souvenirs douloureux qu’elle croyait avoir enfouis dans le secret de sa mémoire, décide de se

débarrasser de toute sa vie parisienne pour entreprendre de revisiter les lieux du drame et

participer à la mise en écriture de son Histoire et de ceux-là qui ne pourront plus témoigner.

Comment comprendre pour l’un le comment et le pourquoi de ce que l’autre voudrait absolument

oublier. S’il est généralement accepté que le bourreau revisite toujours le lieu de son crime,

qu’est ce qui pousse la victime elle, à entreprendre le même trajet ? Peut-on conjurer une

violence d’une magnitude indicible lorsqu’on a été partie prenante ou subissante du drame? En

d'autres termes, quelles sont les chances pour des enfants (l'un soldat, acteur et témoin des tueries

et l'autre, victime survivante collatérale des mêmes violences) de redevenir un être normal

lorsqu'il a été acteur et témoin d'une tragédie de cette ampleur? Comment assigner les degrés de

responsabilité si tant est que l'enfant-soldat n'est pas une créature ex nihilo mais la conséquence

normale de la décrépitude de la société à laquelle il appartient. La violence inscrite dans la

mémoire modifie indéfiniment dans le temps et l’espace, l’existence et le devenir des

personnages concernés. C'est le constat qui est fait après lecture du Passé devant soi de Gatore ou

encore de L'Aîné des orphelins de Tierno Monénembo. Ces auteurs nous mettent indirectement

35 Il reçoit avec ce roman à Saint-Malo le prix Ouest-France, Étonnants voyageurs 2008.

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81

au défi, nous lecteurs, légataires testamentaires de la narration, de décider du devenir et du sort

de la victime et du bourreau, tant il apparaît que tous les deux sont victimes de la tragédie.

Le Passé devant soi, titre prophétique, voulu ou non par l’auteur, est construit sous une

forme toute aussi mystérieuse. Les 252 paragraphes de longueur inégale qui constituent

l’ensemble, ressemblent à des livres au sens biblique du terme ou des versets bibliques. Chacun

de ces paragraphes ou versets délivre une mini sentence qui provoque un malaise constant au

lecteur qui a le courage de lire le texte. À ce dernier, l’auteur fait, par de multiples clins d’œil

répétés, une mise en garde au fur et à mesure qu’avance et se dessine la funeste histoire de la

tragédie. « Cher inconnu, [dit-il], bienvenue dans ce récit. Je dois t’avertir que si, avant de mettre

un pied devant l’autre, il te faut distinguer le sentier incertain qui sépare les faits de la fable, le

souvenir et la fantaisie ; si la logique et le sens te paraissent une seule et même chose ; si, enfin

l’anticipation est la condition de ton intérêt, ce voyage te sera peut-être insoutenable. » (11)

Ainsi pour se faire une idée de la narration engagée dans ce roman, patience, retenue et ouverture

d’esprit seront les qualités requises pour pénétrer dans le monde lugubre et monstrueux qui sera

ouvert au lecteur. La mise en garde n’exclut donc pas des désagréments, voire un abandon du

récit qui se situe entre réalisme et fabulation. Dans ce roman qui se lit et s’écrit à rebours car tout

est véritablement dans le titre: victime et bourreau doivent endurer la remontée dans le réel des

évènements tragiques qu'ils croyaient pour l'un pouvoir refouler et pour l'autre avoir refoulés

dans leur subconscient.

Le Passé devant soi se déroule dans deux espaces majeurs : Paris et une région qui ne

sera jamais nommée dans le récit. Les seuls repères géographiques et physiques de l'espace

anonyme seront la grotte, le village imaginaire Iwacu et les dédales d’un hôtel où la narratrice

prendra quartier aux premiers jours de son arrivée dans son pays d’origine. Cette absence de

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nomination participe au dilemme auquel seront confrontés tous les acteurs, le lecteur compris,

dans leur tentative de narrer, localiser et de comprendre les évènements qui ont ravagés cette

partie du monde. Ce non-dit révèle aussi l’universalité de l’horreur car cette dernière n’a pas de

lieu ou d’espace de prédilection. Si les jeunes narrateurs parce qu’ils ont été tous les deux chacun

à sa manière, témoins des massacres et que c’est leur histoire personnelle qu’ils essaient de

relater pour comprendre, pour partager, évacuer la douleur et peut-être se recréer une vie

nouvelle. Le lecteur lui s’y trouve impliqué dès la première ligne du roman, où sa patience, sa

témérité et son humanité seront testés, bousculés mais aussi parce qu’il lui est annoncé qu’après

la lecture éprouvante et vertigineuse du roman, il « sera le seul survivant »12. Devenu de ce fait

le légataire testamentaire de deux existences ravagées par la folie des hommes, l’auteur du Passé

devant soi met son lecteur devant un fait accompli qui le force à accepter une part de

responsabilité dans la trame de la tragédie. Roman engagé, l’intrigue met à nu les ravages

physiques, psychiques et sociaux qu’endurent les victimes du génocide et de toute autre guerre et

donc l’universalité n’est plus à démontrer. Les deux voix majeures du roman sont celles de Niko

que l’auteur a peint extrêmement sympathique d’abord, personnage victimaire ou bouc émissaire

à la limite avant de le montrer dans toute sa monstruosité, comme acteur principal des tueries

immondes qui vont rapidement changer le paysage humain local. Enfant, le jeune Niko n’a pas

bénéficié de l’affection familiale. Sa venue au monde le prive de la chaleur maternelle car celle-

ci meurt en couches en l’absence de toute assistance. Le violent orage qui sévit sur le village

force les habitants à se préoccuper plus de la sécurité de leurs cases et ignorent la venue au

monde du nouveau-né et la mort de la mère. Quand finalement, le chien de la maison fait

remarquer sa présence, la famille se rend compte bien après que l’enfant est muet et le trouve

laid. « Sa grand-mère qui ne s’en laissait jamais conter prenait le nourrisson à part pour lui

Page 91: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

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demander d’arrêter de plaisanter ; il les avait bien fait rire mais cela suffisait. Il devait parler ou

au moins, émettre un son…Elle avait l’impression de tenir une horrible poupée possédant tout

d’un être humain sauf la voix, lui confiait-elle » (95) De ce mutisme, synonyme de damnation,

lui viendra le nom de Niko qui dans son entourage est semblable à l’interjection « Hé ! » ou

encore « toi là-bas ». Cette absence de nomination qui fera de l'enfant un être inexistant et

transparent, a une influence néfaste sur l’existence de Niko qui finit par vivre à l’ombre du reste

de la communauté. Jusque sur les campus scolaires, il sera la victime désignée de ses camarades

et portera son sourire jugé monstrueux comme un stigmate : « Mais lorsque pour sourire, il

dévoilait des dents aussi immenses que miteuses et désordonnées, il paraissait un singe à

certains, un démon à d’autres. Il fallait être habitué ou averti pour supporter ce sourire sans

manifester aucun signe de répulsion. » (117)

Rejeté par sa famille, hué et tenu à distance par les enfants du même âge, Niko devient un

fantôme vivant, une ombre dont lui seul a conscience de sa propre existence, un intouchable, une

horreur abjecte au sens défini par Julia Kristeva36 comme cet élément« qui perturbe une identité,

un système ou un ordre » (12). Telle est l’image offerte du jeune Niko, un être seul, abandonné

de tous, une victime qui force notre sympathie et suscite notre pitié. Isaro, la victime quant à elle

semble d’emblée moins à plaindre : l’opposition est nettement marquée dès le chapitre liminaire

entre l’existence misérable de Niko, et celle d’Isaro, survivante bien vivante, que l’on voit avaler

dans sa studette parisienne, un bol de céréales avant de s’envoler pour son cours de marketing

stratégique à l’école de commerce (où elle « a tant souffert »), puis pour son pays d’origine.

Alors que Niko n’a jamais été aimé par quiconque, Isaro a bénéficié, de la part de ses parents

adoptifs français d’« un amour sans réserve ni condition », se sont sacrifiés pour lui offrir une

36 Kristeva, Julia. Pouvoirs de l'horreur: Essai sur l'abjection. Coll. Tel Quel. Paris: Seuil, 1980

Page 92: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

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nouvelle chance dans la vie, « Ils l’avaient accueillie lorsque, orpheline de cette tragédie, elle

semblait condamnée…sans leur générosité inexplicable […] elle n’aurait jamais connu la

tendresse…elle n’aurait pas fait les études brillantes que tout le monde s’accordait à qualifier de

brillantes. » (51) Malgré cet investissement dans son avenir, Isaro abandonne la maison familiale

et filtre le numéro de téléphone de ses parents, cesse toute communication avec eux mais

bizarrement continue, d’encaisser régulièrement « le virement mensuel automatique de leur

compte bancaire au sien » (52) Mais là s’arrête la comparaison différentielle des deux

personnages dont la mise en scène de l’auteur force le lecteur à éprouver des sentiments de

sympathie ou de réserve envers les deux héros. Lorsqu’un nouveau pan de voile est levé et que la

suite du récit montre Niko dans ses œuvres de destruction massive, c’est encore le lecteur qui est

entrainé dans un nouvel engrenage. On ne cessera de rappeler, comme les clins d’œil répétés de

l’auteur envers son lectorat, que le texte se lit à rebours et que tout jugement précité réduit

l’impact recherché par le récit. Comment réagit-on lorsqu’on se retrouve unique héritier d’un

testament, d’une histoire individuelle ou collective dont on a peut-être pas voulu ou souhaité

hériter?

Lorsque le jeune Niko voit sa destinée lui apparaitre dans un rêve, rêve dans lequel il assassine

son père, il s’en offusquera mais se verra bientôt enrôlé d’abord comme volontaire dans une

milice avant de se retrouver commandeur des Enragés Volontaires, sa propre milice à lui avec

laquelle il commettra assassinats et autres tueries. Joindre les rangs de la milice lui donne enfin

ce sentiment d’appartenance à une famille, à un groupe dans lequel il se sent apprécié et prendra

beaucoup de pouvoir: « Noyé dans les tueries, Niko se sent bien. Il est heureux dans une certaine

mesure. Pour la première fois de sa vie, il fait partie d’une communauté, il est respecté et

éprouve une puissance illimitée. »159 Bien qu’auréolé de son nouveau statut social, lui qui n’en

Page 93: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

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avait jamais eu, Niko se rend bien vite compte que sa conscience lui joue des heures

supplémentaires. Sa gloire est éphémère et le génocide terminé, il ne peut s’empêcher de penser

à son parricide et à la vie de toutes les victimes qui ont été exterminées sans raison réelle. Dès

lors commence pour lui une lente mais très longue agonie marquée par l'afflux dans sa

conscience des faits tragiques auxquels il fut témoin et acteur. Cet afflux le force à remettre en

question sa vie et les choix qui furent les siens mais aussi de ses compagnons. Son exil ou le

refuge qu'il croit trouver dans une grotte, dont la légende dit qu’elle est sacrée sur une île déserte

s'avère être le lieu de sa condamnation et de son chemin de croix; l'île n'est pas déserte, elle est

habitée ou gardée par une armée de grands singes qui par moment semblent être les esprits réels

de toutes les victimes de Niko. Pendant ce temps Isaro a cessé tout contact avec ses parents

adoptifs après qu’un hasard de circonstance lui ait rappelé sa propre sombre histoire. En voulant

fermer la radio, elle augmente malencontreusement le volume et l’indicible qu’elle avait cru

pendant longtemps enterré au plus profond d’elle remonte à la surface « Ce matin- la radio hurla

que dans un pays dont la seule évocation la figeait d’inquiétude, le nombre de prisonniers était

tel qu’au rythme des jugements, il faudrait deux ou trois siècles pour examiner le cas de chacun

des détenus…C’est de son pays natal dont il était question » (29). Face à ce dérangement, Isaro

après quelques sombres tentatives d’attenter à sa vie choisit de tout abandonner pour retourner

dans son pays d’origine, sur le théâtre du drame qui a emporté ses parents biologiques mais

aussi, décimé un nombre innommable de ses concitoyens. Pour conjurer ses propres démons qui

l’assaillent, elle se propose, grâce à l’aide financière d’une fondation non gouvernementale

française37 La Fondation de France, d'écrire: écrire pour ne pas devenir folle, écrire pour sortir du

silence dans lequel elle s'est enfermée depuis longtemps mais surtout écriture pour tout

37 le roman de Tierno Monénembo L'Aîné des Orphelins, bénéficiera d'un financement similaire octroyé au projet Opération Rwanda : Écrire par devoir de mémoire, engagée par les intellectuels africains.

Page 94: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

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recommencer, pour redonner une nouvelle vie car si pour les chrétiens et la parole biblique, au

commencement était la parole, il est impérieux dans le cadre d'une tragédie de cette ampleur de

redonner la vie aux survivants quid de leur statut de victimes ou de bourreaux. La vie ne peut

reprendre que si la parole rejaillit comme un rayon de lumière dans un espace plongé dans

l'obscurité; le silence pouvant être en pareille circonstance absence de lumière. Ce serait une

écriture qui se refuserait à crier vengeance car dit-elle, il faut "ne pas ajouter la violence des mots

à celle des faits"12. Ces écrits seront un moyen de reconnaître les faits, d'en faire le deuil

mémoriel et physique, mais aussi d'offrir un moyen d'expression collectif à d'autres victimes ou

acteurs de la tragédie. En recueillant sur place les témoignages des survivants de la tragédie,

victimes et bourreaux pour en faire un recueil, Isaro se donne les moyens de confronter ses

propres frayeurs et démons, elle qui enfant, a été témoin de l’assassinat de ses parents cachée

sous un lit.

La conception de son projet aussi complexe qu’il s’avère est le moyen espéré pour faire non

seulement faire le deuil mais permettre aux autres victimes de la tragédie de faire pareil. Il

s’agira par le billet de l’écriture de son enquête roman d’aller au delà du génocide. Pour le

lecteur, ce projet de roman apparaît comme une mise en abyme de l’histoire de Niko qui est aussi

le nom de son personnage principal et dont la mère portait le même patronyme, Eugénie Isaro.

C’est donc un roman dans un roman entrain de s’écrire en même temps qu’il s’offre à lire. Mais

comment écrire et dire l’indicible? Comment reconstituer les évènements traumatiques qui ont

modifié à jamais l’existence des personnes et leurs communautés dans ce qu’elles avaient de plus

précieux et de sacré face au mutisme qui est souvent la réaction première des victimes ? Ces

victimes, parce qu'elles ont subi des traitements déshumanisants ne se considèrent parfois plus

comme partie prenante du monde humain car le système d'ensauvagement des enfants en soldats,

Page 95: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

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le traitement que ceux-ci infligent à leurs victimes a priori, n'offre pas de possibilité de

réintégration du genre humain. Walter Benjamin parlant des soldats après la guerre s’interroge :

« N’avons-nous pas constaté, après l’Armistice, que des combattants revenaient muets du front,

non pas riches, mais plus pauvres d’expérience communicable ? » (Le Narrateur 56) Le même

constat est observé par René Rémond (‘La transmission de la mémoire’. Barret-Ducrocq)

lorsqu’il constate qu’ « au retour des camps de concentration, les déportés se sont tus : c’est si

vrai que leur silence est une explication qu’on avance parfois pour rendre compte du délai qui

s’écoula avant que l’opinion prenne clairement conscience de l’horreur de la Shoah. »88 38 Les

victimes de la tuerie dans Le Passé devant soi manifestent pareils symptômes, conséquences de

leurs expériences traumatiques. L'écriture dans ce cas permet une redéfinition personnelle et

collective car l'espace textuel et narratif qui est le sien, offre un décentrement fort souhaitable

que ce soit de la part de celui qui choisit d'écrire ou du lecteur qui lit la fiction. Grâce à la

présence des personnages, le texte offre une seconde vie aux victimes en même temps qu'il

permet au lecteur de s'immiscer dans son existence. Le texte narratif par dessus tout, offre une

sépulture décente à ceux qui sont morts et dont les corps ont parfois été abandonnés à l'air ou

jetés en catimini dans l'anonymat et l'oubli des fosses communes. De l'écriture fiction, Jean-Marc

Ferry parle "d'identité reconstructive"39. Mais le projet narratif ne va pas sans poser de problème

pour le survivant qui choisit de raconter la tragédie. Un qui a survécu l'expérience des camps de

concentrations et l'extermination des juifs sous l'Allemagne hitlérienne et qui a choisi de raconter

son expérience est l'écrivain Primo Levi. Il souligne dans Conversations et entretiens, la

difficulté que peut avoir un témoin, un survivant d'une tragédie à retrouver la parole et même à

38 Forme de trauma désignée sous l’appellation de névrose traumatique ou état de stress post-traumatique en français et Post Traumatic Stress Disorder (PTSD) par l’American Psychiatric Association. Cathy Caruth explore cette forme dans « Trauma and Experience » in Trauma Explorations in Memory. Baltimore, J Hopkins U(1995)

39 Ferry, Jean-Marc. L'Éthique reconstructive. Paris, Cerf, 1996.

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redevenir un être humain normal: « Il est difficile de rendre compte de cette expérience avec des

mots. [...] j'ai parfois eu la sensation que je m'étais lancé dans une entreprise à peu près

impossible. »40 Car le fait de survivre en lui-même peut être source de reproche et de culpabilité

en cela qu'on éprouve le sentiment d'avoir abandonné ou trahi les compagnons d'infortune qui

eux ont péri. Ce sont entre autres ces sentiments de culpabilité et d'anéantissement mental que

Primo Levi tente d'expliquer dans son essai Les Naufragés et les rescapés. Il y fait notamment

sienne cette pensée du philosophe autrichien Jean Améry qui suggère que toute personne « qui a

subi le supplice ne pourra plus jamais vivre dans le monde comme dans son milieu naturel [car]

l'abomination de l'anéantissement ne s'éteint jamais. La confiance dans l'humanité, déjà entamée

dès la première gifle reçue, puis démolie par la torture, ne se réacquiert plus »41 Il s'agit de

montrer que la violence vécue influence notre vécu et la violence des guerres ou des massacres

comme celle vécue par les enfants-soldats et les victimes survivantes marquent à jamais

l'existence de ces derniers. Elle va modifier à jamais leur présence dans la société et leur vision

de l'humain en général.

Il n’est pas surprenant que le mutisme et la solitude qui caractérisent l’existence de Niko

dès sa naissance se transmettent à Isaro avec l’évolution du projet. Elle se sert par contre de la

mise à nu de l’histoire de Niko le bourreau pour raconter sa propre histoire et celle de milliers

d’autres existences hachées ou découpées par la folie humaine. Alors que les massacres sont

achevés et que chaque survivant essaie de redonner un semblant de normalité à son existence,

l’auteur intervient à nouveau dans le récit pour lancer une de ces multiples interrogations : « Un

meurtrier peut-il revenir à sa vie comme un promeneur rechausse ses sandales ôtées pour

traverser un marécage ? Prendre la vie de quelqu’un interdit-il de disposer de la sienne ? » (166)

40 Levi, Primo. Conversations et entretiens 1963-1987. Paris, Robert Laffont. 1998 41 p.25

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C'est l'interrogation essentielle à laquelle chaque lecteur, chaque survivant, uniques dépositaires

testamentaires des survivants d'un génocide essaiera de répondre autant grâce à la lecture qu'au

témoignage. Mais peut-on juste parler du meurtrier ou du bourreau sans étendre l’interrogation à

la victime ? Une victime témoin de la tragédie peut-elle juste reprendre sa vie comme si rien ne

s’était passé ? Le roman de Gilbert Gatore et d'Isaro nous permet de répondre par la négative.

Niko qui vit depuis la fin des évènements dans un état de stress post-traumatique, caractérisé par

des évanouissements fréquents, des vomissements, est régulièrement hanté par l’expression

entendue dans le rêve annonçant le parricide « tué par son fils » mais aussi son esprit est

poursuivi par les « visages et …les cris de ses victimes » (167). Paul Ricœur parle de

« réactivation » de la « trace psychique » à différencier de la trace écrite (archive) pour

caractériser ces impressions au sens « d’affection laissée en nous par un évènement marquant »

42

Comment la réécriture de son histoire et de celle des autres agit sur Isaro? En choisissant

la voie du suicide Isaro succombe-t-elle à la peine des victimes interviewées ou alors disparaît-

elle pour mieux laisser place aux différentes histoires enregistrées ? Par le biais des notes et des

récits qu’elle a enregistrées, Isaro se double du rôle de victime et de créatrice de fiction. Une

fiction à rebours dans laquelle elle se met aussi en scène. Y’a-t-il ou non une frontière entre la

victime et le bourreau et à qui incombe la responsabilité de la monstruosité de Niko ou de tous

les autres enfants-soldats qui apparaissent dans notre corpus? Odile Cazenave suggère que les

enfants ne subissent pas seulement les chocs et des meurtrissures psychologiques, mais qu’ils

passent aussi du statut d’objets de violence à celui d’agents de cette violence43. Ceci supposerait

la possibilité d'un parallélisme intrinsèque entre les abus et autres actes de maltraitance que 42 Ricoeur, Paul. La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : seuil, 2000. p539 43 Cazenave, Odile. "Writing the child, youth, and violence into the francophone novel from sub-Saharan Africa: the impact of age and gender ". Research in African literature. 36.2 Summer 2005 pp59-71

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subissent les jeunes soldats et l'explosion de violence dont ils sont la cause. S’il n’existe pas de

frontière entre la victime et le bourreau, est-ce à dire que la monstruosité serait installée en

puissance ou état de latence en chaque humain et que seul un geste arbitraire la déclencherait ?

Le roman de Gatore affirme que le mal est inné dans l'être social mais que cette qualité serait en

dormance. Il suffirait par contre que d'un acte déclencheur pour transformer l'humain en monstre.

Selon la voix narratrice « c’est nous tous qui sommes des monstres en puissance, pataugeant à

culpabilité égale dans la zone grise, et peu à peu l’on en vient à croire que la vérité sort de la

bouche des bourreaux [qui, pour être passés à l’acte, en savent plus que nous sur nous-mêmes],

voire à les considérer comme les vraies victimes puisqu’eux ont eu le malheur de pouvoir donner

libre cours à la pulsion meurtrière que tout homme est supposé porter en lui. Donc suspends ton

jugement, « cher lecteur », déploie ta sensibilité qui seule ici est requise, et imprègne-toi de la

détresse… de l’assassin […] c’est l’humanité toute entière qui est coupable. » D’où ces coups de

projecteur récurrents aujourd’hui, dans la littérature et les arts de la scène, sur la psyché du

bourreau censée contenir la clef du mystère du Mal : « il faut, pour comprendre ce qui s’est

passé, s’approcher de ce qui en a été la cause », déclare Isaro – d’où le désir qu’elle a de mettre

en lumière la subjectivité des criminels, « car c’est là-dessus que se fondent la haine et la

violence ». On sait pour en avoir lu que les discours des bourreaux non-fictifs n’expliquent rien,

mais la fiction se charge de remédier à cette carence en nous démontrant que le génocidaire est

un assassin par nature (la mère de Niko meurt en le mettant au monde) et une éternelle victime

(muet de naissance, son handicap lui vaut d’être maltraité), à l’image de chacun d’entre nous.

Car le monstre est en l’homme comme le ver est dans le fruit – cette explication métaphysique

déportant insensiblement le regard du lecteur des fauteurs du génocide (car il y a des

responsables), sur les plis de son propre nombril où gît le monstre qu’il faut neutraliser.

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Les enfants-soldats ou les victimes d’un système.

Des victimes d'un système social qui a failli dans sa mission de protection de l'enfance, un

système qui a cessé de penser son avenir en termes de ressources humaines qualifiées et dont

l'enfant, le jeune constituera jusqu'à preuve du contraire, l'élément central de ce développement.

Que ce soit chez Dongala, Kourouma, Gatore ou plus loin chez Thierno Monénembo, l'enfant-

soldat est confronté à un choix existentiel pressé dans ce sens par l'égoïsme des adultes qui

n'hésitent pas à les exécuter comme des animaux lorsque leurs volontés et desseins ne sont pas

accomplis. S'exprimant sur la question du rôle et de la responsabilité des enfants-soldats,

l'archevêque Sud Africain Desmond Tutu, tout en reconnaissant l'implication violente de ces

derniers dans des actes de barbarie et de cruauté, absout cependant ceux-ci sur l'évidence de cette

"zone grise" qui ne reconnait pas à l'enfance la capacité d'estimer les conséquences de certaines

décisions qui vont corrompre à jamais son humanité. Il soutient qu'il « est immoral que les

adultes entrainent les enfants à combattre leurs guerres en leurs noms. Il n'y a aucune excuse,

aucun argument acceptable d'armer des enfants […] Nous ne devons pas perdre de vue que les

enfants-soldats sont à la fois victimes et bourreaux. Quelques fois ils posent des actes barbares

d'une rare violence. Mais quelque soit la culpabilité de l'enfant, la responsabilité principale nous

revient, les adultes. Les enfants sont facilement contraints à poser des actes qu'ils n'auraient

jamais posés en temps normal. »44 Les conséquences de leurs actes violents modifient les

fondations sociales telles que connues. Elles forcent la communauté à se recréer et parfois

parviennent à modifier certains comportements individuels.

44 “It is immoral that adults should want children to fight their wars for the. There is simply no excuse, no acceptable argument for arming children […] we must not close our eyes to the fact that child soldiers are both victims and perpetrators.They sometimes carry out the most barbaric acts of violence. But no matter what the child is guilty of, the main responsibility lies with us, the adult. Children are easily coerced into doing things they would never have done in a normal situation.” Archbishop Desmond Tutu, The Use of Children as Soldiers in Africa, 1999 by Coalition to Stop the Use of Children as Soldiers. ma traduction

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III- LA FOLIE

I- Folie et création identitaire

La limite entre folie et raison est très mince et plusieurs fois dans l’évolution de la société

humaine. Le fou a souvent été considéré à tort comme une personne qui aurait perdu la raison.

Cette idée de déraison a servi et continue de servir comme un des prétextes à l’internement et à la

mise à l’écart d’un sujet déclaré « non pensant » et qui perd de facto son humanité en droite ligne

du cogito dûs à la terreur qu’elle provoque, sont généralement les plus observés. Il est important

d’emblée de noter que une distinction entre folie et fou car la folie est une idée de ce que l’on se

fait a une époque donnée dans une culture donnée. Le fou quant a lui est nommé comme tel

même s’il ne se considèrerait lui-même pas comme fou. C’est plutôt quelqu’un qui affirme sa

différence, vit sur les bords et marges du reconnu tout essayant de s’affranchir des limites

morales, sociales, voire économiques et juridiques. Il tend en général à exprimer l’inexprimable,

les interdits sociaux et force la société à constamment redéfinir ses limites et ses niveaux de

tolérance.

L’exclusion du sujet date de la période du moyen âge ou les malades atteints de la lèpre

et de la petite vérole étaient bannis de la société ou placés dans des lieux d’enfermement, parce

que considérés comme une menace pour l’intégrité de la société. Aux lépreux du Moyen-Âge au

départ, ont été joints les pauvres, les marginaux, les oisifs, certaines minorités, les débauchés et

autres profanateurs dès la période classique et donc la création de l’Hôpital Général de Paris, qui

est tout sauf un centre de soins mais « le tiers ordre de la répression » selon l’expression de

Foucault, sera le plus grand symbole. Des sociétés très pieuses qui cherchaient avant tout à se

protéger d’elles-mêmes, de leur propre inquiétude face au néant de l’existence dans le monde et

face à la mort n’hésitaient pas à regarder le fou comme un animal ou un être monstrueux.

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Au XVe siècle, apparaissait en Allemagne, l’expression des fous errants ou encore La Nef

des fous qui symbolisait le transport des fous par des marins que ces derniers confiaient à leur

tour a des bateliers qui les abandonnaient très loin d’une ville à une autre ville. Il s’agissait de

tenir les fous et les malades à l’écart ou à l’extérieur des groupes sociaux car ceux-ci représentent

l’envers du groupe, ses maux, leur conscience critique mais aussi ceux la qui menacent toujours

de l’accessibilité et de la divulgation des interdits, des secrets. Du Moyen âge à la renaissance,

on est passe de l’embarquement du fou ou du malade à son internement pur et simple. La mise à

l’écart du regard du groupe semble être le maitre mot pour protéger et éduquer les gens sains. Le

fou sert donc de miroir à la société.

