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Le saint et le possédéRaymond Jamous
To cite this version:Raymond Jamous. Le saint et le possédé. Gradhiva : revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, Musée du quai Branly, 1995. �halshs-01972053�
Le saint et le possédé
Raymond Jamous
EN 1926, un administrateur colonial français, R. Brunel publie une monographie sur la confrérie des 'Issawa au
Maroc. Jusque-là, on ne disposait pour l'Afrique du nord que de compilations sur les différentes confréries avec
de brèves études pour chacune (Depont et Coppolani 1897 ; Rinn 1884), mais aucune recherche systématique
sur l'un ou l'autre de ces groupements mystiques musulmans. Le travail novateur de Brunel présente une analyse
détaillée des différents aspects de la confrérie `Issawa. Il restera longtemps seul dans le genre. Il faudra attendre
les années 70 pour qu'un anthropologue américain, V. Crapanzano, publie une étude sur les Hamadsha, une
confrérie proche des Issawa. Cependant l'analyse de Brunel reste la plus complète : son analyse porte aussi
bien sur la mystique Issawa que sur le culte de possession alors que Crapanzano s'intéresse au deuxième aspect
et reste muet sur le premier.
Il faut ici souligner le contexte dans lequel intervient la publication de ce travail. Dans les années 20, les
recherches coloniales sur le Maroc prennent deux directions opposées : certains auteurs mettent l'accent sur
l'héritage musulman du Maroc, d'autres, au contraire, insistent sur les institutions pré-islamiques du monde berbère,
sur les croyances polythéistes. Les premiers s'intéressent surtout au monde urbain, plus particulièrement aux
élites lettrées2, les seconds au monde rural, aux paysans ou nomades guerriers et analphabètes
3. Ce sont deux
tendances de la politique coloniale qui sont en jeu : montrer que le Maroc est un « vrai » pays musulman et que
seule une politique islamique de la France lui permettra de gérer efficacement ce protectorat, ou au contraire
favoriser le monde berbère en espérant son éloignement de l'islam et son évolution vers l'Occident.
On décèle derrière ces deux tendances, deux points de vue sur l'islam qui ont influencé sous des formes variées de
nombreux travaux4. Les partisans du premier point de vue, généralement les orientalistes, privilégient l'étude des
grands textes religieux et des grands auteurs qu'ils soient juristes, théologiens ou mystiques. C'est un islam
authentique, un islam vrai, que l'on doit trouver dans ces textes et chez les musulmans éminents qui ont marqué
cette civilisation. L'islam « populaire », surtout dans les communautés rurales largement illettrées, est considéré
comme une déviation par rapport à la norme ; il mélange une croyance monothéiste superficielle avec des
pratiques polythéistes condamnables5. Les partisans du deuxième point de vue, linguistes, historiens ou
sociologues, gardent pour l'essentiel cette distinction mais en l'inversant : ils s'intéressent aux communautés
rurales et à leurs pratiques « pré-islamiques » et non aux grandes traditions religieuses dont ils se méfient.
Or il n'est pas rare que les deux formes de religiosité en principe opposées soient présentes dans un même
ensemble. C'est le cas de certaines confréries, comme celle des `Issawa. Et la question qui se pose est de savoir
comment on peut associer transe mystique et transe de possession, comment les adeptes cherchent l'union avec
Dieu grâce au saint et en même temps se mettent en rapport avec le monde marginal des animaux sauvages de la
forêt ou du désert. Brunel tente avec beaucoup de difficultés de séparer l'aspect islamique acceptable de la
confrérie de celui qu'il condamne : d'un côté, la dimension mystique lui paraît conforme à la tradition sufi, dans
laquelle il range les adeptes lettrés, de l'autre, les figurations animales qui sont un héri tage du totémisme (B :
212-220) et à propos desquelles Brunel n'a pas de mots assez durs, stigmatisant les pratiques « fakiristes » que
seuls les pauvres « analphabètes » utilisent. Selon cette logique, il y a une coexistence contre-nature, entre une
tendance monothéiste et la survivance des pratiques polythéistes6.
Il est plus que temps de sortir de cette dichotomie dans laquelle les recherches sur le monde arabo-
musulman ont été enfermées. Cela suppose que l'on ne distingue plus les « vraies » des « fausses » croyances
comme le voudraient les théologiens et autres spécialistes religieux ; que l'on cesse de privilégier, comme l'ont fait
les orientalistes, le point de vue scripturaire et de dévaloriser les expériences religieuses de communautés
particulières ; enfin que l'on ne réduise pas à des survivances polythéistes, l'étude du culte des saints ou des rites
de possession7.
Dans la confrérie `Issawa, il ne s'agit pas de décréter ce qui est musulman et ce qui est païen. Ce n'est pas un
jugement sur les croyances mais une étude des expériences religieuses particulières que nous devons mener. Ces
expériences d'un groupe, d'une communauté, d'une société, nous y avons accès uniquement par leurs
manifestations extérieures : les représentations et les actes rituels ou ritualisés qui leur sont associés et c'est cet
ensemble que nous pouvons analyser.
Plutôt que d'opposer comme l'a fait Brunel, transe mystique, et transe de possession, recherche de l'union avec
Dieu et relation avec le monde de la marge (les esprits djinn, ou les animaux sauvages de la forêt ou du désert), on
essayera de les penser comme un ensemble cohérent8. C'est l'idée qui a orienté notre recherche et nous a amenés à
une série de propositions étroitement liées que l'analyse va développer :
Proposition n° 1 : L'agencement entre mysticisme et possession dans la confrérie implique la médiation de la sainteté au
niveau des représentations et du sacrifice au niveau des rituels.
Proposition n° 2 : Au centre des représentations sur la sainteté, apparaît le rôle pivot du saint fondateur, élu mystique de Dieu.
Il n'est pas possédé, il ne possède pas, mais il peut, de par son statut, à la fois maîtriser les êtres de la marge et contrôler leur
action sur les adeptes de la confrérie.
Proposition n° 3 : Le saint fondateur agit par l'intermédiaire d'un saint-disciple. Celui-ci est la figure du dévot, de l'adepte et
entremêle en lui deux aspects : «l'hébétude» qui mène à Dieu et la possession qui lie au monde de la marge. Proposition n°
4 : Le sacrifice se présente sous une forme particulière, puisqu'il impose des comportements que d'autres contextes sacrificiels
interdisent. La marge est le lieu « hors nonnes » clans lequel les deux extrêmes de la mystique et de la possession se rejoignent .
Proposition n° 5 : Le rituel sacrificiel a pour objet de sanctifier les êtres de la marge, d'êtres néfastes, ils deviennent fastes
par leur association avec les adeptes et par l'action du saint.
Proposition n° 6 : Comme l'indique l'exégèse mythique de la confrérie, le sacrifice est aussi bien un rituel commémoratif (on
parle et on célèbre la mort du saint fondateur), qu'un rituel efficace puisque ce qui reste du saint, sa baraka, sa force divine
passe par la victime pour aller vers les sacrifiants et pour harmoniser leurs relations avec les êtres de la marge.
Proposition n° 7 : Ce rapport de la confrérie au monde de la marge, impose de sortir du monde tribal ou marocain, pour
considérer la relation entre l'individu et la communauté de culte. Cela suppose que l'on considère cet individu comme
celui qui relativise le monde social pour s'installer dans un au-delà des frontières et des limites, associant en lui-même, la
double qualité du monde de la marge : la transcendance divine et l'immanence des êtres non-humains.
Sainteté et « sauvagerie » chez les `Issawa
Le saint et la confrérie
Le saint Ibn 'Issa est présenté comme un intercesseur entre les hommes et Dieu, comme un modèle pour
l'union mystique : suivre ses recommandations, l'imiter, demander son assistance, c'est trouver le bon
chemin pour aller vers Dieu. Le saint est aussi le fondateur d'une confrérie à laquelle il a donné son nom.
L'hagiographie souligne qu'il a quitté le monde pour faire son parcours initiatique en prenant comme modèle Al
Jazuli (qui a défini une grande voie mystique au xme siècle), il atteignit le degré suprême de la sainteté et devint
le sheikh el kamil, le « maître de la perfection », et aussi le qutb, le « pôle » qui est chargé par Dieu de
maintenir l'ordre du monde et du cosmos en équilibre. Il revint vers le monde et fonda sa confrérie en ayant de
nombreux disciples qui furent aussi des saints mais d'un rang inférieur. Son préféré fut dit-on Abu Ruwain dont
la tombe est située à l'intérieur du mausolée de Ibn 'Issa à Meknès ; il fut un malamati, celui qui ne suit pas
les règles (il peut boire du vin, marcher nu, séduire les femmes des autres, vendre des âmes, des villes, etc.)
et un majdub, un « hébété » celui qui s'est perdu dans l'union à Dieu et n'a pas retrouvé sa conscience. On dit
qu'il est absent au monde tout en étant physiquement présent. Le saint fondateur de la confrérie n'est pas lui-même
un majdub, un hébété, sa supériorité, sa « perfection » réside dans sa présence à Dieu et au monde. Il sait
mieux que d'autres distinguer entre les « hébétés » et les simples d'esprit, les fous (Jamous 1994).
La confrérie `Issawa est implantée aussi bien au Maroc que dans le reste du Maghreb. Elle transcende donc
les frontières, les limites territoriales et communautaires. Le saint Ibn 'Issa n'est pas un sujet du Sultan du
Maroc, son statut le situe hors de toute société particulière organisée. Il est l'Homme universel, une autre façon de
qualifier l'homme parfait.
On entre dans la confrérie par décision personnelle et non en fonction de sa qualité sociale de marocain ou
de membre d'un groupe tribal ou urbain. Certaines tribus se réclament d'Ibn 'Issa et le revendiquent comme
saint patron mais elles n'ont aucun statut particulier dans la confrérie.