Sur le plan philosophique, maints penseurs se sont exprimés sur la question de la folie. Si

pour Descartes, penser permet d’affirmer l’existence de l’humain, la folie est elle aussi l’apanage

d’un conflit de la pensée, une pensée qui dénonce l’Autre de la pensée selon Shoshana Felman

dans La Folie et la chose littéraire. Descartes qui développe cette pensée dans ses Méditations,

suggère que la folie ne peut servir d’instrument au doute qui définit son cogito et qu'elle est

interne à la pensée:

« Comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps sont à moi, si ce n’est que

peut-être je me compare à certains insensés de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué

par les noires vapeurs de la bile qu’ils assurent constamment qu’ils sont rois alors qu’ils sont très

pauvres, qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre lorsqu’ils sont nus ou qu’ils s’imaginent être des

cruches ou avoir un corps de verre ? Mais quoi ! Ce sont des fous et je ne serais pas moins

extravagant si je me réglais sur leurs exemples. »45 (Garnier 93)

Celui qui pense ne saurait donc selon lui être fou car chez le fou, il y a un manque, une

absence, un vide qui pousserait ce dernier à perdre le contrôle de sa raison. Foucault pense que 45 1ère Méditation in Garnier, Adolphe. Œuvres Philosophiques de Descartes, Tome I. Paris, Hachette. 1835. p93

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c’est l’inquiétude existentielle humaine associée à l’idée de la mort qui ouvre la voie à la folie et

à la déraison.

Dans le cadre des sociétés postcoloniales qui ne furent pas toujours préparées, dans des

conditions optimales, à assumer le contrôle de leurs destinées après avoir été longtemps traitées

comme de grands enfants et à la charge des différentes métropoles occidentales, folie et fou sont

des aspects récurrents du quotidien. Ils font partie du questionnement permanent de la création

identitaire, de la construction sociale, culturelle ou politique sans oublier la survie économique.

Parce que l'inquiétude physique et psychique est une des marques du contexte colonial, aucune

différence n'est notée pendant la période des guerres de libération et de décolonisation. Il faut le

dire pour le souligner, colonialisme et postindépendance sont essentiellement des périodes de

grand dérangement, de désordre et de dérèglement46. C'est le règne de la déraison et de la folie

parce que les sujets colonisés, nouvellement indépendants vivent En somme la névrose

postcoloniale est l'une des conséquences flagrantes de la rencontre entre le sujet colonisé et la

métropole coloniale; rencontre qui est conclue par une série de mutations et de transactions

événementielles plus ou moins obscures qualifiées d'indépendances.

Chez Leonora Miano, la question de la folie et du personnage du fou occupe une place de

choix dans son œuvre. Elle interpelle l’existence et la survie même des sociétés postcoloniales.

Elle se caractérise par un vocabulaire névrotique où les expressions de rage, frénésie, manie,

fureur, extravagance, délire et de divagation mentale et physique seraient quelques unes des

principales manifestations. Ainsi on observera chez certains sujets, la volonté extrême à changer

d’identité par une succession de parades et de masques. Le degré de folie dans ce contexte étant

proportionnel au degré d’obsessivité du sujet de grimper rapidement plus haut dans l’échelle

46 Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme, parle de la culture de "l'ensauvagement" de l'humain et de son environnement qui est la marque du colonialisme mais malheureusement du pouvoir postcolonial dans la plupart des nouvelles nations devenues indépendantes.

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sociale, d’accélérer le processus de lactification47 non seulement dermique mais mentale et de

devenir l'Autre, le maître, le blanc, le chef voire le nouvel empire.

Sur un autre plan, la folie c’est le silence, le refus d’apprendre et de discuter de son

histoire, l’histoire du groupe ou de la tribu, sur une échelle plus grande, l’histoire qui fait que des

gens d’origines différentes se mettent ensembles pour former une nation. Dans les romans de

Miano, il y’a un constant refus de passer dans le sens de transmettre, l’Histoire entre groupes

générationnels, entre parents et enfants. On y note aussi une absence criarde d’amour qui est une

autre cause de la folie ambiante qui y règne. Si on considère que les enfants sont l’avenir d’un

peuple ou d’une nation, ne serait-ce pas folie que de choisir de sacrifier le bien être des enfants

pour des objectifs personnels?

Enfin la folie, c’est aussi et surtout on le verra, la jeune fille, la femme folle, la femme

hystérique ou présentée comme telle qui se bat contre et contre un ordre social imposé et contre

la marginalité de sa condition. L'hystérie pouvant devenir malgré les apparences un moyen de se

« soustraire au regard d'autrui, le temps de reprendre des forces ou d'attendre que le monde, ou

encore de [se] relever totalement transformées. » 48 On constate chez ces personnages une remise

en cause du quotidien et des mœurs, une critique non voilée de la perte des valeurs humaines, le

rejet de la responsabilité personnelle et collective dans des sociétés engagées dans une course

folle vers un avenir incertain. Confinées dans un silence tragique et vivant quelques fois sur les

bords de la société, le roman, la littérature, le cinéma deviennent pour ces personnages, les lieux

par prédilection où ils peuvent recouvrer la parole et exprimer tout haut ce qui leur est interdit en

société. « La folie étant en son essence même silence, elle ne peut trouver refuge que dans la

47 Fanon, Frantz. Peaux noires, Masques blancs. Paris. Seuil, 1952. 48 Ghalem, Nadia. Les Jardins de cristal. La Salle, Hurtubise HMH, 1981. p.107

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dimension de la possibilité et dans le langage de la fiction ou dans la dimension du langage. »49

C'est aussi l'un des rôles que s'est assigné Michel Foucault dans L'Histoire de la folie à l'âge

classique, ouvrage de référence dans lequel il oblige la société pensante et traitante à revoir ses

diagnostics concernant le fou qui jusque là vit séparé, honni, enfermé. Il est important de noter

que dans son enfermement, le fou n'est pas si différent de l'enfant ou de la femme puisque ces

derniers sont eux aussi privés de la parole et considérés comme dépendants. Ainsi chez Foucault,

l'origine de la folie est à chercher dans les relations sociales et que celle-ci est un fait de

civilisation, certains "savants" avaient suggéré que la femme, de part sa constitution anatomique

et biologique, serait plus enclin à la maladie mentale. Constituée d’un utérus, cet organe aurait un

lien direct avec l’hystérie et ferait de la folie un mal presque exclusivement féminin50.

Dans L’Intérieur de la nuit, le tout 1er roman de Miano, un groupe de rebelles prend

d’assaut le petit village d’Eku qu’il a au préalable soumis à une terreur psychologique en

interdisant formellement aux villageois des semaines durant de quitter le village. À la tête de ces

rebelles, trône un triumvirat de frères guidé à son tour par l’idéaliste Isilo qui se fait appeler « le

héraut des temps nouveaux », qui prône la création d’un nouvel ordre. Il s’agit selon eux d’un

retour aux valeurs ancestrales mais surtout à un certain âge d’or de l’Afrique d’antan: « Il faut

que vous sachiez, leur dit-il, ce n’est pas uniquement l’homme qui a vu le jour sur la terre

d’Afrique! Ce sont aussi la conscience et la connaissance qui président à l’édification de toute

chose. Tout ce qu’ils savent, c’est de nous qu’ils le tiennent. » (90) Après avoir des semaines

durant, maintenu à distance les villageois dans une sorte de terreur psychologique en les

obligeant à ne point s’éloigner de leur demeure comme pour briser d’avance toute velléité de

résistance. Lorsque finalement il fait entrer ses troupes de rebelles dans le village, c’est en

49 Derrida, Jacques. L'Écriture et la différence. Paris, Le Seuil, 1968. p84 50 Baillière, J.B et Fils. Dictionnaire de Médecine, de Chirurgie, de Pharmacie, des Sciences accessoires et de l'art vétérinaire. Paris, É. Littré. 1865. p761

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libérateur des consciences et des foules qu’il se présente: « Le héraut des temps nouveaux ne

veut vous faire aucun mal. » (120) Pourtant la suite du pacte qu’il va proposer ébranlera la

structure existentielle même du clan Eku. Il s’agit pour le clan de participer non seulement à

l’effort de guerre en offrant de jeunes enfants qui seront les nouveaux soldats de la rébellion,

mais aussi d’offrir en sacrifice un des leurs, un jeune garçon ainsi qu’Isilo l’explique aux

villageois:

« L’enfant dont la chair sera partagée vous fait le plus beau cadeau du monde: celui de

vous lier par son sang...Ce n’est pas un repas ordinaire que vous allez prendre. Il va vous

renforcer, en vous rapprochant à la fois les uns des autres et de votre terre. L’enfant dont

quelques morceaux seront partagés vivra en vous, comme des graines semées dans vos

cœurs. »120

Telle est la communion macabre qu’Isilo le visionnaire, offre comme rédemption aux

peuples que son mouvement de rebelles assujettit. Comment ne pas voir à travers ce sacrifice

humain, une pâle copie du dernier repas christique avant sa mise à mort par les juifs et donc le

geste millénaire est aujourd’hui repris par toute la chrétienté? En sacrifiant l’enfant Isilo se

présente comme l’être suprême qui fait de la chair de la jeune victime une chair christique qui

n’a aucun rapport avec la croyance douteuse des villageois d’Eku. Dans cette parodie de la sainte

scène, La folie d’Isilo et de ses acolytes se fait claire : son idéalisme ajouté à son fanatisme

n’accomplit pas la mission originelle qui est la fraternisation des peuples mais ouvre plutôt une

nouvelle blessure dans le cœur de villageois déjà meurtris par la pauvreté et autres problèmes de

survivance. De même, l’utilisation du « vous » exclusif au lieu d’un « nous » plus inclusif prouve

qu’Isilo et sa bande d’illuminés ne se soucient pas du bien être des populations d’Eku. En

s’excluant de la consommation de la chair victimaire, ils s’inscrivent en faux contre la prétendue

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union des peuples africains qui semble être le leitmotiv sous lequel ces derniers se présentent aux

populations qu’ils vont meurtrir. En assassinant l’enfant qui représente l’avenir du village et la

nouvelle nation qu’ils prétendent vouloir créer, Isilo et sa bande accomplissent tout le contraire

de l’objectif qui aurait dû être le leur. Le petit garçon représente non seulement une main

d’oeuvre économique, il représente l’orgueil d’une famille, un espoir de changement mais aussi

et surtout, la survivance du village par son pouvoir reproductif. Le prélèvement de ses parties

génitales pour en faire une potion magique est un moment de castration et de mise à mort lente

du village d’Eku. Les rebelles en tuant physiquement le jeune enfant, détruisent symboliquement

mais assurément à long terme le futur des sociétés dans lesquelles ils opèrent des pillages. En

forçant les membres du clan à tuer et à consommer l’un des leurs, Isilo et sa bande opèrent un

double viol: celui de la mise à mort de l’enfant mais aussi leur présence masculine dans un

village presqu’exclusivement peuplé de femmes est un autre viol de l’espace intime féminin. De

même, Isilo crée entre les villageois et leur victime, un lien de culpabilité perpétuel qui forcera

tôt ou tard chaque villageois de se sentir coupable d’avoir livré un des siens à l’ennemi. Ainsi

lorsque l’histoire sera écrite, soit cet acte deviendra un blanc dans la véritable histoire qui sera

contée à la génération future d’Eku, un autre silence dans l’histoire des peuples postcoloniaux,

soit cette complicité y sera notée et quelqu’un devra expliquer le pourquoi et le comment du rôle

des locaux dans la disparition des leurs. Dans La Servante écarlate (The handmaid‘s Tale)

Margaret Atwood appelle ce procédé « Particicution », mélange savant de participation et

d’exécution lorsque les victimes sont associées dans l’acte du mal ou de la tuerie avec les

détenteurs du pouvoir. On peut conclure de ce qui précède que la postcolonie reprend en les

personnalisant, les mêmes actes barbares et violents de l'époque coloniale antérieure en dévorant

une nouvelle fois ses enfants, se privant du même coup, des capacités humaines nécessaires à son

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développement. L’Histoire sensée être apprise pour être corrigée et améliorée se répète plutôt et

les populations sans voix payent une nouvelle fois les frais de la folie de ses « libérateurs ».

Dans Contours du jour qui vient de Miano, l'extravagance, l'hystérie et la divagation sont

des cas de folie qui obligent les sujets névrosés à vouloir constamment changer de statut,

d’identité ou même de classe sociale ceci grâce à une série de gestes et subterfuges que Lydie

Moudileno nomme parades postcoloniales. Ces sujets s'offrent au regard en exploitant tout ce qui

leur est possible y compris « les ressources sémiotiques de la théâtralité, de la corporalité, du

rêve et de la métamorphose.» (Moudileno, 7)

Premièrement, je m’intéresserai particulièrement aux actes du couple Bosangui, couple de

fonctionnaires dont le maigre statut social lié aux rudes conditions sociales les poussent à se

transformer en pasteurs et propriétaires d’église de réveil de la foi pour arrondir leurs fins de

mois et atteindre plus rapidement la richesse qui jusque là les ignorent. Je m’attarderai sur le

ridicule, l’obscène et le grotesque au sens de Mikhaïl Bakhtine51 des deux personnages Bosangui

dans leurs tentatives effrénées d’atteindre la richesse tout en promettant mensonges et déceptions

aux fidèles, eux aussi obnubilés par leur propre désir de richesse que le couple Bosangui.

C’est la nouvelle postcolonie chère à Mbembe dont quelques unes des caractéristiques

seraient la culture du faux et de l’apparence, la quête absolue du pouvoir, l’acquisition illimitée

des biens et richesses, l’exubérance et l’être immédiat.

On apprend ainsi que le temple des Bosangui se nomme miraculeusement La Porte

ouverte du paradis et qu’il est richement décoré. On sait par exemple que le temple est tapissé de

« velours sanguin et les broderies d’or », que toutes les inscriptions sont dorées et le temple

dispose même d’un orchestre. Tout ceci concourt à toucher le pathos des visiteurs, à

51 Bakhtine, Mikhaïl. L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance. Trans. Andrée Robel. Paris : Gallimard, 1970.

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impressionner et se convaincre qu’on est dans un milieu riche. De même, l’entrée en scène du

couple officiant et la description vestimentaire détaillée participe de cette mise en scène du

donner à voir et à admirer : « Les applaudissements laissent place à un silence particulier qui

nous pénètre tous. Papa et Mama Bosangui font leur entrée, vêtus de bleu et parés d’argent

massif ». Nous assistons là à une parade, une exhibition excentrique, un spectacle

minutieusement préparé et accordé, destiné à accentuer et décupler l'état de frénésie de la foule

avant qu’il ne lui soit en retour, vendu les rêves illusoires auxquels elle croit. Car dans cette

exhibition carnavalesque, chacun partition est jouée à la perfection. Les officiants, les Bosangui,

mettent tout leur savoir faire créatif et performatif pour appâter la foule ou les fidèles dans une

transaction du donner et du recevoir:

« Lorsque vous voulez gagner à la loterie, vous faites l'effort d'acheter un ticket. Lorsque

vous vous rendez à la banque pour demander un prêt, vous consentez à ce que le banquier exige

de vous un apport personnel. Pour quelle raison voudriez-vous que Dieu vous donne ce que vous

Lui demandez sans que vous ne Lui offriez rien en échange? » (175)

Pendant que les Bosangui vendent le rêve de richesse grâce aux différents subterfuges non

seulement de l'apparence mais aussi de la parole, le public passivement aveuglé par la même

obsession, ingurgite et se laisse séduire: « L'assistance les regarde, fascinée. Elle boit […] avant

d'ingurgiter voracement le moindre mot qu'ils voudront bien lui adresser. » (172) L'agencement

des expressions de fascination, du verbe ingurgiter et de l'adverbe voracement pour décrire

l'attitude toute aussi grotesque du public, souligne une similarité entre les orateurs et la foule, les

actants et les spectateurs. La folie est contagieuse et ne semble pas être l'apanage unique des

Bosangui. Le public envieux et subjugué par la folie spectacle qui se joue devant ses yeux devra

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101

contribuer à la survie du spectacle et du rêve offerts en finançant sous le couvert de la dîme, le

rêve de luxure personnel des Bosangui.

Décrivant Mama Bosangui comme « une sorte d’Aretha Franklin vieillie et

doublement épaissie » (175) sans la délicatesse des vocalistes de jazz, la voix narratrice lui

trouve quelques incongruités vestimentaires et corporelles aussitôt relevées :

« La dame, qui a pourtant un certain âge, arbore un fourreau bleu électrique dont les

bretelles strient assez férocement ses épaules potelées. Un tailleur de Sombé a dû le lui coudre à

même la peau » (171)

L'appartenance sociale d'un individu, est généralement marquée par sa nomination qui est

une forme de reconnaissance de sa filiation à un groupe social. En refusant de nommer Mama

Bosangui par son patronyme et, en lui préférant l’expression générique « la dame » tout en

attirant l'attention sur son âge avancé qui en d'autres circonstances est marque de respect, la voix

narratrice refuse à Mama Bosangui les honneurs de classe et identitaires qu’elle recherche sur

l’estrade par le biais de la parade. Ce refus de nominalisation est un déni d'existence qui fait de

Mama Bosangui un non-être noyé dans une obsession de reconnaissance.

En insistant sur l'aspect physique de Mama Bosangui par la description des « épaules

potelées », la narratrice ironise doublement sur les normes de la beauté telle que conçue par

l'Occident (objet de tous les efforts entrepris par les Bosangui) et dans les régions

subsahariennes52. En mentionnant ne fut-ce que brièvement la question de son âge, la narratrice

crée un doute sur la respectabilité de Mama Bosangui, que le titre de Mama ou mère devrait lui 52 Il est culturellement admis dans les régions subsahariennes et en Afrique en général qu'être maigre ou mince est un signe de malnutrition et peut-être de maltraitance contrairement aux canons de la beauté occidentale qui requièrent que les jeunes femmes soient plutôt maigres. Ainsi, Mama Bosangui qui présente plutôt de l'embonpoint devrait dans ce cas être admirée et célébrée mais c'est un traitement caustique de sarcasme qui lui est réservé. Ce rejet esthétique dans les deux aires culturelles fait d'elle un non-être ou mieux un faux hybride qui n'appartient ni à l'une ou l'autre catégorie, cela malgré tous les efforts matériels et visuels consentis pour se rapprocher du Blanc, de l'élite et son embonpoint couplé à son âge qui auraient fait de Mama Bosangui une femme respectable et respectée dans son milieu.

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conférer réduisant à néant tous ses efforts si durement consentis pour paraître admirable et

honorable.

Nous avons suggéré sans relever dans le passage que la fabrication des nouvelles

identités concourrait pour les uns à se rapprocher un peu plus du Blanc dans le sens de la

modernité, de la bonne vie, de la richesse tant il est admis en postcolonie que le blanc est

synonyme de richesse, de beauté, de pureté et, pourquoi pas le dire, beaucoup plus proche de

l'image christique. Pour s’approcher un peu plus de cette catégorie épidermique, certains

n’hésitent pas à se renier en recourant à la lactification de leur épiderme. Mama Bosangui n’est

pas une exception puisque le texte mentionne sarcastiquement qu’elle avait « le teint clair des

femmes qui se décapent la peau avec des produits américains…pas à la portée de toutes les

bourses, et font croire à un métissage ancien. » (171) Il s’agissait de provoquer un doute sur ses

origines, car plus on a l’épiderme clair, plus le doute se creuse. Or qui dit doute dit

questionnement, mais aussi pôle d'attraction visuel ou mental. Par cette alchimie dermique, ces

personnages s'octroient une filiation douteuse certes mais proche de la couleur sacrée, le blanc.

Frantz Fanon dans Peaux noires, masques blancs accorde un espace important à cette catégorie

humaine. La question que l’on peut se poser au constat sarcastique de cette dépigmentation des

personnages est celle de savoir si cette méthode ne serait une forme de résistance. Une résistance

au complexe d’infériorité instillé pendant des siècles de conditionnement du nègre face aux

colons et aux maîtres blancs. Est-il possible que la dépigmentation tant recherchée par ces

personnages, soit un moyen d’égalisation du pigment noir au pigment blanc et par là annihiler,

par retournement du stigmate53 de la supériorité supposée du blanc sur le noir. Du sardonique à

53 Le mouvement de la Négritude est fondé sur le principe du retournement du stigmate. En transformant la négativité voulue du terme nègre en un signe positif de fierté, les tenants du mouvement prennent le contre-pied du caractère raciste et négatif originellement imposé par l’occident. Le recueil Pigments de Léon Gontran Damas adopte entièrement la théorie du retournement du stigmate en célébrant la pigmentation noire.

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l’humiliation, il n’y a qu’un pas que franchit allègrement la narratrice lorsqu’elle mentionne la

souffrance physique qui celle de Mama Bosangui dans son port de vêtements serrés. Tout en elle

semble superflu, abject et grossier. Le choix des chaussures par exemple est inopportun puisque

« ses escarpins argentés lui déchirent les pieds » et la douleur qu'ils lui causent l’empêche de se

mouvoir convenablement sur l’estrade. La grossièreté faite corps ne différentie ni le choix des

chaussures inappropriées ou encore, le corps charnel et physique qui les portent tant la difformité

physique des pieds est effarante : « Personne n’a encore songé à fabriquer des chaussures

élégantes pour ses pieds plats, rebondis et trop longs. » (175)

Papa Bosangui n’est pas en reste car s’il manie allègrement la parole pour mieux

berner ses fidèles, sa troublante coiffure de proxénète, les maillons d’argent de sa chaine dansant

sur sa poitrine et le brasillement de son « costume de satin bleu électrique » s’apparente aux

vêtements d’un vieillard n’en pouvant plus « de retenir un éclat de rire ».

Le carnavalesque Bakhtinien étant par définition un grand spectacle à la dimension

subversive, mais aussi un renversement temporaire espiègle et délirant des valeurs, un masque à

partir duquel les classes populaires parvenaient à se mettre en scène dans la peau des classes plus

fortunées, le spectacle du couple Bosangui qui se met en scène renforce l'impression du lecteur

de leur mal être social et de leur ardente cupidité et conviction dans leur chemin vers la richesse.

Seulement dans cette parade, l'attention du voyeur ou du lecteur-spectateur et critique est sans

cesse orientée vers le grotesque et l'absence de bon goût des personnages officiants malgré

l'apparente richesse de leurs atours. Le lecteur-critique a tôt fait de repérer des incongruités qui,

radicalement, transforment les officiants en des pantins, des êtres sans aucune substance, des

déréglés qui dans leur obsession pour l’image ont fauté par leur absence de style et de bon goût.

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Pendant que les Bosangui croient parader en personnes élégantes et riches54 devant cette foule

qui les observe et attend d’eux, qu’ils lui ouvrent les voies insondées de la richesse, on pourrait

affirmer qu’il se produit au même moment, un exercice parallèle de déconstruction opéré et

contrôlé cette fois par le public critique à travers le regard de la narratrice, qui ne voit dans le

couple Bosangui qu’un couple animal et bestial mal assortis tant physiquement

qu'esthétiquement; un couple de fous dont l’obsession à exhiber leur richesse grandissante au

devant d'un public envieux tout en espérant faire de nouvelles victimes pendues au rêve vendu,

les empêche de se regarder eux-mêmes? Leur degré d'aveuglement n'étant proportionnel qu'à

l'intime conviction qu'ils ont de leur nouveau statut et de leur désir de s'y maintenir par tous les

moyens: Dans La Société de spectacle, Guy Debord affirme que « le besoin anormal de

représentation compense […] un sentiment torturant d’être en marge de l’existence. »175 Chez

les Bosangui, ce besoin qui déclenche leur désir de pouvoir et d’acquisition des biens matériels

provient de l’anonymat de leur vie antérieure. Une vie sans éclats, une vie pauvre en évènements

dans laquelle ni l’intimité, ni le travail de commis de l’État exercés par les deux personnages,

encore moins l’environnement social et spatio-temporel ne leur permet pas d’être heureux. Créer

cette illusion de dominance et ce sentiment d’existence devient, pour le couple Bosangui,

l’ultime objectif dans lequel il investira toutes ses ressources. Pour ce faire, ils procèdent comme

le firent jadis avant eux, certains esprits bien pensants de la colonisation qui, sous le couvert

sulfureux des missions civilisatrices, surent utiliser et exploiter à leur avantage, la bible et la

religion chrétienne pour infantiliser et contrôler les populations pendant que les ressources

54 Les Bosangui dans leur désir manqué de se montrer richement vêtus et en y ajoutant la touche du spectacle seraient en quelque sorte de mauvais disciples du Mouvement des Sapeurs et de l'attitude BCBG ou Bon Chic Bon Genre, deux mouvements identitaires qui voient le jour chez le postcolonisé en Afrique Centrale avec comme points d'ancrage les deux Congo, la place parisienne et le Cameroun par la suite. Comme caractéristiques de ces mouvements, mentionnons entre autre, le goût de l'élégance, la valeur du matériel et des vêtements, l'excentricité, le jeu chatoyant des couleurs, la parade régulière, le dandysme.

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105

naturelles et minières locales étaient exploitées et expédiées vers la métropole sans contrepartie

tangible pour les locaux.

Les Bosangui deviennent le temps de ce carnaval religieux et exhibitionniste dont La

Porte Ouverte du Paradis est l'arène principale, le centre d'attention et l'objet de désir des fidèles

dont le seul objectif est d'accéder à leur tour de quelque moyen que ce soit au monde restreint

des riches: « La Porte Ouverte du Paradis a la particularité d'attirer des personnes en quête de

fortune. La fin du monde qu'elles espèrent est surtout celle de la pauvreté […] Ce qu'ils attendent

de Lui, c'est ce qu'ont obtenu Papa et Mama Bosangui: berlines et voyages autour du monde,

sans trop se fatiguer. » (169) Ils deviennent par le biais de ce spectacle corrosif mais fort critique,

ceux-là qui ont franchi la barrière de la misère.

2- Folie comme forme de résistance ?

À travers ce spectacle, on peut affirmer qu'un des objectifs de la folie ainsi présentée est

de provoquer une prise de conscience, de créer le trouble et un questionnement chez la foule qui

observe et désire tout ce qu'elle voit sur scène. Est-il possible que la mise en scène grotesque du

couple Bosangui soit un appel à une forme de résistance et un appel à la raison? Car ne perdons

pas de vue que folie et raison ne sont qu'une dualité des traits du caractère humain. Parce que la

folie peut être une forme d'exutoire, Foucault à ce sujet caractérise la folie comme

« une forme relative à la raison, ou plutôt folie et raison entrent dans ne relation

perpétuellement réversible qui fait que toute folie a sa raison qui la juge et la maitrise, toute folie

en laquelle elle trouve sa vérité dérisoire. Chacune est mesure de l'autre, et dans ce mouvement

de référence réciproque, elles se récusent toutes les deux, mais se fondent l'une par l'autre. »55

Dans leur relecture des Saintes Écritures, les Bosangui prennent le contre de l'idée

chrétienne répandue qui veut que les humains s'occupent plus à soigner leur entrée au paradis 55 Foucault, Michel. L'Histoire de la folie à l'âge classique. Paris, Gallimard, 1976. p41

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céleste tout en s'occupant moins des plaisirs terrestres. Souligné antérieurement, ce genre de

discours est semblable à celui prôné durant l'implantation coloniale par l’église de l’époque. Or

pour les Bosangui qui ont longtemps suivi à la lettre cette approche et sont restés pauvres, tout

n'est que mensonge. Il faut combattre le discours colonial ou religieux avec les mêmes armes

c'est-à dire, aller à l'envers de ce discours qui prône la misère, l'ascétisme pendant que les tenants

de ce discours s'enrichissent. Ainsi, affirment les nouveaux maitres:

« la vie qui nous entoure, celle dans laquelle nous évoluons tous est un mensonge.

Néanmoins, il nous faut utiliser les armes du Maître de ce monde, afin de déjouer ses plans. Nous

devons faire en sorte que ceux que ses voies tentent s'en détournent pour nous rejoindre et passer

avec nous la porte ouverte du paradis. » (172)

Il y a dans ce discours une volonté réelle de rupture avec les temps anciens, les dogmes et

un appel à la révolte contre le ou les Maîtres de ce monde. Comment ne pas y voir derrière cette

notion de « maître de ce monde » les divers discours impérialistes et néocoloniaux et tous les

détenteurs actuels du pouvoir autoritaire? Le discours que tiennent les Bosangui est assurément

anti-chrétien en ce sens qu'il renie l'ascétisme, les voeux de pauvreté et toute autre contrainte qui

empêcherait l'être humain à rechercher et à jouir des plaisirs terrestres56: « ...certains croient

encore que l'Obscur seul permet de s'enrichir. N'ayons pas peur des mots […]Seul celui qui est

tout ce qui est a le pouvoir de vous élever, et contrairement à ce qu'on vous a dit, ce n'est pas

dans un monde parallèle qu'Il le fera, mais ici et maintenant. L'argent est bon. » (174) Seulement

si les Bosangui s’insurgent contre le discours dominant, leur propre discours y est tout aussi

semblable en cela que l’objectif final est de s’enrichir sur le dos des fidèles naïfs qui goberont

leurs paroles. D’où l’urgence pour le petit peuple d’être à mesure comprendre au delà des mots et

autres oripeaux qui leur sont brandis par les vendeurs d’illusions que représentent les Bosangui. 56 La Sainte Bible, évangile de Mathieu 6/19-23, 18/4-5, 19/14

Page 115: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

107

Le second aspect de la folie que j’aborde est l’hystérie ou la déraison. Si l’hystérie est bien

une manifestation de la folie, des penseurs anciens ont suggéré un lien direct dans les siècles

précédents avec l’utérus ferait de la folie un mal plus féminin. Chez Léonora Miano, nous

retrouvons des personnages féminins considérés schizophrènes par la société. Dans L’intérieur

de la nuit, on peut observer le personnage d’Epupa, ancienne étudiante d’université qualifiée et

faite folle par la société qui décidé des droits et privilèges des femmes. D’elle on dit: « ce sont

les livres qui l’ont rendue folle. Quand on vous dit que les femmes ne doivent pas faire carburer

leur cervelle... » (206) La folie de cette dernière découlerait donc du viol d’un interdit, d’un refus

de soumission aux traditions qui la privent elle comme toutes les autres femmes, de la

connaissance livresque.

Dans Contours du jour qui vient, Musango la jeune narratrice est par moments désignée

comme folle et par sa mère qui l’accuse de sorcellerie, mais aussi par la société qui soutient son

bannissement: « Lorsque je suis sortie de notre quartier, on ne m’a guère accordé d’attention. Les

gens avaient l’habitude de voir des démentes déambuler nues dans les rues. Elles étaient

rarement aussi jeunes que moi, mais en ces temps déraisonnables, tout pouvait arriver. » (22) À

côté de Musango, on retrouve sa mère qui à force d’avoir voulu se faire épouser richement, a

fini par perdre la raison et sa fille à la mort de son amant sans que son rêve ne se soit réalisé. Une

fois de plus, l’hystérie d’Ewenji trouve sa source dans le contrat social traditionnel qui catégorise

la bonne femme comme celle aurait non seulement un mari et donc l’émeraude serait

l’enfantement. En offrant un enfant à son homme, Ewenji croyait avoir fait le plus difficile et qui

attendait en retour, le couronnement de cet acte solidaire et valeureux par une cérémonie de

mariage en bonne et dûe forme. Le décès de l’homme avant le mariage envisagé prive Ewenji et

sa fille de la reconnaissance de la belle-famille et du public nécessaire comme marque

Page 116: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

108

d’acceptation : « La veillée avait eu lieu…et nous n’y avions pas été conviées […] Nous

n’avions pas reçu le pagne aux couleurs de la famille que portaient toutes les femmes et toutes

les jeunes filles ce soir-là. Personne ne nous a adressé la parole.» (35) Ce rejet qui s’apparente à

une humiliation publique aura des conséquences désastreuses. Devenue hystérique et

incontrôlable, la pauvre mère tentera maintes fois d’assassiner sa fille qu’elle accuse soutenue

dans son droit par une voyante illuminée, d’être responsable de la mort de son époux désiré: « Ne

vois-tu pas qu’elle se porte mieux depuis que son père n’est plus? Elle fera bientôt de nouvelles

rechutes, et il lui faudra du sang. Alors elle tuera de nouveau. » (18) À travers ces multiples

tentatives d’infanticide, c’est une des obligations fondamentales assignées à la femme dans la

société patriarcale qu’Ewenji essaye de détruire. Mais la folie de la mère est dictée par le

conditionnement de la société patriarcale qui régit et dicte la place et le comportement féminin.

Selon Felman Shoshana, la psychologie de la femme serait façonnée par une culture mâle

oppressive et patriarcale car il est « évident que si une femme veut être saine, elle doit [s’adapter]

aux normes de comportement de son sexe et les accepter, même si ces types de comportements

sont en général considérés comme un attrait social moindre [...] Dans notre civilisation, l’éthique

de la santé mentale est masculine. » (138) Dans les sociétés occidentales des siècles antérieurs et

dans certaines contemporaines encore tout comme dans la plus part des sociétés postcoloniales,

la gent féminine est réglée par le pouvoir et les regards réductifs mâles à l’équation fille/mère et

épouse. Ainsi, Phyllis Chesler suggère dans Femmes et folie, « ce que nous considérons comme

folie, qu’elle apparaisse chez les hommes ou chez les femmes, est soit la représentation du rôle

dévalué de la femme, soit le rejet total ou partiel du stéréotype du rôle sexuel. » (66)

En dehors du pouvoir mâle qui dicte le comportement et la place de la femme, on ne

saurait oublier le rôle du capitalisme et de la société de consommation dont les produits sans

Page 117: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

109

cesse renouvelés créent le rêve qui s’insinue grâce à la mondialisation technologique dans les

recoins les plus insoupçonnés. La mère de Musango est folle mais encore une fois, sa folie est

provoquée par son environnement, sa constitution de femme et le rêve vendu à tout vent par le

monde global. Puisque le mariage constitue l’un des fondements de la société traditionnelle, il

permet à la femme mariée de passer à un statut respectable envié des autres, car il faut le dire, le

mariage épouse aussi les capacités économiques du mari qui peut permettre un second

changement de classe et de stature. Pris dans ce sens, le mariage pour Ewenji et certaines

femmes dans sa situation, devient un mécanisme d’expression identitaire, une parade qui permet

à la mariée de passer à l’action de parader en public et devant les siens. Dans le cas précis

d’Ewenji, le mariage était devenu une obsession pour laquelle le vol d’un bébé ne lui paraissait

pas une infraction mais plutôt, lui permettait de quitter la misère dans laquelle, elle avait elle-

même été élevée. Il lui permettrait de montrer aux siens et aux autres femmes de la contrée

qu’elle avait réussi son pari tant social qu'économique, en somme qu’elle était arrivée :

« Tu avais tellement rêvé d’une autre vie, et tu l’avais vue de si près… Nous ne sommes

jamais allées ensemble voir les tiens. Tu t’y rendais toujours seule, parée de tes plus beaux

atours, tes cheveux minutieusement défrisés remontés en un chignon qui te dégageait la nuque.

Tu sortais de chez nous aussi abondamment parfumée que si tu avais nagé quelques brasses dans

le Shalimar de Guerlain. Tu te composais la mine pincée de celle qui avait presque réussi. » (36)

Ce portrait peu flatteur d’Ewenji par sa fille met l’accent sur quelques aspects de la

tragédie du postcolonisé en général dans le roman francophone. La folie postcoloniale se donne

en spectacle par cette minutie exagérée dans la préparation du corps public. Une préparation dont

l'objectif premier est l'excitation des sens du sujet regardant parmi lesquels la vue, l’odorat et le

toucher, (l’expression mettre plein la vue s’appliquerait bien dans ce contexte) qui place le sujet

Page 118: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

110

postcolonisé ici Ewenji la mère, dans une position d’objet d’attention, d’envie, mieux, de

concupiscence. Un organe des sens sollicité avec profusion est l’odorat, mis au supplice par

l’effort et la demande d’énergie que requièrent la métaphore sarcastique des brasses effectuées

dans le parfum Shalimar de Guerlain, une marque et un nom venus d’ailleurs, complètement

exotiques et qui sont sensés provoquer l’ivresse des sens, inviter au voyage. Parce qu’au fond, le

but de toutes ces parades, c’est bien cette envie absolu d’ailleurs, ce désir d’être à tous les prix

quelqu’un d’autre qui abreuve la société postcoloniale d’aujourd’hui indépendamment des

tranches d’âges. Dans ce sens, les rares visites qu’effectue Ewenji dans sa famille, ce retour à la

maison natale dont elle ne garde pas de bons souvenirs, est une opportunité par la parade de

prendre un semblant de revanche sur la vie, mais surtout d’effectuer l’impossible voyage

physique, à la nage (métaphoriquement grâce aux brasses) dans cet océan de parfum Shalimar de

Guerlain venu droit de quelque part en Occident, mais certainement bien loin des ruines de son

Mboasu natal, espace de crises et de guerres perpétuelles. Grâce à ces richesses éphémères,

Ewenji se donne le temps d’une sortie, l'illusion de celle qui a réussi. Malheureusement lorsque

son mari meurt sans l’avoir validée officiellement comme épouse, femme mariée, son rêve bâti

sur un château de sable est détruit par la cruelle réalité que lui renvoie en pleine figure sa belle-

famille pendant le deuil: « Lorsque ma grand-mère paternelle s’est exprimée devant la foule, elle

n’a mentionné que les deux enfants du défunt. Ses petits-fils. Elle n’avait pas de petite-fille.

Nous étions rentrées comme nous étions venues, sans nous faire remarquer. » (35) Le refus de

l’anonymat, le mal être social et identitaire, la parade, l’envie d’Ailleurs sont autant de causes

immédiates de la folie du nouveau sujet postcolonial.

Page 119: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

111

3- Folie réjuvénatrice

Epupa, déjà présente dans L’Intérieur de la nuit revient dans Les Aubes Écarlates avec

pour mission de donner un sens à la folie ambiante des nombreux personnages des sociétés

présentées dans cette étude. Elle suggère en effet que le sujet postcolonial devrait sortir de son

état de torpeur pour enfin prendre en main sa destinée. Une destinée à jamais influencée par la

rencontre avec l’Autre et qui annihile le concept de pureté tant recherché par certains. En

s’inspirant des idéaux de la négritude, il s’agit pour le postcolonisé d’accepter le crachat mais en

retournant le stigmate de sorte qu’il en renaisse un personnage nouveau. Le risque est grand de

se morfondre dans le crachat mais une introspection fait comprendre qu’un sujet qui s’auto

méprise se condamne à un échec certain :

« Chasser la honte, c’était se faire l’obligation d’accepter ce que l’on était devenu, et

qu’on peinait encore à définir. On refusait de se dire mêlé de colon et de colonisé, de négrier et

de déporté, d’Occidental et de Continental. Ce refus empêchait l’éclosion d’un être neuf, somme

de toutes les douleurs et […] détenteur de possibles insoupçonnés. On tournait le dos à la

responsabilité primordiale des humains: celle de valoriser leur propre expérience. » (139)

Le dernier aspect de la folie mentionné à l’introduction est l’absence d’amour. C’est

l’absence d’amour entre Musango et sa mère qui les éloignent l’une de l’autre pour mieux les

détruire. C’est aussi ce refus d’amour dans l’Intérieur de la nuit qui oppose les habitantes d’Eku

à Ayané la jeune narratrice qui est perçue comme « étrangère » simplement parce que son père a

choisi d’épouser une femme hors du clan. Ainsi mise au ban de la société, Ayané ne bénéficiera

sitôt ses parents décédés de la sollicitude des autres femmes de son village. Cet argument bat en

brèche l’idée répandue selon laquelle en Afrique, l’enfant et son éducation seraient l’affaire de

Page 120: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

112

tout le village. Les égoïsmes individuels ou claniques prenant le pas sur les intérêts vitaux du

groupe dans son ensemble.

Si le conflit d’idées et le désordre mental et physique qui s’en sont suivi ont marqué de

leurs empreintes la période coloniale, force est de constater qu’il y a une continuité en

postcolonie suite au mimétisme des anciennes attitudes d’antan. Les sujets postcoloniaux

fonctionnent comme des fous ou des êtres sous l’emprise de la folie et du dérèglement. Les

personnages de la trilogie de Miano ne font pas exception. Elle propose néanmoins une approche

nouvelle qu’elle appelle « Sankhofa ». Celle-ci consiste en l’acceptation de soi mais aussi en la

redécouverte de son passé et au partage des responsabilités pour mieux appréhender l’avenir. Or,

cet avenir est inscrit en filigrane dans le devenir de ces enfants que la société rejette, mais aussi

dans des actes passés qui continuent de près ou de loin à influencer de manière radicale, toutes

les tentatives de développement qui sont mises à l’essai dans les sociétés postcoloniales. Parmi

un de ces actes passés, la question de la monnaie CFA qui occupe une place de choix dans

l’œuvre cinématographique de Djibril Diop Mambéty. En outre il est important pour mieux

envisager l’avenir de se connaître car tout développement qui ne puise pas sa fondation dans

l’apport personnel est irrémédiablement voué à l’échec. L’un de ces apports dans les sociétés

postcoloniales africaines est sans doute l’initiation de l’enfant aux réalités sociales mais surtout à

la connaissance de son milieu.

Page 121: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

113

Chapitre III : ENFANCE ET DEVENIR: UN BILDUNGS FÉMININ

Formé de deux mots adjoints, Bildung et Der Roman le Bildungsroman décrit le genre et

relève de la théorie du roman57 dans la littérature allemande. Une des particularités du genre est

qu’il met l’accent sur la formation, l’apprentissage et la maturation du héros exclusivement

masculin issu de l’aristocratie européenne. La société ou le monde dans son immensité sert de

moule dans lequel le sujet va devoir se construire une présence au monde en confrontant les

obstacles qui se présenteront sur son parcours, condition absolue pour atteindre la maturité. À ce

stade, le sujet mâle a atteint une certaine complétude dans son éducation et peut enfin décider par

lui-même en fonction des opportunités que lui présente la société. Il s’agit alors de la fin d’un

processus d’initiatique qui amène un sujet qu’on peut assimiler à un enfant à la maturité, une

maturation qui lui permet enfin d’exister.

« Education enables the protagonist to choose- to accept or reject the values he or she

is presented with. Indeed, Bildungsromane typically conclude with the protagonist

making some choice, thereby confirming that the protagonist has achieved a coherent

self. That decision need not lead to assimilation with the group and, if it does the

assimilation may be reluctant. » (Mickelsen 418)58

Les critiques s’accordent à situer les origines véritables du Bildungsroman vers la moitié

du dix huitième siècle littéraire allemand avec les romans Les Années d’apprentissage de

Wilheim Meister suivi quelques années plus tard des Années de voyage de Wilhein Meiste de

Johann Wolfgang von Goethe. Ces deux textes abordent le processus formatif et initiatique de la

57 Selon Kontje, Todd. The German Bildungsroman: History of a National Genre. Le mot allemand « Bildung » à l’origine renvoie à l’apparence physique d’un individu (Gestalt) et au processus de formation (Gestaltung, formatio). 58 L’éducation permet au protagoniste de choisir- d’accepter ou de rejeter les idées qui lui sont offertes. Le Bildungsromane généralement s’achève lorsque le sujet peut faire des choix qui lui sont propres. Ceci confirme que le protagoniste a atteint un degré personnel de maturité. Ses choix peuvent ne pas conduire à une assimilation au groupe social. (ma traduction)

Page 122: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

114

personnalité des héros de leur jeune âge à l’âge adulte dont le résultat sert en quelque sorte de

reflet au devenir national. La fin du parcours initiatique ou éducatif du jeune garçon prend alors

toute son importance en cela que le sujet mâle symbolise l’avenir de la nation. Nulle part dans la

conception du bildungsroman, le sujet féminin n’avait été pris en considération car la jeune fille

n’entre pas en considération dans la construction nationale. Certains critiques justifiant

l’impossibilité d’un bildungsroman au féminin par la condition sociale ou la nature de la femme.

Ces derniers entrevoient une rare opportunité pour la femme de s’épanouir uniquement dans le

cadre du roman adultérin avec en exemple le roman de Flaubert, Mme Bovary59. Dans le même

sillage, des jeunes pauvres ou d’une catégorie sociale moyenne ne pouvaient prétendre à la

formation ou à la socialisation qu’exigerait le bildungsroman et pour cause suggère Michelle

Perrot : « Leur entrée précoce dans le monde du labeur absorbe toutes leurs énergies, tout en les

privant des droits dont jouissent les adultes » (Perrot, 28-29).

En cela, nous considérons le Bildungsroman comme un genre essentiellement sexiste et

discriminatoire avec comme fondation l’exclusion sociale d’un type d’individus. Au moment où

les droits de l’homme prônent une égalité de tous les humains, est-il normal qu’un genre comme

le bildungsroman continue de prôner la supériorité et l’exclusivité mâle dans la construction

nationale ? En appliquant le genre au personnage féminin et en élargissant son champ

d’application à la littérature africaine, nous suivons le chemin entrepris par quelques critiques60

de la littérature en général dans le but de transgresser le genre pour justement ouvrir ses portes

non seulement aux personnages féminins mais à tous les cadets sociaux. Ceci permet au

personnage féminin d’interroger son existence par elle même et de briser le statut quo que lui

59 Perrot, Michelle. « Worker Youth: From the workshop to the factory » A History of Young people in the West: Stormy Evolution to Modern Times. Giovanni Levi & JC. Schmitt. Havard University press. 1997, p28. 60 Morgan Ellen serait une des premières critiques à utiliser le terme female bildungsroman. Voir « Humanbecoming: Form and Focus in the Neo-Feminist Novel » Images of Women in Fiction: Feminist perspectives. Ed.Susan Koppelman Cornillon. Bowling Green University Popular Press, 1972.

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115

imposent les normes sociales : elle s’offre la possibilité de concevoir son existence à partir de

son propre regard dans un milieu généralement régenté par le mâle. Le bildungsroman féminin

permet au fil de l’évolution de l’héroïne, une observation différente et une meilleure critique des

contextes sociaux. En ouvrant l’espace du genre au personnage féminin et dans la littérature

africaine, le genre prend une plus grande dimension en permettant d’examiner le processus

initiatique des subalternes, des sans-voix et des délaissés, personnages auxquels l’histoire et la

société à un moment donné n’ont accordé ou n’accordent que peu d’importance. Considérant que

ces subalternes constituent le socle des sociétés engagées dans cette étude, l’approche du bildung

féminin permet analyser le processus développemental ou de renaissance des personnages

féminins ou subalternes dans notre corpus notamment ceux de Musango et de Sili Laam, deux

jeunes héroïnes marginalisées par leur communauté respective mais qui ont décidé de ne pas

suivre le chemin qui leur est imposé. Il s’agira aussi de toucher indirectement à quelques

éléments fondateurs des nations postcoloniales parmi lesquels la violence mentale et physique, la

marginalisation politique et économique et l’instabilité sont quelques exemples.

Si des romans comme L’Enfant Noir, Mission Terminée ou L’Aventure Ambiguë entre

autres ont servi d’études61 sur le bildungsroman africain, ils caractérisaient alors les premiers

soubresauts et le mal-être des nations africaines face à l’invasion coloniale. L’étude de Wangari

Waigwa diffère des autres approches de bildungsroman africain consultées en cela qu’elle insiste

sur certains éléments qui nous ont paru importants : dans le processus initiatique, Waigwa

interroge le statut social initial du jeune sujet face au pouvoir existant. Sa condition sociale

déterminerait la faculté de ce dernier d’être en mesure de poser ou pas certaines actions. En

position d’infériorité, le jeune peut-il surpasser l’ancien ordre pour espérer avoir une chance

61 Mentionnons par exemple l’étude de Wangari wa Nyatettu-Waigwa, The Liminal Novel: Studies in the Francophone-African novel as Bildungsroman. Peter Lang, NY. 1996

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116

d’exister ? À la notion de bildungsroman, elle ajoute celle du « roman liminal » dans lequel le

jeune protagoniste est en position de dépendance et doit combattre un ordre ancien lui même à la

croisée des chemins dans son processus de maturation.

Dans le roman liminal, ce qui résulte du rite de passage est un élément crucial qui montre

concrètement l’impact du contact initial de la rencontre coloniale et de ses menaces à l’ordre

ancien. Ce genre de roman décrit le sort d’une jeune personne forcée de négocier un processus de

maturation dans un espace où deux cultures se croisent… La liminalité, comme sommes de

possibilités, envisage non l’échec, mais le suspense offrant par là quelques lueurs d’espoir, si ce

n’est pour le héro ou l’héroïne, du moins pour sa société62. » (Wangari Waigwa 9-10 ma

traduction)

Au delà de l’individu, il y a une corrélation entre le résultat de son parcours initiatique et

la condition de la société dans laquelle il évolue. Un outil important à la disposition du jeune

héro dans son processus de maturation est le discours et plus précisément l’accès et l’usage de la

parole. En tant qu’expression d’un imaginaire spatial et culturel précis, le discours est aussi

expression d’une subjectivité affirmée. Par le biais de la parole, le discours permet à un sujet ou

à une communauté de pouvoir communiquer avec lui-même, de définir sa relation avec le monde

tout en le confrontant63. Le langage devient en ce sens le point de départ de l’action et médium

de la création d’un être neuf ou d’un monde nouveau. Or il se passe comme nous avons démontré

jusque-là, qu’une sorte de conformisme comportemental était devenu tendance dans les sociétés

décrites dans cette étude. Ce conformisme qui empêche l’explosion d’une création nouvelle est

62 “In the liminal novel, what happens to the rite of passage is a crucial device explicitly pointing to the the initial impact of the colonial encounter and its threat to the old order. This kind of novel portrays the fate of the young person who has to negotiate a journey towards adulthood at the place where two cultures intersect […] Liminality, however, as a period of potentiality, spells not failure but suspension, and therefore it offers some remnants of hope- if not for the hero, at least for his or her society.” 63 Terdiman, Richard. Discourse/Counter-Discourse: The theory and practice of symbolic resistance in nineteenth-century France. Ithaca, NY: Cornell University Press, 1985.

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117

l’apanage des détenteurs du pouvoir mais aussi des communautés devenues au fil du temps,

amorphes, atones, et incapables de se projeter dans le futur, faisant de leur passé l’unique point

de focalisation. Seulement, il est important que le langage soit non pas un outil de destruction et

d’exclusion, mais plutôt un acte créateur et émancipateur. Pour cela, il serait important ainsi que

le suggère Jean Bidima dans Philosophie négro-africaine, de «prêter attention à tous les argots,

langages des fous et stratagèmes des pervers comme faisant partie d’un langage instituant dont

on n’a pas encore pris l’exacte mesure en Afrique. » (Bidima, Jean 122)

Dans cette partie de l’étude, les parcours de Musango dans Contours du jour qui vient

et de Sili Laam, héroïne de La Petite vendeuse de soleil sont ceux qui étayeront notre approche à

un bildungsroman féminin en littérature francophone. À travers leurs processus de maturation et

gardant à l’esprit que l’enfant représente le futur des nations, nous faisons une association

symbolique entre la quête d’affirmation et d’indépendance de ces jeunes héroïnes aux difficultés

ambiantes qui entravent le développement harmonieux des jeunes nations africaines post

indépendantes. Parmi quelques unes de ces entraves, nous avons mentionné en amont l’exclusion

physique et discursive d’une frange de la population. L’éducation des citoyens étant une autre

composante de la formation de l’individu et de la nation, tout échec dans le processus aurait des

conséquences incommensurables. Si le cas des enfants-soldats et enfants-sorciers n’est pas

étranger à mauvaise gestion de certains aspects de l’éducation, la présente de personnages

marginaux, troublés et hystériques sera une autre manifestation de l’intranquilité qui mine la

société dans son ensemble et les personnages subalternes particulièrement. C’est donc par une

étude des manifestations hystériques ou de la folie que nous terminerons cette partie de l’étude.

Entre Sili Laam et Musango, plusieurs points de ressemblance parmi lesquelles l’infirmité

physique partagée, leurs origines modestes, l’absence des parents biologiques qui faussent un

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118

peu les données sur leur filiation et les origines de leur naissance, leur marginalisation sociale

dûe soit à leur genre, soit à leur infirmité ou même les deux. Au delà des personnages, les œuvres

qui leur servent de scène, partagent ensemble quelques éléments naturels symboliques. Autant

Contours du jour qui vient symbolise par l’expression « qui vient » une attente et un processus

encore inachevé à savoir la naissance du jour, il indique bien la pénombre (qui n’est pas encore

l’aube) dans laquelle comme une ombre pourtant, apparaît Sili Laam dès les premières images de

La petite vendeuse de soleil. La pénombre est absence de clarté, un clair-obscur qui donne cet

aspect fantomatique aux personnages dont Sili Laam, qui émergent du taudis leur servant de lieu

d’habitation, mais aussi l’état actuel des sociétés dépeintes. La dernière image du film est

symbolique du jour enfin arrivé, marqué par cette lueur lumineuse vers laquelle Sili Laam et son

aide de camp Babou Seck, se dirigent déterminés comme jamais et confiants en l’avenir. Un

avenir ensoleillé.

I- DE L’INITIATION À L’ÉMANCIPATION DU SUJET POSTCOLONIAL

1- La haine de soi

Contours du jour qui vient raconte les aventures de Musango, une fillette de douze ans.

Chassée par sa mère alors qu’elle n’avait que neuf ans, elle décide de la retrouver pour

comprendre son histoire et être en mesure de se projeter dans l’avenir. Durant son périple pour

retrouver sa mère, elle traverse son pays et voit l’immense désarroi dans lequel les gens sont en

proie.

Dès les premières lignes de Contours, la voix narratrice de Musango annonce une

ambiance déshumanisée, violente et presque morte : « Il n’est que d’ombres alentour…Non pas

qu’il fasse nuit […] Qu’il y ait un matin ou qu’il y ait une nuit, tout est semblable. Il n’est plus

que des ombres alentour, je suis l’une d’elles, et c’est à toi que je pense. » (15) En s’insérant

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119

dans ce décor intemporel et parmi les ombres, Musango semble signaler que loin d’être une

histoire individuelle, c’est d’une histoire collective qu’il sera question dans la suite de la

narration. Une caractéristique principale de cette collectivité comme nous l’avons montré

antérieurement est la violence ambiante qui y règne et l’état de torpeur dans lequel semblent

voguer les ombres qui la constituent. Cet état torpeur loin d’être absence de vie est plutôt

absence d’amour de soi et du prochain. Alors qu’Ewenji, la mère de Musango s’apprête à

immoler cette dernière qu’elle accuse de sorcellerie devant une foule de curieux, il est surprenant

que personne n’essaie de l’en empêcher : « Ce n’était pas pour me porter secours qu’ils étaient

là. Ils ne venaient jamais en aide à quiconque, se contentant de faire des commentaires en

attendant..» (15) Face à ce qui aurait dû être un acte répréhensible, la foule semble trouver un

plaisir quelconque dans ce spectacle gratuit qui leur est offert. En dehors de sa propre mère, la

foule est un obstacle qu’elle devra affronter au cours de sa jeune existence. Ce que l’acte

désespéré de la mère traduit au delà du geste criminel est d’abord une absence de confiance

personnelle dûe aux déboires sociaux auxquels elle doit faire face. La conséquence immédiate de

ces déboires est la haine viscérale que les individus ont envers non seulement envers les autres

mais aussi envers eux-mêmes. Ce regard figé et antipathique du spectateur est le reflet et

l’expression du regard interne qu’a la mère de Musango envers sa personne et sa fille.

L’expulsion de Musango de la maison familiale en période de guerre renforce l’idée du pouvoir

de l’horreur qui règne dans le Mboasu.

Si la guerre qui sévissait dans le Mboasu depuis L’Intérieur de la nuit semble terminée

dans Contours, la violence elle par contre n’a pas disparu. Les différentes villes du pays sont à la

merci des groupes rebelles qui y règnent en maîtres absolus en lieu place d’une administration

absente et incapable de jouer son rôle régalien. Le corollaire de cette violence sourde mais

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120

présente favorise la prise en otage des populations civiles, provoque des ruptures artificielles des

stocks alimentaires et encourage la surenchère, le rapt et même des trafics humains de toutes

sortes : « Les vivres manquaient, les braquages battaient leur plein, on ne trouvait plus de

médicaments et ceux qui fréquentaient l’hôpital général de Sombé devaient s’y rendre avec de

quoi se soigner. » (38)

Alors que Musango a depuis quelques temps trouvé un refuge grâce aux entremises d’Ayané,

elle se retrouve elle-même, prisonnière d’un groupe de jeunes illuminés. Ces derniers se servent

de la bible pour exploiter les habitants en journée et se transforment en proxénètes et

esclavagistes modernes sitôt la nuit tombée. Dans une conversation qu’elle rapporte, on peut

entendre ses geôliers décider de son existence :

« Si c’est ce que je vois là, tu sais ben que cela ne peut pas m’intéresser. Elle est trop

petite. Maboa ne s’est pas démonté : Je sais que c’est ta façon de marchander,

Lumière… Celle-ci a été chassée par sa famille, pour sorcellerie. Lumière a ri : Une

sorcière ! Exactement ce qu’il nous faut. Nous allons faire descendre l’esprit sur elle, je

te prie de me croire. Combien en veux-tu ? » (42)

Il est ironique et consternant à la fois de découvrir que pour ces nouveaux proxénètes, la

descente de l’esprit saint sur leurs captives signifie simplement un viol en bonne et due forme

de ces dernières avant qu’elles ne soient revendues comme prostituées en occident. Au cours de

sa captivité qui durera trois années, Musango affûte son mental pour dit-elle « ne pas finir par

oublier mon nom et mon histoire ». Elle constate en observant ses compagnons d’infortune, ce

que l’exclusion et la résignation, corollaire d’une frustration mentale, peuvent avoir comme

effets dévastateurs sur un humain: « Dans la pièce obscure... je les ai vues peu à peu disparaître

pour devenir ce qu’on attendait qu’elles soient : des mortes-vivantes. Comme des zombis, elles

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121

serviraient leurs maîtres sans qu’ils aient à craindre la moindre rebuffade. » (Miano, 2006 :62)

Ces êtres zombifiés, confirment le constat fait au début du roman par la narratrice lorsqu’elle

fait le constat que sa communauté est peuplée d’ombres aux alentours. Êtres sans substance et

sans pouvoir et chosifiés par leurs nouveaux maitres, ces jeunes prisonnières n’éprouvent plus

le besoin de se battre sinon suivre aveuglément les ordres qui leur sont donnés. D’écouter et de

partager les histoires personnelles des autres captives destinées à faire l’Europe lui fait prendre

conscience du mal dont souffre chaque individu autour d’elle : « Il n’est que des ombres ici, te

dis-je, qui vivent au temps présent le Jugement dernier. Tous acceptent leur sort comme un

passage obligé. Je suis une ombre par la force des choses. » (Miano 62) Ce mal est ancré en

chaque individu et naît d’un manque, d’une absence ou d’un désir qui pousse ses congénères à

douter d’eux mêmes puis à progressivement à éprouver de la haine pour tout ce qui pourrait

leur renvoyer leur propre image. Mais contrairement à ses sœurs captives, le discours de

Musango gagne en maturité. Parce que son rejet par sa mère l’expulse du groupe social et fait

d’elle une marginale malgré son jeune âge, Musango se sert de sa marginalité pour apprendre

un peu plus sur ses origines et du sort par exemple de la jeune femme dans son milieu. Au

cours de son cheminement dans l’univers carcéral qu’elle fera connaissance avec d’autres

captives dont les histoires aussi tristes que surprenantes participent à la construction de la

vision nouvelle qu’elle aura du monde. Parmi celles-ci, le sort de la jeune Endalé est frappant

tant par la violence qui lui a été infligée depuis sa famille biologique que durant sa captivité.