Rituel de la frassa
Le terme, les protagonistes
Le verbe farassa signifie « lacérer », « déchirer », « dévorer ». Le substantif : frissa désigne la
victime déchirée et frassa s'applique à ceux qui déchirent la frissa. Le rituel est fait par des adeptes
`Issawa qui sont censés personnifier des animaux sauvages : le Lion, sba' , la lionne, lbiat, la panthère,
le nmr, le chacal, dhib, ainsi que le porc, le chien, le chat ou le chameau9. Tous les adeptes Issawa
n'entrent pas dans ces catégories et peuvent se contenter de participer aux rituels proprement
mystiques. C'est dès l'entrée dans la confrérie, dès leur plus jeune âge, que certains adeptes se voient
confier la tâche de personnifier tel ou tel animal ; ils ne pourront plus changer de rôle. Le moqaddem de
la loge, de la zawiya, désigne l'animal que le novice doit figurer. Brunel n'est pas précis sur les critères
qui permettent d'attribuer à chacun tel ou tel rôle d'animal. C'est, dit-il, celui « qui semble le mieux cor-
respondre à ses dispositions naturelles » (B :170). Les rites d'intégration dans la confrérie varient selon
l'animal choisi. Ils sont extrêmement réduits pour un chacal et assez élaborés pour le lion (et
probablement la lionne) qui sont les personnages principaux du rituel de la frassa. Pour le novice-lion,
le moqaddem lui crache trois fois dans la bouche, lui fait une incision entre les yeux, ce qui est un rite
de fraternisation. Ensuite il pose son pouce sur un tas de terre prise près du mausolée du saint Ibn 'Issa
et l'applique sur son front, puis il suspend à son cou un chapelet qui est censé avoir appartenu au saint.
Le novice est dit être devenu le lion. A la prochaine fête de la naissance du Prophète, le Mouloud, le
moqaddem va égorger un mouton et laisser couler le sang sur le pantalon blanc du novice qui est aussi «
invité à planter ses doigts dans le ventre du mouton, geste initial de la frissa » (B : 171). Ces adeptes
sont censés entretenir des rapports de fraternité avec les animaux sauvages et lorsqu'ils les rencontrent, ils
évitent de les tuer sauf s'ils sont attaqués par eux. Nous parlerons de transe de possession quand ces
adeptes en transe vont personnifier, incarner, plus précisément être l'un de ces fauves. Ils sont comme
habités par l'esprit de ces animaux sauvages. Sous les ordres d'un chef, les adeptes représentant
différents fauves, forment ce qu'on appelle une taifa. Il existe plusieurs taifa de cette nature dans la
confrérie, réparties dans les différentes régions où sont implantés les Issawa.
Les lieux, les occasions du rite, son déroulement
Le rituel se fait à diverses occasions : dans le mausolée du saint Ibn 'Issa à Meknès lors du moussem (fête
annuelle qui célèbre sa mort) qui lui est consacré ; dans une loge confrérique à l'occasion des fêtes religieuses ; plus
fréquemment dans la maison des familles non-Issawa qui ont un malade à guérir, une fille à marier ou une femme
stérile. Ces familles accueillent une taifa, un groupe d'Issawa dans la cour intérieure de la maison. Ceux-ci, sous le
guide de leur chef, commencent le rituel du dhikr, en étant accompagnés par un orchestre (tambourin et pipeau) pour
invoquer la baraka du saint. Ils entrent progressivement en transe et « deviennent » les différents animaux sauvages.
Le chef de la taifa monte alors sur la terrasse et leur jette un mouton offert par l'hôte.
Les adeptes en transe se ruent sur cette proie. En général, le lion et la lionne se précipitent sur le mouton,
l'éventrent, boivent son sang et mangent en partie ses entrailles tout en faisant semblant de se battre. Le chacal
tourne autour de la victime. Rudoyé par le lion, protégé par la lionne, il tente de dérober une partie des
entrailles de la victime.
Le résultat du rituel est de faire tomber la baraka du saint Ibn 'Issa sur tous les participants à cette
cérémonie aussi bien les adeptes Issawa que l'hôte et sa famille dont les voeux seront exaucés.
La frassa : action rituelle des fauves domptés par le saint
À première vue, ce rituel transgresse les règles islamiques. En effet il est interdit de boire le sang d'un animal,
de manger ses tripes ou toute autre partie sans l'avoir cuisiné. Plus encore le sang qui coule est dit attirer les
djunn, ces esprits immatériels12
qui peuvent alors attaquer les humains. C'est pourquoi on sacrifie si possible loin
de sa demeure, et on jette sur le sang qui coule à même le sol, du sel et d'autres ingrédients appropriés qui ont
pour vertu d'éloigner les esprits. Or dans ce sacrifice, le sang est bu par les adeptes-animaux sauvages qui, dit-on,
s'abreuvent ainsi de la baraka du saint.
Dans d'autres circonstances, les animaux sauvages sont dangereux et il faut prendre des précautions pour qu'ils
ne s'approchent pas de la maison et n'attaquent pas ses habitants et leurs animaux domestiques. Dans le rite, on
invite leur substitut dans la maison, et on leur offre une victime qu'ils doivent consommer partiellement crue.
Mais de cette mort violente, une baraka résulte. Rappelons que l'hôte qui accueille le groupe Issawa, attend une
guérison de son enfant, la fin de la stérilité de sa femme, ou le mariage d'une de ses filles, etc. En bref, c'est un
surcroît de vie qui est espéré.
Dans ce rite, ce qui est généralement interdit est non seulement permis, mais recommandé, et ce qui est
dangereux et néfaste, devient faste13
. Les mêmes actes — boire du sang, attaquer « sauvagement » un animal
domestique — qui produisent la maladie ou la mort, sont ici l'occasion de la manifestation d'une baraka. Celle-ci
est dite venir du saint, considéré comme présent et agissant. C'est grâce à lui que l'action des animaux sauvages
est rituellement maîtrisée, contrôlée.
Les Issawa sont très explicites à ce sujet. Ils rappellent que le saint a dit : « les hommes et les djins sont
tous à ma dévotion, de même que les reptiles et les fauves du désert » (B : 21)14
. L'hagiographie indique à
plusieurs reprises que les fauves sont assimilés aux disciples. Une légende raconte que Ibn 'Issa s'en alla visiter
un autre saint, accompagné de bêtes féroces et de serpents qu'il appela ses compagnons, ses disciples (B : 42).
La confrérie est ce lieu où se rejoignent la sainteté qui transcende l'ordre social et le monde sauvage qui menace
cet ordre. Mais cette jonction ne se fait pas n'importe comment. C'est à travers les adeptes que le saint dompte
les fauves. Ces adeptes ont un double caractère : ils sont à la fois les fidèles du saint et la personnification des
animaux sauvages. Ils participent des deux mondes, celui de la confrérie et celui de la marge, et plus
largement du mysticisme et de la possession.
La frassa : un sacrifice à la marge
Le contexte du rituel délimité, on peut maintenant analyser les différentes séquences qui le ponctuent. Le rituel
débute toujours par un dhikr (littéralement mémorisation) qui dans la tradition soufie, est le moyen d'arriver à
la transe mystique, à l'union avec Dieu, en invoquant Dieu et ses saints, et en répétant de nombreuses fois le
nom divin. Ici c'est avec l'aide du saint Ibn 'Issa que les membres de la taifa entrent en transe. Celle-ci amène
les adeptes à devenir les fauves, les bêtes sauvages domptées, maîtrisées par le saint. Elle ouvre ainsi le chemin
au sacrifice de la frassa. Le monde de la confrérie et le monde de la marge sont reliés.
C'est alors que l'on apporte le mouton. Cet animal domestique est ici un substitut de l'hôte qui l'offre, comme
dans tout sacrifice. Le sacrifiant, le monde social de la maison est placé sous l'autorité du saint et de la confrérie.
C'est la seule unité du monde social qui intervient.
Le mouton égorgé est jeté dans la meute qui l'éventre, s'abreuve de son sang, mange ses entrailles crues. A
ce moment, l'adepte-fauve se conduit comme la bête sauvage qu'il est devenu, il se nourrit comme elle. Mais
les faits sont plus complexes si l'on se réfère à un mythe Issawa qui souligne une relation d'identification et
de substitution entre l'adepte-animal sauvage et la victime. Pour expliquer l'origine de ce rituel, les `Issawa
racontent qu'à la mort du saint Ibn 'Issa, un de ses principaux disciples était tellement accablé de douleur qu'il
commença à déchirer ses vêtements et alla jusqu'à vouloir lacérer sa propre chair. Afin de l'apaiser, les
autres disciples lui présentèrent un mouton qu'il éventra de ses ongles et mangea en grande partie (B : 186)15
.
C'est, dit-on, à partir de ce moment que les Issawa pratiquèrent la frassa. L'adepte reproduit le comportement du
disciple : le mouton est le substitut de l'adepte dans le rite, du disciple dans le mythe.
Ainsi ce sacrifice est aussi, comme le mythe le souligne, la célébration de la mort du saint qui disp ense sa
baraka. Celle-ci est en quelque sorte ce qui reste du saint et se transmet rituellement non pas directement
aux humains mais par l'intermédiaire de la victime ou plus précisément de la relation qu'établit l'adepte
entre les animaux sauvages qu'il incarne et l'animal domestique qu'il déchiquète. Cette victime
sacrificielle est non pas identifiée au saint, mais à la force divine qu'il transmet : le sang de l'animal et les
entrailles crues abreuvent les adeptes de la baraka du saint, leur donne une force divine, et leur permet de
continuer leurs activités confrériques ; la peau et la viande cuite de l'animal lacéré, chargées de baraka
reviennent au sacrifiant, au monde social. Celui-ci bénéficie des effets du rituel et peut alors mettre à distance
le monde de la confrérie, s'en séparer.
On peut synthétiser notre analyse : les adeptes du saint sont en même temps des possédés qui agissent
comme des fauves et des officiants qui sacrifient la victime. Ils agissent aussi en tant que sacrifiants puisqu'ils
attendent un bénéfice. Mais en fait cette catégorie de sacrifiant se dédouble : l'efficacité du rituel touche l'adepte-
fauve et l'hôte, le mouton qui est un substitut des deux est divisé en deux parties : l'une essentiellement
constituée du sang et des entrailles crues nourrit les membres de la confrérie, l'autre composée de la peau et de
la viande sera traitée selon les règles islamiques valables dans le monde social : la peau sera tannée et la viande
cuisinée.
Alors que l'adepte-fauve doit se sanctifier pour pratiquer le sacrifice, la victime ne subit pas le même
parcours, elle n'est pas sacralisée avant d'être sacrifiée. Il suffit qu'elle soit halal, c'est-à-dire ne présente aucun
défaut et soit propre à être égorgée. Le mouton est comme sanctifié par la mort violente qu'il subit par « lacération
».