Plusieurs fois abusée puis enceintée par son beau-père, Endalé est forcée par sa mère à avorter.

Seulement cet avortement pratiqué à mains nues par la mère afin que le fœtus meure deviendra

le chemin de croix d’Endalé accusée d’avoir forcé sa mère au crime du fœtus :

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122

« J’ai péché… j’ai attiré à moi le mari de ma mère, et l’ai contraint à coucher avec

moi. J’ai été enceinte, ce qui a mis ma mère en colère. Par ma faute, elle a commis un crime en

tuant cet enfant innocent. À cause de moi, elle a souillé son âme. » (93) Ainsi se confie Endalé

à Musango pour expliquer sa présence entre les mains de ses nouveaux bourreaux. Comme un

objet, elle n’a aucune existence et surtout aucun droit sur son propre corps. Ainsi, de sa famille

passant en par les mains des proxénètes qui les détiennent vers cet Occident où elles rêvent

toutes trouver le bonheur qui leur échappe au Mboasu, Endalé comme les autres captives ne

seront que des marchandises, des biens interchangeables au gré de leurs propriétaires. Si elle se

reconnaît encore dans la communauté des ombres, Musango semble avoir fait le choix de la vie,

se battre contre ses geôliers. Son combat sera aussi celui de sa mère qui l’a reniée et que les

nouvelles folies matérielles et sociales ont condamnée à n’être plus qu’une ombre et une

absence pour sa fille : « Je ne sens pourtant pas venir ma fin. Tout à coup, j’en ai assez de cette

comédie. J’en ai assez de me taire. Il ne sert à rien d’attendre… pour dire ce que je pense et ce

que je sais. » (101) Dès ce moment révélateur, Musango fait le choix d’exister, de se prendre en

main et de briser le statut quo. Le silence et le conformisme social ne seront plus des barrières

pour cette nouvelle personne dont la profession ne souffre d’aucun dilemme.

Parce que chaque histoire racontée et entendue ressemble de près à la sienne et de plusieurs

autres êtres, Musango devient par la force du destin, légataire testamentaire de toutes ces

femmes violées, de ces enfants arrachés à leurs familles ou de toutes ces vies brisées et

douloureuses qui ne peuvent pas s’exprimer. En choisissant de se rebeller, d’interroger les

normes sociales qui professent le silence et l’attentisme, Musango s’engage à son niveau et

malgré son âge, et se veut l’éveilleuse des consciences endormies et endolories. Contre la

fatalité, elle va chercher à embrasser non pas étouffer son prochain mais offrir ce qui lui a été

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123

refusé : l’amour, cet amour que les captives de Miano, souhaitent retrouver dans l’image

transparente de l’Occident qui leur est miroitée tant par leurs geôliers que par le désir de

possession des commodités venues d’ailleurs.

2- Une histoire postcoloniale locale

En dédiant Contours du jour qui vient à « cette génération » qui est aussi la sienne,

Leonora Miano ancre son roman dans les postindépendances africaines. Il y a comme une

prescription médicale qui à travers le titre du texte indique le profil et la quantité du travail à

fournir pour passer de l’obscurité des ténèbres à ce jour qui n’est pas encore présent mais qui

point. Bien qu’aucun pays africain n’y soit nommé, des rapprochements linguistiques aux noms

des personnages et des villes du texte permettent d’identifier l’univers référentiel du Mboasu

pour le situer dans le golfe de guinée et sur les côtes camerounaises. Les patronymes Endalé,

Sésé, Mulonga, Ayané, Ewenji, Mbalè, Mbambè, Tubé et autres Musango que le lecteur

découvre à travers le voyage de Musango appartiennent au groupement Sawa tout comme la ville

de Nsombè dans le texte pourrait bien se décliner en Njombé, ville du littoral camerounais dont

l’économie est basée sur l’exploitation de grandes surfaces agricoles. Cet ancrage renforce l’idée

de l’engagement littéraire de Miano qui fait de la littérature un reflet de la société. La parole de

l’enfant Musango interpelle les adultes représentés par sa mère, elle mûrit au contact d’autres

âmes brisées ou debout. Bien que maudite par les siens, la maladie du sang du lui ronge les

cellules lui permet de se raconter au contact de l’Autre, de chaque bout de vie rencontré sur son

parcours. Sa guerre à elle n’est pas a priori celle des canons, elle raconte des guerres

individuelles qui existent au sein des structures patriarcales représentées par l’église et la

religion, l’administration mais surtout la famille cellule symbole de la nation. Ces structures pour

la plupart coloniales tombent en désuétude depuis les indépendances. Si la famille à travers son

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124

regard devient un lieu de viol et de vies brisées, l’église quand à elle devient un lieu de

perversion et d’enrichissement individuel. Seulement, au milieu de cette désolation, surgissent

néanmoins des êtres courageux qui, comme Musango ont choisi de se battre contre le destin

plutôt que d’abandonner. Ils offrent à la jeune Musango, une raison d’espérer et la confortent

dans sa résilience. Parmi ceux-ci, Kwin donc la sonorité du nom n’a d’égal que la majesté du

personnage. Kwin c’est la reine des femmes revendeuses, qui passent leurs journées dans les

marchés, approvisionnant leurs sociétés de produits alimentaires et bravant l’insécurité et tous les

dangers auxquels elles sont exposées. Mme Mulonga, c’est l’institutrice qui reconnaît que le

système éducatif dont elle est le symbole à contribué à la perte de son pays en mettant en avant

des valeurs culturelles étrangères au détriment de la culture locale.

« Son travail l’accaparait. Elle se sentait investie de la mission de civiliser ce pays. Il lui

suffisait pour se croire mère de ne s’être pas séparée de sa fille… L’enfant en réalité a

manqué de tout. Elle n’a jamais aimé les cours de danse classique et ne s’est jamais

destinée à l’enseignement comme sa mère le souhaitait. » (163)

Encore une fois, Miano remet en cause le rôle de l’intellectuel et des systèmes éducatifs

des sociétés postcoloniales dont les méthodes et les objectifs semblent être en déphasage complet

avec les réalités locales. Malgré toute la bonne volonté de Mme Mulonga, elle aussi n’a pas de

rapports sereins avec sa fille qu’elle a voulu façonner non comme individu unique, mais comme

une image embellie et onirique d’elle-même. Nous établissons un lien comparatif direct entre

Mme Mulonga, mère et figure rêvée de l’éducation à l’occidentale et Ewenji, mère de Musango,

que le désir des commodités et l’envie du paraître Autre ont rendu folle. Ces personnages sont

droite ligne de l’idée fanonienne des personnages à la pigmentation noire mais revêtant des

masques blancs. La folie de Mme Mulonga est son déphasage intellectuel avec sa propre société

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125

et la conséquence pour ses deux femmes qui influencent chacune à leur manière le

développement de Musango est qu’elles perdent tout contrôle avec leur progéniture. Leurs

enfants sont obligés de se redéfinir avec ou sans l’aide de leurs parents. Cependant, Mme

Mulonga consciente de ses erreurs fait le choix de s’amender et d’offrir à d’autres enfants, cet

amour qu’elle n’a pas réussi à donner à sa propre fille.

En se joignant aux efforts des femmes comme Kwin qui, vivant au quotidien avec les

réalités locales, ont fait le pari de la vie et de la résilience dans le combat, Mme Mulonga,

Musango et autres Kwin montrent qu’il y a d’autres voix, d’autres discours qui méritent d’être

entendus et surtout libérés. De même, parce que tout le monde ne peut pas fuir le continent ou

partir « faire l’Europe », il existe d’autres voies qui puissent permettre aux communautés

désignées et à l’Afrique malade et endolorie de procéder différemment. Car à travers la

représentation des relations chaotiques entre ces mères et leurs enfants, l’écrivain questionne

l’Afrique des indépendances et bien plus, celle d’aujourd’hui. Si les aînés ont combattu pour les

indépendances et offert à l’Afrique ses premières voix, quel rôle jouera la génération

contemporaine indexée? Se définira-t-elle par sa colère ou alors trouvera-t-elle en elle-même les

ressources mentales et morales pour pardonner et se reconstruire ? Cette Afrique qui balbutie,

qui ne sait pas ou qui n’arrive pas toujours à prendre son destin en main parce qu’elle n’était pas

à l’origine bien armée pour le faire. Ces mères matrones et maltraitantes, ne sont-elles pas la

représentation d’une certaine Afrique qui a une vision dégradée d’elle-même ? Une Afrique qui

n’arrive pas à s’aimer et encore moins aimer les fruits de sa propre gestation. Sur un plan plus

large et globalisant, c’est aussi cette Afrique que les journaux locaux et surtout internationaux

diffusent à longueur de journée pour se donner bonne conscience et renforcer leurs théories

clamant l’infériorité de l’Être africain.

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126

Seulement, ces figures nouvelles qui ont fait le choix de la résilience et du contrôle du

discours sur leur avenir, progressivement, prennent le relais des mères absentes ou troublées

comme Ewenji et se muent en éveilleurs de conscience lorsque le besoin se fait ressentir.

Musango rapporte une manifestation de cette rage sourde mais d’une violence extrême qui règne

chez certains postcolonisés subalternes : comme un liquide sous pression, cette violence explose

sitôt qu’elle trouve une victime émissaire sur laquelle la déverser :

« Un cri se fait entendre : Au voleur ! Au voleur ! Nous nous arrêtons

net…Généralement la foule est sans pitié pour les voleurs, même seulement supposés. Il

ne leur est jamais laissé le temps de s’expliquer. La scène qui se joue devant nous n’est

qu’une répétition du quotidien. Un garçonnet malingre est trainé au milieu de

l’attroupement dont nous nous sommes rapprochées, Mme Mulonga ayant d’abord

rouspété contre ces sauvages qui lui font perdre son temps…Si je n’y vais pas, tu peux

être sûre que ce gosse ne verra pas le coucher se coucher. Je sais qu’elle a raison,

personne ne voudra défendre ce petit. Chacun voudra le rosser, lui mettre de la poudre de

piment ou dans les plaies, ou dans les yeux, le châtier pour toutes les injustices qui

sévissent dans le pays. » (195)

Devant cette tragédie qui se joue sur la place publique, plusieurs images pourraient surgir

de l’imagination du lecteur mais aussi des questions essentielles parmi lesquelles, le motif de

l’inaction des spectateurs et leur participation à la mise potentielle mise à mort d’un enfant. Nous

avons déjà relevé cette attitude attentiste et amusée de la foule face au tragique lorsque Musango

a failli être immolée par sa mère. Le spectacle étant d’après Guy Debord un rapport social entre

des personnes, il est aussi « le résultat et le projet du mode de production existant… il est le cœur

de l’irréalisme de la société réelle. » (Debord 11) Il y a une corrélation entre le système de

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127

production économique ambiant et l’attitude attentiste du spectateur. Le personnage victimaire

ou bouc émissaire, ici le petit enfant par sa rapine, représente aux yeux de la foule un des

obstacles qui l’empêcherait d’accumuler et de s’enrichir. En refusant de prendre la défense de la

victime, la foule, la société signe son propre arrêt de mort et participe indirectement à sa propre

déchéance. Ainsi suggère Debord, « l’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé

s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images

dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. » (23)

L’un des objectifs affichés par Musango au début de son errance était le désir de retrouver

l’arbre de sa naissance ou membre de la famille parentale qui puisse lui conter l’histoire de son

enfance et de sa venue au monde. Si les rencontres faites jusque là lui ont permis de mieux

comprendre les multiples facettes de l’humain, c’est sa rencontre fortuite avec sa grand-mère,

Mbambè l’aïeule, qui lui permet d’embrasser sa propre condition et d’envisager le futur sous de

meilleurs auspices. Mbambè, mieux que la grand-mère, c’est cette partie hachurée et inconnue

que Musango comme tous ces personnages errants et malades de Miano ne possèdent pas. En

prenant possession de leur passé et de leurs origines, ils pourraient peut-être semble suggérer

l’auteure, donner une orientation différente à leurs destins. Pour Musango dont le patronyme

signifie paix, sa rencontre avec la grand-mère dont elle partage le patronyme lui apporte cette

paix intérieure après laquelle elle a couru. Qu’importe en fin de compte s’il lui a « fallu marcher

si longtemps, pour enlacer ne serait-ce qu’un instant, la silhouette de [son] enfance… », son âme

retrouve à travers la chaleur inespérée que lui procure sa grand-mère, mais aussi le conte et le

chant dont l’oralité est le moyen d’expression : « Mon cœur bat un peu plus vite…mes yeux se

ferment lorsqu’elle se rassied. J’ai une grand-mère qui me dit que je suis chez moi et qui chante

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pour m’endormir. Elle chante un vieux conte, une de ces histoires qui se passent dans la brousse

et dans lesquelles les animaux parlent. C’est la première fois qu’on chante pour moi. » (222)

3- Sili Laam ou la révolte des « petites gens »

Si la littérature ne s’adresse qu’à une minorité économique dans le contexte des sociétés

africaines postcoloniales comme l’affirmait Sembène Ousmane, Djibril Diop Mambéty choisit le

cinéma pour offrir une plate forme publique plus large aux sans-voix. Mieux que la littérature, le

cinéma offre ce contact visuel entre le cinéaste, l’auteur et son public, l’autre. Très tôt Mambéty

se sent investi d’une mission éducatrice et fera de son œuvre un outil d’engagement : « Je suis

devenu conscient de ma mission au nom de mon peuple, de ma culture et de mon devoir

universel qui est de chanter une chanson que tout le monde peut entendre. Le cinéma (surtout

dans le cadre africain) doit être mis au service de la connaissance de soi et ceci est urgent. »

(Givanni 31) Cet engagement bien que perceptible dans toute son œuvre semble s’être aiguisé

avec la diffusion en 1994 du film Le Franc. Simple coïncidence ou désir de piquer, Le Franc

paraît la même année où l’Afrique francophone va subir sans pouvoir s’y opposer, la première

dévaluation du franc CFA. Une humiliation que Mambéty transpose suavement mais

sarcastiquement aussi en alliant musique et quelques éléments du théâtre. Parce que le Franc est

une entité imposée et non le fruit d’une réflexion et d’une volonté locales, le Franc devient le

symbole de la dépendance du Sénégal et des pays africains francophones dans leurs rapports

avec la France. Il est symbole du système dominant, créateur de nouvelles lubies et images après

lesquelles les populations locales vont devoir se déchirer car la course effrénée après la richesse

brise la fondation principale sur laquelle se sont construites les sociétés africaines : le

communautarisme, l’entraide. Le Franc au final force les habitants à se réinventer un mode de

survie mais surtout à créer des masques qui leur permettent de tirer leur épingle du jeu dans le

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grand désordre qui va suivre la dévaluation. Parmi ces masques, l’individualisme qui s’oppose

radicalement au collectif et de la communauté sera une des causes du dérangement qui va agiter

les sociétés africaines.

Seulement, ces idées de dépendance et d’assujettissement ne s’arrêteront pas au seul Le

Franc et constitueront une part importante de son dernier court métrage, La Petite vendeuse de

Soleil où le besoin d’accumulation des richesses généralement venues d’ailleurs va se

poursuivre.

Filmé dans la ville de Dakar, La petite vendeuse de Soleil s’ouvre sur une pénombre

brumeuse d’où surgissent telles des ombres, quelques personnes trop pressées d’aller vers la ville

chercher leur pitance quotidienne. En plus de la voix du muezzin rappelant aux croyants leur

devoir de prière, on perçoit en fond sonore un cliquetis grandissant semblable à un bruissement

pénible de claquettes. D’abord comme une tâche blanchâtre dans la noirceur de la nuit qui refuse

de céder place au jour, apparaît Sili Laam, l’héroïne. Infirme, elle se sert de béquilles pour se

déplacer. Cette infirmité physique et son statut de femme sont autant d’obstacles qui condamnent

Sili à devoir dépendre de la charité des autres pour se nourrir et nourrir sa grand-mère. Le

spectateur peut éprouver de l’inquiétude par exemple lorsqu’elle doit traverser la voie publique

tout en faisant attention aux véhicules qui passent à vive allure sans un coup d’œil pour elle.

Comment survivre si on ne peut prendre en charge son propre destin ? Telle semble être la

question fondamentale à laquelle doit répondre Sili Laam.

Le désir de s’affranchir est un motif qui pousse Sili Laam à envisager une nouvelle

existence pour sa grand-mère et elle-même. Arrivée telle une amazone sur son char dans la ville

de Dakar, elle se lasse du spectacle désolant des mendiants attendant la charité mais aussi

intriguée par la vitalité des jeunes vendeurs de journaux, Sili Laam annonce son intention de

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braver les interdits sociaux qui réservent certains emplois juste aux garçons : « Grand-mère,

demain j’irai chercher du travail. Je ne suis pas un garçon mais ce que font les garçons, les filles

le peuvent aussi. » Seulement la mise en pratique de cette profession de foi ne se fera pas sans

désagréments car en choisissant de changer de condition sociale, elle tente d’entrer un espace

donc l’accès lui est généralement clos. Parce que la vente de journaux se déroule généralement

dans la rue, il ne faut pas perdre de vue que la rue en tant qu’espace public et ouvert

théoriquement, est un des symboles par excellence de l’exclusion féminine. La rue est agression

double pour la gent féminine car peuplée du regard masculin qui la chosifie en la réduisant à un

objet de prédation, mais aussi l’oblige à adopter certaines attitudes de défense qui peuvent

amener certains sujets à la maladie mentale. Les premières images du film montrent en effet la

confrontation d’une femme avec les forces de police qui finissent par l’emmener de force vers

leur véhicule. L’une des conséquences de cette agression oblige la femme à ne faire que traverser

l’espace public de la rue pour se réfugier soit dans la case, les bureaux ou la cuisine qui sont des

espaces clos comme la prison dans laquelle se trouve la jeune femme aperçue au début film.

L’unique partie de l’espace public qui est ouvert à la femme est le marché. Dans le film de

Mambéty, l’espace réservé public réservé aux mendiants comme aux femmes est un espace

réduit et bien délimité. Ils subissent tous la pression externe sociale qui fait d’eux des citoyens de

seconde zone. C’est dans cet environnement restrictif que Sili Laam choisit de retourner sa

condition et de participer au développement de sa famille et partant de sa société.

« Ce qu’un garçon peut faire, une fille le peut aussi » et Sili décide de vendre les journaux

comme ses camarades de sexe opposé après une première agression par ces derniers. Le regard

interloqué du patron du journal par la présence de Sili reflète celui des hommes en arrière plan

qui observent la scène avec autant d’étonnement. « Une fille qui vend des journaux ? »

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131

s’exclame t-il sous le regard ahuri de son assistante qui lui réplique avec malice « Mais Patron,

ce que font les garçons, les filles le peuvent aussi ». La présence d’une femme au comptoir ne

change pas l’équation d’exclusion antérieure car à la différence de Sili, la dame qui lui donne la

quantité de journaux à vendre est dans un espace figé, un comptoir fixe qui restreint aussi la

quantité de mouvements que peut entreprendre celle-ci. La présence masculine quasi anodine à

ses côtés peut d’ailleurs être interprétée comme un symbole du contrôle social envers la liberté

féminine. Sili par contre, peut grâce à sa nouvelle activité non seulement s’offrir un salaire, elle

peut aussi découvrir par elle-même les différentes artères de la ville, tout en étant libre de ses

mouvements. Mais tout cette irruption dans «leur domaine » est mal perçu par les jeunes

vendeurs masculins qui entendent défendre par l’intimidation chaque parcelle de « leur activité et

de leur territoire» par de petites agressions ciblées sans grand danger pour Sili Laam.

Une image symbolique du refus de la dépendance et de la mendicité qui anime l’héroïne

de Mambety survient lorsqu’elle rencontre au cours de la vente des journaux un monsieur à la

veste sorti des bureaux Laetitia. En effet, alors que les petits vendeurs se trouvent devant ce

bâtiment Laetitia, apparaît le monsieur à la veste immédiatement envahi par la nuée des

vendeurs. D’abord surpris par la présence de la jeune fille, il décide de lui acheter tous les treize

journaux Soleil contrôlé par l’État pour la grosse somme de dix mille francs. Mais Sili Laam est

sceptique car la somme est que lui tend le monsieur est excessive malgré l’insistance de ce

dernier. Partagée entre le désir de s’affranchir du regard avilissant des autres par rapport à sa

condition physique et la fierté d’avoir pu vendre tous, Sili Laam a toutes les raisons de ne pas se

jeter le gros billet. La surprise mêlée de jalousie et d’envie de ses jeunes compagnons accentue

un peu plus ce sentiment d’inconfort. Seulement, loin de vouloir se moquer de la jeune fille ou

même de lui faire l’aumône, le client en veste est rapidement charmé par le caractère de Sili

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Laam. En choisissant d’acheter les journaux vendus par Sili au lieu de ceux vendus par les

garçons, on peut croire que toute la société mâle ne s’oppose pas à la présence féminine sur la

place publique. Bien au contraire, il milite pour l’accès de la jeune fille au développement

économique et social de la communauté. En fonctionnant comme adjuvant pour Sili Laam, ce

client lui offre indirectement la possibilité de gagner la confiance des propriétaires du kiosque à

journal qui lui ont ouvert cette voix. « Tu vends des journaux ? Bravo ! Et moi qui désespérais de

ce pays. Je prends tous les journaux…» dit-il pour montrer la corrélation qui devrait exister entre

l’émancipation de l’enfant, de la jeune fille, symboles du petit peuple et le développement du

pays.

En choisissant de vendre le journal Soleil, journal du pouvoir en lieu et place du journal

Sud allié à la masse populaire, Sili Laam transgresse la tradition locale qui interdit à la jeune fille

de vendre dans les journaux, qui plus est, celui du pouvoir en place. Ce faisant elle s’approprie

indirectement d’une parcelle de ce pouvoir qui lui est interdit à elle et ses semblables. Mieux,

elle met au défi malgré le stigmate qui frappe son patronyme et malgré sa condition physique et

sociale, de porter la parole officielle auprès des masses populaires afin qu’ensemble, les deux

entités puissent mieux se rapprocher et œuvrer ensembles. Elle explique ainsi son choix à Babou,

son compagnon de route : « Je reste avec Soleil. De cette façon le gouvernement se rapprochera

du peuple. » Parce qu’entre le peuple et le gouvernement il y a un fossé grandissant, Sili Laam en

plus de se faire médiatrice du couple peuple et pouvoir, parvient à se fondre quelques fois dans le

rôle du pouvoir. Le journal lui-même étant un moyen d’expression écrit, il peut être public ou

intime. En s’appropriant du journal public, Sili Laam vend en quelque sorte sa propre histoire,

car le journal lui permet de sortir de l’ombre, de la nuit de son quartier d’où elle sort chaque

matin pour aller vers la lumière du soleil. Ainsi grâce au journal Soleil, elle peut enfin exister,

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elle peut enfin transformer son quotidien et celui de nombreux autres subalternes autour d’elle.

Elle passe de cadet social à actrice du développement. Elle s’auto exclut du bannissement qui

frappe sa lignée et oblige indirectement les autres à reconnaître sa présence et son existence en

tant que sujet.

Dans une scène assez surréaliste d’ailleurs, comme pour tester son nouveau pouvoir, elle

parvient par sa parole d’enfant innocente à convaincre l’officier de police en charge, non

seulement de libérer la folle accusée injustement, elle parvient à obtenir des excuses de l’agent

de police cupide qui l’accusait d’avoir volé.

De même, Sili veut faire descendre le Soleil de sa hauteur, pour le rapprocher du peuple,

non pour l’exterminer, mais pour que l’administration prenne conscience des réalités

quotidiennes des masses populaires. Ce faisant, elle n’hésite pas un instant à redistribuer sa petite

richesse âprement gagnée entre sa grand-mère, les mendiants et ses amis. Si on peut voir dans cet

acte de la jeune Sili la confirmation du rôle protecteur et nourricier de la femme en général, ses

actions confortent et valident son acte de révolte qui a forcé son entrée dans la société publique

contre celle privée. En choisissant de sortir de l’anonymat, le personnage de la petite vendeuse

de soleil lance un appel à une prise de conscience collective, et à une nouvelle réflexion sur

l’éducation des filles et du rôle des femmes dans la société.

II «L’AFRIQUE QUITTE LA ZONE FRANC»

1- Du droit d’exister

Au cours d'une séquence clé de «La Petite vendeuse de Soleil», des enfants vendeurs de

journaux, reprennent en choeur et à tue-tête, un des titres à la une des journaux, tant du

gouvernement que de l'opposition: «L'Afrique quitte la zone franc». Aussi laconique qu'elle

paraît, cette phrase, sortie haut et fort des poumons de ces petits vendeurs de journaux obligés de

passer leurs journées dans la rue, à la merci de la circulation et des intempéries, bien loin des

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salles de classe, prend une saveur particulière. Loin d'être aussi innocente que les jeunes

messagers chargés de sa distribution mais grâce à l’impulsion et à l’énergie nouvelles de ceux-ci,

elle est par son jaillissement de leurs entrailles l’expression d’une fureur et d’une exaspération

longtemps contenues. Elle exprime tout haut ce que pensent tout bas les masses populaires

rendues aphones et différents penseurs africains francophones. Dans la séquence, on se rend

directement compte que la plupart des lecteurs de ces journaux sont en public, dans la foule,

généralement assis au bord de la rue, en face des bâtiments publics mais rarement à l'intérieur

des bureaux administratifs d'ailleurs invisibles dans le film mais ils sont pourtant bien présents.

Si les enfants qui vendent les journaux ne les lisent pas, leurs voix se font entendre et jouent le

rôle de nouvelle courroie de transmission dans la re-naissance obligatoire, chemin obligé des

pays francophones pour exister dans le concert des nations. Seulement, pour y parvenir, ces

enfants ont besoin d'une impulsion, d'une liberté de participation et des encouragements des

adultes afin qu'ils puissent s'exprimer et montrer leur savoir faire. Mieux, si on considère que les

pays francophones malgré leurs indépendances de façade sont demeurés les enfants de la

France64, il s'agit aujourd'hui de modifier les habitudes en reconnaissant à la femme, aux jeunes

et à la masse aphone oubliée en général, qu'ils constituent une partie intégrale de la société et

64 Malgré les différents changements survenus à la tête de la république française, les relations entre Paris et les pays africains francophones plus connues sous le pseudonyme de la Françafrique, sont pour les populations locales africaines toujours obscures et ambiguës. La France les considérant toujours comme sa chasse gardée tout en s'arrogeant un droit d'intervention et d'exclusivité économique tandis que les éternels présidents à vie africains se disputent publiquement comme le titre de "meilleurs élèves de la France". Toujours arrimé au franc français aujourd'hui disparu pourtant mais qui continue de servir de caution pour l'arrimage du CFA à la monnaie européenne, les pays francophones ont subi sans broncher en Janvier 1994 une double dévaluation. Depuis les indépendances, faut-il signaler que l'emprise parentale de la France continue de se faire sentir sur les pays francophones non seulement à travers le CFA et les multiples sommets de la Francophonie, elle a à travers les années eu son centre d'opérations dans les différentes Cellules Afrique du ministère des affaires étrangères puis sous le ministère de la coopération, fiefs des anciens administrateurs coloniaux. Dans son essai La Francophonie, Michel Tétu définit assez poliment les rencontres entre la France et les chefs d'états africains francophones comme étant « un cercle de vieux amis de la France qui s'est enrichi de la participation de vieux amis que l'on s'est faits au profit de l'aide économique. Le rôle de la France a diminué, sans être effacé; elle exerce un leadership non directif; elle suggère plutôt qu'elle n'impose ni même ne propose. »(271) Comment malgré cette analyse par trop nuancée, ne pas voir une langue de bois dans les propos policés et mesurés de Tétu?

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135

qu'à cet effet, peuvent être des outils et créateurs du développement. Tourner définitivement le

dos aux brimades, au déni de parole continu au nom de certaines traditions qui octroient aux

adultes tous les droits. En s'appuyant sur les erreurs de l'Histoire, il sera question de créer des

conditions idoines qui permettront à tous les membres de la société de prendre part à son

développement pour mieux s'y reconnaître, pour mieux le défendre et l'apprécier en retour.

Comme les enfants qui peuplent la narration des œuvres étudiées, les pays francophones

postcoloniaux d'Afrique au sud du Sahara bien avant l'obtention de leurs indépendances portaient

déjà en eux certains germes qui les lieraient pendant des décennies à la métropole française et

influenceraient profondément leurs programmes socio-économiques.

Au cours de cette étude, nous avons mentionné la création et les différentes déclinaisons

du Franc CFA depuis la période coloniale jusqu'aujourd'hui. Monnaie coloniale à l'origine, elle

fut créée pour contrôler et assurer la main mise de la France sur les échanges commerciaux

inégaux des produits des diverses colonies françaises d'Afrique vers la métropole et jamais pour

permettre un développement inclusif et harmonieux des colonies et territoires sous son contrôle.

Il faut se rendre à l’évidence que sur le marché international, le CFA ne représente absolument

rien et que les transactions y sont faites avec une monnaie occidentale plus forte. Nous suggérons

qu’il y a entre le CFA, symbole du capitalisme aveugle et les pays francophones plusieurs

infirmités, des infirmités semblables à la condition de la jeune Sili Laam. L’équation coloniale

du départ est maintenue et s’est même solidifiée. Pour qui travaillent ces petits vendeurs de

journaux ? Ne sont-ils pas comparables à ces jeunes nations des zones CFA, lisant, travaillant à

enrichir tout le monde sauf leurs propres intérêts. À la lumière de tout ce qui précède, nous

pouvons suggérer que le cri de guerre poussé par les petits vendeurs de journaux, prend toute sa

signification et y puise sa légitimité. Ce cri aurait pu aussi être «L'Afrique quitte la

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Francophonie», car historiquement, le franc CFA et la Francophonie sont intrinsèquement liés.

En outre, qu’est-ce-qui fait des Africains des francophones en dehors de leur histoire coloniale

liée à l'empire français? Considérant le plan identitaire, peut-on véritablement dire que l'Africain

au même titre que le Canadien Québécois soit francophone même si nombreux de ses penseurs

ou dirigeants sont à l'origine de la création et du maintien du cordon ombilical francophone? La

francophonie à la suite de Tétu ne serait que ce cordon ombilical beaucoup plus politique et

sélectif qui maintient la France en position dominante65. Les pays francophones, à l'exception du

Canada/Québec et de la Belgique francophone, n'ayant pas de pouvoir décisionnaire et

discrétionnaire pour contrebalancer Paris, sont perçus par cette dernière comme des adjuvants,

des faire-valoir qui contribuent plus au rayonnement de la "mère patrie" sur la place mondiale et

servent de paravents et de boucliers face aux pouvoirs hégémoniques linguistiques de la langue

anglo-saxonne.

Sur le plan de l'éducation, les systèmes en vigueur dans les pays francophones sont une

pâle calque du système métropolitain datant des périodes coloniales. Considérant que l'objectif

maintes fois avoué de la métropole n'ayant jamais été de former des humains intelligents,

responsables et capables de se prendre en charge par le biais de leurs spécificités naturelles et

culturelles, l’absence de réformes profondes ne pouvait que conduire au désastre. Au contraire, la

«mère patrie» avait besoin de caisses de résonances qui répliqueraient au mot, les différentes

instructions à eux données par le parent bienfaiteur Français et protégeraient jalousement les

intérêts de la métropole. Construite sous de faux accents humanistes, Samba Gadjigo suggère

65 Christine Ndiaye affirme dans ce sens que «le français est arrivé dans les diverses régions désignées non pas par intérêt véritable pour les échanges, ni en raison de soucis d’ordre culturel mais simplement à la suite d’un mercantilisme…barbare…Dans les situations coloniales et néocoloniales, des rapports de force hiérarchiques (du centre à la périphérie) ont toujours été privilégiés au détriment des relations multilatérales, si bien que le fait d’avoir une langue commune, plutôt que de faciliter celles-ci, les a longtemps empêchées.» « La francophonie imprévue: pour une poétique de la relation » in Francophonie et Dialogue des cultures: Mélanges offerts à Fernando Lambert. Laval, GRELCA No 17 1999. p.25

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137

dans École blanche, Afrique noire que « l'entreprise coloniale consiste plus exactement, de la

part de l'Européen, à se donner comme modèle mais, en même temps, à bloquer l'autochtone

dans la voie d'accès à cet idéal.» (13) Suivant cette idée, on constate qu'il y a un parallèle évident

entre l'éducation coloniale française reçue par les adultes en charge des nouvelles administrations

dites indépendantes et les méthodes d'éducation actuelles offertes aux jeunes dans le corpus

étudié. Il s'agit d'une éducation qui dans nombreux pays multiplie les cadets sociaux, conduit à

l'oisiveté, la dépendance, au doute de soi, à l’absence de créativité et perpétue l’invisibilité du

sujet subalterne. Les conséquences évidentes sont entre autres parmi quelques unes déjà

mentionnées, la violence, l'autodestruction, le sous-développement, la fuite des responsabilités et

la folie.

Parmi les interrogations que pose cette partie de la présente étude, l'une des plus

importantes est celle de savoir si comme les enfants et les femmes présents dans ce corpus,

l'Afrique francophone postcoloniale indépendante du vingt-et-unième siècle peut prendre le

temps de faire sa propre autocritique? Est-elle seulement prête à opérer un volte-face historique,

une re-initiation dût-elle se violenter, pour se donner et offrir sa propre parole, pour enfin exister

dans le monde des nations et assumer son propre devenir par rapport non seulement à la

Francophonie et au reste du monde, mais aussi en concordance avec leurs populations

généralement oubliées? L'enjeu est grand qui vaut la chandelle aussi bien que tous les risques et

obstacles qui pourraient survenir dans leur entreprise de renaissance.

Quelle est l'importance de la Francophonie pour ces nations si elle ne sert que de comptoir

commercial et n’est dévolue, qu’au seul rayonnement de la langue française, des intérêts de la

métropole et de ses "amis" intermédiaires au pouvoir? En reprenant ces paroles lapidaires

prononcées par Victor Duruy en 1885, Gadjigo semble suggérer une prise de conscience et la

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nécessité pour l'Afrique francophone de marquer un temps d'arrêt pour se regarder dans un

miroir: «Quand les indigènes apprennent notre langue, ce sont nos idées de justice qui entrent

peu à peu dans leurs esprits; ce sont des marchés qui s'ouvrent à notre industrie; c'est la

civilisation qui arrive et transforme la barbarie.» (96) Plus de cent cinquante plus tard, les mêmes

propos continuent d’être défendus et même amplifiés depuis la Baule, Dakar ou encore avec les

incidents Taubira. L’homme noir qui ne serait jamais assez entré dans la civilisation selon

certains dirigeants français, continue d’être regardé comme un enfant que l’Occident devrait

guider et éduquer.

Compte tenu de ce qui précède, une étude du bildungsroman des pays francophones dans

leurs conditions actuelles, montrerait à coup sûr un processus d'initiation stagnant, un rêve de

développement hachuré, obscur et surtout inachevé contrairement au bildungs des personnages

présentés antérieurement dans cette étude. On l'aura compris, une des questions qui s'impose à la

fin de cette étude sur l'enfance dans le roman africain francophone, est celle de savoir si l'enfant

africain du vingt-et-unième siècle peut et ne doit être qu'un sujet subalterne, sans voix, survivant

uniquement selon le bon vouloir et l'assistanat des parents et des adultes? À travers la métaphore

de l'enfant, c'est simultanément le devenir du continent africain en général et des pays

francophones en particulier qui se pose. En décidant de se révolter et de prendre la parole,

l'enfant, la jeune fille, la femme montrent l'un des chemins à suivre. Il s'agi de tourner le dos à

l'éternelle assistance qui ne serait que « mortelle »66 et construire un visage plus dynamique

respectant la différence des richesses culturelles tout en offrant un visage plus humain aux

rapports entre les divers constituants de cette communauté francophone.

66 Peck, Raoul. Assistance mortelle. ARTE France, Velvet Film, Figuier Production, RTBF. France-Haïti / États-Unis, 2012. Important lien à consulter en rapport avec le documentaire: http://www.arte.tv/fr/assistance-mortelle/7426742.html

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Dans son documentaire Assistance mortelle, Raoul Peck montre avec beaucoup de dextérité

dans le cas de Haïti, l'échec lamentable de l'assistance internationale après la terrible tragédie de

Janvier 2010 qui fit près de deux cents mille victimes et dont les dégâts sont encore perceptibles

aujourd'hui. Malgré l’immensité de la tragédie, Peck suggère à travers ce documentaire que son

pays ne saurait confier son développement uniquement aux organismes internationaux dont les

objectifs sont rarement en phase avec ceux des locaux. Des années après le tremblement de terre

et des milliards de dollars déjà dépensés, aucun changement social majeur n’est visible dans les

zones touchées. L'importance du travail de Peck est surtout d'avoir montré l'hypocrisie des pays

donateurs qui, dans un élan philanthropique, ont promis une aide financière conséquente pour

aider à la reconstruction du pays presque totalement dévasté. Peck montre que près de la moitié

des sommes promises reviennent sous différents aspects dans les caisses des pays donateurs

tandis que Haïti et les haïtiens ne reçoivent presque rien. Pire, il accuse les pays donateurs

d'hypocrisie en cela que ces derniers excluent les supposés bénéficiaires de l'aide, des centres de

décisions. Les locaux sont condamnés à ne être que des spectateurs sans voix, des enfants pour

lesquels la communauté internationale se battrait pour se donner du zèle mais, dans le fond

s'enrichit un peu plus sur la misère répugnante qu'offre Haïti aux yeux du monde. Eu égard à ce

qui précède, et au risque de demeurer des éternels assistés, les pays anciennement colonisés, les

pays déclarés ou labélisés pauvres, les subalternes et tous ceux privés de la parole doivent se

regarder dans un miroir et accepter enfin d'être le poto mitan de leur renaissance quelques soient

les obstacles qu'ils devront endurer. La petite vendeuse de soleils et la jeune Musango ont offert

quelques unes des voix et voie à suivre avec force d'abnégation, de résilience et en acceptant

leurs propres échecs non comme une fin mais comme des incidents de parcours qui ne sauraient

arrêter leur marche vers un futur prometteur. L'aide internationale pour la reconstruction67 ne 67 «Mon film parle de désorganisation et de poker menteur. Les grands bailleurs, les États, les institutions

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marche pas et on ne peut se développer sans être partie actante de son propre développement

semble suggérer Raoul Peck. Ce serait se mentir à soi même que de croire que l'aide, l'assistanat

va nous développer, bien au contraire, nous restons à jamais des enfants qu'il faut tout le temps

guider, assister ou réprimander dans le concert des nations. Pourquoi ne pas le dire, l'aide,

l'assistanat déshumanise et étouffe les forces créatrices des Nations dans le besoin. Il faut avoir le

courage de toujours se demander comment est ce que l'on se voit soi même mais surtout

comment est-ce que l'Autre nous voit. Quelle image renvoie-t-on à l'Humanité et en fait-on

seulement partie? Ce documentaire poignant de Raoul Peck en dit long. En postcolonie dit-on,

les traditions ont la peau dure mais toute tradition est pourtant appelée à évoluer, à être

transcendée pour le bonheur, objectif unique, de ses sujets. Il s'agit en définitive de faire le choix

de s'éduquer et par là, de s'affranchir des affres de l'Histoire, des préjugés ou alors d'accepter

stoïquement qu'on est voué à la perdition et de périr sans combattre. Tel paraît être l'un des

messages qui se dégageant travers la harangue des enfants petits vendeurs de journaux de

Mambéty. Un autre message cette fois sous forme d'interrogation, est celui de savoir si un ancien

prisonnier ou esclave libre peut totalement confier son destin à son ancien geôlier ou maître?

En restant dans le cadre des indépendances des pays francophones, considérant que le droit de

battre, d'émettre et de contrôler sa propre monnaie est non seulement un acte de souveraineté,

mais aussi un puissant moyen de contrôler son développement, on peut affirmer que l'arrimage

continue des pays francophones au franc CFA constitue un frein au développement harmonieux

de ces derniers par leurs propres moyens et créativité. Il a été montré dans d'autres études et

domaines que celui qui tient les cordes de la bourse détient le pouvoir économique. En confiant

financières internationales, les ONG, sont isolés dans leur bulle, loin des Haïtiens. Ils sont tous dans des logiques différentes, voire opposées, sans communication ni coordination entre eux. Chacun veut être libre de gérer l’argent qu’il donne. L’Union européenne n’a par exemple pas envie que les États-Unis donnent leur avis sur sa façon de dépenser son argent. Autre absurdité : les bailleurs ont des comptabilités et des calendriers différents. » in Entretien avec Raoul Peck. http://www.arte.tv/fr/haiti-terre-degradee/7426778.html du 11 Avril 2013

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leur autonomie fiduciaire à l'ancienne métropole, les pays francophones ont choisi de rester

dépendants et les enfants de la France. L'ancien geôlier ne pouvant naturellement selon sa propre

politique originelle se permettre de se passer des débouchés multiples que constituaient ses

anciennes colonies. Dans un rare moment de clairvoyance et de franchise au cours du sommet

France-Afrique de Janvier 2001 à Yaoundé au Cameroun, un haut dirigeant français affirmait ce

qui suit : « Nous avons saigné l’Afrique pendant quatre siècles et demi ; ensuite nous avons pillé

leurs matières premières ; après on dit : ils ne sont bons à rien. Au non de la religion, on a détruit

leur culture et maintenant, comme il faut faire les choses avec élégance, on leur pique leurs

cerveaux grâce aux bourses. Puis on constate que la malheureuse Afrique n’est pas dans un état

brillant… Après s’être enrichis à ses dépens, on lui donne des leçons. »68 Ces propos pourraient

laisser à penser que le président français avait été un ardent défenseur de la cause africaine mais

ce fut pourtant au cours d’une des réunions dénoncées entre la France et les pays Francophones

Africains que, sous la figure du père face à ses enfants, que ces paroles surprenantes furent

prononcées. Partagées entre ce paternalisme de la métropole et certaines velléités

d’indépendance, le dilemme des nations francophones ainsi présenté, ne trouverait-il pas un

début de solution dans la clameur revendicatrice des jeunes vendeurs de journaux ?

2- Entre assistanat et paternalisme

Le CFA étant à proprement parler une monnaie de singe qui sert mieux des intérêts

étrangers qu'il ne permet le développement des pays francophones qui l'utilisent, il est impérieux

de prolonger ce regard aux organisations dites internationales. Celles-ci, comme le CFA, sont-

elles vraiment des partenaires avec lesquels les pays dits pauvres ou anciennement colonisés

68 Jacques Chirac, cité par B. Stern: « Diplomatie compassionnelle », Le Monde, 16 Mai 2001.

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s'associer? Si oui, quelle est la place de ces derniers dans leurs sphères représentatives et

décisionnelles?

La majorité des institutions internationales ont généralement été créées par les grandes

nations occidentales; celles-là même qui déjà en 1884 à la Conférence Internationale de Berlin

sous les auspices de Bismarck, se partageaient tel un gâteau, des territoires surtout africains et

asiatiques alors appelées colonies, peuplés d'humains mais considérés comme des animaux ou

des sous-êtres. Ce partage entériné après la première mondiale par la Société des Nations qui

deviendra en 1945, l'actuelle Organisation des Nations Unies. Mais de nations et d'union,

certaines nations ne le seront que de nom puisqu'elles ne seront toujours que membre observateur

sans pouvoir de décision. Celui-ci revenant de facto aux nations les plus riches, les plus

puissantes militairement et économiquement, au sein desquelles toutes celles qui pratiquèrent ou

soutinrent pour développer leurs économies, la colonisation de peuplades différentes et le

commerce des humains arrachés majoritairement du continent Africain. Dans cette logique,

comment croire que l'ancien maître et geôlier puisse volontairement souhaiter l'émancipation de

ses anciens prisonniers et esclaves? Nous essayons de montrer ici que de cause à effet, les

organismes internationaux à vocation universelle après leur création tels que le Fonds Monétaire

International et la Banque Mondiale, nés des accords de Bretton Woods en 1944, l'OCDE, le

GATT et l'OMC69 entre autres et aujourd'hui les G5, G10 ou G20 continuent de fonctionner

69 OCDE: Organisation de Coopération et de Développement Économiques créée en 1948 regroupe uniquement l es pays riches et contrôlent près de 80% des échanges et investissements mondiaux. OMC: Organisation Mondiale du Commerce, tout comme la BIRD (Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement) avec pour vocation de réguler et contrôler les échanges commerciaux ont tous étés créés à l'origine par les forces alliées après la deuxième guerre pour reconstruire non les pays pauvres ou du tiers-monde mais plutôt, les pays occidentaux détruits par la guerre et autres désastres européens. Ces mêmes organismes sont aujourd’hui utilisés pour contrôler et asphyxier les économies des pays moins développés puisque qu’à leurs origines, il n’était point question d’aider personne d’autre que l’Occident. En Afrique Francophone qui est la référence du coup de gueule des petits vendeurs de journaux, Le CFA est arrimé à l’Euro de par sa parité au Franc Français le 1er Janvier 1999 sous l’impulsion conjuguée du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale ; ce qui pour certains gouvernements africains correspondait à une

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comme des organismes privilégiés et discriminants. Les membres subalternes, en général les plus

pauvres, n'y ont pas de voix et ne peuvent donc s'y faire entendre. Ils y sont restreints aux rôles

de membres silencieux, d'observateurs mais surtout de grands enfants pour lesquels les pays

riches, ceux là qui se disaient antérieurement les plus civilisés et plus humains, prennent des

décisions majeures qui influenceront irrémédiablement l'essor ou la ruine des pays dits pauvres.

Depuis les années 1990, la Banque Mondiale et surtout le FMI ont véritablement affiché leur

figure néo-paternaliste en dictant et imposant aux pays à majorité pauvres, des Programmes

d'Ajustements Structurels ou PAS. Ces PAS sont une série d'impositions qui obligent les pays

pauvres à se mettre littéralement au pas, en sacrifiant leurs approches au développement pour la

remodeler aux normes des systèmes néolibéraux de l’Occident afin d’espérer recevoir une

quelconque aide financière. Entre autre, ils doivent libéraliser en sacrifiant le rôle régulateur et

centralisant de l’État, leurs fragiles économies pour les livrer aux appétits voraces et inhumains

des entreprises occidentales. La double dévaluation du CFA décidée depuis Paris qui s'abat sur

les pays francophones est avec ces PAS, des exemples de coups de grâce infligés aux économies

déjà très instables de la région francophone africaines. On le voit, les pauvres dans ce faux

concert des nations, sont appelés à ingurgiter sans broncher, toutes les potions incompatibles

avec leurs structures socioéconomiques que l'Occident à travers ces structures-écrans

internationales leur concocte faute de quoi, toute assistance financière au développement leur est

automatiquement suspendue. L'aide financière, on le constate, fonction comme une arme que

troisième dévaluation cachée après celles du 17 Octobre 1948 et du 11 Janvier 1994. Nombre de ces pays assisteront à des mouvements d’humeur des populations locales contre la cherté des produits de première nécessité et mettront du temps à s’en relever. L’ambivalence voulue dans la division de la dénomination des deux entités monétaires d’Afrique Centrale et de l’Ouest atteste de la mesquinerie mais surtout de la continuité des ambitions coloniales françaises. On parle ainsi de Communauté Financière d’Afrique pour les pays d’Afrique de l’Ouest ou UEMOA et de Coopération financière en Afrique Centrale alors que tous les pays de ces deux régions font partie du continent Africain et utilisent la même monnaie, le CFA sans pourtant que les transactions financières directes soient possibles entre individus du Sénégal et du Cameroun par exemple. Comment ne pas y voir une continuité larvée de la colonisation?

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l'Occident utilise pour maintenir sous son joug et dans la dépendance, les pays anciennement

colonisés.

À travers des organismes internationaux tels que l'OMC et le GATT, les pays riches

organisent le commerce mondial en privilégiant plus leurs intérêts personnels que ceux de leurs

partenaires pauvres. Ces derniers produisant les matières premières dont l'Occident a besoin pour

ses différentes industries, se voient imposer des prix de vente au rabais de leurs produits alors

qu’ils rachètent au prix fort ces produits déjà transformés au nord. En matière d'échanges, on

peut affirmer que la notion d'équité est un leurre pour les pays subalternes. Dans le même

contexte, les notions de libéralisation, mondialisation et de globalisation sont les nouvelles armes

de coercition à relents impérialistes, voire esclavagistes, brandies aujourd'hui par les plus forts du

Nord pour absorber mais surtout, envahir les marchés locaux du Sud sachant que les produits

venus du Sud ne soutiendront jamais le poids de la concurrence avec ceux venus de l’Occident.

Tandis que les pays du Sud sont sommés par le Nord à travers ces organismes écran, de cesser

les aides étatiques aux planteurs et agriculteurs locaux face à la baisse de leurs revenus dûe à

l'inconstance des prix des matières premières ou des affres du climat, ces mêmes pays du Nord

subventionnent publiquement en milliards de dollars ou d'euros leurs fermiers et agriculteurs

locaux. Mieux, pendant que les pays d'Europe et d'Amérique se regroupent en pôles

économiques régionaux pour défendre leurs intérêts et construisent des barrières de défense

contre l'arrivée des marchandises et des immigrants venus d'ailleurs, ceux du Sud s’enferment

dans leurs frontières coloniales tout en étant sommés d'ouvrir ces frontières aux pays du Nord

pour embrasser une économie de marché mondialisée plus avantageuse. Alors que plus de 60%

des échanges européens se déroule entre les pays de la Communauté européenne par exemple,

les pays africains échangent entre eux moins de 12% de leurs tractations commerciales globales

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provoquant ainsi une forte dépendance avec l’extérieur. Aminatou Sow Fall dans son oxymoron

romanesque éponyme Festins de la détresse vantait déjà l’importance de l’autosuffisance, de la

primeur de la collectivité contre les tentations individualistes et égocentriques qui découlent

toujours d’une modernisation non contrôlée des sociétés africaines postcoloniales. Il s’agissait

selon elle, de se prémunir contre les effets pervers de la globalisation dont la recherche du capital

à outrance est l’unique maitre mot. En misant sur la collectivité et moins sur l’individu, la société

entière s’assume et assure son autosuffisance en transformant par exemple sur place les produits

locaux au lieu de les envoyer vers le Nord. Un développement qui se ne puise pas sa sève dans

les racines locales est éphémère et la marque d’une catastrophe en gestation. Ainsi au Nord, on

observe un repli identitaire quasi sanctuarisé avec le renforcement parfois extrême des lois anti-

immigratoires alors qu'au Sud, les frontières sont restées littéralement et figurativement poreuses

depuis les indépendances. Tous ces mécanismes toujours militarisés d'autodéfense anti-

immigratoires et d'autoprotection paranoïaque contre la prétendue invasion de l'Autre, de

l'étranger observés au Nord contribuent à l’humiliation constante à laquelle sont soumises les

populations venues des pays du Sud. Les tragédies70 à répétition qui s'en suivent sont légion

70Le seul mois d'Octobre 2013 a été l'un des plus tragiques dans les cas de l'immigration du Sud vers l'Europe. La seule enclave Italienne de Lampedusa a vu échouer sur ses rives, plus de quatre cents corps sans vie parmi lesquels, ceux d'enfants et de jeunes femmes, d'Africains de l'Est fuyant guerre, famine et misère dans leurs pays pour chercher une vie meilleure au Nord. Loin d'être des cas isolés à l'Afrique de l'Est, ces tragédies se répètent au quotidien sur les côtes marocaines et algériennes avec des migrants venant d'Afrique Centrale et de l'Ouest. Ceci force à poser une nouvelle fois la question de savoir pourquoi les nations africaines indépendantes aux sous-sols vertigineusement riches et aux climats cléments, semblent incapables de pourvoir au bien être de leurs citoyens là où certaines nations moins fournies naturellement, réussissent beaucoup mieux? Dans le cadre de ces tragédies à répétition, Le journaliste et géographe Philippe Rekacewicz, s’est interrogé sur quelques causes plausibles de celles-ci. Il décrie entre autre la sanctuarisation exponentielle des frontières du Nord y comprise l'Amérique du Nord et la criminalisation grandissante d'une immigration à tête chercheuse quand les immigrants viennent des pays du Sud. On consultera notamment "Mourir aux portes de l'Europe" Octobre 2013: http://blog.mondediplo.net/2013-10-04-Mourir-aux-portes-de-l-Europe#Geographie-d-une-humanite "Rendez-vous à Sharon's Stone"de Novembre 2007: http://blog.mondediplo.net/2007-11-07-Rendez-vous-a-Sharon-s-Stone "Migrations et réfugiés" d'Avril 2007: http://blog.mondediplo.net/2007-04-04-Migrations-et-refugies-le-monde-qui-accueille-et Enfin, l'anthropologue Alain Morice montre dans cet article de Juin 2010, comment le nord, de connivence avec certaines nations africaines créent des lois criminalisant l'immigration au mépris des lois internationales des droits

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quand ces populations, au mépris des dangers réels et de leur sécurité, décident de faire la route

de l'Occident. L’exemple des jeunes filles kidnappées puis violentées avant d’être mentalement

conditionnées pour leur vente en Occident dans le roman de Miano est un exemple minime de ce

que peut être le parcours des candidats à l’immigration absolue. Si les inégalités demeureront

une réalité, il est important pour les pays du Sud de créer leur propre modèle de développement

qui pourrait être hybride mais qui ne soit pas à la merci des idées et méthodes venues

uniquement du Nord. La mondialisation actuelle, loin d’être une forme de créolisation de

l’univers, est sans aucun doute une preuve de l’hypocrisie impériale qui offre aux puissants, les

espaces commerciaux et économiques des plus pauvres et accentue les inégalités déjà criardes

dans ces pays à économies encore fragiles. Disons avec Aimé Césaire dans Discours sur le

colonialisme, qu’elle est :

« ce système de pensée ou plutôt de l'instinctive tendance d'une civilisation éminente et

prestigieuse à abuser de son prestige même pour faire le vide autour d'elle en ramenant

abusivement la notion d'universel, chère à Léopold Sédar Senghor, à ses propres

dimensions, autrement dit, à penser l'universel à partir de ses seuls postulats et à travers ses

catégories propres. » (84-85)

En somme, il faut briser le cercle de la pensée unique et de la civilisation dominante: celles des

puissants que ceux-ci promeuvent abusivement tout en construisant concomitamment autour

d’eux, de grandes barrières protectionnistes ou ségrégationnistes aussi bien physiques, policières

qu’électroniques. Ensuite, il faudrait embrasser et soutenir les multiples cultures universelles et

non une culture unique qui serait universelle car il n'existe pas à proprement parler de culture

universelle. Chaque peuple ayant à offrir au monde une identité culturelle spécifique bien

humains: "Les contrôles migratoires sous-traités aux pays extérieurs: Comment l'Union Européenne enferme ses voisins http://www.monde-diplomatique.fr/2010/06/MORICE/19190

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distincte des autres qu’il serait important de respecter et de valoriser. Parallèlement, s’il est

souvent admis qu’en démocratie, l'existence de plusieurs partis politiques, la pluralité des voix et

des choix semblent constituer le socle des nations stables et puissantes d'aujourd'hui et que les

partis uniques sont présentés et honnis comme le lit des régimes dictatoriaux et monarchiques, ne

serait-il pas impératif pour une survie plus cohérente du monde, qu'il existât une démocratie

culturelle elle-même puisant sa force et sa légitimité sur la diversité et la spécificité culturelles

des peuples? La beauté du monde ne pouvant selon la pensée de Glissant, que naître de ses

différences, à partir des contacts parfois brutaux certes mais desquels pointerait une certaine

espérance pour les nations moins visibles. La mondialisation réelle devrait selon Glissant être

une créolisation graduelle, inclusive et surtout patiente dans le sens où, «les cultures du monde

mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd’hui les unes avec les

autres se [changeant] en s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié

mais aussi des avancées de conscience et d’espoir. » (14)

Fort de ces réflexions, les systèmes économiques de mondialisation ou de globalisation

tels que pratiqués aujourd’hui ne sont purement et simplement que des outils antidémocratiques,

promoteurs de la dictature économique néolibérale des pays riches et plus puissants envers les

pays dits pauvres. Ils ne sont surtout pas cette nouvelle panacée tant vantée qui donnerait un

visage plus humain aux échanges internationaux et qui ouvriraient les chemins de la fraternité et

de l’égalité des chances économique à tous. Au contraire, ils contribuent à l’accentuation des

inégalités déjà abyssales entre riches et pauvres, pays puissants du Nord et pays faibles du Sud,

dominants et dominés. Ils favorisent une culture-monde à sens unique, elle-même pâle calque

d’un capitalisme implacable et macdonalisé à la recherche de nouveaux comptoirs. Il est

important de mentionner l’hystérie qui nait des effets pervers de la mondialisation qui

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148

s’accompagne d’une explosion de l’individualisme et l’accumulation des richesses néfaste dans

les sociétés dans lesquelles priment le communautarisme et fausse le rapport à l’autre et avec soi-

même. L’apparition suite à la commodification71 de nouveaux désirs et rêves hors de portée

servant de lit à la folie et autres violences. En cela, mondialisation et globalisation dans la forme

actuelle ne seraient-ils pas simplement les nouveaux gadgets d’une politique économique

impérialiste à sens unique. L’accumulation de tous ces effets et méfaits pousse Geschiere à

assimiler la mondialisation à la sorcellerie. Selon lui, elle «offre des moyens secrets d’accaparer

le pouvoir, mais elle reflète en même temps des sentiments aigus d’impuissance ; et elle semble

surtout servir à cacher les sources du pouvoir. Est-ce que tout cela est si différent des raisons du

désenchantement ou même de l’aliénation croissante de la population vis-à-vis de la grande

politique…» (Geschiere 15)

Au regard de ce qui précède, que l'Afrique sorte de la zone fiduciaire CFA ou quitte la

Francophonie comme zone physique, le cri de ralliement lancé par les petits vendeurs de

journaux est un appel urgent à une prise de conscience collective des pays francophones en

particulier, afin qu'ils sortent de la torpeur qui semble les avoir figés dans un état aussi bien

atemporel qu'intemporel. Il s'agit d'un appel à une prise de conscience qui leur permette

d'accepter enfin de se prendre en charge, de tourner le dos au fatalisme et aux idées racistes qui

ont fait d'eux des sous-hommes incapables de penser et de créer. Briser les chaines de

l'emprisonnement mental dans lequel la traite négrière, la violence coloniale et les tenants du

néocolonialisme les ont successivement enfermés devrait être le nouvel impératif de survivance

collective. Car pendant que le reste du monde s’organise en communautés unies pour mieux

avancer, défendre et promouvoir uniquement leurs intérêts, les nations africaines poursuivent 71 Chez les anglo-saxons ce terme s’utilise pour parler de la consommation et de la marchandisation à outrance de la société dite moderne d’où prime assez souvent la représentation individuelle au sommet de l’échelle sociale et la recherche aiguisée du capital pour toujours subvenir à l’entretien de la folie de la représentation du moi, son paraître.