Les représentations `Issawa présentent le rituel de la frassa comme une commémoration de la mort naturelle du
saint et comme un acte efficace à un double titre : l'adepte-disciple ne meurt pas avec son guide mais trouve un
substitut, le mouton. Celui-ci est chargé de ce qui caractérise le signe de la permanence de l'élection divine du
saint : la baraka que l'adepte mais aussi d'autres sacrifiants peuvent utiliser. La mort du saint évoqué et la mort
violente de la victime sont associées par l'intermédiaire de l'adepte-fauve16.
L'étude des rituels de possession de la confrérie Hamadsha permettra de prolonger cette analyse, de l'amplifier.
Elle nous amènera :
— à élargir le monde de la marge aux esprits djunn et à prendre en compte les formes de possession qu'ils
provoquent ;
— à définir de manière plus serrée la médiation de la sainteté dans le rapport entre mystique et possession et à
étendre le sacrifice à la marge à des actes rituels d'auto-mutilation ;
— enfin à souligner les rapports entre monde de la marge, monde de la confrérie d'un côté et monde social de
l'autre.
Sainteté, sacrifice et djunn
chez les Hamadsha 17
Le saint et son disciple
Sidi Ali Ben Hamdush est le saint fondateur de la confrérie (fin XVIIe —début XVIIIe siècle). Sa vie est connue
à travers une hagiographie qui le classe comme un mystique s'inspirant de Al Jazuli (comme Ibn 'Issa, voir ci -
dessus). Il est enterré dans le village de Beni Rachid, appelé aussi Sidi Ali, situé dans le mont Zerhoun, non loin de
Moulay Idriss (ville sainte fondée au ixe siècle par Idriss, le premier sultan chérifien, ce dernier terme désignant
un descendant du Prophète) et de Meknès (capitale de Moulay Ismail, premier grand sultan, au xvne siècle, de la
dynastie chérifienne alawïte). Son mausolée est l'objet d'un pélerinage et d'une fête annuelle, un moussem. Il eut
pour disciple principal, Sidi Ahmed Dgoughi qui mourut quelques années après son maître et dont le mausolée
est situé à Beni Ouarad, à près d'un kilomètre et demi de Beni Rachid. Comme la confrérie Issawa à qui elle est
liée, celle des Hamadsha est très répandue dans le milieu rural comme dans le milieu urbain au Maroc.
À côté de la catégorie des saints, il faut souligner celle des djunn (singulier djinn) qui sont au centre des
rituels de possession.
Les représentations des djunn
Les travaux sur les djunn n'ont pas beaucoup avancé depuis la publication au début du siècle de l'ouvrage de
Westermarck (Ritual and Belief in Morocco, 1926). On a cherché vainement à définir la nature de ces êtres
immatériels, en fait ce qui les caractérise, c'est leur grande flexibilité. Nous évoquerons brièvement les
représentations dont ils sont l'objet. Selon le Coran, les djunn sont des êtres immatériels créés par Dieu
comme les hommes. Dans un sens restreint, ils se distinguent des shayatin (sing. shaytan), les « diablotins », des
' afarit (sing. `afrit), les « lutins » et des guwal (sing. ghul ou ghula), les « ogres » ou « ogresses » (C : 136-
138). Mais dans un usage plus large, ces différents êtres sont classés ensemble. Parfois, les djunn sont
considérés comme des anges ou des démons, et dans certains cas, ils sont l'objet d'un culte comme les saints
auxquels on les assimile.
Ils forment une société à l'image de celle des humains et il existe des djunn de toutes les religions. Certains
de ces êtres sont nommés, individualisés, personnalisés, d'autres par contre restent anonymes.
Êtres de vapeur et de flamme, ils peuvent prendre toutes sortes de formes, animales ou humaines, et apparaître
simultanément à des endroits différents. Ils ne sont pas méchants par principe et les humains ont différentes
relations avec eux (commerce, mariage, relations sexuelles, etc.) mais dans certains contextes, ils deviennent
dangereux et attaquent les humains en les possédant, en les rendant fous, ou même en les tuant. Ils vivent dans le
monde souterrain mais viennent hanter les marécages, les rivières, les puits, les égouts, les grottes, les caves et
certains arbres ou rochers ; ils sont attirés par tous les endroits où le sang vient de couler (C : 138-139).
Aisha Qandisha dont nous verrons l'importance chez les Hamadsha, est dite la djinniya (féminin de djinn) par excellence. Pour les
habitants des côtes, elle est une sirène, pour ceux de l'intérieur, elle est une sorte d'être (Crapanzano dit la « mère ») chtonien
associé à la terre, la boue, l'eau et les rivières. « Elle est libidineuse et s'énerve rapidement. Elle ne rit jamais et elle est toujours
prête à étrangler, égratigner ou fouetter celui qui l'insulte ou n'obéit pas à ses ordres » (C : 143). Elle prend parfois l'apparence
d'une belle femme, mais avec un pied de chameau, d'âne ou de mulet. Elle séduit les hommes pour en faire ses esclaves (C :
143-144).
Pour tenir les djunn à distance, les humains peuvent allumer des bougies la nuit, répandre du sel, prononcer des
paroles sacrées, ou utiliser le pouvoir des talismans quand ils sentent leur présence (C : 140).
En bref, les discours sur les djunn sont multiformes sans qu'ils permettent de définir une essence, une nature ou
une sorte de panthéon structuré. Nous caractérisons le monde des djunn comme un monde de la marge, par
opposition au monde social, comme nous l'avons fait pour le monde de la sauvagerie. Nous aurons à montrer
les similitudes qui existent entre les deux catégories d'êtres : animaux sauvages et djunn.
Les crises de possession et les formes de thérapie
On est encore loin d'avoir étudié en détail les formes de possession par ces esprits. On dit d'un possédé par les
djunn qu'il est majnun, le préfixe ma, indiquant l'état passif de celui qui est l'objet d'une action externe. Selon
la forme d'attaque des djunn, on dit qu'il est :
- madrub, littéralement « frappé » ; dans ce cas, le djinn atteint le corps de la personne par la paralysie, la
surdité, l'aveuglement, etc.
- maskun, littéralement « habité », dans ce cas, le djinn entre dans le corps de la personne et sa victime
tombe dans une sorte de coma, ou bien a des convulsions, un discours incohérent, etc. (C : 152-156).
Les djunn qui attaquent peuvent être nommés ou rester anonymes. Seule la cure thérapeutique permettra de les
identifier et de mesurer le degré de gravité de l'attaque. Comme on l'a souvent signalé, il existe deux formes de
cures : soit l'exorcisme grâce à l'action et aux pouvoirs de spécialistes, soit la régularisation de la relation avec le
djinn par un rituel que l'on devra répéter régulièrement. Il existe des cas intermédiaires qui viennent d'être
étudiés récemment18
. Des sacrifices sous différentes formes et le recours à un saint sont souvent utilisés pour la
cure.
Le rituel de possession Hamadsha
Dans la confrérie Hamadsha, on attribue la maladie à des djunn nommés, en particulier la djinniya Aisha
Qandisha. Le rituel Hamadsha a pour objectif — s'il réussit — de faire passer de la possession subie à une
possession contrôlée, maîtrisée qui sera répétée régulièrement. Le djinn n'est pas expulsé définitivement et le malade
n'est pas guéri. Il peut reprendre ses activités mais il devient membre « possédé » de la confrérie sous le contrôle
du saint. L'action rituelle transforme le malade dans sa relation au djinn, nous verrons comment, mais il change
aussi le djinn en lui donnant une place spécifique dans la confrérie. De manière semblable au rituel de la
frassa — quoiqu'un peu différemment — c'est par la sainteté et par une forme particulière du sacrifice que ces
transformations rituelles s'accomplissent.
En étudiant le rituel de possession des Hamadsha et en le comparant à celui des Issawa, notre propos n'est
pas de prétendre fournir une explication globale des relations entre le monde des humains et celui des djunn mais
de contribuer à la compréhension des rapports entre le monde confrérique, le monde de la marge et le monde
social dans l'idéologie marocaine.
Le rituel périodique — appelé lila (singulier de leilat) « nuit » — pour apaiser le djinn ou la djinniya, consiste à
danser en groupe et à entrer en transe en écoutant la musique appropriée pour tel ou tel djinn. La séance collective
ou hadra qui se tient dans la maison d'un des membres, commence par le dhikr.
La danse en ligne des Hamadsha est ponctuée par des chants, des litanies invocations à Dieu, au Prophète et aux
saints jusqu'à ce que les hommes et les femmes du groupe entrent en transe dans une danse lente et harmonieuses'.
Quand l'un des possédés entend la devise musicale (le rih) appropriée à son djinn, il s'abat par terre, a des
convulsions, des tremblements puis se lève et se lance dans une danse « frénétique » sans suivre le rythme
collectif. Il se taillade le crâne avec une petite hachette ou un canif jusqu'à ce que le sang coule. D'autres
Hamadsha entrent alors en transe, imitant les chameaux et se battant entre eux comme le font souvent ces
animaux, ou encore se conduisant comme des porcs (c'est souvent les femmes possédées qui le font). Quelle
que soit la forme que prend la transe, les possédés affirment que leur djinn danse en face d'eux et fait les mêmes
gestes.
C'est alors qu'on introduit un malade en état de prostration. S'il reste dans son état, c'est que le rituel n'est
pas approprié à son cas. S'il se lève comme les possédés Hamadsha au son d'une mélodie particulière, danse et
cherche à se taillader avec un couteau, c'est l'indication essentielle qu'il change d'état : sa possession est
ritualisée et devra être répétée régulièrement, il va intégrer la confrérie.
Après cette transe qui est dite être la partie « chaude » du rituel, on conclut la séance par la partie « froide
». La transe continue parfois sous des formes violentes comme dans la partie chaude, mais il s'agit d'apaiser les
djunn pour terminer le rituel. Crapanzano signale que le moment dramatique de cette partie froide est
l'invocation faite à la djinniya Aisha : « O Aisha, lèves-toi et mets-toi au service de Dieu et du Prophète » (C :
208).
Comparaison du rituel Hamadsha
et du rituel `Issawa
On examinera tout d'abord une série de différences entre les deux rituels, les deux premières secondaires, la
troisième plus importante.
Les fauves et les djunn
Dans la possession, les deux catégories des animaux sauvages et des djunn ne sont pas semblables, du
moins à première vue. Les Issawa incarnent une espèce animale. Les djunn qui attaquent les humains sont
plus diversifiés, et chez les Hamadsha ils sont nommés, personnalisés.