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149

avec vigueur et souvent dans le sang, le processus de balkanisation de leurs territoires hérités

eux-mêmes de la colonisation pourtant inventés pour mieux diviser et briser toute velléité de

regroupement affinitaire. La balkanisation continue suites aux conflits armés des nations

africaines, la prolifération des catégories subalternes telles les cadets sociaux, rendent chaque

jour plus ardue toute chance de communautarisme et de regroupement autour de mêmes projets

économiques, sociaux ou culturels. Ils renforcent par contre la dépendance de ces jeunes

communautés aux intérêts politiques et aides étrangères et font d’elles un spécimen de cadets

sociaux. Conséquemment, la balkanisation accélère la vulnérabilité de chaque nouveau territoire

et facilite son contrôle ou sa mise sous tutelle par une puissance plus forte. Ces administrations

en général et francophones en particulier, semblent ne pas avoir pris conscience du temps qui

s’est écoulé depuis leurs indépendances et continuent de se voir comme des projets à inventer, ou

des enfants à la charge de l'ancienne métropole. Elles peinent à comprendre qu'elles doivent

assumer la souveraineté obtenue et cesser de se comporter en spectateurs de leur propre

développement dicté de l'extérieur ou qu’il se fasse grâce à l'aide internationale. C'est dans cette

optique, que déclarait de façon abrupte mais très concise, Emma Bonino la commissaire

européenne aux droits de l'homme:

« L'Europe n'a pas de politique africaine…Nous avons aujourd'hui des relations d'aide avec

des Etats qui sont des mendiants sur la scène internationale, auxquels nous payons leurs

écoles, leurs hôpitaux et leurs infrastructures, et qui utilisent leurs ressources propres pour

acheter des armes. Ce n'est pas tolérable. Je pense que nous avons fait notre deuil de la

colonisation et du néocolonialisme. Qu'on cesse donc de s'abriter derrière une volonté

d'indépendance qui n'est qu'une rhétorique. Il n'est pas acceptable que ceux qui reçoivent

notre aide soient uniquement des nationalistes sourcilleux quand il s'agit des normes et

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150

valeurs universelles, alors que les mêmes ne sont nullement gênés de nous imputer leurs

budgets pour l'éducation nationale ou la santé.»72

Bien que cette pensée donne une image surréaliste mais assez nette des habitudes ayant cours

entre les deux entités, on pourrait objecter à la suite de ces paroles de Bonino que la quasi totalité

des ressources africaines est exploitée par les pays européens avec l'aide des dirigeants locaux

qui semblent avoir fait allégeance non à leurs concitoyens, mais plutôt à la métropole et à

l’occident en général. Dans cet état de chose, les populations locales ne bénéficient d’aucun

transfert de technologie ou économique du Nord vers le Sud ni d’un quelconque savoir faire

performatif qui leur permettrait de traiter localement leurs ressources. L’aide internationale ne

servant que rarement ses objectifs premiers, il serait intéressant de redéfinir les contours

complets du processus. Dans le même ordre d'idée, on ajouterait que l'Afrique subit plus qu'elle

ne fixe les prix de vente de ses ressources, encore une fois fixés par l'Occident. De même,

comment ne pas signaler que la majorité des armes présentes dans les sociétés en conflits dans

notre corpus sont généralement fabriquées et vendues dans des situations parfois obscures par

l'Occident et autres pays puissants sans que l’utilité de ces armes soit justifiable. Les conflits et

les armes n’ayant jamais développé les nations, certaines aides économiques offertes sous formes

de contrats d’armement ne profitent en vérité à l’économie des pays donateurs et à la destruction

des pays récepteurs. Ceci dit, Bonino a parfaitement raison lorsqu'elle exige que chacun exerce

sa souveraineté et moins de rhétorique. Les pays africains ne sont aucunement mis au supplice

d'acheter des armes aux dépens des investissements plus utiles comme ceux de la santé et de

l'éducation de leurs populations. L’Occident ne pourra pas toujours être entièrement responsable

72 Bonino, Emma. In Interview de la Commissaire européenne aux Droits de l'homme : «l'Europe n'a pas de politique africaine» avec Smith Stephen, Le Monde, 22 Septembre 1998. p.8

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151

des mauvais choix des dirigeants locaux qui se doivent de prendre leurs responsabilités et

d'accepter enfin de rendre des comptes à leurs populations.

Tel est le message de Musango, qui est aussi celui de la petite Sili Laam. Les

communautés africaines doivent se prendre en charge malgré les obstacles et les difficultés.

Pendant que l'Afrique pourtant si riche en ressources humaines et naturelles se complaît dans la

dépendance et qu'on entend quelques fois, des voix réclamant à l’Occident des réparations à la

suite de la traite et de la colonisation, les paroles de Bonino devraient néanmoins sonner comme

une sentence sans équivoque à l'encontre de tous les africains. Elles devraient provoquer un

réveil autant mental que décisif qui les forceraient à imiter plus que jamais, la petite vendeuse de

soleil de Mambéty lorsqu'elle annonce à sa grand-mère qu'elle a décidé d'arrêter de mendier pour

plutôt travailler afin de subvenir à leurs besoins. La suite, le film de nous la montre, Syli Laam

pose par sa décision et malgré son infirmité, le premier acte de sa re-naissance mais surtout, elle

signe la fin de sa dépendance.

Les petits pays ou ceux dits pauvres doivent comprendre qu’exister, faire valoir son altérité,

c'est affirmer et revendiquer son droit de représentation tout en faisant entendre sa voix. Ils

devraient en conséquence cesser de montrer au miroir du monde en la combattant, l'unique image

que ce monde se fait ou veut se faire d'eux. Une image de misère absolue charriée à longueur de

journée par les médias internationaux, par les images d'enfants nus aux ventres ballonnés

accrochés aux corps décharnés et squelettiques de leurs mères, elles-mêmes mourantes de toutes

maladies pourtant éradicables comme le paludisme, la fièvre jaune ou typhoïde. Comment passer

sous silence la diffusion en boucle de ces images de populations toujours en mouvement fuyant

guerres civiles, génocides ou querelles inter-ethniques pendant que les dirigeants locaux se

donnent à voir aux yeux des caméras de la communauté internationale, bradent les richesses

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152

locales pas toujours au plus offrant mais à qui assurera leur survie politique ou remplira leurs

multiples comptes bancaires généralement localisés en Occident.

Dans Johnny Chien Méchant, on peut voir cette hypocrisie internationale en action

lorsqu'une équipe de journalistes belges a priori prise de pitié pour les réfugiés, se propose de

venir en aide ces derniers. Tout semble aller plutôt bien jusqu'à ce que la pseudo compassion

dévoile son cynisme et ses réelles intentions.

Rassemblés dans un camp de réfugiés sous l'égide du Haut Commissariat pour les Réfugiés

ou HCR, Laokolé et les siens sont abordés par une équipe de télévision belge qui veut les

convaincre de l'importance de dénoncer à la face du monde, grâce à leurs caméras, les exactions

commises contre les civils et l'impunité dont jouissent les chefs de guerre. Si à priori, rien de

suspect ne transparaît dans la requête au contraire, une fidèle médiatisation des tenants et des

aboutissants du conflit pourrait provoquer une prise de conscience véritable et déclencher peut-

être des propositions de solution. Pour cela, il faudrait savoir s'y prendre et surtout bien passer le

message: «Le monde entier ignore la tragédie qui se déroule ici. Une guerre civile atroce qui a

fait près de dix mille morts, un demi-million de déplacés…une situation humanitaire

catastrophique et pas un mot dans les médias américains ou européens. Évidemment ce n'est pas

le Kosovo ni la Bosnie. L'Afrique c'est loin, qui s'occupe de l'Afrique? Le coltan, le pétrole, le

diamant, le bois, les gorilles oui...ce ne sont pas des blancs comme nous. Nous ne devons pas

laisser se poursuivre ce scandale ni laisser les marchands d'armes continue à s'engraisser sur le

sang des Africains. C'est une honte pour l'humanité entière. Je veux vous interviewer pour faire

connaître au monde la tragédie qui se passe ici.» (169) Tout est dit, l’aide internationale ne se fait

ressentir que s’il y a un enjeu bénéfique selon ces reporters belges. En suggérant même une

forme de discrimination dans le traitement de l’aide internationale, ces journalistes essaient de

Page 161: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

153

briser la méfiance puis d’appâter Laokolé et sa famille en prétextant leur inquiétude pour le sort

des victimes. En réalité, il n’en est rien et on se rend brutalement compte qu’ici la fiction rejoint

forcément la réalité ambiante. Si on peut apprécier l'importance de vulgariser par la diffusion, la

tragédie humaine qui a lieu, on pourrait par contre s'interroger sur le sens de la question lancée

par la journaliste lorsqu'elle demande en direct «qui s'occupe de l’Afrique?». Qui d'autres que les

Africains devraient prendre leur destin en charge? Le ton de la question révèle un aspect

paternaliste qui suggère que l'Afrique ne serait pas à même de prendre soin d'elle-même et

qu’une instance externe s’en occuperait ou devrait le faire. En même temps, elle souligne l'aspect

matérialiste de l'aide internationale beaucoup plus active lorsqu'il y a quelques ressources

minières à exploiter en contrepartie, confirmant certains propos du documentaire de Raoul Peck

selon lesquels, plusieurs organisations dites caritatives ont un agenda parfois très différent des

causes locales auxquelles elles sont censées apporter une solution. On apprend en outre qu'en

dehors des minerais, les réfugiés ne sont pas vraiment une priorité et leurs vies à eux n'égalent

pas celles de certains animaux exotiques tels les gorilles qui sont sauvés de l'extermination avant

les réfugiés. Pire, ces réfugiés ont moins de visibilité et vont provoquer l'hilarité des journalistes

étrangers qui attendent d'eux non pas des signes d'intelligence et de raison, mais qu'ils apitoient

le monde sur leur sort et se déshumanisent pour provoquer l'aide étrangère. Cela n'échappe pas à

la jeune narratrice qui, pour avoir confié qu'une des conséquences directe de la guerre était

l'impossibilité pour elle de «passer [mon] bac dans une semaine» et de poursuivre ses études

d'ingénierie, surprend le regard hautain et dédaigneux des journalistes : «Quand j'ai cessé de

parler, j'ai vu que Katelijne et son opérateur me regardaient comme si je descendais d'une autre

planète.» (170) Sachant qu'ils ne tireraient rien de spectaculaire et de sensationnel de la jeune

fille, ils essaient de convaincre cette dernière d'accepter une interview avec gros plan sur le

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154

visage ravagé de douleur de la mère qui en plus a perdu ses deux jambes dans la guerre, ceci

dans le but de toucher leur audimat et provoquer la pitié : «Mais non, m'a répliqué Katelijne… Si

les gens voient votre mère parler, l'impact psychologique sera énorme. Vous savez, les

spectateurs cherchent l'image forte, l'émotion forte. Pendant qu'elle parlera, nous passerons un

gros plan de son visage ravagé de douleur puis...enfin, nous allons zoomer sur ses jambes pour

s'arrêter sur un gros plan de ses deux moignons. Ce serait dramatique. Les Américains disent

« when it bleeds, it leads », en d'autres termes plus il y a du sang, plus c'est spectaculaire et plus

ça paie» (171) Ces paroles confirment la méfiance de Laokolé qui se rend compte que ces

journalistes à l'apparence sympathique, n'étaient présents non pas pour faire un reportage sérieux

sur la souffrance humaine, mais pour booster leur audimat et s'enrichir indirectement sur le dos

des réfugiés qu'ils voient non pas comme des humains, mais des animaux de safari. Laokolé

s'oppose vigoureusement à cette interview et à la diffusion de ces images monocentriques en

rompant la conversation. Si elle accepte son sort, l'indigence de sa famille et des siens, elle refuse

catégoriquement que celle-ci soit exploitée à des fins nombrilistes et commerciales: «Non, ai-je

dit fermement, l'infirmité de maman n'est pas un spectacle.» (171) En clair, Laokolé, malgré la

gravité de sa situation et celle de milliers autres réfugiés de guerre comme elle, refuse d'être

humiliée sous le fallacieux prétexte d'un humanisme intéressé, en mal de sentimentalisme et

d'émotions fortes.

En retransmettant les images de populations affamées, torturées par la douleur et en

détresse, ces multinationales encouragent un exotisme morbide, servent à leurs populations des

émotions fortes mais aussi, renforcent chez certains, les idées d'infériorité et autres préjugés

racistes qui furent propagés dans les siècles antérieurs pour justifier colonisation et esclavage. La

souffrance et la détresse des réfugiés sont utilisées à bon escient pour servir de miroir et de

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155

spectacle aux téléspectateurs du Nord tout en flattant leur ego personnel et légitimant leur

aisance et supériorité matérielles. C’est dans ce sens que Debord fait un lien direct entre

l’hégémonie du monde occidental et leur propre besoin de parade par le spectacle. Chaque

image pouvant faire un parallèle entre le bien être et la supériorité de l’Occident par rapport à

d’autres régions du monde est positif. Le besoin d’images fortes est un besoin ancré dans la

culture occidentale et qui doit constamment être produit et recréé pour assumer sa supériorité.

Ainsi, « La société porteuse de spectacle ne domine pas seulement par son hégémonie

économique les régions sous-développées. Elle les domine en tant que société du spectacle. Là

où la base matérielle est encore absente, la société moderne a déjà envahi spectaculairement la

surface sociale de chaque continent. » (42) Or il se passe qu'avec un peu d'organisation et de

leadership, les locaux peuvent se lever ensemble et contrer ce genre d'agissements. L'exemple de

Laokolé confirme encore si besoin était que les nations postcoloniales peuvent et doivent

s'inspirer de leurs jeunesses en assumant leur part de responsabilité, en refusant d'exposer au

monde leur nudité tout en défendant leur propre humanité à partir de leurs énergies et ressources

personnelles.

Pareillement, on observe dans Allah n’est pas obligé, une série de ballets diplomatiques

morbides auxquels se livrent quelques chefs d'états et chefs révolutionnaires de nations ouest

africaines dans les salons feutrés des grands hôtels. Jouissant de mille plaisirs matériels,

d'avantages en espèces sonnantes et trébuchantes pendant que des guerres civiles d'une grande

cruauté, provoquées par leur cupidité, détruisent les ressources de leurs pays et séparent des

enfants de leurs parents quand ces derniers ne sont pas simplement assassinés par leur

progéniture manipulée et transformée en jeunes monstres. L'irresponsabilité des dirigeants des

hommes de pouvoir est mise à nue dans différentes instances chez Kourouma. Puisant ses

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exemples dans des situations autant fictionelles que réelles d'une des sombres périodes de

l'histoire libérienne et sierra-léonaise, le narrateur inculpe sans fioritures les dirigeants africains,

les intermédiaires locaux dans la destruction humaine, sociale et économique du continent.

Contrairement aux périodes coloniales, l'ennemi premier du continent indépendant revêt

aujourd’hui les couleurs locales, il a plusieurs visages mais pas nécessairement un pouvoir

centralisé autour d'une figure focale à l'exemple du pouvoir colonial. Si le travail de sape est

toujours aussi efficace et en moins sournois, les conséquences sont plus profondes et directement

palpables.

Alors que des conflits sanglants déchirent la Sierra Leone, les chefs de différentes factions

en conflit se livrent tant à une bataille médiatique que matérielle selon leurs soutiens régionaux

et la présence de leurs forces sur le terrain. L'impunité et le déni démocratique sont de mise

tandis que les dégâts humains qui s'en suivent sont sans émouvoir la grande communauté

humaine. Au lieu de privilégier des initiatives communes, certains responsables politiques locaux

et régionaux adoptent la voie individualiste et nombriliste qui, semble suggérer Kourouma serait

plutôt une farce vantant plus l'étendue du pouvoir de l'hôte qu'elle n'apporte une solution radicale

à la tragédie ambiante. Le patriarche Houphouët Boigny l'Ivoirien, est un exemple d'hôte qui

pour affirmer son leadership dans la région au détriment du Nigeria, fait inviter le rebelle Foday

Sankoh dans ce qui s'apparente mieux à une parade médiatique et à une dépense excessive de

richesses: «Amara amène intact Foday Sankoh en chair et en os au vieux dictateur de

Yamoussoukro [qui] l'embrasse sur la bouche et l'accueille dans un luxe insolent. Il met tout à sa

disposition, lui donne plein d'argent et l'accueille dans luxe insolent que seul un vieux et vrai

dictateur peut offrir. Foday Sankoh qui de toute sa vie n'avait jamais franchi le seuil d'un hôtel

de luxe...qui de toute sa vie avait vécu à la dure jubile et est content. Il consomme à profusion les

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157

cigarettes, l'alcool, le téléphone cellulaire et fait une consommation immodérée des femmes.»

180 Si la responsabilité des locaux est indexée dans la tragédie vécue dans leurs pays, Kourouma

montre à partir du personnage de Foday Sankoh, une catégorie de dirigeants locaux auxquels

furent confiées les nations nouvellement indépendantes. Ils sont caractérisés par leur

impréparation, leur manque de formation et d'humilité mais surtout, sont des personnages qui

privilégient leurs intérêts personnels au détriment de la nation qu'ils entendent diriger. Outre les

projets nombrilistes, la voix narratrice pointe les jalousies et intrigues de leadership régionales

qui contribuent autant à la perpétuation de la folie. L'absence de coordination des efforts qui

aurait pu produire des solutions viables provoque dans le cas présent une lutte hégémonique

égocentrique entre les dirigeants de plusieurs pays de la région. L'idée répandue de la grande

famille africaine montre ses limites et l'espoir d'une renaissance renvoyée aux calendes grecques

pour la raison que «les explications se trouvent dans les jalousies entre deux dictateurs: le

dictateur Houphouët Boigny et le dictateur Sani Abacha. C'étaient les troupes de Sani Abacha

qui se battaient en Sierra Leone et c'était chez Houphouët Boigny que se tenaient les pourparlers

de paix. C'étaient les compatriotes de Sani Abacha qui mourraient en Sierra Leone et c'était

d'Houphouët Boigny qu'on parlait dans les journaux internationaux.» (Kourouma183)

Dans le même ordre d'idée, le vieux Houphouët Boigny de Côte d’Ivoire et le dictateur

Sani Abacha du Nigéria prennent ici la figure tutélaire du père distributeur de richesses et ayant

le pouvoir de rassembler ou de casser la famille. C'est indirectement à travers ces deux hommes

d'État, une mimique de la figure de l’ancienne métropole choisissant et plaçant ses sbires locaux

à la tête de leurs anciennes colonies, tout en leur offrant une visibilité tant nationale

qu'internationale mais aussi les moyens de leurs politiques. Des politiques et acolytes qui

malheureusement, ne furent jamais préparés aux nouvelles charges qui devinrent leurs

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responsabilités et continuèrent à appliquer des politiques inadaptées au développement social et

économique des nations concernées. Malgré ces différentes formes subtiles de corruption, Foday

Sankoh qui a trouvé un filon pour s'enrichir, agitera selon ses humeurs, la menace d'une reprise

des combats autant qu'il fera plusieurs volte-face pour ne pas reconnaitre les multiples accords de

paix qu'il aura pourtant signés. Le narrateur suggère par là, l'existence de multiples ennemis

locaux à la Foday Sankoh, adeptes de la politique du ventre dans les nations postcoloniales tout

autant que de leurs protecteurs tutélaires agissant de visu ou secrètement.

Au vu de ce qui précède, on peut dire que la renaissance du continent passe aussi par une

reconnaissance de ses propres erreurs, de sa part de responsabilité dans les différentes névroses

qui affaiblissent et désorientent les jeunes nations africaines car leurs causes et leurs thérapies ne

pouvant absolument n'être qu’exogènes. Le titre du roman de Kourouma trouve d’ailleurs une

partie de son sens dans la mise en cause de l’irresponsabilité des administrateurs locaux qui, à

travers la figure du père insouciant qui est la leur, se saurait espérer une quelconque aide céleste.

Il est impérieux qu'un diagnostic des causes endogènes soit effectué afin qu'une thérapie qui

prenne naissance chez le sujet local soit plus efficiente.

3- Humanité et dignité

Dans la majorité des traditions africaines, l'âge de cinquante ans est une preuve de maturité et

surtout que l'on a déjà assuré sa descendance matérialisée par la présence des enfants biologiques

qui sont une richesse divine, mais aussi par la possession d'une maison pour être non seulement à

l'abri des intempéries, mais surtout assurer que l'on terminera ses jours chez soi. Il s'agit surtout

de montrer que l'on n'est plus un enfant que l'on est à mesure de prendre des décisions par soi-

même tout en participant au développement de sa communauté. Or, cinquante trois ans après

s'être affranchie de la tutelle de la métropole coloniale, la majorité des pays africains et surtout

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francophones, a du mal à exprimer leur indépendance par des actions concrètes. Quels

changements majeurs ont profité aux populations locales depuis les indépendances? Quelles

leçons ont été tirées des périodes sombres des anciennes colonies pour mieux bâtir le futur? Les

populations locales sont-elles mieux loties aujourd'hui que cinquante ans plus tôt et sont-elles

finalement parvenues à «apprendre… l'art de vaincre sans avoir raison» [ou à mieux] «lier le

bois au bois pour se construire des demeures qui résistent au temps»73 comme l'espéraient les

populations du village de Samba Diallo dans L'Aventure Ambigüe? Demeurées sous le joug de

leur ancien geôlier grâce à la complicité des taupes locales, leurs économies peinant à décoller,

leurs populations n'en peuvent plus d'afficher au reste d'un monde de plus en plus indifférent,

leur misère famélique et leurs envies grandissantes d'affranchissement et de révolution tant

contre les administrations locales que contre d'obscurs liens idéologiques avec la France et autres

nouveaux puissants tuteurs74 qui, selon elles, emprisonnent leurs destinées par leurs soutiens

intéressés affichés tant aux dictatures qu'aux administrations ignorant les concepts d'alternance et

de liberté. Ayant fait le choix de ne pas couper le cordon ombilical, il règne entre les deux entités

une espèce de relation incestueuse que la jeunesse francophone refuse aujourd'hui de continuer.

73 Hamidou Kane, Cheikh. L'Aventure ambigüe, Paris, Julliard, 1960 pp.47 et 21 74 La Chine, forte de sa puissance économique et financière est, depuis une dizaine d'années, entrain de s'imposer comme la nouvelle métropole, la nouvelle puissance à laquelle la majorité des pays Africains aujourd'hui, se livrent littéralement au grand dam des anciennes puissances coloniales qui longtemps ont considérés ces pays comme leur chasse gardée. Pendant que ces pays se livrent ainsi à la Chine, leurs jeunesses s’abandonnent de plus en plus aux mirages de la richesse et du luxe occidental en s’embarquant dans des voyages à hauts risques dans des embarcations de fortune et à la merci de passeurs sans âme. On devrait néanmoins se poser la question de savoir si l'Afrique s'est libérée de l'hégémonie occidentale pour mieux s'offrir à la nouvelle tutelle chinoise et pourquoi elle éprouve le besoin d’être toujours chapeautée, maternée, exploitée de ses vastes ressources naturelles sans que celles-ci ne servent à l'émancipation mentale, sociale, technologique et économique de ses populations? Il est aussi important de mentionner que les tensions ou instabilités sociales, les guerres et les mouvements dits du "Printemps Arabe" en Afrique sont plus réguliers dans les pays à dominance francophone ou ayant eu dans le passé, un rapport de dominant/ dominé avec l'empire colonial français. De même que les pays africains plus stables économiquement sont ceux de la tendance anglophone qui sont en plus souverains de leur monnaie et ont une relation libérale plus enrichissante avec leur ancienne métropole. Ceux-ci sans être forcément moins traditionalistes, accordent un peu plus de liberté d'expression et d'esprit d'entreprise économique à leurs différentes catégories sociales.

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160

En essayant d'arracher la parole à leurs parents, à la société qui les empêchent d'exister en

tant qu'entité individuelle distincte, face à ces administrations qui ont transformé leurs peuples en

bàttu, les jeunes dans le roman francophone sont le symbole de la nouvelle Afrique qui se

cherche, celle de la génération nouvelle, qui n'a certes pas connu les périodes de libération mais

qui aujourd'hui, paye au prix fort les errements des dirigeants locaux qui héritèrent de

l'administration coloniale. En acceptant de se regarder dans les yeux et de faire leur autocritique

pour mieux comprendre leurs faiblesses et leurs problèmes, ceux-ci refusent que leur société

continue d'être la risée et le centre de la grande comédie humaine. Ravalant le «total outrage, la

vaste insulte [et]… l'omniniant crachat» (Césaire La Tragédie, 59) hérités de l'Histoire, mais

dotés d'une attitude et d’une inspiration nouvelles, instruits des erreurs de leurs parents ou aînés,

ces jeunes gens de concert avec toutes les bonnes volontés aux alentours, ont entrepris de se

redonner une fierté en prenant sur eux, le devoir de réconcilier leurs communautés avec elles-

mêmes tout en lançant de nouvelles bases vers le futur. Il s'agit pour les pays francophones de

s'inspirer de leurs exemples pour espérer sortir de leur marasme respectivement mental, social et

enfin économique. En clair, il faut combattre les intérêts et ambitions individuels pour privilégier

le groupe, la communauté et la nation. L'indépendance ayant été conquise par toute la société, il

est impérieux que cette dernière soit à nouveau le point de départ et le centre des objectifs de

chaque pays; ceci passe par la valorisation et une nouvelle éducation de l'individu-humain qui est

le moteur du développement de tout groupe social.