Pourtant il n'est pas rare que les membres des confréries les rapprochent. Voilà ce qu'a déclaré un adepte
Issawa à Brunel :
« Dieu le Tout Puissant a placé le genre humain, les démons (djunn) et les fauves sous la domination du chikh al
Kâmil. Celui-ci peut donc à sa guise maîtriser les uns et les autres, les commander et en fai re ce que bon lui
semble. Aussi lorsqu'un de ses adeptes se livre à des pratiques peu honorables pour l'ordre, il lui expédie un
démon qui, aussitôt s'incarne en lui, dirige ses mouvements et peut le transformer en chameau, en panthère,
hyène, chat, etc. L'homme n'est alors plus maître de ses actes. C'est le démon qui agit à sa place et lui fait
dévorer tantôt de l'orge ou des feuilles de cactus, tantôt de la chair crue » (B : 235-236).
Il s'agit certes d'une interprétation, d'une rationalisation qui ne doit pas être prise littéralement20
. Mais
ce que signale l'adepte Issawa, c'est qu'en rapport au saint, les djunn et les animaux sauvages sont
semblables, ou du moins font partie du même monde de la marge. Cela signifie aussi que le cadre
confrérique, la relation entre l'adepte et l'être qu'il incarne ou qui le possède, implique la médiation du
saint, c'est-à-dire l'action de sa baraka.
La forme de la possession
Chez les Hamadsha, il existe une crise de possession qui précède la possession ritualisée. C'est un malade
que l'on traite, qui se transforme en adepte-possédé. Rien de semblable n'existe pour les possédés-fauves
'Issawa. Ils font un apprentissage de leur rôle en participant à des frassa régulièrement sans avoir à passer par
une maladie déclarée. Mais il ne faut pas pousser la différence trop loin, car l'adepte-Hamadsha doit répéter
régulièrement sa transe de possession. Dans les deux confréries, les relations rituelles sont triadiques : le saint,
l'adepte, et le fauve ou le djinn.
Distinction ou unité des rôles rituels
Chez les 'Issawa, il existe une distinction entre l'adepte-fauve, l'hôte-sacrifiant et la victime, animal
domestique. L'hôte offre le mouton non seulement pour la guérison d'un malade de sa famille, mais pour
obtenir une vie (fin de la stérilité de sa femme) ou pour réaliser un voeu (marier sa fille dans l'année, avoir un
garçon, etc.). Son intervention est ponctuelle et non répétitive.
Chez les Hamadsha, les choses sont différentes : l'adepte et le malade sont une seule et même personne. Il
ne s'agit pas de guérir le malade mais de régulariser la relation qui l'attache au djinn. Ceci dit, comme on le
notera plus loin, le sang qui coule de la tête tailladée peut servir pour guérir des malades extérieurs à la
confrérie. Enfin il n'existe pas chez les Hamadsha de sacrifice d'un animal domestique. Mais il faudra se demander
si le fait de se taillader le crâne ne remplit pas la même fonction.
Ces contrastes n'empêchent pas les similitudes entre les deux rituels sur deux plans importants :
— l'enchaînement cérémoniel qui mène de la transe mystique à la transe de possession ou plus précisément
pour utiliser le langage des Hamadsha, de l'extase (hal) à l'hébétude (jidba).
— l'équivalence entre les deux actes rituels centraux : lacérer la victime chez les Issawa, taillader son propre
front chez les Hamadsha et les implications sur les relations entre monde confrérique et monde de la marge.
De l'extase (hal) à l'hébétude (jidba)
Dans les deux rituels, on commence par le dhikr, cette invocation de Dieu, de son Prophète et de ses saints,
cette récitation des litanies, des chants et du nom d'Allah menant à la transe. Le deuxième moment est la
possession : l'adepte Issawa devient le fauve, le malade, adepte ou futur adepte Hamadsha, entre en transe en
écoutant l'air de son djinn. Le troisième moment important sur lequel nous reviendrons plus loin, concerne le
sacrifice par lacération du mouton dans le rituel Issawa et l'acte de se taillader le crâne dans le rituel Hamadsha. Le
déroulement des deux premières étapes chez les Hamadsha est plus développé que chez les Issawa et mérite
qu'on s'y attarde.
Le dhikr, accompagné de la danse lente en ligne au son de la musique appropriée mène au hal. Ce dernier
terme qui désigne dans le langage ordinaire, un état général de la personne, a une connotation spécifique dans la
mystique. Pour s'élever vers Dieu, le dévot doit faire un parcours par la prière, les pénitences, et par un effort
ascétique. Cette action personnelle conduit à une étape que l'on qualifie de maqam, de « station ». Pour
qu'advienne l'extase, il faut un don de Dieu (direct ou indirect par l'intermédiaire de ses saints), c'est le hal. Il y a
donc d'un côté, l'effort personnel et de l'autre une intervention divine. Chez les Hamadsha, on arrive à cette transe
extatique par la récitation du dhikr et grâce à la baraka du saint (C : 167, 195). Cette transe est collective et
ordonnée.
La jidba, c'est le moment où des adeptes (anciens malades) ou des malades entendant l'air qui plaît à
leur djinn, vont s'élancer dans une danse « frénétique » et se taillader le crâne. Avant de revenir sur la
signification du terme de jidba, il faut qualifier cette transe de possession. Quand une personne est attaquée par un
djinn, il devient majnun. Dans la possession subie, c'est le djinn qui agit, il frappe ou il habite. Le malade a
perdu le contrôle de son corps et de sa conscience, il ne peut plus assumer normalement ses rôles sociaux. Il
est dans un état d'absence (ghayb) à lui-même (C : 154). Les malades victimes des djunn sont dits être
mamlukin. Ce terme qui vient de la racine mulk, désigne une forme d'appropriation d'un objet ou d'un être sur
lequel on exerce une autorité, un pouvoir. Comme le signale Crapanzano, le malade est comme l'esclave du
djinn. Il n'y a plus de distance, de séparation entre les deux protagonistes.
Dans la possession rituelle, les choses changent, commencent à évoluer pour le malade. Le malade danse face
à son djinn. Il l'imite. Ce qui indique déjà un début de séparation entre eux. La suite indique bien qu'il en est ainsi.
Le malade devenu membre de la confrérie, va devenir une sorte de client, de dépendant de son djinn21
. Il doit
répondre à ses désirs, ses demandes particulières : s'habiller avec une certaine couleur, utiliser un parfum
particulier, brûler un encens spécifique, lui offrir un sacrifice, participer régulièrement à une séance collective en
faisant la danse de possession qui plaît à son djinn.
Aisha Qandisha demande à ses dépendants-possédés de porter des habits de couleurs rouge, noir, gris ou une
combinaison des trois, de brûler de l'encens de jawi noir (benzoin). Elle aime le sang et attend que ses possédés lui
sacrifient régulièrement des poulets noirs et rouges. C'est elle qui les pousse à se taillader le crâne ou à imiter le porc
ou le chameau quand elle entend l'air musical (rih) qui lui plaît et lui est consacré (C : 145).
Si la régularisation de la relation du malade avec son djinn implique une dépendance, celle-ci est une certaine
forme de mise à distance de l'esprit. Dorénavant et à condition qu'il respecte ses engagements, le malade
retrouve ses esprits et peut reprendre ses activités normales. Pour l'ex-malade devenu membre de la confrérie, la
possession rituelle répète cette relation distanciée avec son djinn.
Comment passe-t-on de la possession subie à une possession rituelle qui ouvre le chemin à l'harmonisation
de la relation au djinn ? Pour y répondre, il faut considérer la notion de jidba qui nous amènera à complexifier
l'interprétation de ce type de transe. Dans la mystique, la jidba désigne « l'hébétude », le « saisissement », «
l'attraction » de Dieu. Le majdub, c'est la personne qui s'est anéantie en Dieu et qui n'a plus retrouvé sa
conscience. Il ne suit pas les règles sociales et il a un comportement a priori anachronique. À première vue, rien
ne le distingue du fou. Dermenghem signale différents exemples de personnages de ce genre, qu'il appelle les «
fous de Dieu »22 et souligne que si les hommes du commun ne reconnaissent pas l'élévation mystique de ces
personnages, le saint qui a le don de vision, sait distinguer entre les fous et les hébétés.
S'il est possible de distinguer entre le fou, qui dans le contexte arabo-islamique est le majnun, et l'hébété, le
saisi par et en Dieu, le majdub, il faut lors du rituel Hamadsha agencer les deux états. Comme le note
Crapanzano, la jidba est le moment de la transe de possession. Mais il y a plus. Le hal —transe extatique —
accompagné de la danse collective en ligne continue pendant toute la période de la jidba. On commence et on
finit par le hal, qui encadre et pourrait-on dire englobe la jidba. C'est le hal qui mène à la jidba et non
l'inverse. Or la transe extatique est obtenue grâce à la baraka du saint (C : 167). Ainsi la relation duelle de
possession est en fait une relation triadique entre le patient, le djinn et le saint. Et si la jidba est provoquée par le
djinn comme le signale Crapanzano (C : 196), ses effets vont bien au-delà. Elle est double : c'est l'hébétude,
comme anéantissement de soi en Dieu grâce à la baraka du saint, c'est aussi la possession rituelle. C'est en
quelque sorte parce que le malade ou l'ex-malade, est un majdub rituel qu'il peut contrôler son côté majnun et
du même coup agir sur le djinn.
Cela signifie qu'il y a, à travers la jidba, plus que la simple relation de dépendance entre le patient et le djinn
que nous avons souligné plus haut. L'analyse de l'auto-mutilation comme deuxième moment de la jidba, va le
montrer. C'est là que l'homologie entre le rituel Hamadsha et le rituel Issawa est la plus significative.
L'auto-mutilation comme forme de sacrifice
Les indices qui permettent de rapprocher l'acte de lacérer la victime animale chez les 'Issawa et l'acte de se
taillader le crâne chez les Hamadsha sont nombreux.
— Le sang de la victime animale lacérée attire les animaux sauvages, de même que le sang qui coule de la
tête tailladée du possédé Hamadsha plaît aux djunn. Mais dans ce contexte rituel, les deux actes de lacérer la
victime ou de taillader le front ont pour effet de transmettre la baraka. Rappelons que chez les Issawa, toutes les
parties de l'animal sacrifié, en particulier le sang, sont dites être de la baraka et peuvent être distribuées à des
malades ou à d'autres qui souhaitent bénéficier de cette bénédiction divine. Chez les Hamadsha, il en est de
même. Du pain est imbibé du sang qui coule de la blessure de l'adepte et donné à manger à des personnes
malades.