Dans son roman La Grève des bàttu, la sénégalaise Aminata Sow Fall présente la révolte de

l'ensemble des bàttu75, contre le système répressif de l'administration centrale de cet espace

75 Les bàttu sont une catégorie sociale présente et admise dans certaines nations de l’Afrique de l’Ouest donc le Sénégal. Ils sont considérés comme des mendiants par certains, d’autres les assimilent aux talibés qui se promènent à longueur de journée avec un récipient appelé bàttu dans lequel ils recueillent l’aumône que leur offre généreusement les habitants pour leur survie. L’aumône étant un pilier requis de la religion islamique, il est

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161

nommé La Ville. La Ville est vraisemblablement la capitale d'un pays anciennement colonisé.

Tout y fait pour qu'elle ait quelques caractéristiques de la grande ville européenne mais aussi,

qu'elle plaise et attire non pas les citoyens de la Ville mais les toubabs, les touristes blancs, ceux-

là même qui quelques années auparavant contrôlaient d’une main de fer la Ville. «Avant ils

venaient pour nous piller; maintenant, ils viennent se reposer chez nous en y cherchant le

bonheur. C’est pourquoi nous avons construit des hôtels, des villages, des casinos pour les

accueillir» (Sow Fall 39) Tel est le raisonnement qu’avance l'administrateur Mour Ndiaye à son

ami et guide spirituel, Serigne Birama, un villageois de l'arrière pays qui s'indigne de la

ségrégation qui règne en ville envers une catégorie de citoyens. Les indépendances n'auraient

dont été qu'un leurre pour les populations locales qui ne profitent pas des investissements

engagés par leurs administrations. Mieux, ces investissements réalisés grâce aux ressources

locales et des impositions faites aux citoyens, ne sont pas faits pour assurer leur bien être mais

pour mimer l'occident et inviter l'ancien geôlier à y revenir. Conséquemment, il ne sera pas

difficile d'imaginer le manque d'intérêt qu'afficheront les citoyens quand il faudra assurer la

maintenance de ces structures importantes mais devenues subitement allogènes. Un pareil

développement sans investissement mental et personnel des locaux ne peut justement déboucher

que sur la confusion, l'apparition des clans des ayants droit généralement minoritaires et des

exclus du système beaucoup plus nombreux.

Dans la Ville que présente Sow Fall, le groupe des bàttu est particulièrement ciblé sous le

prétexte qu'ils «empestent l'odeur de la Ville.» (33) Catégorie sociale pourtant reconnue et

impérieux que tout citoyen offre l’aumône aux bàttu. Sow Fall jouera sur la polysémie de ce mot comme catégorie sociale et dans le sens de celui qui a reçu une bastonnade. Cette deuxième acception est la représentation métaphorique des pays africains indépendants dans leur relation avec le monde Occidental. Battus par la traite négrière, le colonialisme et absents du cercle des décideurs des affaires internationales, ces battus peuvent-ils se mettre ensemble en vue de s’octroyer une meilleure visibilité et représentativité tant physique que vocale comme le feront les mendiants de Sow Fall?

Page 170: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

162

acceptée, les bàttu semblaient vivre en parfaite harmonie avec le reste de leurs concitoyens

jusqu’à ce que les nouvelles administrations locales décident du contraire. Prétextant donc d’une

campagne de salubrité générale, le gouvernement de la Ville représenté par Mour a décidé de

«faire disparaitre» définitivement cette grande tâche que forment les mendiants bàttu dans la

Ville. Le raisonnement éhonté du gouvernement, bien que reconnaissant l’importance sociale et

culturelle des bàttu, est que ces derniers «gênent la propreté de la Ville… [et surtout, assaillissent

les touristes qui] risquent de ne plus y revenir ou de faire une mauvaise propagande pour

décourager ceux qui voudraient venir.»76 On assiste par là à une volonté de division et de

ségrégation de la Ville qui continuera d’être un espace réservé à une catégorie de personnes77

comme avant les indépendances. On peut constater que la nouvelle administration a embrassé

l’ancienne structure administrative avec ses normes ségrégationnistes sans lui l’adapter aux us et

coutumes locales. Mieux, elle n’a pas pris la peine d’éduquer effectivement les masses

populaires sur la nécessité de conservation et d’assainissement des espaces publics. Ce faisant,

elle affiche ses limites gestionnaires et planificatrices pour trouver une solution durable au

recasement des bàttu. La Ville demeure par là une entité et un concept étranger inaccessible à

une frange de la population. Cette volonté de marginalisation des bàttu qui va marquer un début

de cassure entre le haut et le bas. Elle est un signal envers les dirigeants qui n’écoutent pas leurs

populations et prennent des décisions qui visent non pas le bien être de leurs communautés mais

pour assurer la pérennité des intérêts de leurs anciens maitres tel que le suggère l’échange

antérieur entre Mour et Serigne. Seulement, ces bàttu sont des citoyens à part entière et la société

traditionnelle et religieuse leur reconnaît un rôle important dans la continuité de son existence.

76 ibid.p.39 77 Mongo Béti parle de la ville coloniale comme entité ségrégative dans son roman Ville Cruelle publié sous le pseudonyme Eza Boto. Dans ce roman, la ville de Tanga est divisée en Tanga Nord pour les occidentaux et leurs proches et en Tanga Sud pour les populations indigènes qui n’ont le droit de se retrouver dans la partie Nord que s’ils occupent et exercent un menu travail dans cette zone.

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163

Comme pour rappeler au gouvernement l’importance de la préservation des valeurs sociales et

culturelles de la Ville, Sagar Diouf, une employée subalterne suggère que bannir les mendiants

s’apparenterait à s’infliger soi-même une blessure qui ne pourrait que déboucher à la névrose

collective. Des bàttu, elle précise qu’ils «sont là depuis nos arrière-arrière-grands-parents. Tu les

as trouvés au monde, tu les y laisseras… Quelle idée d’ailleurs de vouloir les chasser. Que t’ont-

ils fait?» (35) Pour certains, il est impératif que ce pilier que constituent les mendiants de cette

société pieuse et traditionnelle ne soit pas détruit pour contenter une minorité « de plus en plus

extravagante» et obnubilée par ses envies de modernisme accéléré. Leur destruction constituerait

une double entorse aux lois communautaires: elle pénaliserait non seulement les croyants qui

voudraient satisfaire au commandement de l’aumône, elle priverait les bàttu de leur principale

source de revenus et de survie car «comment vivraient-ils s’ils ne mendiaient pas?… à qui les

gens donneraient la charité, car il faut bien qu’on la donne, cette charité, qui est un précepte de la

religion?» (35)

En s’attaquant au corps des bàttu, la Ville se crée sans mesurer les potentielles

conséquences, un problème existentiel qui va remettre en question les fondements de la société.

Bousculés, violentés et humiliés dans leur humanité, les mendiants disparaitront-ils sans opposer

de résistance? Accepteront-ils que la Ville aidée de son arsenal militaro-répressif les réduise au

silence et les rendent invisibles? En général, qui dit bàttu suggère une bande, un groupe de

personnes allant ensemble, métaphoriquement une organisation calquée sur la forme des

syndicats. Rarement, on verra un bàttu isolé et on peut apercevoir dans la petite vendeuse de

soleil quelques images de bàttu toujours en groupe et se soutenant mutuellement. Le collectif

primant sur l’individu, l’organisation des bàttu s’appuie sur l’idée fondamentale de la collectivité

qui se veut la marque de leur société. Leur marginalisation au profit d’un groupe minoritaire

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164

recrée des lois nouvelles inconnues des bàttu et du reste de la population. Le sage Serigne ne

manque pas de le rappeler à Mour: «Céy yalla! La Ville est entrain de vous déshumaniser,

d’endurcir vos coeurs au point que vous n’ayez plus pitié des faibles. Attention, Mour, Dieu l’a

dit: il ne faut éconduites les pauvres… Vous autres de la Ville, c’est vous qui comprenez ces

problèmes. Alors personne ne doit plus mendier là-bas?»(39) Ces paroles de Serigne prennent

une signification particulière lorsqu’on sait que la visite de Mour est fortement motivée par les

services précieux que peut lui rendre le sage Serigne dans la réalisation de ses ambitions

politiques. Elles renforcent aussi le sentiment de rupture qui s’opère lorsqu’une administration

embrasse les structures et la modernité occidentales comme uniques et ultimes formes de

développement.

Ainsi, pour ne pas sombrer dans l’anonymat, et au risque de disparaître de la visibilité et

de la mémoire culturelle collectives, les mendiants malgré les coups encaissées suivis de leur

expulsion de la Ville, ont décidé de se regrouper afin d’opposer résistance au gouvernement.

Leur méthode est simple, ils se considèrent humains et ont conscience qu’ils forment une partie

intégrale utile de la société. Ils sont aussi conscients que seule la minorité gouvernante tire les

ficelles de leurs malheurs tandis que les masses populaires dont ils font partie sauront les

soutenir. En tant que groupes sociaux organisés, les bàttu, s’ils reconnaissent leur incapacité à

donner une riposte similaire à la violence répressive du gouvernement, sont conscients qu’ainsi

assemblés en un seul lieu, ils constituent une force, une machine implacable à même de mettre à

genoux l’ensemble de la société. La vérité est qu’ils tiennent à leur merci la société croyante et

utile. Les bàttu sont beaucoup plus puissants qu’ils ne croient car l’aumône que beaucoup leur

offre est plus un échange de services qu’un acte de charité désintéressé. Cela, Nguirane, un des

leaders du groupe l’a bien compris qu’il s’empresse de calmer les inquiétudes de ses siens face à

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165

la rupture de la manne nourricière dont ils sont dépendants: « Je vous l’ai déjà dit; ce n’est ni

pour nos guenilles, ni pour nos infirmités, ni pour le plaisir d’accomplir un geste désintéressé

que l’on daigne nous jeter ce que l’on nous donne… Non mes amis, ils s’en foutent. Notre faim

ne les dérange pas. Ils ont besoin de donner pour survivre et, si nous n’existions pas, à qui

donneraient-ils? Comment assureraient-ils leur tranquillité d’esprit? Ce n’est pas pour nous

qu’ils donnent, c’est pour eux! Ils ont besoin de nous pour vivre en paix!»78 Ainsi mise à nue, en

lieu et place d’une charité qui valorise l’être humain, la bonté supposée des donneurs n’est

qu’une farce de dupes hautement égocentrique loin d’être différente des aides que reçoivent les

pays subalternes des organismes internationaux et pays du nord. Il s’agit plus ou moins d’une

exploitation de l’autre doublée d’une humiliation silencieuse. En chassant les bàttu de la Ville,

c’est leur indépendance et leur autosuffisance économique que l’administration locale essaie de

détruire. Un bàttu étant un être en constante mobilité, cette faculté d’aller étal après étal et de

carrefour après carrefour lui permet d’obtenir son manger quotidien. Sans accès à la Ville, point

de mobilité et leur autosuffisance est mise à mal. En essayant de les sédentariser dans un espace

loin des ressources économiques disponibles, l’administration de la Ville pense comme les

administrations coloniales qui assez souvent pour éliminer un groupe social, ethnique ou racial,

les regroupaient comme du bétail dans des zones marquées et à la circulation difficile. En vérité

des prisons humaines à l’air libre où la difficile mobilité ne permettait aucun contact avec le

monde réel et les conséquences de cette marginalisation pouvant aboutir à des tragédies

collectives.

Enfin conscients de l’attitude des autres envers eux et réunis autour d’un même objectif, les bàttu

ont pris la décision de reprendre la place qui est la leur dans la Ville. Premièrement, il s’agit de

respecter la décision du gouvernement qui les expulse de la Ville. Contrairement aux prévisions 78 ibid. p.72

Page 174: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

166

de celle-ci, en résolvant un problème mineur par la répression, elle s’est créée un autre problème,

celui-là beaucoup plus subtil, plus pernicieux. Les habitants de la Ville, les autorités comprises,

doivent absolument, quelque soit la motivation intérieure de l’acte, offrir l’aumône aux bàttu et

autres nécessiteux. Malheureusement, avec l’expulsion des bàttu de la Ville, tous «les coins des

rues sont devenus déserts; les mendiants, on ne les voit plus. » (81) Pour satisfaire les besoins de

l’étranger, de l’ancien colon, l’administration locale a assaini la Ville en lui enlevant toute signe

de vie, toute trace de mouvement et de sonorité transformant à contre-courant l’objectif

mimétique d’occidentalisation précoce en un territoire froid et mort. La désertion des rues de la

Ville signale son absence de vie, de la mort de celle-ci suites aux décisions irréalistes de

l’administration locale. Cette séquence signale en plus, l’inadéquation d’un développement

calqué sur un modèle extérieur et qui ne prend pas en compte les réalités et composantes locales.

Si en Occident les rues sont mortes, désertées, il s’agit d’une situation propre à un monde

spécifique qui ne saurait être reproduit à la lettre dans un espace géographique et culturel aussi

différent que celui de la Ville. Une autre conséquence immédiate de cet assainissement mal

conçu est l’avalanche de crises qui surgit aussitôt que les habitants de la Ville se rendent compte

qu’il leur est désormais impossible d’offrir l’aumône en l’absence de récipiendaires. Au lieu de

développement, les populations locales une fois de plus se trouvent prises au piège des exigences

culturelles locales et le besoin d’imiter aveuglément l’occident sans implication concertée des

différentes couches sociales. Privés de leurs mendiants, du sommet de l’administration au plus

bas de l’échelle sociale, un mouvement de panique et d’hystérie s’est installé : «les gens sont

maintenant dans un sale pétrin,… ils sont privés de leurs mendiants. Peut-on seulement imaginer

une vie où l’on ne pourrait pas s’acquitter de son aumône journalière? » (95)

Page 175: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

167

Malmenés avant d’être poussés à la lisière de la société, l’importance des bàttu se fait de

plus en plus ressentir sans qu’ils aient à combattre de quelque façon que ce soit. De la position

d’invisible, de subalternes sans pouvoir, les bàttu sont en passe de mettre toute la communauté

sur ses genoux, elle qui se trouve après coup forcée à parcourir de longues distances pour leur

apporter leur manger. De quémandeurs, les bàttu sont grâce à un revers de fortune passés au

statut de faiseurs de miracles. L’exemple le plus frappant autant qu’ironique est celui du porte-

parole du gouvernement, Mour Ndiaye, celui-là même à qui fut confiée la tâche d’assainir la

Ville par tous les moyens et donc le succès de l’opération lui valut des félicitations et même une

décoration de la présidence. Obnubilé par son succès personnel et voulant profiter au maximum

du succès de l’opération d’assainissement, Mour Ndiaye aspire aux plus hautes marches du

pouvoir. Ne pouvant malgré son occidentalisation se distancer des us et coutumes de sa société,

Mour doit parmi d’autres conditions exigées pour éventuellement avoir les faveurs

présidentielles, satisfaire comme tout le monde au rite de l’aumône offerte aux bàttu. Cette

exigence lui fait prendre conscience de l’absurdité de sa décision d’évincer les mendiants de la

Ville et que ceux-ci sont à présent le passage obligé sinon la barrière entre la vice-présidence tant

convoitée et lui: « Mour s’est senti embarrassé… l’angoissante incertitude dans laquelle il vit

montre bien que le rapport des forces s’est inversé…et il est convaincu qu’à partir de ce moment

tout son destin est entre les mains des mendiants qu’il avait chassés de leurs points stratégiques.

Or ce poste de vice-président, il y tient, il y a mis tout son espoir; il en a même revêtu le

manteau. » (117) Malgré leur apparente insignifiance aux yeux de Mour Ndiaye et des autorités

de la Ville, malgré leur invisibilité et les multiples tentatives de leur refuser le droit à la parole,

les bàttu malgré tout cela y compris leurs infirmités sont subitement en position dominante dans

le sens où seule leur bénédiction pourrait favoriser la réalisation des ambitions égoïstes de leur

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168

ancien tortionnaire. Confronté à ce dilemme existentiel bien que ce soit uniquement pour la

satisfaction de ses intérêts, Mour est obligé toute honte bue de reconnaître l’absurdité de la

décision de marginaliser et de violenter les mendiants. À son homme de main, il prononce des

paroles que devraient à un moment ou un autre faire leurs non seulement les nations

francophones mais aussi les organismes internationaux dans leurs rapports avec les pays africains

ou pays dits pauvres, notamment qu’il «peut toujours nous arriver de prendre des mesures qui,

après, se retournent contre nous sans que cette éventualité ait frôlé notre esprit auparavant… Ce

problème des mendiants…peut-être aurait-il mieux valu chercher une autre manière de le

résoudre, une manière qui permît de ne pas couper totalement les ponts entre eux et nous. » (128)

C’est avec ces paroles enfin sensées que Mour met à nu sa propre hypocrisie. Ce faisant, il

reconnaît la valeur des mendiants, leur rend leur humanité et initie le premier pas vers leur

réintégration dans l’espace de la Ville.

Telle nous semble être la leçon qu’Aminatou Sow Fall veut lancer aux nations africaines

en général: celle d’avoir le courage de se regarder dans un miroir, d’accepter leur part de

responsabilité dans leur déchéance surtout après les indépendances. Il importe de réviser les

initiatives de développement qui ont été les leurs depuis ces périodes de liberté et de permettre à

toutes les composantes sociales de participer avec leurs énergies propres au développent de la

communauté. De même, elle rappelle à ces pays africains qu’aux yeux des nations riches et des

organisations dites internationales, ils ne sont tous que des bàttu tels que mis en scène dans son

roman et qu’il leur revient de se mettre ensemble pour réaffirmer leur existence et leur visibilité

dans le concert des nations du monde.

Succinctement, nous avons montré à travers le regard et les voix des jeunes que le besoin

de liberté est naturel et qu’il est difficilement possible d’emprisonner un esprit car tôt ou tard,

Page 177: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

169

celui-ci trouvera des voies et moyens pour se libérer. Ces tentatives de libération pourront se

manifester par la violence, des manifestations hystériques, le silence qui peut être une forme de

protestation mais on l’a vu à travers la grève des mendiants que le retour au groupe, au collectif

peut constituer une force de résistance effective contre un adversaire donné. Parmi quelques unes

des qualités exploitées vers cet objectif on retiendra l’humilité, la résilience, l’acceptation de soi

et la reconnaissance tant de ses forces que de ses faiblesses mais aussi le désir de liberté. Sans

désir d’affranchissement, sans reconnaissance de sa dépendance, point de changement et aucun

progrès ne peut être envisagé. Ce processus d’indépendance initié par les jeunes de cette étude

est métaphorique du véritable combat pour l’indépendance sociale, culturelle et économique que

doivent encore entreprendre les jeunes nations postcoloniales en général et francophones en

particulier, pour véritablement prendre la place qui est la leur dans le concert de l’universel. Car

aujourd’hui plus de cinquante années passées les indépendances, l’oppresseur et l’oppression

n’ont pas disparu mais se sont enracinés dans la société dite indépendante. Pour les jeunes

comme pour les femmes et autres subalternes, l’oppresseur a un visage multiforme mais il est

surtout familier, il est en soi, il est vit à côté de nous et a notre apparence dans ses

compromissions: c’est le frère, le père, la sœur, mais aussi les nouvelles autorités sociales et

leurs contraintes.

Pour les nouvelles nations indépendantes, l’oppresseur est autant multiforme: il est local et

externe mais tous continuent de porter en eux les stigmates de la relation du colon et du

colonisé, du geôlier et du prisonnier, du maître et de l’esclave, stigmates qui empêchent la

possibilité d’un développement harmonieux des deux entités. Suivant ce raisonnement, il ne

saurait avoir de réel épanouissement sans que des changements ne soient opérés. Si quelques uns

ont été mentionnés antérieurement, les héroïnes de Miano et de Mambéty offrent une autre

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170

perspective qui prend sa source dans la mémoire et l’histoire. Partant de l’idée que tout

évènement traumatique laisse toujours une « trace physique» et mentale sur la victime qui tôt ou

tard influencera son existence, il est important que cette dernière revisite ce trauma pour tirer les

leçons de l’expérience traumatique, en faire le deuil et faire le choix de l’espoir d’un avenir

meilleur.

4- Du besoin d’une utopie refondatrice

Précédemment, on a vu la jeune héroïne de Mambéty accepter son infirmité mais

reconnaître que seul son statut physique et sa nature de fille l’empêchaient elle comme beaucoup

d’autres jeunes filles, de participer au développement de leur société et d’assurer leur

indépendance économique. Ce constat de marginalisation décrétée et imposée socialement, sonne

telle une prise de conscience pour Sili Laam et qui va être le point de départ de sa révolte.

Musango quand à elle, s’est interrogée avec force d’abnégation sur ce qui poussait sa mère à ne

pas lui offrir son amour et d’avoir vécu sa vie comme une ombre. Comprenant que cette dernière

était elle-même un être souffrant, que sa mère n’avait jamais reçu de l’amour malgré ses propres

crises d’enfance, comment aurait-elle pu l’offrir en retour à sa progéniture? Le choix de

Musango de remonter le cours de leur Histoire commune malgré les obstacles et de sa re-union

avec la grand-mère Mbambè lui a servi de déclic pour envisager son avenir avec confiance et

beaucoup d’espoir. Miano pousse cette démarche plus loin à travers les personnages marginaux

d’Ayané et de la folle Epupa. À travers les actions de ces deux personnages qui ont entrepris de

questionner les fondamentaux de leur société à travers les notions de silence, du partage des

responsabilités et de l’archaïsme de certains aspects de la tradition, l’auteur à travers Epupa la

folle insiste sur la nécessité de revisiter la mémoire collective sociale et de faire la paix avec

ceux qui ont disparu dans des conditions obscures. Il s’agit notamment de parler de l’histoire et

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171

donc d’exorciser le trauma, toutes les blessures intériorisées qui poussent les populations des

sociétés anciennement colonisées et esclavagisées à vivre ankylosées dans un déni mental et

mémoriel. Car de ce déni, est né la honte de soi qui crée chez l’être postcolonial un constant

complexe d’infériorité par rapport au reste du monde mais surtout face à l’Occident. Ce

complexe d’infériorité prolonge le statu quo imposé par le discours colonial humiliant l’ancien

colonisé, lui déniant toute faculté de création et même d’humanité. Une autre conséquence de ce

complexe d’infériorité qui s’est ancré dans le mental du postcolonisé est sa propension à

considérer entre autre la couleur blanche comme la couleur de référence et divine, celle de la

pureté et l’occident comme le paradis terrestre d’où cette obsession existentielle du sujet

postcolonial à vouloir coûte que coûte devenir blanc par compensation ou du moins faire

l’Europe, vivre dans le même espace que ce dernier. Au niveau générationnel, la conséquence

immédiate est la perpétuation du trauma et du complexe par la transmission de la négativité des

parents à leurs descendants, leurs enfants qui s’enferment à leur tour dans le déni et perpétuent la

crise de la société qui refuse de se regarder en face tout en résistant à elle-même, à son histoire.

Comment peut-on exister si on éprouve de la honte et de la haine envers soi-même ? Peut-on se

soigner si on ignore le mal dont on souffre? Peut-on se développer en étant absent du processus

créatif de ce développement ? Ces questions se posent tant à l’individu qu’à la collectivité,

partenaires inséparables d’un projet et d’un devenir communs. Ainsi un individu souffrant ne

trouvera du confort qu’auprès de sa famille ou de sa communauté, celles-ci solidaires de sa

douleur qui est indirectement aussi la leur. Néanmoins, cette solidarité ne serait possible que si

chaque individu composant le groupe social se reconnaissait dans l’autre et tolérait sa présence,

pour permettre un degré de sociabilité qui favorise l’épanouissement de tout un chacun afin que

la collectivité y sorte renforcée. C’est l’accumulation des douleurs et des tragédies successives

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172

qui est au centre du roman qui clôt la trilogie de Miano, et dans lequel, sous l’impulsion de la

folle, des jeunes et de l’Histoire collective, la communauté Eku va tenter de se remettre en

question pour mieux renaître.

Les Aubes écarlates, titre qui boucle la trilogie de Miano et sous-titré «Sankofa79 cry»,

puise dans la cosmogonie Akan du Ghana pour inciter les peuples qui ont connu des expériences

traumatiques à puiser dans leur passé douloureux pour mieux bâtir l’avenir. En clair, il s’agit

pour ces peuplades de se regarder en face et d’aborder les problèmes qui minent la collectivité

pour mieux les régler. Cette méthode a le mérite de forcer la collectivité à s’interroger sur son

existence, des responsabilités partagées et de sa survie par le biais de la parole mémorielle

libérée.

Concrètement, l’une des voix narratrices suggère pour que renaisse une aube nouvelle sur

la communauté Eku, ainsi que l’avait présagé Césaire, la nécessité d’une utopie refondatrice80

collective. Cette utopie serait l’appel à l’audace des subalternes, des enfants et des nations

anciennement colonisées à passer d’une indépendance décrétée de l’extérieur à une

indépendance premièrement sociale et culturelle qui prendrait en compte les mythes et symboles

locaux pour bâtir une société inclusive dans laquelle chaque membre de la collectivité s’y

reconnaîtrait. Aimé Césaire suggère notamment que « Personne ne peut développer [l’Afrique]

mieux que nous-mêmes par cette approche alternative de la culture qui fait appel à la mémoire, à

79 Chez les Akan, une ethnie et langue du Ghana, le mot Sankofa signifie littéralement regarder en arrière pour comprendre et/ou apprendre. Il est souvent associé à un proverbe local “Se wo were fi na wosankofa a yenkyi,» qui se traduit ainsi: « il n’est pas erroné de rentrer en arrière puiser dans ce passé que tu as oublié». Chez les Asante voisins, Sankofa est un symbole représenté par un oiseau dont la tête tournée vers l’arrière et qui enlève un oeuf de son dos. Dans les deux cas, Sankofa suggère que l’on s’inspire des leçons du passé pour mieux préparer l’avenir. http://en.wikipedia.org/wiki/Sankofa Dans le roman de Miano, un personnage précise que «Sankofa est le nom de d’un oiseau mythique. Il vole vers l’avant, le regard tourné en arrière, un oeuf coincé dans son bec. L’oeuf symbolise la postérité. Le fait que l’oiseau avance en regardant derrière lui signifie que les ressorts de l’avenir sont dans le passé. Il ne s’agit pas de demeurer dans l’ancien temps, mais d’en tirer des enseignements». p.225 80 Césaire, Aimé in «Entretien» avec Bobin Frédéric, Le Monde du 12 Avril 1994

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173

l’estime, au respect et à la confiance. Il ne s’agit pas de rejeter l’autre mais, de disposer du temps

et de l’espace requis pour identifier et reconstruire les éléments épars de notre moi éclaté»81. Cet

très clairement ce message césairien que nous entendons en filigrane, dans les multiples cris de

révolte des enfants mais aussi dans l’insoutenable douleur de toutes ces voies silencées, écrasées

et finalement jetées sans défense dans l’arène constamment changeante mais toujours dévorante

du monde global. L’éclatement de chaque moi individuel des membres de la collectivité aboutit à

la grande explosion de la société Eku et sa difficulté à se projeter en tant que groupe vers le futur.

Lorsque le jeune Epa, ancien révolutionnaire désabusé parvient à s’échapper des rangs de

la révolution pour retrouver les siens qu’il avait martyrisés après son engagement auprès des

forces de la révolution. Le récit des actes macabres commis par les révolutionnaires du moment

et lui-même est loin de n’être qu’un simple discours informatif, il est autant une forme

d’exorcisation du mal et de la douleur contenus en tous les enfants-soldats survivants et de la

douleur infligée aux leurs. Au cours d’une attaque, Epa décrit les méthodes et le carnage qui vont

suivre: « Les victimes ignoraient ce qui se passait… Ils avaient un rideau de flammes dans le

dos. Nous les y attendions. Nous avons tiré des rafales expéditives, jusqu'à ce que certains nous

supplient de les faire prisonniers […] Lorsque nous avons quitté la mine, nos corps sentaient la

mort de ces hommes. Mes mains tremblaient. Mes oreilles bourdonnaient de leurs cris. Ce n’est

pas facile de tuer, Ayané.» (Miano Les Aubes écarlates, 77-78) Le récit de cet acte macabre

force le bourreau et la victime à se regarder chacun dans les yeux de l’autre, de revivre chacun

une seconde fois les faits tragiques et exhaler la douleur. Pour les jeunes bourreaux dont les voix

sont entendues à travers celles d’Epa, si à un moment de l’action, la limite est infime entre l’acte

de tuer et l’euphorie morbide que cela a pu procurer, un malaise insidieux s’est ancré dans leurs

chairs. L’effet traumatique, consciemment ou non, se fait ressentir sitôt le massacre achevé. La 81 Césaire, Aimé. Nègre je suis, nègre je resterai, Entretien avec Françoise Vergès, Paris, Albin Michel, 2005, p. 92.

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folle frénésie qui s’empare après des mains et des oreilles des enfants soldats et de leurs acolytes

est synonyme de l’hystérie qui apparaitra en amont, chez chaque membre de la communauté

Eku.

Cette acceptation de sa participation dans la séquence traumatique infligée à sa communauté

tandis que cette dernière reconnaît son incapacité à protéger sa progéniture du rapt des étrangers

venus de l’extérieur, permet aux deux entités de s’engager sur une voie réconciliatrice

prometteuse. C’est en entre autre à cette audace altruiste, à ce geste si simple mais si difficile à

poser que les habitants d’Eku vont devoir se plier afin que vive non pas l’individu isolé mais la

communauté toute entière. C’est seulement après cette étape que l’individu pourra enfin

s’épanouir.

En faisant appel aux croyances locales par invocation des esprits ancestraux, Epupa la

folle de L’Intérieur de la nuit prend une nouvelle place dans l’imaginaire de ses concitoyens,

ceux-là mêmes qui pendant longtemps l’avaient traitée de folle et de marginale. Par sa voix

médiatrice, Epupa décline, pour que la vérité soit libérée et connue de tous, la culpabilité du

village par rapport au rapt de ses enfants, mais aussi de ceux-là qui avant eux, furent emmenés et

qu’un oubli imposé ôta de la mémoire collective et individuelle. La folie clairvoyante d’Epupa

trouve toute sa signification et son importance, lorsque sa communauté est confrontée au

dilemme au retour des enfants soldats, ceux-là même que le village avait donné comme gage de

leur soumission aux différents mouvements révolutionnaires. Comment réagir face à ces enfants

rejetés par la communauté et dont les noms avaient jusque là disparu du souvenir collectif? Ce

dilemme, Epupa avait pourtant averti les dirigeants du village mais ceux-ci n’avaient pas jugé

bon de l’écouter et la condamnèrent aux marges de la communauté. Car en dehors de ceux-ci qui

ont survécu la tragédie, c’est aussi le souvenir de ceux qui sont morts ou qui ont disparu à jamais

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175

qu’il faudra réintégrer dans la mémoire collective. S’exprimant à travers la voix mémorielle au

nom de tous les rejetés, les oubliés, les survivants interrogent la conscience collective ;

«On nous arracha à la terre de nos pères, au ventre de nos mères. Sais-tu encore: qui,

quand et comment?…Nous ne comptons plus, ni les années, ni le nombre de ceux qui

vinrent nous rejoindre. Ils sont légion de suppliciés en vain, de sacrifiés à la folie. Ils se

joignent à nous pour refuser la paix aux sans-mémoire.» (Les Aubes, 11-12)

Il s’agit à travers le retour des enfants-soldats à la source de leur exil mais aussi sur le lieu du

théâtre d’une séquence de leur exactions, pour les deux entités de fumer le calumet de la paix qui

n’implique et n’exclut pas nécessairement un oubli mais une acceptation de leur Histoire

collective. Héritière du pouvoir traditionnel, Ié surnommée par Epupa la grande royale, est celle

qui aurait pu changer si elle l’avait voulu, le destin de ces enfants et nombre de ses congénères.

L’impliquant dans le mal qui a figé le village dans un obscurantisme devenu traumatique, la folle

Epupa rappela ainsi les faits: « Au cours de la nuit où les rebelles étaient venus sacrifier un fils

du clan avant d’enlever d’autres, Ié était la seule à avoir reconnu Eso. Or, elle n’avait rien dit.

Les ancêtres avaient vu cela, en avaient conçu de la tristesse. » (Les Aubes, 236) En faisant le

choix du silence, la grande royale, porte-parole du groupe et de la société patriarcale, a contribué

indirectement aussi bien au rapt qu’à déterminer le funeste destin des enfants du village. Ce

rappel des faits de l’histoire par la folle est d’une importance extrême en cela qu’il instruit la

communauté entière à propos d’un des pires évènements traumatiques de son Histoire. Il permet

de briser tout autant la loi du silence que le sceau du secret de la parole qui obligeaient la

communauté entière à ne jamais s’exprimer sur elle-même, secrets et silence qui à leur tour,

perpétuaient l’existence fantomatique et fantasmagorique dans laquelle semblait surfer le village

d’Eku.

Page 184: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

176

La voix collective des rejetés et des oubliés fait appel à la mémoire des anciens, gardiens des

traditions locales tout en mettant le groupe face au miroir de son Histoire pour lui demander des

comptes, mais aussi le mettre face à ses responsabilités afin que la catharsis collective soit plus

efficace. En permettant leur réintégration au sein de la communauté, les Eku réintègrent par la

même occasion la mémoire et le souvenir des morts, de ceux qui ont disparus. Ensemble, le

grand deuil peut finalement être célébré et une sépulture collective leur être offerte. La

communauté fonctionnant ici comme une grande maison utérine, la maison étant le lieu de

protection que celui du départ de tout individu vers l’ailleurs, elle est aussi le lieu terminal où en

général se tiennent les funérailles qui sont une célébration de la vie de l’être qui passe vers

l’éternité. Il est donc nécessaire que ces enfants, ces disparus et déportés soient ramenés à la

maison d’où ils pourront enfin déployer leurs ailes vers un ailleurs encore inconnu ou alors,

célébrés afin que leur existence n’ait pas été vaine.

À travers cette cérémonie, la voix narratrice suggère à tous les peuples qui ont connu

l’expérience du rapt et autres tragédies, de tourner le dos au déni de leur histoire et plutôt, de la

reconnaitre, de la partager, de la transmettre entre les différentes générations afin qu’elle puisse

servir de point départ à une indépendance véritable car «…le passé ignoré confisque les

lendemains [et que ]…la saignée ne s’est pas asséchée en dépit des siècles, et qu’elle hurle

encore, de son tombeau inexistant. » (Les Aubes, 14)

Nous pouvons suggérer qu’à la suite de Musango et de la petite vendeuse de Soleil comme

exemples et symboles de leur condition au monde, les nations africaines doivent apprendre non

seulement à embrasser leur histoire faite de l’esclavage et de la colonisation qui ravagèrent la

partie subsaharienne de millions de ses enfants, elles doivent partager les responsabilités qui

furent autant les leurs dans l’arrachement d’une partie d’elles-mêmes de leurs patries de

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177

naissance et dont l’histoire n’est ni chantée, ni connue des générations présentes, encore moins

présente dans la mémoire collective nationale. Contrairement à ces peuplades oublieuses de leur

Histoire, celles ayant pratiqué la traite et la colonisation contre les pays africains avaient

embrassé leur Histoire quelques furent les raisons mises en avant pour justifier ces pratiques.

C’est fort de ce consensus national que ces pays occidentaux, ont pu diffuser leurs idées, leurs

cultures et assurer leur développement tout en imposant une monnaie perpétuant le lien colonial

aux pays francophones d’Afrique Centrale et de l’Ouest. Ce consensus qui est généralement

absent dans les nations africaines, a servi de socle à la fortification de l’Occident et favorisé

l’expansion des nations Européennes dont les traces de l’Histoire locale, sont diffusées à travers

le monde par le biais des musées, des stèles, des statues et autres images pour ne citer que ces

exemples. Ces traces mémorielles, quand elles existent pour le continent, sont non seulement

rares mais ne montrent que l’aspect négatif du continent. Pire, elle sont écrites et narrées non par

les voies locales mais presque toujours par une voie empruntée voix de l’Occident: «L’Histoire

ne sait nous nommer, qui ne passâmes pas le milieu, emmurés dans l’impensable de la

traversée.» (Miano Les Aubes, 123) Tant que les pays africains resteront dépendants du bon

vouloir de l’Occident ou de toute autre entité pour les définir à leur place, le risque est grand que

les mêmes actes tragiques se répètent et que le même rejet de soi s’installe dans l’infini,

plongeant ainsi la marche véridique des générations futures vers un avenir toujours plus obscur et

plus chaotique.

Les enfants soldats et les anciens déportés ne sont pas les seuls dont l’absence est cause

de trauma ou de discorde pour le groupe Eku. Ayané surnommée «fille de l’étrangère» par Ié et

les anciens du village, est on s’en souvient de par ses parents, membre d’Eku marginalisée et

honnie du seul fait que son père, plus moderne que les siens, avait préféré prendre femme hors

Page 186: REPRÉSENTATIONS ET REGARDS DE L’ENFANT DANS LA …

178

du groupe Eku et choisi d’envoyer sa fille à l’école, hors des frontières interdites du village. Pour

avoir bravé les traditions locales mais surtout osé s’ouvrir à l’Autre d’un clan différent, les Eku

prônant une pureté ethnique, marginalisèrent Ayané la privant ainsi du socle culturel, de cette

racine originelle, symbole imprégnée du liquide amniotique familial, qui l’aurait fermement

guidée dans sa marche vers l’universel.

En excluant Ayané, ce sont ses défunts parents qui sont par ricochet exclus d’Eku et qu’il

faudra réintégrer pour le repos de leurs âmes tout en offrant à leur fille un référent géographique

et culturel précis. Car la maison, représente pour tout individu autochtone ou diasporique, ce lieu

intemporel sacré, qui offre inlassablement cette conscience unique et si précieuse du vécu

temporel, du lieu d’origine, du chemin parcouru au chemin présent et l’espoir d’un futur à venir,

à construire mais d’une vie qui déjà appelle à une renaissance. Pour tourner la page, l’importance

du droit à la parole prend toute sa signification car il s’agissait de répondre à la sempiternelle

question existentielle de ces peuples aux âmes meurtries : « Comment être, à la fois, la

descendance des bourreaux et des victimes? Comment se projeter dans l’avenir?» La thérapie

Sankofa proposait de « se parler, évacuer la douleur. Se comprendre, apaiser les rancœurs. Se

regarder. Reconnaître l’autre. Se voir, soi-même, à travers lui [car] l’existence humaine puisait

son sens dans la relation.» (Miano Les Aubes, 250)

Exploitant cette idée de la Relation prônée par Edouard Glissant, les textes de Miano

posent avec acuité la question de la pureté ethnique et la place des sujets métissés et diasporiques

dans le concert culturel des nations ou des groupements humains. Les sujets métissés sont-ils des

parias ou des marginaux? À quelle aire culturelle et géographique appartiennent-ils? Les enfants

nés de parents de tribus différentes comme il en existe nombreux dans les romans de cette étude

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179

sont-ils des apatrides comme la tradition Eku tente de l’imposer à Ayané? Existe-t-il des tribus

ou ethnies pures comme le suggèrent les rebelles Isilo et sa bande ?

Sujet de divisions et de rancœurs ouvertes ou étouffées, la condition de l’enfance

interroge véritablement la question de la survivance des sociétés impliquées mais aussi, de leur

faculté d’adaptation au changement, à la modernité, à la diversité, autant de facteurs nouveaux

qui sont causent de certaines formes d’hystéries socio-culturelles comme nous l’avons montré

antérieurement. Ayané étant naturellement un sujet métissé de par sa double origine culturelle et

ethnique héritée de ses parents, sa réintégration au sein du village de son père, le seul qu’elle

aura connu, fait mieux que de simplement panser une blessure profonde. Elle lui offre cet

élément fondamental, cette maison utérine et amniotique qui lui aura tant échappé: «La cadence

effrénée de son coeur ne devait rien à la peur, ni même à l’embarras. Au fond elle avait toujours

voulu cela, sans savoir comment le créer: la relation à l’origine, l’ancrage… Ces racines sans

lesquelles il n’y avait ni branches, ni feuillage à déployer. […] Elle se sentait apaisée,

rassemblée. Les épaisseurs de son identité formaient une cohérence. Elle était d’Eku.» (Miano

Les Aubes, 245) Avec Ayané, les enfants-soldats, l’esprit des disparus et des déportés réintégrés

et célébrés dans la mémoire collective Eku, la communauté peut envisager l’avenir avec

beaucoup plus de sérénité. Ayané étant la première femme et fille du village à être allée à l’école,

à avoir franchir les limites interdites aux autres femmes par la tradition, Ayané devenue

dépositaire de cette liberté de mouvement et de parole retrouvée pour tout le village, peut enfin

partager ses expériences relationnelles avec autrui. C’est seulement à ce moment que s’achève

son processus d’initiation qui lui permet enfin d’exister, de retrouver une place au milieu des

siens : «Les femmes d’Eku venaient d’inscrire son nom dans la lignée…Peut-être dirait-on aux

fillettes qu’Ayané était la première femme d’Eku à avoir franchi les frontières. On leur dirait

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180

aussi que les femmes d’Eku avaient longtemps été privées de liberté d’aller et venir, mais

qu’Ayané avait repris ce droit, sans le savoir, le rendant à toutes les autres.» (Les Aubes, 247)

La quête identitaire des personnages et les guerres civiles qui animent les textes de cette

étude, ne posent-elles pas justement la question du déni de la relation à l’autre dans les

communautés en conflit? En remontant le cours de l’Histoire, on constate que ce déni de la

Relation est à l’origine des tragédies majeures qui frappèrent les peuples déclarés subalternes. Le

refus de reconnaître l’humanité de ces peuples et l’envie de domination furent quelques raisons

mises en avant par l’Occident pour assujettir plus de la moitié de l’humanité. La traite négrière,

la colonisation et le néocolonialisme récurrent pratiqué dans les territoires et nations décrétées

indépendantes tant en Afrique Centrale et de l’Ouest sont quelques manifestations palpables de

ce déni de la Relation à l’Autre et une des raisons qui justifient le cri des petits vendeurs de

journaux, dénonçant le poids ravageur du franc CFA en Afrique Francophone mais surtout

l’incapacité des dirigeants locaux à trouver une solution radicale à la question monétaire du

continent.

À l’heure où la mondialisation telle que pratiquée, rejette par vagues successives, les corps

déchiquetés de jeunes continentaux et autres subalternes qui tentent au prix de leur vie de fuir des

traditions obsolètes, des nations de plus en plus militarisées, mais surtout de s’éloigner le plus

loin possible de ce continent, de ces nations qui leur ont peut-être donné la vie, l’insolente

richesse tant naturelle, culturelle, humaine que minéralière de ces nations appauvries, continue

aujourd’hui, directement ou non, d’enrichir les métropoles. Celles-là même qui, hier encore, les

avaient mises aux fers, dans les cales, ce avec le soutien toujours infaillible de quelques sbires

locaux à la solde de leurs intérêts. C’est alors qu’il faut faudrait répondre à la question initiale :

Quelle place est réservée aux enfants tels que définis antérieurement, dans les sociétés

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181

postcoloniales ? Les nations antérieurement colonisées et devenues indépendantes, auront-elles

assez de courage pour entreprendre les réformes nécessaires qui leur permettent d’exister pour

elles-mêmes tout en gardant le contact avec le monde global ?

Le travail de l’écrivain aujourd’hui mieux qu’hier en Afrique l’oblige justement à

demeurer un observateur et critique éveillé des soubresauts de sa communauté dont il fait

intimement partie. En choisissant de faire parler les enfants et tous les autres cadets sociaux, ils

font parler leurs visions du monde et leurs aspirations pour leurs communautés. Parce qu’ils font

partie intégrante de leurs sociétés, l’écriture devient pour eux un moyen d’exprimer leur propre

maladie. S’exprimant à ce propos dans Littératures et Cultures d’Exil, Najib Zakka parlant des

craintes et désirs de l’écrivain disait que « tous les écrivains portent en eux la configuration de

leur origine, laquelle continue de vivre en eux… L’écrivain digne de ce nom est celui qui charge

son messager de sa propre chair et son propre cœur. » (7)

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182

CONCLUSION

En étudiant les représentations et le regard de l’enfant dans le roman francophone, il

s’agissait d’analyser les différentes facettes de l’enfant dans sa communauté dans quelques

romans francophones s’étendant sur ces vingt dernières années. Très souvent montré comme le

devenir d’une communauté et dans une vision plus large, du devenir d’une nation, notre analyse

montre que l’enfant tel que défini dans le roman francophone n’est pas doté d’outils nécessaires

qui lui permettent d’exister premièrement comme entité unique et ensuite comme socle en

devenir de sa communauté. Une des conséquences visibles de cette insuffisance est la

multiplicité des tensions qui existent dans les rapports intergénérationnels entre les personnages

de mon corpus. Que ce soit par la négociation ou par la confrontation, il est de facto évident que

les relations entre les enfants et la société patriarcale appellent à une nouvelle conception. Cette

analyse nous a permis de constater que la femme, comme bien d’autres personnages subalternes

ou marginaux dans les sociétés représentées dans notre corpus, font eux aussi partie de la

catégorie de l’enfance par la force des traditions locales. Voués à la dépendance et au silence,

certains, par habitude, se sont murés dans un silence dont la folie n’est qu’une des multiples

conséquences visibles. D’autres par contre auront fait le choix de ne pas laisser certaines

conventions sociales et historiques dicter leur destin. En choisissant de détruire les barrières du

silence au risque des périls réels existants, ces personnages résilients, mûs par le désir de vivre

différemment, font le choix du combat et de la liberté. Il s’agit pour ces écrivains de transgresser

et de démystifier des attitudes, des pensées et des espaces qui plusieurs décades après les

indépendances continuent d’être figées dans un mimétisme destructeur.

Il se dégage au final que l’enfant ne saurait être cet élément moteur s’il continuait d’être

réduit à un statut d’objet tout aussi manipulable qu’un produit commercial. À ses côtés et

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183

subissant le même statut, cette étude a donc montré que la femme, personnage marginal comme

l’enfant, est confinée à des rôles sans importance et socialement prédéfinis. C’est en partie pour

s’insurger contre la vision traditionnaliste et toujours sexiste de ce prédicat que les écrivains

choisis dans le cadre de cette étude ont choisi de mettre le traitement de l’enfant et de la femme

au centre de leurs œuvres. Mieux que leurs confrères masculins, l’approche des écrivains

féminins de notre corpus se démarque sensiblement dans le traitement de la représentation de

l’enfant tel que défini dans le corpus. En se démarquant des idéaux de leurs aînés et pères des

générations antérieures qui consistaient par exemple à défendre la race ou l’essence face à un

ennemi commun (l’occident), elles ont fait le pari de personnaliser les problèmes plus actuels, les

peines et craintes actuelles des communautés dans lesquelles elles vivent. Ce faisant, elles

décrivent leurs propres expériences et orientent l’attention sur le présent et le quotidien des

différentes communautés qui forment les sociétés postcoloniales. Il était surtout important que

les jeunes prennent la parole dans ces romans pour dire avec leurs mots et leurs voix propres

leurs conditions présentes au lieu d’être toujours racontées par d’autres. C’est cette parole

directement exprimée que les textes des plus jeunes auteurs de notre corpus, notamment Miano

et Gatore, mettent en scène. Leonora Miano, par exemple, et à travers son personnage principal

Musango dont le patronyme signifie « paix », associe viscéralement les souffrances de ces êtres

subalternes à celles qui minent et obscurcissent depuis la nuit des temps, l’évolution collective

des nations anciennement colonisées à leur histoire contemporaine violente. Une Histoire

malheureusement sciemment oubliée tant par les locaux que hachurée par les anciens dominants.

Cette association de dénis crée une permanence traumatique chez ces peuplades, et les oblige à

vivre continuellement dans un état de violence sourde et latente qui explose par à coup selon les

circonstances. Cette violence elle-même n’est plus réduite à un espace géographique précis. À

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184

travers les déplacements incessants des différents protagonistes à travers différentes aires

géographiques, on déduit que la violence et les mouvements sociaux deviennent systémiques.

Elles parviennent à s’insérer partout, de l’arrière-pays aux villes, celle-ci ne semble pas avoir de

limites.

Parmi les différentes représentations de l’enfant, la figure de l’enfant-sorcier pose plusieurs

questions parmi lesquelles celles de la possession et la distribution du pouvoir tant social

qu’économique dans les communautés impliquées, de la vision du monde et de la réaction

collective ou personnelle face à bouleversements nouveaux qui poussent le postcolonisé à devoir

constamment trouver des parades pour garder. Il y a donc dans les sociétés postcoloniales

africaines une étroite évolution relationnelle entre les soubresauts sociaux, la nouveauté

économique et la propagation du phénomène sorcellaire. En présentant la figure de l'enfant

devenu soldat, livré à lui-même, mais surtout à la merci des adultes sans scrupules et d’une

société en manque de repères, les auteurs de mon corpus choisissent de marquer avec passion leur

engagement envers leurs communautés, jouant à perfection leur rôle de critiques sociaux et

d’éveilleurs de conscience. Ils incitent par leurs témoignages qui fonctionnent comme des miroirs,

les peuplades concernées à effectuer à travers le reflet qui leur est renvoyé, une introspection

salvatrice qui seule pourrait remettre les enfants et par conséquent leur futur collectif sur les voies

de la raison. Car de l’enfant-sorcier en passant par l’enfant-soldat et la destruction des

traditionnelles structures familiales devenues les marques systémiques des sociétés

postcoloniales, ces communautés ont fait le choix de la déraison, du désordre, de la misère et de

l’autodestruction comme l’attestent les différentes crises identitaires que nous avons relevées. Le

jeune dans une courageuse prise de parole, bouleverse et transgresse le schéma traditionnel qui

réserve la parole et le point de vue à l'adulte. Au nom des siens, de ses semblables sans exclusive,

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185

il raconte l’horrible et absurde situation dans laquelle les enferment leurs propres sociétés. Son

récit raconte sa mise en otage par les adultes comme par le passé lorsqu'il allait courageusement

affronter l’Occident au nom de sa communauté. Le personnage de l’enfant s'arroge le titre de

narrateur et se veut aujourd'hui à la fois témoin et dénonciateur (tout comme les écrivains qui les

créent) d'une société sans repères, la sienne, sans avenir mais aussi d’un monde global dans lequel

les plus puissants continuent de se prévaloir comme des modèles universels et foulent au pied du

droit, ces mêmes contrats de partenariat sensés les lier au reste de la grande communauté

humaine. En faisant le choix du Bildungsroman, genre occidental par excellence et restreint au

parcours initiatique des enfants mâles pour faire exister les marginaux comme personnages

principaux dans une contexte africain, Miano et Mambéty font clairement le choix de la double

transgression tant sur le plan traditionnel de la place des genres dans un contexte africain que sur

le plan de l’essence même du Bildungsroman.

Bien que le roman soit par définition un texte de fiction, les différents récits de cette

étude ont tous des allures de documents et infime est la division entre la réalité romanesque et la

réalité des auteurs. Il est structuré pour instruire, informer mais aussi pour témoigner dans cette

étude des moments importants et complexes entre deux périodes opposées mais ô combien

semblables dans l’existence des collectivités et nations africaines tant dans leur survie politique

que dans le traitement des différents acteurs les composants. Dans un entretien accordé à Yves

Chemla sur le réalisme de son roman, Kourouma déclarait que « Tout ce qui est dit dans cet

ouvrage est vrai » mais aussi qu’il avait « toujours voulu témoigner. J'écris et je dis : voilà ce que

j'ai vu…L'axe principal du roman est pour moi de témoigner. C'est ma vision de l'histoire qui est

déterminante, dans mes romans. ». De même, lorsque Miano dédie son roman « à cette

génération », celle-là qui n’a pas connu les indépendances mais qui subit les conséquences

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186

néfastes dues à l’impréparation et aux égoïsmes des aînés sociaux, elle replace l'enfant africain

au centre et dans la continuité de la littérature du questionnement, de la remise en cause et de la

dénonciation. Comme ses pairs, elle confirme le rôle toujours précieux de la littérature et de

l’artiste au service de la société comme éveilleurs des consciences et griots de la mémoire

hachurée. Ainsi au cours d’une conversation inédite avec de jeunes étudiants dans l’Ohio, Miano

disait à propos justement de l’impression de réalisme que pouvaient exhaler ses romans qu’elle

voulait toucher leur réalité à travers l’imagination qui est, à ses yeux, un mode de compréhension

parfaitement valide. Elle constate que le réalisme de ses textes donne souvent le sentiment

d’expériences vécues, et que les personnes dont l’expérience est proche de celle de ses

personnages s’y reconnaissaient tout à fait. Ainsi, au-delà des éléments purement factuels, qu’ils

soient sociaux, culturels ou politiques, les romans sont d’abord des interrogations. Ils cherchent à

sonder le non-dit. Ils montrent la surface pour révéler la complexité de ce qui gît ou palpite dans

les profondeurs. Le long cri d'appel à un éveil des consciences par les jeunes vendeurs de

journaux de Mambéty ne trouve-t-il pas un écho semblable à celui d'Aimé Césaire qui s’adressait

aux siens ainsi qu’il suit dans Ferrements:

« Mon peuple

quand hors des jours étrangers

germeras-tu une tête bien tienne

sur tes épaules renouées quand

quand donc cesseras-tu d’être le jouet sombre

au carnaval des autres

ou dans les champs d’autrui l’épouvantail désuet

demain

A quand demain mon peuple»82

82 Césaire, Aimé. Ferrements. Seuil. Paris, 1960. Sur un plan général, l’œuvre d’Aimé Césaire dans son ensemble a toujours été avant-gardiste en essayant de prévenir de la folie qui allait s’emparer des sociétés postcoloniales si une

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187

C'est un appel, mieux une exhortation à une remise en question fondamentale et à une révision

des traditions et des idées ankylosées qui marginalisent la grande majorité des populations

africaines composées par les femmes et les jeunes. Il s’agit pour Césaire de puiser en soi le rêve,

l’énergie nécessaire pour faire éclore une société nouvelle. L’opposition « jours étrangers » à

« tête bien tienne » marque ce besoin de démarcage nécessaire entre le mimétisme des idées

externes à soi et l’importance d’inventer son propre mode de développement. De même, les

expressions de « jouet sombre, épouvantail désuet » et de « carnaval des autres, champs

d’autrui » se mettent ensemble pour mieux opposer l’importance du penser local contre

l’imitation servile de l’étranger. La notion de temps y occupe aussi une place de choix car le

poète conscient du temps déjà passé souhaite que le temps soit pris en considération. La

répétition de la subordination temporelle « Quand » indique l’impatience du poète, voire une

certaine irritation envers ce peuple passif et attentiste. Tous ces mots adressent d’une manière

générale les maux des communautés indexées. Ils s’inscrivent tous en droite ligne du cri d’appel

au changement et à la transgression poussé par les petits vendeurs de journaux de Mambéty qui

exhortent par exemple l’Afrique à quitter la zone CFA, une monnaie qui rappelle l’histoire

douloureuse des nations concernées, leur infantilisation continue, leur incapacité à créer leur

propre monnaie des communautés africaines francophones et la perpétuation d’une division entre

les communautés de l’Ouest et d’Afrique Centrale. C’est un rappel que la folle de Miano essaie

d’insuffler et de rappeler à la communauté Eku dans notre dernier chapitre, un appel à la

mémoire, à l’Histoire. Il s’agira donc de se servir du passé, de l’Histoire, non dans une attitude

nombriliste qui conforte l’individu et les communautés souffrantes dans l’attente et la

dépendance, mais plutôt vers une dialectique didactique et progressiste qui libère la pensée et le

vision ne germait pas les indépendances. L’intemporalité de sa pièce de théâtre La Tragédie du Roi Christophe à elle seule par exemple met sur scène longtemps à l’avance la folie et les différentes crises qui sont le propre de ces communautés postcoloniales contemporaines.

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188

meilleur de l’individu. Qui mieux que l’enfant pourrait remettre la communauté sur une

fondation meilleure à condition seulement que la communauté accepte de le considérer comme

partie prenante de son développement.

Cette étude des représentations de l’enfant dans le roman francophone a le mérite de

montrer qu’au delà des crises sociales et du constat de l’existence des personnages marginaux

que constituent les femmes et les enfants entre autre, il existe aussi une lueur d’espoir. Cette

lueur d’espoir est entretenue par ces mêmes marginaux dont la résilience pourrait servir

d’électrochoc pour les jeunes nations postcoloniales qui cherchent encore les voies et voix de

leur développement. La mise au devant de la scène et la possibilité que les marginaux puissent

s’exprimer est la preuve que ces derniers malgré la précarité de leur existence, peuvent trouver

des stratégies de survie même dans des situations de forte insécurité. Leurs paroles sont un chant

de vie et d’espoir que menacent des orages certes, mais ce sont les paroles de tous ceux-là qui

refusent de se laisser emporter par le défaitisme, la victimisation et les ombres des traditions.

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189

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