Plus encore, selon Crapanzano : « Once slashed, the head of a Hamadsha is considered to be greatly endowed
with baraka and to have powerful influence over the jnun » (C : 162). Crapanzano n'est pas très explicite sur ce
qu'il appelle l'influence que le Hamadsha a sur le djinn. Quoiqu'il en soit, cela indique que la relation de
dépendance entre l'ex-malade devenu adepte et le djinn n'est pas à sens unique. L'idée que la tête tailladée a de
la baraka montre bien que grâce à cette force divine, le malade commence à se rapprocher du saint, à s'élever
vers lui. Crapanzano ajoute : « In this state [de jidba], the adept may pass on his saint's baraka by massaging
the patient, by hitting his head against the patient's head, by smearing blood from his own wounds onto the
patient » (C : 167). Par ce fait, l'adepte n'est plus simplement un dépendant du djinn mais un dévot du saint qui
contrôle l'action des djunn, ceux des autres ou le sien propre. En bref, dans la jidba, l'hébétude englobe la
possession, c'est-à-dire a une action en retour sur elle.
— Dans ce contexte, non seulement le malade transforme sa relation avec le djinn mais ce dernier change. Il
n'est plus l'être dangereux et néfaste. Il devient bienveillant et bénéfique (C : 226). Il peut même être sollicité
pour apporter une guérison à des maladies. Mais cela n'est possible que parce qu'il est maîtrisé, dompté par
la baraka du saint. Il est en quelque sorte sanctifié mais reste subordonné au saint fondateur de la confrérie
comme on le verra ci-dessous23
.
— Une dernière homologie entre l'auto-mutilation Hamadsha et le sacrifice `Issawa concerne l'origine mythique
du rite. On raconte qu'à la mort de Sidi Ali Ben Hamdush, son disciple Sidi Ahmed Dghoughi fut pris d'une
grande douleur et se battit violemment le crâne avec la main, en criant : « Allah, le saint est mort » (C : 45).
Comme lors du rituel de la frassa, les Hamadsha commémorent la mort de leur saint et obtiennent sa baraka en
faisant le rituel de possession et d'auto-mutilation. Les membres de la confrérie imitent dans les deux cas le
disciple pour se rapprocher du saint et contrôler le monde de la marge.
Le saint, son disciple et la djinniya
Cette dernière homologie nous amène à préciser la position intermédiaire du disciple, entre le saint et les
djunn. Certaines légendes Hamadsha et la configuration des lieux de pélerinage de la confrérie vont dans ce sens.
La légende de la relation du disciple avec les djunn
Selon la légende, Sidi Ahmed Dghoughi est chargé par le saint Sidi Ali Ben Hamdush d'aller au Soudan
chercher le hal (que nous avons traduit par état de transe extatique). Grâce à l'aide du saint, il se trouve
miraculeusement transporté devant le palais du roi de cette région. Il entre dans ce palais, vole des instruments de
musique et ramène avec lui la djinniya Aisha Qandisha. Quand le roi se réveille, il s'aperçoit du vol et charge
son armée de poursuivre Sidi Ahmed. Celui-ci demande l'aide de Sidi Ali. Les soldats sont transformés en
grenouilles (on dit que les djunn prennent souvent la forme de grenouilles).
Quand le roi du Soudan mourut, son corps fut enterré à la ville sainte de Moulay Idriss. Après son enterrement,
chaque fois que les habitants de cette ville voulaient préparer du couscous ou du tajin, des grenouilles sortaient
de leur plat. Pour arrêter ce phénomène, ils voulurent faire un sacrifice à Moulay Idriss qui les renvoya à Sidi
Ali qui les dirigea vers un autre homme. Celui-ci leur recommanda de faire le hal de Sidi Ali et de lui offrir
régulièrement des sacrifices (C : 34-35, 43-44).
Le personnage actif dans ce récit, c'est le saint Sidi Ali mais il intervient à distance sans entrer en contact
direct avec le monde des djunn. Il demande à son disciple, Sidi Ahmed Dghoughi, de ramener le hal, la transe
extatique. À première vue, il est paradoxal que ce disciple soit chargé de cette mission. Est-ce que la transe
extatique n'est pas le résultat d'un don divin et non ce qui relève du monde de la marge ? En fait, une autre
interprétation plus proche du rituel doit être donnée. Le disciple, fait un voyage vers le monde des djunn.
C'est lui qui associe le hal, les instruments de musique et les djunn (c'est-à-dire aussi bien la djinniya Aisha
Qandisha que le roi du Soudan et son armée). Autrement dit, il explicite, il met en valeur la relation étroite
existant entre la transe extatique et la transe de possession, la musique intervenant pour favoriser l'une et l'autre.
La fin du récit montre la puissance du saint qui est responsable de la présence des djunn soudanais et de leur
roi, et qui est seul capable de les maîtriser, à condition que ses adeptes suivent les règles de sa confrérie (faire
le hal, offrir des sacrifices). D'une certaine manière, les djunn sont nécessaires à la confrérie Hamadsha, ils
permettent au saint fondateur de manifester la force de son élection divine.
La configuration des lieux de pélerinage
Trois personnages, le saint Sidi Ali, le disciple Sidi Ahmed Dghoughi, et la djinniya Aisha Qandisha, sont
présents dans les lieux de pélerinage. Le mausolée du saint Sidi Ali Ben Hamdush est situé dans le village de
Beni Rachid (dans le mont Zerhoun, entre Fez et Meknès), appelé aussi Sidi Ali, au-dessous d'une source d'eau,
`Ayn el Kabir, sur le cours de laquelle on a aménagé un bassin pour permettre le bain des pélerins. À l'extérieur
du village, une grotte, appelée hufra (ce terme signifie littéralement « trou ») est le lieu de résidence de Aisha
Qandisha. Généralement le pélerin commence par la visite du mausolée pour ensuite aller devant la grotte de la
djinniya. Il faut avoir la protection du saint pour aller devant l'esprit. Le pélerin accroche des rubans, des pièces
d'habits sur un figuier situé à côté de la grotte et formule un voeu en promettant de sacrifier un poulet noir s'il
est réalisé (C : 65). Le mausolée du saint et la grotte de la djinniya doivent être éloignés confirmant ainsi la
légende qui signale qu'ils ne doivent pas se toucher. Ceci dit, le comportement face à cette djinniya est analogue à
celui devant la tombe d'un saint : on espère l'intervention de l'esprit, on fait des offrandes, des sacrifices pour
obtenir satisfaction (C : 177).
Le mausolée du disciple, Sidi Ahmed Dghoughi se trouve dans le village de Beni Ouarad qui est situé non
loin du premier. Cette fois, la djinniya Aisha Qandisha réside dans un coin de la cour intérieure du mausolée, dans
un trou rempli d'eau boueuse, appelé aussi hufra où elle apparaît de temps en temps, spécialement lors des danses
de possession devant la tombe du disciple.
La configuration de ces lieux nous conduit à distinguer et à associer les deux points de vue importants de la
confrérie Hamadsha ; ils permettent aussi un rapprochement global avec la confrérie Issawa
Opposition et relation entre le saint et les êtres de la marge
Le premier point de vue est celui d'une opposition et d'une distance maximum entre le saint et le monde
des esprits. Comme chez les `Issawa, le saint ne possède pas, il ne peut être possédé. On dit que Sidi Ali a conclu
un pacte avec la djinniya : elle ne doit jamais s'approcher de lui (C : 45). Cependant, il a le pouvoir d'agir sur les
esprits, de les dompter, de les maîtriser, de les transformer en êtres bénéfiques. Ces esprits sont comme
sanctifiés par leur intégration rituelle dans la confrérie. Une relation asymétrique est ainsi établie entre le saint
supérieur (Sidi Ibn 'Issa dans un cas, Sidi Ali Ben Hamdush dans l'autre) et les êtres de la marge (les animaux
sauvages dans un cas, les djunn dans l'autre) subordonnés mais aussi sanctifiés.
Le disciple : son caractère double
Le deuxième point de vue souligne le caractère double du disciple, proto type de l'adepte : d'un côté il est
proche du saint qui seul peut dispenser la baraka, et de l'autre il est en contact avec Aisha Qandisha qu'il a
ramenée du pays des djunn. Mais ici il faut être précis. Au plan du mythe, on nous dit que pris de douleur à
la mort de son maître, le disciple lacère le mouton qu'on lui présente (cas Issawa), se taillade le crâne ( cas
Hamadsha) mais rien ne nous indique qu'il est possédé à ce moment. C'est du rapport au saint qu'il est
question. Au plan du rite, ce même comportement est en même temps l'indication que l'adepte imite le
disciple et qu'il incarne l'esprit de la marge. En temps ordinaire, celui-ci tue sauvagement ou possède violemment.
Au moment du rite, les mêmes agissements produisent un effet bénéfique grâce à la baraka.
Pour conclure cette comparaison, on fera deux remarques. La transe mystique et la transe de possession sont en
principe opposées. L'une suppose une ascèse vers Dieu, l'autre une dépendance à l'égard des êtres de la marge.
Mais opposition ne signifie pas contradiction et négation de toute relation. Les rituels Issawa et Hamadsha,
montrent que mystique et possession peuvent être associées grâce à l'hébétude et à la hiérarchie entre le saint et
le disciple. Cela ne veut pas dire que toutes les confréries ont les deux types de transe, ni que tous les adeptes
`Issawa ou Hamadsha sont des mystiques et des possédés24
. Certains ne recherchent que l'union avec Dieu mais
il nous semble qu'il n'y a pas dans le monde confrérique musulman, jusqu'à plus ample informé, de possession
rituelle qui ne suppose pas une sorte de transe mystique comme mode d'accès. Cela ne signifie pas que l'adepte
fauve ou djinn est un mystique mais qu'il doit passer par les formes rituelles de la mystique pour régulariser sa
relation avec l'être de la marge. Après avoir ainsi rapproché les deux confréries, il faut peut -être nuancer
notre propos. Si l'on se fie aux analyses de Crapanzano et de Brunel, les Hamadsha semblent plutôt se
spécialiser dans le traitement de la possession et de la maladie alors que les `Issawa sont orientés aussi bien
vers la mystique que vers la possession.
La deuxième remarque concerne la relation entre la possession rituelle et le sacrifice dans les deux
confréries. Ce sont deux actes rituels différents mais étroitement liés. On doit commencer par la possession et
celle-ci n'est complète que si elle se conclut par le sacrifice25
. C'est ce dernier acte qui est efficace, qui fait passer
la baraka. Il permet au possédé dépendant de l'être de la marge, de le mettre à distance et de le contrôler en
quelque sorte.
Monde confrérique, monde de la marge
et monde social marocain
Jusque là nous avons surtout mis l'accent sur les rapports existant entre le monde confrérique et le monde de la
marge. Il faut maintenant souligner le rapport entre cet ensemble et le monde social, car c'est de celui-ci que les
adeptes viennent et auquel souvent ils retournent, c'est lui qui parfois bénéficie de la baraka qui se dégage des
rituels confrériques. C'est l'aspect de la confrérie le plus mal étudié. Ceci dit, les quelques indications dont nous
disposons, présentent un certain intérêt.
Comme nous l'avons signalé, l'entrée dans la confrérie est une affaire individuelle ou tout au plus familiale.
Il y a tout d'abord l'adepte qui rejoint la confrérie pour son salut, ensuite celui qui devient l'animal sauvage
qu'il va incarner, enfin le possédé qui va harmoniser sa relation avec le djinn. Pour ce dernier cas, ce sont les
parents, les frères et soeurs du malade qui peuvent ainsi être concernés. Les lignages, les tribus, les groupes
urbains constitués n'interviennent pas.
C'est donc un individu, un musulman, qui choisit de participer à une communauté de culte. Il peut s'y investir
totalement en coupant ou plutôt après avoir coupé ses relations avec son ou ses groupes d'origine. Cela semble
caractériser les marginaux urbains ou ceux qui ont émigré du milieu rural et perdent en quelque sorte leur racine.
Certes la confrérie comme communauté de culte peut leur fournir une identité de substitution mais c'est parce
qu'elle se situe à la marge du monde social qu'elle prend en compte la marginalité de certains et la renforce en la
valorisant26
.
D'autres personnes peuvent garder leur identité d'origine tout en devenant un adepte, un dévot.
L'appartenance à la confrérie donne une force ou un équilibre personnel mais ne change pas le statut dans la
société.
La transe mystique comme la transe de possession ne sont donc pas une affaire du monde social. Elles
peuvent avoir des répercussions sur celui-ci. Mais là encore, ce sont les individus ou les familles qui sont
concernés. Il s'agit d'obtenir la baraka du saint transmise à la victime lacérée ou à la tête tailladée.
Cette séparation entre le monde confrérique et le monde social est encore plus explicite dans les légendes qui
opposent le saint ou son disciple et le Sultan chérifien, le Commandeur des croyants, chef de la communauté
marocaine. Dans un autre article consacré à la mystique Issawa et ses implications, nous avons souligné,
notamment à travers l'étude des mythes de cette confrérie, la distinction entre l'autorité cosmique mais invisible
du saint, et l'autorité temporelle, spécifique et visible du souverain. Cela nous a paru congruent avec l'opposition
entre le monde confrérique qui transcende les limites, les frontières pour définir un universel islamique posé en
termes individuels et le monde de la communauté marocaine qui réalise un universel islamique particularisé. Notre
propos est de montrer que cette analyse est aussi valable en ce qui concerne la possession, le rapport au
monde de la marge.
Dans les légendes Issawa, un des épisodes du conflit opposant le saint Ibn `Issa et le Sultan, est la tentative
faite par ce dernier de l'empoisonner. « Le monarque offrit un repas en l'honneur du Saint et ordonna que l'on mît
du poison dans l'un des plats à présenter. Ce festin réunissait les plus hauts dignitaires de l'Empire... Les plats
défilèrent les uns après les autres. Lorsque vint le tour de celui qui avait reçu une dose très forte de poison, le
Saint, ô miracle, n'y toucha pas ; sur un geste qu'il fit, une énorme vipère en sortit et se jeta sur ses genoux sans
l'inquiéter. Se retournant vers ses disciples qui l'accompagnaient, il leur dit : "Ceux qui parmi vous ont envie de
manger, qu'ils s'approchent". Tous ses "Açhâb" [compagnons] s'attablèrent et mangèrent sans être incommodés au
grand étonnement du Sultan et de ses convives » (B : 24).
Les `Issawa ont un rapport privilégié avec les serpents. Ici le poison utilisé par le Sultan devient un des
animaux sauvages. Le récit souligne avec force que c'est le saint qui contrôle cet univers et non le souverain
marocain.
Un récit Hamadsha relate un conflit entre Sidi Ahmed Dghoughi et le Sultan chérifien Moulay Ismaïl. «
Beaucoup de gens considéraient Sidi Ahmed comme un magicien car lors du hal, il devenait comme un
chameau et mangeait des cactus. Ils le dirent à Moulay Ismaïl qui alla le voir et le défia à se confronter avec
lui dans une bataille. De nombreux partisans de Sidi Ahmed avaient peur de Moulay Ismail et ne le suivirent
pas. Les deux "armées" se rencontrèrent dans un lieu entre Fez et Meknès et les deux chefs décidèrent de se battre
en duel. Comme ils se touchaient les mains avant le duel, la terre s'ouvrit formant un précipice autour de Moulay
Ismaïl qui réalisa que Sidi Ahmed était un saint et se rendit à lui » (C : 40).
Rappelons que lors du rituel de possession Hamadsha, certains des membres de la confrérie deviennent
des chameaux. Le défi du Sultan s'adresse au disciple en tant que représentant de cette relation entre le monde
confrérique et le monde de la marge. Certes à la différence du premier récit, le saint fondateur est absent. Mais
comme on l'a montré, c'est lui qui donne la force divine permettant à son disciple d'être, ce que Crapanzano
nomme improprement, un magicien. Sidi Ahmed est à la fois ce dévot du saint et ce possédé par l'être de la
marge. Le Sultan doit reconnaître qu'il ne peut se mesurer à lui. Il ne contrôle pas comme lui, les êtres de la
marge. Son autorité s'exerce sur les sujets de son royaume. Là encore il est souligné que la possession n'est pas
une affaire de la communauté marocaine ou de ses composantes.
Les lieux propres au monde de la marge sont divers. C'est le monde souterrain, ce sont des lieux particuliers à
l'intérieur du pays marocain, comme la forêt, le désert, les grottes, etc. Mais ils peuvent aussi désigner cet au-delà
de la frontière du monde marocain. Une légende Issawa est particulièrement significative à ce propos. On raconte
qu'un kharejite27
menaçait le Sultan dans les confins marocains (région du Touat). On craignait qu'il ne soulevât
la population contre le souverain marocain. Celui-ci demanda l'aide de Ibn 'Issa.
Notre chîkh écrivit donc au kharejite : "Si tu ne quittes pas le pays, un scorpion te piquera et tu mourras dans
d'atroces souffrances". Lorsque le message parvint au destinataire, celui-ci le lut, puis le déchira en menus
morceaux en éclatant de rire au nez de l'émissaire. Mais, au même instant, un scorpion noir se glissait dans ses
effets et le piquait furieusement. Le kharejite tomba pour ne jamais plus se relever. Le venin n'avait pas
pardonné. L'émissaire retourna alors chez son maître et lui fit part du résultat de sa mission. On juge de la joie
du Chikh, qui manda tout de suite le Sultan : "Sache, expliqua-t-il au monarque, que le rebelle du Touât
est mort. Ce n'était pas un saint. Il avait pour épouse une jinniya> qui lui dévoilait les secrets des hommes" » (B
: 40).
Le récit souligne que le conflit entre le Sultan marocain et le kharejite n'est pas simplement celui entre un
souverain et un rebelle, prétendant au trône. Celui-ci commence son action aux confins et obtient sa force d'un
être de la marge, pour venir s'installer au centre. Il veut confondre le monde marocain et le monde de la marge.
Le saint met en échec cette tentative par l'intermédiaire du scorpion. Son action est double : il tue celui qui veut
associer autorité temporelle et pouvoir des djunn, il montre au Sultan que lui seul peut maîtriser le monde
extérieur et protéger ainsi le Maroc. Mais la légende spécifie qu'il agit pour éloigner un danger non pour
gouverner le pays. Le monde confrérique peut contrôler le monde de la marge, mais il doit garder une distance
par rapport au monde social marocain28
.
Pour conclure, nous soulignerons trois points importants de notre analyse qui ouvrent des perspectives et
permettent d'esquisser la comparaison avec d'autres formes de possession.
— Les rites de possession confrériques nécessitent une relation triadique : l'adepte (dont l'exemple est le
disciple), l'esprit-djinn ou le fauve et le saint. Trois catégories bien différenciées et hiérarchisées. Dans le
contexte rituel, l'adepte et l'esprit ou le fauve se transforment : le premier devient un possédé rituel, un dépendant
du second qui est sanctifié. Mais le saint ne change pas ou plus précisément il intervient au-delà de la mort, et
son statut d'élu de Dieu est comme figé dans une sorte d'éternité. C'est parce qu'il est la référence, l'image de la
transcendance qu'il peut agir et régulariser les relations entre son adepte et l'être qui le possède.
— Le possédé comme l'esprit ou le fauve occupent une place subordonnée par rapport au saint qui ne possède
pas et n'est pas possédé.
— Enfin tout ce processus rituel se situe à la marge de la société. Comme la mystique, la possession
confrérique dans le contexte marocain n'est pas un moyen culturel de rétablir ou de fonder un ordre social ; elle
est centrée sur une visée individuelle, une sorte de salut personne129
.
On peut contraster l'exemple marocain avec celui des vodun et des orisha dans le monde fon et gun du
Bénie). La relation ici est dyadique entre un esprit-ancêtre et les membres d'un lignage particulier. Cet esprit
est valorisé et n'est subordonné à aucun autre être ou divinité considéré comme supérieur. Un autel lui est
consacré et des initiés issus du groupe sont possédés par lui régulièrement lors de cérémonies. Ces initiés sont
dits être chevauchés par le vodun, deviennent ses épouses ou ses filles. La relation asymétrique impose une
transformation de l'initié mais non de celle l'esprit-ancêtre. La relation au vodun est une caractéristique majeure du
lignage et la possession est une des formes que prend cette relation, un des moyens par lequel l'identité du
lignage est construite et perdure.
On a quelquefois indiqué que la possession marocaine est venue d'Afrique noire. Si cette hypothèse
s'avère vraie, il faudra souligner qu'elle a subi de profondes modifications : elle s'est déplacée du centre à la
périphérie ou à la marge de la société, et elle a été infériorisée par rapport à l'islam de la sainteté ou plus
précisément s'est trouvée encadrée par des valeurs musulmanes.
Notes
1. Dans une publication collective récente sur les ordres mystiques dans l'islam, différentes régions et pays sont considérés
mais pas le Maroc (Popovic et Veinstein 1986).
2. Voir notamment le travail de A. Bel 1938, et pour les critiques sur les confréries par des historiens musulmans reprises et
prolongées par un auteur français, voir G. Drague 1951 : 112-115 ; 123-124. Il est intéressant de noter que dans
l'introduction à ce dernier ouvrage, R. Montagne adopte une position inverse, prenant le parti de ces soi-disant masses
superstitieuses (2-6).
3. Voir les travaux de E. Laoust 1920, 1921 ; E. Michaux-Bellaire 1921 ; R. Montagne 1930
4. On retrouve les mêmes tendances dans le monde chrétien (voir à ce sujet le modèle à deux niveaux dont parle P. Brown
1984).
5. L. Massignon et L. Gardet n'ont d'admiration que pour les grands mystiques et ils n'hésitent pas à manifester leur mépris
pour les pratiques « populaires » de masse qu'ils qualifient de déviations dégénératives de l'islam et de survivances animistes.
L. Massignon désignera les pratiques confrériques par des termes péjoratifs : c'est d'un côté « le tamziq, "ce déchirement des
vêtements" par l'extatique, pendant sa transe ; ce qui frise l'exhibitionnisme des hystériques » et de l'autre « les extases
hurlantes, touchant à la sorcellerie, qui déshonorent aux yeux du public musulman raisonnable, [des] séances de dhikr des
Rifâ'iyah (Basrah, Bahyoûmiyah (Caire) et Isawiyah (vulgo "Aïssaouas", Meknès) » (Massignon 1968 : 107). Pour L. Gardet,
le développement des confréries religieuses populaires marque le déclin du mysticisme et plus largement de l'islam (Anawati et
Gardet 1976 : 66-73) ; on notera ici son analyse critique du culte des saints et du maraboutisme en Afrique du nord, dont il
souligne les compromissions avec le pouvoir colonial. Parlant des séances mystiques de certaines confréries religieuses, qu'il
appelle le dhikr collectif, L. Gardet oppose le « dhikr des privilégiés » au « dhikr du vulgaire » (ibid. : 213). Il reproche à ces
confréries de développer une technique (et non une méthode juste) pour arriver automatiquement à la transe. À son avis, ces
pratiques risquent de confondre « état d'hypnose et "absorption" en Dieu ». Enfin il souligne : « les sûfis les plus
profondément "initiés" sont les premiers à mépriser toute recherche automatique de la transe comme but final» (Anawati et
Gardet 1976 : 208212).
6. Une version « plus moderne » de cette opposition nous est fournie par S. Ferchiou (1972). Dans son analyse des cultes
tunisiens, elle associe la mystique aux traditions musulmanes et la possession à un maraboutisme pré-islamique (p. 48). Elle
tend à montrer que l'ascèse mystique est plutôt une pratique des hommes et que la possession « animiste » est une pratique
des femmes, la médiation des saints permettant les deux possibilités. En bref, si l'on suit S. Ferchiou, les hommes sont
tournés vers la contemplation et recherchent une « efficacité éternelle, spirituelle » et les femmes vers l'action curative, et
sont intéressées par l'« efficacité immédiate, maternelle » (p. 68). Étrange dichotomie sexuelle de la société qui fait des
hommes de purs esprits et des femmes de purs corps. On aurait aimé que l'anthropologie sorte de ces errements. Dans un
article récent J. Assayag adopte une position qui est beaucoup plus satisfaisante lorsqu'il écrit à propos du sud de l'Inde : «
l'omniprésence turbulente des démons autour du saint dans l'univers socioreligieux des musulmans n'est pas plus une
survivance pré-islamique (jahiliya) que la complémentarité entre la Déesse et les démons ne serait un vestige aryo-
dravidien. Autrement dit, le rapport entre être(s) divin(s) et "puissances" est structurel dans les deux cas » (Assayag
1994: 50).
7. 7 Les deux perspectives théoriques que nous avons dégagées tout en étant en apparence opposées, se rejoignent : elles
considèrent que le seul islam vrai est celui des textes et des grands auteurs. Ceci revient à dire que la seule manière
d'étudier cette grande religion, et plus généralement toutes les grandes religions monothéistes, est de se placer à l'intérieur
d'un point de vue religieux et de ne considérer les sociétés concrètes où ces religions sont implantées, que comme les héritières
ou les témoins d'un monde païen, animiste, polythéiste. Aux théologiens et à leurs émules, l'étude du judaisme, du
christianisme, de l'islam, etc., aux ethnologues les autres religions comme si seules pouvaient être abordées d'un point de vue
sociologique, les croyances primitives et non celles du monothéisme. De plus, on est souvent sommé de choisir : en
accordant la seule dignité aux grandes religions ou au contraire en les frappant d'indignité au nom d'une vision
laïque militante. Ce grand partage n'est plus satisfaisant s'il l'a jamais été. Certes l'anthropologie a affiné ses pro-
positions en étudiant des sociétés qui ne participent pas aux grandes religions. Mais cela ne signifie pas qu'elle doit
laisser hors de son champ d'étude ces dernières et accepter cette dichotomie entre religions archaïques et religions
monothéistes. De plus en plus, les travaux anthropologiques portent sur des civilisations ayant une grande tradition
scripturaire. Par ailleurs, de nombreuses communautés dites primitives ont été converties à l'une ou l'autre des
grandes religions et l'on est obligé de tenir compte des phénomènes d'acculturation, c'est -à-dire des transformations
ou des permanences observées dans ces communautés. Mais pour cela, il faut définir une perspective anthropologique. Il
ne s'agit pas de nier l'intérêt de l'étude des textes et des grands auteurs. On peut certes les absolutiser comme l'ont fait
les théologiens ou les orientalistes, ou au contraire les réduire à des points de vue particuliers de classes lettrées
dominantes. Mais il est une autre manière de faire qui peut s'inspirer des travaux sur la civilisation indienne et qui
permettrait de jeter un pont entre l'étude scripturaire de l'islam et celle des communautés musulmanes particulières.
Depuis près d'un siècle, un dialogue s'est instauré entre les spécialistes des textes védiques ou hindouistes et les
anthropologues mais en respectant les spécificités de chaque discipline. Plus encore, ce que l'on s'est avisé de
comparer, ce ne sont pas des éléments mais des principes structurels (Malamoud 1974-75). À première vue, la méthode
est difficilement transposable. Les textes classiques de l'Inde font l'exégèse d'une réalité sociale considérée comme
évidente et n'ont pas pour intention de transformer le monde pour l'amener à se conformer à une Loi transcendante
(Biardeau 1969, Jamous 1992). Dans la civilisation islamique, il existe des textes équivalents à ceux de l'Inde (Ibn
Khaldoun) et qui permettent de comparer le point de vue scripturaire à celui des sociétés concrètes, mais il faut noter
qu'il y a dans beaucoup d'autres l'affirmation d'une norme, d'une exigence éthique qui rend la comparaison difficile. En
fait les choses ne sont pas si simples. Ce que l'on oublie souvent quand on parle des textes normatifs, c'est qu'ils ont
été confrontés à des appréciations différentes et surtout à des questions pratiques d'applicabilité. Dans La Cité
musulmane, L. Gardet montre qu'il est difficile de s'en tenir à un strict point de vue normatif (sur l'égalité, la
liberté, la place de la raison, etc.) (Gardet 1969). Par ailleurs, il existe dans les sociétés concrètes non seulement un
islam vécu mais aussi un point de vue normatif qui peut se poser dans des contextes particuliers. Si une comparaison doit
être tentée, elle portera sur le rapport existant entre ces deux dimensions dans l'une ou l'autre tradition, et non en
opposant la norme universelle dégagée des textes religieux à la forme particulière que prend cette norme dans les
sociétés concrètes.
8. Il y a chez Brunel une curiosité et une honnêteté intellectuelle qui méritent d'être notées. Le fait de condamner telle ou
telle pratique de possession ne l'empêche pas de la décrire en détail. Son intérêt pour les faits ethnographiques va
bien au-delà de son analyse. Il est même possible grâce aux données qu'il a recueillies de dépasser la dichotomie
notée plus haut.
9. Le chat et le chien ne sont pas domestiqués. Le chameau quoique en apparence domestiqué, est en fait, un animal du désert.
10. Brunel n'indique aucune progression dans la maîtrise du rôle. Par ailleurs il ne signale pas en quoi le moqaddem se
distingue des autres membres de la taifa.
11. Brunel_ note que dans le rituel qu'il a vu, le mouton est égorgé avant d'être jeté (B : 177). Est-ce une pratique ancienne
ou récente pour répondre aux critiques d'hérésies dirigées contre les `Issawa ? Il est difficile de le savoir. Mais le fait
que la bête soit jetée vivante nous paraît s'intégrer parfaitement à la suite du rituel.
12. Voir plus bas, toute la section sur les Hamadsha.
13. Même les interdits internes à la confrérie peuvent se retourner en leur contraire. Les `Issawa disent avoir horreur
des effets noirs. Pourtant les choses ne sont pas aussi simples. Brunel signale que lorsque des « lions », « lionnes » et «
chacals » remarquent dans la foule une personne habillée en noir, ils se ruent vers elle et déchiquètent son vêtement en
petits morceaux. Ces lambeaux sont alors imprégnés de baraka et peuvent être distribués (B : 132). Ainsi même l'objet
interdit devient par l'intermédiaire de ce rituel, un objet porteur de baraka.
14. À ce propos, G. Rouget souligne : « Il y a donc de bonnes raisons de supposer.., que c'est en s'identifiant au
fondateur de l'ordre que le derviche trouve le pouvoir d'affronter l'épreuve, et, en l'occurrence, cette fois, de défier
les morsures de serpents » (Rouget 1980: 378). Rouget est parti du cas de la confrérie Riffâ'iyya d'Alep, chez qui
l'identification du saint est explicite. Or rien de tel n'existe chez les `Issawa. Les adeptes possédés deviennent des
fauves, s'identifient rituellement à des bêtes sauvages et c'est la baraka du saint qui permet de rendre positif leur
comportement rituel.
15. Une autre légende raconte que ce même disciple avait des crises d'extase si fortes que ses compagnons « devaient le
tenir pour l'empêcher de se mutiler. Livré ensuite à lui-même, il se précipitait sur des moutons préalablement
égorgés, les éventrait de ses propres mains et les dévorait » (B : 186). C'est dire que l'extase, la transe mystique
peut intégrer un comportement sauvage.
16. L'analyse de Rouget en termes d'identification au saint chez les Issawa (375-382) est ambiguë. Identification peut être
comprise au sens abstrait d'imitation : certes, l'adepte doit prendre exemple sur le saint mais à aucun moment il n'est dit
qu'il devient par là le saint. En fait l'adepte est surtout censé faire comme le disciple. Identification peut être considérée au
sens rituel comme forme de possession, comme relation sacrificielle mais cela n'est pas le cas des Issawa : le saint Ibn 'Issa
n'est pas possédé et ne possède pas. Sa mort n'est en aucune manière rendue équivalente à celle de la victime sacrificielle. Il
transmet sa baraka ce qui n'est pas une forme d'identification. Nous verrons que l'exemple des Hamadsha est similaire à
celui des Issawa. La perspective de Rouget ne nous paraît donc pas convenir pour les cas marocains qui nous intéressent.
17. Pour cette partie, nous utiliserons la monographie détaillée de V. Crapanzano 1973 (dorénavant cité comme C.). Son
étude est centrée sur les loges, les zawiya, de Meknès et de sa banlieue.
18. Cf. K. Naamouni 1992.
19. La musique joue un rôle important dans ce rituel comme dans celui des `Issawa (voir G. Rouget 1980 pour une
interprétation de la relation entre musique et transe, notamment pp. 349-428).
20. Il existe une légende Issawa sur le rituel Hamadsha, rapprochant à sa manière les reptiles et les djunn. « De son
vivant, Sîdî 'Ali Ben Hamdoûsh avait fait creuser un grand fossé dans lequel ses disciples entretenaient un feu ardent
destiné à engloutir les offrandes que les visiteurs lui apportaient.
Cet étrange procédé étonna beaucoup le Chîkh Sîdî M'Hammad Ben 'Aîsa qui décida de mettre son confrère à
l'épreuve. À cet effet, il lui envoya une énorme vipère et le mit au défi de la manger. Sîdî `Ali prit le reptile des
mains de l'envoyé d'Ibn `Aîsa, le tendit à Sîdî Ahmad Dghoûghî et lui ordonna de le manger sans hésitation. Sîdî
Ahmad s'exécuta ; mais le venin de la vipère se répandit dans son corps et il ressentit subitement de violentes douleurs.
Dans le but de montrer à l'envoyé d'Ibn 'Aîsa la puissance miraculeuse de sa Baraka, Sîdî 'Ali dit à son disciple :
"Frappe-toi la tête avec des pierres jusqu'à ce que le sang coule". Sîdî Ahmad Dghoûghî fit ce que lui commandait le
Chikh et il se sentit soulagé » (B : 43).
21 . Les termes que l'on utilise à ce propos sont les suivants : tabi', « celui qui suit », muttakil, « celui qui
s'appuie sur », muwali, « celui qui se repose s u r ) ( C : 1 4 2 ) .
22 E. Dermenghem 1956. Naguib Mehfouz raconte dans Récits de notre quartier, l'histoire de cet homme qui surgit
brusquement dans un quartier du Caire, nu, gémissant, blessé à la tête. Avait-il été victime de bandits, était-il devenu fou
? Personne ne le sut. L'inconnu ne répond pas aux questions. Il s'installe dans la ruelle et devient l'objet d'actes de
dévotion. Il « gagne avec le temps une place vénérée et se voit sanctifié par une trouble auréole qui se dessine autour de
lui. On le salue, on le caresse, on lui rend visite et lui confie ses secrets, on interprète les sons bizarres qui sortent de sa
bouche, on se protège derrière lui des catastrophes inconnues et des destins cachés » (Mahfouz : 175-177).
23 Ce type de transformation n'est pas particulier aux confréries ou aux musulmans. On le trouve ailleurs. Chez les Kallar
en Inde du sud, les démons peuvent frapper ou posséder les personnes, surtout les femmes et les empêcher de procréer. Quand
ils deviennent l'objet d'un culte villageois, ils cessent d'être nocifs mais au contraire favorisent les naissances. De démons, ils
deviennent des dieux noirs, des divinités « impures » carnivores subordonnées dans les temples aux divinités supérieures
végétariennes (Dumont 1957 : 405-419). Le système des croyances en des divinités multiples hiérarchisées est inscrit dans le
monde holiste du système des castes. L. Dumont montre que cette dualité que l'on retrouve dans les temples, « reflète sous sa
forme abstraite élémentaire, l'opposition du pur et de l'impur, la société des castes » (Dumont : 416). Quoique les
mécanismes rituels soient analogues dans les deux exemples, le contexte sociologique change le sens qu'il faut leur donner :
le démon est tranformé pour être placé au centre de la société en Inde du sud, l'être de la marge change mais en restant à la
limite du monde social dans le monde marocain.
24 Les Issawa distinguent entre les rituels proprement mystiques et ceux de la frassa. Dans les premiers que décri t
longuement Brunel , i l est intéressant de noter que lors la transe mystique, « le moqaddem des "frâssa", mangeurs de
viande crue,(f) fait des bonds extraordinaires, parcourt l'aire sacrée en poussant le cri d'Allah et en simulant le geste
d'éventrer, d'arracher quelque chose » (B : 97). Ce simulacre indique bien qu'il n'y a aucun enchaînement automatique
entre mystique et possession. On sait faire varier les rituels selon les contextes et les objectifs poursuivis.
25 A. Zempléni a souligné à propos de l'Afrique, l'agencement entre la possession ritualisée et le sacrifice. Il a bien montré
que l'acte sacrificiel est le moyen de passer d'une possession incontrôlée (cas du ndap de Sénégal) ou d'une absence de
relation (cas des vodun ou des orisha) à une possession induite ou rituelle (Zempléni 1987).
26 Voir à ce sujet dans l'ouvrage de Crapanzano le chapitre sur les Hamadsha dans les bidonvilles autour de Meknès (C :
101-113). Pour une comparaison utile à ce sujet, voir l'ouvrage de J. Assayag (1992) sur le culte d'une déesse dans le sud
de l'Inde.
27 Les kharejites sont les schismatiques qui ont « quitté » la communauté musulmane en refusant l'arbitrage proposé par
le quatrième khalife Ali (qu'ils assassinèrent) à ses opposants conduit par le général Moawiya. Ils se distinguent des
shi'ites (les musulmans qui se réclament d'Ali et de ses descendants) et des sunnites (les musulmans qui se réclament de la
tradition et qui forment la majorité des croyants de cette religion). Ils ne constituent qu'une très faible minorité (la
plupart étant regroupés dans le Mzab algérien).
28 Nous n'avons pas pris en compte dans notre analyse la différenciation des rôles rituels dans la frassa : pourquoi surtout un
lion, une lionne et le chacal ? N'y-a-t-il pas là une forme inversée et sauvage du pouvoir politique temporel, sur laquelle
s'exerce l'autorité du saint ? L'hypothèse peut être formulée. Dans les contes marocains et maghrébins, le lion est souvent
présenté comme un roi, et le chacal comme un bouffon. Si l'on considère les faits Hamadsha, le récit du voyage de Sidi
Ahmed au Soudan semble présenter des faits similaires : le roi de ce pays et son armée sont reconnus comme des djunn et sont
placés sous l'autorité de Sidi Ali. Mais le récit indique que c'est le vol de Aisha Qandisha qui a provoqué cette migration des
djunn. Cette djinniya dont on a souligné l'importance chez les Hamadsha, symbolise en quelque sorte cette organisation inversée
du pouvoir politique. Un ouvrage récent de K. Naamouni (1993) semble aller dans le même sens. Il est question d'une cure
thérapeutique pratiquée au sanctuaire du saint Bouya Omar. Le malade est enchaîné à son arrivée au sanctuaire et par le
rêve, lui et son djinn sont jugés par un tribunal composé de saints et de djunn placés sous l'autorité du Bouya Omar.
29 Sur ce thème, on rapprochera notre analyse du monde confrérique de celle du culte de dévotion (bhakti) hindou. Dans les
deux cas, la recherche individuelle de salut pour l'homme dans le monde ne remet pas en question l'ordre social mais le rela-
tivise (Cf. Biardeau 1981 : 93 et suivantes ; Dumont 1966: 324-350). On peut accentuer cette ressemblance en soulignant le
caractère double de la dévotion comme forme de salut et comme culte de possession (Cf. Assayag 1992 : 313-343). Mais
il faut noter une différence importante. En Inde, le dévot par excellence est le roi à condition qu'il sépare son action
d'homme dans le monde et son désir de rejoindre la divinité. Au Maroc, le mystique et le possédé sont ceux-là qui
échappent à l'autorité du Sultan. Cela se comprend si l'on remarque qu'en Inde, le rapport hiérarchique entre statut et pouvoir
dans le système des castes renvoie à la supériorité du prêtre brahmane sur le roi guerrier kshatriya, alors qu'au Maroc,
l'ordre social est centré sur le Sultan qui comme chef de la communauté marocaine, unit en lui le pouvoir temporel et le
pouvoir divin. Ces remarques comparatives seront développés dans un travail ultérieur.
30 Cf. Pineau-Jamous 1986, Verger 1957 et Zempléni 1987.
31 Dans le cas des Dinka qui est différent des Fon et des Gun, ce sont toujours des divinités qui rendent malades et le rite
qui associe étroitement possession et sacrifice, met en jeu non seulement la personne touchée mais aussi son lignage et des
maîtres de la lance, ces sortes de médiateurs. On agit sur la divinité non pour l'expulser simplement du corps du malade
mais pour la mettre à distance et pour régulariser la relation que le groupe a avec elle (Lienhardt 1967 : 219-297).
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